← Retour

La Recluse

16px
100%

XIX

Un frisson glacé passa sur sa chair et tout son être frémit.

Elle! c'était bien elle!

Il ne la voyait qu'imparfaitement; mais son coeur ne pouvait s'y tromper, et un sanglot s'engagea dans sa gorge.

C'est qu'aussi la pauvre recluse était bien changée.

Il remarqua surtout la profonde altération de ses traits et l'amère et douloureuse mélancolie de son attitude.

Son coeur se brisa. Il eût voulu franchir l'espace, la prendre dans ses bras, la serrer contre sa poitrine.

Jamais il ne l'avait tant aimée que dans ce moment; il eût donné sa vie pour presser une seconde son front pâli sous ses lèvres ardentes.

Mais il restait là, retenu à sa place par un sentiment supérieur.
Il regardait et attendait.

Quoi? Il ne le savait pas lui-même.

Peut-être espérait-il qu'elle tournerait les yeux de son côté et qu'elle l'apercevrait.

Edmée était loin de soupçonner sa présence si près d'elle; son père lui parlait et elle l'écoutait triste, accablée, résignée comme toujours!

Que lui disait M. de Beaufort?

Parfois un sourire contraint relevait le coin de sa bouche: son regard se voilait, et elle cachait sa tête sur la poitrine de son père.

Parfois aussi un éclair parti de ses yeux, d'ordinaire si doux, éclairait son visage, et Gaston y surprenait une expression qu'il ne leur connaissait pas.

Qu'est-ce que cela voulait dire?

La pauvre créature, lasse de souffrir, sentait-elle sourdre en elle des mouvements de révolte mal contenus?

M. de Beaufort paraissait, par instants, embarrassé et timide; on eût dit qu'il s'étonnait de certaines résistances qu'il rencontrait pour la première fois chez son enfant.

Gaston observait tout cela, partagé entre mille sensations contraires.

L'homme qui l'accompagnait attendait derrière lui, étonné, sans comprendre.

Tout à coup, le jeune commandant se retira brusquement de la fenêtre, et gagnant précipitamment la porte.

— C'est bien, dit-il au concierge: je retiens, cette chambre; mon domestique viendra, ainsi que je vous l'ai dit, s'y installer dès aujourd'hui, et il paiera le terme d'avance.

Puis il descendit les marches quatre à quatre.

Il n'avait pas de temps à perdre.

Il venait de voir une chose effrayante.

Pendant l'entretien du père et de la fille il avait remarqué que les soeurs allaient et venaient très affairées à travers les couloirs, et il n'y avait pas pris garde autrement.

Mais bientôt il vit Edmée jeter un voile épais sur ses cheveux, poser sur ses épaules un châle dont M. de Beaufort l'aida à s'envelopper; puis elle prit le bras de son père et quitta le parloir.

Une sueur froide perla à ses tempes, et une épouvante sans nom le saisit.

Allait-on encore une fois enlever Edmée? et dans ce cas, où devait-on la conduire?

Il y avait, dans cet acharnement à soustraire la malheureuse jeune fille à toutes recherches un fait si révoltant, si monstrueux, qu'il n'y pouvait croire.

Il voulait s'assurer qu'il se trompait.

Quand il arriva dans la rue, M. de Beaufort montait dans le coupé qui l'avait amené.

Mais Edmée y était-elle montée avec lui?

C'était là le point important et il ne put le vérifier.

Car au moment où il se précipitait vers la voiture pour fixer ses doutes, le cocher enlevait ses chevaux, et le coupé partait au grand trot.

Gaston eut un accès de rage aveugle, et fit un geste de résolution farouche.

— Ah! quoi qu'ils fassent, murmura-t-il avec fureur, quelques précautions qu'ils prennent, il faudra bien que je la retrouve, et ce jour-là, à mon tour, je n'aurai ni pitié ni faiblesse.

Il rentra chez lui agité, fiévreux, en proie à une exaltation comme il n'en avait jamais éprouvé.

Malheureusement il était réduit à l'inaction jusqu'au lendemain, car c'est le lendemain seulement à midi qu'il pouvait voir soeur Rosalie et se concerter avec elle sur les résolutions à prendre.

Toutefois, en attendant, il donna ses ordres à Bob, lui désigna la maison où il venait de louer une chambre pour lui, et lui expliqua surabondamment ce qu'il avait à faire.

C'était simple d'ailleurs.

Tenter d'établir des communications avec le couvent, s'y ménager des intelligences, si c'était possible, fréquenter la chapelle; enfin surveiller toutes les personnes qui entreraient à l'Adoration ou qui en sortiraient.

Bob partit emportant ces instructions, et Gaston resta seul.

Le soir, il alla rôder autour de l'hôtel de la Chaussée-d'Antin, dans l'espoir d'y rencontrer M. de Beaufort. Mais il ne vit personne.

L'hôtel était plongé dans l'ombre; on eût dit qu'il était inhabité.

La nuit qu'il passa à la suite de ces événements fut peut-être une des plus tourmentées qu'il eût passée encore.

Mais un incident inattendu allait lui apporter une distraction et en même temps un aide qui n'était pas à dédaigner.

Le matin, vers huit heures, il entendit carillonner à sa porte.

Bob n'était pas là. Gaston alla ouvrir, et il fut tout étonné de voir entrer Maxime.

Maxime avait précipité son départ; il n'avait pas pris le temps d'adresser un télégramme à son ami, s'était jeté dans le train express la veille, vers deux heures, et il arrivait tout droit chez Gaston, après avoir pris à peine une heure pour secouer la poussière du voyage.

— Pardieu! fit Gaston, voilà une agréable surprise. Je ne t'attendais que dans quelques jours.

— Je ne tenais plus à Brest, répondit Maxime; Paris me manquait.

— Et mademoiselle Duparc?

— Et Mariette aussi; pourquoi le cacherais-je? Décidément j'en suis fou.

— Cela se voit de reste.

— Je suis résolu…

— À quoi!

— À me marier.

Gaston regarda son ami avec un sourire ironique.

— Ah çà! dit-il, avec une pointe d'enjouement, tu me dis cela comme si tu avais hésité.

— Eh! sans doute que j'ai hésité.

— À quel propos?

— Dame! écoute donc! moi, je n'y avais jamais songé. J'ai bien ébauché quelques amourettes dans les quatre parties du monde; mais cela n'avait effleuré que l'épiderme, et je n'en faisais pas moins mes deux repas par jour, sans compter les lunchs. Mais il est écrit que c'en est fait!

— Pauvre Maxime!

— Tu me plains!

— Eh non! Seulement je ne m'y attendais pas…

— Ni moi non plus, pardieu! Quand je me suis rendu pour la première fois au couvent de Sainte-Marthe, je comptais continuer mon rôle de tuteur et de cousin, et je m'imaginais que, Mariette et moi, nous nous retrouverions, comme nous nous étions quittés trois années auparavant: enfants étourdis et insouciants qui ne songent qu'à rire, et ne demandent rien encore à la vie!

Mais au lieu de la petite fille que j'avais laissée au départ, voilà que j'aperçois une belle personne dans toute la grâce de l'adolescence; je la regarde et la trouve charmante; je l'écoute et elle est spirituelle; enfin, je lui parle, et je la vois s'émouvoir et se troubler, comme si ma présence lui faisait plaisir et peur! Ma foi! c'est communicatif cela, et j'ai perdu la tête.

— Tu la retrouveras.

—C'est pour cela que je me marie.

— Alors, tu vas la demander?

Maxime éclata en un joyeux éclat de rire.

— N'est-ce pas là, dit-il gaiement, une situation exceptionnelle et tout à fait charmante? Deux orphelins qui ne dépendent plus que d'eux-mêmes et qui se donnent l'un à l'autre, dans toute la plénitude de leur volonté et la sincérité de leur amour! Cite-moi beaucoup de mariages qui se concluent dans de semblables conditions.

— Tu as raison.

— Mais voyons! nous bavardons tous les deux, et j'oublie…

— Quoi donc?

— Eh mais! il faut nous rendre à Sainte-Marthe.

Gaston haussa les épaules.

— Décidément, répliqua-t-il, la tête n'y est plus; il n'est pas dix heures encore, et la seule chose que nous ayons à faire, c'est d'aller déjeuner.

— C'est vrai! Tu vois, il est temps que cela finisse! J'ai toujours eu cependant un robuste appétit, et j'étais hors de pair sous ce rapport au carré des officiers; mais depuis un mois…

— Es-tu prêt?

— Quand tu voudras.

— Eh bien! partons, mon ami; car je n'ai pas moins de hâte que toi d'aller au couvent de Sainte-Marthe.

Ils allaient sortir, Maxime s'arrêta sur les dernières paroles de
Gaston.

— Au fait, dit-il, pris d'une idée subite, je n'en fais jamais d'autres, et je suis vraiment bien ingrat.

— Qu'est-ce qui te prend?

— Ah! l'amour rend égoïste.

— On le dit.

— Et, dans la joie de mon bonheur, j'oubliais que tu traverses, en ce moment, de cruelles épreuves.

— Ce ne sera rien, je l'espère.

— Où en es-tu?

— Au même point, à peu près.

— Mais, mademoiselle de Beaufort?

— Disparue.

— Ah! je compte bien que tu ne repousseras pas mon concours, et tu sais que tout mon sang et ma vie sont à toi.

Gaston remercia du geste.

— Oui, oui, je sais tout cela, dit-il, et je compte sur ton amitié et ton dévouement; mais, viens! partons, et tout en déjeunant, je te raconterai ce qui s'est passé pendant ton absence, et les événements qui se préparent.

XX

Quelques minutes avant midi, les deux amis entraient au couvent de
Sainte-Marthe, bien diversement impressionnés l'un et l'autre.

Un changement inattendu s'était opéré chez Gaston: ce qu'il avait vu la veille, la certitude qu'il venait d'acquérir de la nouvelle tentative que l'on préparait contre Edmée, avait modifié ses dernières résolutions, et il arrivait bien décidé à s'unir à Fanny Stevenson pour empêcher l'odieuse séquestration que l'on méditait.

Jusqu'ici, il avait hésité.

Il ne pouvait croire à tant de noirceurs; il s'obstinait à espérer en l'amour que M. de Beaufort avait toujours témoigné à sa fille. Mais, depuis la veille, il ne doutait plus que le malheureux père ne fût entièrement gagné à la cause de madame de Beaufort, et il voulait empêcher qu'Edmée ne lui fût enlevée.

Ce qu'il allait faire, il ne le savait pas bien; mais il verrait miss Fanny, et, à eux deux, ils ne pouvaient manquer de réussir.

Quant à Maxime, il ne pensait qu'à Mariette, et il était fort ému.

Ce qu'il avait à lui dire était bien simple, cependant; mais quelquefois ce sont les choses les plus simples qui sont les plus difficiles à exprimer.

Comment s'y prendrait-il? Par où fallait-il commencer?

Le moment psychologique était venu, et après avoir cru fermement à l'amour de Mariette, maintenant il se sentait pris d'un doute affreux.

Mariette était la franchise et la bonté mêmes.

Jusqu'alors il avait cru lire dans ses yeux tout ce qui se passait dans son coeur, mais qu'allait-il devenir s'il s'était trompé et si ce qu'il avait pris pour de l'amour n'était que l'expression d'une reconnaissance dont elle n'avait pas cherché à voiler la vivacité!

Quand il pénétra dans le parloir et qu'il aperçut la jolie enfant, son coeur se mit à battre avec une violence désordonnée.

Mariette, elle, ne paraissait ni plus émue ni plus embarrassée qu'un mois auparavant, lors des premières visites de son cousin. Son visage resplendissait de la même joie sereine, et c'est avec la même candeur, le même abandon, qu'elle accourut présenter son front au baiser fraternel du jeune lieutenant de vaisseau.

Celui-ci l'entraîna dans un coin du parloir.

— Ah! je ne vous attendais pas si tôt, dit-elle avec sa moue charmante: et pourtant j'avais hâte de vous revoir. Vous avez été bien longtemps absent et vous m'avez écrit bien peu souvent.

— J'ai été si occupé… balbutia Maxime.

— La marine prend donc tous vos instants?

— Ce n'est pas la marine seule.

— Cependant…

— J'ai eu d'autres soucis.

— Vous? À quoi pensiez-vous donc?

— À vous.

— Vraiment?… Ça, c'est gentil; car, moi, il ne se passe pas de jours…

— Chère Mariette!…

— Enfin! expliquez-moi, au moins, quelle grave préoccupation…

Un nuage glissa sur le front du jeune homme, et comme Mariette s'était assise, il prit place à ses côtés.

— Voici! dit-il au bout d'un instant. Depuis que je vous ai revue, j'ai cru remarquer que vous ne vous plaisiez pas beaucoup à Sainte-Marthe.

— Dites: pas du tout… et vous serez dans le vrai!

— Alors, j'ai cherché quel moyen je pourrais bien prendre pour vous en faire sortir.

Mariette enveloppa son cousin d'un regard où il n'y avait encore que de l'étonnement.

— Sortir d'ici, répéta-t-elle; y songez-vous? Et que pourrais-je faire, une fois dehors?

— C'était le difficile en effet.

— Une orpheline! Sans parents, sans amis!…

— C'est ce que je me suis dit.

— Et vous y avez renoncé?

— J'ai persisté, au contraire, et je crois que j'ai bien fait.

— Comment cela?

— Car, si vous le voulez, cela dépendra de vous.

Cette fois encore, l'enfant regarda Maxime avec une profonde attention.

— Voilà que je ne comprends plus, dit-elle d'un ton lent et vague.

— C'est pourtant bien clair, répartit Maxime. Ainsi que vous le disiez, il vous serait difficile, une fois hors de Sainte-Marthe, de rencontrer une situation convenable, et vous vous y trouveriez plus malheureuse et plus isolée qu'au couvent. À moins cependant…

— Achevez.

— À moins qu'il ne se présente un homme que votre grâce et votre beauté auraient séduit, et qui vous demanderait le bonheur de devenir votre époux.

— Vous voulez me marier? fit Mariette avec un tressaillement.

— Cela vous effraierait-il?

— Cela ne m'effraierait pas, mais il me semble si impossible qu'un homme raisonnable songe à épouser; sans dot…

— Il y en a un.

— Vous le connaissez?

— C'est un jeune homme; vingt-cinq ans; ni beau, ni laid, avec de la gaieté, de l'esprit aussi, du moins on le dit, et possédant une fortune modeste, mais suffisante pour assurer le bonheur d'une femme qui ne serait pas très exigeante.

Mariette garda le silence; elle avait penché son beau front. Une imperceptible pâleur couvrait ses joues d'ordinaire si roses, et sa poitrine se gonflait par instant sous l'empire d'une émotion intense.

— Vous ne répondez pas, insista Maxime d'une voix inquiète.

— Eh! que voulez-vous que je réponde? dit-elle; j'étais loin de m'attendre à une pareille communication, et vous admettrez qu'elle a de quoi surprendre. Je ne dis pas que quelquefois je n'aie pas arrêté ma pensée sur un avenir qui est celui auquel rêvent le plus volontiers toutes les jeunes filles de mon âge. Mais, moi je m'étais fait un idéal.

— Ah! fit Maxime, un moment décontenancé.

— D'abord, je me suis promis de n'épouser jamais qu'un homme qui m'aimerait.

— Ah! celui-là vous aime à en perdre la raison.

— Il me connaît alors?

— Depuis longtemps.

— Mais ce n'est pas tout.

— Qu'y a-t-il encore?

— Il y a que je voudrais, moi aussi, être bien sûre que je l'aimerai.

Par un mouvement irréfléchi, Maxime prit la main de Mariette et la serra tendrement dans les siennes.

— Il se trompe peut-être, répliqua-t-il, mais il a espéré quelquefois qu'il ne vous était pas tout à fait indifférent.

— Je le vois donc? fit Mariette, dont le visage, s'éclaira.

— Oui… oui… souvent.

— Et quel est son nom?

— Maxime de Palonnier.

Mariette eut un sanglot de bonheur: un petit cri vif et doux comme un cri d'oiseau s'échappa de ses lèvres, et elle leva sur Maxime ses deux yeux voilés de douces larmes.

— Oh! vous êtes le meilleur, le plus généreux des hommes! dit- elle avec effusion, et ma vie tout entière ne suffira pas à vous payer le bonheur que vous m'aurez donné!

En parlant ainsi, elle alla cacher sa tête éperdue sur la poitrine du jeune homme, sans prendre garde à soeur Rosalie qu'un pareil oubli pouvait à bon droit scandaliser.

Mais miss Fanny ne songeait guère à elle. Gaston venait de lui raconter ce qui était arrivé, et à la nouvelle du récent enlèvement de sa fille, elle s'était dressée de sa chaise, palpitante, oppressée, le regard chargé de haine.

— C'en est trop! dit-elle d'un ton violent; ils ont comblé la mesure, et il est temps que nous intervenions.

— C'est mon avis! approuva Gaston; j'y suis désormais résolu, et ce que vous me direz de faire, je le ferai.

— À la bonne heure! Dès aujourd'hui, moi, je me mettrai à l'oeuvre. Nous n'avons plus de temps à perdre. Le moindre retard peut aggraver la situation; et si nous restions plus longtemps inactifs, ils tueraient la pauvre enfant.

— Que décidez-vous?

— Vous le saurez bientôt. Il faut que je réfléchisse… Mais ne craignez rien: comptez sur moi, et je vous jure qu'avant peu je saurai si Dieu est avec nous ou avec les misérables qui m'ont ravi ma fille!

— Devrai-je revenir demain?

— Non, ne reparaissez plus. On vous épie désormais autant que moi-même; nous avons peut-être manqué de prudence jusqu'ici, et il ne faut plus retomber dans la même faute.

— Où vous verrai-je, si je ne puis me présenter à Sainte-Marthe?

— Laissez-moi faire et fiez-vous à moi. Seulement, pendant quelques jours, rentrez chez vous de bonne heure et attendez que l'on aille vous y trouver de ma part.

Gaston n'insista pas et se soumit.

Puis vingt-quatre heures se passèrent sans qu'il entendît parler de rien ou qu'il vît personne; mais le lendemain soir, vers dix heures, comme il était seul dans sa chambre, on sonna à la porte et il alla ouvrir.

Et quelle ne fut pas sa stupéfaction en apercevant, sur le seuil, miss Fanny Stevenson dans son costume de religieuse.

Miss Fanny passa une heure au moins chez le jeune commandant et eut avec lui une longue conversation, à la suite de laquelle ils prirent ensemble des résolutions énergiques qui devaient assurer le succès de la difficile entreprise qu'ils allaient tenter.

Nous croyons inutile de faire connaître pour le moment ces résolutions au lecteur; mais les événements dramatiques qui vont suivre l'édifieront surabondamment sur ce point en l'initiant à un monde inconnu, bizarre, mystérieux, qui s'est dérobé jusqu'à ce jour sous un voile impénétrable, et qu'aucune main profane n'avait encore osé soulever.

DEUXIÈME PARTIE

UN DRAME AU COUVENT

I

Il y avait plusieurs mois qu'Edmée avait quitté le couvent de
Sainte-Marthe.

Quand son père était venu la prendre à l'Adoration, il l'avait trouvée bien abattue et bien triste. Elle avait beaucoup réfléchi, et un changement profond s'était opéré en elle.

Ce qui lui arrivait lui semblait incompréhensible: quelque chose se tramait qu'elle ne démêlait pas bien, mais qui l'effrayait.

Elle se sentait comme abandonnée, menacée même sans qu'elle eût pu dire à propos de quoi.

Qui lui en voulait donc, et que lui voulait-on?

Elle s'y perdait.

