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La reine Margot - Tome I

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Cela dura une heure; pendant une heure Coconnas parcourut toutes les rues avoisinant le quai de la Grève, le port au charbon, la rue Saint-Antoine et les rues Tizon et Cloche-Percée, où il pensait que son ami pouvait être revenu. Enfin, il comprit qu'il y avait un endroit par lequel il fallait qu'il passât, c'était le guichet du Louvre, et il résolut de l'aller attendre sous ce guichet jusqu'à sa rentrée.

Il n'était plus qu'à cent pas du Louvre, et remettait sur ses jambes une femme dont il avait déjà renversé le mari, place Saint- Germain-l'Auxerrois, lorsqu'à l'horizon il aperçut devant lui à la clarté douteuse d'un grand fanal dressé près du pont-levis du Louvre, le manteau de velours cerise et la plume blanche de son ami qui, déjà pareil à une ombre, disparaissait sous le guichet en rendant le salut à la sentinelle.

Le fameux manteau cerise avait fait tant d'effet de par le monde qu'il n'y avait pas à s'y tromper.

— Eh mordi! s'écria Coconnas; c'est bien lui, cette fois, et le voilà qui rentre. Eh! eh! La Mole, eh! notre ami. Peste! j'ai pourtant une bonne voix. Comment se fait-il donc qu'il ne m'ait pas entendu? Mais par bonheur j'ai aussi bonnes jambes que bonne voix, et je vais le rejoindre.

Dans cette espérance, Coconnas s'élança de toute la vigueur de ses jarrets, arriva en un instant au Louvre; mais quelque diligence qu'il eût faite, au moment où il mettait le pied dans la cour, le manteau rouge, qui paraissait fort pressé aussi, disparaissait sous le vestibule.

— Ohé! La Mole! s'écria Coconnas en reprenant sa course, attends- moi donc, c'est moi, Coconnas! Que diable as-tu donc à courir ainsi? Est-ce que tu te sauves, par hasard?

En effet, le manteau rouge, comme s'il eût eu des ailes, escaladait le second étage plutôt qu'il ne le montait.

— Ah! tu ne veux pas m'entendre! cria Coconnas. Ah! tu m'en veux! ah! tu es fâché! Eh bien, au diable, mordi! quant à moi, je n'en puis plus.

C'était au bas de l'escalier que Coconnas lançait cette apostrophe au fugitif, qu'il renonçait à suivre des jambes, mais qu'il continuait à suivre de l'oeil à travers la vis de l'escalier et qui était arrivé à la hauteur de l'appartement de Marguerite. Tout à coup une femme sortit de cet appartement et prit celui que poursuivait Coconnas par le bras.

— Oh! oh! fit Coconnas, cela m'a tout l'air d'être la reine Marguerite. Il était attendu. Alors, c'est autre chose, je comprends qu'il ne m'ait pas répondu.

Et il se coucha sur la rampe, plongeant son regard par l'ouverture de l'escalier. Alors, après quelques paroles à voix basse, il vit le manteau cerise suivre la reine chez elle.

— Bon! bon! dit Coconnas, c'est cela. Je ne me trompais point. Il y a des moments où la présence de notre meilleur ami nous est importune, et ce cher La Mole est dans un de ces moments-là.

Et Coconnas, montant doucement les escaliers, s'assit sur un banc de velours qui garnissait le palier même, en se disant:

— Soit, au lieu de le rejoindre, j'attendrai… oui; mais, ajouta-t-il, j'y pense, il est chez la reine de Navarre, de sorte que je pourrais bien attendre longtemps… Il fait froid, mordi! Allons, allons! j'attendrai aussi bien dans ma chambre. Il faudra toujours bien qu'il y rentre, quand le diable y serait.

Il achevait à peine ces paroles et commençait à mettre à exécution la résolution qui en était le résultat, lorsqu'un pas allègre et léger retentit au-dessus de sa tête, accompagné d'une petite chanson si familière à son ami que Coconnas tendit aussitôt le cou vers le côté d'où venait le bruit du pas et de la chanson. C'était La Mole qui descendait de l'étage supérieur, celui où était située sa chambre, et qui, apercevant Coconnas, se mit à sauter quatre à quatre les escaliers qui le séparaient encore de lui, et, cette opération terminée, se jeta dans ses bras.

— Oh! mordi, c'est toi! dit Coconnas. Et par où diable es-tu donc sorti?

— Eh! par la rue Cloche-Percée, pardieu!

— Non. Je ne dis pas de la maison là-bas…

— Et d'où?

— De chez la reine.

— De chez la reine?

— De chez la reine de Navarre.

— Je n'y suis pas entré.

— Allons donc!

— Mon cher Annibal, dit La Mole, tu déraisonnes. Je sors de ma chambre, où je t'attends depuis deux heures.

— Tu sors de ta chambre?

— Oui.

— Ce n'est pas toi que j'ai poursuivi sur la place du Louvre?

— Quand cela?

— À l'instant même.

— Non.

— Ce n'est pas toi qui as disparu sous le guichet il y a dix minutes?

— Non.

— Ce n'est pas toi qui viens de monter cet escalier comme si tu étais poursuivi par une légion de diables?

— Non.

— Mordi! s'écria Coconnas, le vin de la Belle-Étoile n'est point assez méchant pour m'avoir tourné à ce point la tête. Je te dis que je viens d'apercevoir ton manteau cerise et ta plume blanche sous le guichet du Louvre, que j'ai poursuivi l'un et l'autre jusqu'au bas de cet escalier, et que ton manteau, ton plumeau, tout, jusqu'à ton bras qui fait le balancier, était attendu ici par une dame que je soupçonne fort d'être la reine de Navarre, laquelle a entraîné le tout par cette porte qui, si je ne me trompe, est bien celle de la belle Marguerite.

— Mordieu! dit La Mole en pâlissant, y aurait-il déjà trahison?

— À la bonne heure! dit Coconnas. Jure tant que tu voudras, mais ne me dis plus que je me trompe.

La Mole hésita un instant, serrant sa tête entre ses mains et retenu entre son respect et sa jalousie; mais sa jalousie l'emporta, et il s'élança vers la porte, à laquelle il commença à heurter de toutes ses forces, ce qui produisit un vacarme assez peu convenable, eu égard à la majesté du lieu où l'on se trouvait.

— Nous allons nous faire arrêter, dit Coconnas; mais n'importe, c'est bien drôle. Dis donc, La Mole, est-ce qu'il y aurait des revenants au Louvre?

— Je n'en sais rien, dit le jeune homme, aussi pâle que la plume qui ombrageait son front; mais j'ai toujours désiré en voir, et comme l'occasion s'en présente, je ferai de mon mieux pour me trouver face à face avec celui-là.

— Je ne m'y oppose pas, dit Coconnas, seulement frappe un peu moins fort si tu ne veux pas l'effaroucher.

La Mole, si exaspéré qu'il fût, comprit la justesse de l'observation et continua de frapper, mais plus doucement.

XXV
Le manteau cerise

Coconnas ne s'était point trompé. La dame qui avait arrêté le cavalier au manteau cerise était bien la reine de Navarre; quant au cavalier au manteau cerise, notre lecteur a déjà deviné, je présume, qu'il n'était autre que le brave de Mouy.

En reconnaissant la reine de Navarre, le jeune huguenot comprit qu'il y avait quelque méprise: mais il n'osa rien dire, dans la crainte qu'un cri de Marguerite ne le trahît. Il préféra donc se laisser amener jusque dans les appartements, quitte, une fois arrivé là, à dire à sa belle conductrice:

— Silence pour silence, madame. En effet, Marguerite avait serré doucement le bras de celui que, dans la demi-obscurité, elle avait pris pour La Mole, et, se penchant à son oreille, elle lui avait dit en latin:

Sola sum; introito, carissime.

de Mouy, sans répondre, se laissa guider; mais à peine la porte se fut-elle refermée derrière lui et se trouva-t-il dans l'antichambre, mieux éclairée que l'escalier, que Marguerite reconnut que ce n'était point La Mole.

Ce petit cri qu'avait redouté le prudent huguenot échappa en ce moment à Marguerite; heureusement il n'était plus à craindre.

— Monsieur de Mouy! dit-elle en reculant d'un pas.

— Moi-même, madame, et je supplie Votre Majesté de me laisser libre de continuer mon chemin sans rien dire à personne de ma présence au Louvre.

— Oh! monsieur de Mouy, répéta Marguerite, je m'étais trompée!

— Oui, dit de Mouy, je comprends. Votre Majesté m'aura pris pour le roi de Navarre: c'est la même taille, la même plume blanche, et beaucoup, qui voudraient me flatter sans doute, m'ont dit la même tournure.

Marguerite regarda fixement de Mouy.

— Savez-vous le latin, monsieur de Mouy? demanda-t-elle.

— Je l'ai su autrefois, répondit le jeune homme; mais je l'ai oublié. Marguerite sourit.

— Monsieur de Mouy, dit-elle, vous pouvez être sûr de ma discrétion. Cependant, comme je crois savoir le nom de la personne que vous cherchez au Louvre, je vous offrirai mes services pour vous guider sûrement vers elle.

— Excusez-moi, madame, dit de Mouy, je crois que vous vous trompez, et qu'au contraire vous ignorez complètement…

— Comment! s'écria Marguerite, ne cherchez-vous pas le roi de
Navarre?

— Hélas! madame, dit de Mouy, j'ai le regret de vous prier d'avoir surtout à cacher ma présence au Louvre à Sa Majesté le roi votre époux.

— Écoutez, monsieur de Mouy, dit Marguerite surprise, je vous ai tenu jusqu'ici pour un des plus fermes chefs du parti huguenot, pour un des plus fidèles partisans du roi mon mari; me suis-je donc trompée?

— Non, madame, car ce matin encore j'étais tout ce que vous dites.

— Et pour quelle cause avez-vous changé depuis ce matin?

— Madame, dit de Mouy en s'inclinant, veuillez me dispenser de répondre, et faites-moi la grâce d'agréer mes hommages.

Et de Mouy, dans une attitude respectueuse, mais ferme, fit quelques pas vers la porte par laquelle il était entré. Marguerite l'arrêta.

— Cependant, monsieur, dit-elle, si j'osais vous demander un mot d'explication; ma parole est bonne, ce me semble?

— Madame, répondit de Mouy, je dois me taire, et il faut que ce dernier devoir soit bien réel pour que je n'aie point encore répondu à Votre Majesté.

— Cependant, monsieur…

— Votre Majesté peut me perdre, madame, mais elle ne peut exiger que je trahisse mes nouveaux amis.

— Mais les anciens, monsieur, n'ont-ils pas aussi quelques droits sur vous?

— Ceux qui sont restés fidèles, oui; ceux qui non seulement nous ont abandonnés, mais encore se sont abandonnés eux-mêmes, non.

Marguerite, pensive et inquiète, allait sans doute répondre par une nouvelle interrogation, quand soudain Gillonne s'élança dans l'appartement.

— Le roi de Navarre! cria-t-elle.

— Par où vient-il?

— Par le corridor secret.

— Faites sortir monsieur par l'autre porte.

— Impossible, madame. Entendez-vous?

— On frappe?

— Oui, à la porte par laquelle vous voulez que je fasse sortir monsieur.

— Et qui frappe?

— Je ne sais.

— Allez voir, et me le revenez dire.

— Madame, dit de Mouy, oserais-je faire observer à Votre Majesté que si le roi de Navarre me voit à cette heure et sous ce costume au Louvre je suis perdu?

Marguerite saisit de Mouy, et l'entraînant vers le fameux cabinet:

— Entrez ici, monsieur, dit-elle; vous y êtes aussi bien caché et surtout aussi garanti que dans votre maison même, car vous y êtes sur la foi de ma parole.

de Mouy s'y élança précipitamment, et à peine la porte était-elle refermée derrière lui, que Henri parut. Cette fois, Marguerite n'avait aucun trouble à cacher; elle n'était que sombre, et l'amour était à cent lieues de sa pensée. Quant à Henri, il entra avec cette minutieuse défiance qui, dans les moments les moins dangereux, lui faisait remarquer jusqu'aux plus petits détails; à plus forte raison Henri était-il profondément observateur dans les circonstances où il se trouvait.

Aussi vit-il à l'instant même le nuage qui obscurcissait le front de Marguerite.

— Vous étiez occupée, madame? dit-il.

— Moi, mais, oui, Sire, je rêvais.

— Et vous avez raison, madame; la rêverie vous sied. Moi aussi, je rêvais; mais tout au contraire de vous, qui recherchez la solitude, je suis descendu exprès pour vous faire part de mes rêves.

Marguerite fit au roi un signe de bienvenue, et, lui montrant un fauteuil, elle s'assit elle-même sur une chaise d'ébène sculptée, fine et forte comme de l'acier.

Il se fit entre les deux époux un instant de silence; puis, rompant ce silence le premier:

— Je me suis rappelé, madame, dit Henri, que mes rêves sur l'avenir avaient cela de commun avec les vôtres, que, séparés comme époux, nous désirions cependant l'un et l'autre unir notre fortune.

— C'est vrai, Sire.

— Je crois avoir compris aussi que, dans tous les plans que je pourrai faire d'élévation commune, vous m'avez dit que je trouverais en vous, non seulement une fidèle, mais encore une active alliée.

— Oui, Sire, et je ne demande qu'une chose, c'est qu'en vous mettant le plus vite possible à l'oeuvre, vous me donniez bientôt l'occasion de m'y mettre aussi.

— Je suis heureux de vous trouver dans ces dispositions, madame, et je crois que vous n'avez pas douté un instant que je perdisse de vue le plan dont j'ai résolu l'exécution, le jour même où, grâce à votre courageuse intervention, j'ai été à peu près sûr d'avoir la vie sauve.

— Monsieur, je crois qu'en vous l'insouciance n'est qu'un masque et j'ai foi non seulement dans les prédictions des astrologues, mais encore dans votre génie.

