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La reine Margot - Tome I

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— Foilà, foilà! répondit froidement l'Allemand, qui, se baissant, se releva presque aussitôt en paraissant soulever un poids considérable.

— Mais les autres, demanda impatiemment le duc, les autres, où sont-ils?

— Les autres, ils achèfent les autres.

— Et toi, toi! qu'as-tu fait?

— Moi, fous allez foir; regulez-vous un beu. Le duc fit un pas en arrière. En ce moment on put distinguer l'objet que Besme attirait à lui d'un si puissant effort.

C'était le cadavre d'un vieillard.

Il le souleva au-dessus du balcon, le balança un instant dans le vide, et le jeta aux pieds de son maître. Le bruit sourd de la chute, les flots de sang qui jaillirent du corps et diaprèrent au loin le pavé, frappèrent d'épouvante jusqu'au duc lui-même; mais ce sentiment dura peu, et la curiosité fit que chacun s'avança de quelques pas, et que la lueur d'un flambeau vint trembler sur la victime. On distingua alors une barbe blanche, un visage vénérable, et des mains raidies par la mort.

— L'amiral, s'écrièrent ensemble vingt voix qui ensemble se turent aussitôt.

— Oui, l'amiral. C'est bien lui, dit le duc en se rapprochant du cadavre pour le contempler avec une joie silencieuse.

— L'amiral! l'amiral! répétèrent à demi-voix tous les témoins de cette terrible scène, se serrant les uns contre les autres, et se rapprochant timidement de ce grand vieillard abattu.

— Ah! te voilà donc, Gaspard! dit le duc de Guise triomphant; tu as fait assassiner mon père, je le venge! Et il osa poser le pied sur la poitrine du héros protestant.

Mais aussitôt les yeux du mourant s'ouvrirent avec effort, sa main sanglante et mutilée se crispa une dernière fois, et l'amiral, sans sortir de son immobilité, dit au sacrilège d'une voix sépulcrale:

— Henri de Guise, un jour aussi tu sentiras sur ta poitrine le pied d'un assassin. Je n'ai pas tué ton père. Sois maudit!

Le duc, pâle et tremblant malgré lui, sentit un frisson de glace courir par tout son corps; il passa la main sur son front comme pour en chasser la vision lugubre; puis, quand il la laissa retomber, quand il osa reporter la vue sur l'amiral, ses yeux s'étaient refermés, sa main était redevenue inerte, et un sang noir épanché de sa bouche sur sa barbe blanche avait succédé aux terribles paroles que cette bouche venait de prononcer.

Le duc releva son épée avec un geste de résolution désespérée.

— Eh bien, monsir, lui dit Besme, êtes-fous gontent?

— Oui, mon brave, oui, répliqua Henri, car tu as vengé…

— Le dugue François, n'est-ce pas?

— La religion, reprit Henri d'une voix sourde. Et maintenant, continua-t-il en se retournant vers les Suisses, les soldats et les bourgeois qui encombraient la cour et la rue, à l'oeuvre, mes amis, à l'oeuvre!

— Eh! bonjour, monsieur de Besme, dit alors Coconnas s'approchant avec une sorte d'admiration de l'Allemand, qui, toujours sur le balcon, essuyait tranquillement son épée.

— C'est donc vous qui l'avez expédié? cria La Hurière en extase; comment avez-vous fait cela, mon digne gentilhomme?

— Oh! pien zimblement, pien zimblement: il avre entendu tu pruit, il avre oufert son borte, et moi ly avre passé mon rapir tans le corps à lui. Mais ce n'est bas le dout, che grois que le Téligny en dient, che l'endens grier.

En ce moment, en effet, quelques cris de détresse qui semblaient poussés par une voix de femme se firent entendre; des reflets rougeâtres illuminèrent une des deux ailes formant galerie. On aperçut deux hommes qui fuyaient poursuivis par une longue file de massacreurs. Une arquebusade tua l'un; l'autre trouva sur son chemin une fenêtre ouverte, et, sans mesurer la hauteur, sans s'inquiéter des ennemis qui l'attendaient en bas, il sauta intrépidement dans la cour.

— Tuez! tuez! crièrent les assassins en voyant leur victime prête à leur échapper.

L'homme se releva en ramassant son épée, qui, dans sa chute, lui était échappée des mains, prit sa course tête baissée à travers les assistants, enculbuta trois ou quatre, en perça un de son épée, et au milieu du feu des pistolades, au milieu des imprécations des soldats furieux de l'avoir manqué, il passa comme l'éclair devant Coconnas, qui l'attendait à la porte, le poignard à la main.

— Touché! cria le Piémontais en lui traversant le bras de sa lame fine et aiguë.

— Lâche! répondit le fugitif en fouettant le visage de son ennemi avec la lame de son épée, faute d'espace pour lui donner un coup de pointe.

— Oh! mille démons! s'écria Coconnas, c'est monsieur de la Mole!

— Monsieur de la Mole! répétèrent La Hurière et Maurevel.

— C'est celui qui a prévenu l'amiral! crièrent plusieurs soldats.

— Tue! tue! … hurla-t-on de tous côtés. Coconnas, La Hurière et dix soldats s'élancèrent à la poursuite de La Mole, qui, couvert de sang et arrivé à ce degré d'exaltation qui est la dernière réserve de la vigueur humaine, bondissait par les rues, sans autre guide que l'instinct. Derrière lui, les pas et les cris de ses ennemis l'éperonnaient et semblaient lui donner des ailes. Parfois une balle sifflait à son oreille et imprimait tout à coup à sa course, près de se ralentir, une nouvelle rapidité. Ce n'était plus une respiration, ce n'était plus une haleine qui sortait de sa poitrine, mais un râle sourd, mais un rauque hurlement. La sueur et le sang dégouttaient de ses cheveux et coulaient confondus sur son visage. Bientôt son pourpoint devint trop serré pour les battements de son coeur, et il l'arracha. Bientôt son épée devint trop lourde pour sa main, et il la jeta loin de lui. Parfois il lui semblait que les pas s'éloignaient et qu'il était près d'échapper à ses bourreaux; mais aux cris de ceux-ci, d'autres massacreurs qui se trouvaient sur son chemin et plus rapprochés quittaient leur besogne sanglante et accouraient. Tout à coup il aperçut la rivière coulant silencieusement à sa gauche; il lui sembla qu'il éprouverait, comme le cerf aux abois, un indicible plaisir à s'y précipiter, et la force suprême de la raison put seule le retenir. À sa droite c'était le Louvre, sombre, immobile, mais plein de bruits sourds et sinistres. Sur le pont-levis entraient et sortaient des casques, des cuirasses, qui renvoyaient en froids éclairs les rayons de la lune. La Mole songea au roi de Navarre comme il avait songé à Coligny: c'étaient ses deux seuls protecteurs. Il réunit toutes ses forces, regarda le ciel en faisant tout bas le voeu d'abjurer s'il échappait au massacre, fit perdre par un détour une trentaine de pas à la meute qui le poursuivait, piqua droit vers le Louvre, s'élança sur le pont pêle-mêle avec les soldats, reçut un nouveau coup de poignard qui glissa le long des côtes, et, malgré les cris de: «Tue! tue!» qui retentissaient derrière lui et autour de lui, malgré l'attitude offensive que prenaient les sentinelles, il se précipita comme une flèche dans la cour, bondit jusqu'au vestibule, franchit l'escalier, monta deux étages, reconnut une porte et s'y appuya en frappant des pieds et des mains.

— Qui est là?murmura une voix de femme.

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura La Mole, ils viennent… je les entends… les voilà… je les vois… C'est moi! … moi! …

— Qui vous? reprit la voix. La Mole se rappela le mot d'ordre.

— Navarre! Navarre! cria-t-il. Aussitôt la porte s'ouvrit. La Mole, sans voir, sans remercier Gillonne, fit irruption dans un vestibule, traversa un corridor, deux ou trois appartements, et parvint enfin dans une chambre éclairée par une lampe suspendue au plafond. Sous des rideaux de velours fleurdelisé d'or, dans un lit de chêne sculpté, une femme à moitié nue, appuyée sur son bras, ouvrait des yeux fixes d'épouvante. La Mole se précipita vers elle.

— Madame! s'écria-t-il, on tue, on égorge mes frères; on veut me tuer, on veut m'égorger aussi. Ah! vous êtes la reine… sauvez- moi.

Et il se précipita à ses pieds, laissant sur le tapis une large trace de sang.

En voyant cet homme pâle, défait, agenouillé devant elle, la reine de Navarre se dressa épouvantée, cachant son visage entre ses mains et criant au secours.

— Madame, dit La Mole en faisant un effort pour se relever, au nom du Ciel, n'appelez pas, car si l'on vous entend, je suis perdu! Des assassins me poursuivent, ils montaient les degrés derrière moi. Je les entends… les voilà! les voilà! …

— Au secours! répéta la reine de Navarre, hors d'elle, au secours!

— Ah! c'est vous qui m'avez tué! dit La Mole au désespoir. Mourir par une si belle voix, mourir par une si belle main! Ah! j'aurais cru cela impossible!

Au même instant la porte s'ouvrit et une meute d'hommes haletants, furieux, le visage taché de sang et de poudre, arquebuses, hallebardes et épées en arrêt, se précipita dans la chambre.

À leur tête était Coconnas, ses cheveux roux hérissés, son oeil bleu pâle démesurément dilaté, la joue toute meurtrie par l'épée de La Mole, qui avait tracé sur les chairs son sillon sanglant: ainsi défiguré, le Piémontais était terrible à voir.

— Mordi! cria-t-il, le voilà, le voilà! Ah! cette fois, nous le tenons, enfin!

La Mole chercha autour de lui une arme et n'en trouva point. Il jeta les yeux sur la reine et vit la plus profonde pitié peinte sur son visage. Alors il comprit qu'elle seule pouvait le sauver, se précipita vers elle et l'enveloppa dans ses bras.

Coconnas fit trois pas en avant, et de la pointe de sa longue rapière troua encore une fois l'épaule de son ennemi, et quelques gouttes de sang tiède et vermeil diaprèrent comme une rosée les draps blancs et parfumés de Marguerite.

Marguerite vit couler le sang, Marguerite sentit frissonner ce corps enlacé au sien, elle se jeta avec lui dans la ruelle. Il était temps. La Mole, au bout de ses forces, était incapable de faire un mouvement ni pour fuir, ni pour se défendre. Il appuya sa tête livide sur l'épaule de la jeune femme, et ses doigts crispés se cramponnèrent, en la déchirant, à la fine batiste brodée qui couvrait d'un flot de gaze le corps de Marguerite.

— Ah! madame! murmura-t-il d'une voix mourante, sauvez-moi!

Ce fut tout ce qu'il put dire. Son oeil voilé par un nuage pareil à la nuit de la mort s'obscurcit; sa tête alourdie retomba en arrière, ses bras se détendirent, ses reins plièrent et il glissa sur le plancher dans son propre sang, entraînant la reine avec lui.

En ce moment Coconnas, exalté par les cris, enivré par l'odeur du sang, exaspéré par la course ardente qu'il venait de faire, allongea le bras vers l'alcôve royale. Un instant encore et son épée perçait le coeur de La Mole, et peut-être en même temps celui de Marguerite.

À l'aspect de ce fer nu, et peut-être plutôt encore à la vue de cette insolence brutale, la fille des rois se releva de toute sa taille et poussa un cri tellement empreint d'épouvante, d'indignation et de rage, que le Piémontais demeura pétrifié par un sentiment inconnu; il est vrai que, si cette scène se fût prolongée renfermée entre les mêmes acteurs, ce sentiment allait se fondre comme neige matinale au soleil d'avril.

Mais tout à coup, par une porte cachée dans la muraille s'élança un jeune homme de seize à dix-sept ans, vêtu de noir, pâle et les cheveux en désordre.

— Attends, ma soeur, attends, cria-t-il, me voilà! me voilà!

— François! François! à mon secours! dit Marguerite.

— Le duc d'Alençon! murmura La Hurière en baissant son arquebuse.

— Mordi, un fils de France! grommela Coconnas en reculant d'un pas.

Le duc d'Alençon jeta un regard autour de lui. Il vit Marguerite échevelée, plus belle que jamais, appuyée à la muraille, entourée d'hommes la fureur dans les yeux, la sueur au front, et l'écume à la bouche.

— Misérables! s'écria-t-il.

— Sauvez-moi, mon frère! dit Marguerite épuisée. Ils veulent m'assassiner. Une flamme passa sur le visage pâle du duc.

Quoiqu'il fût sans armes, soutenu, sans doute par la conscience de son nom, il s'avança les poings crispés contre Coconnas et ses compagnons, qui reculèrent épouvantés devant les éclairs qui jaillissaient de ses yeux.

— Assassinerez-vous ainsi un fils de France? voyons! Puis, comme ils continuaient de reculer devant lui:

— Çà, mon capitaine des gardes, venez ici, et qu'on me pende tous ces brigands!

Plus effrayé à la vue de ce jeune homme sans armes qu'il ne l'eût été à l'aspect d'une compagnie de reîtres ou de lansquenets, Coconnas avait déjà gagné la porte. La Hurière redescendait les degrés avec des jambes de cerf, les soldats s'entrechoquaient et se culbutaient dans le vestibule pour fuir au plus tôt, trouvant la porte trop étroite comparée au grand désir qu'ils avaient d'être dehors.

Pendant ce temps, Marguerite avait instinctivement jeté sur le jeune homme évanoui sa couverture de damas, et s'était éloignée de lui.

Quand le dernier meurtrier eut disparu, le duc d'Alençon se retourna.

— Ma soeur, s'écria-t-il en voyant Marguerite toute marbrée de sang, serais tu blessée?

Et il s'élança vers sa soeur avec une inquiétude qui eût fait honneur à sa tendresse, si cette tendresse n'eût pas été accusée d'être plus grande qu'il ne convenait à un frère.

— Non, dit-elle, je ne le crois pas, ou, si je le suis, c'est légèrement.

— Mais ce sang, dit le duc en parcourant de ses mains tremblantes tout le corps de Marguerite; ce sang, d'où vient-il?

— Je ne sais, dit la jeune femme. Un de ces misérables a porté la main sur moi, peut-être était-il blessé.

— Porté la main sur ma soeur! s'écria le duc. Oh! si tu me l'avais seulement montré du doigt, si tu m'avais dit lequel, si je savais où le trouver!

— Chut! dit Marguerite.

— Et pourquoi? dit François.

— Parce que si l'on vous voyait à cette heure dans ma chambre…

— Un frère ne peut-il pas visiter sa soeur, Marguerite?

La reine arrêta sur le duc d'Alençon un regard si fixe et cependant si menaçant, que le jeune homme recula.

— Oui, oui, Marguerite, dit-il, tu as raison, oui, je rentre chez moi. Mais tu ne peux rester seule pendant cette nuit terrible. Veux-tu que j'appelle Gillonne?

— Non, non, personne; va-t'en, François, va-t'en par où tu es venu.

Le jeune prince obéit; et à peine eut-il disparu, que Marguerite, entendant un soupir qui venait de derrière son lit, s'élança vers la porte du passage secret, la ferma au verrou, puis courut à l'autre porte, qu'elle ferma de même, juste au moment où un gros d'archers et de soldats qui poursuivaient d'autres huguenots logés dans le Louvre passait comme un ouragan à l'extrémité du corridor.

Alors, après avoir regardé avec attention autour d'elle pour voir si elle était bien seule, elle revint vers la ruelle de son lit, souleva la couverture de damas qui avait dérobé le corps de La Mole aux regards du duc d'Alençon, tira avec effort la masse inerte dans la chambre, et, voyant que le malheureux respirait encore, elle s'assit, appuya sa tête sur ses genoux, et lui jeta de l'eau au visage pour le faire revenir.

Ce fut alors seulement que, l'eau écartant le voile de poussière, de poudre et de sang qui couvrait la figure du blessé, Marguerite reconnut en lui ce beau gentilhomme qui, plein d'existence et d'espoir, était trois ou quatre heures auparavant venu lui demander sa protection près du roi de Navarre, et l'avait, en la laissant rêveuse elle-même, quittée ébloui de sa beauté.

Marguerite jeta un cri d'effroi, car maintenant ce qu'elle ressentait pour le blessé c'était plus que de la pitié, c'était de l'intérêt; en effet, le blessé pour elle n'était plus un simple étranger, c'était presque une connaissance. Sous sa main le beau visage de La Mole reparut bientôt tout entier, mais pâle, alangui par la douleur; elle mit avec un frisson mortel et presque aussi pâle que lui la main sur son coeur, son coeur battait encore. Alors elle étendit cette main vers un flacon de sels qui se trouvait sur une table voisine et le lui fit respirer.

La Mole ouvrit les yeux.

— Oh! mon Dieu! murmura-t-il, où suis-je?

— Sauvé! Rassurez-vous, sauvé! dit Marguerite.

La Mole tourna avec effort son regard vers la reine, la dévora un instant des yeux et balbutia:

— Oh! que vous êtes belle! Et, comme ébloui, il referma aussitôt la paupière en poussant un soupir. Marguerite jeta un léger cri. Le jeune homme avait pâli encore, si c'était possible; et elle crut un instant que ce soupir était le dernier.

— Oh! mon Dieu, mon Dieu! dit-elle, ayez pitié de lui! En ce moment on heurta violemment à la porte du corridor.

Marguerite se leva à moitié, soutenant La Mole par-dessous l'épaule.

— Qui va là? cria-t-elle.

— Madame, madame, c'est moi, moi! cria une voix de femme. Moi, la duchesse de Nevers.

— Henriette! s'écria Marguerite. Oh! il n'y a pas de danger, c'est une amie, entendez-vous, monsieur? La Mole fit un effort et se souleva sur un genou.

— Tâchez de vous soutenir tandis que je vais ouvrir la porte, dit la reine. La Mole appuya sa main à terre, et parvint à garder l'équilibre.

Marguerite fit un pas vers la porte; mais elle s'arrêta tout à coup, frémissant d'effroi.

— Ah! tu n'es pas seule? s'écria-t-elle en entendant un bruit d'armes.

— Non, je suis accompagnée de douze gardes que m'a laissés mon beau frère M. de Guise.

— M. de Guise! murmura La Mole. Oh! l'assassin! l'assassin!

— Silence, dit Marguerite, pas un mot.

Et elle regarda tout autour d'elle pour voir où elle pourrait cacher le blessé.

— Une épée, un poignard! murmura La Mole.

— Pour vous défendre? inutile; n'avez-vous pas entendu? ils sont douze et vous êtes seul.

— Non pas pour me défendre, mais pour ne pas tomber vivant entre leurs mains.

— Non, non, dit Marguerite, non, je vous sauverai. Ah! ce cabinet! venez, venez.

La Mole fit un effort, et soutenu par Marguerite il se traîna jusqu'au cabinet. Marguerite referma la porte derrière lui, et serrant la clef dans son aumônière:

— Pas un cri, pas une plainte, pas un soupir, lui glissa-t-elle à travers le lambris, et vous êtes sauvé.

Puis jetant un manteau de nuit sur ses épaules, elle alla ouvrir à son amie qui se précipita dans ses bras.

— Ah! dit-elle, il ne vous est rien arrivé, n'est-ce pas, madame?

— Non, rien, dit Marguerite, croisant son manteau pour qu'on ne vît point les taches de sang qui maculaient son peignoir.

— Tant mieux, mais en tout cas, comme M. le duc de Guise m'a donné douze gardes pour me reconduire à son hôtel, et que je n'ai pas besoin d'un si grand cortège, j'en laisse six à Votre Majesté. Six gardes du duc de Guise valent mieux cette nuit qu'un régiment entier des gardes du roi.

Marguerite n'osa pas refuser; elle installa ses six gardes dans le corridor, et embrassa la duchesse qui, avec les six autres, regagna l'hôtel du duc de Guise, qu'elle habitait en l'absence de son mari.

IX
Les massacreurs

Coconnas n'avait pas fui, il avait fait retraite. La Hurière n'avait pas fui, il s'était précipité. L'un avait disparu à la manière du tigre, l'autre à celle du loup.

Il en résulta que La Hurière se trouvait déjà sur la place Saint-
Germain l'Auxerrois, que Coconnas ne faisait encore que sortir du
Louvre.

La Hurière, se voyant seul avec son arquebuse au milieu des passants qui couraient, des balles qui sifflaient et des cadavres qui tombaient des fenêtres, les uns entiers, les autres par morceaux, commença à avoir peur et à chercher prudemment à regagner son hôtellerie; mais comme il débouchait de la rue de l'Arbre-Sec par la rue d'Averon, il tomba dans une troupe de Suisses et de chevau-légers: c'était celle que commandait Maurevel.

— Eh bien, s'écria celui qui s'était baptisé lui-même du nom de Tueur de roi, vous avez déjà fini? Vous rentrez, mon hôte? et que diable avez-vous fait de notre gentilhomme piémontais? il ne lui est pas arrivé malheur? Ce serait dommage, car il allait bien.

— Non pas, que je pense, reprit La Hurière, et j'espère qu'il va nous rejoindre.

— D'où venez-vous?

— Du Louvre, où je dois dire qu'on nous a reçus assez rudement.

— Et qui cela?

— M. le duc d'Alençon. Est-ce qu'il n'en est pas, lui?

— Monseigneur le duc d'Alençon n'est de rien que de ce qui le touche personnellement; proposez-lui de traiter ses deux frères aînés en huguenots, et il en sera: pourvu toutefois que la besogne se fasse sans le compromettre. Mais n'allez-vous point avec ces braves gens, maître La Hurière?

— Et où vont-ils?

— Oh! mon Dieu! rue Montorgueil; il y a là un ministre huguenot de ma connaissance; il a une femme et six enfants. Ces hérétiques engendrent énormément. Ce sera curieux.

— Et vous, où allez-vous?

— Oh! moi, je vais à une affaire particulière.

— Dites donc, n'y allez pas sans moi, dit une voix qui fit tressaillir Maurevel; vous connaissez les bons endroits et je veux en être.

— Ah! c'est notre Piémontais, dit Maurevel.

— C'est M. de Coconnas, dit La Hurière. Je croyais que vous me suiviez.

— Peste! vous détalez trop vite pour cela; et puis, je me suis un peu détourné de la ligne droite pour aller jeter à la rivière un affreux enfant qui criait: «À bas les papistes, vive l'amiral!» Malheureusement, je crois que le drôle savait nager. Ces misérables parpaillots, si on veut les noyer, il faudra les jeter à l'eau comme les chats, avant qu'ils voient clair.

— Ah çà! vous dites que vous venez du Louvre? Votre huguenot s'y était donc réfugié? demanda Maurevel.

— Oh! mon Dieu, oui!

— Je lui ai envoyé un coup de pistolet au moment où il ramassait son épée dans la cour de l'amiral; mais je ne sais comment cela s'est fait, je l'ai manqué.

— Oh! moi, dit Coconnas, je ne l'ai pas manqué; je lui ai donné de mon épée dans le dos, que la lame en était humide à cinq pouces de la pointe. D'ailleurs, je l'ai vu tomber dans les bras de Marguerite, jolie femme, mordi! Cependant, j'avoue que je ne serais pas fâché d'être tout à fait sûr qu'il est mort. Ce gaillard-là m'avait l'air d'être d'un caractère fort rancunier, et il serait capable de m'en vouloir toute sa vie. Mais ne disiez- vous pas que vous alliez quelque part?

— Vous tenez donc à venir avec moi?

— Je tiens à ne pas rester en place, mordi! Je n'en ai encore tué que trois ou quatre, et, quand je me refroidis, mon épaule me fait mal. En route! en route!