Le jour où son père était venu la chercher à l'Adoration, elle avait deviné, sous ses questions inquiètes, un chagrin qu'il n'avouait pas, qu'il s'efforçait de dissimuler, mais qui se trahissait par son attitude embarrassée, son front soucieux, son regard qui se voilait par moment sous celui de sa fille.

Edmée ne l'avait jamais vu ainsi.

On eût dit qu'il avait honte; pour la première fois, il manquait à sa franchise ordinaire.

La pauvre enfant se creusait l'esprit sans arriver à trouver une explication qui la satisfît. Et elle se demanda quel malheur le menaçait.

Elle aimait tant son père! C'était la seule personne au monde qui lui eût jamais témoigné une réelle affection. Elle se le rappelait à toutes les époques de sa vie, bon, dévoué, aimant, l'entourant de soins, la berçant dans sa tendresse infinie.

Elle s'était habituée à être aimée ainsi! Pour mieux dire, elle ne croyait pas alors qu'on pût l'aimer davantage ou autrement, et elle s'était abandonnée confiante en cet amour, où elle entrevoyait un avenir reposé et calme.

M. de Beaufort lui eût demandé de mourir qu'elle n'eût point discuté, si elle avait pu croire que sa mort dût aider à son bonheur.

Mais depuis quelque temps un grand trouble s'était emparé d'elle, et il ne lui fut pas difficile de voir que M. de Beaufort n'était plus le même.

Il ne lui parlait plus maintenant qu'avec contrainte; à peine un pâle sourire effleurait-il sa lèvre. Une fois ou deux, des mouvements d'impatience lui étaient échappés, lui qu'elle avait toujours trouvé complètement placide et doux!

Que s'était-il passé?

Le jour de son départ de l'Adoration, elle avait tenté de l'interroger; mille questions se pressaient sur ses lèvres; elle avait espéré un moment que son père lui parlerait de Gaston, et naïvement elle s'étonnait qu'il se fût tu sur ce point.

Un sombre nuage passa sur le front de M. de Beaufort et il enveloppa sa fille d'un douloureux regard.

— Pauvre et chère enfant, dit-il d'un ton contenu, ne m'interroge pas; je ne puis rien te dire aujourd'hui, mais ne doute jamais de mon inaltérable affection.

— Vous savez bien que je suis résignée d'avance à faire tout ce que vous me demanderez, dût ma soumission me coûter le bonheur de toute ma vie! Mais, en échange de cette obéissance aveugle à vos volontés, ne me sera-t-il pas permis au moins de connaître le sort que l'on me destine, afin que je puisse m'y préparer?

— Oui, tu as raison: je te dirai tout!

— Quand cela?

— Bientôt.

— Et en attendant, vous allez me conduire dans une autre maison?

— Où tu ne resteras pas longtemps!

— Mais vous m'y viendrez voir?

— Oui, oui, souvent, je te le promets! Est-ce que je pourrais jamais renoncer à un pareil bonheur!

Edmée secoua tristement la tête.

— Voyez, dit-elle d'un accent brisé, si j'ai besoin de croire à votre amour, puisqu'il ne me restera plus que vous dans ce monde dont je vais être séparée.

M. de Beaufort la prit dans ses bras et la baisa à plusieurs reprises sur le front et dans les cheveux.

— Tais-toi! tais-toi! balbutia-t-il, pendant que deux larmes tombaient sur les joues de sa fille.

Celle-ci se dégagea brusquement, comme si ces deux larmes l'avaient brûlée.

— Vous pleurez! s'écria-t-elle effrayée. Oh! ce n'est pas moi, au moins, qui vous cause ce chagrin?

— Non; sur ma vie, je le jure!

— Aucun danger ne vous menace?

— Aucun. Quelle idée!

— Mon Dieu! c'est la première fois; pleurer, vous? Mais qu'arrive-t-il donc? Par pitié, au nom du ciel, dites-moi…

M. de Beaufort lui mit la main sur la bouche. Il avait fait un effort surhumain et s'était contenu.

Il put ébaucher un sourire.

— Voyons, dit-il, ne t'effraye pas. Tu es une enfant; je ne peux pas tout te dire, mais avant peu, je l'espère, je te confierai ce secret, qui, révélé aujourd'hui, pourrait n'être pas sans danger. Comprends-tu?

— Je ne comprends qu'une chose, c'est que je suis prête à vous obéir.

— À la bonne heure. Eh bien! partons!

— Où me conduisez-vous?

— Viens toujours. Ne m'interroge pas, et ne redoute rien tant que je serai près de toi.

Edmée n'avait plus fait d'objection, et elle s'était confiée à son père.

Dès le soir même, elle entrait dans un nouveau couvent, qu'elle ne connaissait pas, dont elle n'avait pas même demandé le nom, et après avoir été reçue par la supérieure, elle se laissait conduire dans la cellule qu'elle allait habiter désormais.

Elle était comme accablée, ne cherchait à s'expliquer rien de ce qui se passait, et se sentait disposée à n'opposer plus aucune résistance. Plusieurs mois se passèrent de la sorte.

M. de Beaufort était venu souvent dans le commencement, et cela l'aidait à vivre. Il ne l'abandonnait pas et c'est tout ce qu'elle demandait.

Mais bientôt les visites de son père devinrent plus rares et plus courtes.

Elle remarqua aussi que chaque fois son front était plus soucieux; qu'il semblait préoccupé, qu'il ne parlait que par monosyllabes, et répondait à peine à ses questions. Toutes ses appréhensions reparurent; elle eut froid au coeur: elle s'imagina qu'elle était la cause des soucis de M. de Beaufort, et vaguement elle entrevit un abandon prochain.

Alors, son esprit s'exalta, et elle chercha à se réfugier dans un autre sentiment plus intime, plus mystérieux, le seul qui pût la sauver dans la détresse où elle se trouvait.

Elle avait à peine connu Gaston de Pradelle; mais il n'était pas besoin de voir souvent le jeune commandant pour reconnaître en lui une nature supérieure, un esprit élevé, un coeur excellent.

D'ailleurs, Gaston l'aimait; il le lui avait dit, et parfois, dans le silence des nuits, elle se rappelait la douceur émue de sa voix et l'éclat pénétrant de son regard.

Elle oubliait alors tout ce qu'elle avait souffert, l'isolement où elle était réduite, pour ne songer qu'à cet amour, qui lui semblait l'unique refuge où elle pût espérer la sécurité et le bonheur.

Bientôt elle n'eut plus d'autre pensée, et sa passion s'augmenta de tous les cruels soucis dont elle était abreuvée.

Il se développa même en elle, sous l'influence de cette solitude que rien ne venait plus troubler qu'à de longs intervalles, une audace de rêve qui lui communiqua des inspirations inconnues.

Ses nuits se peuplèrent de fantômes qu'elle aimait à revoir et qu'elle évoquait avec ardeur.

Elle se faisait ainsi un monde à part, où elle vivait presque heureuse.

Les autres souvenirs de sa vie s'effaçaient peu à peu, et à la chapelle, sous la douteuse clarté des lampes nocturnes, ou dans sa cellule, enveloppée du noir silence des longues nuits, elle ne songeait plus à autre chose. Les heures passaient sans qu'elle les comptât; souvent, l'aube blanchissait les rideaux de ses fenêtres, qu'elle n'avait pas encore clos la paupière.

L'image de Gaston ne l'avait pas quittée, et ce n'est qu'aux premières lueurs du jour qu'elle se décidait à abandonner son chevet.

Ce fut là, pour elle, un dérivatif puissant aux tortures qu'elle eût endurées.

Dès ce moment, elle ne fut plus seule.

Gaston était toujours près d'elle; elle lui parlait avec tout l'abandon d'une âme pure et candide, et formait des projets d'avenir auxquels elle l'associait, et dont la réalisation lui paraissait de jour en jour plus facile.

C'était une consolation: mais cela pouvait aussi devenir un danger; et dès qu'elle se trouverait de nouveau en butte aux tristes réalités de la vie, il était à craindre qu'elle ne s'y brisât.

Et puis, il y avait encore autre chose qui l'eût bien effrayée, si elle s'en était aperçue.

Dans cet isolement, auquel elle se complaisait maintenant, sous l'empire de ces aspirations, dont elle ne cherchait pas à modérer l'ardeur, son amour avait pris des proportions inattendues… et elle s'abandonnait à cette pente vertigineuse, sans se douter de l'abîme où elle aboutissait.

Comment aurait-elle pu croire que ce sentiment, qui la prenait avec tant d'autorité et par tous les sens, pût être répréhensible. Il n'y en avait pas d'autre auquel elle pût se rattacher, et il la rendait si heureuse! Qui donc eût pu la reprendre de s'y livrer tout entière!

Lui offrait-on une autre issue à la douloureuse condition qui lui était faite?

D'ailleurs, pour tout dire, à de certains moments, elle se sentait prise du désir fou de se soustraire, à quelque prix que ce fût, au sort injuste dont elle comprenait bien qu'elle était menacée; et en quelles mains plus loyales que celles de Gaston pouvait-elle remettre son honneur et son avenir.

Heureusement pour la pauvre recluse, Gaston n'avait point découvert encore le couvent où on l'avait enfermée et aucune catastrophe n'était à redouter; mais les événements allaient bientôt se précipiter, et il n'était pas inutile d'établir dans quelle situation d'esprit elle se trouvait pour bien expliquer la part singulière qu'elle devait y prendre.

II

Un soir, Edmée se trouvait seule.

On était à la fin de mars: six heures venaient de sonner, et après le goûter la pauvre enfant, était remontée dans sa cellule.

Depuis quelques jours, sans qu'elle eût pu dire pourquoi, une tristesse indéfinissable pesait sur son esprit; elle se sentait fatiguée de cette vie monotone qu'elle menait; la solitude lui était lourde; elle avait des malaises, des inquiétudes, qui sourdement s'emparaient de tout son être.

Elle étouffait sous ces murs épais et silencieux; un besoin impérieux de mouvement et d'air la prenait; il lui semblait qu'elle était enterrée vivante dans un cercueil étroit et qu'elle ne pouvait plus respirer.

Dès qu'elle se trouva dans sa cellule, elle courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande.

Il lui vint du dehors un souffle tiède auquel elle tendit sa lèvre avide, et son regard plongea dans les allées du verger.

La nuit venait peu à peu.

Des ombres transparentes flottaient indécises dans le vaste enclos, et au delà du mur de clôture elle entendait le piétinement de quelques rares passants.

Il y avait là à une faible distance, une petite maison isolée, au milieu d'un terrain vague, qui plus d'une fois déjà avait attiré son regard.

Elle était inhabitée: tout ou moins n'y avait-elle jamais constaté la présence d'aucun être humain, et les volets du premier étage en étaient toujours fermés.

Oh! cette petite maison! que n'eût-elle pas donné pour y pénétrer et y demeurer, ne fût-ce qu'une heure.

Libre! être libre! Quel rêve pour une malheureuse recluse!

Et puis, dans son imagination surexcitée, avide d'inconnu, il lui semblait parfois que cette demeure renfermait un mystère; elle l'avait préoccupée souvent, et sa curiosité était incessamment éveillée sur ce point.

Elle resta ainsi absorbée, songeuse, tourmentée de questions impatientes qu'elle adressait aux hôtes inconnus de la maison abandonnée.

Tout à coup, elle tressaillit, et se retira de la fenêtre qu'elle referma vivement.

Elle venait d'entendre des pas précipités dans le corridor qui conduisait à sa cellule!

Qui cela pouvait-il être? Elle n'attendit pas longtemps.

On frappa à la porte.

— Entrez! dit-elle d'une voix tremblante.

La porte s'ouvrit et un homme parut!

C'était M. de Beaufort.

Elle courut se jeter dans ses bras.

— Mon père! mon bon père! s'écria-t-elle en fondant en larmes.

— Chère Edmée!… dit M. de Beaufort.

Mais il n'acheva pas: Edmée venait de se relever et avait fait un mouvement d'effroi.

— Mon Dieu! balbutia-t-elle, je n'avais pas remarqué d'abord…
Vous paraissez ému… votre main est glacée… Qu'est-il arrivé?

— Rien, rien!

— Ne me cachez pas… je vous en conjure.

— Remets-toi, je vais te dire…

— Il y a un malheur!

— Non.

— Un danger?

— Peut-être.

— Ah! expliquez-vous, au nom du ciel! Que dois-je craindre?

— Rien… pour toi?

— Pour moi! fit Edmée avec étonnement, oh! ce n'est pas de moi que je m'occupe.

— Sans doute, sans doute, ton coeur est excellent, je le sais. C'est aux autres et non à toi que tu penses d'abord. Eh bien, tu as deviné: tout à l'heure, en descendant de voiture, comme j'allais pénétrer dans le couvent, j'ai cru m'apercevoir que j'étais suivi.

— Suivi! répéta Edmée, et pourquoi?

— Tu ne peux comprendre, et il faut que tu le saches cependant; écoute: J'ai des ennemis qui, après avoir juré ma perte, ne reculeront devant aucune audace pour atteindre leur but; et veux- tu que je te dise quel est ce but infâme qu'ils poursuivent?

— Parlez!

— Ils ont comploté de t'enlever à mon amour, de t'arracher de mes bras, enfin…

— Quelle folie! interrompit Edmée, en commençant un sourire qui s'éteignit aussitôt devant l'expression douloureuse qu'elle remarqua sur les traits de son père. Mais vous savez bien qu'aucune violence humaine ne triompherait de l'amour que je vous ai voué et que je vous conserverai tant que je vivrais.

— Oh! ils ne l'ignorent pas non plus: aussi n'est-ce point par la violence qu'ils comptent procéder, et c'est bien plutôt une complice qu'ils espèrent rencontrer en toi.

— Une complice?

— Ils l'ont déjà tenté, et si nous ne t'avions soustraite à leur redoutable influence…

— Que voulez-vous dire, mon père?

En interrogeant ainsi, la pauvre enfant levait sur M. de Beaufort un regard où tremblait une lueur inquiète, et comme son père ne répondait pas assez vite à son gré:

— Quels sont donc ces ennemis qui ont médité un pareil projet? ajouta-t-elle en se penchant, le souffle ardent et la poitrine oppressée.

Vaguement, elle avait été touchée par le soupçon de la vérité, et un frisson passait sur ses épaules. Il y eut un silence.

— Vous vous taisez? insista Edmée.

— Tu ne devines pas? répondit M. de Beaufort.

Edmée pressa son front de ses deux mains.

— Ah! ce n'est pas de soeur Rosalie que vous voulez parler? dit- elle après une courte hésitation.

— C'est d'elle, au contraire, qu'il s'agit, dit M. de Beaufort.

— Pauvre femme!

— Tu la plains?

— Si vous saviez comme elle est malheureuse.

— Elle te l'a dit.

— Souvent je l'ai vue pleurer. Elle a perdu une enfant et ne s'est jamais consolée. Pourquoi vous en voudrait-elle? Quelle raison de croire qu'elle ait eu l'idée de faire de moi une complice, quand il est question d'attenter au bonheur de mon père. Elle connaît mon coeur, je ne lui ai jamais rien caché, et puis…

— Quoi?

— Que peut-elle tenter, au couvent, d'où elle ne sort jamais?

— Elle s'est fait au dehors un auxiliaire actif, qui, lui aussi, a intérêt à découvrir ta retraite.

— Un auxiliaire?

— M. de Pradelle.

Edmée ferma les yeux comme sous une sensation aiguë.

— M. de Pradelle, répéta-t-elle d'un accent contenu; ah! j'espérais que vous m'épargneriez le chagrin d'entendre calomnier de la sorte l'homme le plus loyal que j'aie connu.

— Tu le défends?

— Oui, mon père! comme je vous défendrais vous-même; car je l'estime autant que je l'aime!…

Et comme à cet aveu son visage se couvrait d'une subite rougeur, elle secoua vivement la tête, pour chasser toute défaillance.

— Au surplus, ajouta-t-elle, je n'ai pas revu M. de Pradelle, et ne le reverrai probablement jamais, non plus que soeur Rosalie; ils m'ont oubliée sans doute: et vous savez que l'on peut compter sur ma résignation, que je ne ferai rien qui ne soit conforme aux idées d'honneur et de vertu que vous m'avez enseignées, et que de quelque côté que vienne la violence, je saurai la repousser avec la même énergie!

Edmée avait prononcé ces paroles d'un ton résolu et ferme qui frappa M. de Beaufort.

Il tressaillit.

— De quelque côté que vienne la violence, répéta-t-il. Quelle pensée est donc la tienne?

— Eh! le sais-je? et que puis-je répondre? répliqua Edmée avec vivacité; vous ne voulez donc pas comprendre ce que je souffre… Être ainsi seule, toujours, livrée aux plus amères réflexions… et vous ne vous imaginez pas quelles nuits je passe, dans cette froide cellule où nous sommes… et quelles résolutions folles viennent parfois m'y solliciter!

— Que dis-tu?

— Toutes les jeunes filles que je connais ont au moins une mère qui les aime; tandis que moi…

— Malheureuse!

— Vous voyez, j'en arrive à être injuste; mais est-ce ma faute? et serai-je responsable, si on me pousse à quelque acte de révolte?

— Edmée?

La pauvre enfant fondit en larmes.

— Non! non! je suis folle. Ne m'écoutez pas, dit-elle, tout ce que je dis là est insensé; mais j'ai tant besoin d'être aimée!

M. de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Il allait et venait à travers la cellule, en proie à une agitation extrême, ne sachant quel parti prendre, ni à quelles paroles avoir recours pour calmer le désespoir de sa fille.

Enfin, il se rapprocha.

— Chère Edmée! dit-il; chère enfant adorée! ne te laisse pas aller à ce désespoir. Je vais partir, mais je reviendrai bientôt, dans quelques jours, et je promets de mettre fin à ton chagrin. Tu me crois, n'est-ce pas?

— Et qui pourrais-je croire, si ce n'est vous?

— Bien, bien; seulement, il faut te raisonner; nous avons, je le répète, des ennemis cruels qu'aucune considération ne doit arrêter, et qui sont résolus à se faire un jeu de notre repos et de notre honneur.

— Ah! ceux-là ne pourront rien contre l'amour que je vous ai voué.

— Eh bien, je pars rassuré. Tu es la meilleure des filles… et crois bien que je n'ai d'autre souci que ton bonheur.

Et M. de Beaufort s'éloigna, laissant sa fille plus agitée et plus émue qu'elle ne l'avait jamais été.

Machinalement, elle alla rouvrir la fenêtre pour rafraîchir son front à l'air du soir, et s'y étant accoudée, elle laissa son regard flotter indécis sur le tableau qui se déroulait devant elle.

Mais alors une sensation violente la prit au coeur et un frisson vint la glacer tout entière… tant ce qu'elle vit lui sembla étrange, ou, pour mieux dire impossible.

Devant elle, au premier étage de cette maison abandonnée qui, depuis quelque temps, attirait impérieusement son attention, les volets de l'une des fenêtres avaient été ouverts et une lumière brillait à l'intérieur.

Quelqu'un habitait là, qui venait d'y arriver et qu'elle n'avait pas vu encore.

Qui cela pouvait-il être?

Quoique, en réalité, cet incident eût peu d'importance pour elle, cependant elle s'y attacha avec une curiosité singulière et qui la surprit elle-même.

En premier lieu, c'était une distraction, un aliment pour son esprit, un intérêt pour son désoeuvrement.

Et puis, malgré elle, elle se sentait attirée par ce mystère: son coeur se prit battre, comme si quelque chose d'elle-même eût été là; ardemment elle se mit à regarder.

On venait d'ouvrir la fenêtre; elle avait vu un homme passer qu'elle ne connaissait pas.