— Que diriez-vous donc, madame, si quelqu'un venait se jeter à la traverse de nos plans et nous menaçait de nous réduire, vous et moi, à un état médiocre?

— Je dirais que je suis prête à lutter avec vous, soit dans l'ombre, soit ouvertement, contre ce quelqu'un, quel qu'il fût.

— Madame, continua Henri, il vous est possible d'entrer à toute heure, n'est-ce pas, chez M. d'Alençon, votre frère? vous avez sa confiance et il vous porte une vive amitié. Oserais-je vous prier de vous informer si dans ce moment même il n'est pas en conférence secrète avec quelqu'un?

Marguerite tressaillit.

— Avec qui, monsieur? demanda-t-elle.

— Avec de Mouy.

— Pourquoi cela? demanda Marguerite en réprimant son émotion.

— Parce que s'il en est ainsi, madame, adieu tous nos projets, tous les miens du moins.

— Sire, parlez bas, dit Marguerite en faisant à la fois un signe des yeux et des lèvres, et en désignant du doigt le cabinet.

— Oh! oh! dit Henri; encore quelqu'un? En vérité, ce cabinet est si souvent habité qu'il rend votre chambre inhabitable.

Marguerite sourit.

— Au moins est-ce toujours M. de La Mole? demanda Henri.

— Non, Sire, c'est M. de Mouy.

— Lui? s'écria Henri avec une surprise mêlée de joie; il n'est donc pas chez le duc d'Alençon, alors? oh! faites-le venir, que je lui parle…

Marguerite courut au cabinet, l'ouvrit, et prenant de Mouy par la main l'amena sans préambule devant le roi de Navarre.

— Ah! madame, dit le jeune huguenot avec un accent de reproche plus triste qu'amer, vous me trahissez malgré votre promesse, c'est mal. Que diriez vous si je me vengeais en disant…

— Vous ne vous vengerez pas, de Mouy, interrompit Henri en serrant la main du jeune homme, ou du moins vous m'écouterez auparavant. Madame, continua Henri en s'adressant à la reine, veillez, je vous prie, à ce que personne ne nous écoute.

Henri achevait à peine ces mots, que Gillonne arriva tout effarée et dit à l'oreille de Marguerite quelques mots qui la firent bondir de son siège. Pendant qu'elle courait vers l'antichambre avec Gillonne, Henri, sans s'inquiéter de la cause qui l'appelait hors de l'appartement, visitait le lit, la ruelle, les tapisseries et sondait du doigt les murailles. Quant à M. de Mouy, effarouché de tous ces préambules, il s'assurait préalablement que son épée ne tenait pas au fourreau.

Marguerite, en sortant de sa chambre à coucher, s'était élancée dans l'antichambre et s'était trouvée en face de La Mole, lequel, malgré toutes les prières de Gillonne, voulait à toute force entrer chez Marguerite.

Coconnas se tenait derrière lui, prêt à le pousser en avant ou à soutenir la retraite.

— Ah! c'est vous, monsieur de la Mole, s'écria la reine; mais qu'avez-vous donc, et pourquoi êtes-vous aussi pâle et tremblant?

— Madame, dit Gillonne, M. de La Mole a frappé à la porte de telle sorte que, malgré les ordres de Votre Majesté, j'ai été forcée de lui ouvrir.

— Oh! oh! qu'est-ce donc que cela? dit sévèrement la reine; est- ce vrai ce qu'on me dit là, monsieur de la Mole?

— Madame, c'est que je voulais prévenir Votre Majesté qu'un étranger, un inconnu, un voleur peut-être, s'était introduit chez elle avec mon manteau et mon chapeau.

— Vous êtes fou, monsieur, dit Marguerite, car je vois votre manteau sur vos épaules, et je crois, Dieu me pardonne, que je vois aussi votre chapeau sur votre tête lorsque vous parlez à une reine.

— Oh! pardon, madame, pardon! s'écria La Mole en se découvrant vivement, ce n'est cependant pas, Dieu m'en est témoin, le respect qui me manque.

— Non, c'est la foi, n'est-ce pas? dit la reine.

— Que voulez-vous! s'écria La Mole; quand un homme est chez Votre Majesté, quand il s'y introduit en prenant mon costume, et peut- être mon nom, qui sait?…

— Un homme! dit Marguerite en serrant doucement le bras du pauvre amoureux; un homme! … Vous êtes modeste, monsieur de la Mole. Approchez votre tête de l'ouverture de la tapisserie, et vous verrez deux hommes.

Et Marguerite entrouvrit en effet la portière de velours brodé d'or, et La Mole reconnut Henri causant avec l'homme au manteau rouge; Coconnas, curieux comme s'il se fût agi de lui-même, regarda aussi, vit et reconnut de Mouy; tous deux demeurèrent stupéfaits.

— Maintenant que vous voilà rassuré, à ce que j'espère du moins, dit Marguerite, placez-vous à la porte de mon appartement, et, sur votre vie, mon cher La Mole, ne laissez entrer personne. S'il approche quelqu'un du palier même, avertissez.

La Mole, faible et obéissant comme un enfant, sortit en regardant Coconnas, qui le regardait aussi, et tous deux se trouvèrent dehors sans être bien revenus de leur ébahissement.

— de Mouy! s'écria Coconnas.

— Henri! murmura La Mole.

— de Mouy avec ton manteau cerise, ta plume blanche et ton bras en balancier.

— Ah çà, mais… reprit La Mole, du moment qu'il ne s'agit pas d'amour il s'agit certainement de complot.

— Ah! mordi! nous voilà dans la politique, dit Coconnas en grommelant. Heureusement que je ne vois point dans tout cela madame de Nevers.

Marguerite revint s'asseoir près des deux interlocuteurs; sa disparition n'avait duré qu'une minute, et elle avait bien utilisé son temps. Gillonne, en vedette au passage secret, les deux gentilshommes en faction à l'entrée principale, lui donnaient toute sécurité.

— Madame, dit Henri, croyez-vous qu'il soit possible, par un moyen quelconque, de nous écouter et de nous entendre?

— Monsieur, dit Marguerite, cette chambre est matelassée, et un double lambris me répond de son assourdissement.

— Je m'en rapporte à vous, répondit Henri en souriant. Puis se retournant vers de Mouy:

— Voyons, dit le roi à voix basse et comme si, malgré l'assurance de Marguerite, ses craintes ne s'étaient pas entièrement dissipées, que venez-vous faire ici?

— Ici? dit de Mouy.

— Oui, ici, dans cette chambre, répéta Henri.

— Il n'y venait rien faire, dit Marguerite; c'est moi qui l'y ai attiré.

— Vous saviez donc?…

— J'ai deviné tout.

— Vous voyez bien, de Mouy, qu'on peut deviner.

— Monsieur de Mouy, continua Marguerite, était ce matin avec le duc François dans la chambre de deux de ses gentilshommes.

— Vous voyez bien, de Mouy, répéta Henri, qu'on sait tout.

— C'est vrai, dit de Mouy.

— J'en étais sûr, dit Henri, que M. d'Alençon s'était emparé de vous.

— C'est votre faute, Sire. Pourquoi avez-vous refusé si obstinément ce que je venais vous offrir?

— Vous avez refusé! s'écria Marguerite. Ce refus que je pressentais était donc réel?

— Madame, dit Henri secouant la tête, et toi, mon brave de Mouy, en vérité vous me faites rire avec vos exclamations. Quoi! un homme entre chez moi, me parle de trône, de révolte, de bouleversement, à moi, à moi Henri, prince toléré pourvu que je porte le front humble, huguenot épargné à la condition que je jouerai le catholique, et j'irais accepter quand ces propositions me sont faites dans une chambre non matelassée et sans double lambris! Ventre-saint-gris! vous êtes des enfants ou des fous!

— Mais, Sire, Votre Majesté ne pouvait-elle me laisser quelque espérance, sinon par ses paroles, du moins par un geste, par un signe?

— Que vous a dit mon beau-frère, de Mouy? demanda Henri.

— Oh! Sire, ceci n'est point mon secret.

— Eh! mon Dieu, reprit Henri avec une certaine impatience d'avoir affaire à un homme qui comprenait si mal ses paroles, je ne vous demande pas quelles sont les propositions qu'il vous a faites, je vous demande seulement s'il écoutait, s'il a entendu.

— Il écoutait, Sire, et il a entendu.

— Il écoutait, et il a entendu! Vous le dites vous-même, de Mouy. Pauvre conspirateur que vous êtes! si j'avais dit un mot, vous étiez perdu. Car je ne savais point, je me doutais, du moins, qu'il était là, et, sinon lui, quelque autre, le duc d'Anjou, Charles IX, la reine mère; vous ne connaissez pas les murs du Louvre, de Mouy; c'est pour eux qu'a été fait le proverbe que les murs ont des oreilles; et connaissant ces murs-là j'eusse parlé! Allons, allons, de Mouy, vous faites peu d'honneur au bon sens du roi de Navarre, et je m'étonne que, ne le mettant pas plus haut dans votre esprit, vous soyez venu lui offrir une couronne.

— Mais, Sire, reprit encore de Mouy, ne pouviez-vous, tout en refusant cette couronne, me faire un signe? Je n'aurais pas cru tout désespéré, tout perdu.

— Eh ventre-saint-gris! s'écria Henri, s'il écoutait, ne pouvait- il pas aussi bien voir, et n'est-on pas perdu par un signe comme par une parole? Tenez, de Mouy, continua le roi en regardant autour de lui, à cette heure, si près de vous que mes paroles ne franchissent pas le cercle de nos trois chaises, je crains encore d'être entendu quand je dis: de Mouy, répète-moi tes propositions.

— Mais, Sire, s'écria de Mouy au désespoir, maintenant je suis engagé avec M. d'Alençon.

Marguerite frappa l'une contre l'autre et avec dépit ses deux belles mains.

— Alors, il est donc trop tard? dit-elle.

— Au contraire, murmura Henri, comprenez donc qu'en cela même la protection de Dieu est visible. Reste engagé, de Mouy, car ce duc François c'est notre salut à tous. Crois-tu donc que le roi de Navarre garantirait vos têtes? Au contraire, malheureux! Je vous fais tuer tous jusqu'au dernier, et cela sur le moindre soupçon. Mais un fils de France, c'est autre chose; aie des preuves, de Mouy, demande des garanties; mais, niais que tu es, tu te seras engagé de coeur, et une parole t'aura suffi.

— Oh! Sire! c'est le désespoir de votre abandon, croyez-le bien, qui m'a jeté dans les bras du duc; c'est aussi la crainte d'être trahi, car il tenait notre secret.

— Tiens donc le sien à ton tour, de Mouy, cela dépend de toi. Que désire-t-il? Être roi de Navarre? promets-lui la couronne. Que veut-il? Quitter la cour? fournis-lui les moyens de fuir, travaille pour lui, de Mouy, comme si tu travaillais pour moi, dirige le bouclier pour qu'il pare tous les coups qu'on nous portera. Quand il faudra fuir, nous fuirons à deux; quand il faudra combattre et régner, je régnerai seul.

— Défiez-vous du duc, dit Marguerite, c'est un esprit sombre et pénétrant, sans haine comme sans amitié, toujours prêt à traiter ses amis en ennemis et ses ennemis en amis.

— Et, dit Henri, il vous attend, de Mouy?

— Oui, Sire.

— Où cela?

— Dans la chambre de ses deux gentilshommes.

— À quelle heure?

— Jusqu'à minuit.

— Pas encore onze heures, dit Henri; il n'y a point de temps perdu, allez, de Mouy.

— Nous avons votre parole, monsieur? dit Marguerite.

— Allons donc! madame, dit Henri avec cette confiance qu'il savait si bien montrer avec certaines personnes et dans certaines occasions, avec M. de Mouy ces choses-là ne se demandent même point.

— Vous avez raison, Sire, répondit le jeune homme; mais moi j'ai besoin de la vôtre, car il faut que je dise aux chefs que je l'ai reçue. Vous n'êtes point catholique, n'est-ce pas?

Henri haussa les épaules.

— Vous ne renoncez pas à la royauté de Navarre?

— Je ne renonce à aucune royauté, de Mouy; seulement, je me réserve de choisir la meilleure, c'est-à-dire celle qui sera le plus à ma convenance et à la vôtre.

— Et si, en attendant, Votre Majesté était arrêtée, Votre Majesté promet-elle de ne rien révéler, au cas même où l'on violerait par la torture la majesté royale?

— de Mouy, je le jure sur Dieu.

— Un mot, Sire: comment vous reverrai-je?

— Vous aurez, dès demain, une clef de ma chambre; vous y entrerez, de Mouy, autant de fois qu'il sera nécessaire aux heures que vous voudrez. Ce sera au duc d'Alençon de répondre de votre présence au Louvre. En attendant, remontez par le petit escalier, je vous servirai de guide. Pendant ce temps-là la reine fera entrer ici le manteau rouge, pareil au vôtre, qui était tout à l'heure dans l'antichambre. Il ne faut pas qu'on fasse une différence entre les deux et qu'on sache que vous êtes double, n'est-ce pas, de Mouy? n'est-ce pas madame?

Henri prononça ces derniers mots en riant et en regardant
Marguerite.

— Oui, dit-elle sans s'émouvoir; car enfin, ce M. de La Mole est au duc mon frère.

— Eh bien, tâchez de nous le gagner, madame, dit Henri avec un sérieux parfait. N'épargnez ni l'or ni les promesses. Je mets tous mes trésors à sa disposition.

— Alors, dit Marguerite avec un de ces sourires qui n'appartiennent qu'aux femmes de Boccace, puisque tel est votre désir, je ferai de mon mieux pour le seconder.

— Bien, bien, madame; et vous, de Mouy? retournez vers le duc et enferrez-le.

