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La reine Margot - Tome I

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La Mole était au comble de la joie. À part une certaine faiblesse causée par la perte de son sang et un léger étourdissement qui se rattachait à cette cause, il se sentait aussi bien qu'il pouvait être. D'ailleurs, Marguerite serait sans doute de cette cavalcade; il reverrait Marguerite, et lorsqu'il songeait au bien que lui avait fait la vue de Gillonne, il ne mettait point en doute l'efficacité bien plus grande de celle de sa maîtresse.

La Mole employa donc une partie de l'argent qu'il avait reçu en partant de sa famille à acheter le plus beau justaucorps de satin blanc et la plus riche broderie de manteau que lui pût procurer le tailleur à la mode. Le même lui fournit encore les bottes de cuir parfumé qu'on portait à cette époque. Le tout lui fut apporté le matin, une demi-heure seulement après l'heure pour laquelle La Mole l'avait demandé, ce qui fait qu'il n'eut trop rien à dire. Il s'habilla rapidement, se regarda dans un miroir, se trouva assez convenablement vêtu, coiffé, parfumé pour être satisfait de lui- même; enfin il s'assura par plusieurs tours faits rapidement dans sa chambre qu'à part plusieurs douleurs assez vives, le bonheur moral ferait taire les incommodités physiques.

Un manteau cerise de son invention, et taillé un peu plus long qu'on ne les portait alors, lui allait particulièrement bien.

Tandis que cette scène se passait au Louvre, une autre du même genre avait lieu à l'hôtel de Guise. Un grand gentilhomme à poil roux examinait devant une glace une raie rougeâtre qui lui traversait désagréablement le visage; il peignait et parfumait sa moustache, et tout en la parfumant, il étendait sur cette malheureuse raie, qui, malgré tous les cosmétiques en usage à cette époque s'obstinait à reparaître, il étendait, dis-je, une triple couche de blanc et de rouge; mais comme l'application était insuffisante, une idée lui vint: un ardent soleil, un soleil d'août dardait ses rayons dans la cour; il descendit dans cette cour, mit son chapeau à la main, et, le nez en l'air et les yeux fermés, il se promena pendant dix minutes, s'exposant volontairement à cette flamme dévorante qui tombait par torrents du ciel.

Au bout de dix minutes, grâce à un coup de soleil de premier ordre, le gentilhomme était arrivé à avoir un visage si éclatant que c'était la raie rouge qui maintenant n'était plus en harmonie avec le reste et qui par comparaison paraissait jaune. Notre gentilhomme ne parut pas moins fort satisfait de cet arc-en-ciel, qu'il rassortit de son mieux avec le reste du visage, grâce à une couche de vermillon qu'il étendit dessus; après quoi il endossa un magnifique habit qu'un tailleur avait mis dans sa chambre avant qu'il eût demandé le tailleur.

Ainsi paré, musqué, armé de pied en cap, il descendit une seconde fois dans la cour et se mit à caresser un grand cheval noir dont la beauté eût été sans égale sans une petite coupure qu'à l'instar de celle de son maître lui avait faite dans une des dernières batailles civiles un sabre de reître.

Néanmoins, enchanté de son cheval comme il l'était de lui-même, ce gentilhomme, que nos lecteurs ont sans doute reconnu sans peine, fut en selle un quart d'heure avant tout le monde, et fit retentir la cour de l'hôtel de Guise des hennissements de son coursier, auxquels répondaient, à mesure qu'il s'en rendait maître, des mordi prononcés sur tous les tons. Au bout d'un instant le cheval, complètement dompté, reconnaissait par sa souplesse et son obéissance la légitime domination de son cavalier; mais la victoire n'avait pas été remportée sans bruit, et ce bruit (c'était peut-être là-dessus que comptait notre gentilhomme), et ce bruit avait attiré aux vitres une dame que notre dompteur de chevaux salua profondément et qui lui sourit de la façon la plus agréable.

Cinq minutes après, madame de Nevers faisait appeler son intendant.

— Monsieur, demanda-t-elle, a-t-on fait convenablement déjeuner
M. le comte Annibal de Coconnas?

— Oui, madame, répondit l'intendant. Il a même ce matin mangé de meilleur appétit encore que d'habitude.

— Bien, monsieur! dit la duchesse. Puis se retournant vers son premier gentilhomme:

— Monsieur d'Arguzon, dit-elle, partons pour le Louvre et tenez l'oeil, je vous prie, sur M. le comte Annibal de Coconnas, car il est blessé, par conséquent encore faible, et je ne voudrais pas pour tout au monde qu'il lui arrivât malheur. Cela ferait rire les huguenots, qui lui gardent rancune depuis cette bienheureuse soirée de la Saint-Barthélemy.

Et madame de Nevers, montant à cheval à son tour, partit toute rayonnante pour le Louvre, où était le rendez-vous général.

Il était deux heures de l'après-midi, lorsqu'une file de cavaliers ruisselants d'or, de joyaux et d'habits splendides apparut dans la rue Saint-Denis, débouchant à l'angle du cimetière des Innocents, et se déroulant au soleil entre les deux rangées de maisons sombres comme un immense reptile aux chatoyants anneaux.

XVI
Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon

Nulle troupe, si riche qu'elle soit, ne peut donner une idée de ce spectacle. Les habits soyeux, riches et éclatants, légués comme une mode splendide par François Ier à ses successeurs, ne s'étaient pas transformés encore dans ces vêtements étriqués et sombres qui furent de mise sous Henri III; de sorte que le costume de Charles IX, moins riche, mais peut-être plus élégant que ceux des époques précédentes, éclatait dans toute sa parfaite harmonie. De nos jours, il n'y a plus de point de comparaison possible avec un semblable cortège; car nous en sommes réduits, pour nos magnificences de parade, à la symétrie et à l'uniforme.

Pages, écuyers, gentilshommes de bas étage, chiens et chevaux marchant sur les flancs et en arrière, faisaient du cortège royal une véritable armée. Derrière cette armée venait le peuple, ou, pour mieux dire, le peuple était partout.

Le peuple suivait, escortait et précédait; il criait à la fois Noël et Haro, car, dans le cortège, on distinguait plusieurs calvinistes ralliés, et le peuple a de la rancune.

C'était le matin, en face de Catherine et du duc de Guise, que Charles IX avait, comme d'une chose toute naturelle, parlé devant Henri de Navarre d'aller visiter le gibet de Montfaucon, ou plutôt le corps mutilé de l'amiral, qui était pendu. Le premier mouvement de Henri avait été de se dispenser de prendre part à cette visite. C'était là où l'attendait Catherine. Aux premiers mots qu'il dit exprimant sa répugnance, elle échangea un coup d'oeil et un sourire avec le duc de Guise. Henri surprit l'un et l'autre, les comprit, puis se reprenant tout à coup:

— Mais, au fait, dit-il, pourquoi n'irais-je pas? Je suis catholique et je me dois à ma nouvelle religion. Puis s'adressant à Charles IX:

— Que Votre Majesté compte sur moi, lui dit-il, je serai toujours heureux de l'accompagner partout où elle ira. Et il jeta autour de lui un coup d'oeil rapide pour compter les sourcils qui se fronçaient.

Aussi celui de tout le cortège que l'on regardait avec le plus de curiosité, peut-être, était ce fils sans mère, ce roi sans royaume, ce huguenot fait catholique. Sa figure longue et caractérisée, sa tournure un peu vulgaire, sa familiarité avec ses inférieurs, familiarité qu'il portait à un degré presque inconvenant pour un roi, familiarité qui tenait aux habitudes montagnardes de sa jeunesse et qu'il conserva jusqu'à sa mort, le signalaient aux spectateurs, dont quelques-uns lui criaient:

— À la messe, Henriot, à la messe! Ce à quoi Henri répondait:

— J'y ai été hier, j'en viens aujourd'hui, et j'y retournerai demain. Ventre saint gris! il me semble cependant que c'est assez comme cela.

Quant à Marguerite, elle était à cheval, si belle, si fraîche, si élégante, que l'admiration faisait autour d'elle un concert dont quelques notes, il faut l'avouer, s'adressaient à sa compagne, madame la duchesse de Nevers, qu'elle venait de rejoindre, et dont le cheval blanc, comme s'il était fier du poids qu'il portait, secouait furieusement la tête.

— Eh bien, duchesse, dit la reine de Navarre, quoi de nouveau?

— Mais, madame, répondit tout haut Henriette, rien que je sache.
Puis tout bas:

— Et le huguenot, demanda-t-elle, qu'est-il devenu?

— Je lui ai trouvé une retraite à peu près sûre, répondit
Marguerite. Et le grand massacreur de gens, qu'en as-tu fait?

— Il a voulu être de la fête; il monte le cheval de bataille de M. de Nevers, un cheval grand comme un éléphant. C'est un cavalier effrayant. Je lui ai permis d'assister à la cérémonie, parce que j'ai pensé que prudemment ton huguenot garderait la chambre et que de cette façon il n'y aurait pas de rencontre à craindre.

— Oh! ma foi! répondit Marguerite en souriant, fût-il ici, et il n'y est pas, je crois qu'il n'y aurait pas de rencontre pour cela. C'est un beau garçon que mon huguenot, mais pas autre chose: une colombe et non un milan; il roucoule, mais ne mord pas. Après tout, fit-elle avec un accent intraduisible et en haussant légèrement les épaules; après tout, peut-être l'avons-nous cru huguenot, tandis qu'il était brahme, et sa religion lui défend- elle de répandre le sang.

— Mais où donc est le duc d'Alençon? demanda Henriette, je ne l'aperçois point.

— Il doit rejoindre, il avait mal aux yeux ce matin et désirait ne pas venir; mais comme on sait que, pour ne pas être du même avis que son frère Charles et son frère Henri, il penche pour les huguenots, on lui a fait observer que le roi pourrait interpréter à mal son absence et il s'est décidé. Mais, justement, tiens, on regarde, on crie là-bas, c'est lui qui sera venu par la porte Montmartre.

— En effet, c'est lui-même, je le reconnais, dit Henriette. En vérité, mais il a bon air aujourd'hui. Depuis quelque temps, il se soigne particulièrement: il faut qu'il soit amoureux. Voyez donc comme c'est bon d'être prince du sang: il galope sur tout le monde et tout le monde se range.

— En effet, dit en riant Marguerite, il va nous écraser. Dieu me pardonne! Mais faites donc ranger vos gentilshommes, duchesse! car en voici un qui, s'il ne se range pas, va se faire tuer.

— Eh, c'est mon intrépide! s'écria la duchesse, regarde donc, regarde.

Coconnas avait en effet quitté son rang pour se rapprocher de madame de Nevers; mais au moment même où son cheval traversait l'espèce de boulevard extérieur qui séparait la rue du faubourg Saint-Denis, un cavalier de la suite du duc d'Alençon, essayant en vain de retenir son cheval emporté, alla en plein corps heurter Coconnas. Coconnas ébranlé vacilla sur sa colossale monture, son chapeau faillit tomber, il le retint et se retourna furieux.

— Dieu! dit Marguerite en se penchant à l'oreille de son amie,
M. de La Mole!

— Ce beau jeune homme pâle! s'écria la duchesse incapable de maîtriser sa première impression.

— Oui, oui! celui-là même qui a failli renverser ton Piémontais.

— Oh! mais, dit la duchesse, il va se passer des choses affreuses! ils se regardent, ils se reconnaissent!

En effet, Coconnas en se retournant avait reconnu la figure de La Mole; et, de surprise, il avait laissé échapper la bride de son cheval, car il croyait bien avoir tué son ancien compagnon, ou du moins l'avoir mis pour un certain temps hors de combat. De son côté, La Mole reconnut Coconnas et sentit un feu qui lui montait au visage. Pendant quelques secondes, qui suffirent à l'expression de tous les sentiments que couvaient ces deux hommes, ils s'étreignirent d'un regard qui fit frissonner les deux femmes. Après quoi La Mole ayant regardé tout autour de lui, et ayant compris sans doute que le lieu était mal choisi pour une explication, piqua son cheval et rejoignit le duc d'Alençon. Coconnas resta un moment ferme à la même place, tordant sa moustache et en faisant remonter la pointe jusqu'à se crever l'oeil; après quoi, voyant que La Mole s'éloignait sans lui rien dire de plus, il se remit lui-même en route.

— Ah! ah! dit avec une dédaigneuse douleur Marguerite, je ne m'étais donc pas trompée… Oh! pour cette fois c'est trop fort.

Et elle se mordit les lèvres jusqu'au sang.

— Il est bien joli, répondit la duchesse avec commisération.

Juste en ce moment le duc d'Alençon venait de reprendre sa place derrière le roi et la reine mère, de sorte que ses gentilshommes, en le rejoignant, étaient forcés de passer devant Marguerite et la duchesse de Nevers. La Mole, en passant à son tour devant les deux princesses, leva son chapeau, salua la reine en s'inclinant jusque sur le cou de son cheval et demeura tête nue en attendant que Sa Majesté l'honorât d'un regard.

Mais Marguerite détourna fièrement la tête.

La Mole lut sans doute l'expression de dédain empreinte sur le visage de la reine et de pâle qu'il était devint livide. De plus, pour ne pas choir de son cheval il fut forcé de se retenir à la crinière.

— Oh! oh! dit Henriette à la reine, regarde donc, cruelle que tu es! Mais il va se trouver mal! …

— Bon! dit la reine avec un sourire écrasant, il ne nous manquerait plus que cela… As-tu des sels? Madame de Nevers se trompait.

La Mole, chancelant, retrouva des forces, et, se raffermissant sur son cheval, alla reprendre son rang à la suite du duc d'Alençon.

Cependant on continuait d'avancer, on voyait se dessiner la silhouette lugubre du gibet dressé et étrenné par Enguerrand de Marigny. Jamais il n'avait été si bien garni qu'à cette heure.

Les huissiers et les gardes marchèrent en avant et formèrent un large cercle autour de l'enceinte. À leur approche, les corbeaux perchés sur le gibet s'envolèrent avec des croassements de désespoir.

Le gibet qui s'élevait à Montfaucon offrait d'ordinaire, derrière ses colonnes, un abri aux chiens attirés par une proie fréquente et aux bandits philosophes qui venaient méditer sur les tristes vicissitudes de la fortune.

Ce jour-là il n'y avait, en apparence du moins, à Montfaucon, ni chiens ni bandits. Les huissiers et les gardes avaient chassé les premiers en même temps que les corbeaux, et les autres s'étaient confondus dans la foule pour y opérer quelques-uns de ces bons coups qui sont les riantes vicissitudes du métier.

Le cortège s'avançait; le roi et Catherine arrivaient les premiers, puis venaient le duc d'Anjou, le duc d'Alençon, le roi de Navarre, M. de Guise et leurs gentilshommes; puis madame Marguerite, la duchesse de Nevers et toutes les femmes composant ce qu'on appelait l'escadron volant de la reine; puis les pages, les écuyers, les valets et le peuple: en tout dix mille personnes.

Au gibet principal pendait une masse informe, un cadavre noir, souillé de sang coagulé et de boue blanchie par de nouvelles couches de poussière. Au cadavre il manquait une tête. Aussi l'avait-on pendu par les pieds. Au reste, la populace, ingénieuse comme elle l'est toujours, avait remplacé la tête par un bouchon de paille sur lequel elle avait mis un masque, et dans la bouche de ce masque, quelque railleur qui connaissait les habitudes de M. l'amiral avait introduit un cure-dent.

C'était un spectacle à la fois lugubre et bizarre, que tous ces élégants seigneurs et toutes ces belles dames défilant, comme une procession peinte par Goya, au milieu de ces squelettes noircis et de ces gibets aux longs bras décharnés. Plus la joie des visiteurs était bruyante, plus elle faisait contraste avec le morne silence et la froide insensibilité de ces cadavres, objets de railleries qui faisaient frissonner ceux-là même qui les faisaient.

Beaucoup supportaient à grand-peine ce terrible spectacle; et à sa pâleur on pouvait distinguer, dans le groupe des huguenots ralliés, Henri, qui, quelle que fût sa puissance sur lui-même et si étendu que fût le degré de dissimulation dont le Ciel l'avait doté, n'y put tenir. Il prétexta l'odeur impure que répandaient tous ces débris humains; et s'approchant de Charles IX, qui, côte à côte avec Catherine, était arrêté devant les restes de l'amiral:

— Sire, dit-il, Votre Majesté ne trouve-t-elle pas que, pour rester plus longtemps ici, ce pauvre cadavre sent bien mauvais?

— Tu trouves, Henriot! dit Charles IX, dont les yeux étincelaient d'une joie féroce.

— Oui, Sire.

— Eh bien, je ne suis pas de ton avis, moi… le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.

— Ma foi, Sire, dit Tavannes, puisque Votre Majesté savait que nous devions venir faire une petite visite à M. l'amiral, elle eût dû inviter Pierre Ronsard, son maître en poésie: il eût fait, séance tenante, l'épitaphe du vieux Gaspard.

— Il n'y a pas besoin de lui pour cela, dit Charles IX, et nous la ferons bien nous-même… Par exemple, écoutez, messieurs, dit Charles IX après avoir réfléchi un instant:

Ci-gît, — mais c'est mal entendu, Pour lui le mot est trop honnête, — Ici l'amiral est pendu Par les pieds, à faute de tête.

_— _Bravo! bravo! s'écrièrent les gentilshommes catholiques tout d'une voix, tandis que les huguenots ralliés fronçaient les sourcils en gardant le silence.

Quant à Henri, comme il causait avec Marguerite et madame de
Nevers, il fit semblant de n'avoir pas entendu.

— Allons, allons, monsieur, dit Catherine, que, malgré les parfums dont elle était couverte, cette odeur commençait à indisposer, allons, il n'y a si bonne compagnie qu'on ne quitte. Disons adieu à M. l'amiral, et revenons à Paris.

Elle fit de la tête un geste ironique comme lorsqu'on prend congé d'un ami, et, reprenant la tête de colonne, elle revint gagner le chemin, tandis que le cortège défilait devant le cadavre de Coligny.

Le soleil se couchait à l'horizon. La foule s'écoula sur les pas de Leurs Majestés pour jouir jusqu'au bout des magnificences du cortège et des détails du spectacle: les voleurs suivirent la foule; de sorte que, dix minutes après le départ du roi, il n'y avait plus personne autour du cadavre mutilé de l'amiral, que commençaient à effleurer les premières brises du soir. Quand nous disons personne, nous nous trompons. Un gentilhomme monté sur un cheval noir, et qui n'avait pu sans doute, au moment où il était honoré de la présence des princes, contempler à son aise ce tronc informe et noirci, était demeuré le dernier, et s'amusait à examiner dans tous leurs détails chaînes, crampons, piliers de pierre, le gibet enfin, qui lui paraissait sans doute, à lui arrivé depuis quelques jours à Paris et ignorant des perfectionnements qu'apporte en toute chose la capitale, le parangon de tout ce que l'homme peut inventer de plus terriblement laid.

Il n'est pas besoin de dire à nos lecteurs que cet homme était notre ami Coconnas. Un oeil exercé de femme l'avait en vain cherché dans la cavalcade et avait sondé les rangs sans pouvoir le retrouver.