— Capitaine! dit Maurevel au chef de la troupe, donnez-moi trois hommes et allez expédier votre ministre avec le reste.

Trois Suisses se détachèrent et vinrent se joindre à Maurevel. Les deux troupes cependant marchèrent côte à côte jusqu'à la hauteur de la rue Tirechappe; là, les chevau-légers et les Suisses prirent la rue de la Tonnellerie, tandis que Maurevel, Coconnas, La Hurière et ses trois hommes suivaient la rue de la Ferronnerie, prenaient la rue Trousse-Vache et gagnaient la rue Sainte-Avoye.

— Mais où diable nous conduisez-vous? dit Coconnas, que cette longue marche sans résultat commençait à ennuyer.

— Je vous conduis à une expédition brillante et utile à la fois. Après l'amiral, après Téligny, après les princes huguenots, je ne pouvais rien vous offrir de mieux. Prenez donc patience. C'est rue du Chaume que nous avons affaire, et dans un instant nous allons y être.

— Dites-moi, demanda Coconnas, la rue du Chaume n'est-elle pas proche du Temple?

— Oui, pourquoi?

— Ah! c'est qu'il y a là un vieux créancier de notre famille, un certain Lambert Mercandon, auquel mon père m'a recommandé de rendre cent nobles à la rose que j'ai là à cet effet dans ma poche.

— Eh bien, dit Maurevel, voilà une belle occasion de vous acquitter envers lui.

— Comment cela?

— C'est aujourd'hui le jour où l'on règle ses vieux comptes.
Votre Mercandon est-il huguenot?

— Oh! oh! fit Coconnas, je comprends, il doit l'être.

— Chut! nous sommes arrivés.

— Quel est ce grand hôtel avec son pavillon sur la rue?

— L'hôtel de Guise.

— En vérité, dit Coconnas, je ne pouvais pas manquer de venir ici, puisque j'arrive à Paris sous le patronage du grand Henri. Mais, mordi! tout est bien tranquille dans ce quartier-ci, mon cher, c'est tout au plus si l'on entend le bruit des arquebusades: on se croirait en province; tout le monde dort, ou que le diable m'emporte!

En effet, l'hôtel de Guise lui-même semblait aussi tranquille que dans les temps ordinaires. Toutes les fenêtres en étaient fermées, et une seule lumière brillait derrière la jalousie de la fenêtre principale du pavillon qui avait, lorsqu'il était entré dans la rue, attiré l'attention de Coconnas. Un peu au-delà de l'hôtel de Guise, c'est-à-dire au coin de la rue du Petit-Chantier et de celle des Quatre-Fils, Maurevel s'arrêta.

— Voici le logis de celui que nous cherchons, dit-il.

— De celui que vous cherchez, c'est-à-dire…, fit La Hurière.

— Puisque vous m'accompagnez, nous le cherchons.

— Comment! cette maison qui semble dormir d'un si bon sommeil…

— Justement! Vous, La Hurière, vous allez utiliser l'honnête figure que le ciel vous a donnée par erreur, en frappant à cette maison. Passez votre arquebuse à M. de Coconnas, il y a une heure que je vois qu'il la lorgne. Si vous êtes introduit, vous demanderez à parler au seigneur de Mouy.

— Ah! ah! fit Coconnas, je comprends: vous avez aussi un créancier dans le quartier du Temple, à ce qu'il paraît.

— Justement, continua Maurevel. Vous monterez donc en jouant le huguenot, vous avertirez de Mouy de tout ce qui se passe; il est brave, il descendra…

— Et une fois descendu? demanda La Hurière.

— Une fois descendu, je le prierai d'aligner son épée avec la mienne.

— Sur mon âme, c'est d'un brave gentilhomme, dit Coconnas, et je compte faire exactement la même chose avec Lambert Mercandon; et s'il est trop vieux pour accepter, ce sera avec quelqu'un de ses fils ou de ses neveux.

La Hurière alla sans répliquer frapper à la porte; ses coups, retentissant dans le silence de la nuit, firent ouvrir les portes de l'hôtel de Guise et sortir quelques têtes par ses ouvertures: on vit alors que l'hôtel était calme à la manière des citadelles, c'est-à-dire parce qu'il était plein de soldats.

Ces têtes rentrèrent presque aussitôt, devinant sans doute de quoi il était question.

— Il loge donc là, votre M. de Mouy? dit Coconnas montrant la maison où La Hurière continuait de frapper.

— Non, c'est le logis de sa maîtresse.

— Mordi! quelle galanterie vous lui faites! lui fournir l'occasion de tirer l'épée sous les yeux de sa belle! Alors nous serons les juges du camp. Cependant j'aimerais assez à me battre moi-même. Mon épaule me brûle.

— Et votre figure, demanda Maurevel, elle est aussi fort endommagée. Coconnas poussa une espèce de rugissement.

— Mordi! dit-il, j'espère qu'il est mort, ou sans cela je retournerais au Louvre pour l'achever. La Hurière frappait toujours.

Bientôt une fenêtre du premier étage s'ouvrit, et un homme parut sur le balcon en bonnet de nuit, en caleçon et sans armes.

— Qui va là? cria cet homme. Maurevel fit un signe à ses Suisses, qui se rangèrent sous une encoignure, tandis que Coconnas s'aplatissait de lui-même contre la muraille.

— Ah! monsieur de Mouy, dit l'aubergiste de sa voix câline, est- ce vous?

— Oui, c'est moi: après?

— C'est bien lui, murmura Maurevel en frémissant de joie.

— Eh! monsieur, continua La Hurière, ne savez-vous point ce qui se passe? On égorge M. l'amiral, on tue les religionnaires nos frères. Venez vite à leur aide, venez.

— Ah! s'écria de Mouy, je me doutais bien qu'il se tramait quelque chose pour cette nuit. Ah! je n'aurais pas dû quitter mes braves camarades. Me voici, mon ami, me voici, attendez-moi.

Et sans refermer la fenêtre, par laquelle sortirent quelques cris de femme effrayée, quelques supplications tendres, M. de Mouy chercha son pourpoint, son manteau et ses armes.

— Il descend, il descend! murmura Maurevel pâle de joie.
Attention, vous autres! glissa-t-il dans l'oreille des Suisses.

Puis retirant l'arquebuse des mains de Coconnas et soufflant sur la mèche pour s'assurer qu'elle était toujours bien allumée:

— Tiens, La Hurière, ajouta-t-il à l'aubergiste, qui avait fait retraite vers le gros de la troupe, reprends ton arquebuse.

— Mordi! s'écria Coconnas, voici la lune qui sort d'un nuage pour être témoin de cette belle rencontre. Je donnerais beaucoup pour que Lambert Mercandon fût ici et servît de second à M. de Mouy.

— Attendez, attendez! dit Maurevel. M. de Mouy vaut dix hommes à lui tout seul, et nous en aurons peut-être assez à nous six à nous débarrasser de lui. Avancez, vous autres, continua Maurevel en faisant signe aux Suisses de se glisser contre la porte, afin de le frapper quand il sortira.

— Oh! oh! dit Coconnas en regardant ces préparatifs, il paraît que cela ne se passera point tout à fait comme je m'y attendais.

Déjà on entendait le bruit de la barre que tirait de Mouy. Les Suisses étaient sortis de leur cachette pour prendre leur place près de la porte. Maurevel et La Hurière s'avançaient sur la pointe du pied, tandis que, par un reste de gentilhommerie, Coconnas restait à sa place, lorsque la jeune femme, à laquelle on ne pensait plus, parut à son tour au balcon et poussa un cri terrible en apercevant les Suisses, Maurevel et La Hurière.

de Mouy, qui avait déjà entrouvert la porte, s'arrêta.

— Remonte, remonte, cria la jeune femme; je vois reluire des épées, je vois briller la mèche d'une arquebuse. C'est un guet- apens.

— Oh! oh! reprit en grondant la voix du jeune homme, voyons un peu ce que veut dire tout ceci. Et il referma la porte, remit la barre, repoussa le verrou et remonta.

L'ordre de bataille de Maurevel fut changé dès qu'il vit que de Mouy ne sortirait point. Les Suisses allèrent se poster de l'autre côté de la rue, et La Hurière, son arquebuse au poing, attendit que l'ennemi reparût à la fenêtre. Il n'attendit pas longtemps. de Mouy s'avança précédé de deux pistolets d'une longueur si respectable, que La Hurière, qui le couchait déjà en joue, réfléchit soudain que les balles du huguenot n'avaient pas plus de chemin à faire pour arriver dans la rue que sa balle à lui n'en avait pour arriver au balcon. Certes, se dit-il, je puis tuer ce gentilhomme, mais aussi ce gentilhomme peut me tuer du même coup.

Or, comme au bout du compte maître La Hurière, aubergiste de son état, n'était soldat que par circonstance, cette réflexion le détermina à faire retraite et à chercher un abri à l'angle de la rue de Braque, assez éloignée pour qu'il eût quelque difficulté à trouver de là, avec une certaine certitude, surtout la nuit, la ligne que devait suivre sa balle pour arriver jusqu'à de Mouy.

de Mouy jeta un coup d'oeil autour de lui et s'avança en s'effaçant comme un homme qui se prépare à un duel; mais voyant que rien ne venait:

— Ça, dit-il, il paraît, monsieur le donneur d'avis, que vous avez oublié votre arquebuse à ma porte. Me voilà, que me voulez- vous?

— Ah! ah! se dit Coconnas, voici en effet un brave.

— Eh bien, continua de Mouy, amis ou ennemis, qui que vous soyez, ne voyez-vous pas que j'attends? La Hurière garda le silence. Maurevel ne répondit point, et les trois Suisses demeurèrent cois.

Coconnas attendit un instant; puis, voyant que personne ne soutenait la conversation entamée par La Hurière et continuée par de Mouy, il quitta son poste, s'avança jusqu'au milieu de la rue, et mettant le chapeau à la main:

— Monsieur, dit-il, nous ne sommes pas ici pour un assassinat, comme vous pourriez le croire, mais pour un duel… J'accompagne un de vos ennemis qui voudrait avoir affaire à vous pour terminer galamment une vieille discussion. Eh! mordi! avancez donc, monsieur de Maurevel, au lieu de tourner le dos: monsieur accepte.

— Maurevel! s'écria de Mouy; Maurevel, l'assassin de mon père!
Maurevel, le Tueur du roi! Ah! pardieu, oui, j'accepte.

Et, ajustant Maurevel qui allait frapper à l'hôtel de Guise pour y chercher du renfort, il perça son chapeau d'une balle.

Au bruit de l'explosion, aux cris de Maurevel, les gardes qui avaient ramené la duchesse de Nevers sortirent, accompagnés de trois ou quatre gentilshommes suivis de leurs pages, et s'avancèrent vers la maison de la maîtresse du jeune de Mouy.

Un second coup de pistolet, tiré au milieu de la troupe, fit tomber mort le soldat qui se trouvait le plus proche de Maurevel; après quoi de Mouy se trouvant sans armes, ou du moins avec des armes inutiles, puisque ses pistolets étaient déchargés et que ses adversaires étaient hors de la portée de l'épée, s'abrita derrière la galerie du balcon.

Cependant çà et là les fenêtres commençaient de s'ouvrir aux environs, et, selon l'humeur pacifique ou belliqueuse de leurs habitants, se refermaient ou se hérissaient de mousquets ou d'arquebuses.

— À moi, mon brave Mercandon! s'écria de Mouy en faisant signe à un homme déjà vieux qui, d'une fenêtre qui venait de s'ouvrir en face de l'hôtel de Guise, cherchait à voir quelque chose dans cette confusion.

— Vous appelez, sire de Mouy? cria le vieillard; est-ce à vous qu'on en veut?

— C'est à moi, c'est à vous, c'est à tous les protestants; et, tenez, en voilà la preuve.

En effet, en ce moment de Mouy avait vu se diriger contre lui l'arquebuse de La Hurière. Le coup partit; mais le jeune homme eut le temps de se baisser, et la balle alla briser une vitre au- dessus de sa tête.

— Mercandon! s'écria Coconnas, qui à la vue de cette bagarre tressaillait de plaisir et avait oublié son créancier, mais à qui cette apostrophe de de Mouy le rappelait: Mercandon, rue du Chaume, c'est bien cela! Ah! il demeure là, c'est bon; nous allons avoir affaire chacun à notre homme.

Et tandis que les gens de l'hôtel de Guise enfonçaient les portes de la maison où était de Mouy; tandis que Maurevel, un flambeau à la main, essayait d'incendier la maison; tandis que, les portes une fois brisées, un combat terrible s'engageait contre un seul homme qui, à chaque coup de rapière, abattait son ennemi, Coconnas essayait, à l'aide d'un pavé, d'enfoncer la porte de Mercandon, qui, sans s'inquiéter de cet effort solitaire, arquebusait de son mieux à sa fenêtre.

Alors tout ce quartier désert et obscur se trouva illuminé comme en plein jour, peuplé comme l'intérieur d'une fourmilière; car, de l'hôtel de Montmorency, six ou huit gentilshommes huguenots, avec leurs serviteurs et leurs amis, venaient de faire une charge furieuse et commençaient, soutenus par le feu des fenêtres, à faire reculer les gens de Maurevel et ceux de l'hôtel de Guise, qu'ils finirent par acculer à l'hôtel d'où ils étaient sortis.

Coconnas, qui n'avait point encore achevé d'enfoncer la porte de Mercandon quoiqu'il s'escrimât de tout son coeur, fut pris dans ce brusque refoulement. S'adossant alors à la muraille et mettant l'épée à la main, il commença non seulement à se défendre, mais encore à attaquer avec des cris si terribles, qu'il dominait toute cette mêlée. Il ferrailla ainsi de droite et de gauche, frappant amis et ennemis, jusqu'à ce qu'un large vide se fût opéré autour de lui. À mesure que sa rapière trouait une poitrine et que le sang tiède éclaboussait ses mains et son visage, lui, l'oeil dilaté, les narines ouvertes, les dents serrées, regagnait le terrain perdu et se rapprochait de la maison assiégée.

de Mouy, après un combat terrible livré dans l'escalier et le vestibule, avait fini par sortir en véritable héros de sa maison brûlante. Au milieu de toute cette lutte, il n'avait pas cessé de crier: À moi, Maurevel! Maurevel, où es-tu? l'insultant par les épithètes les plus injurieuses. Il apparut enfin dans la rue, soutenant d'un bras sa maîtresse, à moitié nue et presque évanouie, et tenant un poignard entre ses dents. Son épée, flamboyante par le mouvement de rotation qu'il lui imprimait, traçait des cercles blancs ou rouges, selon que la lune en argentait la lame ou qu'un flambeau en faisait reluire l'humidité sanglante. Maurevel avait fui. La Hurière, repoussé par de Mouy jusqu'à Coconnas, qui ne le reconnaissait pas et le recevait à la pointe de son épée, demandait grâce des deux côtés. En ce moment, Mercandon l'aperçut, le reconnut à son écharpe blanche pour un massacreur.

Le coup partit. La Hurière jeta un cri, étendit les bras, laissa échapper son arquebuse, et, après avoir essayé de gagner la muraille pour se retenir à quelque chose, tomba la face contre terre.

de Mouy profita de cette circonstance, se jeta dans la rue de Paradis et disparut.

La résistance des huguenots avait été telle, que les gens de l'hôtel de Guise, repoussés, étaient rentrés et avaient fermé les portes de l'hôtel, dans la crainte d'être assiégés et pris chez eux.

Coconnas, ivre de sang et de bruit, arrivé à cette exaltation où, pour les gens du Midi surtout, le courage se change en folie, n'avait rien vu, rien entendu. Il remarqua seulement que ses oreilles tintaient moins fort, que ses mains et son visage se séchaient un peu, et, abaissant la pointe de son épée, il ne vit plus près de lui qu'un homme couché, la face noyée dans un ruisseau rouge, et autour de lui que maisons qui brûlaient.

Ce fut une bien courte trêve, car au moment où il allait s'approcher de cet homme, qu'il croyait reconnaître pour La Hurière, la porte de la maison qu'il avait vainement essayé de briser à coups de pavés s'ouvrit, et le vieux Mercandon, suivi de son fils et de ses deux neveux, fondit sur le Piémontais, occupé à reprendre haleine.

— Le voilà! le voilà! s'écrièrent-ils tout d'une voix. Coconnas se trouvait au milieu de la rue, et, craignant d'être entouré par ces quatre hommes qui l'attaquaient à la fois, il fit, avec la vigueur d'un de ces chamois qu'il avait si souvent poursuivis dans les montagnes, un bond en arrière, et se trouva adossé à la muraille de l'hôtel de Guise. Une fois tranquillisé sur les surprises, il se remit en garde et redevint railleur.

— Ah! ah! père Mercandon! dit-il, vous ne me reconnaissez pas?

— Oh! misérable! s'écria le vieux huguenot, je te reconnais bien, au contraire; tu m'en veux! à moi, l'ami, le compagnon de ton père?

— Et son créancier, n'est-ce pas?

— Oui, son créancier, puisque c'est toi qui le dis.

— Eh bien, justement, répondit Coconnas, je viens régler nos comptes.

— Saisissons-le, lions-le, dit le vieillard aux jeunes gens qui l'accompagnaient, et qui à sa voix s'élancèrent contre la muraille.

— Un instant, un instant, dit en riant Coconnas. Pour arrêter les gens il vous faut une prise de corps et vous avez négligé de la demander au prévôt.

Et à ces paroles il engagea l'épée avec celui des jeunes gens qui se trouvait le plus proche de lui, et au premier dégagement lui abattit le poignet avec sa rapière. Le malheureux se recula en hurlant.

— Et d'un! dit Coconnas. Au même instant, la fenêtre sous laquelle Coconnas avait cherché un abri s'ouvrit en grinçant. Coconnas fit un soubresaut, craignant une attaque de ce côté; mais, au lieu d'un ennemi, ce fut une femme qu'il aperçut; au lieu de l'arme meurtrière qu'il s'apprêtait à combattre, ce fut un bouquet qui tomba à ses pieds.

— Tiens! une femme! dit-il.

Il salua la dame de son épée et se baissa pour ramasser le bouquet.

— Prenez garde, brave catholique, prenez garde, s'écria la dame.

Coconnas se releva, mais pas si rapidement que le poignard du second neveu ne fendît son manteau et n'entamât l'autre épaule.

La dame jeta un cri perçant.

Coconnas la remercia et la rassura d'un même geste, s'élança sur le second neveu, qui rompit; mais au second appel son pied de derrière glissa dans le sang. Coconnas s'élança sur lui avec la rapidité du chat-tigre, et lui traversa la poitrine de son épée.

— Bien, bien, brave cavalier! cria la dame de l'hôtel de Guise, bien! je vous envoie du secours.

— Ce n'est point la peine de vous déranger pour cela, madame! dit Coconnas. Regardez plutôt jusqu'au bout, si la chose vous intéresse, et vous allez voir comment le comte Annibal de Coconnas accommode les huguenots.

En ce moment le fils du vieux Mercandon tira presque à bout portant un coup de pistolet à Coconnas, qui tomba sur un genou.

La dame de la fenêtre poussa un cri, mais Coconnas se releva; il ne s'était agenouillé que pour éviter la balle, qui alla trouver le mur à deux pieds de la belle spectatrice.

Presque en même temps, de la fenêtre du logis de Mercandon partit un cri de rage, et une vieille femme, qui à sa croix et à son écharpe blanche reconnut Coconnas pour un catholique, lui lança un pot de fleurs qui l'atteignit au dessus du genou.

— Bon! dit Coconnas; l'une me jette des fleurs, l'autre les pots.
Si cela continue, on va démolir les maisons.

— Merci, ma mère, merci! cria le jeune homme.

— Va, femme, va! dit le vieux Mercandon, mais prends garde à nous!

— Attendez, monsieur de Coconnas, attendez, dit la jeune dame de l'hôtel de Guise; je vais faire tirer aux fenêtres.

— Ah ça! c'est donc un enfer de femmes, dont les unes sont pour moi et les autres contre moi! dit Coconnas. Mordi! finissons-en.

La scène, en effet, était bien changée, et tirait évidemment à son dénouement. En face de Coconnas, blessé il est vrai, mais dans toute la vigueur de ses vingt-quatre ans, mais habitué aux armes, mais irrité plutôt qu'affaibli par les trois ou quatre égratignures qu'il avait reçues, il ne restait plus que Mercandon et son fils: Mercandon, vieillard de soixante à soixante-dix ans; son fils, enfant de seize à dix-huit ans: ce dernier pâle, blond et frêle, avait jeté son pistolet déchargé et par conséquent devenu inutile, et agitait en tremblant une épée de moitié moins longue que celle du Piémontais; le père, armé seulement d'un poignard et d'une arquebuse vide, appelait au secours. Une vieille femme, à la fenêtre en face, la mère du jeune homme, tenait à la main un morceau de marbre et s'apprêtait à le lancer. Enfin Coconnas, excité d'un côté par les menaces, de l'autre par les encouragements, fier de sa double victoire, enivré de poudre et de sang, éclairé par la réverbération d'une maison en flammes, exalté par l'idée qu'il combattait sous les yeux d'une femme dont la beauté lui avait semblé aussi supérieure que son rang lui paraissait incontestable; Coconnas, comme le dernier des Horaces, avait senti doubler ses forces, et voyant le jeune homme hésiter, il courut à lui et croisa sur sa petite épée sa terrible et sanglante rapière. Deux coups suffirent pour la lui faire sauter des mains. Alors Mercandon chercha à repousser Coconnas, pour que les projectiles lancés par la fenêtre l'atteignissent plus sûrement. Mais Coconnas, au contraire, pour paralyser la double attaque du vieux Mercandon, qui essayait de le percer de son poignard, et de la mère du jeune homme, qui tentait de lui briser la tête avec la pierre qu'elle s'apprêtait à lui lancer, saisit son adversaire à bras-le-corps, le présentant à tous les coups comme un bouclier, et l'étouffant dans son étreinte herculéenne.

— À moi, à moi! s'écria le jeune homme, il me brise la poitrine! à moi, à moi! Et sa voix commença de se perdre dans un râle sourd et étranglé. Alors, Mercandon cessa de menacer, il supplia.

— Grâce! grâce! dit-il, monsieur de Coconnas! grâce! c'est mon unique enfant!

— C'est mon fils! c'est mon fils! cria la mère, l'espoir de notre vieillesse! ne le tuez pas, monsieur! ne le tuez pas!

— Ah! vraiment! cria Coconnas en éclatant de rire. Que je ne le tue pas! et que voulait-il donc me faire avec son épée et son pistolet?

— Monsieur, continua Mercandon en joignant les mains, j'ai chez moi l'obligation souscrite par votre père, je vous la rendrai; j'ai dix mille écus d'or, je vous les donnerai; j'ai les pierreries de notre famille, et elles seront à vous; mais ne le tuez pas, ne le tuez pas!

— Et moi, j'ai mon amour, dit à demi-voix la femme de l'hôtel de Guise, et je vous le promets. Coconnas réfléchit une seconde, et soudain:

— Êtes-vous huguenot? demanda-t-il au jeune homme.

— Je le suis, murmura l'enfant.

— En ce cas, il faut mourir! répondit Coconnas en fronçant les sourcils et en approchant de la poitrine de son adversaire la miséricorde acérée et tranchante.

— Mourir! s'écria le vieillard, mon pauvre enfant! mourir!

Et un cri de mère retentit si douloureux et si profond, qu'il ébranla pour un moment la sauvage résolution du Piémontais.