XXVI
Margarita

Pendant la conversation que nous venons de rapporter, La Mole et Coconnas montaient leur faction; La Mole un peu chagrin, Coconnas un peu inquiet.

C'est que La Mole avait eu le temps de réfléchir et que Coconnas l'y avait merveilleusement aidé.

— Que penses-tu de tout cela, notre ami? avait demandé La Mole à
Coconnas.

— Je pense, avait répondu le Piémontais, qu'il y a dans tout cela quelque intrigue de cour.

— Et, le cas échéant, es-tu disposé à jouer un rôle dans cette intrigue?

— Mon cher, répondit Coconnas, écoute bien ce que je te vais dire et tâche d'en faire ton profit. Dans toutes ces menées princières, dans toutes ces machinations royales, nous ne pouvons et surtout nous ne devons passer que comme des ombres: où le roi de Navarre laissera un morceau de sa plume et le duc d'Alençon un pan de son manteau, nous laisserons notre vie, nous. La reine a un caprice pour toi, et toi une fantaisie pour elle, rien de mieux. Perds la tête en amour, mon cher, mais ne la perds pas en politique.

C'était un sage conseil. Aussi fut-il écouté par La Mole avec la tristesse d'un homme qui sent que, placé entre la raison et la folie, c'est la folie qu'il va suivre.

— Je n'ai point une fantaisie pour la reine, Annibal, je l'aime; et, malheureusement ou heureusement, je l'aime de toute mon âme. C'est de la folie, me diras-tu, je l'admets, je suis fou. Mais toi qui es un sage, Coconnas, tu ne dois pas souffrir de mes sottises et de mon infortune. Va-t'en retrouver notre maître et ne te compromets pas.

Coconnas réfléchit un instant, puis relevant la tête:

— Mon cher, répondit-il, tout ce que tu dis là est parfaitement juste; tu es amoureux, agis en amoureux. Moi je suis ambitieux, et je pense, en cette qualité, que la vie vaut mieux qu'un baiser de femme. Quand je risquerai ma vie, je ferai mes conditions. Toi, de ton côté, pauvre Médor, tâche de faire les tiennes.

Et sur ce, Coconnas tendit la main à La Mole, et partit après avoir échangé avec son compagnon un dernier regard et un dernier sourire.

Il y avait dix minutes à peu près qu'il avait quitté son poste lorsque la porte s'ouvrit et que Marguerite, paraissant avec précaution, vint prendre La Mole par la main, et, sans dire une seule parole, l'attira du corridor au plus profond de son appartement, fermant elle-même les portes avec un soin qui indiquait l'importance de la conférence qui allait avoir lieu.

Arrivée dans la chambre, elle s'arrêta, s'assit sur sa chaise d'ébène, et attirant La Mole à elle en enfermant ses deux mains dans les siennes:

— Maintenant que nous sommes seuls, lui dit-elle, causons sérieusement, mon grand ami.

— Sérieusement, madame? dit La Mole.

— Ou amoureusement, voyons! cela vous va-t-il mieux? il peut y avoir des choses sérieuses dans l'amour, et surtout dans l'amour d'une reine.

— Causons… alors de ces choses sérieuses, mais à la condition que Votre Majesté ne se fâchera pas des choses folles que je vais lui dire.

— Je ne me fâcherai que d'une chose, La Mole, c'est si vous m'appelez madame ou Majesté. Pour vous, très cher, je suis seulement Marguerite.

— Oui, Marguerite! oui, Margarita! oui! ma perle! dit le jeune homme en dévorant la reine de son regard.

— Bien comme cela, dit Marguerite; ainsi vous êtes jaloux, mon beau gentilhomme?

— Oh! à en perdre la raison.

— Encore! …

— À en devenir fou, Marguerite.

— Et jaloux de qui? voyons.

— De tout le monde.

— Mais enfin?

— Du roi d'abord.

— Je croyais qu'après ce que vous aviez vu et entendu, vous pouviez être tranquille de ce côté-là.

— De ce M. de Mouy que j'ai vu ce matin pour la première fois, et que je trouve ce soir si avant dans votre intimité.

— De M. de Mouy?

— Oui.

— Et qui vous donne ces soupçons sur M. de Mouy?

— Écoutez… je l'ai reconnu à sa taille, à la couleur de ses cheveux, à un sentiment naturel de haine; c'est lui qui ce matin était chez M. d'Alençon.

— Eh bien, quel rapport cela a-t-il avec moi?

— M. d'Alençon est votre frère; on dit que vous l'aimez beaucoup; vous lui aurez conté une vague pensée de votre coeur; et lui, selon l'habitude de la cour, il aura favorisé votre désir en introduisant près de vous M. de Mouy. Maintenant, comment ai-je été assez heureux pour que le roi se trouvât là en même temps que lui? c'est ce que je ne puis savoir; mais en tout cas, madame, soyez franche avec moi; à défaut d'un autre sentiment, un amour comme le mien a bien le droit d'exiger la franchise en retour. Voyez, je me prosterne à vos pieds. Si ce que vous avez éprouvé pour moi n'est que le caprice d'un moment, je vous rends votre foi, votre promesse, votre amour, je rends à M. d'Alençon ses bonnes grâces et ma charge de gentilhomme, et je vais me faire tuer au siège de La Rochelle, si toutefois l'amour ne m'a pas tué avant que je puisse arriver jusque-là.

Marguerite écouta en souriant ces paroles pleines de charme, et suivit des yeux cette action pleine de grâces; puis, penchant sa belle tête rêveuse sur sa main brûlante:

— Vous m'aimez? dit-elle.

— Oh! madame! plus que ma vie, plus que mon salut, plus que tout; mais vous, vous… vous ne m'aimez pas.

— Pauvre fou! murmura-t-elle.

— Eh! oui, madame, s'écria La Mole toujours à ses pieds, je vous ai dit que je l'étais.

— La première affaire de votre vie est donc votre amour, cher La
Mole!

— C'est la seule, madame, c'est l'unique.

— Eh bien, soit; je ne ferai de tout le reste qu'un accessoire de cet amour. Vous m'aimez, vous voulez demeurer près de moi?

— Ma seule prière à Dieu est qu'il ne m'éloigne jamais de vous.

— Eh bien, vous ne me quitterez pas; j'ai besoin de vous, La
Mole.

— Vous avez besoin de moi? le soleil a besoin du ver luisant?

— Si je vous dis que je vous aime, me serez-vous entièrement dévoué?

— Eh! ne le suis-je point déjà, madame, et tout entier?

— Oui; mais vous doutez encore, Dieu me pardonne!

— Oh! j'ai tort, je suis ingrat, ou plutôt, comme je vous l'ai dit et comme vous l'avez répété, je suis un fou. Mais pourquoi M. de Mouy était-il chez vous ce soir? pourquoi l'ai-je vu ce matin chez M. le duc d'Alençon? pourquoi ce manteau cerise, cette plume blanche, cette affectation d'imiter ma tournure?… Ah! madame, ce n'est pas vous que je soupçonne, c'est votre frère.

— Malheureux! dit Marguerite, malheureux qui croit que le duc François pousse la complaisance jusqu'à introduire un soupirant chez sa soeur! Insensé qui se dit jaloux et qui n'a pas deviné! Savez-vous, La Mole, que le duc d'Alençon demain vous tuerait de sa propre épée s'il savait que vous êtes là, ce soir, à mes genoux, et qu'au lieu de vous chasser de cette place, je vous dis: Restez là comme vous êtes, La Mole; car je vous aime, mon beau gentilhomme, entendez-vous? je vous aime! Eh bien, oui, je vous le répète, il vous tuerait!

— Grand Dieu! s'écria La Mole en se renversant en arrière et en regardant Marguerite avec effroi, serait-il possible?

— Tout est possible, ami, en notre temps et dans cette cour. Maintenant, un seul mot: ce n'était pas pour moi que M. de Mouy, revêtu de votre manteau, le visage caché sous votre feutre, venait au Louvre. C'était pour M. d'Alençon. Mais moi, je l'ai amené ici, croyant que c'était vous. Il tient notre secret, La Mole, il faut donc le ménager.

— J'aime mieux le tuer, dit La Mole, c'est plus court et c'est plus sûr.

— Et moi, mon brave gentilhomme, dit la reine, j'aime mieux qu'il vive et que vous sachiez tout, car sa vie nous est non seulement utile, mais nécessaire. Écoutez et pesez bien vos paroles avant de me répondre: m'aimez-vous assez, La Mole, pour vous réjouir si je devenais véritablement reine, c'est-à-dire maîtresse d'un véritable royaume?

— Hélas! madame, je vous aime assez pour désirer ce que vous désirez, ce désir dût-il faire le malheur de toute ma vie!

— Eh bien, voulez-vous m'aider à réaliser ce désir, qui vous rendra plus heureux encore?

— Oh! je vous perdrai, madame! s'écria La Mole en cachant sa tête dans ses mains.

— Non pas, au contraire; au lieu d'être le premier de mes serviteurs, vous deviendrez le premier de mes sujets. Voilà tout.

— Oh! pas d'intérêt… pas d'ambition, madame… Ne souillez pas vous-même le sentiment que j'ai pour vous… du dévouement, rien que du dévouement!

— Noble nature! dit Marguerite. Eh bien, oui, je l'accepte, ton dévouement, et je saurai le reconnaître.

Et elle lui tendit ses deux mains que La Mole couvrit de baisers.

— Eh bien? dit-elle.

— Eh bien, oui! répondit La Mole. Oui, Marguerite, je commence à comprendre ce vague projet dont on parlait déjà chez nous autres huguenots avant la Saint-Barthélemy; ce projet pour l'exécution duquel, comme tant d'autres plus dignes que moi, j'avais été mandé à Paris. Cette royauté réelle de Navarre qui devait remplacer une royauté fictive, vous la convoitez; le roi Henri vous y pousse. de Mouy conspire avec vous, n'est-ce pas? Mais le duc d'Alençon, que fait-il dans toute cette affaire? où y a-t-il un trône pour lui dans tout cela? Je n'en vois point. Or, le duc d'Alençon est-il assez votre… ami pour vous aider dans tout cela, et sans rien exiger en échange du danger qu'il court?

— Le duc, ami, conspire pour son compte. Laissons-le s'égarer: sa vie nous répond de la nôtre.

— Mais moi, moi qui suis à lui, puis-je le trahir?

— Le trahir! et en quoi le trahirez-vous? Que vous a-t-il confié? N'est-ce pas lui qui vous a trahi en donnant à de Mouy votre manteau et votre chapeau comme un moyen de pénétrer jusqu'à lui? Vous êtes à lui, dites-vous! N'étiez-vous pas à moi, mon gentilhomme, avant d'être à lui? Vous a-t-il donné une plus grande preuve d'amitié que la preuve d'amour que vous tenez de moi?

La Mole se releva pâle et comme foudroyé.

— Oh! murmura-t-il, Coconnas me le disait bien. L'intrigue m'enveloppe dans ses replis. Elle m'étouffera.

— Eh bien? demanda Marguerite.

— Eh bien, dit La Mole, voici ma réponse: on prétend, et je l'ai entendu dire à l'autre extrémité de la France, où votre nom si illustre, votre réputation de beauté si universelle m'étaient venus, comme un vague désir de l'inconnu, effleurer le coeur; on prétend que vous avez aimé quelquefois, et que votre amour a toujours été fatal aux objets de votre amour, si bien que la mort, jalouse sans doute, vous a presque toujours enlevé vos amants.

— La Mole! …

— Ne m'interrompez pas, ô ma Margarita chérie, car on ajoute aussi que vous conservez dans des boîtes d'or les coeurs de ces fidèles amis, et que parfois vous donnez à ces tristes restes un souvenir mélancolique, un regard pieux. Vous soupirez, ma reine, vos yeux se voilent; c'est vrai. Eh bien, faites de moi le plus aimé et le plus heureux de vos favoris. Des autres vous avez percé le coeur, et vous gardez ce coeur; de moi, vous faites plus, vous exposez ma tête… Eh bien, Marguerite, jurez-moi devant l'image de ce Dieu qui m'a sauvé la vie ici même, jurez-moi que si je meurs pour vous, comme un sombre pressentiment me l'annonce, jurez-moi que vous garderez, pour y appuyer quelquefois vos lèvres, cette tête que le bourreau aura séparée de mon corps; jurez, Marguerite, et la promesse d'une telle récompense, faite par ma reine, me rendra muet, traître et lâche au besoin, c'est-à- dire tout dévoué, comme doit l'être votre amant et votre complice.

— Ô lugubre folie, ma chère âme! dit Marguerite; ô fatale pensée, mon doux amour!

— Jurez…

— Que je jure?

— Oui, sur ce coffret d'argent que surmonte une croix. Jurez.

— Eh bien, dit Marguerite, si, ce qu'à Dieu ne plaise! tes sombres pressentiments se réalisaient, mon beau gentilhomme, sur cette croix, je te le jure, tu seras près de moi, vivant ou mort, tant que je vivrai moi-même; et si je ne puis te sauver dans le péril où tu te jettes pour moi, pour moi seule, je le sais, je donnerai du moins à ta pauvre âme la consolation que tu demandes et que tu auras si bien méritée.

— Un mot encore, Marguerite. Je puis mourir maintenant, me voilà rassuré sur ma mort; mais aussi je puis vivre, nous pouvons réussir: le roi de Navarre peut être roi, vous pouvez être reine, alors le roi vous emmènera; ce voeu de séparation fait entre vous se rompra un jour et amènera la nôtre. Allons, Marguerite, chère Marguerite bien-aimée, d'un mot vous m'avez rassuré sur ma mort, d'un mot maintenant rassurez-moi sur ma vie.

— Oh! ne crains rien, je suis à toi corps et âme, s'écria Marguerite en étendant de nouveau la main sur la croix du petit coffre: si je pars, tu me suivras; et si le roi refuse de t'emmener, c'est moi alors qui ne partirai pas.