Cet homme s'était arrêté un moment, avait plongé son regard dans l'enclos et s'était retiré.

Quelques minutes s'écoulèrent.

Elle continuait de voir l'homme qui rangeait les meubles, déplaçant et replaçant la lumière, et revenant de temps à autre jeter un coup d'oeil au dehors.

Ce manège intrigua Edmée.

Sa cellule était plongée dans l'ombre; on ne pouvait la voir. Elle n'avait à craindre aucune indiscrétion.

Elle resta à la fenêtre, attendant…

Quoi? Elle eût été bien empêchée de le dire.

Pendant un quart d'heure, aucun incident nouveau ne se produisit; et elle commençait à s'impatienter, quand l'homme reparut brusquement à la fenêtre, se pencha de tout le haut de son corps et prêta l'oreille.

Edmée en fit autant.

Presque aussitôt le roulement d'une voiture se fit entendre.

Le bruit était lointain, mais à chaque seconde il approchait.

On eût dit que la voiture était lancée à fond de train.

Peu de temps après, elle s'arrêtait derrière le mur de clôture, et autant qu'elle pût en juger, à la porte de la maison abandonnée.

Une sueur glacée perla à ses tempes.

L'homme avait disparu avec la lumière pour aller au-devant du véhicule; et elle écouta de toute son âme.

Il y eut alors un long moment de silence.

Mais Edmée avait l'ouïe subtile et fine, et, à travers la nuit calme, elle perçut certains murmures de voix qui, quoique bien faibles, parvinrent cependant jusqu'à elle.

On montait l'escalier de la maison en échangeant quelques paroles rapides.

Puis la chambre aux volets ouverts s'éclaira de nouveau et deux hommes y pénétrèrent.

Le premier, c'était celui qu'elle avait déjà vu — mais l'autre! l'autre!

Elle comprima ses lèvres avec violence et étouffa un cri de joie folle.

C'était Gaston!

Elle fut obligée de se retenir à la fenêtre pour ne pas tomber, et tout son coeur fut près d'éclater.

Gaston! Il était là, près d'elle; il avait découvert sa retraite et venait tenter de l'en arracher.

Elle comprit bien mieux alors tout ce que M. de Beaufort lui avait dit quelques moments auparavant.

Un homme l'avait suivi, en effet, et, après avoir constaté en quel lieu il s'arrêtait, il s'était empressé d'envoyer prévenir le jeune commandant, qui accourait.

Dans l'enivrement qui l'avait surprise, Edmée ne pensa à rien autre chose et s'abandonna à la joie qui l'inondait.

Gaston ne l'avait pas oubliée; il l'aimait encore, toujours! et il devait tout entreprendre pour la protéger et la défendre.

Comme elle l'aima, pendant les premières minutes d'étonnement, et avec quelle ivresse oublieuse elle fût allée à lui, si elle avait pu franchir le seuil de sa prison?

Toutefois, au bout d'un instant, une réflexion cruelle lui vint, et une tristesse inattendue lui gâta son bonheur.

D'où venait que le loyal gentilhomme avait recours à ces procédés mystérieux pour approcher de la femme qu'il aimait? Pourquoi n'allait-il pas simplement, franchement, trouver M. de Beaufort, et ne lui demandait-il pas la main de sa fille?

Pourquoi, enfin, ces moyens détournés, qui semblaient si incompatibles avec la nature élevée et droite du jeune marin?

Il y avait là un point noir, dont l'ombre passa sur sa joie.

Quoi qu'il en soit, cette impression dura peu, et reprise aussitôt par l'intérêt puissant qu'éveillait en elle la présence de Gaston, elle revint vers la fenêtre et s'y pencha de nouveau.

Cette fois, Gaston était seul. Son compagnon s'était retiré.

Le jeune commandant se tenait debout à la fenêtre ouverte, et il semblait prendre la topographie du couvent.

Tantôt son regard plongeait dans l'enclos et suivait la clôture; tantôt il s'arrêtait sur le couvent même, et en fouillait âprement tous les étages.

Edmée n'eut pas de peine à deviner ce qu'il cherchait ainsi; du moins, elle crut que son observation se portait surtout sur les cellules où il espérait découvrir la retraite de mademoiselle de Beaufort.

Mais elle ne tarda pas à être singulièrement détrompée.

En effet, au bout de quelques minutes, elle s'aperçut avec stupéfaction que le regard de Gaston se fixait obstinément sur un autre point de la communauté, et quelque chose de bien important devait l'attirer de ce côté, car il ne prit bientôt plus aucune attention aux autres parties du couvent et même, à un moment, elle remarqua qu'il échangeait quelques signaux rapides avec une personne qu'elle ne pouvait pas voir.

Qu'est-ce que cela voulait dire?

Que se passait-il de ce côté? et quelle intelligence Gaston s'était-il ménagée?

Elle en fut presque effrayée et retomba dans les mauvais soupçons que lui avait suggérés son père.

Peu après, du reste, elle fut rendue à elle-même et à toutes ses réflexions.

Gaston avait fermé la fenêtre; la lumière s'était éteinte et elle avait entendu de nouveau le roulement d'une voiture qui s'éloignait.

Il était parti, la nuit s'était faite autour d'elle; elle regagna tristement sa petite couchette.

Pendant plusieurs heures, elle resta éveillée et songeant.

Instinctivement, elle se reprenait à toutes ses appréhensions, et l'image de Gaston, évoquée à son chevet, ne parvenait ni à la distraire ni à dissiper ses pensées sombres.

Aussi fut-elle une des premières à quitter sa cellule le lendemain matin.

Elle avait besoin de se confier à Dieu et de le prier du plus profond de son coeur.

Elle descendit à la chapelle.

Elle était déserte à peu près et n'y trouva que deux personnes.

La soeur sacristine et une jeune femme, qu'elle avait remarquée depuis plusieurs jours et qui était venue au couvent, lui avait-on dit, pour y passer quelques semaines de retraite.

Ce n'était point là un fait nouveau pour Edmée, et elle savait depuis longtemps que c'est une coutume admise, pour faciliter à certaines âmes pieuses de se retirer momentanément du monde et de se réconforter dans le recueillement et la prière.

La jeune femme avait un moment éveillé l'attention d'Edmée; mais elle était toujours voilée, et paraissait absorbée dans ses méditations; elle n'insista pas, et s'était défendue jusque-là de toute curiosité indiscrète. Mais ce matin, elle ne put rester complètement calme, et dès qu'elle l'eut aperçue, elle ne la quitta plus du regard.

La sacristine continuait ses fonctions banales; elle allait d'un pas furtif, presque silencieux, à travers la chapelle, donnant un coup d'oeil à chaque objet, surveillant avec une investigation minutieuse.

Enfin, quand elle eut tout inspecté soigneusement, elle se dirigea à pas lents vers la sacristie, et disparut.

Edmée restait seule avec l'inconnue.

Celle-ci était placée à peu de distance, mais elle ne pouvait la voir qu'obliquement, et d'ailleurs le voile épais qui tombait de son front lui cachait entièrement ses traits.

Seulement, elle remarqua que depuis un moment elle ne lisait plus son livre d'heures, et qu'elle se tournait souvent vers la sacristie.

Elle en fut intriguée, et redoubla d'attention.

Mais que devint-elle quand tout à coup la jeune femme se leva de sa chaise, écarta brusquement son voile, et lui laissa voir son visage, tout en mettant un doigt sur sa bouche.

Edmée eut toutes les peines du monde à se contenir.

C'était soeur Rosalie!

Mais déjà Fanny Stevenson avait quitté sa place et venait à elle.

Edmée l'attendit droite, immobile, glacée comme une statue de marbre.

III

Quand soeur Rosalie passa près d'elle, elle fit un mouvement involontaire, comme si elle allait lui parler.

Fanny Stevenson l'arrêta d'un geste impérieux.

— Silence! dit-elle d'un ton rapide; vous ne me connaissez pas; vous ne m'avez jamais vue; mais je suis près de vous, je veille! Espérez.

Puis elle ajouta à voix basse encore.

— En rentrant dans votre cellule, regardez dans le bahut qui est au pied de votre lit!

Et sur ces mots elle s'éloigna, le voile baissé, l'attitude recueillie, les bras en croix.

Edmée demeurait confondue, sans parole, sans volonté, anéantie.

Un moment, elle avait pu croire qu'elle était le jouet de quelque illusion. C'était une ressemblance inouïe, impossible, mais ce n'était pas soeur Rosalie.

Maintenant, elle ne pouvait plus douter.

Soeur Rosalie avait dépouillé ses vêtements de religieuse; elle s'était introduite dans cette communauté sous un nom d'emprunt, en prétextant un besoin de retraite; elle avait employé le mensonge et la ruse, et pour cette manoeuvre coupable, elle avait gagné Gaston et s'en était fait un complice.

Son coeur se déchira à cette pensée, et elle se rappela les insinuations de M. de Beaufort.

Il avait donc dit vrai!

Et, en effet, soeur Rosalie ne devait avoir d'autre but que de se rapprocher d'elle et de continuer l'oeuvre ténébreuse qu'elle poursuivait.

Mais qu'espérait-elle en agissant de la sorte, et quelles propositions avait-elle à lui faire?

Elle regagna sa cellule, en proie à un désordre sans nom.

La dernière recommandation de soeur Rosalie bruissait encore à son oreille.

Quelle nouvelle surprise l'attendait en rentrant? Qu'allait-elle faire? devait-elle prêter les mains à ce qui se tramait?

Son hésitation fut courte.

Il n'y avait d'ailleurs auprès d'elle personne à qui elle pût demander conseil et elle savait bien qu'on ne l'entraînerait jamais plus loin qu'elle ne voudrait aller.

Elle poussa la porte, la referma derrière elle, à double tour, et marchant au bahut qu'on lui avait désigné, elle en souleva le couvercle d'une main ferme.

Le premier objet qui frappa ses regards fut une lettre! Et, désormais résolue, elle en déchira l'enveloppe, et courut à la signature.

Elle était de Gaston de Pradelle!

Ses yeux se voilèrent de larmes, et sa poitrine se souleva.

Mais elle surmonta promptement l'émotion qui l'avait saisie, et se mit à lire.

Voici ce que contenait cette lettre:

«Mademoiselle,

«Pardonnez-moi! et ne vous offensez pas de mon audace; j'aurais dû attendre, sans doute, m'adresser à M. de Beaufort, que sais-je? — mais j'étais si désespéré de vous avoir perdue, je suis si heureux de vous avoir retrouvée, que je n'ai pu résister au désir de vous écrire ces quelques lignes; depuis hier, je suis près de vous, je vois de ma fenêtre la cellule que vous habitez; il me semble que je vis de votre vie même; et si vous saviez quelle joie m'inonde et à quels espoirs je m'abandonne! Il faut que je vous parle! Au nom du ciel ne me repoussez pas! Je ne vous dirai pas qu'il s'agit du bonheur de toute ma vie, mais il y va peut-être du repos et de l'honneur de votre père, — ne vous inquiétez de rien d'ailleurs; toutes les précautions seront prises pour que personne ne puisse apprendre que je vous aurai vue! mais vous connaîtrez au moins les dangers qui vous menacent, et vous aurez, j'en suis sûr, confiance en ma loyauté!

«Edmée! Edmée! ne repoussez pas l'homme qui donnerait tout son sang pour assurer votre bonheur.

«G. de Pradelle.»

Edmée lut et relut cette lettre, et elle retira de cette lecture bien des sentiments divers.

Que faire? que décider?

Ce que demandait Gaston était impossible.

Où le voir, à quelle heure, qu'avait-il à lui dire?

Et puis elle ne pouvait oublier les paroles de son père; il lui avait parlé d'ennemis acharnés à sa perte et ces ennemis qu'il lui avait nommés étaient précisément ceux-là qui venaient la solliciter jusque dans la sainte demeure où on l'avait placée!

Ce n'est pas cependant que rien fût venu altérer la confiance qu'elle avait en Gaston; elle l'aimait plus que jamais, au contraire, dans la détresse où elle était réduite, et ne pouvait penser et elle ne pensait pas qu'il y eût quelque perfide machination dissimulée sous ses paroles.

Mais soeur Rosalie!

Quelle était cette, femme? d'où venait cette obstination de sa part? à quel sentiment attribuer la recherche à laquelle elle se livrait?

L'ennemie, c'était elle, à coup sûr, et elle avait abusé de Gaston pour lui faire accepter une complicité coupable dans l'oeuvre qu'elle préparait.

Au bout d'un instant, Edmée déchira lentement et comme à regret le billet qu'elle venait de recevoir: puis elle s'approcha de la fenêtre.

Elle était fort perplexe.

Elle ne s'était jamais sentie aussi découragée.

Toute la journée se passa sans qu'elle eût pris un parti, sans que rien fût venu éclairer les ténèbres qui l'enveloppaient.

Vers le soir cependant, il lui sembla qu'une apparence de lumière dissipait en partie cette obscurité.

Elle reprenait, pour ainsi dire, possession d'elle-même.

C'était un sentiment confus encore qui se faisait jour à travers ses hésitations, et s'emparait avec autorité de son esprit.

Elle se sentait soutenue par son affection pour son père, par son amour pour Gaston, et à aucun prix elle ne voulait être victime.

Ce fut, en quelque sorte, un commencement de révolte calme et froide autant que résolue…

Mais le moyen lui échappait, et elle cherchait sa voie.

La nuit venait.

Le silence commençait à envahir le couvent; de nouvelles impressions la reprenaient.

Aux approches de la nuit, elle avait comme des frissons; son esprit s'exaltait; elle éprouvait un ardent besoin de prier.

Quand elle priait, à genoux sur la pierre, un grand apaisement se faisait en elle: mais ce soir-là l'effet ne se produisait pas.

Après s'être agenouillée, quand elle eut joint les mains et levé son regard suppliant vers le ciel, le désordre de son coeur ne se calma point: sa poitrine battait au contraire avec plus de force; mille pensées l'assaillaient à la fois, et il lui fut impossible de se retrouver.

L'image de Gaston ne la quittait plus, mélancolique, attendrie, murmurant à son oreille des paroles passionnées.

Elle se releva mécontente, presque irritée contre elle-même, et elle allait se jeter sur son lit, quand tout à coup un bruit presque imperceptible qui se fit derrière sa porte attira son attention de ce côté.

Il était tard; tout dormait au couvent. Qui donc pouvait venir jusqu'à elle à une pareille heure?

Elle n'attendit pas longtemps.

La clef tourna discrètement dans la serrure, la porte s'ouvrit et soeur Rosalie entra.

Edmée recula épouvantée jusqu'à l'extrémité de la cellule.

Fanny Stevenson n'y prit pas garde.

D'un pas rapide elle marcha vers la cheminée, souffla la lampe qui y brûlait, et revint droit à l'angle sombre où Edmée s'était réfugiée.

— Edmée! dit-elle alors d'une voix caressante et douce.

Mais l'enfant était plus morte que vive; son épouvante n'avait fait qu'augmenter; elle repoussa vivement la main dont Fanny Stevenson cherchait à se saisir.

— Laissez-moi! laissez-moi! dit-elle d'une voix défaillante.

— Vous me repoussez?

— Que me voulez-vous? Pourquoi êtes-vous venue me chercher jusqu'ici?

— Je viens vous dire que Gaston vous attend.

— Jamais! jamais!

— Vous refusez de le voir, de l'entendre. Ah! qui donc vous a inspiré de pareils sentiments pour les seuls êtres qui vous aiment et qui donneraient leur vie pour assurer votre bonheur.

— Vous le demandez! dit Edmée, en reprenant courage; mais c'est mon père qui seul a le droit de veiller sur moi et de me conseiller.

— Votre père! répliqua miss Fanny d'un ton incisif; je devais m'en douter; mais il est une autre personne dont il ne vous a pas parlé, et qui, elle aussi, a bien les mêmes droits sacrés sur vous.

— Une autre personne?

— Votre mère.

— Madame de Beaufort!

Et il y eut dans l'accent dont Edmée prononça ce nom une pointe d'ironie qui alla droit au coeur de Fanny Stevenson.

Avidement, elle se pencha vers la jeune fille tout émue.

— Et si madame de Beaufort n'était pas votre mère! murmura-t-elle en lui prenant cette fois les deux mains avec une autorité farouche.

IV

Edmée se rejeta brusquement en arrière, épouvantée de ce qu'elle venait d'entendre.

— Ah! que dites-vous-là? balbutia-t-elle palpitante et en proie au plus violent désordre.

Miss Fanny eut un ricanement sec et strident.

— Voyons, chère enfant, poursuivit-elle, ne vous effrayez pas ainsi et n'ayez pas peur d'une pauvre femme qui n'aime que vous au monde, et qui ne veut et n'ambitionne rien autre chose que de vous voir heureuse. Écoutez-moi, répondez-moi; il n'est pas possible que, depuis longtemps déjà, vous ne vous soyez pas aperçue d'un détail qui a frappé tous ceux qui vous ont approchée. C'est que tandis que votre père vous entourait de toute son affection et de toute sa tendresse, madame de Beaufort ne vous témoignait, elle, qu'une grande froideur, et réservait toutes ses caresses pour votre soeur. Est-ce vrai?

— Peut-être!

— Vous l'avez remarqué!

— Quelquefois.

— Et vous ne vous êtes jamais demandé la cause de cet éloigneraient qu'elle paraissait éprouver pour vous?

— Si je l'ai remarqué, je ne m'en suis jamais plainte, et j'ai pensé qu'à mon insu je lui avais sans doute donné quelque sujet de mécontentement.

— Des reproches qu'elle pourrait vous adresser, il n'y en a qu'un qu'il faille retenir.

— Lequel?

— C'est que vous êtes la fille de M. de Beaufort et non la sienne.

— Mon Dieu!

— Et pour cela, elle vous hait. Votre présence lui est odieuse, et elle ne sera tranquille et rassurée que lorsqu'elle vous aura cloîtrée vivante ou enterrée morte.

— Ah! cher et excellent père! murmura Edmée avec un sanglot, comme il a dû souffrir et combien je vais l'aimer davantage!

Miss Fanny ne répondit pas.

La touchante résignation de la douce enfant la pénétrait dans ses sentiments maternels, et elle était bien près elle-même d'éclater en sanglots.

Mais elle réagit contre cette défaillance et ne tarda pas à reprendre.

Seulement, comme elle allait poursuivre, Edmée venait de faire un mouvement sous l'empire d'une sensation nouvelle et elle attendit.

Edmée hésita encore quelques secondes, puis faisant un effort sur elle-même, elle s'approcha de miss Fanny et baissa la voix.

— Vous savez donc l'histoire du passé? interrogea-t-elle d'un accent troublé.

— Oui, chère enfant.

— Vous avez connu mon père?

— Beaucoup.

— Il y a longtemps?

— Il y a près de vingt années.

— Mais alors…

— Quoi? Achevez.

— Ma mère! Vous l'avez connue aussi?

— Sans doute.

— Et… elle est morte?

Edmée était à bout de force; sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle se jeta éplorée dans les bras de miss Stevenson.

— Morte, non, pauvre âme aimée, dit celle-ci, rassurez-vous, elle vit!

— Est-ce possible?

— Vous la verrez.

— Ne me trompez pas.

— Eh! qui aurait la cruauté de vous tromper, chère ange! Non, elle vit, je le répète… et un jour, bientôt peut-être, elle vous dira elle-même tout ce qu'elle a souffert de vous avoir perdue, et la joie qu'elle a ressentie quand elle vous a retrouvée!

— Mais d'où vient qu'elle m'a abandonnée? interrogea encore Edmée, qui avait peine à se retrouver au milieu des idées confuses qui lui venaient.

— Est-ce qu'une mère peut abandonner son enfant? répartit vivement miss Fanny.

