La Recluse
XIV
La lecture de cette lettre communiqua à Edmée une bien douce émotion, et elle eut pour effet de la distraire pendant quelques minutes des sombres pensées qui assiégeaient son esprit.
La petite pensionnaire de Sainte-Marthe n'avait pas changé. Même au milieu de son bonheur, elle restait la même: vive, rieuse, expansive, incapable de rien dissimuler de ses impressions les plus intimes. Edmée la retrouvait tout entière, et elle souriait à son image charmante qui se représentait à elle, comme aux beaux jours du couvent.
Car maintenant, après les épreuves par lesquelles elle avait passé, sous l'empire du trouble qui lui était resté des événements accomplis, c'est avec une sorte de jouissance pénétrante et douce qu'elle évoquait parfois les souvenirs de Sainte-Marthe.
Elle était heureuse alors; du moins aucun souci sérieux n'empoisonnait les joies sereines auxquelles elle s'abandonnait. Elle ne voyait rien au delà de cet horizon que lui faisait l'amour de son père, et, si elle eût été consultée, peut-être n'eût-elle pas demandé autre chose que la continuation de cette vie monotone et calme.
Mais depuis, d'autres sentiments plus puissants s'étaient fait jour dans son coeur; des aspirations nouvelles s'étaient emparées avec autorité de son esprit; il lui était venu des doutes mauvais, des désirs inquiets qui avaient modifié sa vie.
Que n'eût-elle pas donné pour retourner en arrière! pour revivre quelques jours dans la sécurité du cloître, inconsciente du bonheur mondain, indifférente à ce bruit, ce mouvement, cette agitation qui l'avaient comme grisée, et avaient altéré la pure sérénité dont elle jouissait naguère.
Mais non!
À la réflexion, elle eût refusé ce retour vers le passé.
Désormais, elle sentait bien que c'était impossible.
Maintenant, elle aimait!… Et elle eût préféré mourir plutôt que de renoncer au bonheur que lui promettait l'amour de Gaston, et dont la lettre de Mariette lui apportait un avant-goût exquis.
Il n'en fallut pas davantage pour la rappeler à la gravité de la situation.
Son père allait venir et elle avait besoin de tout son courage pour affronter cette entrevue. Son père!
La pauvre enfant était bien émue, et son coeur se brisait chaque fois qu'elle pensait au chagrin qu'elle avait dû lui causer depuis quelques jours.
Elle le connaissait bien et elle savait qu'il avait du cruellement souffrir.
C'était le scandale, la honte, que la curiosité publique allait audacieusement exploiter.
Si elle avait réfléchi avant de fuir le couvent et d'accompagner
Gaston, peut-être eût-elle hésité.
Elle n'avait pas compris tout de suite l'énormité de sa faute.
Maintenant elle avait peur! mais il était trop tard.
Après tout, mieux, valait encore qu'il en fût ainsi. Dans la situation présente, il fallait prendre un parti, et, quel qu'il fût, il serait toujours préférable à l'avenir qui lui était réservé.
Si son père l'aimait réellement, il devait lui-même s'applaudir de cette obligation qui lui était faite de prendre une résolution définitive.
Toutes ces pensées se succédèrent rapidement dans son esprit, et elle ne conserva plus bientôt que cette sorte d'appréhension vague qui vous prend toujours à la veille d'événements importants.
Il était onze heures, elle avait déjeuné sommairement, et elle passa aussitôt dans sa chambre.
Elle y arrivait à peine quand on sonna.
Elle tressaillit et prêta l'oreille.
La bonne était allée ouvrir, et elle entendit la voix, de son père qui demandait mademoiselle de Beaufort.
Un flot de larmes monta à ses yeux, pendant qu'un sanglot s'étouffait dans la gorge; mais elle se raidit.
On était entré. Des pas traversaient la première pièce. Puis la porte de sa chambre s'ouvrit, et M. de Beaufort parut sur le seuil.
Il était affreusement pâle!
Edmée ne fut pas maîtresse d'un premier mouvement. Le visage couvert de larmes, elle courut se réfugier dans ses bras. Et pendant quelques secondes ce fut un murmure confus de paroles caressantes et douces et de baisers donnés et rendus.
Enfin M. de Beaufort se dégagea comme à regret de l'étreinte de sa fille et l'enveloppa longuement d'un regard attristé et douloureux.
— Ah! malheureuse enfant! dit-il, est-ce donc ainsi que nous devions nous revoir?