— Oh! madame la duchesse! s'écria le père se tournant vers la femme de l'hôtel de Guise, intercédez pour nous, et tous les matins et tous les soirs votre nom sera dans nos prières.

— Alors, qu'il se convertisse! dit la dame de l'hôtel de Guise.

— Je suis protestant, dit l'enfant.

— Meurs donc, dit Coconnas en levant sa dague, meurs donc puisque tu ne veux pas de la vie que cette belle bouche t'offrait.

Mercandon et sa femme virent la lame terrible luire comme un éclair au dessus de la tête de leur fils.

— Mon fils, mon Olivier, hurla la mère, abjure… abjure!

— Abjure, cher enfant! cria Mercandon, se roulant aux pieds de
Coconnas, ne nous laisse pas seuls sur la terre.

— Abjurez tous ensemble! cria Coconnas; pour un Credo, trois âmes et une vie!

— Je le veux bien, dit le jeune homme.

— Nous le voulons bien, crièrent Mercandon et sa femme.

— À genoux, alors! fit Coconnas, et que ton fils récite mot à mot la prière que je vais te dire. Le père obéit le premier.

— Je suis prêt, dit l'enfant. Et il s'agenouilla à son tour.

Coconnas commença alors à lui dicter en latin les paroles du Credo. Mais, soit hasard, soit calcul, le jeune Olivier s'était agenouillé près de l'endroit où avait volé son épée. À peine vit- il cette arme à la portée de sa main, que, sans cesser de répéter les paroles de Coconnas, il étendit le bras pour la saisir. Coconnas aperçut le mouvement, tout en faisant semblant de ne pas le voir. Mais au moment où le jeune homme touchait du bout de ses doigts crispés la poignée de l'arme, il s'élança sur lui, et le renversant:

— Ah! traître! dit-il. Et il lui plongea sa dague dans la gorge. Le jeune homme jeta un cri, se releva convulsivement sur un genou et retomba mort.

— Ah! bourreau! hurla Mercandon, tu nous égorges pour nous voler les cent nobles à la rose que tu nous dois.

— Ma foi non, dit Coconnas, et la preuve… En disant ces mots, Coconnas jeta aux pieds du vieillard la bourse qu'avant son départ son père lui avait remise pour acquitter sa dette avec son créancier.

— Et la preuve, continua-t-il, c'est que voilà votre argent.

— Et toi, voici ta mort! cria la mère de la fenêtre.

— Prenez garde, monsieur de Coconnas, prenez garde, dit la dame de l'hôtel de Guise.

Mais avant que Coconnas eût pu tourner la tête pour se rendre à ce dernier avis ou pour se soustraire à la première menace, une masse pesante fendit l'air en sifflant, s'abattit à plat sur le chapeau du Piémontais, lui brisa son épée dans la main et le coucha sur le pavé, surpris, étourdi, assommé, sans qu'il eût pu entendre le double cri de joie et de détresse qui se répandit de droite et de gauche.

Mercandon s'élança aussitôt, le poignard à la main, sur Coconnas évanoui. Mais en ce moment la porte de l'hôtel de Guise s'ouvrit, et le vieillard, voyant luire les pertuisanes et les épées, s'enfuit; tandis que celle qu'il avait appelée madame la duchesse, belle d'une beauté terrible à la lueur de l'incendie, éblouissante de pierreries et de diamants, se penchait, à moitié hors de la fenêtre, pour crier aux nouveaux venus, le bras tendu vers Coconnas:

— Là! là! en face de moi; un gentilhomme vêtu d'un pourpoint rouge. Celui-là, oui, oui, celui-là! …

X
Mort, messe ou Bastille

Marguerite, comme nous l'avons dit, avait refermé sa porte et était rentrée dans sa chambre. Mais comme elle y entrait, toute palpitante, elle aperçut Gillonne, qui, penchée avec terreur vers la porte du cabinet, contemplait des traces de sang éparses sur le lit, sur les meubles et sur le tapis.

— Ah! madame, s'écria-t-elle en apercevant la reine. Oh! madame, est-il donc mort?

— Silence! Gillonne, dit Marguerite de ce ton de voix qui indique l'importance de la recommandation. Gillonne se tut.

Marguerite tira alors de son aumônière une petite clef dorée, ouvrit la porte du cabinet et montra du doigt le jeune homme à sa suivante.

La Mole avait réussi à se soulever et à s'approcher de la fenêtre. Un petit poignard, de ceux que les femmes portaient à cette époque, s'était rencontré sous sa main, et le jeune gentilhomme l'avait saisi en entendant ouvrir la porte.

— Ne craignez rien, monsieur, dit Marguerite, car, sur mon âme, vous êtes en sûreté. La Mole se laissa retomber sur ses genoux.

— Oh! madame, s'écria-t-il, vous êtes pour moi plus qu'une reine, vous êtes une divinité.

— Ne vous agitez pas ainsi, monsieur, s'écria Marguerite, votre sang coule encore… Oh! regarde, Gillonne, comme il est pâle… Voyons, où êtes-vous blessé?

— Madame, dit La Mole en essayant de fixer sur des points principaux la douleur errante par tout le corps, je crois avoir reçu un premier coup de dague à l'épaule et un second dans la poitrine; les autres blessures ne valent point la peine qu'on s'en occupe.

— Nous allons voir cela, dit Marguerite; Gillonne, apporte ma cassette de baumes.

Gillonne obéit et rentra, tenant d'une main la cassette, et de l'autre une aiguière de vermeil et du linge de fine toile de Hollande.

— Aide-moi à le soulever, Gillonne, dit la reine Marguerite, car, en se soulevant lui-même, le malheureux a achevé de perdre ses forces.

— Mais, madame, dit La Mole, je suis tout confus; je ne puis souffrir en vérité…

— Mais, monsieur, vous allez vous laisser faire, que je pense, dit Marguerite; quand nous pouvons vous sauver, ce serait un crime de vous laisser mourir.

— Oh! s'écria La Mole, j'aime mieux mourir que de vous voir, vous, la reine, souiller vos mains d'un sang indigne comme le mien… Oh! jamais! jamais!

Et il se recula respectueusement.

— Votre sang, mon gentilhomme, reprit en souriant Gillonne, eh! vous en avez déjà souillé tout à votre aise le lit et la chambre de Sa Majesté.

Marguerite croisa son manteau sur son peignoir de batiste, tout éclaboussé de petites taches vermeilles. Ce geste, plein de pudeur féminine, rappela à La Mole qu'il avait tenu dans ses bras et serré contre sa poitrine cette reine si belle, si aimée, et à ce souvenir une rougeur fugitive passa sur ses joues blêmies.

— Madame, balbutia-t-il, ne pouvez-vous m'abandonner aux soins d'un chirurgien?

— D'un chirurgien catholique, n'est-ce pas? demanda la reine avec une expression que comprit La Mole, et qui le fit tressaillir.

— Ignorez-vous donc, continua la reine avec une voix et un sourire d'une douceur inouïe, que, nous autres filles de France, nous sommes élevées à connaître la valeur des plantes et à composer des baumes? car notre devoir, comme femmes et comme reines, a été de tout temps d'adoucir les douleurs! Aussi valons- nous les meilleurs chirurgiens du monde, à ce que disent nos flatteurs du moins. Ma réputation, sous ce rapport, n'est-elle pas venue à votre oreille? Allons, Gillonne, à l'ouvrage!

La Mole voulait essayer de résister encore; il répéta de nouveau qu'il aimait mieux mourir que d'occasionner à la reine ce labeur, qui pouvait commencer par la pitié et finir par le dégoût. Cette lutte ne servit qu'à épuiser complètement ses forces. Il chancela, ferma les yeux, et laissa retomber sa tête en arrière, évanoui pour la seconde fois.

Alors Marguerite, saisissant le poignard qu'il avait laissé échapper, coupa rapidement le lacet qui fermait son pourpoint, tandis que Gillonne, avec une autre lame, décousait ou plutôt tranchait les manches de La Mole.

Gillonne, avec un linge imbibé d'eau fraîche, étancha le sang qui s'échappait de l'épaule et de la poitrine du jeune homme, tandis que Marguerite, d'une aiguille d'or à la pointe arrondie, sondait les plaies avec toute la délicatesse et l'habileté que maître Ambroise Paré eût pu déployer en pareille circonstance.

Celle de l'épaule était profonde, celle de la poitrine avait glissé sur les côtes et traversait seulement les chairs; aucune des deux ne pénétrait dans les cavités de cette forteresse naturelle qui protège le coeur et les poumons.

— Plaie douloureuse et non mortelle, Acerrimum humeri vulnus, non autem lethale, murmura la belle et savante chirurgienne; passe-moi du baume et prépare de la charpie, Gillonne.

Cependant Gillonne, à qui la reine venait de donner ce nouvel ordre, avait déjà essuyé et parfumé la poitrine du jeune homme et en avait fait autant de ses bras modelés sur un dessin antique, de ses épaules gracieusement rejetées en arrière, de son cou ombragé de boucles épaisses et qui appartenait bien plutôt à une statue de marbre de Paros qu'au corps mutilé d'un homme expirant.

— Pauvre jeune homme, murmura Gillonne en regardant non pas tant son ouvrage que celui qui venait d'en être l'objet.

— N'est-ce pas qu'il est beau? dit Marguerite avec une franchise toute royale.

— Oui, madame. Mais il me semble qu'au lieu de le laisser ainsi couché à terre nous devrions le soulever et l'étendre sur le lit de repos contre lequel il est seulement appuyé.

— Oui, dit Marguerite, tu as raison.

Et les deux femmes, s'inclinant et réunissant leurs forces, soulevèrent La Mole et le déposèrent sur une espèce de grand sofa à dossier sculpté qui s'étendait devant la fenêtre, qu'elles entrouvrirent pour lui donner de l'air.

Le mouvement réveilla La Mole, qui poussa un soupir et, rouvrant les yeux, commença d'éprouver cet incroyable bien-être qui accompagne toutes les sensations du blessé, alors qu'à son retour à la vie il retrouve la fraîcheur au lieu des flammes dévorantes, et les parfums du baume au lieu de la tiède et nauséabonde odeur du sang.

Il murmura quelques mots sans suite, auxquels Marguerite répondit par un sourire en posant le doigt sur sa bouche.

En ce moment le bruit de plusieurs coups frappés à une porte retentit.

— On heurte au passage secret, dit Marguerite.

— Qui donc peut venir, madame? demanda Gillonne effrayée.

— Je vais voir, dit Marguerite. Toi, reste auprès de lui et ne le quitte pas d'un seul instant.

Marguerite rentra dans sa chambre, et, fermant la porte du cabinet, alla ouvrir celle du passage qui donnait chez le roi et chez la reine mère.

— Madame de Sauve! s'écria-t-elle en reculant vivement et avec une expression qui ressemblait sinon à la terreur, du moins à la haine, tant il est vrai qu'une femme ne pardonne jamais à une autre femme de lui enlever même un homme qu'elle n'aime pas. Madame de Sauve!

— Oui, Votre Majesté! dit celle-ci en joignant les mains.

— Ici, vous, madame! continua Marguerite de plus en plus étonnée, mais aussi d'une voix plus impérative. Charlotte tomba à genoux.

— Madame, dit-elle, pardonnez-moi, je reconnais à quel point je suis coupable envers vous; mais, si vous saviez! la faute n'est pas tout entière à moi, et un ordre exprès de la reine mère…

— Relevez-vous, dit Marguerite, et comme je ne pense pas que vous soyez venue dans l'espérance de vous justifier vis-à-vis de moi, dites-moi pourquoi vous êtes venue.

— Je suis venue, madame, dit Charlotte toujours à genoux et avec un regard presque égaré, je suis venue pour vous demander s'il n'était pas ici.

— Ici, qui? de qui parlez-vous, madame?… car, en vérité, je ne comprends pas.

— Du roi!

— Du roi? vous le poursuivez jusque chez moi! Vous savez bien qu'il n'y vient pas, cependant!

— Ah! madame! continua la baronne de Sauve sans répondre à toutes ces attaques et sans même paraître les sentir; ah! plût à Dieu qu'il y fût!

— Et pourquoi cela?

— Eh! mon Dieu! madame, parce qu'on égorge les huguenots, et que le roi de Navarre est le chef des huguenots.

— Oh! s'écria Marguerite en saisissant madame de Sauve par la main et en la forçant de se relever, oh! je l'avais oublié! D'ailleurs, je n'avais pas cru qu'un roi pût courir les mêmes dangers que les autres hommes.

— Plus, madame, mille fois plus, s'écria Charlotte.

— En effet, madame de Lorraine m'avait prévenue. Je lui avais dit de ne pas sortir. Serait-il sorti?

— Non, non, il est dans le Louvre. Il ne se retrouve pas. Et s'il n'est pas ici…

— Il n'y est pas.

— Oh! s'écria madame de Sauve avec une explosion de douleur, c'en est fait de lui, car la reine mère a juré sa mort.

— Sa mort! Ah! dit Marguerite, vous m'épouvantez. Impossible!

— Madame, reprit madame de Sauve avec cette énergie que donne seule la passion, je vous dis qu'on ne sait pas où est le roi de Navarre.

— Et la reine mère, où est-elle?

— La reine mère m'a envoyée chercher M. de Guise et M. de Tavannes, qui étaient dans son oratoire, puis elle m'a congédiée. Alors, pardonnez-moi, madame! je suis remontée chez moi, et comme d'habitude, j'ai attendu.

— Mon mari, n'est-ce pas? dit Marguerite.

— Il n'est pas venu, madame. Alors, je l'ai cherché de tous côtés; je l'ai demandé à tout le monde. Un seul soldat m'a répondu qu'il croyait l'avoir aperçu au milieu des gardes qui l'accompagnaient l'épée nue quelque temps avant que le massacre commençât, et le massacre est commencé depuis une heure.

— Merci, madame, dit Marguerite; et quoique peut-être le sentiment qui vous fait agir soit une nouvelle offense pour moi, merci.

— Oh! alors, pardonnez-moi, madame! dit-elle, et je rentrerai chez moi plus forte de votre pardon; car je n'ose vous suivre, même de loin.

Marguerite lui tendit la main.

— Je vais trouver la reine Catherine, dit-elle; rentrez chez vous. Le roi de Navarre est sous ma sauvegarde, je lui ai promis alliance et je serai fidèle à ma promesse.

— Mais si vous ne pouvez pénétrer jusqu'à la reine mère, madame?

— Alors, je me tournerai du côté de mon frère Charles, et il faudra bien que je lui parle.

— Allez, allez, madame, dit Charlotte en laissant le passage libre à Marguerite, et que Dieu conduise Votre Majesté.

Marguerite s'élança par le couloir. Mais arrivée à l'extrémité, elle se retourna pour s'assurer que madame de Sauve ne demeurait pas en arrière. Madame de Sauve la suivait.

La reine de Navarre lui vit prendre l'escalier qui conduisait à son appartement, et poursuivit son chemin vers la chambre de la reine.

Tout était changé; au lieu de cette foule de courtisans empressés, qui d'ordinaire ouvrait ses rangs devant la reine en la saluant respectueusement, Marguerite ne rencontrait que des gardes avec des pertuisanes rougies et des vêtements souillés de sang, ou des gentilshommes aux manteaux déchirés, à la figure noircie par la poudre, porteurs d'ordres et de dépêches, les uns entrant et les autres sortant: toutes ces allées et venues faisaient un fourmillement terrible et immense dans les galeries.

Marguerite n'en continua pas moins d'aller en avant et parvint jusqu'à l'antichambre de la reine mère. Mais cette antichambre était gardée par deux haies de soldats qui ne laissaient pénétrer que ceux qui étaient porteurs d'un certain mot d'ordre.

Marguerite essaya vainement de franchir cette barrière vivante. Elle vit plusieurs fois s'ouvrir et se fermer la porte, et à chaque fois, par l'entrebâillement, elle aperçut Catherine rajeunie par l'action, active comme si elle n'avait que vingt ans, écrivant, recevant des lettres, les décachetant, donnant des ordres, adressant à ceux-ci un mot, à ceux-là un sourire, et ceux auxquels elle souriait plus amicalement étaient ceux qui étaient plus couverts de poussière et de sang.

Au milieu de ce grand tumulte qui bruissait dans le Louvre, qu'il emplissait d'effrayantes rumeurs, on entendait éclater les arquebusades de la rue de plus en plus répétées.

— Jamais je n'arriverai jusqu'à elle, se dit Marguerite après avoir fait près des hallebardiers trois tentatives inutiles. Plutôt que de perdre mon temps ici, allons donc trouver mon frère.

En ce moment passa M. de Guise; il venait d'annoncer à la reine la mort de l'amiral et retournait à la boucherie.

— Oh! Henri! s'écria Marguerite, où est le roi de Navarre? Le duc la regarda avec un sourire étonné, s'inclina, et, sans répondre, sortit avec ses gardes. Marguerite courut à un capitaine qui allait sortir du Louvre et qui, avant de partir, faisait charger les arquebuses de ses soldats.

— Le roi de Navarre? demanda-t-elle; monsieur, où est le roi de
Navarre?

— Je ne sais, madame, répondit celui-ci, je ne suis point des gardes de Sa Majesté.

— Ah! mon cher René! s'écria Marguerite en reconnaissant le parfumeur de Catherine… c'est vous… vous sortez de chez ma mère… savez-vous ce qu'est devenu mon mari?

— Sa Majesté le roi de Navarre n'est point mon ami, madame… vous devez vous en souvenir. On dit même, ajouta-t-il avec une contraction qui ressemblait plus à un grincement qu'à un sourire, on dit même qu'il ose m'accuser d'avoir, de complicité avec madame Catherine, empoisonné sa mère.

— Non! non! s'écria Marguerite, ne croyez pas cela, mon bon René!

— Oh! peu m'importe, madame! dit le parfumeur; ni le roi de
Navarre ni les siens ne sont plus guère à craindre en ce moment.

Et il tourna le dos à Marguerite.

— Oh! monsieur de Tavannes, monsieur de Tavannes!

s'écria Marguerite, un mot, un seul, je vous prie! Tavannes qui passait, s'arrêta.

— Où est Henri de Navarre? dit Marguerite.

— Ma foi! dit-il tout haut, je crois qu'il court la ville avec MM. d'Alençon et Condé. Puis, si bas que Marguerite seule put l'entendre:

— Belle Majesté, dit-il, si vous voulez voir celui pour être à la place duquel je donnerais ma vie, allez frapper au cabinet des Armes du roi.

— Oh! merci, Tavannes! dit Marguerite, qui, de tout ce que lui avait dit Tavannes, n'avait entendu que l'indication principale; merci, j'y vais.

Et elle prit sa course tout en murmurant:

— Oh! après ce que je lui ai promis, après la façon dont il s'est conduit envers moi quand cet ingrat Henri s'était caché dans le cabinet, je ne puis le laisser périr!

Et elle vint heurter à la porte des appartements du roi; mais ils étaient ceints intérieurement par deux compagnies des gardes.

— On n'entre point chez le roi, dit l'officier en s'avançant vivement.

— Mais moi? dit Marguerite.

— L'ordre est général.

— Moi, la reine de Navarre! moi, sa soeur!

— Ma consigne n'admet point d'exception, madame; recevez donc mes excuses. Et l'officier referma la porte.

— Oh! il est perdu, s'écria Marguerite alarmée par la vue de toutes ces figures sinistres, qui, lorsqu'elles ne respiraient pas la vengeance, exprimaient l'inflexibilité. — Oui, oui, je comprends tout… on s'est servi de moi comme d'un appât… je suis le piège où l'on prend et égorge les huguenots… Oh! j'entrerai, dussé-je me faire tuer.

Et Marguerite courait comme une folle par les corridors et par les galeries, lorsque tout à coup passant devant une petite porte, elle entendit un chant doux, presque lugubre, tant il était monotone. C'était un psaume calviniste que chantait une voix tremblante dans la pièce voisine.

— La nourrice du roi mon frère, la bonne Madelon… elle est là! s'écria Marguerite en se frappant le front, éclairée par une pensée subite; elle est là! … Dieu des chrétiens, aide-moi!

Et Marguerite, pleine d'espérance, heurta doucement à la petite porte.

En effet, après l'avis qui lui avait été donné par Marguerite, après son entretien avec René, après sa sortie de chez la reine mère, à laquelle, comme un bon génie, avait voulu s'opposer la pauvre petite Phébé, Henri de Navarre avait rencontré quelques gentilshommes catholiques qui, sous prétexte de lui faire honneur, l'avaient reconduit chez lui, où l'attendaient une vingtaine de huguenots, lesquels s'étaient réunis chez le jeune prince, et, une fois réunis, ne voulaient plus le quitter, tant depuis quelques heures le pressentiment de cette nuit fatale avait plané sur le Louvre. Ils étaient donc restés ainsi sans qu'on eût tenté de les troubler. Enfin, au premier coup de la cloche de Saint-Germain- l'Auxerrois, qui retentit dans tous ces coeurs comme un glas funèbre, Tavannes entra, et, au milieu d'un silence de mort, annonça à Henri que le roi Charles IX voulait lui parler.

Il n'y avait point de résistance à tenter, personne n'en eut même la pensée. On entendait les plafonds, les galeries et les corridors du Louvre craquer sous les pieds des soldats réunis tant dans les cours que dans les appartements, au nombre de près de deux mille. Henri, après avoir pris congé de ses amis, qu'il ne devait plus revoir, suivit donc Tavannes, qui le conduisit dans une petite galerie contiguë au logis du roi, où il le laissa seul, sans armes et le coeur gonflé de toutes les défiances.

Le roi de Navarre compta ainsi, minute par minute, deux mortelles heures, écoutant avec une terreur croissante le bruit du tocsin et le retentissement des arquebusades; voyant, par un guichet vitré, passer, à la lueur de l'incendie, au flamboiement des torches, les fuyards et les assassins; ne comprenant rien à ces clameurs de meurtre et à ces cris de détresse; ne pouvant soupçonner enfin, malgré la connaissance qu'il avait de Charles IX, de la reine mère et du duc de Guise, l'horrible drame qui s'accomplissait en ce moment.

Henri n'avait pas le courage physique; il avait mieux que cela, il avait la puissance morale: craignant le danger, il l'affrontait en souriant, mais le danger du champ de bataille, le danger en plein air et en plein jour, le danger aux yeux de tous, qu'accompagnaient la stridente harmonie des trompettes et la voix sourde et vibrante des tambours… Mais là, il était sans armes, seul, enfermé, perdu dans une demi-obscurité, suffisante à peine pour voir l'ennemi qui pouvait se glisser jusqu'à lui et le fer qui le voulait percer. Ces deux heures furent donc pour lui les deux heures peut-être les plus cruelles de sa vie.

Au plus fort du tumulte, et comme Henri commençait à comprendre que, selon toute probabilité, il s'agissait d'un massacre organisé, un capitaine vint chercher le prince et le conduisit, par un corridor, à l'appartement du roi. À leur approche la porte s'ouvrit, derrière eux la porte se referma, le tout comme par enchantement, puis le capitaine introduisit Henri près de Charles IX, alors dans son cabinet des Armes.

Lorsqu'ils entrèrent, le roi était assis dans un grand fauteuil, ses deux mains posées sur les deux bras de son siège et la tête retombant sur sa poitrine. Au bruit que firent les nouveaux venus, Charles IX releva son front, sur lequel Henri vit couler la sueur par grosses gouttes.