— Cependant…

— Ah! vous apprendrez quelque jour les tortures qui ont été son triste lot dans cette vie misérable qu'elle a menée; elle n'était coupable que d'avoir trop aimé et d'avoir eu confiance, et on a indignement abusé d'elle. Après son abandon, dont elle ne veut plus conserver aucune amertume, il lui restait au moins sa fille. Pauvre enfant! qui n'avait pas demandé à vivre, et à laquelle elle ne demandait qu'à consacrer ses jours!… Mais on n'a pas voulu lui laisser cette joie suprême.

— Qui cela?

— Un jour, on la lui a ravie, et on l'a enfermée entre les murs d'une étroite prison où elle n'entendit jamais que la tempête déchaînée, où nulle voix humaine ne vint jamais lui parler de sa fille.

— C'est horrible!

— Et ce supplice, que l'on ne souhaiterait pas à son plus cruel ennemi, ce supplice a duré dix années, dix années, entendez-vous? pendant lesquelles elle a vieilli, ne redoutant qu'une chose, qui était de mourir sans avoir revu et embrassé son enfant.

— Pauvre mère!

— Oui, plaignez-la, chère Edmée, aimez-la surtout!… car désormais elle n'a plus que vous au monde, et vous seule pourrez la consoler de toutes les souffrances qu'elle a endurées.

— Ah! vous lui direz que je veux la voir.

— Et quel bonheur ce sera pour elle de vous appeler sa fille!

— Pourquoi n'est-elle pas venue déjà?

— Elle était obligée à une grande prudence.

— À quel propos?

— Madame de Beaufort fait épier toutes ses actions.

— Mais mon père?

— Lui!

— Il est bon, généreux.

— Sans doute.

— Si vous le voulez, quand il viendra, je lui dirai…

— Non! non! interrompit vivement Fanny, le moment n'est pas venu, il ne faut pas qu'il sache… tout serait compromis!

— Je ne vous comprends pas.

— C'est que je ne vous ai pas tout dit.

— Qu'y a-t-il encore?

Miss Fanny eut une seconde d'hésitation qu'elle surmonta bien vite.

Elle prit dans ses bras l'enfant qui, cette fois, s'abandonna sans crainte, et la serra follement contre sa poitrine.

— Mieux vaut vous dire toute la vérité, poursuivit-elle d'un ton âpre; il y a des choses que vous ignorez, et ces choses sont graves. Je vous parlais de votre mère, tout à l'heure.

— Oui, oui, parlez-moi d'elle.

— Et je vous disais qu'elle était restée seule avec son enfant; mais il y a un détail qu'il faut bien que vous connaissiez, car il peut créer à M. de Beaufort un danger terrible.

— Que dites-vous?

— Cette femme n'était point indigne de l'amour que M. de Beaufort, qui s'appelait alors le comte de Simier, avait conçu pour elle; elle était jeune, de caractère léger, peut-être, mais se rappelant toujours les sévères leçons de vertu qu'elle avait reçues dans son enfance; et quand elle succomba, elle était légitimement mariée au comte.

— Mariée! répéta Edmée en tressaillant.

— Vous comprenez bien?

— Sans doute; mais alors, depuis…

— Depuis, le comte put la croire morte.

— Ah!

— Et, en tout cas, l'incendie du presbytère de Smeaton, où avait eu lieu le mariage, devait lui faire croire qu'il ne restait plus aucune preuve légale de cette union.

— De sorte qu'aujourd'hui…

— De sorte que si la malheureuse abandonnée voulait aujourd'hui revendiquer ses droits incontestables, savez-vous ce qui arriverait?

— Oh! taisez-vous, c'est affreux? Et mon père le sait, sans aucun doute, et voilà pourquoi il est maintenant si triste, si soucieux. Quelle épouvantable épreuve!

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains, et pendant quelques secondes elle garda le silence.

Miss Fanny l'observait avec inquiétude.

Enfin, elle releva la tête, et, à travers l'obscurité, ses regards s'attachèrent ardents et fixes à la soeur Rosalie.

— Quelle effroyable aventure! reprit-elle d'une voix tremblante; mais vous ne m'avez pas tout dit.

— Que désirez-vous savoir encore?

— Ma mère?

— Eh bien!

— Vous la voyez souvent. C'est elle probablement qui vous envoie vers moi.

— Ah! si elle pouvait vous dire elle-même tout l'amour qui est en elle.

— Je l'aime, moi aussi, et je suis disposée à lui faire oublier tout ce qu'elle a souffert.

— Elle n'a jamais demandé autre chose à Dieu. Seulement, elle ne veut pas qu'on lui enlève son enfant; et cela, on ne peut le lui refuser! Aussi, quand elle a appris la séquestration dont vous étiez victime; quand surtout elle a compris que l'on allait vous retrancher du monde pour vous enfermer dans un cloître, alors, la révolte s'est faite dans son coeur, et elle a juré de rendre le mal pour le mal.

— Sans doute.

— Qui oserait l'en blâmer?

— Personne, assurément. Mais en agissant de la sorte, elle n'a pas pensé qu'elle allait placer sa fille dans une situation terrible.

— Que voulez-vous dire?

— Moi, j'ai été habituée à considérer M. de Beaufort comme le meilleur et le plus affectueux des pères; et s'il lui arrivait malheur à cause de moi, je sens bien que je n'y survivrais pas.

— Edmée!…

— Vous le lui direz, n'est-ce pas? Et, ce qui vaut mieux, vous la prierez de venir. On ne lui refusera pas de me voir! et elle connaîtra mon âme tout entière. Voyez-vous, je suis bien jeune encore, et j'ignore bien des choses; mais il est impossible qu'elle ne soit pas touchée par les prières que je lui adresserai! Tenez, laissez-moi ajouter quelques mots encore. Si la révélation que vous venez de me faire ne m'a pas étonnée autant que vous vous y attendiez sans doute, c'est qu'il y avait en moi, depuis longtemps déjà, un pressentiment de ce qui arrive. Il me semblait que madame de Beaufort ne m'aimait pas comme une mère doit aimer son enfant. Vaguement j'avais l'instinct de la vérité, et dans mon isolement je m'étais fait un idéal que je pusse aimer avec toutes les tendresses, tous les abandons de l'amour filial: et si vous saviez quel trésor d'affection je conservais au fond de mon coeur à celle qui fut ma mère! Oh! elle peut être assurée que du jour où je l'aurai retrouvée je ne la quitterai plus jamais, et son désespoir, sa haine, sa jalousie, se fondront sous les caresses que je lui prodiguerai. Croyez-vous que cela ne vaille pas mieux que la vengeance qu'elle médite, et qui ne ferait pas seulement le malheur de M. de Beaufort, mais qui me tuerait infailliblement. Voilà ce qu'il faut lui dire, entendez-vous, et vous y ajouterez les baisers de sa fille qui ne sera tout à fait heureuse que lorsqu'elle pourra les lui donner elle-même.

En parlant ainsi, Edmée prit à son tour miss Fanny dans ses bras, et la serra tendrement contre sa poitrine.

Mais presque aussitôt, elle se dressa inquiète et troublée.

— Eh quoi! vous pleurez! dit-elle, frappée de surprise.

— Ce n'est rien, balbutia miss Fanny les joues baignées de larmes; ce que vous venez de me dire m'a attendrie; je n'ai pas été maîtresse de me contenir; cela a été plus fort que moi. Mais je suis forte, voyez, et je saurai…

— Mon Dieu! fit Edmée, c'est bizarre!

— Quoi donc?

— Ce que j'éprouve.

— Qu'avez-vous?

— Depuis que vous m'avez parlé de ma mère, depuis que je sais qu'elle vit, que je vais la voir, il me semble parfois que son image se présente à moi, et alors…

— Alors?…

— Mais qui êtes-vous donc vous-même, qui me parlez avec tant de bonté, qui vous intéressez à moi avec tant de dévouement?

— Qu'importe?

— Ne me cachez rien. Voyons, vous m'avez dit naguère que vous aviez une enfant.

— C'est vrai.

— Qu'on vous l'avait enlevée, et que depuis vous la pleuriez toujours. C'était une fille, n'est-ce pas?

— Sans doute.

— Quel âge aurait-elle aujourd'hui?

— Mais…

— Mon âge peut-être?

— En effet.

— C'est qu'alors… si vous saviez les idées qui me viennent.

— Edmée!

— Il y a si longtemps que je suis privée de ses caresses, et ce serait une si douce joie de la presser contre mon coeur, en l'appelant ma mère.

— Ne parlez pas ainsi, ne m'ôtez pas le peu de force qui me reste.

— Mais c'est donc vrai?

— Quoi?

— Vous! C'est vous! Vous ne répondez pas? Ah! vous êtes ma mère! Et que béni soit Dieu, qui m'envoie la plus douce consolation que je pouvais attendre de lui, ma mère!…

— Tais-toi! tais-toi, mon enfant bien-aimée, murmura miss Fanny, à bout de courage et donnant un libre cours à son amour maternel. Oui! oui! c'est moi. Tu l'as compris et je n'ai pas la force de repousser le bonheur qui m'est offert. Pauvre chère? Ah! il y a longtemps que moi aussi j'attendais cette heure bénie. Ils t'ont bien fait souffrir! Ils avaient peur et voulaient te séparer du monde, te jeter dans un couvent, pour que l'écho du passé ne pût venir jusqu'à toi. Mais je veillais, vois-tu, et je suis arrivée à temps pour empêcher une pareille infamie.

— Que voulez-vous faire? interrogea doucement Edmée.

— Tu ne me quitteras plus. Je ne veux pas que tu restes entre leurs mains.

— Que craignez-vous donc?

— Tout… Il faut tout craindre.

— Mais je ne consentirai jamais…

Miss Fanny eut un geste violent.

— Eh, sans doute! répliqua-t-elle d'une voix stridente, je ne doute ni de ton amour ni de ta résolution, à cette heure… parce que je suis là près de toi, et que je te soutiens de mon énergie et de mon ardente affection. Mais que je m'oublie un instant, que je cesse de veiller une seconde, et demain, ils t'auront reprise, et iront t'enfermer dans quelque cloître inconnu, loin de Paris, au fond de la province, où jamais plus on n'entendra parler de toi!

— Croyez-vous que j'accepte un pareil sort?…

— Pauvre cher trésor! Non… tu résisteras, priant et pleurant… Mais est-ce que les prières et les larmes ont jamais attendri les bourreaux?

— Ah! mon père, du moins…

— On ne le consultera pas. Cela se fera mystérieusement, à son insu, et quand il l'apprendra, il sera trop tard, car le moment psychologique sera venu, et toi-même tu auras été vaincue.

— Que dites-vous?

— Ce que tu ignores et ce que je sais, moi! — Oh! on n'emploiera pas la torture; on se gardera bien de heurter des sentiments vivaces qu'une tyrannie brutale ne ferait qu'exalter… mais on fera appel à ton amour filial, on t'enveloppera de mysticisme et d'amour divin… on lassera peu à peu ta résistance, en te parlant de sacrifice ou de renoncement, dans une langue harmonieuse et tendre qui pénétrera ton coeur, et un jour tu seras tout étonnée toi-même d'avoir oublié… ta mère qui t'aimait tant, et l'homme qui t'avait choisie comme la compagne sainte de sa vie.

— Gaston! murmura faiblement Edmée.

— Oui, Gaston! Comprends-tu? Et ce n'est pas ce que tu veux, n'est-ce pas; car tu l'aimes!

— Ma mère!…

— Tu l'aimes, te dis-je; et n'est-il pas digne de ton amour?

— Enfin, que me conseillez-vous? dit encore l'enfant tout étourdie de ce qu'elle entendait.

Miss Fanny ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Les instants sont précieux, dit-elle; madame de Beaufort poursuit son but avec une vigilance implacable, et ton père, trop bon, ne soupçonne rien de ce qu'elle prépare. Il faut donc se hâter, car demain, peut-être, il sera trop tard, et l'on me fermera l'entrée de cette communauté d'où l'on t'aura arrachée toi-même.

— Vous m'effrayez!

— Tu as confiance en moi, n'est-ce pas? Tu sais que je ne te conseillerai rien qu'une mère ne puisse demander à sa fille!

— Que dois-je faire?

— Il faut fuir!

— Grand Dieu!…

— Déjà, peut-être, madame de Beaufort est-elle avertie; la pensée peut lui venir de profiter de cette nuit pour mettre à exécution le projet qu'elle a formé.

— Fuir! répéta Edmée avec un frisson… Mais songez donc!

— J'ai songé à tout! C'est aujourd'hui samedi. À minuit, pour se préparer à la célébration et à la communion du dimanche, toutes les soeurs et quelques pensionnaires, se rendront à la chapelle; tu t'y rendras, et je m'y trouverai aussi. Mais avant que l'office ne soit fini, nous aurons quitté la communauté.

— Et si l'on nous surprenait?

— Il n'y aura, à cette heure, aucune surveillance au dehors. Nous traverserons le verger sans être inquiétées, et Palmer nous attendra dans la maison que tu as pu remarquer en face de ta fenêtre.

— Oh! comme je vais avoir peur!

— Je n'ai pas voulu donner l'éveil en demandant une voiture, dont l'arrivée pendant la nuit aux abords d'un couvent pourrait paraître suspect. Nous partirons à pied, escortées de Palmer et de Gaston, et, en moins d'une demi-heure, nous aurons rejoint celui qui t'attend.

— Gaston!

— Tu consens, n'est-ce pas? Et demain, bien assurée qu'on ne pourra plus t'enlever à mon amour, Gaston et moi, nous irons trouver M. de Beaufort… ah! ne crains rien, car je jure, par ton bonheur même, que je ne ferai rien qui puisse le troubler dans sa sécurité. Est-ce convenu?

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Et crois bien que tu n'auras rien à regretter.

Sur ces mots, miss Fanny embrassa tendrement Edmée, et s'éloigna à pas rapides pour regagner sa cellule.

Edmée s'était laissée tomber accablée sur une chaise, et elle resta une longue heure ainsi, repassant dans sa mémoire tout ce qui venait de se passer.

Le premier coup de minuit la trouva dans la même attitude recueillie et pensive.

V

Machinalement, quand elle entendit l'appel de la cloche, elle se leva et fit quelques pas vers la porte.

Elle entendait autour d'elle, dans les couloirs du couvent, un murmure de voix et de pas; les cellules s'ouvraient, se fermaient, et les soeurs allaient à pas lents vers la chapelle qui était située à l'extrémité de l'aile droite, et à laquelle on accédait par un étroit et long corridor, percé de meurtrières comme dans une véritable bastille.

Edmée jeta une mante sur ses épaules, couvrit ses cheveux d'un voile épais, et prit à son tour le chemin de la chapelle.

Il faisait une nuit noire et fraîche; en passant près des meurtrières, on percevait des bruits lointains, mais nulle des pieuses filles ne s'occupait de ce qui s'agitait au dehors, et elles ne songeaient qu'à l'office où elles se rendaient.

Edmée, elle, était profondément agitée.

Ce qu'elle allait faire, cette fuite à laquelle elle avait consenti l'effrayait maintenant plus qu'elle ne l'eût cru tout d'abord.

Elle n'avait pas réfléchi. Sa mère lui parlait d'un accent pénétré, l'accablait de caresses, et le nom de Gaston revenait à chaque moment dans ses paroles.

Elle ne pensait qu'à lui!

Mais depuis un moment bien des terreurs lui venaient; elle eût voulu voir son père, lui raconter ce qui s'était passé, recueillir un mot d'encouragement et de tendresse.

Comme elle arrivait à la chapelle, elle se croisa avec la supérieure.

Elle l'avait peu vue encore, et elle lui avait paru froide et sèche.

Cette fois, par exception, elle surprit un sourire sur sa lèvre.

Elle allait passer, elle l'arrêta.

— Mon enfant, lui dit-elle d'un ton composé et doux, je suis heureuse des dispositions où je vous vois. Priez Dieu du plus profond de votre coeur; demandez-lui de vous envoyer un rayon de sa grâce, et après l'office venez me trouver; il y a quelqu'un qui aura à vous parler.

— À moi, madame? fit Edmée étonnée.

— À vous, oui, mon enfant; ne vous tourmentez pas, et croyez que l'on s'intéresse à votre sort.

— Mais, dites-moi au moins…

— Tout à l'heure. Allez et élevez votre âme vers Celui qui seul peut nous consoler.

Et elle entra à la chapelle et gagna la place qui lui était réservée.

Edmée alla s'agenouiller dans un coin obscur, sans rien voir, pour ainsi dire, sans rien entendre.

L'office commençait: elle fit un effort pour prier.

Mais elle ne le put pas.

Un sentiment supérieur s'emparait d'elle et l'absorbait tout entière.

Quelques minutes s'écoulèrent ainsi; puis tout à coup elle sentit une main la toucher vivement à l'épaule, pendant qu'une voix murmurait à son oreille:

— Ne bougez pas! disait la voix; ne vous retournez pas surtout.
C'est votre mère qui vous parle. Écoutez.

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains et prêta une oreille avide. La voix continua:

— Madame de Beaufort est ici! Il n'y a plus à hésiter: cette femme a tout appris, et comme je le prévoyais, vous êtes perdue!

— Mon Dieu! sanglota Edmée.

— Il faut choisir entre votre mère et cette femme; il faut décider si vous voulez renoncer à Gaston qui vous aime et que vous aimez!

Edmée garda le silence, mais miss Fanny vit un frisson remuer ses épaules.

— Tout est prêt, d'ailleurs, ajouta-t-elle; dans cinq minutes, je serai à la porte de la sacristie, et j'espère encore que vous ne me laisserez pas partir désespérée et seule: Edmée! Edmée!

La pauvre enfant continuait de se taire, retenant son souffle, n'osant faire un mouvement.

Alors miss Fanny secoua la tête d'un air sombre, et glissant doucement à travers les pieuses assistantes agenouillées, le front baissé, elle gagna sans bruit la porte extérieure.

Il était temps.

Les soeurs commençaient à se retirer les unes se dirigeant vers la sacristie, les autres reprenant le chemin de leurs cellules.

L'office était fini, mais la supérieure restait toujours agenouillée.

Edmée se leva.

Elle n'avait rien résolu encore.

D'un pas chancelant, elle marcha vers le corridor qui menait, au couvent; mais une fois arrivée là, elle se trouva seule et s'arrêta.

C'était sa vie même qui se jouait en ce moment; elle pensa à son père, puis à soeur Rosalie, puis à Gaston; elle pressa sa poitrine de ses deux mains et, résolument, sans plus réfléchir, elle descendit dans le verger et marcha droit devant elle.

Elle venait de se rappeler que madame de Beaufort l'attendait, et elle ne voulait pas la revoir.

Elle avait baissé son voile, ramené les plis de sa mante sur ses épaules, et elle se mit à marcher dans la nuit.

Du reste, elle ne fut pas longtemps seule.

Au bout de quelques secondes, elle entendit des pas précipités derrière elle, et peu après Fanny Stevenson venait la rejoindre.

Les deux femmes n'échangèrent pas une parole.

Le moment était redoutable. Le moindre retard pouvait être fatal.

Miss Fanny se contenta de lui prendre le bras par un mouvement brusque.

— Vous êtes venue… c'est bien! dit-elle à voix rapide et basse.
Marchons!

Et elle l'entraîna.

Elles atteignirent bientôt la porte de l'enclos. Miss Fanny s'en était procuré la clef; elle l'ouvrit d'un geste fébrile, et elles en franchirent le seuil.

Puis elle marcha vers la maison abandonnée, qui, n'était qu'à quelques pas.

— Gaston nous attend! dit-elle encore à l'oreille d'Edmée.