— Mais vous n'oserez résister!

— Mon Hyacinthe bien-aimé, dit Marguerite, tu ne connais pas Henri; Henri ne songe en ce moment qu'à une chose, c'est à être roi; et à ce désir il sacrifierait en ce moment tout ce qu'il possède, et à plus forte raison ce qu'il ne possède pas. Adieu.

— Madame, dit en souriant La Mole, vous me renvoyez?

— Il est tard, dit Marguerite.

— Sans doute; mais où voulez-vous que j'aille? M. de Mouy est dans ma chambre avec M. le duc d'Alençon.

— Ah! c'est juste, dit Marguerite avec un admirable sourire. D'ailleurs, j'ai encore beaucoup de choses à vous dire à propos de cette conspiration.

À dater de cette nuit, La Mole ne fut plus un favori vulgaire, et il put porter haut la tête à laquelle, vivante ou morte, était réservé un si doux avenir.

Cependant, parfois, son front pesant s'inclinait vers la terre, sa joue pâlissait, et l'austère méditation creusait son sillon entre les sourcils du jeune homme, si gai autrefois, si heureux maintenant!

XXVII
La main de Dieu

Henri avait dit à madame de Sauve en la quittant:

— Mettez-vous au lit, Charlotte. Feignez d'être gravement malade, et sous aucun prétexte demain de toute la journée ne recevez personne.

Charlotte obéit sans se rendre compte du motif qu'avait le roi de lui faire cette recommandation. Mais elle commençait à s'habituer à ses excentricités, comme on dirait de nos jours, et à ses fantaisies, comme on disait alors.

D'ailleurs elle savait que Henri renfermait dans son coeur des secrets qu'il ne disait à personne, dans sa pensée des projets qu'il craignait de révéler même dans ses rêves; de sorte qu'elle se faisait obéissante à toutes ses volontés, certaine que ses idées les plus étranges avaient un but.

Le soir même elle se plaignit donc à Dariole d'une grande lourdeur de tête accompagnée d'éblouissements. C'étaient les symptômes que Henri lui avait recommandé d'accuser.

Le lendemain elle feignit de se vouloir lever, mais à peine eut- elle posé un pied sur le parquet qu'elle se plaignit d'une faiblesse générale et qu'elle se recoucha.

Cette indisposition, que Henri avait déjà annoncée au duc d'Alençon, fut la première nouvelle que l'on apprit à Catherine lorsqu'elle demanda d'un air tranquille pourquoi la Sauve ne paraissait pas comme d'habitude à son lever.

— Malade! répondit madame de Lorraine qui se trouvait là.

— Malade! répéta Catherine sans qu'un muscle de son visage dénonçât l'intérêt qu'elle prenait à sa réponse. Quelque fatigue de paresseuse.

— Non pas, madame, reprit la princesse. Elle se plaint d'un violent mal de tête et d'une faiblesse qui l'empêche de marcher.

Catherine ne répondit rien; mais pour cacher sa joie, sans doute, elle se retourna vers la fenêtre, et voyant Henri qui traversait la cour à la suite de son entretien avec de Mouy, elle se leva pour mieux le regarder, et, poussée par cette conscience qui bouillonne toujours, quoique invisiblement, au fond des coeurs les plus endurcis au crime:

— Ne semblerait-il pas, demanda-t-elle à son capitaine des gardes, que mon fils Henri est plus pâle ce matin que d'habitude?

Il n'en était rien; Henri était fort inquiet d'esprit, mais fort sain de corps.

Peu à peu les personnes qui assistaient d'habitude au lever de la reine se retirèrent; trois ou quatre restaient, plus familières que les autres; Catherine impatiente les congédia en disant qu'elle voulait rester seule.

Lorsque le dernier courtisan fut sorti, Catherine ferma la porte derrière lui, et allant à une armoire secrète cachée dans l'un des panneaux de sa chambre, elle en fit glisser la porte dans une rainure de la boiserie et en tira un livre dont les feuillets froissés annonçaient les fréquents services.

Elle posa le livre sur une table, l'ouvrit à l'aide d'un signet, appuya son coude sur la table et la tête sur sa main.

— C'est bien cela, murmura-t-elle tout en lisant; mal de tête, faiblesse générale, douleurs d'yeux, enflure du palais. On n'a encore parlé que des maux de tête et de la faiblesse… les autres symptômes ne se feront pas attendre.

Elle continua:

— Puis l'inflammation gagne la gorge, s'étend à l'estomac, enveloppe le coeur comme d'un cercle de feu et fait éclater le cerveau comme un coup de foudre.

Elle relut tout bas; puis elle continua encore, mais à demi-voix:

— Pour la fièvre six heures, pour l'inflammation générale douze heures, pour la gangrène douze heures, pour l'agonie six heures; en tout trente-six heures.

» Maintenant, supposons que l'absorption soit plus lente que l'inglutition, et au lieu de trente-six heures nous en aurons quarante, quarante-huit même; oui, quarante-huit heures doivent suffire. Mais lui, lui Henri, comment est-il encore debout? Parce qu'il est homme, parce qu'il est d'un tempérament robuste, parce que peut-être il aura bu après l'avoir embrassée, et se sera essuyé les lèvres après avoir bu.

Catherine attendit l'heure du dîner avec impatience. Henri dînait tous les jours à la table du roi. Il vint, il se plaignit à son tour d'élancements au cerveau, ne mangea point, et se retira aussitôt après le repas, en disant qu'ayant veillé une partie de la nuit passée, il éprouvait un pressant besoin de dormir.

Catherine écouta s'éloigner le pas chancelant de Henri et le fit suivre. On lui rapporta que le roi de Navarre avait pris le chemin de la chambre de madame de Sauve.

— Henri, se dit-elle, va achever auprès d'elle ce soir l'oeuvre d'une mort qu'un hasard malheureux a peut-être laissée incomplète.

Le roi de Navarre était en effet allé chez madame de Sauve, mais c'était pour lui dire de continuer à jouer son rôle.

Le lendemain, Henri ne sortit point de sa chambre pendant toute la matinée, et il ne parut point au dîner du roi. Madame de Sauve, disait-on, allait de plus mal en plus mal, et le bruit de la maladie de Henri, répandu par Catherine elle-même, courait comme un de ces pressentiments dont personne n'explique la cause, mais qui passent dans l'air.

Catherine s'applaudissait: dès la veille au matin elle avait éloigné Ambroise Paré pour aller porter des secours à un de ses valets de chambre favoris, malade à Saint-Germain.

Il fallait alors que ce fût un homme à elle que l'on appelât chez madame de Sauve et chez Henri; et cet homme ne dirait que ce qu'elle voudrait qu'il dît. Si, contre toute attente, quelque autre docteur se trouvait mêlé là-dedans, et si quelque déclaration de poison venait épouvanter cette cour où avaient déjà retenti tant de déclarations pareilles, elle comptait fort sur le bruit que faisait la jalousie de Marguerite à l'endroit des amours de son mari. On se rappelle qu'à tout hasard elle avait fort parlé de cette jalousie qui avait éclaté en plusieurs circonstances, et entre autres à la promenade de l'aubépine, où elle avait dit à sa fille en présence de plusieurs personnes:

— Vous êtes donc bien jalouse, Marguerite?

Elle attendait donc avec un visage composé le moment où la porte s'ouvrirait, et où quelque serviteur tout pâle et tout effaré entrerait en criant:

— Majesté, le roi de Navarre se meurt et madame de Sauve est morte!

Quatre heures du soir sonnèrent. Catherine achevait son goûter dans la volière où elle émiettait des biscuits à quelques oiseaux rares qu'elle nourrissait de sa propre main. Quoique son visage, comme toujours, fût calme et même morne, son coeur battait violemment au moindre bruit.

La porte s'ouvrit tout à coup.

— Madame, dit le capitaine des gardes, le roi de Navarre est…

— Malade? interrompit vivement Catherine.

— Non, madame, Dieu merci! et Sa Majesté semble se porter à merveille.

— Que dites-vous donc alors?

— Que le roi de Navarre est là.

— Que me veut-il?

— Il apporte à Votre Majesté un petit singe de l'espèce la plus rare. En ce moment Henri entra tenant une corbeille à la main et caressant un ouistiti couché dans cette corbeille.

Henri souriait en entrant et paraissait tout entier au charmant petit animal qu'il apportait; mais, si préoccupé qu'il parût, il n'en perdit point cependant ce premier coup d'oeil qui lui suffisait dans les circonstances difficiles. Quant à Catherine, elle était fort pâle, d'une pâleur qui croissait au fur et à mesure qu'elle voyait sur les joues du jeune homme qui s'approchait d'elle circuler le vermillon de la santé.

La reine mère fut étourdie à ce coup. Elle accepta machinalement le présent de Henri, se troubla, lui fit compliment sur sa bonne mine, et ajouta:

— Je suis d'autant plus aise de vous voir si bien portant, mon fils, que j'avais entendu dire que vous étiez malade et que, si je me le rappelle bien, vous vous êtes plaint en ma présence d'une indisposition; mais je comprends maintenant, ajouta-t-elle en essayant de sourire, c'était quelque prétexte pour vous rendre libre.

— J'ai été fort malade, en effet, madame, répondit Henri; mais un spécifique usité dans nos montagnes, et qui me vient de ma mère, a guéri cette indisposition.

— Ah! vous m'apprendrez la recette, n'est-ce pas, Henri? dit Catherine en souriant cette fois véritablement, mais avec une ironie qu'elle ne put déguiser.

«Quelque contrepoison, murmura-t-elle; nous aviserons à cela, ou plutôt non. Voyant madame de Sauve malade, il se sera défié. En vérité, c'est à croire que la main de Dieu est étendue sur cet homme.»

Catherine attendit impatiemment la nuit, madame de Sauve ne parut point. Au jeu, elle en demanda des nouvelles; on lui répondit qu'elle était de plus en plus souffrante.

Toute la soirée elle fut inquiète, et l'on se demandait avec anxiété quelles étaient les pensées qui pouvaient agiter ce visage d'ordinaire si immobile.

Tout le monde se retira. Catherine se fit coucher et déshabiller par ses femmes; puis, quand tout le monde fut couché dans le Louvre, elle se releva, passa une longue robe de chambre noire, prit une lampe, choisit parmi toutes ses clefs celle qui ouvrait la porte de madame de Sauve, et monta chez sa dame d'honneur.

Henri avait-il prévu cette visite, était-il occupé chez lui, était-il caché quelque part? toujours est-il que la jeune femme était seule.

Catherine ouvrit la porte avec précaution, traversa l'antichambre, entra dans le salon, déposa sa lampe sur un meuble, car une veilleuse brûlait près de la malade, et, comme une ombre, elle se glissa dans la chambre à coucher.

Dariole, étendue dans un grand fauteuil, dormait près du lit de sa maîtresse.

Ce lit était entièrement fermé par les rideaux.

La respiration de la jeune femme était si légère, qu'un instant
Catherine crut qu'elle ne respirait plus.

Enfin elle entendit un léger souffle, et, avec une joie maligne, elle vint lever le rideau, afin de constater par elle-même l'effet du terrible poison, tressaillant d'avance à l'aspect de cette livide pâleur ou de cette dévorante pourpre d'une fièvre mortelle qu'elle espérait; mais, au lieu de tout cela, calme, les yeux doucement clos par leurs blanches paupières, la bouche rose et entrouverte, sa joue moite doucement appuyée sur un de ses bras gracieusement arrondi, tandis que l'autre, frais et nacré, s'allongeait sur le damas cramoisi qui lui servait de couverture, la belle jeune femme dormait presque rieuse encore; car sans doute quelque songe charmant faisait éclore sur ses lèvres le sourire, et sur sa joue ce coloris d'un bien-être que rien ne trouble.

Catherine ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise qui réveilla pour un instant Dariole.

La reine mère se jeta derrière les rideaux du lit.

Dariole ouvrit les yeux; mais, accablée de sommeil, sans même chercher dans son esprit engourdi la cause de son réveil, la jeune fille laissa retomber sa lourde paupière et se rendormit.

Catherine alors sortit de dessous son rideau, et, tournant son regard vers les autres points de l'appartement, elle vit sur une petite table un flacon de vin d'Espagne, des fruits, des pâtes sucrées et deux verres. Henri avait dû venir souper chez la baronne, qui visiblement se portait aussi bien que lui.

Aussitôt Catherine, marchant à sa toilette, y prit la petite boîte d'argent au tiers vide. C'était exactement la même ou tout au moins la pareille de celle qu'elle avait fait remettre à Charlotte. Elle en enleva une parcelle de la grosseur d'une perle sur le bout d'une aiguille d'or, rentra chez elle, la présenta au petit singe que lui avait donné Henri le soir même. L'animal, affriandé par l'odeur aromatique, la dévora avidement, et, s'arrondissant dans sa corbeille, se rendormit. Catherine attendit un quart d'heure.

— Avec la moitié de ce qu'il vient de manger là, dit Catherine, mon chien Brutus est mort enflé en une minute. On m'a jouée. Est- ce René? René! c'est impossible. Alors c'est donc Henri! ô fatalité! C'est clair: puisqu'il doit régner, il ne peut pas mourir.

» Mais peut-être n'y a-t-il que le poison qui soit impuissant, nous verrons bien en essayant du fer.

Et Catherine se coucha en tordant dans son esprit une nouvelle pensée qui se trouva sans doute complète le lendemain; car, le lendemain, elle appela son capitaine des gardes, lui remit une lettre, lui ordonna de la porter à son adresse, et de ne la soumettre qu'aux propres mains de celui à qui elle était adressée.

Elle était adressée au sire de Louviers de Maurevel, capitaine des pétardiers du roi, rue de la Cerisaie, près de l'Arsenal.