M. de Coconnas, comme nous l'avons dit, était donc en extase devant l'oeuvre d'Enguerrand de Marigny.

Mais cette femme n'était pas seule à chercher M. de Coconnas. Un autre gentilhomme, remarquable par son pourpoint de satin blanc et sa galante plume, après avoir regardé en avant et sur les côtés, s'avisa de regarder en arrière et vit la haute taille de Coconnas et la gigantesque silhouette de son cheval se profiler en vigueur sur le ciel rougi des derniers reflets du soleil couchant.

Alors le gentilhomme au pourpoint de satin blanc quitta le chemin suivi par l'ensemble de la troupe, prit un petit sentier, et, décrivant une courbe, retourna vers le gibet.

Presque aussitôt la dame que nous avons reconnue pour la duchesse de Nevers, comme nous avons reconnu le grand gentilhomme au cheval noir pour Coconnas, s'approcha de Marguerite et lui dit:

— Nous nous sommes trompées toutes deux, Marguerite, car le
Piémontais est demeuré en arrière, et M. de La Mole l'a suivi.

— Mordi! reprit Marguerite en riant, il va donc se passer quelque chose. Ma foi, j'avoue que je ne serais pas fâchée d'avoir à revenir sur son compte.

Marguerite alors se retourna et vit s'exécuter effectivement de la part de La Mole la manoeuvre que nous avons dite.

Ce fut alors au tour des deux princesses à quitter la file: l'occasion était des plus favorables; on tournait devant un sentier bordé de larges haies qui remontait, et, en remontant, passait à trente pas du gibet. Madame de Nevers dit un mot à l'oreille de son capitaine, Marguerite fit un signe à Gillonne, et les quatre personnes s'en allèrent par ce chemin de traverse s'embusquer derrière le buisson le plus proche du lieu où allait se passer la scène dont ils paraissaient désirer être spectateurs. Il y avait trente pas environ, comme nous l'avons dit, de cet endroit à celui où Coconnas, ravi, en extase, gesticulait devant M. l'amiral.

Marguerite mit pied à terre, madame de Nevers et Gillonne en firent autant; le capitaine descendit à son tour, et réunit dans ses mains les brides des quatre chevaux. Un gazon frais et touffu offrait aux trois femmes un siège comme en demandent souvent et inutilement les princesses.

Une éclaircie leur permettait de ne pas perdre le moindre détail.

La Mole avait décrit son cercle. Il vint au pas se placer derrière
Coconnas, et, allongeant la main, il lui frappa sur l'épaule.

Le Piémontais se retourna.

— Oh! dit-il, ce n'était donc pas un rêve! et vous vivez encore!

— Oui, monsieur, répondit La Mole, oui, je vis encore. Ce n'est pas votre faute, mais enfin je vis.

— Mordi! je vous reconnais bien, reprit Coconnas, malgré votre mine pâle. Vous étiez plus rouge que cela la dernière fois que nous nous sommes vus.

— Et moi, dit La Mole, je vous reconnais aussi malgré cette ligne jaune qui vous coupe le visage; vous étiez plus pâle que cela lorsque je vous la fis.

Coconnas se mordit les lèvres; mais, décidé, à ce qu'il paraît, à continuer la conversation sur le ton de l'ironie, il continua:

— C'est curieux, n'est-ce pas, monsieur de la Mole, surtout pour un huguenot, de pouvoir regarder M. l'amiral pendu à ce crochet de fer; et dire cependant qu'il y a des gens assez exagérés pour nous accuser d'avoir tué jusqu'aux huguenotins à la mamelle!

— Comte, dit La Mole en s'inclinant, je ne suis plus huguenot, j'ai le bonheur d'être catholique.

— Bah! s'écria Coconnas en éclatant de rire, vous êtes converti, monsieur! oh! que c'est adroit!

— Monsieur, continua La Mole avec le même sérieux et la même politesse, j'avais fait voeu de me convertir si j'échappais au massacre.

— Comte, reprit le Piémontais, c'est un voeu très prudent, et je vous en félicite; n'en auriez-vous point fait d'autres encore?

— Oui, bien, monsieur, j'en ai fait un second, répondit La Mole en caressant sa monture avec une tranquillité parfaite.

— Lequel? demanda Coconnas.

— Celui de vous accrocher là-haut, voyez-vous, à ce petit clou qui semble vous attendre au-dessous de M. de Coligny.

— Comment! dit Coconnas, comme je suis là, tout grouillant?

— Non, monsieur, après vous avoir passé mon épée au travers du corps.

Coconnas devint pourpre, ses yeux verts lancèrent des flammes.

— Voyez-vous, dit-il en goguenardant, à ce clou!

— Oui, reprit La Mole, à ce clou…

— Vous n'êtes pas assez grand pour cela, mon petit monsieur! dit
Coconnas.

— Alors, je monterai sur votre cheval, mon grand tueur de gens! répondit La Mole. Ah! vous croyez, mon cher monsieur Annibal de Coconnas, qu'on peut impunément assassiner les gens sous le loyal et honorable prétexte qu'on est cent contre un; nenni! Un jour vient où l'homme retrouve son homme, et je crois que ce jour est venu aujourd'hui. J'aurais bien envie de casser votre vilaine tête d'un coup de pistolet; mais, bah! j'ajusterais mal, car j'ai la main encore tremblante des blessures que vous m'avez faites en traître.

— Ma vilaine tête! hurla Coconnas en sautant de son cheval. À terre! sus! sus! monsieur le comte, dégainons. Et il mit l'épée à la main.

Je crois que ton huguenot a dit: Vilaine tête, murmura la duchesse de Nevers à l'oreille de Marguerite; est-ce que tu le trouves laid?

— Il est charmant! dit en riant Marguerite, et je suis forcée de dire que la fureur rend M. de La Mole injuste; mais, chut! regardons.

En effet, La Mole était descendu de son cheval avec autant de mesure que Coconnas avait mis, lui, de rapidité; il avait détaché son manteau cerise, l'avait posé à terre, avait tiré son épée et était tombé en garde.

— Aïe! fit-il en allongeant le bras.

— Ouf! murmura Coconnas en déployant le sien, car tous deux, on se le rappelle, étaient blessés à l'épaule et souffraient d'un mouvement trop vif.

Un éclat de rire, mal retenu, sortit du buisson. Les princesses n'avaient pu se contraindre tout à fait en voyant les deux champions se frotter l'omoplate en grimaçant. Cet éclat de rire parvint jusqu'aux deux gentilshommes, qui ignoraient qu'ils eussent des témoins, et qui, en se retournant, reconnurent leurs dames.

La Mole se remit en garde, ferme, comme un automate, et Coconnas engagea le fer avec un _mordi! _des plus accentués.

— Ah çà; mais, ils y vont tout de bon et s'égorgeront si nous n'y mettons bon ordre. Assez de plaisanteries. Holà! messieurs! holà! cria Marguerite.

— Laisse! laisse! dit Henriette, qui, ayant vu Coconnas à l'oeuvre, espérait au fond du coeur que Coconnas aurait aussi bon marché de La Mole qu'il avait eu des deux neveux et du fils de Mercandon.

— Oh! ils sont vraiment très beaux ainsi, dit Marguerite; regarde, on dirait qu'ils soufflent du feu.

En effet, le combat, commencé par des railleries et des provocations, était devenu silencieux depuis que les deux champions avaient croisé le fer. Tous deux se défiaient de leurs forces, et l'un et autre, à chaque mouvement trop vif, était forcé de réprimer un frisson de douleur arraché par les anciennes blessures. Cependant, les yeux fixes et ardents, la bouche entrouverte, les dents serrées, La Mole avançait à petits pas fermes et secs sur son adversaire qui, reconnaissant en lui un maître en fait d'armes, rompait aussi pas à pas, mais enfin rompait. Tous deux arrivèrent ainsi jusqu'au bord du fossé, de l'autre côté duquel se trouvaient les spectateurs. Là, comme si sa retraite eût été un simple calcul pour se rapprocher de sa dame, Coconnas s'arrêta, et, sur un dégagement un peu large de La Mole, fournit avec la rapidité de l'éclair un coup droit, et à l'instant même le pourpoint de satin blanc de La Mole s'imbiba d'une tache rouge qui alla s'élargissant.

— Courage! cria la duchesse de Nevers.

— Ah! pauvre La Mole! fit Marguerite avec un cri de douleur.

La Mole entendit ce cri, lança à la reine un de ces regards qui pénètrent plus profondément dans le coeur que la pointe d'une épée, et sur un cercle trompé se fendit à fond.

Cette fois les deux femmes jetèrent deux cris qui n'en firent qu'un. La pointe de la rapière de La Mole avait apparu sanglante derrière le dos de Coconnas.

Cependant ni l'un ni l'autre ne tomba: tous deux restèrent debout, se regardant la bouche ouverte, sentant chacun de son côté qu'au moindre mouvement qu'il ferait l'équilibre allait lui manquer. Enfin le Piémontais, plus dangereusement blessé que son adversaire, et sentant que ses forces allaient fuir avec son sang, se laissa tomber sur La Mole, l'étreignant d'un bras, tandis que de l'autre il cherchait à dégainer son poignard. De son côté, La Mole réunit toutes ses forces, leva la main et laissa retomber le pommeau de son épée au milieu du front de Coconnas, qui, étourdi du coup, tomba; mais en tombant il entraîna son adversaire dans sa chute, si bien que tous deux roulèrent dans le fossé.

Aussitôt Marguerite et la duchesse de Nevers, voyant que tout mourants qu'ils étaient ils cherchaient encore à s'achever, se précipitèrent, aidées du capitaine des gardes. Mais avant qu'elles fussent arrivées à eux, les mains se détendirent, les yeux se refermèrent, et chacun des combattants, laissant échapper le fer qu'il tenait, se raidit dans une convulsion suprême.

Un large flot de sang écumait autour d'eux.

— Oh! brave, brave La Mole! s'écria Marguerite, incapable de renfermer plus longtemps en elle son admiration. Ah! pardon, mille fois pardon de t'avoir soupçonné!

Et ses yeux se remplirent de larmes.

— Hélas! hélas! murmura la duchesse, valeureux Annibal… Dites, dites, madame, avez-vous jamais vu deux plus intrépides lions?

Et elle éclata en sanglots.

— Tudieu! les rudes coups! dit le capitaine en cherchant à étancher le sang qui coulait à flots… Holà! vous qui venez, venez plus vite!

En effet, un homme, assis sur le devant d'une espèce de tombereau peint en rouge, apparaissait dans la brume du soir, chantant cette vieille chanson que lui avait sans doute rappelée le miracle du cimetière des Innocents:

Bel aubespin fleurissant, Verdissant, __ Le long de ce beau rivage, Tu es vêtu, jusqu'au bas, Des longs bras D'une lambrusche sauvage. __ Le chantre rossignolet, Nouvelet, __ Courtisant sa bien-aimée, Pour ses amours alléger, Vient loger Tous les ans sous la ramée. __ Or, vis, gentil aubespin, Vis sans fin; __ Vis, sans que jamais tonnerre Ou la cognée, ou les vents, Ou le temps Te puissent ruer par…

_— _Holà hé! répéta le capitaine, venez donc quand on vous appelle! Ne voyez-vous pas que ces gentilshommes ont besoin de secours?

L'homme au chariot, dont l'extérieur repoussant et le visage rude formaient un contraste étrange avec la douce et bucolique chanson que nous venons de citer, arrêta alors son cheval, descendit, et se baissant sur les deux corps:

— Voilà de belles plaies, dit-il; mais j'en fais encore de meilleures.

— Qui donc êtes-vous? demanda Marguerite ressentant malgré elle une certaine terreur qu'elle n'avait pas la force de vaincre.

— Madame, répondit cet homme en s'inclinant jusqu'à terre, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris, et je venais accrocher à ce gibet des compagnons pour M. l'amiral.

— Eh bien, moi, je suis la reine de Navarre, répondit Marguerite; jetez là vos cadavres, étendez dans votre chariot les housses de nos chevaux, et ramenez doucement derrière nous ces deux gentilshommes au Louvre.

XVII
Le confrère de maître Ambroise Paré

Le tombereau dans lequel on avait placé Coconnas et La Mole reprit la route de Paris, suivant dans l'ombre le groupe qui lui servait de guide. Il s'arrêta au Louvre; le conducteur reçut un riche salaire. On fit transporter les blessés chez M. le duc d'Alençon, et l'on envoya chercher maître Ambroise Paré.

Lorsqu'il arriva, ni l'un ni l'autre n'avaient encore repris connaissance.

La Mole était le moins maltraité des deux: le coup d'épée l'avait frappé au-dessous de l'aisselle droite, mais n'avait offensé aucun organe essentiel; quant à Coconnas, il avait le poumon traversé, et le souffle qui sortait par la blessure faisait vaciller la flamme d'une bougie.

Maître Ambroise Paré ne répondait pas de Coconnas.

Madame de Nevers était désespérée; c'était elle qui, confiante dans la force, dans l'adresse et le courage du Piémontais, avait empêché Marguerite de s'opposer au combat. Elle eût bien fait porter Coconnas à l'hôtel de Guise pour lui renouveler dans cette seconde occasion les soins de la première; mais d'un moment à l'autre son mari pouvait arriver de Rome, et trouver étrange l'installation d'un intrus dans le domicile conjugal.

Pour cacher la cause des blessures, Marguerite avait fait porter les deux jeunes gens chez son frère, où l'un d'eux, d'ailleurs, était déjà installé, en disant que c'étaient deux gentilshommes qui s'étaient laissés choir de cheval pendant la promenade; mais la vérité fut divulguée par l'admiration du capitaine témoin du combat, et l'on sut bientôt à la cour que deux nouveaux raffinés venaient de naître au grand jour de la renommée.

Soignés par le même chirurgien qui partageait ses soins entre eux, les deux blessés parcoururent les différentes phases de convalescence qui ressortaient du plus ou du moins de gravité de leurs blessures. La Mole, le moins grièvement atteint des deux, reprit le premier connaissance. Quant à Coconnas, une fièvre terrible s'était emparée de lui, et son retour à la vie fut signalé par tous les signes du plus affreux délire.

Quoique enfermé dans la même chambre que Coconnas, La Mole, en reprenant connaissance, n'avait pas vu son compagnon, ou n'avait par aucun signe indiqué qu'il le vît. Coconnas tout au contraire, en rouvrant les yeux, les fixa sur La Mole, et cela avec une expression qui eût pu prouver que le sang que le Piémontais venait de perdre n'avait en rien diminué les passions de ce tempérament de feu.

Coconnas pensa qu'il rêvait, et que dans son rêve il retrouvait l'ennemi que deux fois il croyait avoir tué; seulement le rêve se prolongeait outre mesure. Après avoir vu La Mole couché comme lui, pansé comme lui par le chirurgien, il vit La Mole se soulever sur ce lit, où lui-même était cloué encore par la fièvre, la faiblesse et la douleur, puis en descendre, puis marcher au bras du chirurgien, puis marcher avec une canne, puis enfin marcher tout seul.

Coconnas, toujours en délire, regardait toutes ces différentes périodes de la convalescence de son compagnon d'un regard tantôt atone, tantôt furieux, mais toujours menaçant.

Tout cela offrait, à l'esprit brûlant du Piémontais un mélange effrayant de fantastique et de réel. Pour lui, La Mole était mort, bien mort, et même plutôt deux fois qu'une, et cependant il reconnaissait l'ombre de ce La Mole couchée dans un lit pareil au sien; puis il vit, comme nous l'avons dit, l'ombre se lever, puis l'ombre marcher, et, chose effrayante, marcher vers son lit. Cette ombre, que Coconnas eût voulu fuir, fût-ce au fond des enfers, vint droit à lui et s'arrêta à son chevet, debout et le regardant; il y avait même dans ses traits un sentiment de douceur et de compassion que Coconnas prit pour l'expression d'une dérision infernale.

Alors s'alluma, dans cet esprit, plus malade peut-être que le corps, une aveugle passion de vengeance. Coconnas n'eut plus qu'une préoccupation, celle de se procurer une arme quelconque, et, avec cette arme, de frapper ce corps ou cette ombre de La Mole qui le tourmentait si cruellement. Ses habits avaient été déposés sur une chaise, puis emportés; car, tout souillés de sang qu'ils étaient, on avait jugé à propos de les éloigner du blessé, mais on avait laissé sur la même chaise son poignard dont on ne supposait pas qu'avant longtemps il eût l'envie de se servir. Coconnas vit le poignard; pendant trois nuits, profitant du moment où La Mole dormait, il essaya d'étendre la main jusqu'à lui; trois fois la force lui manqua, et il s'évanouit. Enfin la quatrième nuit, il atteignit l'arme, la saisit du bout de ses doigts crispés, et, en poussant un gémissement arraché par la douleur, il la cacha sous son oreiller.

Le lendemain, il vit quelque chose d'inouï jusque-là: l'ombre de La Mole, qui semblait chaque jour reprendre de nouvelles forces, tandis que lui, sans cesse occupé de la vision terrible, usait les siennes dans l'éternelle trame du complot qui devait l'en débarrasser; l'ombre de La Mole, devenue de plus en plus alerte, fit, d'un air pensif, deux ou trois tours dans la chambre; puis enfin, après avoir ajusté son manteau, ceint son épée, coiffé sa tête d'un feutre à larges bords, ouvrit la porte et sortit.

Coconnas respira; il se crut débarrassé de son fantôme. Pendant deux ou trois heures son sang circula dans ses veines plus calme et plus rafraîchi qu'il n'avait jamais encore été depuis le moment du duel; un jour d'absence de La Mole eût rendu la connaissance à Coconnas, huit jours l'eussent guéri peut-être; malheureusement La Mole rentra au bout de deux heures.

Cette rentrée fut pour le Piémontais un véritable coup de poignard, et, quoique La Mole ne rentrât point seul, Coconnas n'eut pas un regard pour son compagnon.

Son compagnon méritait cependant bien qu'on le regardât.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, court, trapu, vigoureux, avec des cheveux noirs qui descendaient jusqu'aux sourcils, et une barbe noire qui, contre la mode du temps, couvrait tout le bas de son visage; mais le nouveau venu paraissait peu s'occuper de mode. Il avait une espèce de justaucorps de cuir tout maculé de taches brunes, de chausses sang-de-boeuf, un maillot rouge, de gros souliers de cuir montant au-dessus de la cheville, un bonnet de la même couleur que ses chausses, et la taille serrée par une large ceinture à laquelle pendait un couteau caché dans sa gaine.

Cet étrange personnage, dont la présence semblait une anomalie dans le Louvre, jeta sur une chaise le manteau brun qui l'enveloppait, et s'approcha brutalement du lit de Coconnas, dont les yeux, comme par une fascination singulière, demeuraient constamment fixés sur La Mole, qui se tenait à distance. Il regarda le malade, et secouant la tête:

— Vous avez attendu bien tard, mon gentilhomme! dit-il.

— Je ne pouvais pas sortir plus tôt, dit La Mole.

— Eh! pardieu! il fallait m'envoyer chercher.

— Par qui?

— Ah! c'est vrai! J'oubliais où nous sommes. Je l'avais dit à ces dames; mais elles n'ont point voulu m'écouter. Si l'on avait suivi mes ordonnances, au lieu de s'en rapporter à celles de cet âne bâté que l'on nomme Ambroise Paré, vous seriez depuis longtemps en état ou de courir les aventures ensemble, ou de vous redonner un autre coup d'épée si c'était votre bon plaisir; enfin on verra. Entend-il raison, votre ami?