Et elles pénétrèrent enfin dans la maison. Malheureusement, elles devaient rencontrer là une première déception.

Gaston ne se trouvait pas au rendez-vous, Palmer seul les attendait.

— Et M. de Pradelle? interrogea vivement Fanny Stevenson.

— M. de Pradelle était ici vers onze heures, répondit Palmer; et il n'a pas quitté son poste jusqu'au premier coup de minuit.

— Il est parti?

—Faites excuse, miss… M. de Pradelle est parti, parce que l'on est venu le chercher, mais il va revenir.

— Voilà qui est bien invraisemblable, dit la jeune femme. Qui donc savait que M. de Pradelle fût ici?

— Gobson.

— Lui! Et que venait-il faire? Qui l'envoyait? que voulait-il?

— Ça… je n'en sais rien! répondit Palmer. Seulement, il fallait que ce fût bien important, car, dès que Gobson eut parlé au commandant, ce dernier n'a pas hésité.

Un pli soucieux, creusa le front de Fanny Stevenson.

—Voilà qui est bizarre! murmura-t-elle. Il y a là quelque machination nouvelle que dans sa loyauté le commandant n'a pas pénétrée… pourvu que…

Et prise d'une pensée subite, elle entraîna Palmer à l'écart, et se pencha avidement à son oreille.

— Est-ce que par hasard, dit Fanny avec un frisson, M. de Pradelle portait Sur lui les parchemins que je lui ai confiés?

Palmer s'inclina d'un air singulier.

—C'est probable, répondit-il; car, depuis le jour où vous les lui avez remis, je suis certain qu'il ne les a pas quittés. Fanny Stevenson devint blême.

— Plus de doute, se dit-elle, comme se parlant à elle-même; et pourtant j'hésite encore à croire que la pensée d'un pareil crime soit venue à cette misérable…

Elle n'acheva pas.

Une rumeur, venant du couvent, avait frappé son oreille, et elle s'était tournée vers Edmée, qui n'avait rien perdu de ce qui s'était passé.

— Notre fuite est découverte, dit-elle; il ne faut pas rester une minute de plus. Partez, ou vous êtes perdue!

— Ne nous accompagnez-vous pas? demanda Edmée étonnée.

— Non! je reste. Madame de Beaufort est là! C'est elle qui mène tout ceci. Je veux savoir enfin ce que j'ai à redouter de cette femme. Mais ne craignez rien, chère enfant, ajouta-t-elle en proie à une terrible inquiétude, qu'elle s'efforçait de dissimuler, Palmer vous accompagnera, lui. Il connaît les chemins, il sait où trouver une station de voitures; avant une heure, vous serez en lieu sûr et à l'abri de toute recherche.

— Ah! nous avons eu tort peut-être… balbutia Edmée tremblante.

— Non, non, prenez courage. Écoutez! Ils approchent. Par grâce, par pitié, mon Edmée chérie…

Et, s'adressant plus particulièrement à Palmer:

— Allons, dit-elle d'un ton impérieux, partez, et n'oubliez pas, vous surtout, que vous me répondez de ma fille!

Palmer salua d'un air ironique, qui, en toute autre circonstance, eut certainement frappé la malheureuse mère, mais l'imminence du danger lui enlevait à cette heure sa pénétration ordinaire, et elle ne remarqua même pas qu'au moment de franchir le seuil de la maison l'ex-capitaine d'armes de la marine américaine avait failli trébucher contre le pas de la porte.

Un instant après, ils avaient disparu, et presque aussitôt madame de Beaufort, accompagnée d'un grand nombre de soeurs, faisait irruption dans la chambre où Fanny Stevenson les attendait.

VI

Dès qu'elle aperçut cette dernière, madame de Beaufort se précipita de son côté avec un air de triomphe.

— Je ne m'étais pas trompée, dit-elle. C'est cette femme qui a préparé la fuite de ma fille.

Miss Fanny eut un sourire méprisant.

— Votre fille! répondit-elle en se dressant devant madame de
Beaufort.

Mais la colère de celle-ci était trop violemment excitée en ce moment, et c'est à peine si elle tint compte de l'interruption et du ton dont elle était faite.

— On la cache, répliqua-t-elle; on veut nous la dérober.

— Elle n'est plus ici, interrompit encore miss Fanny.

— Vous mentez!

— Elle est partie, vous dis-je.

— C'est faux!

— Eh bien, cherchez!

Madame de Beaufort adressa un geste impétueux aux soeurs, et aussitôt celles-ci se répandirent curieuses et fureteuses à travers les chambres du rez-de-chaussée et du premier étage.

Mais l'investigation ne devait amener aucun résultat, et quand madame de Beaufort les vit reparaître, elle ne put réprimer une exclamation de rage.

— Rien! dit-elle. Oh! vous paierez cher une telle audace!

— Peut-être, répartit Fanny Stevenson.

— M. de Beaufort ne manquera pas de vous demander compte…

Miss Fanny eut un sourire ironique.

— M. de Beaufort! répéta-t-elle d'un ton mordant. C'est lui, en effet, que j'aurais désiré voir, et s'il se trouvait ici en ce moment, je ne pense pas qu'il pousserait l'imprudence jusqu'à me demander de quel droit je suis venue arracher à votre haine la malheureuse enfant que vous voulez m'enlever!

— Ainsi, vous refusez de la rendre?

— Je refuse! répondit miss Fanny avec fermeté.

Et s'approchant de madame de Beaufort, elle ajouta à voix plus basse et plus ardente:

— Mais vous ne savez donc pas qui je suis? Vous ignorez qu'en outre de ce nom de Fanny Stevenson que je tiens de mon père, il en est un autre que je tiens de mon époux, et celui-là! craignez, si vous me poussez à bout, qu'il ne me prenne fantaisie de réclamer les droits terribles qu'il me donne.

Madame de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Les dernières paroles de miss Fanny l'avaient-elles frappée? Un sentiment nouveau s'était-il fait jour en elle? Ce fut inconscient peut-être, mais elle se tourna lentement vers les soeurs, qui écoutaient étonnées, et leur faisait signe de s'éloigner.

— Allez, mes soeurs, dit-elle, je vous remercie du concours que vous m'avez prêté et dont je n'ai plus besoin désormais; mademoiselle de Beaufort a été enlevée, c'est à la justice maintenant qu'il appartient d'agir; mais avant de rien entreprendre, il faut que cette femme parle, et, pour obtenir ce que j'en attends, il importe que je reste avec elle.

Pendant que madame de Beaufort s'exprimait ainsi et que les soeurs gagnaient lentement la porte, Fanny Stevenson s'était assise, impassible et sombre, plongée dans ses réflexions amères, attendant l'instant où elle allait se trouver devant sa rivale.

Ce ne fut pas long.

Et lorsque la dernière religieuse se fut éloignée, elle vit venir à elle madame de Beaufort, l'oeil ardent, la poitrine soulevée, la lèvre tordue par une expression implacable et farouche.

— Et maintenant, dit-elle d'un accent plein de fièvre, personne ne nous écoute; vous pouvez parler, répondez-moi.

— Qu'avez-vous à me demander que vous ne sachiez déjà? répliqua miss Fanny Stevenson; vous m'avez volé ma fille et je l'ai reprise. Qu'y a-t-il là dont vous ayez à vous plaindre! Maintenant Edmée est en mon pouvoir et je saurai la garder! Il y a assez longtemps que je suis privée de ses caresses, et aucune puissance humaine ne l'arrachera de mes bras. D'ailleurs, elle a choisi elle-même, sans hésiter, allant confiante et émue vers celle de ses deux mères qui l'aimait! Car, et c'est là ce qu'il y a d'atroce et ce qui vous condamne, depuis le jour où elle est entrée dans votre demeure vous n'avez cessé de la traiter en étrangère ou en ennemie. Elle ne demandait qu'à vous aimer, et vous l'avez repoussée toujours, d'abord avec froideur, plus tard avec haine! Voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais. Pauvre chère Edmée, Oh! tenez, si vous l'aviez entourée de douceur et de bonté; si vous aviez pris pitié de sa condition misérable; si vous n'aviez pas tenté de la cloîtrer indignement, lui refusant ainsi sa part d'amour et de bonheur! peut-être me serais-je attendrie et aurais-je gardé le silence, me contentant de la voir heureuse par une autre, évitant d'éveiller ses tristesses, ne demandant à Dieu que de lui continuer cette sérénité que vous lui eussiez faite. Mais non! Vous avez torturé sa pauvre âme candide qui ne savait rien du monde et s'effrayait de votre indifférence. Vous ne lui avez pas même offert le mensonge de l'affection maternelle, de sorte que la pauvre abandonnée n'avait pour tout refuge que le coeur effaré et faible de son père. Eh bien! voilà ce qui a réveillé en moi toutes les colères et toutes les indignations; je suis sa mère, j'ai repris mon enfant, et prenez garde maintenant que je ne vous rende à mon tour tout ce que vous lui avez fait souffrir.

Madame de Beaufort, qui avait écouté sans interrompre, haussa imperceptiblement les épaules, pendant qu'un sourire ironique relevait le coin de sa lèvre.

— Vous voulez vous venger? dit-elle d'un ton railleur, et l'on m'en avait déjà prévenue, mais, vous voyez, que vos menaces ne m'ont pas effrayée, et demain…

— Demain, interrompit violemment Fanny Stevenson, demain, vous ne serez plus peut-être que la maîtresse, de M. de Beaufort.

— Vous croyez?

— J'en suis sûre.

— On m'a dit, en effet, que miss Fanny Stevenson avait eu la précaution de se procurer un double de l'acte authentique de son mariage avec le comte de Simier.

— On vous a dit vrai.

— Si ce document était en votre possession, vous, l'auriez déjà produit.

— Ah! vous avez raison, et c'est ainsi sans doute que vous auriez agi!… Mais, moi, j'ai eu peur. Pourquoi le cacherais-je? À la veille d'atteindre enfin le but si ardemment poursuivi, instruite de vos projets, certaine que c'est vainement que l'on s'adresserait à votre coeur de marbre, j'ai craint de votre part quelque résolution extrême, quelque attentat odieux contre la pauvre victime innocente, et, avant d'agir, j'ai voulu m'assurer que ma fille n'avait plus rien à redouter de vous.

— De sorte que maintenant…

— Edmée est entre des mains qui sauront la protéger et la défendre.

Madame de Beaufort fit un geste de condescendance ironique.

— Tout cela est parfait, dit-elle sur un ton de persiflage, et je commence à croire vraiment à l'existence de ces importants documents.

— Vous raillez!

— À Dieu ne plaise! Seulement, après avoir pensé que j'avais affaire avec une fille que M. Beaufort avait honoré d'un caprice sur la côte d'Amérique, il m'est doux de reconnaître que je m'étais trompée, et que j'ai devant moi une véritable comtesse de Simier.

— Dans quelques heures, mademoiselle Wilson n'en doutera plus.

— Elle en sera ravie! toutefois, vous me permettrez bien d'attendre que je vérifie par moi-même… car, en dépit de vos assurances, j'ai bien quelque raison de croire que vous vous trompez vous-même; ne voulant pas admettre que vous ayez l'intention de nous tromper.

— Comment cela?

Madame de Beaufort s'était rapprochée, le regard chargé de lueurs sombres.

— Mon Dieu! c'est fort simple, poursuivit-elle; et vous comprenez bien, n'est-ce pas, que dans la situation menaçante où je me trouvais, j'ai dû me renseigner sur votre compte et vous faire surveiller avec soin?

— Eh bien?

— Eh bien! je ne mettrai aucune hésitation à déclarer qu'en effet il paraît que vous avez entre les mains des papiers fort compromettants pour M. de Beaufort et pour la femme à laquelle il a donné son nom.

— C'est Gobson qui vous a dit cela?

— Lui ou un autre, qu'importe! Mais ce qu'il y a de particulièrement intéressant dans la communication qui m'a été faite, c'est que, par une mesure de prudence que l'on ne saurait trop louer, vous avez cru devoir confier le précieux dépôt à la loyauté d'un homme qui avait toutes les qualités humaines pour justifier ce choix.

— Vous le savez?

— Gobson est un homme habile entre tous; il avait fouillé votre cellule, et n'avait rien trouvé; alors, il s'est renseigné, il a écouté aux portes, et en peu de temps il est parvenu à la conviction que l'homme loyal dont vous avez fait votre confident ne pouvait être que M. Gaston de Pradelle.

Instinctivement, pendant que madame de Beaufort parlait, miss Fanny Stevenson se sentait envahir par le vague soupçon de la vérité.

Madame de Beaufort, menacée dans son bonheur, était capable de tout pour conjurer le danger, et miss Fanny se rappelait que Gobson était venu chercher Gaston et qu'il s'était éloigné en sa compagnie.

L'idée d'un crime traversa son esprit, et elle se prit à frissonner.

Madame de Beaufort, qui l'observait, comprit ce qui se passait en elle; elle ne voulut pas lui laisser le temps de s'abandonner à l'effroi qui la gagnait, et reprit presque aussitôt:

— Eh non! dit-elle sur le même ton railleur, ne vous effrayez pas ainsi, et si implacable que vous me supposiez, ne croyez pas que je me sois oubliée jusqu'à concevoir l'idée de me débarrasser par un crime du jeune commandant que vous destinez à votre fille! Nous avons des intérêts opposés, voilà tout! Et nous les protégeons de notre mieux, chacun de son côté… Qui peut y trouver à redire? Seulement, ne vous plaignez pas trop, si demain, quand vous redemanderez à M. Gaston de Pradelle les parchemins que vous lui avez confiés, il vous répond qu'il en a été dépouillé cette nuit, dans un odieux guet-apens!…

Miss Fanny étouffa un cri de colère folle et fit un mouvement, comme pour sauter à la gorge de madame de Beaufort.

Celle-ci s'inclina.

— À demain donc, miss Fanny, ajouta-t-elle en gagnant la porte, j'espère que cette nuit vous portera conseil et que vous vous montrerez moins menaçante et plus traitable.

VII

Or, pendant que ceci se passait, Edmée s'était éloignée en compagnie de Palmer.

La nuit était noire; une heure venait de sonner; pendant un quart d'heure au moins ils marchèrent l'un à côté de l'autre sans échanger une parole.

Edmée, en proie à une inquiétude que la situation eût suffi à expliquer, pressait le pas, et ne songeait qu'à gagner un quartier moins désert, où elle eût trouvé un mouvement et une circulation qui l'eussent rassurée.

Les rues qu'elle traversait étaient silencieuses et mornes; il y avait longtemps que les boutiques et les caboulots avaient retiré leurs concours à l'éclairage municipal… À peine de loin rencontrait-elle quelques rares passants, et la voie enténébrée qu'elle suivait ne se piquait de points lumineux qu'à de longs intervalles.

C'était la première fois qu'elle se voyait perdue dans le Paris nocturne, sous la protection d'un homme qu'elle ne connaissait pas, et parfois un frisson de terreur passait sur sa chair.

Elle regrettait d'avoir quitté le couvent et se demandait en quel lieu on la conduisait ainsi.

Que n'eût-elle pas donné pour sentir Gaston près d'elle et s'appuyer sur son bras!

Pourquoi ne l'avait-il pas attendue: quelle raison impérieuse l'avait contraint de s'éloigner?

Sans doute le jeune commandant avait dû croire que soeur Rosalie n'abandonnerait pas sa fille en pareille occurrence; cela justifiait son absence. Mais où était-il allé? D'où vient qu'on ne lui avait rien dit sur ce point?

À toutes ces causes de trouble s'ajoutaient certaines remarques qu'elle avait faites, chemin faisant, sur le compte de son compagnon.

Cet homme avait des allures étranges, presque suspectes.

Il n'avançait que d'un pas lourd, s'arrêtait de temps en temps pour tirer de sa poche un objet qui avait la forme d'un flacon et qu'il portait fréquemment à ses lèvres. Puis, après s'être essuyé la bouche et avoir marmotté, en anglais, quelques mots inintelligibles qu'Edmée ne comprenait pas, il reprenait sa marche pesante, sur laquelle la pauvre fugitive était obligée de régler la sienne.

Au bout d'un moment, ce manège finit par l'impatienter, et elle ne put s'empêcher de lui faire quelques remontrances.

Palmer les accueillit par un ricanement obséquieux.

— Ne vous fâchez pas, miss, répondit-il d'une voix mal assurée; et fiez-vous à moi! Car vous pouvez être certaine qu'il ne vous arrivera aucun mal tant que vous serez sous la protection du capitaine Palmer, citoyen de la libre Amérique.

— Cependant, insista Edmée, il me semble que vous n'êtes pas bien sûr du chemin que vous me faites suivre?

Palmer eut un haut-le-corps.

— Que dites-vous là, miss! répliqua-t-il sur un ton de doux reproche; mais je connais ces quartiers aussi bien que je connais ceux de New-York, qui est la première cité du monde! Seulement, il faut tenir compte de tout et il fait ce soir un brouillard…

— Un brouillard? fit Edmée; mais il n'a jamais fait, au contraire, de nuit plus claire.

— Cela vous plaît à dire, et les jeunes miss comme vous ont des yeux que n'ont jamais eus de vieux marins comme moi! Pourtant, ce n'est pas pour me vanter, mais quand j'avais votre âge et que j'étais mousse à bord du Washington, qui est le plus beau steamer que la mer ait porté, j'aurais à vingt milles, nommé les cailloux les moins connus de la côte américaine. Mais aujourd'hui vous comprenez… on a ses soixante ans, et dame…

— Marchons, ne nous arrêtons pas, interrompit la jeune fille. Voyez, il n'y a plus personne maintenant autour de nous; et si quelque malfaiteur…

Palmer se dressa de toute sa hauteur, et ferma les poings qu'il lança à plusieurs reprises en avant.

— Oh! oh! dit-il, ceci est une autre affaire; et si la vue a baissé, il n'en est pas de même du reste; or, il est bon que vous sachiez, miss, que le capitaine Palmer a été et est encore un des plus redoutables boxeurs des Provinces Unies. Je sais qu'il n'est pas bienséant de faire son éloge, et que cela dénote un esprit borné et vulgaire, mais je dois vous dire, ne fût-ce que pour vous rassurer, que les plus habiles de vos lutteurs français ne brilleraient guère contre les deux poings que voici!

En parlant de la sorte, Palmer avait relevé ses manches, et se disposait à prendre les différentes poses classiques de la boxe.

Edmée eut un geste suppliant.

— De grâce! capitaine, dit-elle, je vous en prie, ne nous attardons pas davantage. Songez que l'on nous attend, et qu'à cette heure…

Palmer devint grave subitement.

— Ce sont d'excellentes raisons, miss, et je n'ai rien à y opposer. Remettons-nous en route, et vous verrez qu'avant peu…

Il se reprit à marcher; mais dès les premiers pas et comme si les paroles qu'il venait de prononcer l'avaient altéré, il tira son flacon de sa poche et le vida d'une longue gorgée.

— Voyez-vous, miss, continua-t-il, en suivant la jeune fille, il n'est peut-être pas inutile que je vous dise, parce que vous pourriez vous étonner. Enfin, ça, c'est dans mes conventions avec miss Fanny Stevenson.

— Vos conventions?

— Vous l'ignorez? Je m'en doutais. Eh bien, quand je suis entré à son service — il y a longtemps de cela — j'avais un défaut invétéré: le gin! On peut sans honte confesser ses faiblesses. Moi, j'étais un ivrogne; on me connaissait bien à Smeaton et à Québec. On n'est pas parfait, n'est-ce pas? et plus d'une fois cela a manqué de me porter malheur.