XXVIII
La lettre de Rome

Quelques jours s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter, lorsqu'un matin une litière escortée de plusieurs gentilshommes aux couleurs de M. de Guise entra au Louvre, et que l'on vint annoncer à la reine de Navarre que madame la Duchesse de Nevers sollicitait l'honneur de lui faire sa cour.

Marguerite recevait la visite de madame de Sauve. C'était la première fois que la belle baronne sortait depuis sa prétendue maladie. Elle avait su que la reine avait manifesté à son mari une grande inquiétude de cette indisposition, qui avait été pendant près d'une semaine le bruit de la cour, et elle venait la remercier.

Marguerite la félicitait sur sa convalescence et sur le bonheur qu'elle avait eu d'échapper à l'accès subit de ce mal étrange dont, en sa qualité de fille de France, elle ne pouvait manquer d'apprécier toute la gravité.

— Vous viendrez, j'espère, à cette grande chasse déjà remise une fois, demanda Marguerite, et qui doit avoir lieu définitivement demain. Le temps est doux pour un temps d'hiver. Le soleil a rendu la terre plus molle, et tous nos chasseurs prétendent que ce sera un jour des plus favorables.

— Mais, madame, dit la baronne, je ne sais si je serai assez bien remise.

— Bah! reprit Marguerite, vous ferez un effort; puis, comme je suis une guerrière, moi, j'ai autorisé le roi à disposer d'un petit cheval de Béarn que je devais monter et qui vous portera à merveille. N'en avez-vous point encore entendu parler?

— Si fait, madame, mais j'ignorais que ce petit cheval eût été destiné à l'honneur d'être offert à Votre Majesté: sans cela je ne l'eusse point accepté.

— Par orgueil, baronne?

— Non, madame, tout au contraire, par humilité.

— Donc, vous viendrez?

— Votre Majesté me comble d'honneur. Je viendrai puisqu'elle l'ordonne.

Ce fut en ce moment qu'on annonça madame la duchesse de Nevers. À ce nom Marguerite laissa échapper un tel mouvement de joie, que la baronne comprit que les deux femmes avaient à causer ensemble, et elle se leva pour se retirer.

— À demain donc, dit Marguerite.

— À demain, madame.

— À propos! vous savez, baronne, continua Marguerite en la congédiant de la main, qu'en public je vous déteste, attendu que je suis horriblement jalouse.

— Mais en particulier? demanda madame de Sauve.

— Oh! en particulier, non seulement je vous pardonne, mais encore je vous remercie.

— Alors, Votre Majesté permettra…

Marguerite lui tendit la main, la baronne la baisa avec respect, fit une révérence profonde et sortit.

Tandis que madame de Sauve remontait son escalier, bondissant comme un chevreau dont on a rompu l'attache, madame de Nevers échangeait avec la reine quelques saluts cérémonieux qui donnèrent le temps aux gentilshommes qui l'avaient accompagnée jusque-là de se retirer.

— Gillonne, cria Marguerite lorsque la porte se fut refermée sur le dernier, Gillonne, fais que personne ne nous interrompe.

— Oui, dit la duchesse, car nous avons à parler d'affaires tout à fait graves.

Et, prenant un siège, elle s'assit sans façon, certaine que personne ne viendrait déranger cette intimité convenue entre elle et la reine de Navarre, prenant sa meilleure place du feu et du soleil.

— Eh bien, dit Marguerite avec un sourire, notre fameux massacreur, qu'en faisons-nous?

— Ma chère reine, dit la duchesse, c'est sur mon âme un être mythologique. Il est incomparable en esprit et ne tarit jamais. Il a des saillies qui feraient pâmer de rire un saint dans sa châsse. Au demeurant, c'est le plus furieux païen qui ait jamais été cousu dans la peau d'un catholique! j'en raffole. Et toi, que fais-tu de ton Apollo?

— Hélas! fit Marguerite avec un soupir.

— Oh! oh! que cet hélas m'effraie, chère reine! est-il donc trop respectueux ou trop sentimental, ce gentil La Mole? Ce serait, je suis forcée de l'avouer, tout le contraire de son ami Coconnas.

— Mais non, il a ses moments, dit Marguerite, et cet hélas ne se rapporte qu'à moi.

— Que veut-il dire alors?

— Il veut dire, chère duchesse, que j'ai une peur affreuse de l'aimer tout de bon.

— Vraiment?

— Foi de Marguerite!

— Oh! tant mieux! la joyeuse vie que nous allons mener alors! s'écria Henriette; aimer un peu, c'était mon rêve; aimer beaucoup c'était le tien. C'est si doux, chère et docte reine, de se reposer l'esprit par le coeur, n'est-ce pas? et d'avoir après le délire le sourire. Ah! Marguerite, j'ai le pressentiment que nous allons passer une bonne année.

— Crois-tu? dit la reine; moi, tout au contraire, je ne sais pas comment cela se fait, je vois les choses à travers un crêpe. Toute cette politique me préoccupe affreusement. À propos, sache donc si ton Annibal est aussi dévoué à mon frère qu'il paraît l'être. Informe-toi de cela, c'est important.

— Lui, dévoué à quelqu'un ou à quelque chose! on voit bien que tu ne le connais pas comme moi. S'il se dévoue jamais à quelque chose, ce sera à son ambition et voilà tout. Ton frère est-il homme à lui faire de grandes promesses, oh! alors, très bien: il sera dévoué à ton frère; mais que ton frère, tout fils de France qu'il est, prenne garde de manquer aux promesses qu'il lui aura faites, ou sans cela, ma foi, gare à ton frère!

— Vraiment?

— C'est comme je te le dis. En vérité, Marguerite, il y a des moments où ce tigre que j'ai apprivoisé me fait peur à moi-même. L'autre jour, je lui disais: Annibal, prenez-y garde, ne me trompez pas, car si vous me trompiez! … Je lui disais cependant cela avec mes yeux d'émeraude qui ont fait dire à Ronsard:

La duchesse de Nevers Aux yeux verts Qui, sous leur paupière blonde, Lancent sur nous plus d'éclairs Que ne font vingt Jupiters Dans les airs, Lorsque la tempête gronde.

— Eh bien?

— Eh bien! je crus qu'il allait me répondre: Moi, vous tromper! moi, jamais! etc., etc. Sais-tu ce qu'il m'a répondu?

— Non.

— Eh bien, juge l'homme: Et vous, a-t-il répondu, si vous me trompiez, prenez garde aussi; car, toute princesse que vous êtes… Et, en disant ces mots, il me menaçait, non seulement des yeux, mais de son doigt sec et pointu, muni d'un ongle taillé en fer de lance, et qu'il me mit presque sous le nez. En ce moment, ma pauvre reine, je te l'avoue, il avait une physionomie si peu rassurante que j'en tressaillis, et, tu le sais, cependant je ne suis pas trembleuse.

— Te menacer, toi, Henriette! il a osé?

— Eh! mordi! je le menaçais bien, moi! Au bout du compte, il a eu raison. Ainsi, tu le vois, dévoué jusqu'à un certain point, ou plutôt jusqu'à un point très incertain.

— Alors, nous verrons, dit Marguerite rêveuse, je parlerai à La
Mole. Tu n'avais pas autre chose à me dire?

— Si fait: une chose des plus intéressantes et pour laquelle je suis venue. Mais, que veux-tu! tu as été me parler de choses plus intéressantes encore. J'ai reçu des nouvelles.

— De Rome?

— Oui, un courrier de mon mari.

— Eh bien, l'affaire de Pologne?

— Va à merveille, et tu vas probablement sous peu de jours être débarrassée de ton frère d'Anjou.

— Le pape a donc ratifié son élection?

— Oui, ma chère.

— Et tu ne me disais pas cela! s'écria Marguerite. Eh! vite, vite, des détails.

— Oh! ma foi, je n'en ai pas d'autres que ceux que je te transmets. D'ailleurs attends, je vais te donner la lettre de M. de Nevers. Tiens, la voilà. Eh! non, non; ce sont des vers d'Annibal, des vers atroces, ma pauvre Marguerite. Il n'en fait pas d'autres. Tiens, cette fois, la voici. Non, pas encore ceci: c'est un billet de moi que j'ai apporté pour que tu le lui fasses passer par La Mole. Ah! enfin, cette fois, c'est la lettre en question.

Et madame de Nevers remit la lettre à la reine. Marguerite l'ouvrit vivement et la parcourut; mais effectivement elle ne disait rien autre chose que ce qu'elle avait déjà appris de la bouche de son amie.

— Et comment as-tu reçu cette lettre? continua la reine.

— Par un courrier de mon mari qui avait ordre de toucher à l'hôtel de Guise avant d'aller au Louvre et de me remettre cette lettre avant celle du roi. Je savais l'importance que ma reine attachait à cette nouvelle, et j'avais écrit à M. de Nevers d'en agir ainsi. Tu vois, il a obéi, lui. Ce n'est pas comme ce monstre de Coconnas. Maintenant il n'y a donc dans tout Paris que le roi, toi et moi qui sachions cette nouvelle; à moins que l'homme qui suivait notre courrier…

— Quel homme?

— Oh! l'horrible métier! Imagine-toi que ce malheureux messager est arrivé las, défait, poudreux; il a couru sept jours, jour et nuit, sans s'arrêter un instant.

— Mais cet homme dont tu parlais tout à l'heure?

— Attends donc. Constamment suivi par un homme de mine farouche qui avait des relais comme lui et courait aussi vite que lui pendant ces quatre cents lieues, ce pauvre courrier a toujours attendu quelque balle de pistolet dans les reins. Tous deux sont arrivés à la barrière Saint-Marcel en même temps, tous deux ont descendu la rue Mouffetard au grand galop, tous deux ont traversé la Cité. Mais, au bout du pont Notre-Dame, notre courrier a pris à droite, tandis que l'autre tournait à gauche par la place du Châtelet, et filait par les quais du côté du Louvre comme un trait d'arbalète.

— Merci, ma bonne Henriette, merci, s'écria Marguerite. Tu avais raison, et voici de bien intéressantes nouvelles. Pour qui cet autre courrier? Je le saurai. Mais laisse-moi. À ce soir, rue Tizon, n'est-ce pas? et à demain la chasse; et surtout prends un cheval bien méchant pour qu'il s'emporte et que nous soyons seules. Je te dirai ce soir ce qu'il faut que tu tâches de savoir de ton Coconnas.

— Tu n'oublieras donc pas ma lettre? dit la duchesse de Nevers en riant.

— Non, non, sois tranquille, il l'aura et à temps. Madame de Nevers sortit, et aussitôt Marguerite envoya chercher Henri, qui accourut et auquel elle remit la lettre du duc de Nevers.

— Oh! oh! fit-il. Puis Marguerite lui raconta l'histoire du double courrier.

— Au fait, dit Henri, je l'ai vu entrer au Louvre.

— Peut-être était-il pour la reine mère?

— Non pas; j'en suis sûr, car j'ai été à tout hasard me placer dans le corridor, et je n'ai vu passer personne.

— Alors, dit Marguerite en regardant son mari, il faut que ce soit…

— Pour votre frère d'Alençon, n'est-ce pas? dit Henri.

— Oui; mais comment le savoir?

— Ne pourrait-on, demanda Henri négligemment, envoyer chercher un de ces deux gentilshommes et savoir par lui…

— Vous avez raison, Sire! dit Marguerite mise à son aise par la proposition de son mari; je vais envoyer chercher M. de La Mole… Gillonne! Gillonne!

La jeune fille parut.

— Il faut que je parle à l'instant même à M. de La Mole, lui dit la reine. Tâchez de le trouver et amenez-le.

Gillonne partit. Henri s'assit devant une table sur laquelle était un livre allemand avec des gravures d'Albert Dürer, qu'il se mit à regarder avec une si grande attention que lorsque La Mole vint, il ne parut pas l'entendre et ne leva même pas la tête.

De son côté, le jeune homme voyant le roi chez Marguerite demeura debout sur le seuil de la chambre, muet de surprise et pâlissant d'inquiétude.

Marguerite alla à lui.

— Monsieur de la Mole, demanda-t-elle, pourriez-vous me dire qui est aujourd'hui de garde chez M. d'Alençon?

— Coconnas, madame…, dit La Mole.

— Tâchez de me savoir de lui s'il a introduit chez son maître un homme couvert de boue et paraissant avoir fait une longue route à franc étrier.

— Ah! madame, je crains bien qu'il ne me le dise pas; depuis quelques jours il devient très taciturne.

— Vraiment! Mais en lui donnant ce billet, il me semble qu'il vous devra quelque chose en échange.

— De la duchesse! … Oh! avec ce billet, j'essaierai.

— Ajoutez dit Marguerite en baissant la voix, que ce billet lui servira de sauf-conduit pour entrer ce soir dans la maison que vous savez.

— Et moi, madame, dit tout bas La Mole, quel sera le mien?

— Vous vous nommerez, et cela suffira.

— Donnez, madame, donnez, dit La Mole tout palpitant d'amour; je vous réponds de tout. Et il partit.

— Nous saurons demain si le duc d'Alençon est instruit de l'affaire de Pologne, dit tranquillement Marguerite en se retournant vers son mari.

— Ce M. de La Mole est véritablement un gentil serviteur, dit le Béarnais avec ce sourire qui n'appartenait qu'à lui; et… par la messe! je ferai sa fortune.

XXIX
Le départ

Lorsque le lendemain un beau soleil rouge, mais sans rayons, comme c'est l'habitude dans les jours privilégiés de l'hiver, se leva derrière les collines de Paris, tout depuis deux heures était déjà en mouvement dans la cour du Louvre.

Un magnifique barbe, nerveux quoique élancé, aux jambes de cerf sur lesquelles les veines se croisaient comme un réseau, frappant du pied, dressant l'oreille et soufflant le feu par ses narines, attendait Charles IX dans la cour; mais il était moins impatient encore que son maître, retenu par Catherine, qui l'avait arrêté au passage pour lui parler, disait-elle, d'une affaire importante.