— Pas trop.

— Tirez la langue, mon gentilhomme. Coconnas tira la langue à La Mole en faisant une si affreuse grimace, que l'examinateur secoua une seconde fois la tête.

— Oh! oh! murmura-t-il, contraction des muscles. Il n'y a pas de temps à perdre. Ce soir même je vous enverrai une potion toute préparée qu'on lui fera prendre en trois fois, d'heure en heure: une fois à minuit, une fois à une heure, une fois à deux heures.

— Bien.

— Mais qui la lui fera prendre, cette potion?

— Moi.

— Vous-même?

— Oui.

— Vous m'en donnez votre parole?

— Foi de gentilhomme!

— Et si quelque médecin voulait en soustraire la moindre partie pour la décomposer et voir de quels ingrédients elle est formée…

— Je la renverserais jusqu'à la dernière goutte.

— Foi de gentilhomme aussi?

— Je vous le jure.

— Par qui vous enverrai-je cette potion?

— Par qui vous voudrez.

— Mais mon envoyé…

— Eh bien?

— Comment pénétrera-t-il jusqu'à vous?

— C'est prévu. Il dira qu'il vient de la part de M. René le parfumeur.

— Ce Florentin qui demeure sur le pont Saint-Michel?

— Justement. Il a ses entrées au Louvre à toute heure du jour et de la nuit. L'homme sourit.

— En effet, dit-il, c'est bien le moins que lui doive la reine mère. C'est dit, on viendra de la part de maître René le parfumeur. Je puis bien prendre son nom une fois: il a assez souvent, sans être patenté, exercé ma profession.

— Eh bien, dit La Mole, je compte donc sur vous?

— Comptez-y.

— Quant au paiement…

— Oh! nous réglerons cela avec le gentilhomme lui-même quand il sera sur pied.

— Et soyez tranquille, je crois qu'il sera en état de vous récompenser généreusement.

— Moi aussi, je crois. Mais, ajouta-t-il avec un singulier sourire, comme ce n'est pas l'habitude des gens qui ont affaire à moi d'être reconnaissants, cela ne m'étonnerait point qu'une fois sur ses pieds il oubliât ou plutôt ne se souciât point de se souvenir de moi.

— Bon! bon! dit La Mole en souriant à son tour; en ce cas je serai là pour lui en rafraîchir la mémoire.

— Allons, soit! dans deux heures vous aurez la potion.

— Au revoir.

— Vous dites?

— Au revoir. L'homme sourit.

— Moi, reprit-il, j'ai l'habitude de dire toujours adieu. Adieu donc, monsieur de la Mole; dans deux heures vous aurez votre potion. Vous entendez, elle doit être prise à minuit… en trois doses… d'heure en heure.

Sur quoi il sourit, et La Mole resta seul avec Coconnas.

Coconnas avait entendu toute cette conversation, mais n'y avait rien compris: un vain bruit de paroles, un vain cliquetis de mots étaient arrivés jusqu'à lui. De tout cet entretien, il n'avait retenu que le mot: Minuit.

Il continua donc de suivre de son regard ardent La Mole, qui continua, lui, de demeurer dans la chambre, rêvant et se promenant.

Le docteur inconnu tint parole, et à l'heure dite envoya la potion, que La Mole mit sur un petit réchaud d'argent. Puis, cette précaution prise, il se coucha.

Cette action de La Mole donna un peu de repos à Coconnas; il essaya de fermer les yeux à son tour, mais son assoupissement fiévreux n'était qu'une suite de sa veille délirante. Le même fantôme qui le poursuivait le jour venait le relancer la nuit; à travers ses paupières arides, il continuait de voir La Mole toujours menaçant, puis une voix répétait à son oreille: Minuit! minuit! minuit!

Tout à coup le timbre vibrant de l'horloge s'éveilla dans la nuit et frappa douze fois. Coconnas rouvrit ses yeux enflammés; le souffle ardent de sa poitrine dévorait ses lèvres arides; une soif inextinguible consumait son gosier embrasé; la petite lampe de nuit brûlait comme d'habitude, et à sa terne lueur faisait danser mille fantômes aux regards vacillants de Coconnas.

Il vit alors, chose effrayante! La Mole descendre de son lit; puis, après avoir fait un tour ou deux dans sa chambre, comme fait l'épervier devant l'oiseau qu'il fascine, s'avancer jusqu'à lui en lui montrant le poing. Coconnas étendit la main vers son poignard, le saisit par le manche, et s'apprêta à éventrer son ennemi.

La Mole approchait toujours.

Coconnas murmurait:

— Ah! c'est toi, toi encore, toi toujours! Viens. Ah! tu me menaces, tu me montres le poing, tu souris! viens, viens! Ah! tu continues d'approcher tout doucement, pas à pas; viens, viens, que je te massacre!

Et en effet, joignant le geste à cette sourde menace, au moment où La Mole se penchait vers lui, Coconnas fit jaillir de dessous ses draps l'éclair d'une lame; mais l'effort que le Piémontais fit en se soulevant brisa ses forces: le bras étendu vers La Mole s'arrêta à moitié chemin, le poignard échappa à sa main débile, et le moribond retomba sur son oreiller.

— Allons, allons, murmura La Mole en soulevant doucement sa tête et en approchant une tasse de ses lèvres, buvez cela, mon pauvre camarade, car vous brûlez.

C'était en effet une tasse que La Mole présentait à Coconnas, et que celui-ci avait prise pour ce poing menaçant dont s'était effarouché le cerveau vide du blessé.

Mais, au contact velouté de la liqueur bienfaisante humectant ses lèvres et rafraîchissant sa poitrine, Coconnas reprit sa raison ou plutôt son instinct: il sentit se répandre en lui un bien-être comme jamais il n'en avait éprouvé; il ouvrit un oeil intelligent sur La Mole, qui le tenait entre ses bras et lui souriait, et, de cet oeil contracté naguère par une fureur sombre, une petite larme imperceptible roula sur sa joue ardente, qui la but avidement.

— Mordi! murmura Coconnas en se laissant aller sur son traversin, si j'en réchappe, monsieur de la Mole, vous serez mon ami.

— Et vous en réchapperez, mon camarade, dit La Mole, si vous voulez boire trois tasses comme celle que je viens de vous donner, et ne plus faire de vilains rêves.

Une heure après, La Mole, constitué en garde-malade et obéissant ponctuellement aux ordonnances du docteur inconnu, se leva une seconde fois, versa une seconde portion de la liqueur dans une tasse, et porta cette tasse à Coconnas. Mais cette fois le Piémontais, au lieu de l'attendre le poignard à la main, le reçut les bras ouverts, et avala son breuvage avec délices, puis pour la première fois s'endormit avec tranquillité.

La troisième tasse eut un effet non moins merveilleux. La poitrine du malade commença de laisser passer un souffle régulier, quoique haletant encore. Ses membres raidis se détendirent, une douce moiteur s'épandit à la surface de la peau brûlante; et lorsque le lendemain maître Ambroise Paré vint visiter le blessé, il sourit avec satisfaction en disant:

— À partir de ce moment je réponds de M. de Coconnas, et ce ne sera pas une des moins belles cures que j'aurai faites.

Il résulta de cette scène moitié dramatique, moitié burlesque, mais qui ne manquait pas au fond d'une certaine poésie attendrissante, eu égard aux moeurs farouches de Coconnas, que l'amitié des deux gentilshommes, commencée à l'auberge de la Belle-Étoile, et violemment interrompue par les événements de la nuit de la Saint-Barthélemy, reprit dès lors avec une nouvelle vigueur, et dépassa bientôt celles d'Oreste et de Pylade de cinq coups d'épée et d'un coup de pistolet répartis sur leurs deux corps.

Quoi qu'il en soit, blessures vieilles et nouvelles, profondes et légères, se trouvèrent enfin en voie de guérison.

La Mole, fidèle à sa mission de garde-malade, ne voulut point quitter la chambre que Coconnas ne fût entièrement guéri. Il le souleva dans son lit tant que sa faiblesse l'y enchaîna, l'aida à marcher quand il commença de se soutenir, enfin eut pour lui tous les soins qui ressortaient de sa nature douce et aimante, et qui, secondés par la vigueur du Piémontais, amenèrent une convalescence plus rapide qu'on n'avait le droit de l'espérer.

Cependant une seule et même pensée tourmentait les deux jeunes gens: chacun dans le délire de sa fièvre avait bien cru voir s'approcher de lui la femme qui remplissait tout son coeur; mais depuis que chacun avait repris connaissance, ni Marguerite ni madame de Nevers n'étaient certainement entrées dans la chambre. Au reste, cela se comprenait: l'une, femme du roi de Navarre, l'autre, belle-soeur du duc de Guise pouvaient-elles donner aux yeux de tous une marque si publique d'intérêt à deux simples gentilshommes? Non. C'était bien certainement la réponse que devaient se faire La Mole et Coconnas. Mais cette absence, qui tenait peut-être à un oubli total, n'en était pas moins douloureuse.

Il est vrai que le gentilhomme qui avait assisté au combat était venu de temps en temps, et comme de son propre mouvement, demander des nouvelles des deux blessés. Il est vrai que Gillonne, pour son propre compte, en avait fait autant; mais La Mole n'avait point osé parler à l'une de Marguerite, et Coconnas n'avait point osé parler à l'autre de madame de Nevers.

XVIII
Les revenants

Pendant quelque temps les deux jeunes gens gardèrent chacun de son côté le secret enfermé dans sa poitrine. Enfin, dans un jour d'expansion, la pensée qui les préoccupait seule déborda de leurs lèvres, et tous deux corroborèrent leur amitié par cette dernière preuve, sans laquelle il n'y a pas d'amitié, c'est-à-dire par une confiance entière.

Ils étaient éperdument amoureux, l'un d'une princesse, l'autre d'une reine.

Il y avait pour les deux pauvres soupirants quelque chose d'effrayant dans cette distance presque infranchissable qui les séparait de l'objet de leurs désirs. Et cependant l'espérance est un sentiment si profondément enraciné au coeur de l'homme, que, malgré la folie de leur espérance, ils espéraient.

Tous deux, au reste, à mesure qu'ils revenaient à eux, soignaient fort leur visage. Chaque homme, même le plus indifférent aux avantages physiques, a, dans certaines circonstances, avec son miroir des conversations muettes, des signes d'intelligence, après lesquels il s'éloigne presque toujours de son confident, fort satisfait de l'entretien. Or, nos deux jeunes gens n'étaient point de ceux à qui leurs miroirs devaient donner de trop rudes avis. La Mole, mince, pâle et élégant, avait la beauté de la distinction; Coconnas, vigoureux, bien découplé, haut en couleur, avait la beauté de la force. Il y avait même plus: pour ce dernier, la maladie avait été un avantage. Il avait maigri, il avait pâli; enfin, la fameuse balafre qui lui avait jadis donné tant de tracas par ses rapports prismatiques avec l'arc-en-ciel avait disparu, annonçant probablement, comme le phénomène postdiluvien, une longue suite de jours purs et de nuits sereines.

Au reste les soins les plus délicats continuaient d'entourer les deux blessés; le jour où chacun d'eux avait pu se lever, il avait trouvé une robe de chambre sur le fauteuil le plus proche de son lit; le jour où il avait pu se vêtir, un habillement complet. Il y a plus, dans la poche de chaque pourpoint il y avait une bourse largement fournie, que chacun d'eux ne garda, bien entendu, que pour la rendre en temps et lieu au protecteur inconnu qui veillait sur lui.

Ce protecteur inconnu ne pouvait être le prince chez lequel logeaient les deux jeunes gens, car ce prince, non seulement n'était pas monté une seule fois chez eux pour les voir, mais encore n'avait pas fait demander de leurs nouvelles.

Un vague espoir disait tout bas à chaque coeur que ce protecteur inconnu était la femme qu'il aimait.

Aussi les deux blessés attendaient-ils avec une impatience sans égale le moment de leur sortie. La Mole, plus fort et mieux guéri que Coconnas, aurait pu opérer la sienne depuis longtemps; mais une espèce de convention tacite le liait au sort de son ami. Il était convenu que leur première sortie serait consacrée à trois visites.

La première, au docteur inconnu dont le breuvage velouté avait opéré sur la poitrine enflammée de Coconnas une si notable amélioration.

La seconde, à l'hôtel de défunt maître La Hurière, où chacun d'eux avait laissé valise et cheval.

La troisième, au Florentin René, lequel, joignant à son titre de parfumeur celui de magicien, vendait non seulement des cosmétiques et des poisons, mais encore composait des philtres et rendait des oracles.

Enfin, après deux mois passés de convalescence et de réclusion, ce jour tant attendu arriva.

Nous avons dit de réclusion, c'est le mot qui convient, car plusieurs fois, dans leur impatience, ils avaient voulu hâter ce jour; mais une sentinelle placée à la porte leur avait constamment barré le passage, et ils avaient appris qu'ils ne sortiraient que sur un exeat de maître Ambroise Paré.

Or, un jour, l'habile chirurgien ayant reconnu que les deux malades étaient, sinon complètement guéris, du moins en voie de complète guérison, avait donné cet exeat, et vers les deux heures de l'après-midi, par une de ces belles journées d'automne, comme Paris en offre parfois à ses habitants étonnés qui ont déjà fait provision de résignation pour l'hiver, les deux amis, appuyés au bras l'un de l'autre, mirent le pied hors du Louvre.

La Mole, qui avait retrouvé avec grand plaisir sur un fauteuil le fameux manteau cerise qu'il avait plié avec tant de soin avant le combat, s'était constitué le guide de Coconnas, et Coconnas se laissait guider sans résistance et même sans réflexion. Il savait que son ami le conduisait chez le docteur inconnu dont la potion, non patentée, l'avait guéri en une seule nuit, quand toutes les drogues de maître Ambroise Paré le tuaient lentement. Il avait fait deux parts de l'argent renfermé dans sa bourse, c'est-à-dire de deux cents nobles à la rose, et il en avait destiné cent à récompenser l'Esculape anonyme auquel il devait sa convalescence: Coconnas ne craignait pas la mort, mais Coconnas n'en était pas moins fort aise de vivre; aussi, comme on le voit, s'apprêtait-il à récompenser généreusement son sauveur.

La Mole prit la rue de l'Astruce, la grande rue Saint Honoré, la rue des Prouvelles, et se trouva bientôt sur la place des Halles. Près de l'ancienne fontaine et à l'endroit que l'on désigne aujourd'hui par le nom de Carreau des Halles, s'élevait une construction octogone en maçonnerie surmontée d'une vaste lanterne de bois, surmontée elle-même par un toit pointu, au sommet duquel grinçait une girouette. Cette lanterne de bois offrait huit ouvertures que traversait, comme cette pièce héraldique qu'on appelle la fasce traverse le champ du blason, une espèce de roue en bois, laquelle se divisait par le milieu, afin de prendre dans des échancrures taillées à cet effet la tête et les mains du condamné ou des condamnés que l'on exposait à l'une ou l'autre, ou à plusieurs de ces huit ouvertures.

Cette construction étrange, qui n'avait son analogue dans aucune des constructions environnantes, s'appelait le pilori.

Une maison informe, bossue, éraillée, borgne et boiteuse, au toit taché de mousse comme la peau d'un lépreux, avait, pareille à un champignon, poussé au pied de cette espèce de tour.

Cette maison était celle du bourreau.

Un homme était exposé et tirait la langue aux passants; c'était un des voleurs qui avaient exercé autour du gibet de Montfaucon, et qui avait par hasard été arrêté dans l'exercice de ses fonctions.

Coconnas crut que son ami l'amenait voir ce curieux spectacle; il se mêla à la foule des amateurs qui répondaient aux grimaces du patient par des vociférations et des huées.

Coconnas était naturellement cruel, et ce spectacle l'amusa fort; seulement, il eût voulu qu'au lieu des huées et des vociférations, ce fussent des pierres que l'on jetât au condamné assez insolent pour tirer la langue aux nobles seigneurs qui lui faisaient l'honneur de le visiter.

Aussi, lorsque la lanterne mouvante tourna sur sa base pour faire jouir une autre partie de la place de la vue du patient, et que la foule suivit le mouvement de la lanterne, Coconnas voulut-il suivre le mouvement de la foule, mais La Mole l'arrêta en lui disant à demi-voix:

— Ce n'est point pour cela que nous sommes venus ici.

— Et pourquoi donc sommes-nous venus, alors? demanda Coconnas.

— Tu vas le voir, répondit La Mole. Les deux amis se tutoyaient depuis le lendemain de cette fameuse nuit où Coconnas avait voulu éventrer La Mole. Et La Mole conduisit Coconnas droit à la petite fenêtre de cette maison adossée à la tour et sur l'appui de laquelle se tenait un homme accoudé.

— Ah! ah! c'est vous, Messeigneurs! dit l'homme en soulevant son bonnet sang-de-boeuf et en découvrant sa tête aux cheveux noirs et épais descendant jusqu'à ses sourcils, soyez les bienvenus.

— Quel est cet homme? demanda Coconnas cherchant à rappeler ses souvenirs, car il lui sembla avoir vu cette tête-là pendant un des moments de sa fièvre.

— Ton sauveur, mon cher ami, dit La Mole, celui qui t'a apporté au Louvre cette boisson rafraîchissante qui t'a fait tant de bien.

— Oh! oh! fit Coconnas; en ce cas, mon ami… Et il lui tendit la main. Mais l'homme, au lieu de correspondre à cette avance par un geste pareil, se redressa, et, en se redressant, s'éloigna des deux amis de toute la distance qu'occupait la courbe de son corps.

— Monsieur, dit-il à Coconnas, merci de l'honneur que vous voulez bien me faire; mais il est probable que si vous me connaissiez vous ne me le feriez pas.

— Ma foi, dit Coconnas, je déclare que quand vous seriez le diable je me tiens pour votre obligé, car sans vous je serais mort à cette heure.

— Je ne suis pas tout à fait le diable, répondit l'homme au bonnet rouge; mais souvent beaucoup aimeraient mieux voir le diable que de me voir.

— Qui êtes-vous donc? demanda Coconnas.

— Monsieur, répondit l'homme, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris! …

— Ah! … fit Coconnas en retirant sa main.

— Vous voyez bien! dit maître Caboche.

— Non pas! je toucherai votre main, ou le diable m'emporte!
Étendez-la…

— En vérité?

— Toute grande.

— Voici!

— Plus grande… encore… bien! … Et Coconnas prit dans sa poche la poignée d'or préparée pour son médecin anonyme et la déposa dans la main du bourreau.

— J'aurais mieux aimé votre main seule, dit maître Caboche en secouant la tête, car je ne manque pas d'or; mais de mains qui touchent la mienne, tout au contraire, j'en chôme fort. N'importe! Dieu vous bénisse, mon gentilhomme.

— Ainsi donc, mon ami, dit Coconnas regardant avec curiosité le bourreau, c'est vous qui donnez la gêne, qui rouez, qui écartelez, qui coupez les têtes, qui brisez les os. Ah! ah! je suis bien aise d'avoir fait votre connaissance.