— Mon père! mon bon père! supplia Edmée, vous m'aimez toujours!
Ah! dites-moi que vous m'aimez!
— Eh! est-il possible qu'il en soit autrement.
— Mon Dieu!
— Tu as été bien cruelle, cependant, et je ne croyais pas que jamais j'aurais à souffrir par toi.
— Pardonnez-moi! Moi-même, pensez-vous que je n'ai pas été malheureuse?
— Comment en un instant, as-tu pu changer à ce point? Il y a autour de toi des influences qui ont abusé de ta candeur. Toi seule tu n'aurais pas imaginé une pareille révolte.
— Ne parlez pas ainsi.
— Ne dis-je pas la vérité?
— Non, non, je vous jure! et si quelqu'un est coupable, c'est moi, moi seule.
— Ne cherche pas à me tromper, car je sais tout… et cette femme… ce Gaston de Pradelle…
— Gaston! fit Edmée, avec un cri indigné. Vous parlez de Gaston, mon père? Mais vous savez bien que je l'aime; je vous l'ai avoué; et à cette heure, il serait ici près de moi, si un odieux guet- apens n'avait mis ses jours en danger.
— Un guet-apens! répéta M. de Beaufort en frémissant. Que signifie?
— Ah! je me doutais bien que vous l'ignoriez.
— Que veux-tu dire?
— Je veux dire que la nuit dernière une tentative d'assassinat a été commise sur M. de Pradelle; que l'assassin est un nommé Gobson, et si vous ne connaissez pas cet homme, madame de Beaufort n'ignorait pas, elle, le meurtre qu'il préparait.
M. de Beaufort passa sa main sur son front, où perlait une sueur froide.
— Gobson, répéta-t-il avec un vague soupçon de la vérité: tu es sûre de ce que tu avances?
— Gaston vous le confirmera lui-même, si vous voulez le venir voir.
— Mais quel intérêt?…
— Vous le demandez?
— Je cherche.
— Eh bien! ne cherchez pas, mon père, car je vais vous le dire. Depuis quelques mois, miss Fanny Stevenson avait confié à M. de Pradelle des papiers auxquels sont, parait-il, attachés l'honneur et la fortune de madame de Beaufort, et c'est pour lui soustraire ces documents que l'on n'a pas reculé devant un crime.
— Mais la tentative a échoué?
— Dieu veillait sur les jours de Gaston.
— De sorte que les documents dont tu viens de parler…
— Ils sont toujours en la possession de miss Stevenson.
Une ombre glissa sur le front de M. de Beaufort. Il jeta un regard soupçonneux, presque craintif à sa fille.
— Ainsi, dit-il peu après, d'une voix hésitante… ainsi, on t'a tout appris.
— Oui, mon père, répondit Edmée, en baissant les yeux.
— Tu sais alors…?
— Je ne sais qu'une chose… c'est que miss Stevenson est ma mère, et que je l'aime presque autant que je vous aime!
M. de Beaufort détourna la tête et fit quelques pas à travers la chambre, pour chasser l'émotion violente qui le gagnait.
Il y eut donc un silence de quelques minutes, au bout desquelles il revint près d'Edmée, qui, de son côté, avait beaucoup de peine à contenir les sentiments multiples qui emplissaient son coeur.
— Ce que tu viens de m'apprendre est fort grave, dit enfin le malheureux père, et explique, sans la justifier tout à fait, la conduite que tu as tenue. Mais si je consens à ne pas revenir sur les faits accomplis du moins, m'est-il impossible d'admettre que tu restes plus longtemps dans la position que tu as choisie.
— Et pourquoi donc? répéta vivement Edmée.
— Réfléchis mon enfant.
— J'ai réfléchi, croyez-le, et je ne vois pas qu'il soit malséant qu'une fille demeure auprès de sa mère…
M. de Beaufort se mordit les lèvres.
— Soit! soit! dit-il; mais tu n'as pas songé que j'ai aussi des devoirs à remplir, et que le monde me blâmerait si…
— Le monde? interrompit Edmée: et qu'ai-je à me préoccuper de ce qu'il pense de moi! Le monde ne se résume-t-il pas tout entier en vous, ma mère et mon fiancé?
— Cependant…
— N'essayez pas de me convaincre. Depuis longtemps, j'ai bien pensé à l'avenir qui m'est réservé et j'ai pris une résolution irrévocable.