Quand j'ai rencontré miss Fanny Stevenson, une maîtresse femme celle-là, continua Palmer, il a fallu prendre un parti. J'étais ruiné, criblé de dettes; le marchand de gin ne voulait plus faire crédit, et je serais mort de soif, ce qui doit être la plus affreuse mort qui se puisse imaginer, du moins je le suppose. Comprenez-vous?

— Oui! oui! Avançons, dit Edmée en l'entraînant.

— Mourir de soif! répéta Palmer, poursuivant son idée. Je n'avais peur de rien, si ce n'est de ça. Alors miss Fanny, qui est un grand coeur, me dit qu'elle voulait me sauver, qu'elle me prendrait près d'elle et m'habillerait et me nourrirait; mais tout cela à la condition que je ne boirais plus. Seulement, et avec une intelligence qu'un homme n'aurait jamais eue, elle comprit qu'elle me demandait là une chose impossible, et, pour faire la part du feu, elle m'accorda le dimanche, pendant lequel je redevenais libre de me livrer à mon penchant mignon. Voila ce qu'elle a fait, miss; et depuis, par l'âme de mon père, s'il en avait une, je jure que j'ai observé fidèlement le contrat.

Et comme, en jurant ainsi, maître Palmer festonnait légèrement sur le trottoir, Edmée commença une observation à laquelle l'ex- capitaine d'armes coupa court par un geste de douce ironie.

— Bon, je sais ce que vous allez dire, interrompit-il; mais c'est que vous n'avez pas réfléchi.

— À quoi?

— Eh! au jour où nous sommes.

— Comment?

— Voyons, rappelez-vous, miss; faites moi l'honneur de vous rappeler, je vous prie; quand nous avons quitté votre mère, tout à l'heure, n'avez-vous pas entendu une heure sonner à l'horloge du couvent?

— Sans doute.

— Une heure après minuit! cela voulait dire que samedi était fini, et que nous entrions dans le saint jour du Seigneur!

Et il se mit à rire d'un rire épais et aviné.

Edmée se sentit froid jusqu'aux os.

Mais la réalité du danger lui rendit presque aussitôt une énergie factice, et elle n'eut pas même l'idée d'adresser au capitaine d'armes un reproche qu'il n'eût pas compris, et que d'ailleurs il ne méritait pas…

— Soit! soit! vous avez raison, dit-elle, et vous êtes resté fidèle à vos conventions.

— À la bonne heure!

— Mais vous ne voudrez pas cependant que nous ayons jamais à nous repentir d'avoir eu confiance en vous, et j'espère que vous remplirez votre mission comme un homme d'honneur que vous êtes.

L'ex-capitaine eut un geste attendri.

— Vous êtes un ange, miss, répondit-il d'un ton ému; avec des paroles comme celles-ci, vous me feriez passer par un trou d'aiguille, quoique cela paraisse impossible. Allons, c'est dit, et nous allons, cette fois, nous remettre dans la bonne voie, dont je crains bien qu'en effet nous ne nous soyons un peu écartés. Du reste, ajouta-t-il en fouillant sa poche et en tirant le flacon, vos marchands de gin français sont tous d'éhontés voleurs, et ils n'avaient rempli qu'à moitié cette bouteille qui est déjà vide; qu'elle aille donc rejoindre les autres, et Dieu me fasse la grâce de les retrouver pleines toutes au jour du jugement dernier!

Et d'un mouvement brusque il lança en arrière la fiole, qui alla se briser sur le pavé.

Edmée fut soulagée d'un grand poids à cette vue, et c'est d'un coeur plus léger qu'elle se reprit à marcher.

Quelle heure était-il? Elle n'en savait absolument rien, et ignorait également dans quel quartier elle se trouvait.

La voie dans laquelle ils étaient engagés était large, et prolongeait au loin sa longue ligne de becs de gaz.

Tout en marchant, Palmer faisait des efforts inouïs pour s'orienter.

Mais il avait beau faire, regarder à droite et à gauche, interroger les profondeurs sombres de l'horizon, il ne parvenait pas à se reconnaître.

Il en conçut un violent dépit; et alors, se raidissant dans son obstination, ne voulant pas avouer qu'il s'était trompé, il pénétra dans une rue étroite et longue qui descendait vers la Seine, et entraîna avec assurance Edmée, qui crut qu'il avait enfin retrouvé son chemin.

Mais à mesure qu'ils avançaient, ses appréhensions lui revinrent.

Elle voyait bien que Palmer était sérieusement égaré.

— Mon Dieu! qu'allons-nous devenir! balbutia-t-elle éperdue.

Palmer ôta son chapeau, s'épongea le front de son mouchoir et souffla bruyamment.

— Voilà qui est incroyable, grommela-t-il. Voyez-vous, miss, cela n'est pas aussi étonnant que vous pourriez le penser. Depuis quelque temps, la municipalité de Paris fait opérer des trouées fréquentes dans ces quartiers, et les plus habiles ne s'y reconnaissent plus.

— Si encore nous pouvions demander notre chemin à quelqu'un.

— Bon! fit Palmer en un accès de belle humeur; il y a bien à Paris un grand nombre de policemen, mais cela se passe ici comme dans la libre Amérique, et c'est surtout quand on en a besoin qu'on ne les trouve pas!

— Que faire? que faire? dit Edmée avec un sanglot.

— Prenez mon bras, si vous êtes fatiguée, miss. C'est le bras d'un honnête homme, et il saura vous soutenir et vous défendre. Pour égarés, nous sommes égarés; c'est incontestable, mais en y mettant de la persévérance, il n'est pas possible…

— Continuons donc, fit la pauvre enfant avec résignation.

Cependant Palmer était sourdement irrité; une sueur abondante inondait son visage rubicond, et l'on entendait sa respiration siffler en passant dans sa gorge desséchée.

À plusieurs reprises il fit claquer sa langue contre son palais en feu.

— Brigands de marchands de gin! grommelait-il, ce sont eux qui seront cause de ma mort. S'ils ne m'avaient pas volé, comme des convicts effrontés qu'ils sont, je pourrais encore humecter ma langue qui est plus sèche qu'une éponge. Oh! si j'étais quelque chose dans la police!

Il allait poursuivre; mais tout à coup la parole resta suspendue sur ses lèvres et, brusquement, il s'arrêta.

En même temps un immense soupir de satisfaction soulevait sa poitrine, et il se tournait en souriant vers la jeune fille.

Celle-ci ne vit pas son sourire dans la nuit, mais elle comprit que quelque chose d'inattendu, d'inespéré, était survenu et elle s'en réjouit.

— Qu'y a-t-il? demanda-t-elle vivement.

Palmer étendit son bras vers un point de l'horizon.

— Regardez! répondit-il.

Il y avait à quelques pas, au coin d'une ruelle noire, au rez-de- chaussée d'une maison borgne, une lumière qui brillait à travers des rideaux de cotonnade rouge et répandait des lueurs de sang sur le pavé de la rue.

— Qu'est cela? interrogea encore Edmée.

Palmer eut un nouveau sourire épanoui.

VIII

— Ça, miss, répondit-il avec complaisance, c'est ce que l'on appelle ici un caboulot, ou, pour parler plus clairement, un établissement où, à toute heure de jour et de nuit, le passant, altéré peut trouver à se rafraîchir.

— Ah! j'espère au moins que vous n'avez pas l'idée d'entrer dans cette maison.

— C'est cependant là seulement que l'on pourra nous indiquer notre chemin. Laissez-moi faire.

Et comme il se dirigeait déjà vers le caboulot, Edmée le retint.

— Au moins vous n'allez pas m'abandonner seule, dans cette rue, dit-elle.

Palmer protesta du geste.

— N'en croyez rien, répondit-il, car j'entends que vous ne me quittiez pas. C'est l'affaire d'un moment, le temps de demander notre route, et après…

Palmer semblait avoir, depuis un moment, recouvré son aplomb et sa solidité; la vue du caboulot, l'espoir d'y trouver à s'y désaltérer lui avaient rendu une partie de sa présence d'esprit; et c'est d'une main assurée et ferme qu'il ouvrit la porte.

Il entra suivi de près par Edmée qui se laissait conduire sans essayer de résister.

Toute observation eût été inutile; elle le comprenait, et d'ailleurs, elle espérait maintenant que quelques-unes des personnes qu'elle allait voir lui indiqueraient son chemin.

Dès qu'elle eut mis le pied dans la salle du rez-de-chaussée, sa confiance ne tarda pas à être fortement entamée.

Il régnait là une fumée opaque, une odeur acre qui la prit à la gorge, et les premiers visages qui frappèrent son regard étaient si repoussants, il y avait une telle expression d'abrutissement sur ces physionomies dont jamais elle n'avait connu d'équivalent, qu'en dépit de sa résolution elle éprouva un profond dégoût, et qu'en même temps elle se sentit prise de nouvelles terreurs.

Elle chercha Palmer pour se rapprocher de lui et lui communiquer ses inquiétudes.

Mais celui-ci avait aperçu le comptoir de zinc derrière lequel se tenait une énorme matrone, et il s'était fait servir une abondante libation.

— M. Palmer! supplia-t-elle, en le touchant de la main.

Palmer avala le contenu du verre que l'on venait de lui remplir.

Il se retourna réconforté.

— Nous y voici, miss, répondit-il; vous voyez, ça n'a pas été long. Et maintenant, nous allons nous occuper des choses sérieuses.

Mais comme il se disposait à questionner la matrone son pied s'engagea dans un escabeau placé près du comptoir, et il manqua de tomber.

— Ce n'est rien! dit-il en se raidissant; et nous en avons vu bien d'autres… Voyons… nous allons partir… ayez confiance en moi… et si quelqu'un osait…

Le malheureux était complètement étourdi. La chaleur intense qui régnait dans la salle, la fumée épaisse du tabac, l'odeur combinée des différentes liqueurs alcooliques, tout cela avait agi sur son cerveau, et il commençait à perdre le sentiment de lui-même.

Il promena autour de lui des regards hébétés et stupides.

— Ah çà! où sommes-nous donc ici? balbutia-t-il en tournant autour du comptoir et se dirigeant comme malgré lui vers les tables occupées par les étranges clients du caboulot. Dieu damne! Je ne m'y reconnais plus, et à moins que ce ne soit ces gentlemen…

Des rires cyniques l'interrompirent… et il se dressa à la manière des ivrognes…

Cependant, les consommateurs du sinistre établissement avaient fini par remarquer le nouveau venu, et, en le voyant osciller sur lui-même, ils s'étaient mis à échanger entre eux des quolibets grossiers, entremêlés de propos ignobles.

— Eh bien! il est un rien poivre! dit l'un.

— Où a-t-il pris cette paille? ajouta un second.

— Il faut aller le remiser! conclut un troisième.

Palmer écoutait sans comprendre, l'oeil atone, les bras inertes.

Il n'avait pas été initié encore aux mystères de l'argot et se contentait de regarder en ébauchant un sourire.

Mais bientôt la situation s'accentua et prit une autre tournure.

Après avoir accueilli l'apparition de l'ex-capitaine d'armes par une bordée de lazzis, quelques-uns des consommateurs venaient d'apercevoir Edmée, et presque instantanément ils changèrent d'allure et de langage.

D'abord, ce fut une impression manifeste d'étonnement.

Les jolies filles étaient très rares dans le caboulot de la mère Michel, et, en tout cas, quand par hasard quelques-unes s'y égaraient, ce ne pouvait être que certaines malheureuses appartenant au personnel le plus abject de ces quartiers.

On les connaissait presque toutes; la matrone les saluait d'un geste cynique, et chaque hôte du bouge savait à qui il avait affaire.

Mais ici, c'était bien différent.

Jamais encore on n'avait vu un visage plus gracieux, un regard plus doux, un corps plus svelte, une attitude plus décente.

On eût dit quelque apparition céleste dans un cercle de démons.

L'effet ne se fit pas attendre.

Les, yeux s'allumèrent pleins de convoitise ardente, et l'un des plus audacieux de la bande se leva de table et fit quelques pas vers le comptoir.

C'était un grand garçon, habitué du caboulot, ancien boucher, que l'on appelait le Coupeur, un spirituel sobriquet sous lequel il était fort connu dans l'établissement. Quant à son autre nom, on l'ignorait; il avait le front déprimé, les épaules robustes et voûtées, et l'oeil, les lèvres, toute la physionomie enfin, exsudait la passion et le désir effrénés.

Il n'avait pas proféré une parole; mais sa poitrine avait des grondements de fauve; son intention n'était douteuse pour aucun des assistants.

On devinait facilement la scène qui allait se passer, et il ne pouvait venir à l'esprit de ces étranges témoins, la pensée d'y mettre opposition.

Cependant Edmée n'avait pas fait un mouvement. Réfugiée derrière Palmer, elle ne songeait qu'à fuir. À travers la fumée opaque, elle ne voyait rien et ne comprenait que bien vaguement une partie du danger qu'elle courait.

Mais quand elle aperçut le Coupeur qui se dirigeait de son côté, qu'elle distingua ses traits repoussants et qu'elle remarqua surtout la hideuse expression de luxure qui faisait briller son regard, son sang se figea dans ses veines; elle eut l'instinct de ce que voulait cet homme, et, les joues livides, le geste affolé, elle enfonça ses doigts dans le bras de Palmer.

Une plaisanterie grossière du Coupeur vint encore ajouter à son épouvante.

— De quoi! de quoi! dit l'ancien boucher en avançant à pas lents, avec un rictus ignoble au coin de la bouche; est-ce que l'amour vous fait peur? ou craignez-vous de rendre jaloux le boule-dogue qui vous accompagne?

Une hilarité générale salua ces paroles. On trouva la plaisanterie tout à fait de bon goût, et chacun crut devoir l'appuyer de quolibets nouveaux à l'adresse de Palmer.

— Bien envoyé! dit l'un.

— Il est rien bate, le gros vieux! ajouta un autre.

— Et s'il renifle, on l'enverra éternuer à Chaillot, proposa un troisième.

Pendant que ceci se passait, l'attitude de Palmer s'était sensiblement modifiée.

Sous l'impression des attaques dont il était l'objet, il avait secoué fortement la tête, à la manière des dogues acculés, et l'ivresse qui alourdissait son sang s'était presque dissipée.

Palmer était d'ailleurs très brave, et exceptionnellement, il adorait les bagarres. Il n'avait rien exagéré en disant qu'il était un des plus redoutables boxeurs de la jeune Amérique, et sa réputation n'était plus à faire, aussi bien dans les États du Nord que dans ceux du Midi.

Il se mit donc à observer le Coupeur, et prêt à tout événement, pour voir venir, se plaça devant Edmée qui n'osait plus regarder.

Le _Coupeur _avait continué d'avancer; maintenant il n'avait plus qu'à étendre la main pour le toucher.

Il s'arrêta, et, d'un air goguenard, s'inclinant humblement.

— Alors, dit-il d'un accent traînant, vous prétendez la garder pour vous tout seul?

— Je ne prétends rien autre chose, répliqua Palmer.

— Pour ce qui est de ça, riposta le Coupeur, nul ne s'y oppose, mais quant à la petite, c'est une autre paire de manches, et je me chargerai de la conduire moi-même dans sa famille.

Pour toute réponse, Palmer se tourna avec résolution vers Edmée.

— Miss, lui dit-il d'un ton ferme et grave, veuillez, je vous prie, me pardonner de vous avoir, par mon intempérance, exposée à de pareilles injures; j'espère que vous sortirez saine et sauve de ce danger où je suis bien coupable, et je jure que tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines, vous n'aurez rien à craindre de ces misérables. Gagnez donc la porte avec assurance; je reste, moi, pour vous protéger et châtier ceux qui oseraient s'opposer à votre retraite.

Pendant que Palmer parlait de la sorte d'un air résolu qui, un moment, réconforta Edmée et lui rendit un peu d'espoir, le Coupeur, qui observait le mouvement, exécuta un bond vers la jeune fille, et, avant qu'elle eût fait quelques pas, il lui saisissait le bras d'une main brutale.

—Ah! vous me faites mal! balbutia Edmée d'une, voix défaillante.

Mais inaccessible à toute pitié, incapable de se laisser toucher, le bandit l'attira impérieusement à lui et il se disposait à entourer sa taille de ses deux bras vigoureux quand une horrible imprécation de douleur et de rage retentit dans la salle.

Cela avait été instantané! — pour ainsi dire, ceux qui regardaient n'avaient rien vu, — mais le Coupeur était allé s'aplatir contre le comptoir de zinc, la poitrine sifflante et le visage inondé de sang.

Au moment où il se penchait vers Edmée, Palmer lui avait appliqué, entre les deux yeux, le plus remarquable coup de poing qu'un boxeur eût jamais administré.

Il y avait de quoi tuer un boeuf.

Un murmure de stupéfaction courut dans les rangs des témoins de cette scène et chacun se leva pour voir.

Pour être vrai, nous devons ajouter qu'il se mêlait, à ce murmure étonné, une certaine nuance d'admiration.

D'ailleurs, ce n'était pas fini, et il était intéressant d'attendre la suite.

Le Coupeur, un moment étourdi, s'était énergiquement redressé et à moitié aveuglé par le sang qui coulait en abondance de son front meurtri, il semblait se ramasser pour fondre sur son redoutable adversaire.

Seulement il avait compris tout de suite qu'il n'était pas de force à lutter avec les mêmes armes, et il venait de tirer de sa poche un énorme couteau catalan.

— Ah! canaille! grommela-t-il, tu veux m'échapper, mille millions de tonnerre! Tu ne sortiras d'ici que les pieds devant. Attends! attends!

Et brandissant son couteau, dont la lame aiguë traçait, à travers la buée, de sanglants éclairs, il fit quelques pas vers l'ex- capitaine d'armes.

Il avait, la face convulsée; et, de son souffle puissant, il chassait au loin les gouttes de sang qui rougissaient sa lèvre.

On ne pouvait rien imaginer de plus hideux. La matrone, qui ne s'effrayait pourtant pas facilement, s'était levée de son comptoir et suppliait d'une voix rauque.

Coupeur! Coupeur! disait-elle, prends garde à ce que tu vas faire. Tu vas retourner là-bas. La rousse rôde dans la rue. Je l'ai vue tout à l'heure, et si tu es pincé, cette fois, ton compte sera bon.

Mais le Coupeur n'écoutait plus: une fureur aveugle s'était emparée de lui et le grisait. Encore un pas et c'en était fait peut-être de Palmer. Mais à ce moment, il se passa quelque chose d'invraisemblable.

Tout à coup, sans transition, sans cause appréciable, la plupart des clients s'enfuirent précipitamment de leur place, et, en un clin d'oeil, comme par enchantement, la salle se vida presque entièrement.

Le Coupeur lui-même avait tressailli, et, d'un mouvement rapide, refermant son couteau, il avait tourné un regard inquiet vers la matrone.

— Qu'est-ce que je te disais! fit celle-ci. Allons, file! et plus vite que ça!… Tu connais la route; ne laisse pas traîner tes guêtres plus longtemps ici; car il n'y va pas faire bon tout à l'heure pour les chevaux de retour!

Le Coupeur ne se le fit pas dire deux fois, et, gagnant le fond de la salle, il détala avec une agilité qu'on ne lui aurait pas supposée.

Quant à Palmer, il était resté interdit.

— Qu'est-ce que cela veut dire? murmura-t-il en s'adressant à la matrone.

Celle-ci haussa les épaules par un geste de douce commisération:

— Cela veut dire, répondit-elle, que ceux-ci ont l'oreille fine, et qu'ils ont entendu…

— Quoi donc?

— Le signal, parbleu! Êtes-vous sourd?

— Quel signal?

La matrone ne répondit pas.

Un coup de sifflet strident et prolongé venait de retentir à peu de distance.