— Monsieur, dit maître Caboche, je ne fais pas tout moi-même; car, ainsi que vous avez vos laquais, vous autres seigneurs, pour faire ce que vous ne voulez pas faire, moi j'ai mes aides, qui font la grosse besogne et qui expédient les manants. Seulement, quand par hasard j'ai affaire à des gentilshommes, comme vous et votre compagnon par exemple, oh! alors c'est autre chose, et je me fais un honneur de m'acquitter moi-même de tous les détails de l'exécution, depuis le premier jusqu'au dernier, c'est-à-dire la question jusqu'au décollement.

Coconnas sentit malgré lui courir un frisson dans ses veines, comme si le coin brutal pressait ses jambes et comme si le fil de l'acier effleurait son cou. La Mole, sans se rendre compte de la cause, éprouva la même sensation.

Mais Coconnas surmonta cette émotion dont il avait honte, et voulant prendre congé de maître Caboche par une dernière plaisanterie:

— Eh bien, maître! lui dit-il, je retiens votre parole quand ce sera mon tour de monter à la potence d'Enguerrand de Marigny ou sur l'échafaud de M. de Nemours, il n'y aura que vous qui me toucherez.

— Je vous le promets.

— Cette fois, dit Coconnas, voici ma main en gage que j'accepte votre promesse.

Et il étendit vers le bourreau une main que le bourreau toucha timidement de la sienne, quoiqu'il fût visible qu'il eût grande envie de la toucher franchement.

À ce simple attouchement, Coconnas pâlit légèrement, mais le même sourire demeura sur ses lèvres; tandis que La Mole, mal à l'aise, et voyant la foule tourner avec la lanterne et se rapprocher d'eux, le tirait par son manteau.

Coconnas, qui, au fond, avait aussi grande envie que La Mole de mettre fin à cette scène dans laquelle, par la pente naturelle de son caractère, il s'était trouvé enfoncé plus qu'il n'eût voulu, fit un signe de tête et s'éloigna.

— Ma foi! dit La Mole quand lui et son compagnon furent arrivés à la croix du Trahoir, conviens que l'on respire mieux ici que sur la place des Halles?

— J'en conviens, dit Coconnas, mais je n'en suis pas moins fort aise d'avoir fait connaissance avec maître Caboche. Il est bon d'avoir des amis partout.

— Même à l'enseigne de la Belle-Étoile, dit La Mole en riant.

— Oh! pour le pauvre maître La Hurière, dit Coconnas, celui-là est mort et bien mort. J'ai vu la flamme de l'arquebuse, j'ai entendu le coup de la balle qui a résonné comme s'il eût frappé sur le bourdon de Notre-Dame, et je l'ai laissé étendu dans le ruisseau avec le sang qui lui sortait par le nez et par la bouche. En supposant que ce soit un ami, c'est un ami que nous avons dans l'autre monde.

Tout en causant ainsi, les deux jeunes gens entrèrent dans la rue de l'Arbre-Sec et s'acheminèrent vers l'enseigne de la Belle- Étoile, qui continuait de grincer à la même place, offrant toujours au voyageur son âtre gastronomique et son appétissante légende.

Coconnas et La Mole s'attendaient à trouver la maison désespérée, la veuve en deuil, et les marmitons un crêpe au bras; mais, à leur grand étonnement, ils trouvèrent la maison en pleine activité, madame La Hurière fort resplendissante, et les garçons plus joyeux que jamais.

— Oh! l'infidèle! dit La Mole, elle se sera remariée! Puis s'adressant à la nouvelle Artémise:

— Madame, lui dit-il, nous sommes deux gentilshommes de la connaissance de ce pauvre M. La Hurière. Nous avons laissé ici deux chevaux et deux valises que nous venons réclamer.

— Messieurs, répondit la maîtresse de la maison après avoir essayé de rappeler ses souvenirs, comme je n'ai pas l'honneur de vous reconnaître, je vais, si vous le voulez bien, appeler mon mari… Grégoire, faites venir votre maître.

Grégoire passa de la première cuisine, qui était le pandémonium général, dans la seconde, qui était le laboratoire où se confectionnaient les plats que maître La Hurière, de son vivant, jugeait dignes d'être préparés par ses savantes mains.

— Le diable m'emporte, murmura Coconnas, si cela ne me fait pas de la peine de voir cette maison si gaie quand elle devrait être si triste! Pauvre La Hurière, va!

— Il a voulu me tuer, dit La Mole, mais je lui pardonne de grand coeur.

La Mole avait à peine prononcé ces paroles, qu'un homme apparut tenant à la main une casserole au fond de laquelle il faisait roussir des oignons qu'il tournait avec une cuiller de bois.

La Mole et Coconnas jetèrent un cri de surprise. À ce cri l'homme releva la tête, et, répondant par un cri pareil, laissa échapper sa casserole, ne conservant à la main que sa cuiller de bois.

In nomine Patris, dit l'homme en agitant sa cuiller comme il eût fait d'un goupillon, et Filii, et Spiritus sancti…

_— _Maître La Hurière! s'écrièrent les jeunes gens.

— Messieurs de Coconnas et de la Mole! dit La Hurière.

— Vous n'êtes donc pas mort? fit Coconnas.

— Mais vous êtes donc vivants? demanda l'hôte.

— Je vous ai vu tomber, cependant, dit Coconnas; j'ai entendu le bruit de la balle qui vous cassait quelque chose, je ne sais pas quoi. Je vous ai laissé couché dans le ruisseau, perdant le sang par le nez, par la bouche et même par les yeux.

— Tout cela est vrai comme l'Évangile, monsieur de Coconnas. Mais, ce bruit que vous avez entendu, c'était celui de la balle frappant sur ma salade, sur laquelle, heureusement, elle s'est aplatie; mais le coup n'en a pas été moins rude, et la preuve, ajouta La Hurière en levant son bonnet et montrant sa tête pelée comme un genou, c'est que, comme vous le voyez, il ne m'en est pas resté un cheveu.

Les deux jeunes gens éclatèrent de rire en voyant cette figure grotesque.

— Ah! ah! vous riez! dit La Hurière un peu rassuré, vous ne venez donc pas avec de mauvaises intentions?

— Et vous, maître La Hurière, vous êtes donc guéri de vos goûts belliqueux?

— Oui, ma foi, oui, messieurs; et maintenant…

— Eh bien? maintenant…

— Maintenant, j'ai fait voeu de ne plus voir d'autre feu que celui de ma cuisine.

— Bravo! dit Coconnas, voilà qui est prudent. Maintenant, ajouta le Piémontais, nous avons laissé dans vos écuries deux chevaux, et dans vos chambres deux valises.

— Ah diable! fit l'hôte se grattant l'oreille.

— Eh bien?

— Deux chevaux, vous dites?

— Oui, dans l'écurie.

— Et deux valises?

— Oui, dans la chambre.

— C'est que, voyez-vous… vous m'aviez cru mort, n'est-ce pas?

— Certainement.

— Vous avouez que, puisque vous vous êtes trompés, je pouvais bien me tromper de mon côté.

— En nous croyant morts aussi? vous étiez parfaitement libre.

— Ah! voilà! … c'est que, comme vous mouriez intestat…, continua maître La Hurière.

— Après?

— J'ai cru, j'ai eu tort, je le vois bien maintenant…

— Qu'avez-vous cru, voyons?

— J'ai cru que je pouvais hériter de vous.

— Ah! ah! firent les deux jeunes gens.

— Je n'en suis pas moins on ne peut plus satisfait que vous soyez vivants, messieurs.

— De sorte que vous avez vendu nos chevaux? dit Coconnas.

— Hélas! dit La Hurière.

— Et nos valises? continua La Mole.

— Oh! les valises! non…, s'écria La Hurière, mais seulement ce qu'il y avait dedans.

— Dis donc, La Mole, reprit Coconnas, voilà, ce me semble, un hardi coquin… Si nous l'étripions?

Cette menace parut faire un grand effet sur maître La Hurière, qui hasarda ces paroles:

— Mais, messieurs, on peut s'arranger, ce me semble.

— Écoute, dit La Mole, c'est moi qui ai le plus à me plaindre de toi.

— Certainement, monsieur le comte, car je me rappelle que, dans un moment de folie, j'ai eu l'audace de vous menacer.

— Oui, d'une balle qui m'est passée à deux pouces au-dessus de la tête.

— Vous croyez?

— J'en suis sûr.

— Si vous en êtes sûr, monsieur de la Mole, dit La Hurière en ramassant sa casserole d'un air innocent, je suis trop votre serviteur pour vous démentir.

— Eh bien, dit La Mole, pour ma part, je ne te réclame rien.

— Comment, mon gentilhomme! …

— Si ce n'est…

— Aïe! aïe! … fit La Hurière.

— Si ce n'est un dîner pour moi et mes amis toutes les fois que je me trouverai dans ton quartier.

— Comment donc! s'écria La Hurière ravi, à vos ordres, mon gentilhomme, à vos ordres!

— Ainsi, c'est chose convenue?

— De grand coeur… Et vous, monsieur de Coconnas, continua l'hôte, souscrivez-vous au marché?

— Oui; mais, comme mon ami, j'y mets une petite condition.

— Laquelle?

— C'est que vous rendrez à M. de La Mole les cinquante écus que je lui dois et que je vous ai confiés.

— À moi, monsieur! Et quand cela?

— Un quart d'heure avant que vous vendissiez mon cheval et ma valise. La Hurière fit un signe d'intelligence.

— Ah! je comprends! dit-il.

Et il s'avança vers une armoire, en tira, l'un après l'autre, cinquante écus qu'il apporta à La Mole.

— Bien, monsieur, dit le gentilhomme, bien! servez-nous une omelette. Les cinquante écus seront pour M. Grégoire.

— Oh! s'écria La Hurière, en vérité, mes gentilshommes, vous êtes des coeurs de princes, et vous pouvez compter sur moi à la vie et à la mort.

— En ce cas, dit Coconnas, faites-nous l'omelette demandée, et n'y épargnez ni le beurre ni le lard. Puis se retournant vers la pendule:

— Ma foi, tu as raison, La Mole, dit-il. Nous avons encore trois heures à attendre, autant donc les passer ici qu'ailleurs. D'autant plus que, si je ne me trompe, nous sommes ici presque à moitié chemin du pont Saint-Michel.

Et les deux jeunes gens allèrent reprendre à table et dans la petite pièce du fond la même place qu'ils occupaient pendant cette fameuse soirée du 24 août 1572, pendant laquelle Coconnas avait proposé à La Mole de jouer l'un contre l'autre la première maîtresse qu'ils auraient.

Avouons, à l'honneur de la moralité des deux jeunes gens, que ni l'un ni l'autre n'eut l'idée de faire à son compagnon ce soir-là pareille proposition.

XIX
Le logis de maître René, le parfumeur de la reine mère

À l'époque où se passe l'histoire que nous racontons à nos lecteurs, il n'existait, pour passer d'une partie de la ville à l'autre, que cinq ponts, les uns de pierre, les autres de bois; encore ces cinq ponts aboutissaient-ils à la Cité. C'étaient le pont des Meuniers, le Pont-au-Change, le pont Notre-Dame, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel.

Aux autres endroits où la circulation était nécessaire, des bacs étaient établis, et tant bien que mal remplaçaient les ponts.

Ces cinq ponts étaient garnis de maisons, comme l'est encore aujourd'hui le Ponte-Vecchio à Florence.

Parmi ces cinq ponts, qui chacun ont leur histoire, nous nous occuperons particulièrement, pour le moment, du pont Saint-Michel.

Le pont Saint-Michel avait été bâti en pierres en 1373: malgré son apparente solidité, un débordement de la Seine le renversa en partie le 31 janvier 1408; en 1416, il avait été reconstruit en bois; mais pendant la nuit du 16 décembre 1547 il avait été emporté de nouveau; vers 1550, c'est-à-dire vingt-deux ans avant l'époque où nous sommes arrivés, on le reconstruisit en bois, et, quoiqu'on eût déjà eu besoin de le réparer, il passait pour assez solide.

Au milieu des maisons qui bordaient la ligne du pont, faisant face au petit îlot sur lequel avaient été brûlés les Templiers, et où pose aujourd'hui le terre-plein du Pont-Neuf, on remarquait une maison à panneaux de bois sur laquelle un large toit s'abaissait comme la paupière d'un oeil immense. À la seule fenêtre qui s'ouvrît au premier étage, au-dessus d'une fenêtre et d'une porte de rez-de-chaussée hermétiquement fermée, transparaissait une lueur rougeâtre qui attirait les regards des passants sur la façade basse, large, peinte en bleu avec de riches moulures dorées. Une espèce de frise, qui séparait le rez-de-chaussée du premier étage, représentait une foule de diables dans des attitudes plus grotesques les unes que les autres, et un large ruban, peint en bleu comme la façade, s'étendait entre la frise et la fenêtre du premier, avec cette inscription:

René, Florentin, parfumeur de Sa Majesté la reine mère.

La porte de cette boutique, comme nous l'avons dit, était bien verrouillée; mais, mieux que par ses verrous, elle était défendue des attaques nocturnes par la réputation si effrayante de son locataire que les passants qui traversaient le pont à cet endroit le traversaient presque toujours en décrivant une courbe qui les rejetait vers l'autre rang de maisons, comme s'ils eussent redouté que l'odeur des parfums ne suât jusqu'à eux par la muraille.

Il y avait plus: les voisins de droite et de gauche, craignant sans doute d'être compromis par le voisinage, avaient, depuis l'installation de maître René sur le pont Saint-Michel, déguerpi l'un et l'autre de leur logis, de sorte que les deux maisons attenantes à la maison de René étaient demeurées désertes et fermées. Cependant, malgré cette solitude et cet abandon, des passants attardés avaient vu jaillir, à travers les contrevents fermés de ces maisons vides, certains rayons de lumière, et assuraient avoir entendu certains bruits pareils à des plaintes, qui prouvaient que des êtres quelconques fréquentaient ces deux maisons; seulement on ignorait si ces êtres appartenaient à ce monde ou à l'autre.

Il en résultait que les locataires des deux maisons attenantes aux deux maisons désertes se demandaient de temps en temps s'il ne serait pas prudent à eux de faire à leur tour comme leurs voisins avaient fait.

C'était sans doute à ce privilège de terreur qui lui était publiquement acquis que maître René avait dû de conserver seul du feu après l'heure consacrée. Ni ronde ni guet n'eût osé d'ailleurs inquiéter un homme doublement cher à Sa Majesté, en sa qualité de compatriote et de parfumeur.

Comme nous supposons que le lecteur cuirassé par le philosophisme du XVIIIe siècle ne croit plus ni à la magie ni aux magiciens, nous l'inviterons à entrer avec nous dans cette habitation qui, à cette époque de superstitieuse croyance, répandait autour d'elle un si profond effroi.

La boutique du rez-de-chaussée est sombre et déserte à partir de huit heures du soir, moment auquel elle se ferme pour ne plus se rouvrir qu'assez avant quelquefois dans la journée du lendemain; c'est là que se fait la vente quotidienne des parfums, des onguents et des cosmétiques de tout genre que débite l'habile chimiste. Deux apprentis l'aident dans cette vente de détail, mais ils ne couchent pas dans la maison; ils couchent rue de la Calandre. Le soir, ils sortent un instant avant que la boutique soit fermée. Le matin, ils se promènent devant la porte jusqu'à ce que la boutique soit ouverte.

Cette boutique du rez-de-chaussée est donc, comme nous l'avons dit, sombre et déserte.

Dans cette boutique assez large et assez profonde, il y a deux portes, chacune donnant sur un escalier. Un des escaliers rampe dans la muraille même, et il est latéral: l'autre est extérieur et est visible du quai qu'on appelle aujourd'hui le quai des Augustins, et de la berge qu'on appelle aujourd'hui le quai des Orfèvres.

Tous deux conduisent à la chambre du premier.

Cette chambre est de la même grandeur que celle du rez-de- chaussée, seulement une tapisserie tendue dans le sens du pont la sépare en deux compartiments. Au fond du premier compartiment s'ouvre la porte donnant sur l'escalier extérieur. Sur la face latérale du second s'ouvre la porte de l'escalier secret; seulement cette porte est invisible, car elle est cachée par une haute armoire sculptée, scellée à elle par des crampons de fer, et qu'elle poussait en s'ouvrant. Catherine seule connaît avec René le secret de cette porte, c'est par là qu'elle monte et qu'elle descend; c'est l'oreille ou l'oeil posé contre cette armoire dans laquelle des trous sont ménagés, qu'elle écoute et qu'elle voit ce qui se passe dans la chambre.

Deux autres portes parfaitement ostensibles s'offrent encore sur les côtés latéraux de ce second compartiment. L'une s'ouvre sur une petite chambre éclairée par le toit et qui n'a pour tout meuble qu'un vaste fourneau, des cornues, des alambics, des creusets: c'est le laboratoire de l'alchimiste. L'autre s'ouvre sur une cellule plus bizarre que le reste de l'appartement, car elle n'est point éclairée du tout, car elle n'a ni tapis ni meubles, mais seulement une sorte d'autel de pierre.

Le parquet est une dalle inclinée du centre aux extrémités, et aux extrémités court au pied du mur une espèce de rigole aboutissant à un entonnoir par l'orifice duquel on voit couler l'eau sombre de la Seine. À des clous enfoncés dans la muraille sont suspendus des instruments de forme bizarre, tous aigus ou tranchants; la pointe en est fine comme celle d'une aiguille, le fil en est tranchant comme celui d'un rasoir; les uns brillent comme des miroirs; les autres, au contraire, sont d'un gris mat ou d'un bleu sombre.

Dans un coin, deux poules noires se débattent, attachées l'une à l'autre par la patte, c'est le sanctuaire de l'augure.

Revenons à la chambre du milieu, à la chambre aux deux compartiments.

C'est là qu'est introduit le vulgaire des consultants; c'est là que les ibis égyptiens, les momies aux bandelettes dorées, le crocodile bâillant au plafond, les têtes de mort aux yeux vides et aux dents branlantes, enfin les bouquins poudreux vénérablement rongés par les rats, offrent à l'oeil du visiteur le pêle-mêle d'où résultent les émotions diverses qui empêchent la pensée de suivre son droit chemin. Derrière le rideau sont des fioles, des boîtes particulières, des amphores à l'aspect sinistre; tout cela est éclairé par deux petites lampes d'argent exactement pareilles, qui semblent enlevées à quelque autel de Santa-Maria-Novella ou de l'église Dei Servi de Florence, et qui, brûlant une huile parfumée, jettent leur clarté jaunâtre du haut de la voûte sombre où chacune est suspendue par trois chaînettes noircies.

René, seul et les bras croisés, se promène à grands pas dans le second compartiment de la chambre du milieu, en secouant la tête. Après une méditation longue et douloureuse, il s'arrête devant un sablier.

— Ah! ah! dit-il, j'ai oublié de le retourner, et voilà que depuis longtemps peut-être tout le sable est passé.

Alors, regardant la lune qui se dégage à grand-peine d'un grand nuage noir qui semble peser sur la pointe du clocher de Notre- Dame:

— Neuf heures, dit-il. Si elle vient, elle viendra comme d'habitude, dans une heure ou une heure et demie; il y aura donc temps pour tout.