— Au moins, tu me diras…
— C'est pour vous entretenir de cette grave détermination que je vous ai écrit, en vous priant de me venir voir.
— Enfin, qu'as-tu résolu?
Edmée se laissa lentement tomber aux genoux de son père et lui prit les mains, qu'elle retint quelques secondes sous ses lèvres.
— Mon père! dit-elle d'une voix sous la défaillance laquelle on sentait une grande fermeté voulue, mon père! avant de m'éloigner, je vous conjure de bénir votre enfant.
M. de Beaufort dégagea vivement ses mains et fit un brusque mouvement de recul.
— T'éloigner! s'écria-t-il; tu veux partir! me quitter!
XV
— Oui, mon père, répondit Edmée.
— Et tu n'as pas pensé à l'affreux chagrin que ton départ me causerait!
— C'est le seul moyen de tout conjurer.
— Partir! me laisser seul! t'unir à mes ennemis. Ah! Dieu réservait de bien cruelles épreuves à ma vieillesse.
— Croyez-vous que mon coeur ne se brise pas aussi à une pareille pensée!
— Mais où iras-tu!
— J'irai où le voudra mon mari.
— M. de Pradelle! C'est lui qui te conseille… c'est pour lui!… Mais tu ignores donc quels projets sont les siens, et ce qu'il prépare, de concert avec cette miss Stevenson dont tu parlais tout à l'heure?
— Ma mère?
— Oui! oui! ta mère, qui n'a plus qu'une pensée désormais, qui veut répandre la honte sur les derniers jours de ton père, qui ne reculera devant aucun scandale pour satisfaire sa haine et assurer sa vengeance.
— C'est madame de Beaufort qui a dit cela?
— Qu'importe! si elle a dit vrai.
— Madame de Beaufort s'est trompée.
— Comment?
— Il est possible qu'elle eût agi ainsi, elle, si elle se fût trouvée dans la dure position de miss Stevenson; mais vous n'avez plus de semblables dangers à redouter.
— Que signifie?
— Cela signifie qu'avant de m'éloigner j'aurai écarté de vous toute appréhension pour l'avenir.
M. de Beaufort regarda son enfant avec un profond étonnement, cherchant à comprendre le sens ambigu des paroles qu'elle venait de prononcer.
Edmée s'était dirigée vers un petit meuble de Boule placé entre les deux fenêtres de la chambre et elle venait d'en ouvrir un des tiroirs.
— Que fais-tu? interrogea avidement M. de Beaufort.
Edmée se retourna tristement, souriante, vers son père. Elle tenait à la main une enveloppe qu'elle venait de retirer du meuble de Boule et qu'elle lui présenta d'un geste attendri.
— Il y a sous cette enveloppe, dit-elle, deux documents importants qui pouvaient menacer la sécurité de madame de Beaufort et la vôtre: miss Stevenson cédant à ma prière, a bien voulu me les remettre, approuvant d'avance l'usage que j'en comptais faire. L'un de ces documents est la copie authentique de l'acte aux termes duquel M. le comte de Simier s'est uni en mariage à miss Fanny Stevenson et madame de Beaufort pourra le détruire elle- même. Quant à l'autre…
— L'autre?… répéta M. de Beaufort d'un ton anxieux.
— C'est mon acte de naissance à moi!
—Que dis-tu?
— Et vous jugerez s'il ne vous convient pas de le détruire également, pour être bien sûr qu'il ne reste plus aucun vestige du passé!
M, de Beaufort eut un cri douloureux et se cacha le front dans les deux mains.
— Cruelle enfant! balbutia-t-il d'un accent brisé. Que t'ai-je donc fait pour me torturer ainsi sans pitié?
— Mon père! mon père! supplia Edmée.
— Tu ne veux donc plus que je t'appelle ma fille?
— Je n'ai pas dit cela.
— Tu as oublié en un jour l'amour dont j'ai entouré ton enfance; tu veux m'abandonner, me laisser seul, maintenant que je suis vieux et las de la vie. Tu veux que je meure dans l'isolement et le désespoir!
— Ne le croyez pas!
— Ah! tu me fais payer bien cher une faute que je voudrais racheter au prix de tout mon sang…
— Pardonnez-moi!
— Me quitter, toi! poursuivit M. de Beaufort, toi, qui es ma seule consolation, et que j'aimais de tous mes regrets, et de tous mes remords du passé. Ce châtiment manquait à mon supplice, et c'est ma fille… mon Edmée…
La pauvre enfant se jeta éperdue dans les bras de son père.