— Eh bien! as-tu entendu, cette fois, reprit la vieille femme. Ça veut dire que la rousse n'est pas loin, et qu'il n'est que temps pour ceux qui ne sont pas en règle…

Palmer comprenait enfin; il n'insista pas. Le dénouement était, du reste, des plus heureux, et bien qu'il n'eût pas été mécontent de développer devant une nombreuse société ses talents exceptionnels de boxeur, il se félicitait tout de même, au fond du coeur, d'avoir échappé au guet-apens dont il avait failli être victime.

Aussi, après s'être renseigné sur le chemin qu'il avait à prendre, il ne s'attarda pas davantage, et tournant sur lui-même, il se dirigea vers la porte.

Mais, au moment où il allait l'atteindre, un bruit se fit au dehors, bruit de pas lourds et de voix aiguës, et presque aussitôt la porte s'ouvrit, et quatre solides gaillards pénétrèrent dans la salle, portant entre leurs bras un homme qui devait être évanoui. Deux ou trois sergents de ville suivaient. — Voyons, dit l'un d'eux en s'adressant à la matrone, nous vous apportons un blessé; faites descendre un matelas pour le coucher, et que l'on envoie tout de suite chercher un médecin. Le sergent de ville parlait avec autorité; il fut immédiatement obéi, et, pendant que l'un des garçons du bouge s'éloignait précipitamment, on apportait deux matelas sur lesquels le blessé fut aussitôt placé.

Edmée et Palmer étaient restés, pris tous les deux d'une ardente curiosité.

Edmée surtout.

Tous les événements de cette nuit l'avaient bien profondément troublée; elle était fatiguée, énervée, tremblante encore des sinistres scènes auxquelles elle avait assisté; un instant auparavant, elle ne désirait qu'une chose, qui était de fuir ce lieu d'horreur et de regagner au plus tôt l'endroit où l'attendaient sa mère et Gaston.

Maintenant, un sentiment nouveau l'avait saisie; on eût dit que quelque lien puissant la retenait dans cette salle, où naguère elle avait manqué mourir de peur; et c'est avec une curiosité haletante qu'elle observait le mouvement qui s'opérait autour du blessé.

Toutefois, elle n'osait avancer; elle se contenait. Mais quand les matelas eurent été étendus près de la cheminée et que le blessé y eut été déposé; quand elle vit que chacun se retirait et qu'il ne restait plus auprès de lui que l'un des sergents de ville, elle vint, à son tour, jeter un regard sur ce douloureux tableau.

Le regard fut rapide et l'effet foudroyant.

Elle n'eut pas plus tôt aperçu le blessé que tout son sang afflua à son coeur et qu'elle s'affaissa sur elle-même sans proférer un cri.

Palmer, qui l'avait suivie, la reçut défaillante dans ses bras.

Ce blessé qui était là et qu'elle venait de reconnaître, c'était
Gaston!

IX

Cependant l'évanouissement de la malheureuse enfant ne fut pas de longue durée.

On s'empressa immédiatement autour d'elle; Palmer se multiplia pour lui prodiguer ses soins, et quelques minutes plus tard elle reprenait ses sens.

Presque en même temps le médecin mandé faisait son entrée, et Edmée, rendue par cette vue à la réalité de la situation, abandonnait la chaise où on l'avait déposée et allait s'agenouiller auprès de Gaston qui n'était pas encore revenu à lui.

— Vous connaissez le blessé? demanda alors le sergent de ville surpris de ce mouvement.

— Oui, oui, monsieur, répondit Edmée, et vous comprenez quel intérêt…

— Quel est-il donc?

— Il s'appelle M. de Pradelle, et il est officier de marine.

Le sergent de ville s'inclina en signe de remerciement et prit note de la déclaration, pendant qu'Edmée se tournait vers le médecin.

Ce dernier s'était agenouillé à son tour, et, assisté de Palmer qui l'éclairait, il avait commencé à examiner le blessé.

Tout le monde faisait silence alentour, et chacun attendait avec anxiété le résultat de cet examen.

Le docteur avait déchiré la fine batiste qui recouvrait la poitrine de Gaston, et, après avoir mis la blessure à nu, il en étanchait délicatement le sang avec un linge mouillé.

Edmée suivait tous ses mouvements les mains jointes, mordant ses lèvres, comprimant les sanglots qui montaient à sa gorge.

Pour elle, il n'y avait plus rien que Gaston!

Que lui importaient les témoins de cette scène! Elle ne cherchait plus à dissimuler sa douleur, qui trahissait son amour; elle ouvrait son coeur sans honte et laissait voir tout ce qu'il contenait et l'inquiète sollicitude qu'elle éprouvait pour le seul être qu'elle eût encore aimé.

Tout à coup elle se dressa à demi et tressaillit.

Gaston venait de faire un mouvement; un soupir douloureux s'était échappé de ses lèvres et ses paupières s'étaient soulevées.

— Mon Dieu! balbutia la pauvre enfant. Et, s'adressant au docteur:

— Ah! il est sauvé, n'est-ce pas? ajouta-t-elle, incapable de se contenir.

— Sauvé, oui, répondit le médecin, mais il aura besoin de grands soins; la blessure est légère, la lame a à peine pénétré dans les chairs, et j'espère qu'il ne se produira aucune complication fâcheuse.

— Mais il ne peut rester ici.

— J'y pensais.

— Il faut qu'on le transporte chez lui, où il pourra recevoir tous les soins que réclame son état.

— C'est cela qu'il faut faire, en effet, et je vais m'en occuper.

Cependant, ainsi que l'avait constaté Edmée, Gaston avait ouvert les yeux et promené ses regards sur cette salle enfumée, qu'il cherchait vainement à se rappeler.

Il n'était point encore sorti tout à fait de son évanouissement et ne distinguait que faiblement les objets qui s'offraient à lui.

Mais peu à peu le sentiment de la réalité lui revint; le souvenir de ce qui s'était passé se présenta plus net à son esprit, et, quand il reconnut Edmée, agenouillée, tristement souriante à ses côtes, il fit un brusque mouvement pour se lever.

Edmée le retint avec une douceur mélancolique.

— Ne bougez pas, monsieur Gaston, dit-elle; le médecin l'a ordonné, et il faut lui obéir.

— Vous! C'est vous! murmura le jeune commandant; comment vous trouvez-vous près de moi, et où sommes-nous ici?

— Je vous expliquerai tout cela. Vous avez été victime d'un odieux guet-apens. Vous avez failli être assassiné; mais Dieu n'a pas voulu qu'une pareille infamie pût s'accomplir, et l'on est arrivé à temps pour vous sauver. Dieu merci, votre blessure est peu grave; on va pouvoir vous transporter chez vous, et là…

— Ah! vous ne me quitterez pas! supplia Gaston.

— Non! non!

— J'ai tant besoin d'être aimé! Et si vous saviez comme je vous aime!

Une vive rougeur monta aux joues d'Edmée à ces paroles, et elle baissa le front sans répondre.

— Vous vous taisez, continua Gaston d'un ton de doux reproche et en lui prenant la main, qu'elle lui abandonna sans résistance; vous hésitez à me donner cette joie d'apprendre que je ne vous suis pas indifférent, et que mon amour…

— Taisez-vous, par pitié! ne parlez pas ainsi, répondit Edmée. Voyez, je suis toute tremblante encore; cette nuit a été douloureuse entre toutes; et quand je vous ai vu là tout à l'heure…

— Chère Edmée!

— Soyez prudent!

— Je ferai tout ce que vous voudrez.

— À la bonne heure.

— Mais dites-moi au moins…

Edmée n'eut pas la force de résister à cette invitation pressante que lui adressait Gaston les lèvres pâles, les doigts glacés, le regard encore voilé des troubles de l'évanouissement.

Elle lui prit les mains et les serra tendrement dans les siennes.

— Oui! oui! dit-elle en baissant les yeux, je vous aime comme je n'ai jamais aimé, comme je n'aimerai jamais! J'espère que ce qui arrive aujourd'hui est la derrière épreuve que Dieu ait voulu m'envoyer. Mais quoi qu'il advienne encore, quelque résolution que mon père doive prendre, je vous jure, Gaston, que je n'aurai jamais d'autre époux que vous, et que ce me sera une joie profonde de vous confier, à vous, le bonheur de toute ma vie.

Une immense satisfaction éclaira à ces paroles les traits du pauvre commandant, et il baisa avec transport les mains de la jolie enfant interdite.

Pendant qu'ils causaient ainsi, tous les deux seuls, oubliant ceux qui les entouraient et qui, du reste, ne prenaient plus garde à eux, toutes les dispositions avaient été prises pour le transport du blessé.

On était allé chercher une voiture; on y avait installé un matelas où Gaston put rester allongé pendant le trajet, et il avait été convenu que le médecin et Edmée ne le quitteraient pas.

Le trajet était long, et on devait aller au pas.

Palmer avait été dépêché en avant pour prévenir Bob, afin qu'il se tînt prêt à recevoir son maître. Une fois le transport effectué, Edmée songerait à ce qu'il lui resterait à faire.

D'ailleurs, elle était résolue.

On eût dit qu'une nouvelle force s'était développée en elle. Maintenant ce n'est plus d'elle qu'il s'agissait, mais de Gaston, et l'épouvantable douleur qu'elle avait éprouvée à la pensée de le voir mourir lui avait donné la mesure de son amour.

Elle ne voulait plus le perdre de nouveau, et aucune puissance humaine ne ferait sur ce point ployer sa volonté.

Et puis, qui était-elle après tout?

Depuis que Fanny Stevenson lui avait révélé le mystère de sa naissance, quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti jusque-là s'était passé en elle.

Désormais elle se sentait complètement détachée des hôtes de la rue de la Chaussée-d'Antin, et si elle conservait toujours pour son père, un profond et inaltérable attachement, elle n'éprouvait pour madame de Beaufort qu'un sentiment de dédain ou tout au moins d'indifférence.

Cette révélation lui avait en quelque sorte rendu sa liberté d'action, et elle était décidée à en user pour assurer le bonheur de ceux qu'elle aimait.

Mais quel moyen employer pour atteindre ce but?

Cela resta un secret qu'elle ne confia à personne, et qu'elle jugea prudent de cacher avec un soin jaloux.

Aussi quand le lendemain, dans l'après-midi, Fanny Stevenson, qu'elle avait trouvée au domicile de Gaston, voulut la questionner sur ce point, et lui faire part des projets qu'elle avait formés elle-même, Edmée eut un geste mystérieux et lui imposa doucement silence.

— Si vous le voulez bien, ma mère, dit-elle, nous parlerons de toutes ces choses une autre fois.

— Cependant, il faut prendre un parti, insista miss Fanny.

— Je le sais.

— Ton père peut venir d'un moment à l'autre, il connaît ta fuite du couvent; il apprendra que tu es ici, et il viendra.

— Je le verrai avec bonheur, et j'aurai pour lui la même déférence.

— Mais ne crains-tu pas…

— Je ne crains plus rien, car j'ai mon idée.

— Quelle est-elle?

— Je vous le dirai bientôt; ayez confiance. J'ai beaucoup réfléchi depuis hier; vous verrez que vous n'aurez pas à vous repentir de m'avoir laissé agir.

Et elle ajouta aussitôt sur un ton singulier:

— Seulement, il faut que j'aie avec Gaston un entretien décisif; il m'aime, j'en suis certaine, presque autant que je l'aime moi- même, mais il est un point important sur lequel je veux lui demander quelques éclaircissements, et cette explication ne pourra avoir lieu que lorsqu'il sera tout à fait hors de danger.

X

— Mais le docteur a déclaré que sa blessure était des plus légères.

— Et j'en rends grâce à. Dieu. C'est donc un peu de patience que je vous demande, et j'espère que vous serez contente de votre fille.

Edmée n'en dit pas davantage, et elle quitta Fanny Stevenson pour aller au chevet de Gaston.

Aucun autre incident ne se produisit ce jour-là, et Edmée ne quitta presque pas le chevet du blessé.

Vers le soir, à la suite de la visite du docteur qui s'était retiré, après avoir constaté un mieux sensible, miss Fanny Stevenson était venue prendre place à côté d'Edmée, et tous les trois, délivrés désormais de toute inquiétude grave, se concertaient sur ce qu'ils allaient faire.

Il était évident que M. et Madame de Beaufort ne resteraient pas inactifs et qu'ils emploieraient tous les moyens légaux pour reprendre leur fille. Miss Fanny Stevenson s'exaltait dans sa résistance et sa haine, et elle ne parlait de rien moins que d'en appeler au scandale et de produire les documents terribles qu'elle avait confiés naguère à Gaston.

Ce dernier la regardait sans répliquer, et soucieux.

Au bout d'un moment, il lui prit doucement la main, et l'interrogea.

— Vous ne dites rien, vous, Edmée, dit-il: et pourtant c'est mon bonheur, peut-être le vôtre aussi, qui sont ici en jeu.

Edmée releva la tête et oublia son regard sur le visage pâle du jeune commandant.

— Je n'ai rien à répondre dit-elle, car depuis hier, dans l'état de faiblesse où vous étiez, je ne me sentais pas le courage de vous interroger: mais à présent que le docteur assure que tout danger a disparu, il y a un renseignement que je veux vous demander et que nous avons intérêt à connaître.

— Lequel? fit Gaston, étonné autant peut-être de la question que de la fermeté avec laquelle elle était faite.

— Vous nous avez appris que vous aviez failli être assassiné, mais vous ne nous avez pas fait connaître à quel assassin vous avez eu affaire.

— Eh! le commandant a-t-il besoin de le nommer, interrompit impétueusement miss Fanny, cela ne se devine-t-il pas aisément? L'assassin est Gobson, et c'est madame de Beaufort qui le poussait.

— Quel but avait-il donc? insista Edmée de la même voix assurée.
Ce n'est pas à la vie de Gaston qu'il en voulait, je suppose.

— Sans doute, répliqua encore miss Stevenson, mais il voulait lui arracher les titres qui établissent mes droits d'épouse, et en même temps la légitimité de ta naissance…

— Et ces papiers, vous les avez encore? continua Edmée, poursuivant obstinément sa pensée.

— Ah! c'est Dieu qui m'a protégé, répondit Gaston. Ils étaient trois, et j'eusse été perdu, infailliblement dépouillé, si quelques agents accourus au bruit de la lutte, n'avaient mis les misérables en fuite.

— De sorte que vous avez toujours ces titres auxquels sont attachés l'honneur et la fortune de madame de Beaufort.

— Comprends-tu? fit miss Fanny, d'un air de triomphe.

Edmée retomba pour la seconde fois, dans son attitude taciturne et morne, et elle sembla réfléchir profondément.

Il y eut un long silence.

Fanny Stevenson et Gaston l'observaient avec attention, et ils cherchaient à deviner ce qui se passait dans son coeur.

Pourquoi se taisait-elle ainsi? d'où venait son hésitation? quelle pensée sombre pesait sur son esprit?

Miss Fanny eut un mouvement d'impatience.

— Tu te tais! dit-elle d'un accent amer; tu n'éprouves ni colère du passé, ni désir de vengeance pour l'avenir. Ah! tu n'as donc aucune pitié pour les souffrances dont on a abreuvé ta mère.

Edmée tourna vers miss Stevenson son visage baigné de larmes, et l'attira près d'elle par un geste plein d'abandon et de tendresse.

— Oh! je vous aime! répondit-elle. Je vous aime de tout l'amour que vous méritez, et ma vie se passera à vous faire oublier les tortures que vous avez endurées; mais, comprenez-moi bien aussi, chère mère adorée, comprenez bien ce que j'éprouve, et pourquoi je ne pourrai jamais me faire un avenir avec le malheur de mon père.

— Que dis-tu?

— Ah! il m'aime, lui aussi, vous le savez bien, et je ne pourrais être heureuse si je l'abandonnais avec cette épouvantable pensée que sa honte lui viendrait par l'enfant qu'il a si tendrement aimée. Non, non, plutôt le cloître, plutôt la mort, et je suis bien sûre que M. Gaston ne voudrait pas plus que moi d'un bonheur acheté à ce prix.

— Mais quelle est ta pensée, dit miss Fanny un peu ébranlée, quel est ton projet?

— J'en ai un en effet.

— Dis-le nous.

— Plus tard.

— Pourquoi cette discrétion?

— N'insistez pas, ne me troublez pas, surtout, car, j'ai besoin de toute ma présence d'esprit, de tout mon sang-froid… Mais ayez confiance en moi, et soyez certains, l'un et l'autre, que je n'ai d'autre désir que celui d'assurer votre bonheur qui est le mien!

— Enfin, que veux-tu faire?

Edmée eut un doux sourire.

— Je vais prier Dieu de m'éclairer encore, répondit-elle; puis, je réfléchirai pendant cette nuit, et demain je vous dirai ce que j'aurai résolu. Voulez-vous?

— Il le faut bien.

— Eh bien! à demain, ma mère bien-aimée; à demain, Gaston, mon fiancé… Et aimez-moi assez l'un et l'autre pour ne pas me demander une action dont le souvenir pèserait éternellement sur ma vie à l'égal d'un remords.

Ce que fit Edmée le lendemain, nous le dirons plus loin; mais auparavant, il n'est pas inutile de faire connaître ce qui se tramait rue de la Chaussée-d'Antin, et surtout ce qui s'y était passé à la suite des événements que nous venons de raconter.

Ainsi que l'avait deviné miss Fanny Stevenson, c'était bien Gobson, poussé par madame de Beaufort, qui avait préparé le guet- apens, lequel devait avoir pour effet de dépouiller le jeune commandant des papiers qu'il portait toujours sur lui.

Seulement, il faut être juste, même envers les coquins; la pensée de Gobson n'allait pas plus loin que la spoliation, et son intention n'était point d'attenter aux jours de Gaston.

Sous prétexte de le conduire auprès de M. de Beaufort, il l'avait attiré dans un lieu désert, où deux affidés étaient apostés, et une fois là, il s'était démasqué tout à fait et avait découvert ses batteries.

Mais il avait affaire à un homme qu'il n'était pas facile d'intimider ni de surprendre. Gaston s'était défendu avec une énergie à laquelle les assaillants ne s'attendaient pas, et une lutte s'était engagée, qui avait mal tourné.

Un coup de couteau est bien vite donné, et l'un des deux hommes aux gages de Gobson n'aimait pas à flâner longtemps dans les rues, la nuit.

Il avait donc précipité le dénouement, convaincu, depuis longtemps, qu'il est plus commode de dépouiller un blessé qu'un homme valide.

Cette vivacité avait tout gâté.

Gaston était tombé en appelant à l'aide, et au moment où les trois bandits allaient se ruer sur le corps roulé à terre, un bruit de pas s'était fait entendre, et ils avaient dû s'empresser de disparaître.

Gobson fut le dernier à s'éloigner.

Mais l'affaire devenait mauvaise. Cela ne pouvait plus passer pour une simple rixe; il jugea prudent d'imiter l'exemple que lui donnaient ses deux compagnons.

Il détala donc peu après, disparut dans le lacis des rues étroites et sombres de ces quartiers, et s'étant jeté dans le premier fiacre qu'il rencontra, il regagna lestement l'hôtel de la Chaussée-d'Antin.

Madame de Beaufort était déjà rentrée du couvent, et elle l'attendait avec une mortelle impatience.

Quand elle entendit son pas dans le couloir qui conduisait à sa chambre, elle fut sur le point de défaillir.

Un instant après, Gobson entrait.

— Eh bien!… interrogea-t-elle l'oeil ardent, les doigts crispés.

Gobson fit un geste découragé.

— Rien! dit-il un peu confus.

— Tu ne l'as pas vu?

— Je le quitte à l'instant.