En ce moment on entendit quelque bruit sur le pont. René appliqua son oreille à l'orifice d'un long tuyau dont l'autre extrémité allait s'ouvrir sur la rue, sous la forme d'une tête de Guivre.

— Non, dit-il, ce n'est ni elle, ni elles. Ce sont des pas d'hommes; ils s'arrêtent devant ma porte; ils viennent ici. En même temps trois coups secs retentirent. René descendit rapidement; cependant il se contenta d'appuyer son oreille contre la porte sans ouvrir encore. Les mêmes trois coups secs se renouvelèrent.

— Qui va là? demanda maître René.

— Est-il bien nécessaire de dire nos noms? demanda une voix.

— C'est indispensable, répondit René.

— En ce cas, je me nomme le comte Annibal de Coconnas, dit la même voix qui avait déjà parlé.

— Et moi, le comte Lerac de la Mole, dit une autre voix qui, pour la première fois, se faisait entendre.

— Attendez, attendez, messieurs, je suis à vous. Et en même temps René, tirant les verrous, enlevant les barres, ouvrit aux deux jeunes gens la porte qu'il se contenta de fermer à la clef; puis, les conduisant par l'escalier extérieur, il les introduisit dans le second compartiment. La Mole, en entrant, fit le signe de la croix sous son manteau; il était pâle, et sa main tremblait sans qu'il pût réprimer cette faiblesse. Coconnas regarda chaque chose l'une après l'autre, et trouvant au milieu de son examen la porte de la cellule, il voulut l'ouvrir.

— Permettez, mon gentilhomme, dit René de sa voix grave et en posant sa main sur celle de Coconnas, les visiteurs qui me font l'honneur d'entrer ici n'ont la jouissance que de cette partie de la chambre.

— Ah! c'est différent, reprit Coconnas; et, d'ailleurs, je sens que j'ai besoin de m'asseoir. Et il se laissa aller sur une chaise.

Il se fit un instant de profond silence: maître René attendait que l'un ou l'autre des deux jeunes gens s'expliquât. Pendant ce temps, on entendait la respiration sifflante de Coconnas, encore mal guéri.

— Maître René, dit-il enfin, vous êtes un habile homme, dites-moi donc si je demeurerai estropié de ma blessure, c'est-à-dire si j'aurai toujours cette courte respiration qui m'empêche de monter à cheval, de faire des armes et de manger des omelettes au lard.

René approcha son oreille de la poitrine de Coconnas, et écouta attentivement le jeu des poumons.

— Non, monsieur le comte, dit-il, vous guérirez.

— En vérité?

— Je vous l'affirme.

— Vous me faites plaisir. Il se fit un nouveau silence.

— Ne désirez-vous pas savoir encore autre chose, monsieur le comte?

— Si fait, dit Coconnas; je désire savoir si je suis véritablement amoureux.

— Vous l'êtes, dit René.

— Comment le savez-vous?

— Parce que vous le demandez.

— Mordi! je crois que vous avez raison. Mais de qui?

— De celle qui dit maintenant à tout propos le juron que vous venez de dire.

— En vérité, dit Coconnas stupéfait, maître René, vous êtes un habile homme. À ton tour, La Mole. La Mole rougit et demeura embarrassé.

— Eh! que diable! dit Coconnas, parle donc!

— Parlez, dit le Florentin.

— Moi, monsieur René, balbutia La Mole dont la voix se rassura peu à peu, je ne veux pas vous demander si je suis amoureux, car je sais que je le suis et ne m'en cache point; mais dites-moi si je serai aimé, car en vérité tout ce qui m'était d'abord un sujet d'espoir tourne maintenant contre moi.

— Vous n'avez peut-être pas fait tout ce qu'il faut faire pour cela.

— Qu'y a-t-il à faire, monsieur, qu'à prouver par son respect et son dévouement à la dame de ses pensées qu'elle est véritablement et profondément aimée?

— Vous savez, dit René, que ces démonstrations sont parfois bien insignifiantes.

— Alors, il faut désespérer?

— Non, alors il faut recourir à la science. Il y a dans la nature humaine des antipathies qu'on peut vaincre, des sympathies qu'on peut forcer. Le fer n'est pas l'aimant; mais en l'aimantant, à son tour il attire le fer.

— Sans doute, sans doute, murmura La Mole; mais je répugne à toutes ces conjurations.

— Ah! si vous répugnez, dit René, alors il ne fallait pas venir.

— Allons donc, allons donc, dit Coconnas, vas-tu faire l'enfant à présent? Monsieur René, pouvez-vous me faire voir le diable?

— Non, monsieur le comte.

— J'en suis fâché, j'avais deux mots à lui dire, et cela eût peut-être encouragé La Mole.

— Eh bien, soit! dit La Mole, abordons franchement la question. On m'a parlé de figures en cire modelées à la ressemblance de l'objet aimé. Est-ce un moyen?

— Infaillible.

— Et rien, dans cette expérience, ne peut porter atteinte à la vie ni à la santé de la personne qu'on aime?

— Rien.

— Essayons donc.

— Veux-tu que je commence? dit Coconnas.

— Non, dit La Mole, et, puisque me voilà engagé, j'irai jusqu'au bout.

— Désirez-vous beaucoup, ardemment, impérieusement savoir à quoi vous en tenir, monsieur de la Mole? demanda le Florentin.

— Oh! s'écria La Mole, j'en meurs, maître René. Au même instant on heurta doucement à la porte de la rue, si doucement que maître René entendit seul ce bruit, et encore parce qu'il s'y attendait sans doute. Il approcha sans affectation, et tout en faisant quelques questions oiseuses à La Mole, son oreille du tuyau et perçut quelques éclats de voix qui parurent le fixer.

— Résumez donc maintenant votre désir, dit-il, et appelez la personne que vous aimez.

La Mole s'agenouilla comme s'il eût parlé à une divinité, et René, passant dans le premier compartiment, glissa sans bruit par l'escalier extérieur: un instant après des pas légers effleuraient le plancher de la boutique.

La Mole, en se relevant, vit devant lui maître René; le Florentin tenait à la main une petite figurine de cire d'un travail assez médiocre; elle portait une couronne et un manteau.

— Voulez-vous toujours être aimé de votre royale maîtresse? demanda le parfumeur.

— Oui, dût-il m'en coûter la vie, dussé-je y perdre mon âme, répondit La Mole.

— C'est bien, dit le Florentin en prenant du bout des doigts quelques gouttes d'eau dans une aiguière et en les secouant sur la tête de la figurine en prononçant quelques mots latins.

La Mole frissonna, il comprit qu'un sacrilège s'accomplissait.

— Que faites-vous? demanda-t-il.

— Je baptise cette petite figurine du nom de Marguerite.

— Mais dans quel but?

— Pour établir la sympathie. La Mole ouvrait la bouche pour l'empêcher d'aller plus avant, mais un regard railleur de Coconnas l'arrêta. René, qui avait vu le mouvement, attendit.

— Il faut la pleine et entière volonté, dit-il.

— Faites, répondit La Mole. René traça sur une petite banderole de papier rouge quelques caractères cabalistiques, les passa dans une aiguille d'acier, et avec cette aiguille, piqua la statuette au coeur. Chose étrange! à l'orifice de la blessure apparut une gouttelette de sang, puis il mit le feu au papier.

La chaleur de l'aiguille fit fondre la cire autour d'elle et sécha la gouttelette de sang.

— Ainsi, dit René, par la force de la sympathie, votre amour percera et brûlera le coeur de la femme que vous aimez.

Coconnas, en sa qualité d'esprit fort, riait dans sa moustache et raillait tout bas; mais La Mole, aimant et superstitieux, sentait une sueur glacée perler à la racine de ses cheveux.

— Et maintenant, dit René, appuyez vos lèvres sur les lèvres de la statuette en disant: «Marguerite, je t'aime; viens, Marguerite!»

La Mole obéit. En ce moment on entendit ouvrir la porte de la seconde chambre, et des pas légers s'approchèrent. Coconnas, curieux et incrédule, tira son poignard, et craignant s'il tentait de soulever la tapisserie, que René ne lui fît la même observation que lorsqu'il voulut ouvrir la porte, fendit avec son poignard l'épaisse tapisserie, et, ayant appliqué son oeil à l'ouverture, poussa un cri d'étonnement auquel deux cris de femmes répondirent.

— Qu'y a-t-il? demanda La Mole prêt à laisser tomber la figurine de cire, que René lui reprit des mains.

— Il y a, reprit Coconnas, que la duchesse de Nevers et madame
Marguerite sont là.

— Eh bien, incrédules! dit René avec un sourire austère, doutez- vous encore de la force de la sympathie?

La Mole était resté pétrifié en apercevant sa reine. Coconnas avait eu un moment d'éblouissement en reconnaissant madame de Nevers. L'un se figura que les sorcelleries de maître René avaient évoqué le fantôme de Marguerite; l'autre, en voyant entrouverte encore la porte par laquelle les charmants fantômes étaient entrés, eut bientôt trouvé l'explication de ce prodige dans le monde vulgaire et matériel.

Pendant que La Mole se signait et soupirait à fendre des quartiers de roc, Coconnas, qui avait eu tout le temps de se faire des questions philosophiques et de chasser l'esprit malin à l'aide de ce goupillon qu'on appelle l'incrédulité, Coconnas, voyant par l'ouverture du rideau fermé l'ébahissement de madame de Nevers et le sourire un peu caustique de Marguerite, jugea que le moment était décisif, et comprenant que l'on peut dire pour un ami ce que l'on n'ose dire pour soi-même, au lieu d'aller à madame de Nevers, il alla droit à Marguerite, et mettant un genou en terre à la façon dont était représenté, dans les parades de la foire, le grand Artaxerce, il s'écria d'une voix à laquelle le sifflement de sa blessure donnait un certain accent qui ne manquait pas de puissance:

— Madame, à l'instant même, sur la demande de mon ami le comte de la Mole, maître René évoquait votre ombre; or, à mon grand étonnement, votre ombre est apparue accompagnée d'un corps qui m'est bien cher et que je recommande à mon ami. Ombre de Sa Majesté la reine de Navarre, voulez-vous bien dire au corps de votre compagne de passer de l'autre côté du rideau?

Marguerite se mit à rire et fit signe à Henriette qui passa de l'autre côté.

— La Mole, mon ami! dit Coconnas, sois éloquent comme Démosthène, comme Cicéron, comme M. le chancelier de l'Hospital; et songe qu'il y va de ma vie si tu ne persuades pas au corps de madame la duchesse de Nevers que je suis son plus dévoué, son plus obéissant et son plus fidèle serviteur.

— Mais…, balbutia La Mole.

— Fait ce que je te dis; et vous, maître René, veillez à ce que personne ne nous dérange.

René fit ce que lui demandait Coconnas.

— Mordi! monsieur, dit Marguerite, vous êtes homme d'esprit. Je vous écoute; voyons, qu'avez-vous à me dire?

— J'ai à vous dire, madame, que l'ombre de mon ami, car c'est une ombre, et la preuve c'est qu'elle ne prononce pas le plus petit mot, j'ai donc à vous dire que cette ombre me supplie d'user de la faculté qu'ont les corps de parler intelligiblement pour vous dire: Belle ombre, le gentilhomme ainsi excorporé a perdu tout son corps et tout son souffle par la rigueur de vos yeux. Si vous étiez vous-même, je demanderais à maître René de m'abîmer dans quelque trou sulfureux plutôt que de tenir un pareil langage à la fille du roi Henri II, à la soeur du roi Charles IX, et à l'épouse du roi de Navarre. Mais les ombres sont dégagées de tout orgueil terrestre, et elles ne se fâchent pas quand on les aime. Or, priez votre corps, madame, d'aimer un peu l'âme de ce pauvre La Mole, âme en peine s'il en fut jamais; âme persécutée d'abord par l'amitié, qui lui a, à trois reprises, enfoncé plusieurs pouces de fer dans le ventre; âme brûlée par le feu de vos yeux, feu mille fois plus dévorant que tous les feux de l'enfer. Ayez donc pitié de cette pauvre âme, aimez un peu ce qui fut le beau La Mole, et si vous n'avez plus la parole, usez du geste, usez du sourire. C'est une âme fort intelligente que celle de mon ami, et elle comprendra tout. Usez-en, mordi! ou je passe mon épée au travers du corps de René, pour qu'en vertu du pouvoir qu'il a sur les ombres il force la vôtre, qu'il a déjà évoquée si à propos, de faire des choses peu séantes pour une ombre honnête comme vous me faites l'effet de l'être.

À cette péroraison de Coconnas, qui s'était campé devant la reine en Énée descendant aux enfers, Marguerite ne put retenir un énorme éclat de rire, et, tout en gardant le silence qui convenait en pareille occasion à une ombre royale, elle tendit la main à Coconnas.

Celui-ci la reçut délicatement dans la sienne, en appelant La
Mole.

— Ombre de mon ami, s'écria-t-il, venez ici à l'instant même. La
Mole, tout stupéfait et tout palpitant, obéit.

— C'est bien, dit Coconnas en le prenant par-derrière la tête; maintenant approchez la vapeur de votre beau visage brun de la blanche et vaporeuse main que voici.

Et Coconnas, joignant le geste aux paroles, unit cette fine main à la bouche de La Mole, et les retint un instant respectueusement appuyées l'une sur l'autre, sans que la main essayât de se dégager de la douce étreinte.

Marguerite n'avait pas cessé de sourire, mais madame de Nevers ne souriait pas, elle, encore tremblante de l'apparition inattendue des deux gentilshommes. Elle sentait augmenter son malaise de toute la fièvre d'une jalousie naissante, car il lui semblait que Coconnas n'eût pas dû oublier ainsi ses affaires pour celles des autres.

La Mole vit la contraction de son sourcil, surprit l'éclair menaçant de ses yeux, et, malgré le trouble enivrant où la volupté lui conseillait de s'engourdir, il comprit le danger que courait son ami et devina ce qu'il devait tenter pour l'y soustraire.

Se levant donc et laissant la main de Marguerite dans celle de Coconnas, il alla saisir celle de la duchesse de Nevers, et, mettant un genou en terre:

— Ô la plus belle, ô la plus adorable des femmes! dit-il, je parle des femmes vivantes, et non des ombres (et il adressa un regard et un sourire à Marguerite), permettez à une âme dégagée de son enveloppe grossière de réparer les absences d'un corps tout absorbé par une amitié matérielle. M. de Coconnas, que vous voyez, n'est qu'un homme, un homme d'une structure ferme et hardie, c'est une chair belle à voir peut-être, mais périssable comme toute chair: Omnis caro fenum. Bien que ce gentilhomme m'adresse du matin au soir les litanies les plus suppliantes à votre sujet, bien que vous l'ayez vu distribuer les plus rudes coups que l'on ait jamais fournis en France, ce champion si fort en éloquence près d'une ombre n'ose parler à une femme. C'est pour cela qu'il s'est adressé à l'ombre de la reine, en me chargeant, moi, de parler à votre beau corps, de vous dire qu'il dépose à vos pieds son coeur et son âme; qu'il demande à vos yeux divins de le regarder en pitié; à vos doigts roses et brûlants de l'appeler d'un signe; à votre voix vibrante et harmonieuse de lui dire de ces mots qu'on n'oublie pas; ou sinon, il m'a encore prié d'une chose, c'est, dans le cas où il ne pourrait vous attendrir, de lui passer, pour la seconde fois, mon épée, qui est une lame véritable, les épées n'ont d'ombre qu'au soleil, de lui passer, dis-je, pour la seconde fois, mon épée au travers du corps; car il ne saurait vivre si vous ne l'autorisez à vivre exclusivement pour vous.

Autant Coconnas avait mis de verve et de pantalonnade dans son discours, autant La Mole venait de déployer de sensibilité, de puissance enivrante et de câline humilité dans sa supplique.

Les yeux de Henriette se détournèrent de La Mole, qu'elle avait écouté tout le temps qu'il venait de parler, et se portèrent sur Coconnas pour voir si l'expression du visage du gentilhomme était en harmonie avec l'oraison amoureuse de son ami. Il paraît qu'elle en fut satisfaite, car rouge, haletante, vaincue, elle dit à Coconnas avec un sourire qui découvrait une double rangée de perles enchâssées dans du corail:

— Est-ce vrai?

— Mordi! s'écria Coconnas fasciné par ce regard, et brûlant des feux du même fluide, c'est vrai! … Oh! oui, madame, c'est vrai, vrai sur votre vie, vrai sur ma mort!

— Alors; venez donc! dit Henriette en lui tendant la main avec un abandon qui trahissait la langueur de ses yeux.

Coconnas jeta en l'air son toquet de velours et d'un bond fut près de la jeune femme, tandis que La Mole, rappelé de son côté par un geste de Marguerite, faisait avec son ami un chassé-croisé amoureux.

En ce moment René apparut à la porte du fond.

— Silence! … s'écria-t-il avec un accent qui éteignit toute cette flamme; silence!

Et l'on entendit dans l'épaisseur de la muraille le frôlement du fer grinçant dans une serrure et le cri d'une porte roulant sur ses gonds.

— Mais, dit Marguerite fièrement, il me semble que personne n'a le droit d'entrer ici quand nous y sommes!

— Pas même la reine mère? murmura René à son oreille.

Marguerite s'élança aussitôt par l'escalier extérieur, attirant La Mole après elle; Henriette et Coconnas, à demi enlacés, s'enfuirent sur leurs traces, tous quatre s'envolant comme s'envolent, au premier bruit indiscret, les oiseaux gracieux qu'on a vus se becqueter sur une branche en fleur.

XX
Les poules noires

Il était temps que les deux couples disparussent. Catherine mettait la clef dans la serrure de la seconde porte au moment où Coconnas et madame de Nevers sortaient par l'issue du fond, et Catherine en entrant put entendre le craquement de l'escalier sous les pas des fugitifs.

Elle jeta autour d'elle un regard inquisiteur, et arrêtant enfin son oeil soupçonneux sur René, qui se trouvait debout et incliné devant elle:

— Qui était là? demanda-t-elle.

— Des amants qui se sont contentés de ma parole quand je leur ai assuré qu'ils s'aimaient.

— Laissons cela, dit Catherine en haussant les épaules; n'y a-t- il plus personne ici?

— Personne que Votre Majesté et moi.

— Avez-vous fait ce que je vous ai dit?

— À propos des poules noires?

— Oui.

— Elles sont prêtes, madame.

— Ah! si vous étiez juif! murmura Catherine.

— Moi, juif, madame, pourquoi?

— Parce que vous pourriez lire les livres précieux qu'ont écrits les Hébreux sur les sacrifices. Je me suis fait traduire l'un d'eux, et j'ai vu que ce n'était ni dans le coeur ni dans le foie, comme les Romains, que les Hébreux cherchaient les présages: c'était dans la disposition du cerveau et dans la figuration des lettres qui y sont tracées par la main toute-puissante de la destinée.

— Oui, madame! je l'ai aussi entendu dire par un vieux rabbin de mes amis.

— Il y a, dit Catherine, des caractères ainsi dessinés qui ouvrent toute une voie prophétique; seulement les savants chaldéens recommandent…

— Recommandent… quoi? demanda René, voyant que la reine hésitait à continuer.

— Recommandent que l'expérience se fasse sur des cerveaux humains, comme étant plus développés et plus sympathiques à la volonté du consultant.