— Bonsoir, Henriot, dit brutalement le jeune roi. Vous, La Chastre, laissez-nous. Le capitaine obéit. Il se fit un moment de sombre silence. Pendant ce moment, Henri regarda autour de lui avec inquiétude et vit qu'il était seul avec le roi. Charles IX se leva tout à coup.

— Par la mordieu! dit-il en retroussant d'un geste rapide ses cheveux blonds et en essuyant son front en même temps, vous êtes content de vous voir près de moi, n'est-ce pas, Henriot?

— Mais sans doute, Sire, répondit le roi de Navarre, et c'est toujours avec bonheur que je me trouve auprès de Votre Majesté.

— Plus content que d'être là-bas, hein? reprit Charles IX, continuant à suivre sa pauvre pensée plutôt qu'il ne répondait au compliment de Henri.

— Sire, je ne comprends pas, dit Henri.

— Regardez et vous comprendrez. D'un mouvement rapide, Charles IX marcha ou plutôt bondit vers la fenêtre. Et, attirant à lui son beau-frère, de plus en plus épouvanté, il lui montra l'horrible silhouette des assassins, qui, sur le plancher d'un bateau, égorgeaient ou noyaient les victimes qu'on leur amenait à chaque instant.

— Mais, au nom du Ciel, s'écria Henri tout pâle, que se passe-t- il donc cette nuit?

— Cette nuit, monsieur, dit Charles IX, on me débarrasse de tous les huguenots. Voyez-vous là-bas, au-dessus de l'hôtel de Bourbon, cette fumée et cette flamme? C'est la fumée et la flamme de la maison de l'amiral, qui brûle. Voyez-vous ce corps que de bons catholiques traînent sur une paillasse déchirée, c'est le corps du gendre de l'amiral, le cadavre de votre ami Téligny.

— Oh! que veut dire cela? s'écria le roi de Navarre, en cherchant inutilement à son côté la poignée de sa dague et tremblant à la fois de honte et de colère, car il sentait que tout à la fois on le raillait et on le menaçait.

— Cela veut dire, s'écria Charles IX furieux, sans transition et blêmissant d'une manière effrayante, cela veut dire que je ne veux plus de huguenot autour de moi, entendez-vous, Henri? Suis-je le roi? suis-je le maître?

— Mais, Votre Majesté…

— Ma Majesté tue et massacre à cette heure tout ce qui n'est pas catholique; c'est son plaisir. Êtes-vous catholique? s'écria Charles, dont la colère montait incessamment comme une marée terrible.

— Sire, dit Henri, rappelez-vous vos paroles: Qu'importe la religion de qui me sert bien!

— Ha! ha! ha! s'écria Charles en éclatant d'un rire sinistre; que je me rappelle mes paroles, dis-tu, Henri! _Verba volant, _comme dit ma soeur Margot. Et tous ceux-là, regarde, ajouta-t-il en montrant du doigt la ville, ceux-là ne m'avaient-ils pas bien servi aussi? n'étaient-ils pas braves au combat, sages au conseil, dévoués toujours? Tous étaient des sujets utiles! mais ils étaient huguenots, et je ne veux que des catholiques.

Henri resta muet.

— Çà, comprenez-moi donc, Henriot! s'écria Charles IX.

— J'ai compris, Sire.

— Eh bien?

— Eh bien, Sire, je ne vois pas pourquoi le roi de Navarre ferait ce que tant de gentilshommes ou de pauvres gens n'ont pas fait. Car enfin, s'ils meurent tous, ces malheureux, c'est aussi parce qu'on leur a proposé ce que Votre Majesté me propose, et qu'ils ont refusé comme je refuse.

Charles saisit le bras du jeune prince, et fixant sur lui un regard dont l'atonie se changeait peu à peu en un fauve rayonnement:

— Ah! tu crois, dit-il, que j'ai pris la peine d'offrir la messe à ceux qu'on égorge là-bas?

— Sire, dit Henri en dégageant son bras, ne mourrez-vous point dans la religion de vos pères?

— Oui, par la mordieu! et toi?

— Eh bien, moi aussi, Sire, répondit Henri. Charles poussa un rugissement de rage, et saisit d'une main tremblante son arquebuse, placée sur une table. Henri, collé contre la tapisserie, la sueur de l'angoisse au front, mais, grâce à cette puissance qu'il conservait sur lui-même, calme en apparence, suivait tous les mouvements du terrible monarque avec l'avide stupeur de l'oiseau fasciné par le serpent.

Charles arma son arquebuse, et frappant du pied avec une fureur aveugle:

— Veux-tu la messe? s'écria-t-il en éblouissant Henri du miroitement de l'arme fatale. Henri resta muet.

Charles IX ébranla les voûtes du Louvre du plus terrible juron qui soit jamais sorti des lèvres d'un homme, et de pâle qu'il était, il devint livide.

— Mort, messe ou Bastille! s'écria-t-il en mettant le roi de
Navarre en joue.

— Oh! Sire! s'écria Henri, me tuerez-vous, moi votre frère?

Henri venait d'éluder, avec cet esprit incomparable qui était une des plus puissantes facultés de son organisation, la réponse que lui demandait Charles IX; car, sans aucun doute, si cette réponse eût été négative, Henri était mort.

Aussi, comme après les derniers paroxysmes de la rage se trouve immédiatement le commencement de la réaction, Charles IX ne réitéra pas la question qu'il venait d'adresser au prince de Navarre, et après un moment d'hésitation, pendant lequel il fit entendre un rugissement sourd, il se retourna vers la fenêtre ouverte, et coucha en joue un homme qui courait sur le quai opposé.

— Il faut cependant bien que je tue quelqu'un, s'écria Charles IX, livide comme un cadavre, et dont les yeux s'injectaient de sang.

Et lâchant le coup, il abattit l'homme qui courait. Henri poussa un gémissement. Alors, animé par une effrayante ardeur, Charles chargea et tira sans relâche son arquebuse, poussant des cris de joie chaque fois que le coup avait porté.

— C'est fait de moi, se dit le roi de Navarre; quand il ne trouvera plus personne à tuer, il me tuera.

— Eh bien, dit tout à coup une voix derrière les princes, est-ce fait?

C'était Catherine de Médicis, qui, pendant la dernière détonation de l'arme, venait d'entrer sans être entendue.

— Non, mille tonnerres d'enfer! hurla Charles en jetant son arquebuse par la chambre… Non, l'entêté… il ne veut pas! …

Catherine ne répondit point. Elle tourna lentement son regard vers la partie de la chambre où se tenait Henri, aussi immobile qu'une des figures de la tapisserie contre laquelle il était appuyé. Alors elle ramena sur Charles un oeil qui voulait dire: Alors, pourquoi vit-il?

— Il vit… il vit… murmura Charles IX, qui comprenait parfaitement ce regard et qui y répondait, comme on le voit, sans hésitation; il vit, parce qu'il… est mon parent.

Catherine sourit. Henri vit ce sourire et reconnut que c'était
Catherine surtout qu'il lui fallait combattre.

— Madame, lui dit-il, tout vient de vous, je le vois bien, et rien de mon beau-frère Charles; c'est vous qui avez eu l'idée de m'attirer dans un piège; c'est vous qui avez pensé à faire de votre fille l'appât qui devait nous perdre tous; c'est vous qui m'avez séparé de ma femme, pour qu'elle n'eût pas l'ennui de me voir tuer sous ses yeux…

— Oui, mais cela ne sera pas! s'écria une autre voix haletante et passionnée que Henri reconnut à l'instant et qui fit tressaillir Charles IX de surprise et Catherine de fureur.

— Marguerite! s'écria Henri.

— Margot! dit Charles IX.

— Ma fille! murmura Catherine.

— Monsieur, dit Marguerite à Henri, vos dernières paroles m'accusaient, et vous aviez à la fois tort et raison: raison, car en effet je suis bien l'instrument dont on s'est servi pour vous perdre tous; tort, car j'ignorais que vous marchiez à votre perte. Moi-même, monsieur, telle que vous me voyez, je dois la vie au hasard, à l'oubli de ma mère, peut-être; mais sitôt que j'ai appris votre danger, je me suis souvenue de mon devoir. Or, le devoir d'une femme est de partager la fortune de son mari. Vous exile-t-on, monsieur, je vous suis dans l'exil; vous emprisonne-t- on, je me fais captive; vous tue-t-on, je meurs.

Et elle tendit à son mari une main que Henri saisit, sinon avec amour, du moins avec reconnaissance.

— Ah! ma pauvre Margot, dit Charles IX, tu ferais bien mieux de lui dire de se faire catholique!

— Sire, répondit Marguerite avec cette haute dignité qui lui était si naturelle, Sire, croyez-moi, pour vous-même ne demandez pas une lâcheté à un prince de votre maison.

Catherine lança un regard significatif à Charles.

— Mon frère, s'écria Marguerite, qui, aussi bien que Charles IX, comprenait la terrible pantomime de Catherine, mon frère, songez- y, vous avez fait de lui mon époux.

Charles IX, pris entre le regard impératif de Catherine et le regard suppliant de Marguerite comme entre deux principes opposés, resta un instant indécis; enfin, Oromase l'emporta.

— Au fait, madame, dit-il en se penchant à l'oreille de
Catherine, Margot a raison et Henriot est mon beau-frère.

— Oui, répondit Catherine en s'approchant à son tour de l'oreille de son fils, oui… mais s'il ne l'était pas?

XI
L'aubépine du cimetière des Innocents

Rentrée chez elle, Marguerite chercha vainement à deviner le mot que Catherine de Médicis avait dit tout bas à Charles IX, et qui avait arrêté court le terrible conseil de vie et de mort qui se tenait en ce moment.

Une partie de la matinée fut employée par elle à soigner La Mole, l'autre à chercher l'énigme que son esprit se refusait à comprendre.

Le roi de Navarre était resté prisonnier au Louvre. Les huguenots étaient plus que jamais poursuivis. À la nuit terrible avait succédé un jour de massacre plus hideux encore. Ce n'était plus le tocsin que les cloches sonnaient, c'étaient des Te Deum, et les accents de ce bronze joyeux retentissant au milieu du meurtre et des incendies, étaient peut-être plus tristes à la lumière du soleil que ne l'avait été pendant l'obscurité le glas de la nuit précédente. Ce n'était pas le tout: une chose étrange était arrivée; une aubépine, qui avait fleuri au printemps et qui, comme d'habitude, avait perdu son odorante parure au mois de juin, venait de refleurir pendant la nuit, et les catholiques, qui voyaient dans cet événement un miracle et qui, pour la popularisation de ce miracle, faisaient Dieu leur complice, allaient en procession, croix et bannière en tête, au cimetière des Innocents, où cette aubépine fleurissait. Cette espèce d'assentiment donné par le ciel au massacre qui s'exécutait avait redoublé l'ardeur des assassins. Et tandis que la ville continuait à offrir dans chaque rue, dans chaque carrefour, sur chaque place une scène de désolation, le Louvre avait déjà servi de tombeau commun à tous les protestants qui s'y étaient trouvés enfermés au moment du signal. Le roi de Navarre, le prince de Condé et La Mole y étaient seuls demeurés vivants.

Rassurée sur La Mole, dont les plaies, comme elle l'avait dit la veille, étaient dangereuses, mais non mortelles, Marguerite n'était donc plus préoccupée que d'une chose: sauver la vie de son mari, qui continuait d'être menacée. Sans doute le premier sentiment qui s'était emparé de l'épouse était un sentiment de loyale pitié pour un homme auquel elle venait, comme l'avait dit lui-même le Béarnais, de jurer sinon amour, du moins alliance. Mais, à la suite de ce sentiment, un autre moins pur avait pénétré dans le coeur de la reine.

Marguerite était ambitieuse, Marguerite avait vu presque une certitude de royauté dans son mariage avec Henri de Bourbon, La Navarre, tiraillée d'un côté par les rois de France, de l'autre par les rois d'Espagne, qui, lambeau à lambeau, avaient fini par emporter la moitié de son territoire, pouvait, si Henri de Bourbon réalisait les espérances de courage qu'il avait données dans les rares occasions qu'il avait eues de tirer l'épée, devenir un royaume réel, avec les huguenots de France pour sujets. Grâce à son esprit fin et si élevé, Marguerite avait entrevu et calculé tout cela. En perdant Henri, ce n'était donc pas seulement un mari qu'elle perdait, c'était un trône.

Elle en était au plus intime de ces réflexions, lorsqu'elle entendit frapper à la porte du corridor secret; elle tressaillit, car trois personnes seulement venaient par cette porte: le roi, la reine mère et le duc d'Alençon. Elle entrouvrit la porte du cabinet, recommanda du doigt le silence à Gillonne et à La Mole, et alla ouvrir au visiteur.

Ce visiteur était le duc d'Alençon.

Le jeune homme avait disparu depuis la veille. Un instant Marguerite avait eu l'idée de réclamer son intercession en faveur du roi de Navarre; mais une idée terrible l'avait arrêtée. Le mariage s'était fait contre son gré; François détestait Henri et n'avait conservé la neutralité en faveur du Béarnais que parce qu'il était convaincu que Henri et sa femme étaient restés étrangers l'un à l'autre. Une marque d'intérêt donnée par Marguerite à son époux pouvait en conséquence, au lieu de l'écarter, rapprocher de sa poitrine un des trois poignards qui le menaçaient.

Marguerite frissonna donc en apercevant le jeune prince plus qu'elle n'eût frissonné en apercevant le roi Charles IX ou la reine mère elle-même. On n'eût point dit d'ailleurs, en le voyant, qu'il se passât quelque chose d'insolite par la ville, ni au Louvre; il était vêtu avec son élégance ordinaire. Ses habits et son linge exhalaient ces parfums que méprisait Charles IX, mais dont le duc d'Anjou et lui faisaient un si continuel usage. Seulement, un oeil exercé comme l'était celui de Marguerite pouvait remarquer que, malgré sa pâleur plus grande que d'habitude, et malgré le léger tremblement qui agitait l'extrémité de ses mains, aussi belles et aussi soignées que des mains de femme, il renfermait au fond de son coeur un sentiment joyeux.

Son entrée fut ce qu'elle avait l'habitude d'être. Il s'approcha de sa soeur pour l'embrasser. Mais, au lieu de lui tendre ses joues, comme elle eût fait au roi Charles ou au duc d'Anjou, Marguerite s'inclina et lui offrit le front.

Le duc d'Alençon poussa un soupir, et posa ses lèvres blêmissantes sur ce front que lui présentait Marguerite.

Alors, s'asseyant, il se mit à raconter à sa soeur les nouvelles sanglantes de la nuit; la mort lente et terrible de l'amiral; la mort instantanée de Téligny, qui, percé d'une balle, rendit à l'instant même le dernier soupir. Il s'arrêta, s'appesantit, se complut sur les détails sanglants de cette nuit avec cet amour du sang particulier à lui et à ses deux frères. Marguerite le laissa dire.

Enfin, ayant tout dit, il se tut.

— Ce n'est pas pour me faire ce récit seulement que vous êtes venu me rendre visite, n'est-ce pas, mon frère? demanda Marguerite.

Le duc d'Alençon sourit.

— Vous avez encore autre chose à me dire?

— Non, répondit le duc, j'attends.

— Qu'attendez-vous?

— Ne m'avez-vous pas dit, chère Marguerite bien-aimée, reprit le duc en rapprochant son fauteuil de celui de sa soeur, que ce mariage avec le roi de Navarre se faisait contre votre gré.

— Oui, sans doute. Je ne connaissais point le prince de Béarn lorsqu'on me l'a proposé pour époux.

— Et depuis que vous le connaissez, ne m'avez-vous pas affirmé que vous n'éprouviez aucun amour pour lui?

— Je vous l'ai dit, il est vrai.

— Votre opinion n'était-elle pas que ce mariage devait faire votre malheur?

— Mon cher François, dit Marguerite, quand un mariage n'est pas la suprême félicité, c'est presque toujours la suprême douleur.

— Eh bien, ma chère Marguerite! comme je vous le disais, j'attends.

— Mais qu'attendez-vous, dites?

— Que vous témoigniez votre joie.

— De quoi donc ai-je à me réjouir?

— Mais de cette occasion inattendue qui se présente de reprendre votre liberté.

— Ma liberté! reprit Marguerite, qui voulait forcer le prince à aller jusqu'au bout de sa pensée.

— Sans doute, votre liberté; vous allez être séparée du roi de
Navarre.

— Séparée! dit Marguerite en fixant ses yeux sur le jeune prince.

Le duc d'Alençon essaya de soutenir le regard de sa soeur; mais bientôt ses yeux s'écartèrent d'elle avec embarras.

— Séparée! répéta Marguerite; voyons cela, mon frère, car je suis bien aise que vous me mettiez à même d'approfondir la question; et comment compte-t-on nous séparer?

— Mais, murmura le duc, Henri est huguenot.

— Sans doute; mais il n'avait pas fait mystère de sa religion, et l'on savait cela quand on nous a mariés.

— Oui, mais depuis votre mariage, ma soeur, dit le duc, laissant malgré lui un rayon de joie illuminer son visage, qu'a fait Henri?

— Mais vous le savez mieux que personne, François, puisqu'il a passé ses journées presque toujours en votre compagnie, tantôt à la chasse, tantôt au mail, tantôt à la paume.

— Oui, ses journées, sans doute, reprit le duc, ses journées; mais ses nuits? Marguerite se tut, et ce fut à son tour de baisser les yeux.

— Ses nuits, continua le duc d'Alençon, ses nuits?

— Eh bien? demanda Marguerite, sentant qu'il fallait bien répondre quelque chose.

— Eh bien, il les a passées chez madame de Sauve.

— Comment le savez-vous? s'écria Marguerite.

— Je le sais parce que j'avais intérêt à le savoir, répondit le jeune prince en pâlissant et en déchiquetant la broderie de ses manches.

Marguerite commençait à comprendre ce que Catherine avait dit tout bas à Charles IX: mais elle fit semblant de demeurer dans son ignorance.

— Pourquoi me dites-vous cela, mon frère? répondit-elle avec un air de mélancolie parfaitement joué; est-ce pour me rappeler que personne ici ne m'aime et ne tient à moi: pas plus ceux que la nature m'a donnés pour protecteurs que celui que l'Église m'a donné pour époux?

— Vous êtes injuste, dit vivement le duc d'Alençon en rapprochant encore son fauteuil de celui de sa soeur, je vous aime et vous protège, moi.

— Mon frère, dit Marguerite en le regardant fixement, vous avez quelque chose à me dire de la part de la reine mère.

— Moi! vous vous trompez, ma soeur, je vous jure; qui peut vous faire croire cela?

— Ce qui peut me le faire croire, c'est que vous rompez l'amitié qui vous attachait à mon mari; c'est que vous abandonnez la cause du roi de Navarre.

— La cause du roi de Navarre! reprit le duc d'Alençon tout interdit.

— Oui, sans doute. Tenez, François, parlons franc. Vous en êtes convenu vingt fois, vous ne pouvez vous élever et même vous soutenir que l'un par l'autre. Cette alliance…

— Est devenue impossible, ma soeur, interrompit le duc d'Alençon.

— Et pourquoi cela?

— Parce que le roi a des desseins sur votre mari. Pardon! en disant votre mari, je me trompe: c'est sur Henri de Navarre que je voulais dire. Notre mère a deviné tout. Je m'alliais aux huguenots parce que je croyais les huguenots en faveur. Mais voilà qu'on tue les huguenots et que dans huit jours il n'en restera pas cinquante dans tout le royaume. Je tendais la main au roi de Navarre parce qu'il était… votre mari. Mais voilà qu'il n'est plus votre mari. Qu'avez-vous à dire à cela, vous qui êtes non seulement la plus belle femme de France, mais encore la plus forte tête du royaume?

— J'ai à dire, reprit Marguerite, que je connais notre frère Charles. Je l'ai vu hier dans un de ces accès de frénésie dont chacun abrège sa vie de dix ans; j'ai à dire que ces accès se renouvellent, par malheur, bien souvent maintenant, ce qui fait que, selon toute probabilité, notre frère Charles n'a pas longtemps à vivre; j'ai à dire enfin que le roi de Pologne vient de mourir et qu'il est fort question d'élire en sa place un prince de la maison de France; j'ai à dire enfin que, lorsque les circonstances se présentent ainsi, ce n'est point le moment d'abandonner des alliés qui, au moment du combat, peuvent nous soutenir avec le concours d'un peuple et l'appui d'un royaume.

— Et vous, s'écria le duc, ne me faites-vous pas une trahison bien plus grande de préférer un étranger à votre frère?

— Expliquez-vous, François; en quoi et comment vous ai-je trahi?

— Vous avez demandé hier au roi la vie du roi de Navarre?

— Eh bien? demanda Marguerite avec une feinte naïveté. Le duc se leva précipitamment, fit deux ou trois fois le tour de la chambre d'un air égaré, puis revint prendre la main de Marguerite. Cette main était raide et glacée.

— Adieu, ma soeur, dit-il; vous n'avez pas voulu me comprendre, ne vous en prenez donc qu'à vous des malheurs qui pourront vous arriver.

Marguerite pâlit, mais demeura immobile à sa place. Elle vit sortir le duc d'Alençon sans faire un signe pour le rappeler; mais à peine l'avait-elle perdu de vue dans le corridor qu'il revint sur ses pas.

— Écoutez, Marguerite, dit-il, j'ai oublié de vous dire une chose: c'est que demain, à pareille heure, le roi de Navarre sera mort.

Marguerite poussa un cri; car cette idée qu'elle était l'instrument d'un assassinat lui causait une épouvante qu'elle ne pouvait surmonter.

— Et vous n'empêcherez pas cette mort? dit-elle; vous ne sauverez pas votre meilleur et votre plus fidèle allié?

— Depuis hier, mon allié n'est plus le roi de Navarre.

— Et qui est-ce donc, alors?

— C'est M. de Guise. En détruisant les huguenots, on a fait M. de
Guise roi des catholiques.

— Et c'est le fils de Henri II qui reconnaît pour son roi un duc de Lorraine! …

— Vous êtes dans un mauvais jour, Marguerite, et vous ne comprenez rien.

— J'avoue que je cherche en vain à lire dans votre pensée.

— Ma soeur, vous êtes d'aussi bonne maison que madame la princesse de Porcian, et Guise n'est pas plus immortel que le roi de Navarre; eh bien, Marguerite, supposez maintenant trois choses, toutes trois possibles: la première, c'est que Monsieur soit élu roi de Pologne; la seconde, c'est que vous m'aimiez comme je vous aime; eh bien, je suis roi de France, et vous… et vous… reine des catholiques.

Marguerite cacha sa tête dans ses mains, éblouie de la profondeur des vues de cet adolescent que personne à la cour n'osait appeler une intelligence.

— Mais, demanda-t-elle après un moment de silence, vous n'êtes donc pas jaloux de M. le duc de Guise comme vous l'êtes du roi de Navarre?

— Ce qui est fait est fait, dit le duc d'Alençon d'une voix sourde; et si j'ai eu à être jaloux du duc de Guise, eh bien, je l'ai été.

— Il n'y a qu'une seule chose qui puisse empêcher ce beau plan de réussir.

— Laquelle?

— C'est que je n'aime plus le duc de Guise.

— Et qui donc aimez-vous, alors?