— Mais ces parchemins… ces titres?…

Gobson raconta brièvement ce qui venait d'arriver, et quand il eut fini, madame de Beaufort se laissa tomber accablée sur un fauteuil.

— Ah! je suis maudite! balbutia-t-elle en roulant sa tête dans ses mains affolées; ma fille! mon enfant! c'est fini, cette femme nous déshonorera! Que faire! que faire!

Et elle resta inerte, affaissée devant Gobson qui, de son côté, n'osait plus proférer une parole.

Ce dernier incident allait singulièrement compliquer la situation.

Fanny Stevenson devait devenir plus implacable encore qu'auparavant; elle trouverait en Gaston un auxiliaire résolu et redoutable, et il n'était pas douteux qu'à eux deux, ils ne parvinssent à éveiller l'intérêt de la justice.

C'était terrible.

Madame de Beaufort se perdait en projets plus ou moins sensés, et elle se demandait si vraiment elle n'était pas le jouet de quelque abominable cauchemar.

Enfin, elle se releva et se mit à faire quelques pas à travers la chambre.

— Et elle! Edmée! balbutia-t-elle d'une voix brisée, où est-elle?
Ne sais-tu pas au moins ce qu'elle est devenue?

— Je ne sais rien, répondit Gobson.

— Mais il faut savoir, cependant…

— Demain, dès le jour, je me mettrai en campagne, et je vous promets…

— Quelle misère! mon Dieu! et quelle destinée pour ma pauvre Nancy! Car celle-là, c'est ma fille: Nancy, mon seul amour! et qu'espérer pour elle après un tel scandale? Ah! que Dieu ait pitié de nous!

XI

Sur ces mots, madame de Beaufort congédia Gobson en lui recommandant de venir le lendemain lui faire connaître ce qu'il aurait appris, et dès qu'il se fut éloigné elle rentra dans la chambre, plus désespérée qu'elle ne l'avait jamais été.

Elle avait peur! Mille fantômes vinrent s'asseoir à son chevet; elle eût donné la moitié des jours qui lui restaient à vivre pour être au lendemain.

Et en effet, elle était loin de se douter de ce qui allait se passer.

Pendant toute la matinée du lendemain, une agitation sourde ne cessa de régner dans l'hôtel de la Chaussée-d'Antin.

Madame de Beaufort déjeuna dans sa chambre, prétextant une légère indisposition, et M. de Beaufort, tourmenté de vagues inquiétudes, lui ayant fait demander si elle pouvait le recevoir, elle lui avait fait répondre qu'elle ne pourrait accéder à son désir que dans l'après-midi.

Elle resta donc seule, chez elle, attendant les nouvelles du dehors, que Gobson s'était engagé à lui apporter.

Ce dernier se présenta vers midi.

Il battait Paris depuis le matin et avait appris tout ce qu'il était intéressant de savoir.

Madame de Beaufort l'écouta avec une avidité fiévreuse et frissonna au récit des aventures de la nuit précédente.

Toutes ses appréhensions se vérifiaient: Fanny Stevenson avait révélé à Edmée le secret de sa naissance; la mère et la fille se liguaient avec Gaston de Pradelle, et de la lutte qui ne pouvait manquer de s'engager devaient sortir la honte et le déshonneur de M. de Beaufort!

C'était l'effondrement complet, la ruine irrémédiable… et elle ne voyait aucune issue à cette impasse où elle s'était elle-même acculée!

M. de Beaufort vint la voir vers deux heures.

Elle n'était pas encore remise.

De son côté, d'ailleurs, il était horriblement inquiet.

Il venait d'apprendre qu'Edmée avait quitté le couvent, et — chose invraisemblable, mais effrayante — on lui avait affirmé que sa fille avait accompagné Gaston blessé jusqu'à sa demeure.

Il y eut entre les deux époux une explication violente.

Madame de Beaufort s'abandonnait à son désespoir. Elle était désormais incapable de raisonner. On ne pouvait plus la bercer d'illusions; la catastrophe était imminente; il fallait prendre un parti.

Lequel?

Fanny Stevenson serait évidemment sans pitié; on devait s'attendre à tout de sa part, et il n'était pas douteux qu'Edmée ne se mît de son parti.

M. de Beaufort répondait à peine.

Une pâleur livide était répandue sur ses traits; son regard se voilait sous le regard ardent de sa femme. Ses yeux étaient rougis par des larmes qui les brûlaient sans pouvoir couler.

— Et vous êtes là? vous ne répondez pas! dit tout à coup madame de Beaufort, en se dressant devant lui, irritée et menaçante; il est bien temps cependant que je sache ce que vous comptez faire, et si je ne dois plus me regarder désormais que comme votre maîtresse.

— Juliette! fit le malheureux d'un ton suppliant.

— Eh! ce n'est de prières ni de larmes qu'il s'agit, c'est de volonté et d'énergie. Ah! vous aviez jusqu'à présent, réservé le plus pur de votre amour pour l'enfant de cette femme, et quant à Nancy, ma pauvre fille à moi, il y a longtemps que vous l'aviez repoussée de votre coeur.

— Ne parlez pas ainsi.

— Aussi voyez; vous en êtes bien récompensé aujourd'hui. Est-ce qu'Edmée a souci de vous seulement, est-ce qu'elle s'inquiète du scandale, de la honte. A-t-elle hésité à suivre cet homme qu'elle aime, et dont au premier jour elle fera son amant.

— Ce que vous dites là est indigne.

— Vous allez peut-être la défendre?

— Edmée est une enfant pure et soumise. Ce sont vos violences, vos injustices qui l'ont poussée à bout.

— Mon Dieu! mon Dieu! vous l'entendez! balbutia madame de Beaufort éperdue; Edmée! Edmée! Ah! elle ne m'avait pas trompée, moi, du moins, et elle montre à cette heure qu'elle est bien l'enfant de cette Fanny!

En parlant ainsi, madame de Beaufort s'était mise à parcourir la chambre à pas heurtés; quand elle revint vers son mari elle s'arrêta brusquement.

— Voyons! dit-elle d'un ton saccadé, je vous demandais tout à l'heure ce que vous comptiez faire, et j'ai besoin de connaître la résolution que vous allez prendre pour décider moi-même la conduite que je dois tenir. Faut-il que je quitte cet hôtel avec ma fille? ou bien encore m'y croire chez moi! Répondez.

M. de Beaufort eut un mouvement impatient qu'il ne put réprimer.

Il était lui-même à bout de force, sourdement fâché contre le sort, cherchant âprement à sortir de cette situation sans issue.

— Pour Dieu! répliqua-t-il, ne vous abandonnez pas de la sorte, et n'aggravez pas par votre exagération la position qui nous est faite. Edmée, je le répète, est une enfant dont le coeur ne s'est jamais démenti et qui, j'en réponds, ne fera rien qui puisse être un danger pour son père. Laissez-moi donc la conduite de cette affaire; ne m'y mêlez plus ce Gobson qui m'a déjà bien plutôt mal servi, et je crois pouvoir vous assurer que sous peu…

— Quelle est votre intention? interrompit madame de Beaufort.

— Je verrai Edmée.

— Quand cela?

— Aujourd'hui même, et il faudra qu'elle ait bien changé en si peu de temps, pour que je n'obtienne pas ce que je compte lui demander.

Ainsi qu'il l'avait annoncé, M. de Beaufort se rendit le jour même à l'hôtel qu'Edmée habitait avec Fanny Stevenson; mais on lui dit qu'Edmée était avec elle auprès de M. Gaston de Pradelle, qui occupait un appartement dans la maison contiguë.

M. de Beaufort n'hésita pas, et quelques minutes plus tard, il sonnait chez le jeune commandant.

C'est Bob qui vint lui ouvrir.

— M. de Pradelle? demanda M. de Beaufort.

— Le commandant est souffrant en ce moment, répondit Bob, et le médecin a défendu de recevoir personne.

— Mais n'y a-t-il pas auprès de lui?…

— Le commandant est seul.

— Cependant on m'avait assuré…

— On aura trompé monsieur.

M. de Beaufort n'insista pas davantage. C'était une consigne; il n'avait aucun espoir de la forcer; il se retira.

Toutefois, il ne rentra pas tout de suite à l'hôtel.

Il ne voulait pas affronter madame de Beaufort, et il erra pendant quelques heures dans Paris, en proie à une agitation qui s'expliquait de reste.

Ce ne fut que le soir, vers huit heures, qu'il regagna la rue de la Chaussée-d'Antin.

Comme il passait devant la loge, il vit le concierge en sortir et venir à sa rencontre.

Il s'arrêta.

— Qu'y a-t-il? demanda M. de Beaufort.

Le concierge lui tendit une lettre qu'il tenait à la main.

— C'est une lettre! répondit-il. On vient de l'apporter à l'instant, et j'allais la remettre à Germain.

M. de Beaufort prit la lettre, jeta un coup d'oeil sur la souscription à la lueur du gaz, et frissonna.

C'était l'écriture d'Edmée!

— Bien! c'est bien! dit-il.

Et il courut s'enfermer dans son cabinet. Un instant après, il lisait ce qui suit:

«Cher père adoré,

«On m'apprend, à l'instant que vous êtes venu à l'hôtel, et que vous avez demandé à me parler.

«Je suis bien désolée, car je comprends toutes les inquiétudes que vous devez éprouver, et j'aurais voulu vous expliquer tout ce qui s'est passé.

«J'allais vous écrire moi-même: j'ai bien besoin de vous voir, de vous rassurer, d'obtenir mon pardon pour la peine que je vous cause; de vous dire surtout que je vous aime, comme jamais peut- être je ne vous avais aimé encore.

«Ne vous hâtez pas trop de juger ma conduite… Remettez avant de me condamner…

«Demain, je vous attendrai toute la journée. — Vous viendrez, n'est-ce pas?

«J'ai bien pleuré depuis hier, en pensant à vous, qui avez été toujours si bon pour moi; croyez que je vous conserve au fond de l'âme une inaltérable affection contre laquelle rien ne prévaudra.

«Les larmes m'aveuglent… ô mon bon père, songez que votre fille vous attendra demain, et que ce lui sera une grande consolation de pleurer dans vos bras et sur votre coeur.

«Edmée.»

XIII[1]

La journée du lendemain fut attendue par tous avec une impatience qui s'explique, sans qu'il soit besoin d'y insister.

M. de Beaufort avait fait connaître à madame de Beaufort la lettre d'Edmée, et les termes dans lesquels s'exprimait la pauvre enfant avaient communiqué une sorte d'espoir aux hôtes de la rue de la Chaussée-d'Antin.

M. de Beaufort ne pouvait penser que sa fille se montrerait impitoyable; il connaissait son coeur excellent, et le contact de Fanny Stevenson ne pouvait pas, en si peu de temps, lui avoir fait oublier l'amour qu'elle avait toujours témoigné à son père.

Mais que d'appréhensions cependant, et que d'inquiétudes le tinrent éveillé pendant une partie de la nuit!

Quant à Edmée, on eût dit qu'après avoir écrit à son père un grand apaisement s'était fait en elle. La fièvre qui l'agitait s'était calmée; une sérénité radieuse éclatait maintenant sur son front, et quand par hasard un voile passait sur son regard, il était promptement dissipé, et un sourire d'une ineffable douceur venait relever le coin de sa lèvre.

Le matin du jour suivant, elle se leva de bonne heure.

Fanny Stevenson entra dans sa chambre dès qu'elle fut levée, et après l'avoir baisée longuement au front, la retint un moment étroitement serrée contre sa poitrine.

— Ainsi, tu es bien décidée? lui dit-elle d'une voix émue.

— Oui, chère mère, bien décidée… répondit Edmée en la regardant dans les yeux.

— Tu ne regretteras rien?

— Rien! rien! croyez-le. Mais, vous-même, vous m'avez dit…

— Moi! je n'ai qu'une pensée…, ton bonheur! et si tu es heureuse…

— Ah! c'est la réalisation de mon rêve le plus cher, et quoi qu'il arrive…

Elle allait continuer… elle s'arrêta brusquement.

On venait de sonner.

— Mon père! balbutia la pauvre enfant en devenant subitement pâle.

— Ce ne peut être lui encore, répliqua Fanny Stevenson; il est à peine neuf heures.

— Qui cela peut-il être, alors? Fanny Stevenson alla ouvrir.
C'était Bob.

Edmée eut un cri d'effroi.

— Qu'y a-t-il? fit-elle en se précipitant vers Bob. M. Gaston?…

— Le commandant a passé une fort bonne nuit, répondit le novice, et il vous présente tous ses respects. Seulement, il a reçu ce matin une lettre sous l'enveloppe de laquelle il y en avait une seconde qui vous était adressée, et il m'a ordonné de vous l'apporter immédiatement.

En parlant ainsi, Bob remit à Edmée une lettre dont celle-ci s'empressa de déchirer l'enveloppe.

Elle courut à la signature: elle était de Mariette.

Il y avait longtemps qu'Edmée n'avait entendu parler de la jolie pensionnaire de Sainte-Marthe, et ce lui fut une grande joie d'avoir de ses nouvelles.

La lettre avait huit pages d'une écriture menue et serrée, et on voyait que la petite Mariette avait voulu rattraper le temps perdu.

Edmée ne remit pas à la lire.

Elle congédia Bob aussitôt, en le priant de prévenir Gaston qu'elle irait bientôt lui faire connaître le résultat de l'entretien qu'elle allait avoir avec son père, et comme Fanny Stevenson jugea que sa présence ne pouvait plus lui être utile, elle suivit le jeune novice, laissant sa fille tout entière à la lettre qu'elle venait de recevoir.

Dès qu'elle fut seule, Edmée en commença la lecture.

Et à peine eut-elle jeté un coup d'oeil sur les premières lignes, qu'une expression de profond étonnement se répandit sur ses traits.

La lettre était datée de Kerbrat, près Saint-Renan (Finistère), et elle portait en grosses lettres soulignées, ces mots, qui étaient une révélation:

«MADAME DE PALONNIER, NÉE MARIETTE DU PARC, À MADEMOISELLE EDMÉE DE BEAUFORT.»

Et elle continuait ainsi, qu'il suit:

«Je vois d'ici ton étonnement, chère Edmée; tu lis et relis cette ligne, que je viens d'écrire et tu as peine à en croire tes yeux. Pourtant rien n'est plus vrai. La petite Mariette n'est plus! elle s'appelle maintenant madame de Palonnier. Comprends-tu? Et si tu savais comme je suis heureuse! Ah! le bonheur! on m'avait toujours dit que ça ne dure pas. Chaque soir je pensais: demain, ce sera fini. Eh bien! pas du tout: car chaque jour ça recommence.

«Il est vrai qu'il n'y a guère qu'un mois que je suis mariée; mais ce mois-là, on ne le donnerait pas pour tous les trésors de ce monde — et de l'autre.

«Depuis que j'ai quitté Paris, je t'ai écrit un paquet de lettres, les unes à Sainte-Marthe, où tu n'es plus sans doute, puisque tu ne m'as pas répondu. — Je t'en félicite.

«Mais je t'ai écrit également rue de la Chaussée-d'Antin et tu ne m'as pas répondu davantage.

«Où es-tu donc? Qu'es-tu devenue?

«Alors l'idée m'est venue de placer ma lettre sous l'enveloppe de celle que Maxime écrit à M. Gaston, et je suis tranquille désormais, car je suis assurée que le commandant, saura bien te dénicher.

«Pauvre chère, il me semble que je t'aime encore plus qu'avant. Le mariage, c'est bien drôle, va; tu verras cela toi-même, et j'espère que ce sera bientôt.

«Mais je veux te raconter par le menu comment ces graves événements se sont accomplis et par quelle suite d'enchantements j'ai passé.

«Tu sais, n'est-ce pas? que Maxime et moi nous sommes deux orphelins; comme moi, il a perdu son père et sa mère, quand il était encore tout jeune, et lorsqu'il eut l'idée de me demander en mariage, c'est à moi-même qu'il s'adressa pour obtenir ma main. Il y avait longtemps que cette main-là me démangeait. Je l'aimais déjà pour tout le bien qu'il m'avait fait, le soin qu'il avait pris de mon enfance et ma reconnaissance n'attendait qu'un signe pour se changer en amour. On n'aime comme cela qu'une fois dans sa vie, et je n'y mis pas de résistance.

«D'ailleurs, je sentais bien qu'il m'aimait. Il n'est pas besoin qu'on vous apprenne ces choses-là. Dès qu'il me parla de mariage, j'acceptai tout de suite! Et le parloir de Sainte-Marthe doit avoir gardé le souvenir des transports de joie auxquels Maxime s'abandonna lorsque je lui avouai que je serais heureuse de devenir sa femme.

«Dès le lendemain, je quittai le couvent, et le soir même nous prenions le train de Brest.

«Il y a non loin de notre premier port de guerre, sur la côte ouest, un petit manoir du quinzième siècle, qui est habité depuis de longues années par une vieille tante de Maxime, la seule parente qui lui reste.

«Elle a soixante-quinze ans: on ne lui en donnerait pas soixante.

«Elle est vive, alerte, bienveillante, avec deux yeux pétillants d'esprit et de malice.

«Dès le jour où je lui fus présentée, je sentis que j'allais l'aimer comme si elle avait été ma mère.

«Elle m'accueillit d'ailleurs tout de suite comme son enfant, et pendant que Maxime allait s'occuper des préparatifs du mariage, je vécus avec elle.

«Au surplus, ce ne fut pas long.

«Maxime avait hâte de m'appeler sa femme; et moi, pourquoi le cacher? j'avais autant d'impatience que lui.

«Ce fut un bien beau jour.

«Nous avons reçu la bénédiction nuptiale dans la petite église du bourg. Nous n'avions autour de nous que quelques amis de Maxime et quelques relations de notre tante.

«Mais, Maxime et moi, nous ne nous occupions guère de cela. Nous avions le ciel dans notre coeur ému d'une sainte émotion, et nous étions heureux! à rendre jaloux tous ceux qui nous regardaient passer.

«Ce fut simple et grand comme le bonheur même.

«J'étais pénétrée d'une sorte de crainte délicieuse, de trouble ineffable; il me semblait que, pour la première fois, j'allais mettre le pied dans un monde nouveau, inconnu, mystérieux surtout!

«On eût dit que mademoiselle Mariette allait disparaître; c'était en quelque sorte une terreur qui me prenait partout, et au fond de laquelle il y avait une sensation exquise!…

«C'est difficile à expliquer; tu verras quand tu seras madame de
Pradelle!…

«Car tu seras madame Gaston, comme je suis madame Maxime et, quoique tu ne m'en aies rien dit, j'ai bien deviné que tu l'aimais.

«Donc, voilà un mois que nous sommes mariés, et si tu savais de quels enchantements est faite cette vie à deux, dans une solitude mélancolique et tendre, avec les grands aspects de l'infini que la mer développe devant nos yeux.

«Il est convenu que nous vivrons ici, quand Maxime sera débarqué, et que j'y resterai près de sa tante quand il sera absent.

«Moi, cela m'est fort indifférent.

«Avec lui, j'habiterai où il voudra; sans lui, que m'importe le lieu où je vivrai en attendant son retour.

«Mais il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.

«Pour le moment, voici ce que nous avons résolu:

«Demain, nous quittons le manoir et nous nous envolons vers Paris:
Tu entends bien, Paris!

«Nous y serons presque en même temps que cette lettre.

«Maxime veut que je voie l'Italie. — Avec lui, j'irais en Chine.

«Prépare-toi donc, mon cher trésor, à revoir madame de Palonnier. Résigne-toi d'avance à recevoir les nombreuses confidences qu'elle grille de te faire, et crois toujours à la profonde et inaltérable affection de ta

«Mariette.»

Chargement de la publicité...