— Hélas! madame, dit René, Votre Majesté sait bien que c'est impossible!

— Difficile du moins, dit Catherine; car si nous avions su cela à la Saint-Barthélemy… hein, René! Quelle riche récolte! Le premier condamné… j'y songerai. En attendant, demeurons dans le cercle du possible… La chambre des sacrifices est-elle préparée?

— Oui, madame.

— Passons-y.

René alluma une bougie faite d'éléments étranges et dont l'odeur, tantôt subtile et pénétrante, tantôt nauséabonde et fumeuse, révélait l'introduction de plusieurs matières: puis éclairant Catherine, il passa le premier dans la cellule.

Catherine choisit elle-même parmi tous les instruments de sacrifice un couteau d'acier bleuissant, tandis que René allait chercher une des deux poules qui roulaient dans un coin leur oeil d'or inquiet.

— Comment procéderons-nous?

— Nous interrogerons le foie de l'une et le cerveau de l'autre. Si les deux expériences nous donnent les mêmes résultats, il faudra bien croire, surtout si ces résultats se combinent avec ceux précédemment obtenus.

— Par où commencerons-nous?

— Par l'expérience du foie.

— C'est bien, dit René. Et il attacha la poule sur le petit autel à deux anneaux placés aux deux extrémités, de manière que l'animal renversé sur le dos ne pouvait que se débattre sans bouger de place. Catherine lui ouvrit la poitrine d'un seul coup de couteau.

La poule jeta trois cris, et expira après s'être assez longtemps débattue.

— Toujours trois cris, murmura Catherine, trois signes de mort.
Puis elle ouvrit le corps.

— Et le foie pendant à gauche, continua-t-elle, toujours à gauche, triple mort suivie d'une déchéance. Sais-tu, René, que c'est effrayant?

— Il faut voir, madame, si les présages de la seconde victime coïncideront avec ceux de la première.

René détacha le cadavre de la poule et le jeta dans un coin; puis il alla vers l'autre, qui, jugeant de son sort par celui de sa compagne, essaya de s'y soustraire en courant tout autour de la cellule, et qui enfin, se voyant prise dans un coin, s'envola par- dessus la tête de René, et s'en alla dans son vol éteindre la bougie magique que tenait à la main Catherine.

— Vous le voyez, René, dit la reine. C'est ainsi que s'éteindra notre race. La mort soufflera dessus et elle disparaîtra de la surface de la terre. Trois fils, cependant, trois fils! … murmura-t-elle tristement.

René lui prit des mains la bougie éteinte et alla la rallumer dans la pièce à côté. Quand il revint, il vit la poule qui s'était fourré la tête dans l'entonnoir.

— Cette fois, dit Catherine, j'éviterai les cris, car je lui trancherai la tête d'un seul coup.

Et en effet, lorsque la poule fut attachée, Catherine, comme elle l'avait dit, d'un seul coup lui trancha la tête. Mais dans la convulsion suprême, le bec s'ouvrit trois fois et se rejoignit pour ne plus se rouvrir.

— Vois-tu! dit Catherine épouvantée. À défaut de trois cris, trois soupirs. Trois, toujours trois. Ils mourront tous les trois. Toutes ces âmes, avant de partir, comptent et appellent jusqu'à trois. Voyons maintenant les signes de la tête.

Alors Catherine abattit la crête pâlie de l'animal, ouvrit avec précaution le crâne, et le séparant de manière à laisser à découvert les lobes du cerveau, elle essaya de trouver la forme d'une lettre quelconque sur les sinuosités sanglantes que trace la division de la pulpe cérébrale.

— Toujours, s'écria-t-elle en frappant dans ses deux mains, toujours! et cette fois le pronostic est plus clair que jamais. Viens et regarde.

René s'approcha.

— Quelle est cette lettre? lui demanda Catherine en lui désignant un signe.

— Un H, répondit René.

— Combien de fois répété? René compta.

— Quatre, dit-il.

— Eh bien, eh bien, est-ce cela? Je le vois, c'est-à-dire Henri IV. Oh! gronda-t-elle en jetant le couteau, je suis maudite dans ma postérité.

C'était une effrayante figure que celle de cette femme pâle comme un cadavre, éclairée par la lugubre lumière et crispant ses mains sanglantes.

— Il régnera, dit-elle, avec un soupir de désespoir, il régnera!

— Il régnera, répéta René enseveli dans une rêverie profonde.

Cependant, bientôt cette expression sombre s'effaça des traits de Catherine à la lumière d'une pensée qui semblait éclore au fond de son cerveau.

— René, dit-elle en étendant la main vers le Florentin sans détourner sa tête inclinée sur sa poitrine, René, n'y a-t-il pas une terrible histoire d'un médecin de Pérouse qui, du même coup, à l'aide d'une pommade, a empoisonné sa fille et l'amant de sa fille?

— Oui, madame.

— Cet amant, c'était? continua Catherine toujours pensive.

— C'était le roi Ladislas, madame.

— Ah! oui, c'est vrai! murmura-t-elle. Avez-vous quelques détails sur cette histoire?

— Je possède un vieux livre qui en traite, répondit René.

— Eh bien, passons dans l'autre chambre, vous me le prêterez.

Tous deux quittèrent alors la cellule, dont René ferma la porte derrière lui.

— Votre Majesté me donne-t-elle d'autres ordres pour de nouveaux sacrifices? demanda le Florentin.

— Non, René, non! je suis pour le moment suffisamment convaincue. Nous attendrons que nous puissions nous procurer la tête de quelque condamné, et le jour de l'exécution tu en traiteras avec le bourreau.

René s'inclina en signe d'assentiment, puis il s'approcha, sa bougie à la main, des rayons où étaient rangés les livres, monta sur une chaise, en prit un et le donna à la reine.

Catherine l'ouvrit.

— Qu'est-ce que cela? dit-elle. «De la manière d'élever et de nourrir les tiercelets, les faucons et le gerfauts pour qu'ils soient braves, vaillants et toujours prêts au vol.»

— Ah! pardon, madame, je me trompe! Ceci est un traité de vénerie fait par un savant Lucquois pour le fameux Castruccio Castracani. Il était placé à côté de l'autre, relié de la même façon. Je me suis trompé. C'est d'ailleurs un livre très précieux; il n'en existe que trois exemplaires au monde: un qui appartient à la bibliothèque de Venise, l'autre qui avait été acheté par votre aïeul Laurent, et qui a été offert par Pierre de Médicis au roi Charles VIII, lors de son passage à Florence, et le troisième que voici.

— Je le vénère, dit Catherine, à cause de sa rareté; mais n'en ayant pas besoin, je vous le rends.

Et elle tendit la main droite vers René pour recevoir l'autre, tandis que de la main gauche elle lui rendit celui qu'elle avait reçu.

Cette fois René ne s'était point trompé, c'était bien le livre qu'elle désirait. René descendit, le feuilleta un instant et le lui rendit tout ouvert.

Catherine alla s'asseoir à une table, René posa près d'elle la bougie magique, et à la lueur de cette flamme bleuâtre, elle lut quelques lignes à demi-voix.

— Bien, dit-elle en refermant le livre, voilà tout ce que je voulais savoir.

Elle se leva, laissant le livre sur la table et emportant seulement au fond de son esprit la pensée qui y avait germé et qui devait y mûrir.

René attendit respectueusement, la bougie à la main, que la reine, qui paraissait prête à se retirer, lui donnât de nouveaux ordres ou lui adressât de nouvelles questions.

Catherine fit plusieurs pas la tête inclinée, le doigt sur la bouche et en gardant le silence. Puis s'arrêtant tout à coup devant René en relevant sur lui son oeil rond et fixe comme celui d'un oiseau de proie:

— Avoue-moi que tu as fait pour elle quelque philtre, dit-elle.

— Pour qui? demanda René en tressaillant.

— Pour la Sauve.

— Moi, madame, dit René; jamais!

— Jamais?

— Sur mon âme, je vous le jure.

— Il y a cependant de la magie, car il l'aime comme un fou, lui qui n'est pas renommé par sa constance.

— Qui lui, madame?

— Lui, Henri le maudit, celui qui succédera à nos trois fils, celui qu'on appellera un jour Henri IV, et qui cependant est le fils de Jeanne d'Albret.

Et Catherine accompagna ces derniers mots d'un soupir qui fit frissonner René, car il lui rappelait les fameux gants que, par ordre de Catherine, il avait préparés pour la reine de Navarre.

— Il y va donc toujours? demanda René.

— Toujours, dit Catherine.

— J'avais cru cependant que le roi de Navarre était revenu tout entier à sa femme.

— Comédie, René, comédie. Je ne sais dans quel but, mais tout se réunit pour me tromper. Ma fille elle-même, Marguerite, se déclare contre moi; peut-être, elle aussi, espère-t-elle la mort de ses frères, peut-être espère-t-elle être reine de France.

— Oui, peut-être, dit René, rejeté dans sa rêverie et se faisant l'écho du doute terrible de Catherine.

— Enfin, dit Catherine, nous verrons. Et elle s'achemina vers la porte du fond, jugeant sans doute inutile de descendre par l'escalier secret, puisqu'elle était sûre d'être seule.

René la précéda, et, quelques instants après, tous deux se trouvèrent dans la boutique du parfumeur.

— Tu m'avais promis de nouveaux cosmétiques pour mes mains et pour mes lèvres, René, dit-elle; voici l'hiver, et tu sais que j'ai la peau fort sensible au froid.

— Je m'en suis déjà occupé, madame, et je vous les porterai demain.

— Demain soir tu ne me trouverais pas avant neuf ou dix heures.
Pendant la journée je fais mes dévotions.

— Bien, madame, je serai au Louvre à neuf heures.

— Madame de Sauve a de belles mains et de belles lèvres, dit d'un ton indifférent Catherine; et de quelle pâte se sert-elle?

— Pour ses mains?

— Oui, pour ses mains d'abord.

— De pâte à l'héliotrope.

— Et pour ses lèvres?

— Pour ses lèvres, elle va se servir du nouvel opiat que j'ai inventé et dont je comptais porter demain une boîte à Votre Majesté en même temps qu'à elle.

Catherine resta un instant pensive.

— Au reste, elle est belle, cette créature, dit-elle, répondant toujours à sa secrète pensée, et il n'y a rien d'étonnant à cette passion du Béarnais.

— Et surtout dévouée à Votre Majesté, dit René, à ce que je crois du moins. Catherine sourit et haussa les épaules.

— Lorsqu'une femme aime, dit-elle, est-ce qu'elle est jamais dévouée à un autre qu'à son amant! Tu lui as fait quelque philtre, René.

— Je vous jure que non, madame.

— C'est bien! n'en parlons plus. Montre-moi donc cet opiat nouveau dont tu me parlais, et qui doit lui faire les lèvres plus fraîches et plus roses encore.

René s'approcha d'un rayon et montra à Catherine six petites boîtes d'argent de la même forme, c'est-à-dire rondes, rangées les unes à côté des autres.

— Voilà le seul philtre qu'elle m'ait demandé, dit René; il est vrai, comme le dit Votre Majesté, que je l'ai composé exprès pour elle, car elle a les lèvres si fines et si tendres que le soleil et le vent les gercent également.

Catherine ouvrit une de ces boîtes, elle contenait une pâte du carmin le plus séduisant.

— René, dit-elle, donne-moi de la pâte pour mes mains; j'en emporterai avec moi.

René s'éloigna avec la bougie et s'en alla chercher dans un compartiment particulier ce que lui demandait la reine. Cependant il ne se retourna pas si vite, qu'il ne crût voir que Catherine, par un brusque mouvement, venait de prendre une boîte et de la cacher sous sa mante. Il était trop familiarisé avec ces soustractions de la reine mère pour avoir la maladresse de paraître s'en apercevoir. Aussi, prenant la pâte demandée enfermée dans un sac de papier fleurdelisé:

— Voici, madame, dit-il.

— Merci, René! reprit Catherine. Puis, après un moment de silence: Ne porte cet opiat à madame de Sauve que dans huit ou dix jours, je veux être la première à en faire l'essai.

Et elle s'apprêta à sortir.

— Votre Majesté veut-elle que je la reconduise? dit René.

— Jusqu'au bout du pont seulement, répondit Catherine; mes gentilshommes m'attendent là avec ma litière.

Tous deux sortirent et gagnèrent le coin de la rue de la Barillerie, où quatre gentilshommes à cheval et une litière sans armoiries attendaient Catherine.

En rentrant chez lui, le premier soin de René fut de compter ses boîtes d'opiat. Il en manquait une.

XXI
L'appartement de Madame de Sauve

Catherine ne s'était pas trompée dans ses soupçons. Henri avait repris ses habitudes, et chaque soir il se rendait chez madame de Sauve. D'abord, il avait exécuté cette excursion avec le plus grand secret, puis, peu à peu, il s'était relâché de sa défiance, avait négligé les précautions, de sorte que Catherine n'avait pas eu de peine à s'assurer que la reine de Navarre continuait d'être de nom Marguerite, de fait madame de Sauve.

Nous avons dit deux mots, au commencement de cette histoire, de l'appartement de madame de Sauve; mais la porte ouverte par Dariole au roi de Navarre s'est hermétiquement refermée sur lui, de sorte que cet appartement, théâtre des mystérieuses amours du Béarnais, nous est complètement inconnu.

Ce logement, du genre de ceux que les princes fournissent à leurs commensaux dans les palais qu'ils habitent, afin de les avoir à leur portée, était plus petit et moins commode que n'eût certainement été un logement situé par la ville. Il était, comme on le sait déjà, placé au second, à peu près au-dessus de celui de Henri, et la porte s'en ouvrait sur un corridor dont l'extrémité était éclairée par une fenêtre ogivale à petits carreaux enchâssés de plomb, laquelle, même dans les plus beaux jours de l'année, ne laissait pénétrer qu'une lumière douteuse. Pendant l'hiver, dès trois heures de l'après-midi, on était obligé d'y allumer une lampe, qui, ne contenant, été comme hiver, que la même quantité d'huile, s'éteignait alors vers les dix heures du soir, et donnait ainsi, depuis que les jours d'hiver étaient arrivés, une plus grande sécurité aux deux amants.

Une petite antichambre tapissée de damas de soie à larges fleurs jaunes, une chambre de réception tendue de velours bleu, une chambre à coucher, dont le lit à colonnes torses et à rideau de satin cerise enchâssait une ruelle ornée d'un miroir garni d'argent et de deux tableaux tirés des amours de Vénus et d'Adonis; tel était le logement, aujourd'hui l'on dirait le nid, de la charmante fille d'atours de la reine Catherine de Médicis.

En cherchant bien on eût encore, en face d'une toilette garnie de tous ses accessoires, trouvé, dans un coin sombre de cette chambre, une petite porte ouvrant sur une espèce d'oratoire, où, exhaussé sur deux gradins, s'élevait un prie-Dieu. Dans cet oratoire étaient pendues à la muraille, et comme pour servir de correctif aux deux tableaux mythologiques dont nous avons parlé, trois ou quatre peintures du spiritualisme le plus exalté. Entre ces peintures étaient suspendues, à des clous dorés, des armes de femme; car, à cette époque de mystérieuses intrigues, les femmes portaient des armes comme les hommes, et, parfois, s'en servaient aussi habilement qu'eux.

Ce soir-là, qui était le lendemain du jour où s'étaient passées chez maître René les scènes que nous avons racontées, madame de Sauve, assise dans sa chambre à coucher sur un lit de repos, racontait à Henri ses craintes et son amour, et lui donnait comme preuve de ces craintes et de cet amour le dévouement qu'elle avait montré dans la fameuse nuit qui avait suivi celle de la Saint- Barthélemy, nuit que Henri, on se le rappelle, avait passée chez sa femme.

Henri, de son côté, lui exprimait sa reconnaissance. Madame de Sauve était charmante ce soir-là dans son simple peignoir de batiste, et Henri était très reconnaissant.

Au milieu de tout cela, comme Henri était réellement amoureux, il était rêveur. De son côté madame de Sauve, qui avait fini par adopter de tout son coeur cet amour commandé par Catherine, regardait beaucoup Henri pour voir si ses yeux étaient d'accord avec ses paroles.

— Voyons, Henri, disait madame de Sauve, soyez franc: pendant cette nuit passée dans le cabinet de Sa Majesté la reine de Navarre, avec M. de La Mole à vos pieds, n'avez-vous pas regretté que ce digne gentilhomme se trouvât entre vous et la chambre à coucher de la reine?

— Oui, en vérité, ma mie, dit Henri, car il me fallait absolument passer par cette chambre pour aller à celle où je me trouve si bien, et où je suis si heureux en ce moment.

Madame de Sauve sourit.

— Et vous n'y êtes pas rentré depuis?

— Que les fois que je vous ai dites.

— Vous n'y rentrerez jamais sans me le dire?

— Jamais.

— En jureriez-vous?

— Oui, certainement, si j'étais encore huguenot, mais…

— Mais quoi?

— Mais la religion catholique, dont j'apprends les dogmes en ce moment, m'a appris qu'on ne doit jamais jurer.

— Gascon, dit madame de Sauve en secouant la tête.

— Mais à votre tour, Charlotte, dit Henri, si je vous interrogeais, répondriez-vous à mes questions?

— Sans doute, répondit la jeune femme. Moi je n'ai rien à vous cacher.

— Voyons, Charlotte, dit le roi, expliquez-moi une bonne fois comment il se fait qu'après cette résistance désespérée qui a précédé mon mariage, vous soyez devenue moins cruelle pour moi qui suis un gauche Béarnais, un provincial ridicule, un prince trop pauvre, enfin, pour entretenir brillants les joyaux de sa couronne?

— Henri, dit Charlotte, vous me demandez le mot de l'énigme que cherchent depuis trois mille ans les philosophes de tous les pays! Henri, ne demandez jamais à une femme pourquoi elle vous aime; contentez-vous de lui demander: M'aimez-vous?

— M'aimez-vous, Charlotte? demanda Henri.

— Je vous aime, répondit madame de Sauve avec un charmant sourire et en laissant tomber sa belle main dans celle de son amant.

Henri retint cette main.

— Mais, reprit-il poursuivant sa pensée, si je l'avais deviné ce mot que les philosophes cherchent en vain depuis trois mille ans, du moins relativement à vous, Charlotte?

Madame de Sauve rougit.

— Vous m'aimez, continua Henri; par conséquent je n'ai pas autre chose à vous demander, et me tiens pour le plus heureux homme du monde. Mais, vous le savez, au bonheur il manque toujours quelque chose. Adam, au milieu du paradis, ne s'est pas trouvé complètement heureux, et il a mordu à cette misérable pomme qui nous a donné à tous ce besoin de curiosité qui fait que chacun passe sa vie à la recherche d'un inconnu quelconque. Dites-moi, ma mie, pour m'aider à trouver le mien, n'est-ce point la reine Catherine qui vous a dit d'abord de m'aimer?

— Henri, dit madame de Sauve, parlez bas quand vous parlez de la reine mère.

— Oh! dit Henri avec un abandon et une confiance à laquelle madame de Sauve fut trompée elle-même, c'était bon autrefois de me défier d'elle, cette bonne mère, quand nous étions mal ensemble; mais maintenant que je suis le mari de sa fille…

— Le mari de madame Marguerite! dit Charlotte en rougissant de jalousie.