Tous deux étaient dans la galerie vitrée, Catherine froide, pâle et impassible comme toujours, Charles IX frémissant, rongeant ses ongles et fouettant ses deux chiens favoris, revêtus de cuirasses de mailles pour que le boutoir du sanglier n'eût pas de prise sur eux et qu'ils pussent impunément affronter le terrible animal. Un petit écusson aux armes de France était cousu sur leur poitrine à peu près comme sur la poitrine des pages, qui plus d'une fois avaient envié les privilèges de ces bienheureux favoris.

— Faites-y bien attention, Charles, disait Catherine, nul que vous et moi ne sait encore l'arrivée prochaine des Polonais; cependant le roi de Navarre agit, Dieu me pardonne! comme s'il le savait. Malgré son abjuration, dont je me suis toujours défiée, il a des intelligences avec les huguenots. Avez-vous remarqué comme il sort souvent depuis quelques jours? Il a de l'argent, lui qui n'en a jamais eu; il achète des chevaux, des armes, et, les jours de pluie, du matin au soir il s'exerce à l'escrime.

— Eh! mon Dieu, ma mère, fit Charles IX impatienté, croyez-vous point qu'il ait l'intention de me tuer, moi, ou mon frère d'Anjou? En ce cas il lui faudra encore quelques leçons, car hier je lui ai compté avec mon fleuret onze boutonnières sur son pourpoint qui n'en a cependant que six. Et quant à mon frère d'Anjou, vous savez qu'il tire encore mieux que moi ou tout aussi bien, à ce qu'il dit du moins.

— Écoutez donc, Charles, reprit Catherine, et ne traitez pas légèrement les choses que vous dit votre mère. Les ambassadeurs vont arriver; eh bien, vous verrez! Une fois qu'ils seront à Paris, Henri fera tout ce qu'il pourra pour captiver leur attention. Il est insinuant, il est sournois; sans compter que sa femme, qui le seconde je ne sais pourquoi, va caqueter avec eux, leur parler latin, grec, hongrois, que sais-je! oh! je vous dis, Charles, et vous savez que je ne me trompe jamais! je vous dis, moi, qu'il y a quelque chose sous jeu.

En ce moment l'heure sonna, et Charles IX cessa d'écouter sa mère pour écouter l'heure.

— Mort de ma vie! sept heures! s'écria-t-il. Une heure pour aller, cela fera huit; une heure pour arriver au rendez-vous et lancer, nous ne pourrons nous mettre en chasse qu'à neuf heures. En vérité, ma mère, vous me faites perdre bien du temps! À bas, Risquetout! … mort de ma vie! à bas donc, brigand!

Et un vigoureux coup de fouet sanglé sur les reins du molosse arracha au pauvre animal, tout étonné de recevoir un châtiment en échange d'une caresse, un cri de vive douleur.

— Charles, reprit Catherine, écoutez-moi donc, au nom de Dieu! et ne jetez pas ainsi au hasard votre fortune et celle de la France. La chasse, la chasse, la chasse, dites-vous… Eh! vous aurez tout le temps de chasser lorsque votre besogne de roi sera faite.

— Allons, allons, ma mère! dit Charles pâle d'impatience, expliquons-nous vite, car vous me faites bouillir. En vérité, il y a des jours où je ne vous comprends pas.

Et il s'arrêta battant sa botte du manche de son fouet. Catherine jugea que le bon moment était venu, et qu'il ne fallait pas le laisser passer.

— Mon fils, dit-elle, nous avons la preuve que de Mouy est revenu à Paris. M. de Maurevel, que vous connaissez bien, l'y a vu. Ce ne peut être que pour le roi de Navarre. Cela nous suffit, je l'espère, pour qu'il nous soit plus suspect que jamais.

— Allons, vous voilà encore après mon pauvre Henriot! vous voulez me le faire tuer, n'est-ce pas?

— Oh! non.

— Exiler? Mais comment ne comprenez-vous pas qu'exilé il devient beaucoup plus à craindre qu'il ne le sera jamais ici, sous nos yeux, dans le Louvre, où il ne peut rien faire que nous ne le sachions à l'instant même?

— Aussi ne veux-je pas l'exiler.

— Mais que voulez-vous donc? dites vite!

— Je veux qu'on le tienne en sûreté, tandis que les Polonais seront ici; à la Bastille, par exemple.

— Ah! ma foi non, s'écria Charles IX. Nous chassons le sanglier ce matin, Henriot est un de mes meilleurs suivants. Sans lui la chasse est manquée. Mordieu, ma mère! vous ne songez vraiment qu'à me contrarier.

— Eh! mon cher fils, je ne dis pas ce matin. Les envoyés n'arrivent que demain ou après-demain. Arrêtons-le après la chasse seulement, ce soir… cette nuit…

— C'est différent, alors. Eh bien, nous reparlerons de cela, nous verrons; après la chasse, je ne dis pas. Adieu! Allons! ici, Risquetout! ne vas-tu pas bouder à ton tour?

— Charles, dit Catherine en l'arrêtant par le bras au risque de l'explosion qui pouvait résulter de ce nouveau retard, je crois que le mieux serait, tout en ne l'exécutant que ce soir ou cette nuit, de signer l'acte d'arrestation de suite.

— Signer, écrire un ordre, aller chercher le scel des parchemins quand on m'attend pour la chasse, moi qui ne me fais jamais attendre! Au diable, par exemple!

— Mais, non, je vous aime trop pour vous retarder; j'ai tout prévu, entrez là, chez moi, tenez!

Et Catherine, agile comme si elle n'eût eu que vingt ans, poussa une porte qui communiquait à son cabinet, montra au roi un encrier, une plume, un parchemin, le sceau et une bougie allumée.

Le roi prit le parchemin et le parcourut rapidement. «Ordre, etc. de faire arrêter et conduire à la Bastille notre frère Henri de Navarre.»

— Bon, c'est fait! dit-il en signant d'un trait. Adieu ma mère. Et il s'élança hors du cabinet suivi de ses chiens, tout allègre de s'être si facilement débarrassé de Catherine.

Charles IX était attendu avec impatience, et, comme on connaissait son exactitude en matière de chasse, chacun s'étonnait de ce retard. Aussi, lorsqu'il parut, les chasseurs le saluèrent-ils par leurs vivats, les piqueurs par leurs fanfares, les chevaux par leurs hennissements, les chiens par leurs cris. Tout ce bruit, tout ce fracas fit monter une rougeur à ses joues pâles, son coeur se gonfla, Charles fut jeune et heureux pendant une seconde.

À peine le roi prit-il le temps de saluer la brillante société réunie dans la cour; il fit un signe de tête au duc d'Alençon, un signe de main à sa soeur Marguerite, passa devant Henri sans faire semblant de le voir, et s'élança sur ce cheval barbe qui, impatient, bondit sous lui. Mais après trois ou quatre courbettes, il comprit à quel écuyer il avait affaire et se calma.

Aussitôt les fanfares retentirent de nouveau, et le roi sortit du Louvre suivi du duc d'Alençon, du roi de Navarre, de Marguerite, de madame de Nevers, de madame de Sauve, de Tavannes et des principaux seigneurs de la cour.

Il va sans dire que La Mole et Coconnas étaient de la partie.

Quant au duc d'Anjou, il était depuis trois mois au siège de La
Rochelle.

Pendant qu'on attendait le roi, Henri était venu saluer sa femme, qui, tout en répondant à son compliment, lui avait glissé à l'oreille:

— Le courrier venu de Rome a été introduit par M. de Coconnas lui-même chez le duc d'Alençon, un quart d'heure avant que l'envoyé du duc de Nevers fût introduit chez le roi.

— Alors il sait tout, dit Henri.

— Il doit tout savoir, répondit Marguerite; d'ailleurs jetez les yeux sur lui, et voyez comme, malgré sa dissimulation habituelle, son oeil rayonne.

— Ventre-saint-gris! murmura le Béarnais, je le crois bien! il chasse aujourd'hui trois proies: France, Pologne et Navarre, sans compter le sanglier.

Il salua sa femme, revint à son rang, et appelant un de ses gens, Béarnais d'origine, dont les aïeux étaient serviteurs des siens depuis plus d'un siècle et qu'il employait comme messager ordinaire de ses affaires de galanterie:

— Orthon, lui dit-il, prends cette clef et va la porter chez ce cousin de madame de Sauve que tu sais, qui demeure chez sa maîtresse, au coin de la rue des Quatre-Fils, tu lui diras que sa cousine désire lui parler ce soir; qu'il entre dans ma chambre, et, si je n'y suis pas, qu'il m'attende; si je tarde, qu'il se jette sur mon lit en attendant.

— Il n'y a pas de réponse, Sire?

— Aucune, que de me dire si tu l'as trouvé. La clef est pour lui seul, tu comprends?

— Oui, Sire.

— Attends donc, et ne me quitte pas ici, peste! Avant de sortir de Paris, je t'appellerai comme pour ressangler mon cheval, tu demeureras ainsi en arrière tout naturellement, tu feras ta commission et tu nous rejoindras à Bondy.

Le valet fit un signe d'obéissance et s'éloigna.

On se mit en marche par la rue Saint-Honoré, on gagna la rue Saint-Denis, puis le faubourg; arrivé à la rue Saint-Laurent, le cheval du roi de Navarre se dessangla, Orthon accourut, et tout se passa comme il avait été convenu entre lui et son maître, qui continua de suivre avec le cortège royal la rue des Récollets, tandis que son fidèle serviteur gagnait la rue du Temple.

Lorsque Henri rejoignit le roi, Charles était engagé avec le duc d'Alençon dans une conversation si intéressante sur le temps, sur l'âge du sanglier détourné qui était un solitaire, enfin sur l'endroit où il avait établi sa bauge, qu'il ne s'aperçut pas ou feignit ne pas s'apercevoir que Henri était resté un instant en arrière.

Pendant ce temps Marguerite observait de loin la contenance de chacun, et croyait reconnaître dans les yeux de son frère un certain embarras toutes les fois que ses yeux se reposaient sur Henri. Madame de Nevers se laissait aller à une gaieté folle, car Coconnas, éminemment joyeux ce jour là, faisait autour d'elle cent lazzis pour faire rire les dames.

Quant à La Mole, il avait déjà trouvé deux fois l'occasion de baiser l'écharpe blanche à frange d'or de Marguerite sans que cette action, faite avec l'adresse ordinaire aux amants, eût été vue de plus de trois ou quatre personnes.

On arriva vers huit heures et un quart à Bondy.

Le premier soin de Charles IX fut de s'informer si le sanglier avait tenu.

Le sanglier était à sa bauge, et le piqueur qui l'avait détourné répondait de lui.

Une collation était prête. Le roi but un verre de vin de Hongrie. Charles IX invita les dames à se mettre à table, et, tout à son impatience, s'en alla, pour occuper son temps, visiter les chenils et les perchoirs, recommandant qu'on ne dessellât pas son cheval, attendu, dit-il, qu'il n'en avait jamais monté de meilleur et de plus fort.

Pendant que le roi faisait sa tournée, le duc de Guise arriva. Il était armé en guerre plutôt qu'en chasse, et vingt ou trente gentilshommes, équipés comme lui, l'accompagnaient. Il s'informa aussitôt du lieu où était le roi, l'alla rejoindre et revint en causant avec lui.

À neuf heures précises, le roi donna lui-même le signal en sonnant le lancer, et chacun, montant à cheval, s'achemina vers le rendez-vous.

Pendant la route, Henri trouva moyen de se rapprocher encore une fois de sa femme.

— Eh bien, lui demanda-t-il, savez-vous quelque chose de nouveau?

— Non, répondit Marguerite, si ce n'est que mon frère Charles vous regarde d'une étrange façon.

— Je m'en suis aperçu, dit Henri.

— Avez-vous pris vos précautions?

— J'ai sur ma poitrine ma cotte de mailles et à mon côté un excellent couteau de chasse espagnol, affilé comme un rasoir, pointu comme une aiguille, et avec lequel je perce des doublons.

— Alors, dit Marguerite, à la garde de Dieu!

Le piqueur qui dirigeait le cortège fit un signe: on était arrivé à la bauge.

XXX
Maurevel

Pendant que toute cette jeunesse joyeuse et insouciante, en apparence du moins, se répandait comme un tourbillon doré sur la route de Bondy, Catherine, roulant le parchemin précieux sur lequel le roi Charles venait d'apposer sa signature, faisait introduire dans son cabinet l'homme à qui son capitaine des gardes avait apporté, quelques jours auparavant, une lettre rue de la Cerisaie, quartier de l'Arsenal.

Une large bande de taffetas, pareil à un sceau mortuaire, cachait un des yeux de cet homme, découvrant seulement l'autre oeil, et laissant voir entre deux pommettes saillantes la courbure d'un nez de vautour, tandis qu'une barbe grisonnante lui couvrait le bas du visage. Il était vêtu d'un manteau long et épais sous lequel on devinait tout un arsenal. En outre il portait au côté, quoique ce ne fût pas l'habitude des gens appelés à la cour, une épée de campagne longue, large et à double coquille. Une de ses mains était cachée et ne quittait point sous son manteau le manche d'un long poignard.

— Ah! vous voici, monsieur, dit la reine en s'asseyant; vous savez que je vous ai promis après la Saint-Barthélemy, où vous nous avez rendu de si signalés services, de ne pas vous laisser dans l'inaction. L'occasion se présente, ou plutôt non, je l'ai fait naître. Remerciez-moi donc.

— Madame, je remercie humblement Votre Majesté, répondit l'homme au bandeau noir avec une réserve basse et insolente à la fois.

— Une belle occasion, monsieur, comme vous n'en trouverez pas deux dans votre vie, profitez-en donc.