Jamais elle n'avait surpris une telle douleur sur ses traits, et elle en était épouvantée.
Elle le serra follement contre son coeur.
— Non! non, dit-elle, ne pleurez plus, je vous en conjure. Écoutez. Je ferai ce que vous voudrez. Je n'aurai d'autre volonté que la vôtre… Par pitié, ordonnez! dites ce qu'il faut que je fasse; j'aimais miss Stevenson pour tout ce qu'elle a souffert. Eh bien, je ne la verrai plus… Est-ce là ce que vous voulez!… Gaston est le premier homme auquel j'ai rêvé de confier le bonheur de toute ma vie, c'est le seul que j'aimerai jamais… dites un mot, mon père, et je vous jure que je ne prononcerai plus son nom devant vous. Ces deux sacrifices, je vous les offrirai comme preuve de mon affection. Qu'importe que j'en meure! pourvu que j'assure ainsi votre sécurité, et que je vous voie heureux… Je retournerai au cloître… le monde m'y oubliera… Gaston lui-même finira par aimer une autre femme!… tout!… je consens à tout, entendez-vous bien… pourvu que vous me regardiez comme autrefois et que je ne voie plus de larmes dans vos yeux, mon père!… Ah! répondez-moi au moins… et dites-moi que vous êtes content de votre enfant!…
M. de Beaufort était incapable de répondre: les pleurs l'aveuglaient; sa gorge serrée était étouffée de sanglots. Jamais il n'avait éprouvé une plus poignante émotion.
Enfin, il secoua la tête avec force, prit la tête d'Edmée dans ses mains, enfonça ses doigts frémissants dans les flots de sa chevelure opulente, et l'embrassa à diverses reprises avec des transports de joie.
— Tais-toi! tais-toi!… dit-il d'un accent plein de désordre. Tu es ma fille, mon enfant adorée… et je mourrais plutôt que de porter atteinte à ton bonheur!… Je verrai Gaston… il est digne de toi et de l'amour que tu as conçu pour lui… Laisse-moi faire… Aie confiance en mon affection, et je jure Dieu que rien ne viendra plus menacer le bonheur que tu as si bien mérité.
Qu'ajouter à ce qui précède? Quelques lignes seulement.
Un mois plus tard, Gaston de Pradelle, complètement rétabli, épousait mademoiselle Edmée Stevenson, et les deux jeunes époux partaient pour l'Italie, où ils allaient promener leur rêve de bonheur.
Ils devaient y retrouver Mariette et Maxime, qui les y avaient précédés et qui leur avaient donné rendez-vous à Venise.
Mais Gaston et Edmée n'allèrent pas jusque-là.
Ils avaient trouvé sur leur chemin, à quelque distance de Menton, une jolie petite villa, enfermée sous les arbres, en face du splendide panorama de la Méditerranée, et ils s'étaient arrêtés dans ce nid charmant que le hasard leur présentait.
Ils y restèrent toute la saison.
Ils étaient heureux autant que deux créatures humaines peuvent l'être en ce monde, et nous n'avons qu'à fermer le livre sur ce dernier chapitre de leurs amours.
Quant à miss Fanny Stevenson, on ne la vit plus que de loin en loin.
Elle ne demandait qu'à voir sa fille heureuse, et chaque fois qu'elle vint la trouver, soit à Nice, soit à Paris, elle emporta la certitude de son bonheur.
Que lui fallait-il de plus?…
La haine s'était éteinte peu à peu dans son coeur.
Elle avait appris que le comte de Simier n'était pas aussi coupable qu'elle l'avait pu croire…
Après l'avoir abandonnée, le remords l'avait pris, et il était revenu pour réparer autant que possible le mal qu'il avait fait.
Mais à Québec, comme à Smeaton, personne ne put lui donner des nouvelles de Fanny.
Elle avait disparu… et son père faisait bonne garde autour du phare.
L'enfant seule restait, et il l'avait emportée…
D'ailleurs, à quoi bon revenir sur ce passé cruel?…
Fanny Stevenson consentait à tout oublier depuis qu'elle ne se sentait plus menacée, et elle avait pardonné, depuis que le bonheur de son enfant ne pouvait plus être troublé.
Toutes les mères lui donneront raison!…
FIN.
1 Le chapitre XII n'existe pas dans l'édition papier utilisée pour la présente édition. (Note du correcteur - ELG.)