— Parlez bas à votre tour, dit Henri. Maintenant que je suis le mari de sa fille, nous sommes les meilleurs amis du monde. Que voulait-on? que je me fisse catholique, à ce qu'il paraît. Eh bien, la grâce m'a touché; et, par l'intercession de saint Barthélemy, je le suis devenu. Nous vivons maintenant en famille comme de bons frères, comme de bons chrétiens.

— Et la reine Marguerite?

— La reine Marguerite, dit Henri, eh bien, elle est le lien qui nous unit tous.

— Mais vous m'avez dit, Henri, que la reine de Navarre, en récompense de ce que j'avais été dévouée pour elle, avait été généreuse pour moi. Si vous m'avez dit vrai, si cette générosité, pour laquelle je lui ai voué une si grande reconnaissance, est réelle, elle n'est qu'un lien de convention facile à briser. Vous ne pouvez donc vous reposer sur cet appui, car vous n'en avez imposé à personne avec cette prétendue intimité.

— Je m'y repose cependant, et c'est depuis trois mois l'oreiller sur lequel je dors.

— Alors, Henri, s'écria madame de Sauve, c'est que vous m'avez trompée, c'est que véritablement madame Marguerite est votre femme.

Henri sourit.

— Tenez, Henri! dit madame de Sauve, voilà de ces sourires qui m'exaspèrent, et qui font que, tout roi que vous êtes, il me prend parfois de cruelles envies de vous arracher les yeux.

— Alors, dit Henri, j'arrive donc à en imposer sur cette prétendue intimité, puisqu'il y a des moments où, tout roi que je suis, vous voulez m'arracher les yeux, parce que vous croyez qu'elle existe!

— Henri! Henri! dit madame de Sauve, je crois que Dieu lui-même ne sait pas ce que vous pensez.

— Je pense, ma mie, dit Henri, que Catherine vous a dit d'abord de m'aimer, que votre coeur vous l'a dit ensuite, et que, quand ces deux voix vous parlent, vous n'entendez que celle de votre coeur. Maintenant, moi aussi, je vous aime, et de toute mon âme, et même c'est pour cela que lorsque j'aurais des secrets, je ne vous les confierais pas, de peur de vous compromettre, bien entendu… car l'amitié de la reine est changeante, c'est celle d'une belle mère.

Ce n'était point là le compte de Charlotte; il lui semblait que ce voile qui s'épaississait entre elle et son amant toutes les fois qu'elle voulait sonder les abîmes de ce coeur sans fond, prenait la consistance d'un mur et les séparait l'un de l'autre. Elle sentit donc les larmes envahir ses yeux à cette réponse, et comme en ce moment dix heures sonnèrent:

— Sire, dit Charlotte, voici l'heure de me reposer; mon service m'appelle de très bon matin demain chez la reine mère.

— Vous me chassez donc ce soir, ma mie? dit Henri.

— Henri, je suis triste. Étant triste, vous me trouveriez maussade, et, me trouvant maussade, vous ne m'aimeriez plus. Vous voyez bien qu'il vaut mieux que vous vous retiriez.

— Soit! dit Henri, je me retirerai si vous l'exigez, Charlotte; seulement, ventre-saint-gris! vous m'accorderez bien la faveur d'assister à votre toilette!

— Mais la reine Marguerite, Sire, ne la ferez-vous pas attendre en y assistant?

— Charlotte, répliqua Henri sérieux, il avait été convenu entre nous que nous ne parlerions jamais de la reine de Navarre, et ce soir, ce me semble, nous n'avons parlé que d'elle.

Madame de Sauve soupira, et elle alla s'asseoir devant sa toilette. Henri prit une chaise, la traîna jusqu'à celle qui servait de siège à sa maîtresse, et mettant un genou dessus en s'appuyant au dossier:

— Allons, dit-elle, ma bonne petite Charlotte, que je vous voie vous faire belle, et belle pour moi, quoi que vous en disiez. Mon Dieu! que de choses, que de pots de parfums, que de sacs de poudre, que de fioles, que de cassolettes!

— Cela paraît beaucoup, dit Charlotte en soupirant, et cependant c'est trop peu, puisque je n'ai pas encore, avec tout cela, trouvé le moyen de régner seule sur le coeur de Votre Majesté.

— Allons! dit Henri, ne retombons pas dans la politique. Qu'est- ce que ce petit pinceau si fin, si délicat? Ne serait-ce pas pour peindre les sourcils de mon Jupiter Olympien?

— Oui, Sire, répondit madame de Sauve en souriant, et vous avez deviné du premier coup.

— Et ce joli petit râteau d'ivoire?

— C'est pour tracer la ligne des cheveux.

— Et cette charmante petite boîte d'argent au couvercle ciselé?

— Oh! cela, c'est un envoi de René, Sire, c'est le fameux opiat qu'il me promet depuis si longtemps pour adoucir encore ces lèvres que Votre Majesté a la bonté de trouver quelquefois assez douces.

Et Henri, comme pour approuver ce que venait de dire la charmante femme dont le front s'éclaircissait à mesure qu'on la remettait sur le terrain de la coquetterie, appuya ses lèvres sur celles que la baronne regardait avec attention dans son miroir.

Charlotte porta la main à la boîte qui venait d'être l'objet de l'explication ci-dessus, sans doute pour montrer à Henri de quelle façon s'employait la pâte vermeille, lorsqu'un coup sec frappé à la porte de l'antichambre fit tressaillir les deux amants.

— On frappe, madame, dit Dariole en passant la tête par l'ouverture de la portière.

— Va t'informer qui frappe et reviens, dit madame de Sauve.

Henri et Charlotte se regardèrent avec inquiétude, et Henri songeait à se retirer dans l'oratoire où déjà plus d'une fois il avait trouvé un refuge, lorsque Dariole reparut.

— Madame, dit-elle, c'est maître René le parfumeur.

À ce nom, Henri fronça le sourcil et se pinça involontairement les lèvres.

— Voulez-vous que je lui refuse la porte? dit Charlotte.

— Non pas! dit Henri; maître René ne fait rien sans avoir auparavant songé à ce qu'il fait; s'il vient chez vous, c'est qu'il a des raisons d'y venir.

— Voulez-vous vous cacher alors?

— Je m'en garderai bien, dit Henri, car maître René sait tout, et maître René sait que je suis ici.

— Mais Votre Majesté n'a-t-elle pas quelque raison pour que sa présence lui soit douloureuse?

— Moi! dit Henri en faisant un effort que, malgré sa puissance sur lui-même, il ne put tout à fait dissimuler, moi! aucune! Nous étions en froid, c'est vrai; mais, depuis le soir de la Saint- Barthélemy, nous nous sommes raccommodés.

— Faites entrer! dit madame de Sauve à Dariole. Un instant après, René parut et jeta un regard qui embrassa toute la chambre. Madame de Sauve était toujours devant sa toilette. Henri avait repris sa place sur le lit de repos. Charlotte était dans la lumière et Henri dans l'ombre.

— Madame, dit René avec une respectueuse familiarité, je viens vous faire mes excuses.

— Et de quoi donc, René? demanda madame de Sauve avec cette condescendance que les jolies femmes ont toujours pour ce monde de fournisseurs qui les entoure et qui tend à les rendre plus jolies.

— De ce que depuis si longtemps j'avais promis de travailler pour ces jolies lèvres, et de ce que…

— De ce que vous n'avez tenu votre promesse qu'aujourd'hui, n'est-ce pas? dit Charlotte.

— Qu'aujourd'hui! répéta René.

— Oui, c'est aujourd'hui seulement, et même ce soir, que j'ai reçu cette boîte que vous m'avez envoyée.

— Ah! en effet, dit René en regardant avec une expression étrange la petite boîte d'opiat qui se trouvait sur la table de madame de Sauve, et qui était de tout point pareille à celles qu'il avait dans son magasin.

— J'avais deviné! murmura-t-il; et vous vous en êtes servie?

— Non, pas encore, et j'allais l'essayer quand vous êtes entré.

La figure de René prit une expression rêveuse qui n'échappa point à Henri, auquel, d'ailleurs, bien peu de choses échappaient.

— Eh bien, René! qu'avez-vous donc? demanda le roi.

— Moi, rien, Sire, dit le parfumeur, j'attends humblement que Votre Majesté m'adresse la parole avant de prendre congé de madame la baronne.

— Allons donc! dit Henri en souriant. Avez-vous besoin de mes paroles pour savoir que je vous vois avec plaisir?

René regarda autour de lui, fit le tour de la chambre comme pour sonder de l'oeil et de l'oreille les portes et les tapisseries, puis s'arrêtant de nouveau et se plaçant de manière à embrasser du même regard madame de Sauve et Henri:

— Je ne le sais pas, dit-il. Henri averti, grâce à cet instinct admirable qui, pareil à un sixième sens, le guida pendant toute la première partie de sa vie au milieu des dangers qui l'entouraient, qu'il se passait en ce moment quelque chose d'étrange et qui ressemblait à une lutte dans l'esprit du parfumeur, se tourna vers lui, et tout en restant dans l'ombre, tandis que le visage du Florentin se trouvait dans la lumière:

— Vous à cette heure ici, René? lui dit-il.

— Aurais-je le malheur de gêner Votre Majesté? répondit le parfumeur en faisant un pas en arrière.

— Non pas. Seulement je désire savoir une chose.

— Laquelle, Sire?

— Pensiez-vous me trouver ici?

— J'en étais sûr.

— Vous me cherchiez donc?

— Je suis heureux de vous rencontrer, du moins.

— Vous avez quelque chose à me dire? insista Henri.

— Peut-être, Sire! répondit René. Charlotte rougit, car elle tremblait que cette révélation, que semblait vouloir faire le parfumeur, ne fût relative à sa conduite passée envers Henri; elle fit donc comme si, toute aux soins de sa toilette, elle n'eût rien entendu, et interrompant la conversation:

— Ah! en vérité, René, s'écria-t-elle en ouvrant la boîte d'opiat, vous êtes un homme charmant; cette pâte est d'une couleur merveilleuse, et, puisque vous voilà, je vais, pour vous faire honneur, expérimenter devant vous votre nouvelle production.

Et elle prit la boîte d'une main, tandis que de l'autre elle effleurait du bout du doigt la pâte rosée qui devait passer du doigt à ses lèvres.

René tressaillit.

La baronne approcha en souriant l'opiat de sa bouche.

René pâlit.

Henri, toujours dans l'ombre, mais les yeux fixes et ardents, ne perdait ni un mouvement de l'un ni un frisson de l'autre.

La main de Charlotte n'avait plus que quelques lignes à parcourir pour toucher ses lèvres, lorsque René lui saisit le bras, au moment où Henri se levait pour en faire autant.

Henri retomba sans bruit sur son lit de repos.

— Un moment, madame, dit René avec un sourire contraint; mais il ne faudrait pas employer cet opiat sans quelques recommandations particulières.

— Et qui me les donnera, ces recommandations?

— Moi.

— Quand cela?

— Aussitôt que je vais avoir terminé ce que j'ai à dire à Sa
Majesté le roi de Navarre.

Charlotte ouvrit de grands yeux, ne comprenant rien à cette espèce de langue mystérieuse qui se parlait auprès d'elle, et elle resta tenant le pot d'opiat d'une main, et regardant l'extrémité de son doigt rougie par la pâte carminée.

Henri se leva, et mû par une pensée qui, comme toutes celles du jeune roi, avait deux côtés, l'un qui paraissait superficiel et l'autre qui était profond, il alla prendre la main de Charlotte, et fit, toute rougie qu'elle était, un mouvement pour la porter à ses lèvres.

— Un instant, dit vivement René, un instant! Veuillez, madame, laver vos belles mains avec ce savon de Naples que j'avais oublié de vous envoyer en même temps que l'opiat, et que j'ai eu l'honneur de vous apporter moi-même.

Et tirant de son enveloppe d'argent une tablette de savon de couleur verdâtre, il la mit dans un bassin de vermeil, y versa de l'eau, et, un genou en terre, présenta le tout à madame de Sauve.

— Mais, en vérité, maître René, je ne vous reconnais plus, dit Henri; vous êtes d'une galanterie à laisser loin de vous tous les muguets de la cour.

— Oh! quel délicieux arôme! s'écria Charlotte en frottant ses belles mains avec de la mousse nacrée qui se dégageait de la tablette embaumée.

René accomplit ses fonctions de cavalier servant jusqu'au bout; il présenta une serviette de fine toile de Frise à madame de Sauve, qui essuya ses mains.

— Et maintenant, dit le Florentin à Henri, faites à votre plaisir, Monseigneur.

Charlotte présenta sa main à Henri, qui la baisa, et tandis que Charlotte se tournait à demi sur son siège pour écouter ce que René allait dire, le roi de Navarre alla reprendre sa place, plus convaincu que jamais qu'il se passait dans l'esprit du parfumeur quelque chose d'extraordinaire.

— Eh bien? demanda Charlotte.

Le Florentin parut rassembler toute sa résolution et se tourna vers Henri.

XXII
Sire, vous serez roi

— Sire, dit René à Henri, je viens vous parler d'une chose dont je m'occupe depuis longtemps.

— De parfums? dit Henri en souriant.

— Eh bien, oui, Sire… de parfums! répondit René avec un singulier signe d'acquiescement.

— Parlez, je vous écoute, c'est un sujet qui de tout temps m'a fort intéressé.

René regarda Henri pour essayer de lire, malgré ses paroles, dans cette impénétrable pensée; mais voyant que c'était chose parfaitement inutile, il continua:

— Un de mes amis, Sire, arrive de Florence; cet ami s'occupe beaucoup d'astrologie.

— Oui, interrompit Henri, je sais que c'est une passion florentine.

— Il a, en compagnie des premiers savants du monde, tiré les horoscopes des principaux gentilshommes de l'Europe.

— Ah! ah! fit Henri.

— Et comme la maison de Bourbon est en tête des plus hautes, descendant comme elle le fait du comte de Clermont, cinquième fils de saint Louis, Votre Majesté doit penser que le sien n'a pas été oublié.

Henri écouta plus attentivement encore.

— Et vous vous souvenez de cet horoscope? dit le roi de Navarre avec un sourire qu'il essaya de rendre indifférent.

— Oh! reprit René en secouant la tête, votre horoscope n'est pas de ceux qu'on oublie.

— En vérité! dit Henri avec un geste ironique.

— Oui, Sire, Votre Majesté, selon les termes de cet horoscope, est appelée aux plus brillantes destinées.

L'oeil du jeune prince lança un éclair involontaire qui s'éteignit presque aussitôt dans un nuage d'indifférence.

— Tous ces oracles italiens sont flatteurs, dit Henri; or, qui dit flatteur dit menteur. N'y en a-t-il pas qui m'ont prédit que je commanderais des armées, moi?

Et il éclata de rire. Mais un observateur moins occupé de lui-même que ne l'était René eût vu et reconnu l'effort de ce rire.

— Sire, dit froidement René, l'horoscope annonce mieux que cela.

— Annonce-t-il qu'à la tête d'une de ces armées je gagnerai des batailles?

— Mieux que cela, Sire.

— Allons, dit Henri, vous verrez que je serai conquérant.

— Sire, vous serez roi.

— Eh! ventre-saint-gris! dit Henri en réprimant un violent battement de coeur, ne le suis-je point déjà?

— Sire, mon ami sait ce qu'il promet; non seulement vous serez roi, mais vous régnerez.

— Alors, dit Henri avec son même ton railleur, votre ami a besoin de dix écus d'or, n'est-ce pas, René? car une pareille prophétie est bien ambitieuse, par le temps qui court surtout. Allons, René, comme je ne suis pas riche, j'en donnerai à votre ami cinq tout de suite, et cinq autres quand la prophétie sera réalisée.

— Sire, dit madame de Sauve, n'oubliez pas que vous êtes déjà engagé avec Dariole, et ne vous surchargez pas de promesses.

— Madame, dit Henri, ce moment venu, j'espère que l'on me traitera en roi, et que chacun sera fort satisfait si je tiens la moitié de ce que j'ai promis.

— Sire, reprit René, je continue.

— Oh! ce n'est donc pas tout? dit Henri, soit: si je suis empereur, je donne le double.

— Sire, mon ami revient donc de Florence avec cet horoscope qu'il renouvela à Paris, et qui donna toujours le même résultat, et il me confia un secret.

— Un secret qui intéresse Sa Majesté? demanda vivement Charlotte.

— Je le crois, dit le Florentin.

«Il cherche ses mots, pensa Henri, sans aider en rien René; il paraît que la chose est difficile à dire.»

— Alors, parlez, reprit la baronne de Sauve, de quoi s'agit-il?

— Il s'agit, dit le Florentin en pesant une à une toutes ses paroles, il s'agit de tous ces bruits d'empoisonnement qui ont couru depuis quelque temps à la cour.

Un léger gonflement de narines du roi de Navarre fut le seul indice de son attention croissante à ce détour subit que faisait la conversation.

— Et votre ami le Florentin, dit Henri, sait des nouvelles de ces empoisonnements?

— Oui, Sire.

— Comment me confiez-vous un secret qui n'est pas le vôtre, René, surtout quand ce secret est si important? dit Henri du ton le plus naturel qu'il put prendre.

— Cet ami a un conseil à demander à Votre Majesté.

— À moi?

— Qu'y a-t-il d'étonnant à cela, Sire? Rappelez-vous le vieux soldat d'Actium, qui, ayant un procès, demandait un conseil à Auguste.

— Auguste était avocat, René, et je ne le suis pas.

— Sire, quand mon ami me confia ce secret, Votre Majesté appartenait encore au parti calviniste, dont vous étiez le premier chef, et M. de Condé le second.

— Après? dit Henri.

— Cet ami espérait que vous useriez de votre influence toute puissante sur M. le prince de Condé pour le prier de ne pas lui être hostile.

— Expliquez-moi cela, René, si vous voulez que je le comprenne, dit Henri sans manifester la moindre altération dans ses traits ni dans sa voix.

— Sire, Votre Majesté comprendra au premier mot; cet ami sait toutes les particularités de la tentative d'empoisonnement essayé sur monseigneur le prince de Condé.

— On a essayé d'empoisonner le prince de Condé? demanda Henri avec un étonnement parfaitement joué; ah! vraiment, et quand cela?

René regarda fixement le roi, et répondit ces seuls mots:

— Il y a huit jours, Majesté.

— Quelque ennemi? demanda le roi.

— Oui, répondit René, un ennemi que Votre Majesté connaît, et qui connaît Votre Majesté.

— En effet, dit Henri, je crois avoir entendu parler de cela; mais j'ignore les détails que votre ami veut me révéler, dites- vous.

— Eh bien, une pomme de senteur fut offerte au prince de Condé; mais, par bonheur, son médecin se trouva chez lui quand on l'apporta. Il la prit des mains du messager et la flaira pour en essayer l'odeur et la vertu. Deux jours après, une enflure gangreneuse du visage, une extravasation du sang, une plaie vive qui lui dévora la face, furent le prix de son dévouement ou le résultat de son imprudence.

— Malheureusement, répondit Henri, étant déjà à moitié catholique, j'ai perdu toute influence sur M. de Condé; votre ami aurait donc tort de s'adresser à moi.