— Personne. Le duc d'Alençon regarda Marguerite avec l'étonnement d'un homme qui, à son tour, ne comprend plus, et sortit de l'appartement en poussant un soupir et en pressant de sa main glacée son front prêt à se fendre. Marguerite demeura seule et pensive. La situation commençait à se dessiner claire et précise à ses yeux; le roi avait laissé faire la Saint-Barthélemy, la reine Catherine et le duc de Guise l'avaient faite. Le duc de Guise et le duc d'Alençon allaient se réunir pour en tirer le meilleur parti possible. La mort du roi de Navarre était une conséquence naturelle de cette grande catastrophe. Le roi de Navarre mort, on s'emparait de son royaume. Marguerite restait donc veuve, sans trône, sans puissance, et n'ayant d'autre perspective qu'un cloître où elle n'aurait pas même la triste douleur de pleurer son époux qui n'avait jamais été son mari. Elle en était là, lorsque la reine Catherine lui fit demander si elle ne voulait pas venir faire avec toute la cour un pèlerinage à l'aubépine du cimetière des Innocents.

Le premier mouvement de Marguerite fut de refuser de faire partie de cette cavalcade. Mais la pensée que cette sortie lui fournirait peut-être l'occasion d'apprendre quelque chose de nouveau sur le sort du roi de Navarre la décida. Elle fit donc répondre que si on voulait lui tenir un cheval prêt, elle accompagnerait volontiers Leurs Majestés.

Cinq minutes après, un page vint lui annoncer que, si elle voulait descendre, le cortège allait se mettre en marche. Marguerite fit de la main à Gillone un signe pour lui recommander le blessé et descendit.

Le roi, la reine mère, Tavannes et les principaux catholiques étaient déjà à cheval. Marguerite jeta un coup d'oeil rapide sur ce groupe, qui se composait d'une vingtaine de personnes à peu près: le roi de Navarre n'y était point.

Mais madame de Sauve y était; elle échangea un regard avec elle, et Marguerite comprit que la maîtresse de son mari avait quelque chose à lui dire.

On se mit en route en gagnant la rue Saint-Honoré par la rue de l'Astruce. À la vue du roi, de la reine Catherine et des principaux catholiques, le peuple s'était amassé, suivant le cortège comme un flot qui monte, criant:

— Vive le roi! vive la messe! mort aux huguenots! Ces cris étaient accompagnés de brandissements d'épées rougies et d'arquebuses fumantes, qui indiquaient la part que chacun avait prise au sinistre événement qui venait de s'accomplir. En arrivant à la hauteur de la rue des Prouvelles, on rencontra des hommes qui traînaient un cadavre sans tête. C'était celui de l'amiral. Ces hommes allaient le pendre par les pieds à Montfaucon.

On entra dans le cimetière des Saints-Innocents par la porte qui s'ouvrait en face de la rue des Chaps, aujourd'hui celle des Déchargeurs. Le clergé, prévenu de la visite du roi et de celle de la reine mère, attendait Leurs Majestés pour les haranguer.

Madame de Sauve profita du moment où Catherine écoutait le discours qu'on lui faisait pour s'approcher de la reine de Navarre et lui demander la permission de lui baiser sa main. Marguerite étendit le bras vers elle, madame de Sauve approcha ses lèvres de la main de la reine, et, en la baisant lui glissa un petit papier roulé dans la manche.

Si rapide et si dissimulée qu'eût été la retraite de madame de Sauve, Catherine s'en était aperçue, elle se retourna au moment où sa dame d'honneur baisait la main de la reine.

Les deux femmes virent ce regard qui pénétrait jusqu'à elles comme un éclair, mais toutes deux restèrent impassibles. Seulement madame de Sauve s'éloigna de Marguerite, et alla reprendre sa place près de Catherine.

Lorsqu'elle eut répondu au discours qui venait de lui être adressé, Catherine fit du doigt, et en souriant, signe à la reine de Navarre de s'approcher d'elle.

Marguerite obéit.

— Eh! ma fille! dit la reine mère dans son patois italien, vous avez donc de grandes amitiés avec madame de Sauve?

Marguerite sourit, en donnant à son beau visage l'expression la plus amère qu'elle put trouver.

— Oui, ma mère, répondit-elle, le serpent est venu me mordre la main.

— Ah! ah! dit Catherine en souriant, vous êtes jalouse, je crois!

— Vous vous trompez, madame, répondit Marguerite. Je ne suis pas plus jalouse du roi de Navarre que le roi de Navarre n'est amoureux de moi. Seulement je sais distinguer mes amis de mes ennemis. J'aime qui m'aime, et déteste qui me hait. Sans cela, madame, serais-je votre fille?

Catherine sourit de manière à faire comprendre à Marguerite que, si elle avait eu quelque soupçon, ce soupçon était évanoui.

D'ailleurs, en ce moment, de nouveaux pèlerins attirèrent l'attention de l'auguste assemblée. Le duc de Guise arrivait escorté d'une troupe de gentilshommes tout échauffés encore d'un carnage récent. Ils escortaient une litière richement tapissée, qui s'arrêta en face du roi.

— La duchesse de Nevers! s'écria Charles IX. Çà, voyons! qu'elle vienne recevoir nos compliments, cette belle et rude catholique. Que m'a-t-on dit, ma cousine, que, de votre propre fenêtre, vous avez giboyé aux huguenots, et que vous en avez tué un d'un coup de pierre?

La duchesse de Nevers rougit extrêmement.

— Sire, dit-elle à voix basse, en venant s'agenouiller devant le roi, c'est au contraire un catholique blessé que j'ai eu le bonheur de recueillir.

— Bien, bien, ma cousine! il y a deux façons de me servir: l'une en exterminant mes ennemis, l'autre en secourant mes amis. On fait ce qu'on peut, et je suis sûr que si vous eussiez pu davantage, vous l'eussiez fait.

Pendant ce temps, le peuple, qui voyait la bonne harmonie qui régnait entre la maison de Lorraine et Charles IX, criait à tue- tête:

— Vive le roi! vive le duc de Guise! vive la messe!

— Revenez-vous au Louvre avec nous, Henriette? dit la reine mère à la belle duchesse.

Marguerite toucha du coude son amie, qui comprit aussitôt ce signe, et qui répondit:

— Non pas, madame, à moins que Votre Majesté ne me l'ordonne, car j'ai affaire en ville avec Sa Majesté la reine de Navarre.

— Et qu'allez-vous faire ensemble? demanda Catherine.

— Voir des livres grecs très rares et très curieux qu'on a trouvés chez un vieux pasteur protestant, et qu'on a transportés à la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, répondit Marguerite.

— Vous feriez mieux d'aller voir jeter les derniers huguenots du haut du pont des Meuniers dans la Seine, dit Charles IX. C'est la place des bons Français.

— Nous irons, s'il plaît à Votre Majesté, répondit la duchesse de
Nevers.

Catherine jeta un regard de défiance sur les deux jeunes femmes. Marguerite, aux aguets, l'intercepta, et se tournant et retournant aussitôt d'un air fort préoccupé, elle regarda avec inquiétude autour d'elle.

Cette inquiétude, feinte ou réelle, n'échappa point à Catherine.

— Que cherchez-vous?

— Je cherche… Je ne vois plus…, dit-elle.

— Que cherchez-vous? qui ne voyez-vous plus?

— La Sauve, dit Marguerite. Serait-elle retournée au Louvre?

— Quand je te disais que tu étais jalouse! dit Catherine à l'oreille de sa fille. _O bestia! … _Allons, allons, Henriette! continua-t-elle en haussant les épaules, emmenez la reine de Navarre.

Marguerite feignit encore de regarder autour d'elle, puis, se penchant à son tour à l'oreille de son amie:

— Emmène-moi vite, lui dit-elle. J'ai des choses de la plus haute importance à te dire.

La duchesse fit une révérence à Charles IX et à Catherine, puis s'inclinant devant la reine de Navarre:

— Votre Majesté daignera-t-elle monter dans ma litière? dit-elle.

— Volontiers. Seulement vous serez obligée de me faire reconduire au Louvre.

— Ma litière, comme mes gens, comme moi-même, répondit la duchesse, sont aux ordres de Votre Majesté.

La reine Marguerite monta dans la litière, et, sur un signe qu'elle lui fit, la duchesse de Nevers monta à son tour et prit respectueusement place sur le devant.

Catherine et ses gentilshommes retournèrent au Louvre en suivant le même chemin qu'ils avaient pris pour venir. Seulement, pendant toute la route, on vit la reine mère parler sans relâche à l'oreille du roi, en lui désignant plusieurs fois madame de Sauve.

Et à chaque fois le roi riait, comme riait Charles IX, c'est-à- dire d'un rire plus sinistre qu'une menace.

Quant à Marguerite, une fois qu'elle eut senti la litière se mettre en mouvement, et qu'elle n'eut plus à craindre la perçante investigation de Catherine, elle tira vivement de sa manche le billet de madame de Sauve et lut les mots suivants:

«J'ai reçu l'ordre de faire remettre ce soir au roi de Navarre deux clefs: l'une est celle de la chambre dans laquelle il est enfermé, l'autre est celle de la mienne. Une fois qu'il sera entré chez moi, il m'est enjoint de l'y garder jusqu'à six heures du matin.

«Que Votre Majesté réfléchisse, que Votre Majesté décide, que
Votre Majesté ne compte ma vie pour rien.»

— Il n'y a plus de doute, murmura Marguerite, et la pauvre femme
est l'instrument dont on veut se servir pour nous perdre tous.
Mais nous verrons si de la reine Margot, comme dit mon frère
Charles, on fait si facilement une religieuse.

— De qui donc est cette lettre? demanda la duchesse de Nevers en montrant le papier que Marguerite venait de lire et de relire avec une si grande attention.

— Ah! duchesse! j'ai bien des choses à te dire, répondit
Marguerite en déchirant le billet en mille et mille morceaux.

XII
Les confidences

— Et, d'abord, où allons-nous? demanda Marguerite. Ce n'est pas au pont des Meuniers, j'imagine?… J'ai vu assez de tueries comme cela depuis hier, ma pauvre Henriette!

— J'ai pris la liberté de conduire Votre Majesté…

— D'abord, et avant toute chose, Ma Majesté te prie d'oublier sa majesté… Tu me conduisais donc…

— À l'hôtel de Guise, à moins que vous n'en décidiez autrement.

— Non pas! non pas, Henriette! allons chez toi; le duc de Guise n'y est pas, ton mari n'y est pas?

— Oh! non! s'écria la duchesse avec une joie qui fit étinceler ses beaux yeux couleur d'émeraude; non! ni mon beau-frère, ni mon mari, ni personne! Je suis libre, libre comme l'air, comme l'oiseau, comme le nuage… Libre, ma reine, entendez-vous? Comprenez-vous ce qu'il y a de bonheur dans ce mot: libre?… Je vais, je viens, je commande! Ah! pauvre reine! vous n'êtes pas libre, vous! aussi vous soupirez…

— Tu vas, tu viens, tu commandes! Est-ce donc tout? Et ta liberté ne sert-elle qu'à cela? Voyons, tu es bien joyeuse pour n'être que libre.

— Votre Majesté m'a promis d'entamer les confidences.

— Encore Ma Majesté; voyons, nous nous fâcherons, Henriette; as- tu donc oublié nos conventions?

— Non, votre respectueuse servante devant le monde, ta folle confidente dans le tête-à-tête. N'est-ce pas cela, madame, n'est- ce pas cela, Marguerite?

— Oui, oui! dit la reine en souriant.

— Ni rivalités de maisons, ni perfidies d'amour; tout bien, tout bon, tout franc; une alliance enfin offensive et défensive, dans le seul but de rencontrer et de saisir au vol, si nous le rencontrons, cet éphémère qu'on nomme le bonheur.

— Bien, ma duchesse! c'est cela; et pour renouveler le pacte, embrasse-moi.

Et les deux charmantes têtes, l'une pâle et voilée de mélancolie, l'autre rosée, blonde et rieuse se rapprochèrent gracieusement et unirent leurs lèvres comme elles avaient uni leurs pensées.

— Donc il y a du nouveau? demanda la duchesse en fixant sur
Marguerite un regard avide et curieux.

— Tout n'est-il pas nouveau depuis deux jours?

— Oh! je parle d'amour et non de politique, moi. Quand nous aurons l'âge de dame Catherine, ta mère, nous en ferons, de la politique. Mais nous avons vingt ans, ma belle reine, parlons d'autre chose. Voyons, serais-tu mariée pour tout de bon?

— À qui? dit Marguerite en riant.

— Ah! tu me rassures, en vérité.

— Eh bien, Henriette, ce qui te rassure m'épouvante. Duchesse, il faut que je sois mariée.

— Quand cela?

— Demain.

— Ah! bah! vraiment! Pauvre amie! Et c'est nécessaire?

— Absolument.

— Mordi! comme dit quelqu'un de ma connaissance, voilà qui est fort triste.

— Tu connais quelqu'un qui dit: Mordi? demanda en riant
Marguerite.

— Oui.

— Et quel est ce quelqu'un?

— Tu m'interroges toujours, quand c'est à toi de parler. Achève, et je commencerai.

— En deux mots, voici: le roi de Navarre est amoureux et ne veut pas de moi. Je ne suis pas amoureuse; mais je ne veux pas de lui. Cependant il faudrait que nous changeassions d'idée l'un et l'autre, ou que nous eussions l'air d'en changer d'ici à demain.

— Eh bien, change, toi! et tu peux être sûre qu'il changera, lui!

— Justement, voilà l'impossible; car je suis moins disposée à changer que jamais.

— À l'égard de ton mari seulement, j'espère!

— Henriette, j'ai un scrupule.

— Un scrupule de quoi?

— De religion. Fais-tu une différence entre les huguenots et les catholiques?

— En politique?

— Oui.

— Sans doute.

— Mais en amour?

— Ma chère amie, nous autres femmes, nous sommes tellement païennes, qu'en fait de sectes nous les admettons toutes, qu'en fait de dieux nous en reconnaissons plusieurs.

— En un seul, n'est-ce pas?

— Oui, dit la duchesse, avec un regard étincelant de paganisme; oui, celui qui s'appelle Éros, Cupido, Amor; oui, celui qui a un carquois, un bandeau et des ailes… Mordi! vive la dévotion!

— Cependant tu as une manière de prier qui est exclusive; tu jettes des pierres sur la tête des huguenots.

— Faisons bien et laissons dire… Ah! Marguerite, comme les meilleures idées, comme les plus belles actions se travestissent en passant par la bouche du vulgaire!

— Le vulgaire! … Mais c'est mon frère Charles qui te félicitait, ce me semble?

— Ton frère Charles, Marguerite, est un grand chasseur qui sonne du cor toute la journée, ce qui le rend fort maigre… Je récuse donc jusqu'à ses compliments. D'ailleurs, je lui ai répondu, à ton frère Charles… N'as-tu pas entendu ma réponse?

— Non, tu parlais si bas!

— Tant mieux, j'aurai plus de nouveau à t'apprendre. Çà! la fin de ta confidence, Marguerite?

— C'est que… c'est que…

— Eh bien?

— C'est que, dit la reine en riant, si la pierre dont parlait mon frère Charles était historique, je m'abstiendrais.

— Bon! s'écria Henriette, tu as choisi un huguenot. Eh bien, sois tranquille! pour rassurer ta conscience, je te promets d'en choisir un à la première occasion.

— Ah! il paraît que cette fois tu as pris un catholique?

— Mordi! reprit la duchesse.

— Bien, bien! je comprends.

— Et comment est-il notre huguenot?

— Je ne l'ai pas choisi; ce jeune homme ne m'est rien, et ne me sera probablement jamais rien.

— Mais enfin, comment est-il? cela ne t'empêche pas de me le dire, tu sais combien je suis curieuse.

— Un pauvre jeune homme beau comme le Nisus de Benvenuto Cellini, et qui s'est venu réfugier dans mon appartement.

— Oh! oh! … et tu ne l'avais pas un peu convoqué?

— Pauvre garçon! ne ris donc pas ainsi, Henriette, car en ce moment il est encore entre la vie et la mort.

— Il est donc malade?

— Il est grièvement blessé.

— Mais c'est très gênant, un huguenot blessé! surtout dans des jours comme ceux où nous nous trouvons; et qu'en fais-tu de ce huguenot blessé qui ne t'est rien et ne te sera jamais rien?

— Il est dans mon cabinet; je le cache et je veux le sauver.

— Il est beau, il est jeune, il est blessé. Tu le caches dans ton cabinet, tu veux le sauver; ce huguenot-là sera bien ingrat s'il n'est pas trop reconnaissant!

— Il l'est déjà, j'en ai bien peur… plus que je ne le désirerais.

— Et il t'intéresse… ce pauvre jeune homme?

— Par humanité… seulement.

— Ah! l'humanité, ma pauvre reine! c'est toujours cette vertu-là qui nous perd, nous autres femmes!

— Oui, et tu comprends: comme d'un moment à l'autre le roi, le duc d'Alençon, ma mère, mon mari même… peuvent entrer dans mon appartement…

— Tu veux me prier de te garder ton petit huguenot, n'est-ce pas, tant qu'il sera malade, à la condition de te le rendre quand il sera guéri?

— Rieuse! dit Marguerite. Non, je te jure que je ne prépare pas les choses de si loin. Seulement, si tu pouvais trouver un moyen de cacher le pauvre garçon; si tu pouvais lui conserver la vie que je lui ai sauvée; eh bien, je t'avoue que je t'en serais véritablement reconnaissante! Tu es libre à l'hôtel de Guise, tu n'as ni beau-frère, ni mari qui t'espionne ou qui te contraigne, et de plus derrière ta chambre, où personne, chère Henriette, n'a heureusement pour toi le droit d'entrer, un grand cabinet pareil au mien. Eh bien, prête-moi ce cabinet pour mon huguenot; quand il sera guéri tu lui ouvriras la cage et l'oiseau s'envolera.

— Il n'y a qu'une difficulté, chère reine, c'est que la cage est occupée.

— Comment! tu as donc aussi sauvé quelqu'un, toi?

— C'est justement ce que j'ai répondu à ton frère.

— Ah! je comprends; voilà pourquoi tu parlais si bas que je ne t'ai pas entendue.

— Écoute, Marguerite, c'est une histoire admirable, non moins belle, non moins poétique que la tienne. Après t'avoir laissé six de mes gardes, j'étais montée avec les six autres à l'hôtel de Guise, et je regardais piller et brûler une maison qui n'est séparée de l'hôtel de mon frère que par la rue des Quatre-Fils, quand tout à coup j'entends crier des femmes et jurer des hommes. Je m'avance sur le balcon et je vois d'abord une épée dont le feu semblait éclairer toute la scène à elle seule. J'admire cette lame furieuse: j'aime les belles choses, moi! … puis je cherche naturellement à distinguer le bras qui la faisait mouvoir, et le corps auquel ce bras appartenait. Au milieu des coups, des cris, je distingue enfin l'homme, et je vois… un héros, un Ajax Télamon; j'entends une voix, une voix de stentor. Je m'enthousiasme, je demeure toute palpitante, tressaillant à chaque coup dont il était menacé, à chaque botte qu'il portait; ç'a été une émotion d'un quart d'heure, vois-tu, ma reine, comme je n'en avais jamais éprouvé, comme j'avais cru qu'il n'en existait pas. Aussi j'étais là, haletante, suspendue, muette, quand tout à coup mon héros a disparu.

— Comment cela?

— Sous une pierre que lui a jetée une vieille femme; alors, comme Cyrus, j'ai retrouvé la voix, j'ai crié: À l'aide, au secours! Nos gardes sont venus, l'ont pris, l'ont relevé, et enfin l'ont transporté dans la chambre que tu me demandes pour ton protégé.

— Hélas! je comprends d'autant mieux cette histoire, chère Henriette, dit Marguerite, que cette histoire est presque la mienne.

— Avec cette différence, ma reine, que servant mon roi et ma religion, je n'ai point besoin de renvoyer M. Annibal de Coconnas.

— Il s'appelle Annibal de Coconnas? reprit Marguerite en éclatant de rire.

— C'est un terrible nom, n'est-ce pas, dit Henriette. Eh bien, celui qui le porte en est digne. Quel champion, mordi! et que de sang il a fait couler! Mets ton masque, ma reine, nous voici à l'hôtel.

— Pourquoi donc mettre mon masque?

— Parce que je veux te montrer mon héros.

— Il est beau?

— Il m'a semblé magnifique pendant ses batailles. Il est vrai que c'était la nuit à la lueur des flammes. Ce matin, à la lumière du jour, il m'a paru perdre un peu, je l'avoue. Cependant je crois que tu en seras contente.

— Alors, mon protégé est refusé à l'hôtel de Guise; j'en suis fâchée, car c'est le dernier endroit où l'on viendrait chercher un huguenot.

— Pas le moins du monde, je le ferai apporter ici ce soir; l'un couchera dans le coin à droite, l'autre dans le coin à gauche.

— Mais s'ils se reconnaissent l'un pour protestant, l'autre pour catholique, ils vont se dévorer.

— Oh! il n'y a pas de danger. M. de Coconnas a reçu dans la figure un coup qui fait qu'il n'y voit presque pas clair; ton huguenot a reçu dans la poitrine un coup qui fait qu'il ne peut presque pas remuer… Et puis, d'ailleurs, tu lui recommanderas de garder le silence à l'endroit de la religion, et tout ira à merveille.

— Allons, soit!

— Entrons, c'est conclu.

— Merci, dit Marguerite en serrant la main de son amie.

— Ici, madame, vous redevenez Majesté, dit la duchesse de Nevers; permettez-moi donc de vous faire les honneurs de l'hôtel de Guise, comme ils doivent être faits à la reine de Navarre.

Et la duchesse, descendant de sa litière, mit presque un genou en terre pour aider Marguerite à descendre à son tour; puis lui montrant de la main la porte de l'hôtel gardée par deux sentinelles, arquebuse à la main, elle suivit à quelques pas la reine, qui marcha majestueusement précédant la duchesse, qui garda son humble attitude tant qu'elle put être vue. Arrivée à sa chambre, la duchesse ferma sa porte; et appelant sa camériste, Sicilienne des plus alertes:

— Mica, lui dit-elle en italien, comment va M. le comte?

— Mais de mieux en mieux, répondit celle-ci.

— Et que fait-il?

— En ce moment, je crois, madame, qu'il prend quelque chose.

— Bien! dit Marguerite, si l'appétit revient, c'est bon signe.

— Ah! c'est vrai! j'oubliais que tu es une élève d'Ambroise Paré.
Allez, Mica.

— Tu la renvoies?

— Oui, pour qu'elle veille sur nous. Mica sortit.

— Maintenant, dit la duchesse, veux-tu entrer chez lui, veux-tu que je le fasse venir?

— Ni l'un, ni l'autre; je voudrais le voir sans être vue.

— Que t'importe, puisque tu as ton masque?

— Il peut me reconnaître à mes cheveux, à mes mains, à un bijou.

— Oh! comme elle est prudente depuis qu'elle est mariée, ma belle reine! Marguerite sourit.

— Eh bien, mais je ne vois qu'un moyen, continua la duchesse.

— Lequel?

— C'est de le regarder par le trou de la serrure.

— Soit! conduis-moi! La duchesse prit Marguerite par la main, la conduisit à une porte sur laquelle retombait une tapisserie, s'inclina sur un genou et approcha son oeil de l'ouverture que laissait la clef absente.

— Justement, dit-elle, il est à table et a le visage tourné de notre côté. Viens.

La reine Marguerite prit la place de son amie et approcha à son tour son oeil du trou de la serrure. Coconnas, comme l'avait dit la duchesse, était assis à une table admirablement servie, et à laquelle ses blessures ne l'empêchaient pas de faire honneur.

— Ah! mon Dieu! s'écria Marguerite en se reculant.

— Quoi donc? demanda la duchesse étonnée.

— Impossible! Non! Si! Oh! sur mon âme! c'est lui-même.