— J'attends, madame; seulement, je crains, d'après le préambule…

— Que la commission ne soit violente? N'est-ce pas de ces commissions-là que sont friands ceux qui veulent s'avancer? Celle dont je vous parle serait enviée par les Tavannes et par les Guise même.

— Ah! madame, reprit l'homme, croyez bien, quelle qu'elle soit, je suis aux ordres de Votre Majesté.

— En ce cas, lisez, dit Catherine. Et elle lui présenta le parchemin. L'homme le parcourut et pâlit.

— Quoi! s'écria-t-il, l'ordre d'arrêter le roi de Navarre!

— Eh bien, qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

— Mais un roi, madame! En vérité, je doute, je crains de n'être pas assez bon gentilhomme.

— Ma confiance vous fait le premier gentilhomme de ma cour, monsieur de Maurevel, dit Catherine.

— Grâces soient rendues à Votre Majesté, dit l'assassin si ému qu'il paraissait hésiter.

— Vous obéirez donc?

— Si Votre Majesté le commande, n'est-ce pas mon devoir?

— Oui, je le commande.

— Alors, j'obéirai.

— Comment vous y prendrez-vous?

— Mais je ne sais pas trop, madame, et je désirerais fort être guidé par Votre Majesté.

— Vous redoutez le bruit?

— Je l'avoue.

— Prenez douze hommes sûrs, plus s'il le faut.

— Sans doute, je le comprends, Votre Majesté me permet de prendre mes avantages, et je lui en suis reconnaissant; mais où saisirai- je le roi de Navarre?

— Où vous plairait-il mieux de le saisir?

— Dans un lieu qui, par sa majesté même, me garantît, s'il était possible.

— Oui, je comprends, dans quelque palais royal; que diriez-vous du Louvre, par exemple?

— Oh! Si Votre Majesté me le permettait, ce serait une grande faveur.

— Vous l'arrêterez donc dans le Louvre.

— Et dans quelle partie du Louvre?

— Dans sa chambre même. Maurevel s'inclina.

— Et quand cela, madame?

— Ce soir, ou plutôt cette nuit.

— Bien, madame. Maintenant, que Votre Majesté daigne me renseigner sur une chose.

— Sur laquelle?

— Sur les égards dus à sa qualité.

— Égards! … qualité! …, dit Catherine. Mais vous ignorez donc, monsieur, que le roi de France ne doit les égards à qui que ce soit dans son royaume, ne reconnaissant personne dont la qualité soit égale à la sienne?

Maurevel fit une seconde révérence.

— J'insisterai sur ce point cependant, madame, dit-il, si Votre
Majesté le permet.

— Je le permets, monsieur.

— Si le roi contestait l'authenticité de l'ordre, ce n'est pas probable, mais enfin…

— Au contraire, monsieur, c'est sûr.

— Il contestera?

— Sans aucun doute.

— Et par conséquent il refusera d'y obéir?

— Je le crains.

— Et il résistera?

— C'est probable.

— Ah! diable, dit Maurevel; et dans ce cas…

— Dans quel cas? dit Catherine avec son regard fixe.

— Mais dans le cas où il résisterait, que faut-il faire?

— Que faites-vous quand vous êtes chargé d'un ordre du roi, c'est-à-dire quand vous représentez le roi, et qu'on vous résiste, monsieur de Maurevel?

— Mais, madame, dit le sbire, quand je suis honoré d'un pareil ordre, et que cet ordre concerne un simple gentilhomme, je le tue.

— Je vous ai dit, monsieur, reprit Catherine, et je ne croyais pas qu'il y eût assez longtemps pour que vous l'eussiez déjà oublié, que le roi de France ne reconnaissait aucune qualité dans son royaume; c'est vous dire que le roi de France seul est roi, et qu'auprès de lui les plus grands sont de simples gentilshommes.

Maurevel pâlit, car il commençait à comprendre.

— Oh! oh! dit-il, tuer le roi de Navarre?…

— Mais qui vous parle donc de le tuer? où est l'ordre de le tuer? Le roi veut qu'on le mène à la Bastille, et l'ordre ne porte que cela. Qu'il se laisse arrêter, très bien; mais comme il ne se laissera pas arrêter, comme il résistera, comme il essaiera de vous tuer…

Maurevel pâlit.

— Vous vous défendrez, continua Catherine. On ne peut pas demander à un vaillant comme vous de se laisser tuer sans se défendre; et en vous défendant, que voulez-vous, arrive qu'arrive. Vous me comprenez, n'est-ce pas?

— Oui, madame; mais cependant…

— Allons, vous voulez qu'après ces mots: Ordre d'arrêter, j'écrive de ma main: mort ou vif?

— J'avoue, madame, que cela lèverait mes scrupules.

— Voyons, il le faut bien, puisque vous ne croyez pas la commission exécutable sans cela.

Et Catherine, en haussant les épaules, déroula le parchemin d'une main, et de l'autre écrivit: mort ou vif.

_— _Tenez, dit-elle, trouvez-vous l'ordre suffisamment en règle, maintenant?

— Oui, madame, répondit Maurevel; mais je prie Votre Majesté de me laisser l'entière disposition de l'entreprise.

— En quoi ce que j'ai dit nuit-il donc à son exécution?

— Votre Majesté m'a dit de prendre douze hommes?

— Oui; pour être plus sûr…

— Eh bien! je demanderai la permission de n'en prendre que six.

— Pourquoi cela?

— Parce que, madame, s'il arrivait malheur au prince, comme la chose est probable, on excuserait facilement six hommes d'avoir eu peur de manquer un prisonnier, tandis que personne n'excuserait douze gardes de n'avoir pas laissé tuer la moitié de leurs camarades avant de porter la main sur une Majesté.

— Belle Majesté, ma foi! qui n'a pas de royaume.

— Madame, dit Maurevel, ce n'est pas le royaume qui fait le roi, c'est la naissance.

— Eh bien donc, dit Catherine, faites comme il vous plaira. Seulement, je dois vous prévenir que je désire que vous ne quittiez point le Louvre.

— Mais, madame, pour réunir mes hommes?

— Vous avez bien une espèce de sergent que vous puissiez charger de ce soin?

— J'ai mon laquais, qui non seulement est un garçon fidèle, mais qui même m'a quelquefois aidé dans ces sortes d'entreprises.

— Envoyez-le chercher, et concertez-vous avec lui. Vous connaissez le cabinet des Armes du roi, n'est-ce pas? eh bien, on va vous servir là à déjeuner; là vous donnerez vos ordres.

Le lieu raffermira vos sens s'ils étaient ébranlés. Puis, quand mon fils reviendra de la chasse, vous passerez dans mon oratoire, où vous attendrez l'heure.

— Mais comment entrerons-nous dans la chambre? Le roi a sans doute quelque soupçon, et il s'enfermera en dedans.

— J'ai une double clef de toutes les portes, dit Catherine, et on a enlevé les verrous de celle de Henri. Adieu, monsieur de Maurevel; à tantôt. Je vais vous faire conduire dans le cabinet des Armes du roi. Ah! à propos! rappelez-vous que ce qu'un roi ordonne doit, avant toute chose, être exécuté; qu'aucune excuse n'est admise; qu'une défaite, même un insuccès compromettraient l'honneur du roi. C'est grave.

Et Catherine, sans laisser à Maurevel le temps de lui répondre, appela M. de Nancey, capitaine des gardes, et lui ordonna de conduire Maurevel dans le cabinet des Armes du roi.

— Mordieu! disait Maurevel en suivant son guide, je m'élève dans la hiérarchie de l'assassinat: d'un simple gentilhomme à un capitaine, d'un capitaine à un amiral, d'un amiral à un roi sans couronne. Et qui sait si je n'arriverai pas un jour à un roi couronné?…

XXXI
La chasse à courre

Le piqueur qui avait détourné le sanglier et qui avait affirmé au roi que l'animal n'avait pas quitté l'enceinte ne s'était pas trompé. À peine le limier fut-il mis sur la trace, qu'il s'enfonça dans le taillis et que d'un massif d'épines il fit sortir le sanglier qui, ainsi que le piqueur l'avait reconnu à ses voies, était un solitaire, c'est-à-dire une bête de la plus forte taille.

L'animal piqua droit devant lui et traversa la route à cinquante pas du roi, suivi seulement du limier qui l'avait détourné. On découpla aussitôt un premier relais, et une vingtaine de chiens s'enfoncèrent à sa poursuite.

La chasse était la passion de Charles. À peine l'animal eut-il traversé la route qu'il s'élança derrière lui, sonnant la vue, suivi du duc d'Alençon et de Henri, à qui un signe de Marguerite avait indiqué qu'il ne devait point quitter Charles.

Tous les autres chasseurs suivirent le roi.

Les forêts royales étaient loin, à l'époque où se passe l'histoire que nous racontons, d'être, comme elles le sont aujourd'hui, de grands parcs coupés par des allées carrossables. Alors, l'exploitation était à peu près nulle. Les rois n'avaient pas encore eu l'idée de se faire commerçants et de diviser leurs bois en coupes, en taillis et en futaies. Les arbres, semés non point par de savants forestiers, mais par la main de Dieu, qui jetait la graine au caprice du vent, n'étaient pas disposés en quinconces, mais poussaient à leur loisir et comme ils font encore aujourd'hui dans une forêt vierge de l'Amérique. Bref, une forêt, à cette époque, était un repaire où il y avait à foison du sanglier, du cerf, du loup et des voleurs; et une douzaine de sentiers seulement, partant d'un point, étoilaient celle de Bondy, qu'une route circulaire enveloppait comme le cercle de la roue enveloppe les jantes.

En poussant la comparaison plus loin, le moyeu ne représenterait pas mal l'unique carrefour situé au centre du bois, et où les chasseurs égarés se ralliaient pour s'élancer de là vers le point où la chasse perdue reparaissait.

Au bout d'un quart d'heure, il arriva ce qui arrivait toujours en pareil cas: c'est que des obstacles presque insurmontables s'étant opposés à la course des chasseurs, les voix des chiens s'étaient éteintes dans le lointain, et le roi lui-même était revenu au carrefour, jurant et sacrant, comme c'était son habitude.

— Eh bien! d'Alençon, eh bien! Henriot, dit-il, vous voilà, mordieu, calmes et tranquilles comme des religieuses qui suivent leur abbesse. Voyez-vous, ça ne s'appelle point chasser, cela. Vous, d'Alençon, vous avez l'air de sortir d'une boîte, et vous êtes tellement parfumé que si vous passez entre la bête et mes chiens, vous êtes capable de leur faire perdre la voie. Et vous, Henriot, où est votre épieu, où est votre arquebuse? voyons.

— Sire, dit Henri, à quoi bon une arquebuse? Je sais que Votre Majesté aime à tirer l'animal quand il tient aux chiens. Quant à un épieu, je manie assez maladroitement cette arme, qui n'est point d'usage dans nos montagnes, où nous chassons l'ours avec le simple poignard.

— Par la mordieu, Henri, quand vous serez retourné dans vos Pyrénées, il faudra que vous m'envoyiez une pleine charretée d'ours, car ce doit être une belle chasse que celle qui se fait ainsi corps à corps avec un animal qui peut nous étouffer. Écoutez donc, je crois que j'entends les chiens. Non, je me trompais.

Le roi prit son cor et sonna une fanfare. Plusieurs fanfares lui répondirent. Tout à coup un piqueur parut qui fit entendre un autre air.

— La vue! la vue! cria le roi. Et il s'élança au galop, suivi de tous les chasseurs qui s'étaient ralliés à lui. Le piqueur ne s'était pas trompé. À mesure que le roi s'avançait, on commençait d'entendre les aboiements de la meute, composée alors de plus de soixante chiens, car on avait successivement lâché tous les relais placés dans les endroits que le sanglier avait déjà parcourus. Le roi le vit passer pour la seconde fois, et, profitant d'une haute futaie, se jeta sous bois après lui, donnant du cor de toutes ses forces. Les princes le suivirent quelque temps. Mais le roi avait un cheval si vigoureux, emporté par son ardeur il passait par des chemins tellement escarpés, par des taillis si épais, que d'abord les femmes, puis le duc de Guise et ses gentilshommes, puis les deux princes, furent forcés de l'abandonner. Tavannes tint encore quelque temps; mais enfin il y renonça à son tour.

Tout le monde, excepté Charles et quelques piqueurs qui, excités par une récompense promise, ne voulaient pas quitter le roi, se retrouva donc dans les environs du carrefour.

Les deux princes étaient l'un près de l'autre dans une longue allée. À cent pas d'eux, le duc de Guise et ses gentilshommes avaient fait halte. Au carrefour se tenaient les femmes.

— Ne semblerait-il pas, en vérité, dit le duc d'Alençon à Henri en lui montrant du coin de l'oeil le duc de Guise, que cet homme, avec son escorte bardée de fer, est le véritable roi? Pauvres princes que nous sommes, il ne nous honore pas même d'un regard.

— Pourquoi nous traiterait-il mieux que ne nous traitent nos propres parents? répondit Henri. Eh! mon frère! ne sommes-nous pas, vous et moi, des prisonniers à la cour de France, des otages de notre parti?

Le duc François tressaillit à ces mots, et regarda Henri comme pour provoquer une plus large explication; mais Henri s'était plus avancé qu'il n'avait coutume de le faire, et il garda le silence.

— Que voulez-vous dire, Henri? demanda le duc François, visiblement contrarié que son beau-frère, en ne continuant pas, le laissât entamer ces éclaircissements.

— Je dis, mon frère, reprit Henri, que ces hommes si bien armés, qui semblent avoir reçu pour tâche de ne point nous perdre de vue, ont tout l'aspect de gardes qui prétendraient empêcher deux personnes de s'échapper.

— S'échapper, pourquoi? comment? demanda d'Alençon en jouant admirablement la surprise et la naïveté.