— Qui, lui-même?

— Chut! dit Marguerite en se relevant et en saisissant la main de la duchesse, celui qui voulait tuer mon huguenot, qui l'a poursuivi jusque dans ma chambre, qui l'a frappé jusque dans mes bras! Oh! Henriette, quel bonheur qu'il ne m'ait pas aperçue!

— Eh bien, alors! puisque tu l'as vu à l'oeuvre, n'est-ce pas qu'il était beau?

— Je ne sais, dit Marguerite, car je regardais celui qu'il poursuivait.

— Et celui qu'il poursuivait s'appelle?

— Tu ne prononceras pas son nom devant lui?

— Non, je te le promets.

— Lerac de la Mole.

— Et comment le trouves-tu maintenant?

— M. de La Mole?

— Non, M. de Coconnas.

— Ma foi, dit Marguerite, j'avoue que je lui trouve… Elle s'arrêta.

— Allons, allons, dit la duchesse, je vois que tu lui en veux de la blessure qu'il a faite à ton huguenot.

— Mais il me semble, dit Marguerite en riant, que mon huguenot ne lui doit rien, et que la balafre avec laquelle il lui a souligné l'oeil…

— Ils sont quittes, alors, et nous pouvons les raccommoder.
Envoie-moi ton blessé.

— Non, pas encore; plus tard.

— Quand cela?

— Quand tu auras prêté au tien une autre chambre.

— Laquelle donc?

Marguerite regarda son amie, qui, après un moment de silence, la regarda aussi et se mit à rire.

— Eh bien, soit! dit la duchesse. Ainsi donc, alliance plus que jamais?

— Amitié sincère toujours, répondit la reine.

— Et le mot d'ordre, le signe de reconnaissance, si nous avons besoin l'une de l'autre?

— Le triple nom de ton triple dieu: Éros-Cupido-Amor. Et les deux femmes se quittèrent après s'être embrassées pour la seconde fois et s'être serré la main pour la vingtième fois.

XIII Comme il y a des clefs qui ouvrent les portes auxquelles elles ne sont pas destinées

La reine de Navarre, en rentrant au Louvre, trouva Gillonne dans une grande émotion. Madame de Sauve était venue en son absence. Elle avait apporté une clef que lui avait fait passer la reine mère. Cette clef était celle de la chambre où était renfermé Henri. Il était évident que la reine mère avait besoin, pour un dessein quelconque, que le Béarnais passât cette nuit chez madame de Sauve.

Marguerite prit la clef, la tourna et la retourna entre ses mains. Elle se fit rendre compte des moindres paroles de madame de Sauve, les pesa lettre par lettre dans son esprit, et crut avoir compris le projet de Catherine.

Elle prit une plume, de l'encre et écrivit sur son papier:

«Au lieu d'aller ce soir chez madame de Sauve, venez chez la reine de Navarre. MARGUERITE.»

Puis elle roula le papier, l'introduisit dans le trou de la clef et ordonna à Gillonne, dès que la nuit serait venue, d'aller glisser cette clef sous la porte du prisonnier.

Ce premier soin accompli, Marguerite pensa au pauvre blessé; elle ferma toutes les portes, entra dans le cabinet, et, à son grand étonnement, elle trouva La Mole revêtu de ses habits encore tout déchirés et tout tachés de sang.

En la voyant, il essaya de se lever; mais, chancelant encore, il ne put se tenir debout et retomba sur le canapé dont on avait fait un lit.

— Mais qu'arrive-t-il donc, monsieur? demanda Marguerite, et pourquoi suivez-vous si mal les ordonnances de votre médecin? Je vous avais recommandé le repos, et voilà qu'au lieu de m'obéir vous faites tout le contraire de ce que j'ai ordonné!

— Oh! madame, dit Gillonne, ce n'est point ma faute. J'ai prié, supplié monsieur le comte de ne point faire cette folie, mais il m'a déclaré que rien ne le retiendrait plus longtemps au Louvre.

— Quitter le Louvre! dit Marguerite en regardant avec étonnement le jeune homme, qui baissait les yeux; mais c'est impossible. Vous ne pouvez pas marcher; vous êtes pâle et sans force, on voit trembler vos genoux. Ce matin, votre blessure de l'épaule a saigné encore.

— Madame, répondit le jeune homme, autant j'ai rendu grâce à Votre Majesté de m'avoir donné asile hier au soir, autant je la supplie de vouloir bien me permettre de partir aujourd'hui.

— Mais, dit Marguerite étonnée, je ne sais comment qualifier une si folle résolution: c'est pire que de l'ingratitude.

— Oh! madame! s'écria La Mole en joignant les mains, croyez que, loin d'être ingrat, il y a dans mon coeur un sentiment de reconnaissance qui durera toute ma vie.

— Il ne durera pas longtemps, alors! dit Marguerite émue à cet accent, qui ne laissait pas de doute sur la sincérité des paroles; car, ou vos blessures se rouvriront et vous mourrez de la perte du sang, ou l'on vous reconnaîtra comme huguenot et vous ne ferez pas cent pas dans la rue sans qu'on vous achève.

— Il faut pourtant que je quitte le Louvre, murmura La Mole.

— Il faut! dit Marguerite en le regardant de son regard limpide et profond; puis pâlissant légèrement: Oh, oui! je comprends! dit- elle, pardon, monsieur! Il y a sans doute, hors du Louvre, une personne à qui votre absence donne de cruelles inquiétudes. C'est juste, monsieur de la Mole, c'est naturel, et je comprends cela. Que ne l'avez-vous dit tout de suite, ou plutôt comment n'y ai-je pas songé moi-même! C'est un devoir, quand on exerce l'hospitalité, de protéger les affections de son hôte comme on panse des blessures, et de soigner l'âme comme on soigne le corps.

— Hélas! madame, répondit La Mole, vous vous trompez étrangement. Je suis presque seul au monde et tout à fait seul à Paris, où personne ne me connaît. Mon assassin est le premier homme à qui j'aie parlé dans cette ville, et Votre Majesté est la première femme qui m'y ait adressé la parole.

— Alors, dit Marguerite surprise, pourquoi voulez-vous donc vous en aller?

— Parce que, dit La Mole, la nuit passée, Votre Majesté n'a pris aucun repos, et que cette nuit… Marguerite rougit.

— Gillonne, dit-elle, voici la nuit venue, je crois qu'il est temps que tu ailles porter la clef. Gillonne sourit et se retira.

— Mais, continua Marguerite, si vous êtes seul à Paris, sans amis, comment ferez-vous?

— Madame, j'en aurai beaucoup; car, tandis que j'étais poursuivi, j'ai pensé à ma mère, qui était catholique; il m'a semblé que je la voyais glisser devant moi sur le chemin du Louvre, une croix à la main, et j'ai fait voeu, si Dieu me conservait la vie, d'embrasser la religion de ma mère. Dieu a fait plus que de me conserver la vie, madame; il m'a envoyé un de ses anges pour me la faire aimer.

— Mais vous ne pourrez marcher; avant d'avoir fait cent pas vous tomberez évanoui.

— Madame, je me suis essayé aujourd'hui dans le cabinet; je marche lentement et avec souffrance, c'est vrai; mais que j'aille seulement jusqu'à la place du Louvre; une fois dehors, il arrivera ce qu'il pourra.

Marguerite appuya sa tête sur sa main et réfléchit profondément.

— Et le roi de Navarre, dit-elle avec intention, vous ne m'en parlez plus. En changeant de religion, avez-vous donc perdu le désir d'entrer à son service?

— Madame, répondit La Mole en pâlissant, vous venez de toucher à la véritable cause de mon départ… Je sais que le roi de Navarre court les plus grands dangers et que tout le crédit de Votre Majesté comme fille de France suffira à peine à sauver sa tête.

— Comment, monsieur? demanda Marguerite; que voulez-vous dire et de quels dangers me parlez-vous?

— Madame, répondit La Mole en hésitant, on entend tout du cabinet où je suis placé.

— C'est vrai, murmura Marguerite pour elle seule, M. de Guise me l'avait déjà dit. Puis tout haut:

— Eh bien, ajouta-t-elle, qu'avez-vous donc entendu?

— Mais d'abord la conversation que Votre Majesté a eue ce matin avec son frère.

— Avec François? s'écria Marguerite en rougissant.

— Avec le duc d'Alençon, oui, madame; puis ensuite, après votre départ, celle de mademoiselle Gillonne avec madame de Sauve.

— Et ce sont ces deux conversations…?

— Oui, madame. Mariée depuis huit jours à peine, vous aimez votre époux. Votre époux viendra à son tour comme sont venus M. le duc d'Alençon et madame de Sauve. Il vous entretiendra de ses secrets. Eh bien, je ne dois pas les entendre; je serais indiscret… et je ne puis pas… je ne dois pas… surtout je ne veux pas l'être!

Au ton que La Mole mit à prononcer ces derniers mots, au trouble de sa voix, à l'embarras de sa contenance, Marguerite fut illuminée d'une révélation subite.

— Ah! dit-elle, vous avez entendu de ce cabinet tout ce qui a été dit dans cette chambre jusqu'à présent?

— Oui, madame. Ces mots furent soupirés à peine.

— Et vous voulez partir cette nuit, ce soir, pour n'en pas entendre davantage?

— À l'instant même, madame! s'il plaît à Votre Majesté de me le permettre.

— Pauvre enfant! dit Marguerite avec un singulier accent de douce pitié.

Étonné d'une réponse si douce lorsqu'il s'attendait à quelque brusque riposte, La Mole leva timidement la tête; son regard rencontra celui de Marguerite et demeura rivé comme par une puissance magnétique sur le limpide et profond regard de la reine.

— Vous vous sentez donc incapable de garder un secret, monsieur de la Mole? dit doucement Marguerite, qui, penchée sur le dossier de son siège, à moitié cachée par l'ombre d'une tapisserie épaisse, jouissait du bonheur de lire couramment dans cette âme en restant impénétrable elle-même.

— Madame, dit La Mole, je suis une misérable nature, je me défie de moi même, et le bonheur d'autrui me fait mal.

— Le bonheur de qui? dit Marguerite en souriant; ah! oui, le bonheur du roi de Navarre! Pauvre Henri!

— Vous voyez bien qu'il est heureux, madame! s'écria vivement La
Mole.

— Heureux?…

— Oui, puisque Votre Majesté le plaint.

Marguerite chiffonnait la soie de son aumônière et en effilait les torsades d'or.

— Ainsi, vous refusez de voir le roi de Navarre, dit-elle, c'est arrêté, c'est décidé dans votre esprit?

— Je crains d'importuner Sa Majesté en ce moment.

— Mais le duc d'Alençon, mon frère?

— Oh! madame, s'écria La Mole, M. le duc d'Alençon! non, non; moins encore M. le duc d'Alençon que le roi de Navarre.

— Parce que…? demanda Marguerite émue au point de trembler en parlant.

— Parce que, quoique déjà trop mauvais huguenot pour être serviteur bien dévoué de Sa Majesté le roi de Navarre, je ne suis pas encore assez bon catholique pour être des amis de M. d'Alençon et de M. de Guise. Cette fois, ce fut Marguerite qui baissa les yeux et qui sentit le coup vibrer au plus profond de son coeur; elle n'eût pas su dire si le mot de La Mole était pour elle caressant ou douloureux. En ce moment Gillonne rentra. Marguerite l'interrogea d'un coup d'oeil. La réponse de Gillonne, renfermée aussi dans un regard, fut affirmative. Elle était parvenue à faire passer la clef au roi de Navarre. Marguerite ramena ses yeux sur La Mole, qui demeurait devant elle indécis, la tête penchée sur sa poitrine, et pâle comme l'est un homme qui souffre à la fois du corps et de l'âme.

— Monsieur de la Mole est fier, dit-elle, et j'hésite à lui faire une proposition qu'il refusera sans doute.

La Mole se leva, fit un pas vers Marguerite et voulut s'incliner devant elle en signe qu'il était à ses ordres; mais une douleur profonde, aiguë, brûlante, vint tirer des larmes de ses yeux, et, sentant qu'il allait tomber, il saisit une tapisserie, à laquelle il se soutint.

— Voyez-vous, s'écria Marguerite en courant à lui et en le retenant dans ses bras, voyez-vous, monsieur, que vous avez encore besoin de moi!

Un mouvement à peine sensible agita les lèvres de La Mole.

— Oh! oui! murmura-t-il, comme de l'air que je respire, comme du jour que je vois!

En ce moment trois coups retentirent, frappés à la porte de
Marguerite.

— Entendez-vous, madame? dit Gillonne effrayée.

— Déjà! murmura Marguerite.

— Faut-il ouvrir?

— Attends. C'est le roi de Navarre peut-être.

— Oh! madame! s'écria La Mole rendu fort par ces quelques mots, que la reine avait cependant prononcés à voix si basse qu'elle espérait que Gillonne seule les aurait entendus; madame! je vous en supplie à genoux, faites-moi sortir, oui, mort ou vif, madame! Ayez pitié de moi! Oh! vous ne me répondez pas. Eh bien, je vais parler et, quand j'aurai parlé, vous me chasserez, je l'espère.

— Taisez-vous, malheureux! dit Marguerite, qui ressentait un charme infini à écouter les reproches du jeune homme; taisez-vous donc!

— Madame, reprit La Mole, qui ne trouvait pas sans doute dans l'accent de Marguerite cette rigueur à laquelle il s'attendait; madame, je vous le répète, on entend tout de ce cabinet. Oh! ne me faites pas mourir d'une mort que les bourreaux les plus cruels n'oseraient inventer.

— Silence! silence! dit Marguerite.

— Oh! madame, vous êtes sans pitié; vous ne voulez rien écouter, vous ne voulez rien entendre. Mais comprenez donc que je vous aime…

— Silence donc, puisque je vous le dis! interrompit Marguerite en appuyant sa main tiède et parfumée sur la bouche du jeune homme, qui la saisit entre ses deux mains et l'appuya contre ses lèvres.

— Mais…, murmura La Mole.

— Mais taisez-vous donc, enfant! Qu'est-ce donc que ce rebelle qui ne veut pas obéir à sa reine?

Puis, s'élançant hors du cabinet, elle referma la porte, et s'adossant à la muraille en comprimant avec sa main tremblante les battements de son coeur:

— Ouvre, Gillonne! dit-elle. Gillonne sortit de la chambre, et, un instant après, la tête fine, spirituelle et un peu inquiète du roi de Navarre souleva la tapisserie.

— Vous m'avez mandé, madame? dit le roi de Navarre à Marguerite.

— Oui, monsieur. Votre Majesté a reçu ma lettre?

— Et non sans quelque étonnement, je l'avoue, dit Henri en regardant autour de lui avec une défiance bientôt évanouie.

— Et non sans quelque inquiétude, n'est-ce pas, monsieur? ajouta
Marguerite.

— Je vous l'avouerai, madame. Cependant, tout entouré que je suis d'ennemis acharnés et d'amis plus dangereux encore peut-être que mes ennemis, je me suis rappelé qu'un soir j'avais vu rayonner dans vos yeux le sentiment de la générosité: c'était le soir de nos noces; qu'un autre jour j'y avais vu briller l'étoile du courage, et, cet autre jour, c'était hier, jour fixé pour ma mort.

— Eh bien, monsieur? dit Marguerite en souriant, tandis que Henri semblait vouloir lire jusqu'au fond de son coeur.

— Eh bien, madame, en songeant à tout cela je me suis dit à l'instant même, en lisant votre billet qui me disait de venir: Sans amis, comme il est, prisonnier, désarmé, le roi de Navarre n'a qu'un moyen de mourir avec éclat, d'une mort qu'enregistre l'histoire, c'est de mourir trahi par sa femme, et je suis venu.

— Sire, répondit Marguerite, vous changerez de langage quand vous saurez que tout ce qui se fait en ce moment est l'ouvrage d'une personne qui vous aime… et que vous aimez.

Henri recula presque à ces paroles et son oeil gris et perçant interrogea sous son sourcil noir la reine avec curiosité.

— Oh! rassurez-vous, Sire! dit la reine en souriant; cette personne, je n'ai pas la prétention de dire que ce soit moi!

— Mais cependant, madame, dit Henri, c'est vous qui m'avez fait tenir cette clef: cette écriture, c'est la vôtre.

— Cette écriture est la mienne, je l'avoue, ce billet vient de moi, je ne le nie pas. Quant à cette clef, c'est autre chose.

Qu'il vous suffise de savoir qu'elle a passé entre les mains de quatre femmes avant d'arriver jusqu'à vous.

— De quatre femmes! s'écria Henri avec étonnement.

— Oui, entre les mains de quatre femmes, dit Marguerite; entre les mains de la reine mère, entre les mains de madame de Sauve, entre les mains de Gillonne, et entre les miennes.

Henri se mit à méditer cette énigme.

— Parlons raison maintenant, monsieur, dit Marguerite, et surtout parlons franc. Est-il vrai, comme c'est aujourd'hui le bruit public, que Votre Majesté consente à abjurer?

— Ce bruit public se trompe, madame, je n'ai pas encore consenti.

— Mais vous êtes décidé, cependant.

— C'est-à-dire, je me consulte. Que voulez-vous? quand on a vingt ans et qu'on est à peu près roi, ventre-saint-gris! il y a des choses qui valent bien une messe.

— Et entre autres choses la vie, n'est-ce pas? Henri ne put réprimer un léger sourire.

— Vous ne me dites pas toute votre pensée, Sire! dit Marguerite.

— Je fais des réserves pour mes alliés, madame; car, vous le savez, nous ne sommes encore qu'alliés: si vous étiez à la fois mon alliée… et…

— Et votre femme, n'est-ce pas, Sire?

— Ma foi, oui… et ma femme.

— Alors?

— Alors, peut-être serait-ce différent; et peut-être tiendrais-je à rester roi des huguenots, comme ils disent… Maintenant, il faut que je me contente de vivre.

Marguerite regarda Henri d'un air si étrange qu'il eût éveillé les soupçons d'un esprit moins délié que ne l'était celui du roi de Navarre.

— Et êtes-vous sûr, au moins, d'arriver à ce résultat? dit-elle.

— Mais à peu près, dit Henri; vous savez qu'en ce monde, madame, on n'est jamais sûr de rien.

— Il est vrai, reprit Marguerite, que Votre Majesté annonce tant de modération et professe tant de désintéressement, qu'après avoir renoncé à sa couronne, après avoir renoncé à sa religion, elle renoncera probablement, on en a l'espoir du moins, à son alliance avec une fille de France.

Ces mots portaient avec eux une si profonde signification que Henri en frissonna malgré lui. Mais domptant cette émotion avec la rapidité de l'éclair:

— Daignez vous souvenir, madame, qu'en ce moment je n'ai point mon libre arbitre. Je ferai donc ce que m'ordonnera le roi de France. Quant à moi, si l'on me consultait le moins du monde dans cette question où il ne va de rien moins que de mon trône, de mon bonheur et de ma vie, plutôt que d'asseoir mon avenir sur les droits que me donne notre mariage forcé, j'aimerais mieux m'ensevelir chasseur dans quelque château, pénitent dans quelque cloître.

Ce calme résigné à sa situation, cette renonciation aux choses de ce monde, effrayèrent Marguerite. Elle pensa que peut-être cette rupture de mariage était convenue entre Charles IX, Catherine et le roi de Navarre. Pourquoi, elle aussi, ne la prendrait-on pas pour dupe ou pour victime? Parce qu'elle était soeur de l'un et fille de l'autre? L'expérience lui avait appris que ce n'était point là une raison sur laquelle elle pût fonder sa sécurité. L'ambition donc mordit au coeur la jeune femme ou plutôt la jeune reine, trop au-dessus des faiblesses vulgaires pour se laisser entraîner à un dépit d'amour-propre: chez toute femme, même médiocre, lorsqu'elle aime, l'amour n'a point de ces misères, car l'amour véritable est aussi une ambition.

— Votre Majesté, dit Marguerite avec une sorte de dédain railleur, n'a pas grande confiance, ce me semble, dans l'étoile qui rayonne au-dessus du front de chaque roi?

— Ah! dit Henri, c'est que j'ai beau chercher la mienne en ce moment, je ne puis la voir, cachée qu'elle est dans l'orage qui gronde sur moi à cette heure.

— Et si le souffle d'une femme écartait cet orage, et faisait cette étoile aussi brillante que jamais?

— C'est bien difficile, dit Henri.

— Niez-vous l'existence de cette femme, monsieur?

— Non, seulement je nie son pouvoir.

— Vous voulez dire sa volonté?

— J'ai dit son pouvoir, et je répète le mot. La femme n'est réellement puissante que lorsque l'amour et l'intérêt sont réunis chez elle à un degré égal; et si l'un de ces deux sentiments la préoccupe seule, comme Achille elle est vulnérable. Or, cette femme, si je ne m'abuse, je ne puis pas compter sur son amour.

Marguerite se tut.

— Écoutez, continua Henri; au dernier tintement de la cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, vous avez dû songer à reconquérir votre liberté qu'on avait mise en gage pour détruire ceux de mon parti. Moi, j'ai dû songer à sauver ma vie. C'était le plus pressé. Nous y perdons la Navarre, je le sais bien; mais c'est peu de chose que la Navarre en comparaison de la liberté qui vous est rendue de pouvoir parler haut dans votre chambre, ce que vous n'osiez pas faire quand vous aviez quelqu'un qui vous écoutait de ce cabinet.

Quoique au plus fort de sa préoccupation, Marguerite ne put s'empêcher de sourire. Quant au roi de Navarre, il s'était déjà levé pour regagner son appartement; car depuis quelque temps onze heures étaient sonnées, et tout dormait ou du moins semblait dormir au Louvre.

Henri fit trois pas vers la porte; puis, s'arrêtant tout à coup, comme s'il se rappelait seulement à cette heure la circonstance qui l'avait amené chez la reine:

— À propos, madame, dit-il, n'avez-vous point à me communiquer certaines choses; ou ne vouliez-vous que m'offrir l'occasion de vous remercier du répit que votre brave présence dans le cabinet des Armes du roi m'a donné hier? En vérité, madame, il était temps, je ne puis le nier, et vous êtes descendue sur le lieu de la scène comme la divinité antique, juste à point pour me sauver la vie.

— Malheureux! s'écria Marguerite d'une voix sourde, et saisissant le bras de son mari. Comment donc ne voyez-vous pas que rien n'est sauvé au contraire, ni votre liberté, ni votre couronne, ni votre vie! … Aveugle! fou! pauvre fou! Vous n'avez pas vu dans ma lettre autre chose, n'est-ce pas, qu'un rendez-vous? vous avez cru que Marguerite, outrée de vos froideurs, désirait une réparation?

— Mais, madame, dit Henri étonné, j'avoue… Marguerite haussa les épaules avec une expression impossible à rendre. Au même instant un bruit étrange, comme un grattement aigu et pressé retentit à la petite porte dérobée. Marguerite entraîna le roi du côté de cette petite porte.

— Écoutez, dit-elle.

— La reine mère sort de chez elle, murmura une voix saccadée par la terreur et que Henri reconnut à l'instant même pour celle de madame de Sauve.

— Et où va-t-elle? demanda Marguerite.

— Elle vient chez Votre Majesté.

Et aussitôt le frôlement d'une robe de soie prouva, en s'éloignant, que madame de Sauve s'enfuyait.

— Oh! oh! s'écria Henri.

— J'en étais sûre, dit Marguerite.

— Et moi je le craignais, dit Henri, et la preuve, voyez. Alors, d'un geste rapide, il ouvrit son pourpoint de velours noir, et sur sa poitrine fit voir à Marguerite une fine tunique de mailles d'acier et un long poignard de Milan qui brilla aussitôt à sa main comme une vipère au soleil.

— Il s'agit bien ici de fer et de cuirasse! s'écria Marguerite; allons, Sire, allons, cachez cette dague: c'est la reine mère, c'est vrai; mais c'est la reine mère toute seule.

— Cependant…

— C'est elle, je l'entends, silence!

Et, se penchant à l'oreille de Henri, elle lui dit à voix basse quelques mots que le jeune roi écouta avec une attention mêlée d'étonnement.

Aussitôt Henri se déroba derrière les rideaux du lit.

De son côté, Marguerite bondit avec l'agilité d'une panthère vers le cabinet où La Mole attendait en frissonnant, l'ouvrit, chercha le jeune homme, et lui prenant, lui serrant la main dans l'obscurité:

— Silence! lui dit-elle en s'approchant si près de lui qu'il sentit son souffle tiède et embaumé couvrir son visage d'une moite vapeur, silence!

Puis, rentrant dans sa chambre et refermant la porte, elle détacha sa coiffure, coupa avec son poignard tous les lacets de sa robe et se jeta dans le lit.

Il était temps, la clef tournait dans la serrure. Catherine avait des passe-partout pour toutes les portes du Louvre.

— Qui est là? s'écria Marguerite, tandis que Catherine consignait à la porte une garde de quatre gentilshommes qui l'avait accompagnée.

Et, comme si elle eût été effrayée de cette brusque irruption dans sa chambre, Marguerite sortant de dessous les rideaux en peignoir blanc, sauta à bas du lit, et, reconnaissant Catherine, vint, avec une surprise trop bien imitée pour que la Florentine elle-même n'en fût pas dupe, baiser la main de sa mère.

XIV
Seconde nuit de noces

La reine mère promena son regard autour d'elle avec une merveilleuse rapidité. Des mules de velours au pied du lit, les habits de Marguerite épars sur des chaises, ses yeux qu'elle frottait pour en chasser le sommeil, convainquirent Catherine qu'elle avait réveillé sa fille.

Alors elle sourit comme une femme qui a réussi dans ses projets, et tirant son fauteuil:

— Asseyons-nous, Marguerite, dit-elle, et causons.

— Madame, je vous écoute.

— Il est temps, dit Catherine en fermant les yeux avec cette lenteur particulière aux gens qui réfléchissent ou qui dissimulent profondément, il est temps, ma fille, que vous compreniez combien votre frère et moi aspirons à vous rendre heureuse.

L'exorde était effrayant pour qui connaissait Catherine.

— Que va-t-elle me dire? pensa Marguerite.

— Certes, en vous mariant, continua la Florentine, nous avons accompli un de ces actes de politique commandés souvent par de graves intérêts à ceux qui gouvernent. Mais il le faut avouer, ma pauvre enfant, nous ne pensions pas que la répugnance du roi de Navarre pour vous, si jeune, si belle et si séduisante, demeurerait opiniâtre à ce point.

Marguerite se leva, et fit, en croisant sa robe de nuit, une cérémonieuse révérence à sa mère.

— J'apprends de ce soir seulement, dit Catherine, car sans cela je vous eusse visitée plus tôt, j'apprends que votre mari est loin d'avoir pour vous les égards qu'on doit non seulement à une jolie femme, mais encore à une fille de France.

Marguerite poussa un soupir, et Catherine, encouragée par cette muette adhésion, continua:

— En effet, que le roi de Navarre entretienne publiquement une de mes filles, qui l'adore jusqu'au scandale, qu'il fasse mépris pour cet amour de la femme qu'on a bien voulu lui accorder, c'est un malheur auquel nous ne pouvons remédier, nous autres pauvres tout- puissants, mais que punirait le moindre gentilhomme de notre royaume en appelant son gendre ou en le faisant appeler par son fils.

Marguerite baissa la tête.

— Depuis assez longtemps, continua Catherine, je vois, ma fille, à vos yeux rougis, à vos amères sorties contre la Sauve, que la plaie de votre coeur ne peut, malgré vos efforts, toujours saigner en dedans.

Marguerite tressaillit: un léger mouvement avait agité les rideaux; mais heureusement Catherine ne s'en était pas aperçue.

— Cette plaie, dit-elle en redoublant d'affectueuse douceur, cette plaie, mon enfant, c'est à la main d'une mère qu'il appartient de la guérir. Ceux qui, en croyant faire votre bonheur, ont décidé votre mariage, et qui, dans leur sollicitude pour vous, remarquent que chaque nuit Henri de Navarre se trompe d'appartement; ceux qui ne peuvent permettre qu'un roitelet comme lui offense à tout instant une femme de votre beauté, de votre rang et de votre mérite, par le dédain de votre personne et la négligence de sa postérité; ceux qui voient enfin qu'au premier vent qu'il croira favorable, cette folle et insolente tête tournera contre notre famille et vous expulsera de sa maison; ceux-là n'ont-ils pas le droit d'assurer, en le séparant du sien, votre avenir d'une façon à la fois plus digne de vous et de votre condition?

— Cependant, madame, répondit Marguerite, malgré ces observations tout empreintes d'amour maternel, et qui me comblent de joie et d'honneur, j'aurai la hardiesse de représenter à Votre Majesté que le roi de Navarre est mon époux.

Catherine fit un mouvement de colère, et se rapprochant de
Marguerite:

— Lui, dit-elle, votre époux? Suffit-il donc pour être mari et femme que l'Église vous ait bénis? et la consécration du mariage est-elle seulement dans les paroles du prêtre? Lui, votre époux? Eh! ma fille, si vous étiez madame de Sauve vous pourriez me faire cette réponse. Mais, tout au contraire de ce que nous attendions de lui, depuis que vous avez accordé à Henri de Navarre l'honneur de vous nommer sa femme, c'est à une autre qu'il en a donné les droits, et, en ce moment même, dit Catherine en haussant la voix, venez, venez avec moi, cette clef ouvre la porte de l'appartement de madame de Sauve, et vous verrez.

— Oh! plus bas, plus bas, madame, je vous prie, dit Marguerite, car non seulement vous vous trompez, mais encore…

— Eh bien?

— Eh bien, vous allez réveiller mon mari. À ces mots, Marguerite se leva avec une grâce toute voluptueuse, et laissant flotter entrouverte sa robe de nuit, dont les manches courtes laissaient à nu son bras d'un modelé si pur, et sa main véritablement royale, elle approcha un flambeau de cire rosée du lit, et, relevant le rideau, elle montra du doigt, en souriant à sa mère, le profil fier, les cheveux noirs et la bouche entrouverte du roi de Navarre, qui semblait, sur la couche en désordre, reposer du plus calme et du plus profond sommeil. Pâle, les yeux hagards, le corps cambré en arrière comme si un abîme se fût ouvert sur ses pas, Catherine poussa, non pas un cri, mais un rugissement sourd.

— Vous voyez, madame, dit Marguerite, que vous étiez mal informée.

Catherine jeta un regard sur Marguerite, puis un autre sur Henri. Elle unit dans sa pensée active l'image de ce front pâle et moite, de ces yeux entourés d'un léger cercle de bistre, au sourire de Marguerite, et elle mordit ses lèvres minces avec une fureur silencieuse.

Marguerite permit à sa mère de contempler un instant ce tableau, qui faisait sur elle l'effet de la tête de Méduse. Puis elle laissa retomber le rideau, et, marchant sur la pointe du pied, elle revint près de Catherine, et, reprenant sa place sur sa chaise:

— Vous disiez donc, madame? La Florentine chercha pendant quelques secondes à sonder cette naïveté de la jeune femme; puis, comme si ses regards éthérés se fussent émoussés sur le calme de Marguerite:

— Rien, dit-elle. Et elle sortit à grands pas de l'appartement. Aussitôt que le bruit de ses pas se fut assourdi dans la profondeur du corridor, le rideau du lit s'ouvrit de nouveau, et Henri, l'oeil brillant, la respiration oppressée, la main tremblante, vint s'agenouiller devant Marguerite. Il était seulement vêtu de ses trousses et de sa cotte de mailles, de sorte qu'en le voyant ainsi affublé, Marguerite, tout en lui serrant la main de bon coeur, ne put s'empêcher d'éclater de rire.

— Ah! madame, ah! Marguerite, s'écria-t-il, comment m'acquitterai-je jamais envers vous?

Et il couvrait sa main de baisers, qui de la main montaient insensiblement au bras de la jeune femme.

— Sire, dit-elle en se reculant tout doucement, oubliez-vous qu'à cette heure une pauvre femme, à laquelle vous devez la vie, souffre et gémit pour vous? Madame de Sauve, ajouta-t-elle tout bas, vous a fait le sacrifice de sa jalousie en vous envoyant près de moi, et peut-être, après vous avoir fait le sacrifice de sa jalousie, vous fait-elle celui de sa vie, car, vous le savez mieux que personne, la colère de ma mère est terrible.

Henri frissonna, et, se relevant, fit un mouvement pour sortir.

— Oh! mais, dit Marguerite avec une admirable coquetterie, je réfléchis et me rassure. La clef vous a été donnée sans indication, et vous serez censé m'avoir accordé ce soir la préférence.

— Et je vous l'accorde, Marguerite; consentez-vous seulement à oublier…

— Plus bas, Sire, plus bas, répliqua la reine parodiant les paroles que dix minutes auparavant elle venait d'adresser à sa mère; on vous entend du cabinet, et comme je ne suis pas encore tout à fait libre, Sire, je vous prierai de parler moins haut.

— Oh! oh! dit Henri, moitié riant, moitié assombri, c'est vrai; j'oubliais que ce n'est probablement pas moi qui suis destiné à jouer la fin de cette scène intéressante. Ce cabinet…

— Entrons-y, Sire, dit Marguerite, car je veux avoir l'honneur de présenter à Votre Majesté un brave gentilhomme blessé pendant le massacre, en venant avertir jusque dans le Louvre Votre Majesté du danger qu'elle courait.

La reine s'avança vers la porte. Henri suivit sa femme. La porte s'ouvrit, et Henri demeura stupéfait en voyant un homme dans ce cabinet prédestiné aux surprises. Mais La Mole fut plus surpris encore en se trouvant inopinément en face du roi de Navarre. Il en résulta que Henri jeta un coup d'oeil ironique à Marguerite, qui le soutint à merveille.

— Sire, dit Marguerite, j'en suis réduite à craindre qu'on ne tue dans mon logis même ce gentilhomme, qui est dévoué au service de Votre Majesté, et que je mets sous sa protection.

— Sire, reprit alors le jeune homme, je suis le comte Lerac de la Mole, que Votre Majesté attendait, et qui vous avait été recommandé par ce pauvre M. de Téligny, qui a été tué à mes côtés.

— Ah! ah! fit Henri, en effet, monsieur, et la reine m'a remis sa lettre; mais n'aviez-vous pas aussi une lettre de M. le gouverneur du Languedoc?

— Oui, Sire, et recommandation de la remettre à Votre Majesté aussitôt mon arrivée.

— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

— Sire, je me suis rendu au Louvre dans la soirée d'hier; mais
Votre Majesté était tellement occupée, qu'elle n'a pu me recevoir.

— C'est vrai, dit le roi; mais vous eussiez pu, ce me semble, me faire passer cette lettre?

— J'avais ordre, de la part de M. d'Auriac, de ne la remettre qu'à Votre Majesté elle-même; car elle contenait, m'a-t-il assuré, un avis si important, qu'il n'osait le confier à un messager ordinaire.

— En effet, dit le roi en prenant et en lisant la lettre, c'était l'avis de quitter la cour et de me retirer en Béarn. M. d'Auriac était de mes bons amis, quoique catholique, et il est probable que, comme gouverneur de province, il avait vent de ce qui s'est passé. Ventre-saint-gris! monsieur, pourquoi ne pas m'avoir remis cette lettre il y a trois jours au lieu de ne me la remettre qu'aujourd'hui?

— Parce que, ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, quelque diligence que j'aie faite, je n'ai pu arriver qu'hier.

— C'est fâcheux, c'est fâcheux, murmura le roi; car à cette heure nous serions en sûreté, soit à La Rochelle, soit dans quelque bonne plaine, avec deux à trois mille chevaux autour de nous.

— Sire, ce qui est fait est fait, dit Marguerite à demi-voix, et, au lieu de perdre votre temps à récriminer sur le passé, il s'agit de tirer le meilleur parti possible de l'avenir.

— À ma place, dit Henri avec son regard interrogateur, vous auriez donc encore quelque espoir, madame?

— Oui, certes, et je regarderais le jeu engagé comme une partie en trois points, dont je n'ai perdu que la première manche.

— Ah! madame, dit tout bas Henri, si j'étais sûr que vous fussiez de moitié dans mon jeu…

— Si j'avais voulu passer du côté de vos adversaires, répondit
Marguerite, il me semble que je n'eusse point attendu si tard.

— C'est juste, dit Henri, je suis un ingrat, et, comme vous dites, tout peut encore se réparer aujourd'hui.

— Hélas! Sire, répliqua La Mole, je souhaite à Votre Majesté toutes sortes de bonheurs; mais aujourd'hui nous n'avons plus M. l'amiral.

Henri se mit à sourire de ce sourire de paysan matois que l'on ne comprit à la cour que le jour où il fut roi de France.

— Mais, madame, reprit-il en regardant La Mole avec attention, ce gentilhomme ne peut demeurer chez vous sans vous gêner infiniment et sans être exposé à de fâcheuses surprises. Qu'en ferez-vous?

— Mais, Sire, dit Marguerite, ne pourrions-nous le faire sortir du Louvre? car en tous points je suis de votre avis.

— C'est difficile.

— Sire, M. de La Mole ne peut-il trouver un peu de place dans la maison de Votre Majesté?

— Hélas! madame, vous me traitez toujours comme si j'étais encore roi des huguenots et comme si j'avais encore un peuple. Vous savez bien que je suis à moitié converti et que je n'ai plus de peuple du tout.

Une autre que Marguerite se fût empressée de répondre sur-le- champ: _Il _est catholique. Mais la reine voulait se faire demander par Henri ce qu'elle désirait obtenir de lui. Quant à La Mole, voyant cette réserve de sa protectrice et ne sachant encore où poser le pied sur le terrain glissant d'une cour aussi dangereuse que l'était celle de France, il se tut également.

— Mais, reprit Henri, relisant la lettre apportée par La Mole, que me dit donc M. le gouverneur de Provence, que votre mère était catholique et que de là vient l'amitié qu'il vous porte?

— Et à moi, dit Marguerite, que me parliez-vous d'un voeu que vous avez fait, monsieur le comte, d'un changement de religion? Mes idées se brouillent à cet égard; aidez-moi donc, monsieur de la Mole. Ne s'agissait-il pas de quelque chose de semblable à ce que paraît désirer le roi?

— Hélas! oui; mais Votre Majesté a si froidement accueilli mes explications à cet égard, reprit La Mole, que je n'ai point osé…

— C'est que tout cela ne me regardait aucunement, monsieur.
Expliquez au roi, expliquez.

— Eh bien, qu'est-ce que ce voeu? demanda le roi.

— Sire, dit La Mole, poursuivi par des assassins, sans armes, presque mourant de mes deux blessures, il m'a semblé voir l'ombre de ma mère me guidant vers le Louvre une croix à la main. Alors j'ai fait le voeu, si j'avais la vie sauve, d'adopter la religion de ma mère, à qui Dieu avait permis de sortir de son tombeau pour me servir de guide pendant cette horrible nuit. Dieu m'a conduit ici, Sire. Je m'y vois sous la double protection d'une fille de France et du roi de Navarre. Ma vie a été sauvée miraculeusement; je n'ai donc qu'à accomplir mon voeu, Sire. Je suis prêt à me faire catholique.

Henri fronça le sourcil. Le sceptique qu'il était comprenait bien l'abjuration par intérêt; mais il doutait fort de l'abjuration par la foi.

— Le roi ne veut pas se charger de mon protégé, pensa Marguerite.

La Mole cependant demeurait timide et gêné entre les deux volontés contraires. Il sentait bien, sans se l'expliquer, le ridicule de sa position. Ce fut encore Marguerite qui, avec sa délicatesse de femme, le tira de ce mauvais pas.

— Sire, dit-elle, nous oublions que le pauvre blessé a besoin de repos. Moi même je tombe de sommeil. Eh! tenez!

La Mole pâlissait en effet; mais c'étaient les dernières paroles de Marguerite qu'il avait entendues et interprétées qui le faisaient pâlir.

— Eh bien, madame, dit Henri, rien de plus simple; ne pouvons- nous laisser reposer M. de La Mole?

Le jeune homme adressa à Marguerite un regard suppliant et, malgré la présence des deux Majestés, se laissa aller sur un siège, brisé de douleur et de fatigue.

Marguerite comprit tout ce qu'il y avait d'amour dans ce regard et de désespoir dans cette faiblesse.

— Sire, dit-elle, il convient à Votre Majesté de faire à ce jeune gentilhomme, qui a risqué sa vie pour son roi, puisqu'il accourait ici pour vous annoncer la mort de l'amiral et de Téligny, lorsqu'il a été blessé; il convient, dis-je, à Votre Majesté de lui faire un honneur dont il sera reconnaissant toute sa vie.

— Et lequel, madame? dit Henri. Commandez, je suis prêt.

— M. de La Mole couchera cette nuit aux pieds de Votre Majesté, qui couchera, elle, sur ce lit de repos. Quant à moi, avec la permission de mon auguste époux, ajouta Marguerite en souriant, je vais appeler Gillonne et me remettre au lit; car, je vous le jure, Sire, je ne suis pas celle de nous trois qui ai le moins besoin de repos.

Henri avait de l'esprit, peut-être un peu trop même: ses amis et ses ennemis le lui reprochèrent plus tard. Mais il comprit que celle qui l'exilait de la couche conjugale en avait acquis le droit par l'indifférence même qu'il avait manifestée pour elle; d'ailleurs, Marguerite venait de se venger de cette indifférence en lui sauvant la vie. Il ne mit donc pas d'amour-propre dans sa réponse.

— Madame, dit-il, si M. de La Mole était en état de passer dans mon appartement, je lui offrirais mon propre lit.

— Oui, reprit Marguerite, mais votre appartement, à cette heure, ne vous peut protéger ni l'un ni l'autre, et la prudence veut que Votre Majesté demeure ici jusqu'à demain.

Et, sans attendre la réponse du roi, elle appela Gillonne, fit préparer les coussins pour le roi, et aux pieds du roi un lit pour La Mole, qui semblait si heureux et si satisfait de cet honneur, qu'on eût juré qu'il ne sentait plus ses blessures.

Quant à Marguerite, elle tira au roi une cérémonieuse révérence, et, rentrée dans sa chambre bien verrouillée de tous côtés, elle s'étendit dans son lit.

— Maintenant, se dit Marguerite à elle-même, il faut que demain M. de La Mole ait un protecteur au Louvre, et tel fait ce soir la sourde oreille qui demain se repentira.

Puis elle fit signe à Gillonne, qui attendait ses derniers ordres, de venir les recevoir. Gillonne s'approcha.

— Gillonne, lui dit-elle tout bas, il faut que demain, sous un prétexte quelconque, mon frère, le duc d'Alençon, ait envie de venir ici avant huit heures du matin.

Deux heures sonnaient au Louvre. La Mole causa un instant politique avec le roi, qui peu à peu s'endormit, et bientôt ronfla aux éclats, comme s'il eût été couché dans son lit de cuir de Béarn. La Mole eût peut-être dormi comme le roi; mais Marguerite ne dormait pas; elle se tournait et se retournait dans son lit, et ce bruit troublait les idées et le sommeil du jeune homme.

— Il est bien jeune, murmurait Marguerite au milieu de son insomnie, il est bien timide; peut-être même, il faudra voir cela, peut-être même sera-t-il ridicule; de beaux yeux cependant… une taille bien prise, beaucoup de charmes; mais s'il allait ne pas être brave! … Il fuyait… Il abjure… c'est fâcheux, le rêve commençait bien; allons… Laissons aller les choses et rapportons-nous-en au triple dieu de cette folle Henriette.

Et vers le jour Marguerite finit enfin par s'endormir en murmurant: Éros-Cupido-Amor.

XV
Ce que femme veut Dieu le veut

Marguerite ne s'était pas trompée: la colère amassée au fond du coeur de Catherine par cette comédie, dont elle voyait l'intrigue sans avoir la puissance de rien changer au dénouement, avait besoin de déborder sur quelqu'un. Au lieu de rentrer chez elle, la reine mère monta directement chez sa dame d'atours.

Madame de Sauve s'attendait à deux visites: elle espérait celle de Henri, elle craignait celle de la reine mère. Au lit, à moitié vêtue, tandis que Dariole veillait dans l'antichambre, elle entendit tourner une clef dans la serrure, puis s'approcher des pas lents et qui eussent paru lourds s'ils n'eussent pas été assourdis par d'épais tapis. Elle ne reconnut point là la marche légère et empressée de Henri; elle se douta qu'on empêchait Dariole de la venir avertir; et, appuyée sur sa main, l'oreille et l'oeil tendus, elle attendit.

La portière se leva, et la jeune femme, frissonnante, vit paraître
Catherine de Médicis.

Catherine semblait calme; mais madame de Sauve habituée à l'étudier depuis deux ans comprit tout ce que ce calme apparent cachait de sombres préoccupations et peut-être de cruelles vengeances.

Madame de Sauve, en apercevant Catherine, voulut sauter en bas de son lit; mais Catherine leva le doigt pour lui faire signe de rester, et la pauvre Charlotte demeura clouée à sa place, amassant intérieurement toutes les forces de son âme pour faire face à l'orage qui se préparait silencieusement.

— Avez-vous fait tenir la clef au roi de Navarre? demanda Catherine sans que l'accent de sa voix indiquât aucune altération; seulement ces paroles étaient prononcées avec des lèvres de plus en plus blêmissantes.

— Oui, madame…, répondit Charlotte d'une voix qu'elle tentait inutilement de rendre aussi assurée que l'était celle de Catherine.

— Et vous l'avez vu?

— Qui? demanda madame de Sauve.

— Le roi de Navarre?

— Non, madame; mais je l'attends, et j'avais même cru, en entendant tourner une clef dans la serrure, que c'était lui qui venait.

À cette réponse, qui annonçait dans madame de Sauve ou une parfaite confiance ou une suprême dissimulation, Catherine ne put retenir un léger frémissement. Elle crispa sa main grasse et courte.

— Et cependant tu savais bien, dit-elle avec son méchant sourire, tu savais bien, Carlotta, que le roi de Navarre ne viendrait point cette nuit.

— Moi, madame, je savais cela! s'écria Charlotte avec un accent de surprise parfaitement bien jouée.

— Oui, tu le savais.

— Pour ne point venir, reprit la jeune femme frissonnante à cette seule supposition, il faut donc qu'il soit mort!

Ce qui donnait à Charlotte le courage de mentir ainsi, c'était la certitude qu'elle avait d'une terrible vengeance, dans le cas où sa petite trahison serait découverte.

— Mais tu n'as donc pas écrit au roi de Navarre, Carlotta mia? demanda Catherine avec ce même rire silencieux et cruel.

— Non, madame, répondit Charlotte avec un admirable accent de naïveté; Votre Majesté ne me l'avait pas dit, ce me semble.

Il se fit un moment de silence pendant lequel Catherine regarda madame de Sauve comme le serpent regarde l'oiseau qu'il veut fasciner.