— Vous avez là un magnifique genêt, François, dit Henri poursuivant sa pensée tout en ayant l'air de changer de conversation; je suis sûr qu'il ferait sept lieues en une heure, et vingt lieues d'ici à midi. Il fait beau; cela invite, sur ma parole, à baisser la main. Voyez donc le joli chemin de traverse. Est ce qu'il ne vous tente pas, François? Quant à moi, l'éperon me brûle.

François ne répondit rien. Seulement il rougit et pâlit successivement; puis il tendit l'oreille comme s'il écoutait la chasse.

— La nouvelle de Pologne fait son effet, dit Henri, et mon cher beau-frère a son plan. Il voudrait bien que je me sauvasse, mais je ne me sauverai pas seul.

Il achevait à peine cette réflexion, quand plusieurs nouveaux convertis, revenus à la cour depuis deux ou trois mois, arrivèrent au petit galop et saluèrent les deux princes avec un sourire des plus engageants.

Le duc d'Alençon, provoqué par les ouvertures de Henri, n'avait qu'un mot à dire, qu'un geste à faire, et il était évident que trente ou quarante cavaliers, réunis en ce moment autour d'eux comme pour faire opposition à la troupe de M. de Guise, favoriseraient la fuite; mais il détourna la tête, et portant son cor à sa bouche, il sonna le ralliement.

Cependant les nouveaux venus, comme s'ils eussent cru que l'hésitation du duc d'Alençon venait du voisinage et de la présence des Guisards, s'étaient peu à peu glissés entre eux et les deux princes, et s'étaient échelonnés avec une habileté stratégique qui annonçait l'habitude des dispositions militaires. En effet, pour arriver au duc d'Alençon et au roi de Navarre, il eût fallu leur passer sur le corps, tandis qu'à perte de vue s'étendait devant les deux beaux frères une route parfaitement libre.

Tout à coup, entre les arbres, à dix pas du roi de Navarre, apparut un autre gentilhomme que les deux princes n'avaient pas encore vu. Henri cherchait à deviner qui il était, quand ce gentilhomme, soulevant son chapeau, se fit reconnaître à Henri pour le vicomte de Turenne, un des chefs du parti protestant que l'on croyait en Poitou.

Le vicomte hasarda même un signe qui voulait clairement dire:

— Venez-vous? Mais Henri, après avoir bien consulté le visage impassible et l'oeil terne du duc d'Alençon, tourna deux ou trois fois la tête sur son épaule comme si quelque chose le gênait dans le col de son pourpoint. C'était une réponse négative. Le vicomte la comprit, piqua des deux et disparut dans le fourré. Au même instant on entendit la meute se rapprocher, puis, à l'extrémité de l'allée où l'on se trouvait, on vit passer le sanglier, puis au même instant les chiens, puis, pareil au chasseur infernal, Charles IX sans chapeau, le cor à la bouche, sonnant à se briser les poumons; trois ou quatre piqueurs le suivaient. Tavannes avait disparu.

— Le roi! s'écria le duc d'Alençon. Et il s'élança sur la trace. Henri, rassuré par la présence de ses bons amis, leur fit signe de ne pas s'éloigner et s'avança vers les dames.

— Eh bien? dit Marguerite en faisant quelques pas au-devant de lui.

— Eh bien, madame, dit Henri, nous chassons le sanglier.

— Voilà tout?

— Oui, le vent a tourné depuis hier matin; mais je crois vous avoir prédit que cela serait ainsi.

— Ces changements de vent sont mauvais pour la chasse, n'est-ce pas, monsieur? demanda Marguerite.

— Oui, dit Henri, cela bouleverse quelquefois toutes les dispositions arrêtées, et c'est un plan à refaire.

En ce moment les aboiements de la meute commencèrent à se faire entendre, se rapprochant rapidement, et une sorte de vapeur tumultueuse avertit les chasseurs de se tenir sur leurs gardes. Chacun leva la tête et tendit l'oreille.

Presque aussitôt le sanglier déboucha, et au lieu de se rejeter dans le bois, il suivit la route venant droit sur le carrefour où se trouvaient les dames, les gentilshommes qui leur faisaient la cour, et les chasseurs qui avaient perdu la chasse.

Derrière lui, et lui soufflant au poil, venaient trente ou quarante chiens des plus robustes; puis, derrière les chiens, à vingt pas à peine, le roi Charles sans toquet, sans manteau, avec ses habits tout déchirés par les épines, le visage et les mains en sang.

Un ou deux piqueurs restaient seuls avec lui. Le roi ne quittait son cor que pour exciter ses chiens, ne cessait d'exciter ses chiens que pour reprendre son cor. Le monde tout entier avait disparu à ses yeux. Si son cheval eût manqué, il eût crié comme Richard III: Ma couronne pour un cheval!

Mais le cheval paraissait aussi ardent que le maître, ses pieds ne touchaient pas la terre et ses naseaux soufflaient le feu.

Le sanglier, les chiens, le roi passèrent comme une vision.

— Hallali, hallali! cria le roi en passant. Et il ramena son cor à ses lèvres sanglantes. À quelques pas de lui venaient le duc d'Alençon et deux piqueurs; seulement les chevaux des autres avaient renoncé ou ils s'étaient perdus.

Tout le monde partit sur la trace, car il était évident que le sanglier ne tarderait pas à tenir.

En effet, au bout de dix minutes à peine, le sanglier quitta le sentier qu'il suivait et se jeta dans le bois; mais, arrivé à une clairière, il s'accula à une roche et fit tête aux chiens.

Aux cris de Charles, qui l'avait suivi, tout le monde accourut.

On était arrivé au moment intéressant de la chasse. L'animal paraissait résolu à une défense désespérée. Les chiens, animés par une course de plus de trois heures, se ruaient sur lui avec un acharnement que redoublaient les cris et les jurons du roi.

Tous les chasseurs se rangèrent en cercle, le roi un peu en avant, ayant derrière lui le duc d'Alençon armé d'une arquebuse, et Henri qui n'avait que son simple couteau de chasse.

Le duc d'Alençon détacha son arquebuse du crochet et en alluma la mèche. Henri fit jouer son couteau de chasse dans le fourreau.

Quant au duc de Guise, assez dédaigneux de tous ces exercices de vénerie, il se tenait un peu à l'écart avec tous ses gentilshommes.

Les femmes réunies en groupe formaient une petite troupe qui faisait le pendant à celle du duc de Guise.

Tout ce qui était chasseur demeurait les yeux fixés sur l'animal, dans une attente pleine d'anxiété.

À l'écart se tenait un piqueur se raidissant pour résister aux deux molosses du roi, qui, couverts de leurs jaques de mailles, attendaient, en hurlant et en s'élançant de manière à faire croire à chaque instant qu'ils allaient briser leurs chaînes, le moment de coiffer le sanglier.

L'animal faisait merveille: attaqué à la fois par une quarantaine de chiens qui l'enveloppaient comme une marée hurlante, qui le recouvraient de leur tapis bigarré, qui de tous côtés essayaient d'entamer sa peau rugueuse aux poils hérissés, à chaque coup de boutoir, il lançait à dix pieds de haut un chien, qui retombait éventré, et qui, les entrailles traînantes, se rejetait aussitôt dans la mêlée tandis que Charles, les cheveux raidis, les yeux enflammés, les narines ouvertes, courbé sur le cou de son cheval ruisselant, sonnait un hallali furieux.

En moins de dix minutes, vingt chiens furent hors de combat.

— Les dogues! cria Charles, les dogues! … À ce cri, le piqueur ouvrit les porte-mousquetons des laisses, et les deux molosses se ruèrent au milieu du carnage, renversant tout, écartant tout, se frayant avec leurs cottes de fer un chemin jusqu'à l'animal, qu'ils saisirent chacun par une oreille.

Le sanglier, se sentant coiffé, fit claquer ses dents à la fois de rage et de douleur.

— Bravo! Duredent! bravo! Risquetout! cria Charles. Courage, les chiens! Un épieu! un épieu!

— Vous ne voulez pas mon arquebuse? dit le duc d'Alençon.

— Non, cria le roi, non, on ne sent pas entrer la balle; il n'y a pas de plaisir; tandis qu'on sent entrer l'épieu. Un épieu! un épieu!

On présenta au roi un épieu de chasse durci au feu et armé d'une pointe de fer.

— Mon frère, prenez garde! cria Marguerite.

— Sus! sus! cria la duchesse de Nevers. Ne le manquez pas, Sire!
Un bon coup à ce parpaillot!

— Soyez tranquille, duchesse! dit Charles. Et, mettant son épieu en arrêt, il fondit sur le sanglier, qui, tenu par les deux chiens, ne put éviter le coup. Cependant, à la vue de l'épieu luisant, il fit un mouvement de côté, et l'arme, au lieu de pénétrer dans la poitrine, glissa sur l'épaule et alla s'émousser sur la roche contre laquelle l'animal était acculé.

— Mille noms d'un diable! cria le roi, je l'ai manqué… Un épieu! un épieu!

Et, se reculant comme faisaient les chevaliers lorsqu'ils prenaient du champ, il jeta à dix pas de lui son épieu hors de service.

Un piqueur s'avança pour lui en offrir un autre. Mais au même moment, comme s'il eût prévu le sort qui l'attendait et qu'il eût voulu s'y soustraire, le sanglier, par un violent effort, arracha aux dents des molosses ses deux oreilles déchirées, et, les yeux sanglants, hérissé, hideux, l'haleine bruyante comme un soufflet de forge, faisant claquer ses dents l'une contre l'autre, il s'élança la tête basse, vers le cheval du roi.

Charles était trop bon chasseur pour ne pas avoir prévu cette attaque. Il enleva son cheval, qui se cabra; mais il avait mal mesuré la pression, le cheval, trop serré par le mors ou peut-être même cédant à son épouvante, se renversa en arrière.

Tous les spectateurs jetèrent un cri terrible: le cheval était tombé, et le roi avait la cuisse engagée sous lui.

— La main, Sire, rendez la main, dit Henri. Le roi lâcha la bride de son cheval, saisit la selle de la main gauche, essayant de tirer de la droite son couteau de chasse; mais le couteau, pressé par le poids de son corps, ne voulut pas sortir de sa gaine.

— Le sanglier! le sanglier! cria Charles. À moi, d'Alençon! à moi!

Cependant le cheval, rendu à lui-même, comme s'il eût compris le danger que courait son maître, tendit ses muscles et était parvenu déjà à se relever sur trois jambes, lorsqu'à l'appel de son frère, Henri vit le duc François pâlir affreusement et approcher l'arquebuse de son épaule; mais la balle, au lieu d'aller frapper le sanglier, qui n'était plus qu'à deux pas du roi, brisa le genou du cheval, qui retomba le nez contre terre. Au même instant le sanglier déchira de son boutoir la botte de Charles.

— Oh! murmura d'Alençon de ses lèvres blêmissantes, je crois que le duc d'Anjou est roi de France, et que moi je suis roi de Pologne.

En effet le sanglier labourait la cuisse de Charles, lorsque celui-ci sentit quelqu'un qui lui levait le bras; puis il vit briller une lame aiguë et tranchante qui s'enfonçait et disparaissait jusqu'à la garde au défaut de l'épaule de l'animal, tandis qu'une main gantée de fer écartait la hure déjà fumante sous ses habits.

Charles, qui dans le mouvement qu'avait fait le cheval était parvenu à dégager sa jambe, se releva lourdement, et, se voyant tout ruisselant de sang, devint pâle comme un cadavre.

— Sire, dit Henri, qui toujours à genoux maintenait le sanglier atteint au coeur, Sire, ce n'est rien, j'ai écarté la dent, et Votre Majesté n'est pas blessée.

Puis il se releva, lâchant le couteau, et le sanglier tomba, rendant plus de sang encore par sa gueule que par sa plaie.

Charles, entouré de tout un monde haletant, assailli par des cris de terreur qui eussent étourdi le plus calme courage, fut un moment sur le point de tomber près de l'animal agonisant. Mais il se remit; et se retournant vers le roi de Navarre, il lui serra la main avec un regard où brillait le premier élan de sensibilité qui eût fait battre son coeur depuis vingt-quatre ans.

— Merci, Henriot! lui dit-il.

— Mon pauvre frère! s'écria d'Alençon en s'approchant de Charles.

— Ah! c'est toi, d'Alençon! dit le roi. Eh bien, fameux tireur, qu'est donc devenue ta balle?

— Elle se sera aplatie sur le sanglier, dit le duc.

— Eh! mon Dieu! s'écria Henri avec une surprise admirablement jouée, voyez donc, François, votre balle a cassé la jambe du cheval de Sa Majesté. C'est étrange!

— Hein! dit le roi. Est-ce vrai, cela?

— C'est possible, dit le duc consterné; la main me tremblait si fort!

— Le fait est que, pour un tireur habile, vous avez fait là un singulier coup, François! dit Charles en fronçant le sourcil. Une seconde fois, merci, Henriot! Messieurs, continua le roi, retournons à Paris, j'en ai assez comme cela.

Marguerite s'approcha pour féliciter Henri.

— Ah! ma foi, oui, Margot, dit Charles, fais-lui ton compliment, et bien sincère même, car sans lui le roi de France s'appelait Henri III.

— Hélas! madame, dit le Béarnais, M. le duc d'Anjou, qui est déjà mon ennemi, va m'en vouloir bien davantage. Mais que voulez-vous! on fait ce qu'on peut; demandez à M. d'Alençon.

Et, se baissant, il retira du corps du sanglier son couteau de chasse, qu'il plongea deux ou trois fois dans la terre, afin d'en essuyer le sang.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. — Qui est à ma portière? — Deux pages et un écuyer. — Bon! ce sont des barbares! Dites-moi, La Mole, qui avez-vous trouvé dans votre chambre? — Le duc François. — Faisant? — Je ne sais quoi. — Avec? — Avec un inconnu. Je suis seule; entrez, mon cher.

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