— Tu te crois belle, dit alors Catherine; tu te crois adroite, n'est-ce pas?

— Non, madame, répondit Charlotte, je sais seulement que Votre Majesté a été parfois d'une bien grande indulgence pour moi, quand il s'agissait de mon adresse et de ma beauté.

— Eh bien, dit Catherine en s'animant, tu te trompais si tu as cru cela, et moi je mentais si je te l'ai dit, tu n'es qu'une sotte et qu'une laide près de ma fille Margot.

— Oh! ceci, madame, c'est vrai! dit Charlotte, et je n'essaierai pas même de le nier, surtout à vous.

— Aussi, continua Catherine, le roi de Navarre te préfère-t-il de beaucoup ma fille, et ce n'était pas ce que tu voulais, je crois, ni ce dont nous étions convenues.

— Hélas, madame! dit Charlotte éclatant cette fois en sanglots sans qu'elle eût besoin de se faire aucune violence, si cela est ainsi, je suis bien malheureuse.

— Cela est, dit Catherine en enfonçant comme un double poignard le double rayon de ses yeux dans le coeur de madame de Sauve.

— Mais qui peut vous le faire croire? demanda Charlotte.

— Descends chez la reine de Navarre, _pazza! _et tu y trouveras ton amant.

— Oh! fit madame de Sauve. Catherine haussa les épaules.

— Es-tu jalouse, par hasard? demanda la reine mère.

— Moi? dit madame de Sauve, rappelant à elle toute sa force prête à l'abandonner.

— Oui, toi! je serais curieuse de voir une jalousie de Française.

— Mais, dit madame de Sauve, comment Votre Majesté veut-elle que je sois jalouse autrement que d'amour-propre? je n'aime le roi de Navarre qu'autant qu'il le faut pour le service de Votre Majesté!

Catherine la regarda un moment avec des yeux rêveurs.

— Ce que tu me dis là peut, à tout prendre, être vrai, murmura-t- elle.

— Votre Majesté lit dans mon coeur.

— Et ce coeur m'est tout dévoué?

— Ordonnez, madame, et vous en jugerez.

— Eh bien, puisque tu te sacrifies à mon service, Carlotta, il faut, pour mon service toujours, que tu sois très éprise du roi de Navarre, et très jalouse surtout, jalouse comme une Italienne.

— Mais, madame, demanda Charlotte, de quelle façon une Italienne est-elle jalouse?

— Je te le dirai, reprit Catherine. Et, après avoir fait deux ou trois mouvements de tête du haut en bas, elle sortit silencieusement et lentement, comme elle était rentrée. Charlotte, troublée par le clair regard de ces yeux dilatés comme ceux du chat et de la panthère, sans que cette dilatation lui fît rien perdre de sa profondeur, la laissa partir sans prononcer un seul mot, sans même laisser à son souffle la liberté de se faire entendre, et elle ne respira que lorsqu'elle eut entendu la porte se refermer derrière elle et que Dariole fut venue lui dire que la terrible apparition était bien évanouie.

— Dariole, lui dit-elle alors, traîne un fauteuil près de mon lit et passe la nuit dans ce fauteuil. Je t'en prie, car je n'oserais pas rester seule.

Dariole obéit; mais malgré la compagnie de sa femme de chambre, qui restait près d'elle, malgré la lumière de la lampe qu'elle ordonna de laisser allumée pour plus grande tranquillité, madame de Sauve aussi ne s'endormit qu'au jour, tant bruissait à son oreille le métallique accent de la voix de Catherine.

Cependant, quoique endormie au moment où le jour commençait à paraître, Marguerite se réveilla au premier son des trompettes, aux premiers aboiements des chiens. Elle se leva aussitôt et commença de revêtir un costume si négligé qu'il en était prétentieux. Alors elle appela ses femmes, fit introduire dans son antichambre les gentilshommes du service ordinaire du roi de Navarre; puis, ouvrant la porte qui enfermait sous la même clef Henri et de la Mole, elle donna du regard un bonjour affectueux à ce dernier, et appelant son mari:

— Allons, Sire, dit-elle, ce n'est pas le tout que d'avoir fait croire à madame ma mère ce qui n'est pas, il convient encore que vous persuadiez toute votre cour de la parfaite intelligence qui règne entre nous. Mais tranquillisez-vous, ajouta-t-elle en riant, et retenez bien mes paroles, que la circonstance fait presque solennelles: Aujourd'hui sera la dernière fois que je mettrai Votre Majesté à cette cruelle épreuve.

Le roi de Navarre sourit et ordonna qu'on introduisît ses gentilshommes. Au moment où ils le saluaient, il fit semblant de s'apercevoir seulement que son manteau était resté sur le lit de la reine; il leur fit ses excuses de les recevoir ainsi, prit son manteau des mains de Marguerite rougissante, et l'agrafa sur son épaule. Puis, se tournant vers eux, il leur demanda des nouvelles de la ville et de la cour.

Marguerite remarquait du coin de l'oeil l'imperceptible étonnement que produisit sur le visage des gentilshommes cette intimité qui venait de se révéler entre le roi et la reine de Navarre, lorsqu'un huissier entra suivi de trois ou quatre gentilshommes, et annonçant le duc d'Alençon.

Pour le faire venir, Gillonne avait eu besoin de lui apprendre seulement que le roi avait passé la nuit chez sa femme.

François entra si rapidement qu'il faillit, en les écartant, renverser ceux qui le précédaient. Son premier coup d'oeil fut pour Henri. Marguerite n'eut que le second.

Henri lui répondit par un salut courtois. Marguerite composa son visage, qui exprima la plus parfaite sérénité.

D'un autre regard vague, mais scrutateur, le duc embrassa alors toute la chambre; il vit le lit aux tapisseries dérangées, le double oreiller affaissé au chevet, le chapeau du roi jeté sur une chaise.

Il pâlit; mais se remettant sur-le-champ:

— Mon frère Henri, dit-il, venez-vous jouer ce matin à la paume avec le roi?

— Le roi me fait-il cet honneur de m'avoir choisi, demanda Henri, ou n'est-ce qu'une attention de votre part, mon beau-frère?

— Mais non, le roi n'a point parlé de cela, dit le duc un peu embarrassé; mais n'êtes-vous point de sa partie ordinaire?

Henri sourit, car il s'était passé tant et de si graves choses depuis la dernière partie qu'il avait faite avec le roi, qu'il n'y aurait rien eu d'étonnant à ce que Charles IX eût changé ses joueurs habituels.

— J'y vais, mon frère! dit Henri en souriant.

— Venez, reprit le duc.

— Vous vous en allez? demanda Marguerite.

— Oui, ma soeur.

— Vous êtes donc pressé?

— Très pressé.

— Si cependant je réclamais de vous quelques minutes?

Une pareille demande était si rare dans la bouche de Marguerite, que son frère la regarda en rougissant et en pâlissant tour à tour.

— Que va-t-elle lui dire? pensa Henri non moins étonné que le duc d'Alençon.

Marguerite, comme si elle eût deviné la pensée de son époux, se retourna de son côté.

— Monsieur, dit-elle avec un charmant sourire, vous pouvez rejoindre Sa Majesté, si bon vous semble, car le secret que j'ai à révéler à mon frère est déjà connu de vous, puisque la demande que je vous ai adressée hier à propos de ce secret a été à peu près refusée par Votre Majesté. Je ne voudrais donc pas, continua Marguerite, fatiguer une seconde fois Votre Majesté par l'expression émise en face d'elle d'un désir qui lui a paru être désagréable.

— Qu'est-ce donc? demanda François en les regardant tous deux avec étonnement.

— Ah! ah! dit Henri en rougissant de dépit, je sais ce que vous voulez dire, madame. En vérité, je regrette de ne pas être plus libre. Mais si je ne puis donner à M. de La Mole une hospitalité qui ne lui offrirait aucune assurance, je n'en peux pas moins recommander après vous à mon frère d'Alençon la personne à laquelle vous vous intéressez. Peut-être même, ajouta-t-il pour donner plus de force encore aux mots que nous venons de souligner, peut-être même mon frère trouvera-t-il une idée qui vous permettra de garder M. de La Mole… ici… près de vous… ce qui serait mieux que tout, n'est-ce pas, madame?

— Allons, allons, se dit Marguerite en elle-même, à eux deux ils vont faire ce que ni l'un ni l'autre des deux n'eût fait tout seul.

Et elle ouvrit la porte du cabinet et en fit sortir le jeune blessé après avoir dit à Henri:

— C'est à vous, monsieur, d'expliquer à mon frère à quel titre nous nous intéressons à M. de La Mole.

En deux mots Henri, pris au trébuchet, raconta à M. d'Alençon, moitié protestant par opposition, comme Henri moitié catholique par prudence, l'arrivée de La Mole à Paris, et comment le jeune homme avait été blessé en venant lui apporter une lettre de M. d'Auriac.

Quand le duc se retourna, La Mole, sorti du cabinet, se tenait debout devant lui.

François, en l'apercevant si beau, si pâle, et par conséquent doublement séduisant par sa beauté et par sa pâleur, sentit naître une nouvelle terreur au fond de son âme. Marguerite le prenait à la fois par la jalousie et par l'amour-propre.

— Mon frère, lui dit-elle, ce jeune gentilhomme, j'en réponds, sera utile à qui saura l'employer. Si vous l'acceptez pour vôtre, il trouvera en vous un maître puissant, et vous en lui un serviteur dévoué. En ces temps, il faut bien s'entourer, mon frère! surtout, ajouta-t-elle en baissant la voix de manière que le duc d'Alençon l'entendît seul, quand on est ambitieux et que l'on a le malheur de n'être que troisième fils de France.

Elle mit un doigt sur sa bouche pour indiquer à François que, malgré cette ouverture, elle gardait encore à part en elle-même une portion importante de sa pensée.

— Puis, ajouta-t-elle, peut-être trouverez-vous, tout au contraire de Henri, qu'il n'est pas séant que ce jeune homme demeure si près de mon appartement.

— Ma soeur, dit vivement François, monsieur de La Mole, si cela lui convient toutefois, sera dans une demi-heure installé dans mon logis, où je crois qu'il n'a rien à craindre. Qu'il m'aime et je l'aimerai.

François mentait, car au fond de son coeur il détestait déjà La
Mole.

— Bien, bien… je ne m'étais donc pas trompée! murmura Marguerite, qui vit les sourcils du roi de Navarre se froncer. Ah! pour vous conduire l'un et l'autre, je vois qu'il faut vous conduire l'un par l'autre.

Puis complétant sa pensée:

— Allons, allons, continua-t-elle, bien, Marguerite, dirait
Henriette.

En effet, une demi-heure après, La Mole, gravement catéchisé par Marguerite, baisait le bas de sa robe et montait, assez lestement pour un blessé, l'escalier qui conduisait chez M. d'Alençon. Deux ou trois jours s'écoulèrent pendant lesquels la bonne harmonie parut se consolider de plus en plus entre Henri et sa femme. Henri avait obtenu de ne pas faire abjuration publique, mais il avait renoncé entre les mains du confesseur du roi et entendait tous les matins la messe qu'on disait au Louvre. Le soir il prenait ostensiblement le chemin de l'appartement de sa femme, entrait par la grande porte, causait quelques instants avec elle, puis sortait par la petite porte secrète et montait chez madame de Sauve, qui n'avait pas manqué de le prévenir de la visite de Catherine et du danger incontestable qui le menaçait. Henri, renseigné des deux côtés, redoublait donc de méfiance à l'endroit de la reine mère, et cela avec d'autant plus de raison qu'insensiblement la figure de Catherine commençait à se dérider. Henri en arriva même à voir éclore un matin sur ses lèvres pâles un sourire de bienveillance. Ce jour-là il eut toutes les peines du monde à se décider à manger autre chose que des oeufs qu'il avait fait cuire lui-même, et à boire autre chose que de l'eau qu'il avait vu puiser à la Seine devant lui.

Les massacres continuaient, mais néanmoins allaient s'éteignant; on avait fait si grande tuerie des huguenots que le nombre en était fort diminué. La plus grande partie étaient morts, beaucoup avaient fui, quelques-uns étaient restés cachés.

De temps en temps une grande clameur s'élevait dans un quartier ou dans un autre; c'était quand on avait découvert un de ceux-là. L'exécution alors était privée ou publique, selon que le malheureux était acculé dans quelque endroit sans issue ou pouvait fuir. Dans le dernier cas, c'était une grande joie pour le quartier où l'événement avait eu lieu: car, au lieu de se calmer par l'extinction de leurs ennemis, les catholiques devenaient de plus en plus féroces; et moins il en restait, plus ils paraissaient acharnés après ces malheureux restes.

Charles IX avait pris grand plaisir à la chasse aux huguenots; puis, quand il n'avait pas pu continuer lui-même, il s'était délecté au bruit des chasses des autres.

Un jour, en revenant de jouer au mail, qui était avec la paume et la chasse son plaisir favori, il entra chez sa mère le visage tout joyeux, suivi de ses courtisans habituels.

— Ma mère, dit-il en embrassant la Florentine, qui, remarquant cette joie, avait déjà essayé d'en deviner la cause; ma mère, bonne nouvelle! Mort de tous les diables, savez-vous une chose? c'est que l'illustre carcasse de monsieur l'amiral, qu'on croyait perdue, est retrouvée!

— Ah! ah! dit Catherine.

— Oh! mon Dieu, oui! Vous avez eu comme moi l'idée, n'est-ce pas, ma mère, que les chiens en avaient fait leur repas de noce? mais il n'en était rien. Mon peuple, mon cher peuple, mon bon peuple a eu une idée: il a pendu l'amiral au croc de Montfaucon.

Du haut en bas Gaspard on a jeté, Et puis de bas en haut on l'a monté.

— Eh bien? dit Catherine.

— Eh bien, ma bonne mère! reprit Charles IX, j'ai toujours eu l'envie de le revoir depuis que je sais qu'il est mort, le cher homme. Il fait beau: tout me semble en fleurs aujourd'hui; l'air est plein de vie et de parfums; je me porte comme je ne me suis jamais porté; si vous voulez, ma mère, nous monterons à cheval et nous irons à Montfaucon.

— Ce serait bien volontiers, mon fils, dit Catherine, si je n'avais pas donné un rendez-vous que je ne veux pas manquer; puis à une visite faite à un homme de l'importance de monsieur l'amiral, ajouta-t-elle, il faut convier toute la cour. Ce sera une occasion pour les observateurs de faire des observations curieuses. Nous verrons qui viendra et qui demeurera.

— Vous avez, ma foi, raison, ma mère! à demain la chose, cela vaut mieux! Ainsi, faites vos invitations, je ferai les miennes, ou plutôt nous n'inviterons personne. Nous dirons seulement que nous y allons; cela fait, tout le monde sera libre. Adieu, ma mère! je vais sonner du cor.

— Vous vous épuiserez, Charles! Ambroise Paré vous le dit sans cesse, et il a raison; c'est un trop rude exercice pour vous.

— Bah! bah! bah! dit Charles, je voudrais bien être sûr de ne
mourir que de cela. J'enterrerais tout le monde ici, et même
Henriot, qui doit un jour nous succéder à tous, à ce que prétend
Nostradamus.

Catherine fronça le sourcil.

— Mon fils, dit-elle, défiez-vous surtout des choses qui paraissent impossibles, et, en attendant, ménagez-vous.

— Deux ou trois fanfares seulement pour réjouir mes chiens, qui s'ennuient à crever, pauvres bêtes! j'aurais dû les lâcher sur le huguenot, cela les aurait réjouis.

Et Charles IX sortit de la chambre de sa mère, entra dans son cabinet d'Armes, détacha un cor, en sonna avec une vigueur qui eût fait honneur à Roland lui-même. On ne pouvait pas comprendre comment, de ce corps faible et maladif et de ces lèvres pâles, pouvait sortir un souffle si puissant.

Catherine attendait en effet quelqu'un, comme elle l'avait dit à son fils. Un instant après qu'il fut sorti, une de ses femmes vint lui parler tout bas. La reine sourit, se leva, salua les personnes qui lui faisaient la cour et suivit la messagère.

Le Florentin René, celui auquel le roi de Navarre, le soir même de la Saint-Barthélemy, avait fait un accueil si diplomatique, venait d'entrer dans son oratoire.

— Ah! c'est vous, René! lui dit Catherine, je vous attendais avec impatience. René s'inclina.

— Vous avez reçu hier le petit mot que je vous ai écrit?

— J'ai eu cet honneur.

— Avez-vous renouvelé, comme je vous le disais, l'épreuve de cet horoscope tiré par Ruggieri et qui s'accorde si bien avec cette prophétie de Nostradamus, qui dit que mes fils régneront tous trois?… Depuis quelques jours, les choses sont bien modifiées, René, et j'ai pensé qu'il était possible que les destinées fussent devenues moins menaçantes.

— Madame, répondit René en secouant la tête, Votre Majesté sait bien que les choses ne modifient pas la destinée; c'est la destinée au contraire qui gouverne les choses.

— Vous n'en avez pas moins renouvelé le sacrifice, n'est-ce pas?

— Oui, madame, répondit René, car vous obéir est mon premier devoir.

— Eh bien, le résultat?

— Est demeuré le même, madame.

— Quoi! l'agneau noir a toujours poussé ses trois cris?

— Toujours, madame.

— Signe de trois morts cruelles dans ma famille! murmura
Catherine.

— Hélas! dit René.

— Mais ensuite?

— Ensuite, madame, il y avait dans ses entrailles cet étrange déplacement du foie que nous avons déjà remarqué dans les deux premiers et qui penchait en sens inverse.

— Changement de dynastie. Toujours, toujours, toujours? grommela Catherine. Il faudra cependant combattre cela, René! continua-t- elle.

René secoua la tête.

— Je l'ai dit à Votre Majesté, reprit-il, le destin gouverne.

— C'est ton avis? dit Catherine.

— Oui, madame.

— Te souviens-tu de l'horoscope de Jeanne d'Albret?

— Oui, madame.

— Redis-le un peu, voyons, je l'ai oublié, moi.

Vives honorata, dit René, morieris reformidata, regina amplificabere.

_— _Ce qui veut dire, je crois: Tu vivras honorée, et elle manquait du nécessaire, la pauvre femme! Tu mourras redoutée, et nous nous sommes moqués d'elle. Tu seras plus grande que tu n'as été comme reine, et voilà qu'elle est morte et que sa grandeur repose dans un tombeau où nous avons oublié de mettre même son nom.

— Madame, Votre Majesté traduit mal le_ vives honorata_. La reine de Navarre a vécu honorée, en effet, car elle a joui, tant qu'elle a vécu, de l'amour de ses enfants et du respect de ses partisans, amour et respect d'autant plus sincères qu'elle était plus pauvre.

— Oui, dit Catherine, je vous passe le _tu vivras honorée; _mais _morieris reformidata, _voyons, comment l'expliquerez-vous?

— Comment je l'expliquerai! Rien de plus facile: Tu mourras redoutée.

— Eh bien, est-elle morte redoutée?

— Si bien redoutée, madame, qu'elle ne fût pas morte si Votre Majesté n'en avait pas eu peur. Enfin _comme reine, tu grandiras, ou tu seras plus grande que tu n'as été comme reine; _ce qui est encore vrai, madame, car en échange de la couronne périssable, elle a peut-être maintenant, comme reine et martyre, la couronne du ciel, et outre cela, qui sait encore l'avenir réservé à sa race sur la terre?

Catherine était superstitieuse à l'excès. Elle s'épouvanta plus encore peut-être du sang-froid de René que de cette persistance des augures; et comme pour elle un mauvais pas était une occasion de franchir hardiment la situation, elle dit brusquement à René et sans transition aucune que le travail muet de sa pensée:

— Est-il arrivé des parfums d'Italie?

— Oui, madame.

— Vous m'en enverrez un coffret garni.

— Desquels?

— Des derniers, de ceux… Catherine s'arrêta.

— De ceux qu'aimait particulièrement la reine de Navarre? reprit
René.

— Précisément.

— Il n'est point besoin de les préparer, n'est-ce pas, madame? car Votre Majesté y est à cette heure aussi savante que moi.

— Tu trouves? dit Catherine. Le fait est qu'ils réussissent.

— Votre Majesté n'a rien de plus à me dire? demanda le parfumeur.

— Non, non, reprit Catherine pensive; je ne crois pas, du moins. Si toutefois il y avait du nouveau dans les sacrifices, faites-le- moi savoir. À propos, laissons là les agneaux, et essayons des poules.

— Hélas! madame, j'ai bien peur qu'en changeant la victime nous ne changions rien aux présages.

— Fais ce que je dis. René salua et sortit. Catherine resta un instant assise et pensive; puis elle se leva à son tour et rentra dans sa chambre à coucher, où l'attendaient ses femmes et où elle annonça pour le lendemain le pèlerinage à Montfaucon.

La nouvelle de cette partie de plaisir fut pendant toute la soirée le bruit du palais et la rumeur de la ville. Les dames firent préparer leurs toilettes les plus élégantes, les gentilshommes leurs armes et leurs chevaux d'apparat. Les marchands fermèrent boutiques et ateliers, et les flâneurs de la populace tuèrent, par-ci, par-là, quelques huguenots épargnés pour la bonne occasion, afin d'avoir un accompagnement convenable à donner au cadavre de l'amiral.

Ce fut un grand vacarme pendant toute la soirée et pendant une bonne partie de la nuit.

La Mole avait passé la plus triste journée du monde, et cette journée avait succédé à trois ou quatre autres qui n'étaient pas moins tristes.

M. d'Alençon, pour obéir aux désirs de Marguerite, l'avait installé chez lui, mais ne l'avait point revu depuis. Il se sentait tout à coup comme un pauvre enfant abandonné, privé des soins tendres, délicats et charmants de deux femmes dont le souvenir seul de l'une dévorait incessamment sa pensée. Il avait bien eu de ses nouvelles par le chirurgien Ambroise Paré, qu'elle lui avait envoyé; mais ces nouvelles, transmises par un homme de cinquante ans, qui ignorait ou feignait d'ignorer l'intérêt que La Mole portait aux moindres choses qui se rapportaient à Marguerite, étaient bien incomplètes et bien insuffisantes. Il est vrai que Gillonne était venue une fois, en son propre nom, bien entendu, pour savoir des nouvelles du blessé. Cette visite avait fait l'effet d'un rayon de soleil dans un cachot, et La Mole en était resté comme ébloui, attendant toujours une seconde apparition, laquelle, quoiqu'il se fût écoulé deux jours depuis la première, ne venait point.

Aussi, quand la nouvelle fut apportée au convalescent de cette réunion splendide de toute la cour pour le lendemain, fit-il demander à M. d'Alençon la faveur de l'accompagner.

Le duc ne se demanda pas même si La Mole était en état de supporter cette fatigue; il répondit seulement:

— À merveille! Qu'on lui donne un de mes chevaux. C'était tout ce que désirait La Mole. Maître Ambroise Paré vint comme d'habitude pour le panser. La Mole lui exposa la nécessité où il était de monter à cheval et le pria de mettre un double soin à la pose des appareils. Les deux blessures, au reste, étaient refermées, celle de la poitrine comme celle de l'épaule, et celle de l'épaule seule le faisait souffrir. Toutes deux étaient vermeilles, comme il convient à des chairs en voie de guérison. Maître Ambroise Paré les recouvrit d'un taffetas gommé fort en vogue à cette époque pour ces sortes de cas, et promit à La Mole que, pourvu qu'il ne se donnât point trop de mouvement dans l'excursion qu'il allait faire, les choses iraient convenablement.

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