— Ce n'était pas seulement près du prince de Condé que Votre Majesté pouvait, par son influence, être utile à mon ami, mais encore près du prince de Porcian, frère de celui qui a été empoisonné.

— Ah çà! dit Charlotte, savez-vous, René, que vos histoires sentent le trembleur? Vous sollicitez mal à propos. Il est tard, votre conversation est mortuaire. En vérité, vos parfums valent mieux.

Et Charlotte étendit de nouveau la main sur la boîte d'opiat.

— Madame, dit René, avant de l'essayer comme vous allez le faire, écoutez ce que les méchants en peuvent tirer de cruels effets.

— Décidément, René, dit la baronne, vous êtes funèbre ce soir.

Henri fronça le sourcil, mais il comprit que René voulait en venir à un but qu'il n'entrevoyait pas encore, et il résolut de pousser jusqu'au bout cette conversation, qui éveillait en lui de si douloureux souvenirs.

— Et, reprit-il, vous connaissez aussi les détails de l'empoisonnement du prince de Porcian?

— Oui, dit-il. On savait qu'il laissait brûler chaque nuit une lampe près de son lit; on empoisonna l'huile, et il fut asphyxié par l'odeur.

Henri crispa l'un sur l'autre ses doigts humides de sueur.

— Ainsi donc, murmura-t-il, celui que vous nommez votre ami sait non seulement les détails de cet empoisonnement, mais il en connaît l'auteur?

— Oui, et c'est pour cela qu'il eût voulu savoir de vous si vous auriez sur le prince de Porcian qui reste cette influence de lui faire pardonner au meurtrier la mort de son frère.

— Malheureusement, répondit Henri, étant encore à moitié huguenot, je n'ai aucune influence sur M. le prince de Porcian: votre ami aurait donc tort de s'adresser à moi.

— Mais que pensez-vous des dispositions de M. le prince de Condé et de M. de Porcian?

— Comment connaîtrais-je leurs dispositions, René? Dieu, que je sache, ne m'a point donné le privilège de lire dans les coeurs.

— Votre Majesté peut s'interroger elle-même, dit le Florentin avec calme. N'y a-t-il pas dans la vie de Votre Majesté quelque événement si sombre qu'il puisse servir d'épreuve à la clémence, si douloureux qu'il soit une pierre de touche pour la générosité?

Ces mots furent prononcés avec un accent qui fit frissonner Charlotte elle-même: c'était une allusion tellement directe, tellement sensible, que la jeune femme se détourna pour cacher sa rougeur et pour éviter de rencontrer le regard de Henri.

Henri fit un suprême effort sur lui-même; désarma son front, qui, pendant les paroles du Florentin, s'était chargé de menaces, et changeant la noble douleur filiale qui lui étreignait le coeur en vague méditation:

— Dans ma vie, dit-il, un événement sombre… non, René, non, je ne me rappelle de ma jeunesse que la folie et l'insouciance mêlées aux nécessités plus ou moins cruelles qu'imposent à tous les besoins de la nature et les épreuves de Dieu.

René se contraignit à son tour en promenant son attention de Henri à Charlotte, comme pour exciter l'un et retenir l'autre; car Charlotte, en effet, se remettant à sa toilette pour cacher la gêne que lui inspirait cette conversation, venait de nouveau d'étendre la main vers la boîte d'opiat.

— Mais enfin, Sire, si vous étiez le frère du prince de Porcian, ou le fils du prince de Condé, et qu'on eût empoisonné votre frère ou assassiné votre père…

Charlotte poussa un léger cri et approcha de nouveau l'opiat de ses lèvres. René vit le mouvement; mais, cette fois, il ne l'arrêta ni de la parole ni du geste, seulement il s'écria:

— Au nom du Ciel! répondez, Sire: Sire, si vous étiez à leur place, que feriez-vous?

Henri se recueillit, essuya de sa main tremblante son front où perlaient quelques gouttes de sueur froide, et, se levant de toute sa hauteur, il répondit, au milieu du silence qui suspendait jusqu'à la respiration de René et de Charlotte:

— Si j'étais à leur place et que je fusse sûr d'être roi, c'est- à-dire de représenter Dieu sur la terre, je ferais comme Dieu, je pardonnerais.

— Madame, s'écria René en arrachant l'opiat des mains de madame de Sauve, madame, rendez-moi cette boîte; mon garçon, je le vois, s'est trompé en vous l'apportant: demain je vous en enverrai une autre.

XXIII
Un nouveau converti

Le lendemain, il devait y avoir chasse à courre dans la forêt de
Saint-Germain.

Henri avait ordonné qu'on lui tînt prêt, pour huit heures du matin, c'est-à-dire tout sellé et tout bridé, un petit cheval du Béarn, qu'il comptait donner à madame de Sauve, mais qu'auparavant il désirait essayer. À huit heures moins un quart, le cheval était appareillé. À huit heures sonnant, Henri descendait.

Le cheval, fier et ardent, malgré sa petite taille, dressait les crins et piaffait dans la cour. Il avait fait froid, et un léger verglas couvrait la terre.

Henri s'apprêta à traverser la cour pour gagner le côté des écuries où l'attendaient le cheval et le palefrenier, lorsqu'en passant devant un soldat suisse, en sentinelle à la porte, ce soldat lui présenta les armes en disant:

— Dieu garde Sa Majesté le roi de Navarre! À ce souhait, et surtout à l'accent de la voix qui venait de l'émettre, le Béarnais tressaillit. Il se retourna et fit un pas en arrière.

— de Mouy! murmura-t-il.

— Oui, Sire, de Mouy.

— Que venez-vous faire ici?

— Je vous cherche.

— Que me voulez-vous?

— Il faut que je parle à Votre Majesté.

— Malheureux, dit le roi en se rapprochant de lui, ne sais-tu pas que tu risques ta tête?

— Je le sais.

— Eh bien?

— Eh bien, me voilà. Henri pâlit légèrement, car ce danger que courait l'ardent jeune homme, il comprit qu'il le partageait. Il regarda donc avec inquiétude autour de lui, et se recula une seconde fois, non moins vivement que la première. Il venait d'apercevoir le duc d'Alençon à une fenêtre. Changeant aussitôt d'allure, Henri prit le mousquet des mains de de Mouy, placé, comme nous l'avons dit, en sentinelle, et tout en ayant l'air de l'examiner:

— de Mouy, lui dit-il, ce n'est pas certainement sans un motif bien puissant que vous êtes venu ainsi vous jeter dans la gueule du loup?

— Non, Sire. Aussi voilà huit jours que je vous guette. Hier seulement, j'ai appris que Votre Majesté devait essayer ce cheval ce matin et j'ai pris poste à la porte du Louvre.

— Mais comment sous ce costume?

— Le capitaine de la compagnie est protestant et de mes amis.

— Voici votre mousquet, remettez-vous à votre faction. On nous examine. En repassant, je tâcherai de vous dire un mot; mais si je ne vous parle point, ne m'arrêtez point. Adieu.

de Mouy reprit sa marche mesurée, et Henri s'avança vers le cheval.

— Qu'est-ce que ce joli petit animal? demanda le duc d'Alençon de sa fenêtre.

— Un cheval que je devais essayer ce matin, répondit Henri.

— Mais ce n'est point un cheval d'homme, cela.

— Aussi était-il destiné à une belle dame.

— Prenez garde, Henri, vous allez être indiscret, car nous allons voir cette belle dame à la chasse; et si je ne sais pas de qui vous êtes le chevalier, je saurai au moins de qui vous êtes l'écuyer.

— Eh! mon Dieu non, vous ne le saurez pas, dit Henri avec sa feinte bonhomie, car cette belle dame ne pourra sortir, étant fort indisposée ce matin.

Et il se mit en selle.

— Ah bah! dit d'Alençon en riant, pauvre madame de Sauve!

— François! François! c'est vous qui êtes indiscret.

— Et qu'a-t-elle donc cette belle Charlotte? reprit le duc d'Alençon.

— Mais, continua Henri en lançant son cheval au petit galop et en lui faisant décrire un cercle de manège, mais je ne sais trop: une grande lourdeur de tête, à ce que m'a dit Dariole, une espèce d'engourdissement par tout le corps, une faiblesse générale enfin.

— Et cela vous empêchera-t-il d'être des nôtres? demanda le duc.

— Moi, et pourquoi? reprit Henri, vous savez que je suis fou de la chasse à courre, et que rien n'aurait cette influence de m'en faire manquer une.

— Vous manquerez pourtant celle-ci, Henri, dit le duc après s'être retourné et avoir causé un instant avec une personne qui était demeurée invisible aux yeux de Henri, attendu qu'elle causait avec son interlocuteur du fond de la chambre, car voici Sa Majesté qui me fait dire que la chasse ne peut avoir lieu.

— Bah! dit Henri de l'air le plus désappointé du monde. Pourquoi cela?

— Des lettres fort importantes de M. de Nevers, à ce qu'il paraît. Il y a conseil entre le roi, la reine mère et mon frère le duc d'Anjou.

— Ah! ah! fit en lui-même Henri, serait-il arrivé des nouvelles de Pologne? Puis tout haut:

— En ce cas, continua-t-il, il est inutile que je me risque plus longtemps sur ce verglas. Au revoir, mon frère! Puis arrêtant le cheval en face de de Mouy:

— Mon ami, dit-il, appelle un de tes camarades pour finir ta faction. Aide le palefrenier à dessangler ce cheval, mets la selle sur ta tête et porte-la chez l'orfèvre de la sellerie; il y a une broderie à y faire qu'il n'avait pas eu le temps d'achever pour aujourd'hui. Tu reviendras me rendre réponse chez moi.

de Mouy se hâta d'obéir, car le duc d'Alençon avait disparu de sa fenêtre, et il est évident qu'il avait conçu quelque soupçon.

En effet, à peine avait-il tourné le guichet que le duc d'Alençon parut. Un véritable Suisse était à la place de de Mouy.

D'Alençon regarda avec grande attention le nouveau factionnaire; puis se retournant du côté de Henri:

— Ce n'est point avec cet homme que vous causiez tout à l'heure, n'est-ce pas, mon frère?

— L'autre est un garçon qui est de ma maison et que j'ai fait entrer dans les Suisses: je lui ai donné une commission et il est allé l'exécuter.

— Ah! fit le duc, comme si cette réponse lui suffisait. Et
Marguerite, comment va-t-elle?

— Je vais le lui demander, mon frère.

— Ne l'avez-vous donc point vue depuis hier?

— Non, je me suis présenté chez elle cette nuit vers onze heures, mais Gillonne m'a dit qu'elle était fatiguée et qu'elle dormait.

— Vous ne la trouverez point dans son appartement, elle est sortie.

— Oui, dit Henri, c'est possible; elle devait aller au couvent de l'Annonciade. Il n'y avait pas moyen de pousser la conversation plus loin, Henri paraissant décidé seulement à répondre.

Les deux beaux-frères se quittèrent donc, le duc d'Alençon pour aller aux nouvelles, disait-il, le roi de Navarre pour rentrer chez lui.

Henri y était à peine depuis cinq minutes lorsqu'il entendit frapper.

— Qui est là? demanda-t-il.

— Sire, répondit une voix que Henri reconnut pour celle de de
Mouy, c'est la réponse de l'orfèvre de la sellerie.

Henri, visiblement ému, fit entrer le jeune homme, et referma la porte derrière lui.

— C'est vous, de Mouy! dit-il. J'espérais que vous réfléchiriez.

— Sire, répondit de Mouy, il y a trois mois que je réfléchis, c'est assez; maintenant il est temps d'agir. Henri fit un mouvement d'inquiétude.

— Ne craignez rien, Sire, nous sommes seuls et je me hâte, car les moments sont précieux. Votre Majesté peut nous rendre, par un seul mot, tout ce que les événements de l'année ont fait perdre à la religion. Soyons clairs, soyons brefs, soyons francs.

— J'écoute, mon brave de Mouy, répondit Henri voyant qu'il lui était impossible d'éluder l'explication.

— Est-il vrai que Votre Majesté ait abjuré la religion protestante?

— C'est vrai, dit Henri.

— Oui, mais est-ce des lèvres? est-ce du coeur?

— On est toujours reconnaissant à Dieu quand il nous sauve la vie, répondit Henri tournant la question, comme il avait l'habitude de le faire en pareil cas, et Dieu m'a visiblement épargné dans ce cruel danger.

— Sire, reprit de Mouy, avouons une chose.

— Laquelle?

— C'est que votre abjuration n'est point une affaire de conviction, mais de calcul. Vous avez abjuré pour que le roi vous laissât vivre, et non parce que Dieu vous avait conservé la vie.

— Quelle que soit la cause de ma conversion, de Mouy, répondit
Henri, je n'en suis pas moins catholique.

— Oui, mais le resterez-vous toujours? à la première occasion de reprendre votre liberté d'existence et de conscience, ne la reprendrez-vous pas? Eh bien! cette occasion, elle se présente: La Rochelle est insurgée, le Roussillon et le Béarn n'attendent qu'un mot pour agir; dans la Guyenne, tout crie à la guerre. Dites-moi seulement que vous êtes un catholique forcé et je vous réponds de l'avenir.

— On ne force pas un gentilhomme de ma naissance, mon cher de
Mouy. Ce que j'ai fait, je l'ai fait librement.

— Mais, Sire, dit le jeune homme le coeur oppressé de cette résistance à laquelle il ne s'attendait pas, vous ne songez donc pas qu'en agissant ainsi vous nous abandonnez… vous nous trahissez?

Henri resta impassible.

— Oui, reprit de Mouy, oui, vous nous trahissez, Sire, car plusieurs d'entre nous sont venus, au péril de leur vie, pour sauver votre honneur et votre liberté. Nous avons tout préparé pour vous donner un trône, Sire, entendez-vous bien? Non seulement la liberté, mais la puissance: un trône à votre choix, car dans deux mois vous pourrez opter entre Navarre et France.

— de Mouy, dit Henri en voilant son regard, qui malgré lui, à cette proposition, avait jeté un éclair, de Mouy, je suis sauf, je suis catholique, je suis l'époux de Marguerite, je suis frère du roi Charles, je suis gendre de ma bonne mère Catherine. de Mouy, en prenant ces diverses positions, j'en ai calculé les chances, mais aussi les obligations.

— Mais, Sire, reprit de Mouy, à quoi faut-il croire? On me dit que votre mariage n'est pas consommé, on me dit que vous êtes libre au fond du coeur, on me dit que la haine de Catherine…

— Mensonge, mensonge, interrompit vivement le Béarnais. Oui, l'on vous a trompé impudemment, mon ami. Cette chère Marguerite est bien ma femme; Catherine est bien ma mère; le roi Charles IX enfin est bien le seigneur et le maître de ma vie et de mon coeur.

de Mouy frissonna, un sourire presque méprisant passa sur ses lèvres.

— Ainsi donc, Sire, dit-il en laissant retomber ses bras avec découragement et en essayant de sonder du regard cette âme pleine de ténèbres, voilà la réponse que je rapporterai à mes frères. Je leur dirai que le roi de Navarre tend sa main et donne son coeur à ceux qui nous ont égorgés, je leur dirai qu'il est devenu le flatteur de la reine mère et l'ami de Maurevel…

— Mon cher de Mouy, dit Henri, le roi va sortir du conseil, et il faut que j'aille m'informer près de lui des raisons qui nous ont fait remettre une chose aussi importante qu'une partie de chasse. Adieu, imitez-moi, mon ami, quittez la politique, revenez au roi et prenez la messe.

Et Henri reconduisit ou plutôt repoussa jusqu'à l'antichambre le jeune homme, dont la stupéfaction commençait à faire place à la fureur.

À peine eut-il refermé la porte que, ne pouvant résister à l'envie de se venger sur quelque chose à défaut de quelqu'un, de Mouy broya son chapeau entre ses mains, le jeta à terre, et le foulant aux pieds comme fait un taureau du manteau du matador:

— Par la mort! s'écria-t-il, voilà un misérable prince, et j'ai bien envie de me faire tuer ici pour le souiller à jamais de mon sang.

— Chut! monsieur de Mouy! dit une voix qui se glissait par l'ouverture d'une porte entrebâillée; chut! car un autre que moi pourrait vous entendre.

de Mouy se retourna vivement et aperçut le duc d'Alençon enveloppé d'un manteau et avançant sa tête pâle dans le corridor pour s'assurer si de Mouy et lui étaient bien seuls.

— M. le duc d'Alençon! s'écria de Mouy, je suis perdu.

— Au contraire, murmura le prince, peut-être même avez-vous trouvé ce que vous cherchez, et la preuve, c'est que je ne veux pas que vous vous fassiez tuer ici comme vous en avez le dessein. Croyez-moi, votre sang peut être mieux employé qu'à rougir le seuil du roi de Navarre.

Et à ces mots le duc ouvrit toute grande la porte qu'il tenait entrebâillée.

— Cette chambre est celle de deux de mes gentilshommes, dit le duc; nul ne viendra nous relancer ici; nous pourrons donc y causer en toute liberté. Venez, monsieur.

— Me voici, Monseigneur! dit le conspirateur stupéfait.

Et il entra dans la chambre, dont le duc d'Alençon referma la porte derrière lui non moins vivement que n'avait fait le roi de Navarre.

de Mouy était entré furieux, exaspéré, maudissant; mais peu à peu le regard froid et fixe du jeune duc François fit sur le capitaine huguenot l'effet de cette glace enchantée qui dissipe l'ivresse.

— Monseigneur, dit-il, si j'ai bien compris, Votre Altesse veut me parler?

— Oui, monsieur de Mouy, répondit François. Malgré votre déguisement, j'avais cru vous reconnaître, et quand vous avez présenté les armes à mon frère Henri, je vous ai reconnu tout à fait. Eh bien, de Mouy, vous n'êtes donc pas content du roi de Navarre?

— Monseigneur!

— Allons, voyons! parlez-moi hardiment. Sans que vous vous en doutiez, peut-être suis-je de vos amis.

— Vous, Monseigneur?

— Oui, moi. Parlez donc.

— Je ne sais que dire à Votre Altesse, Monseigneur. Les choses dont j'avais à entretenir le roi de Navarre touchent à des intérêts que Votre Altesse ne saurait comprendre. D'ailleurs, ajouta de Mouy d'un air qu'il tâcha de rendre indifférent, il s'agissait de bagatelles.

— De bagatelles? fit le duc.

— Oui, Monseigneur.

— De bagatelles pour lesquelles vous avez cru devoir exposer votre vie en revenant au Louvre, où, vous le savez, votre tête vaut son pesant d'or. Car on n'ignore point que vous êtes, avec le roi de Navarre et le prince de Condé, un des principaux chefs des huguenots.

— Si vous croyez cela, Monseigneur, agissez envers moi comme doit le faire le frère du roi Charles et le fils de la reine Catherine.

— Pourquoi voulez-vous que j'agisse ainsi, quand je vous ai dit que j'étais de vos amis? Dites-moi donc la vérité.

— Monseigneur, dit de Mouy, je vous jure…

— Ne jurez pas, monsieur; la religion reformée défend de faire des serments, et surtout de faux serments. de Mouy fronça le sourcil.

— Je vous dis que je sais tout, reprit le duc. de Mouy continua de se taire.

— Vous en doutez? reprit le prince avec une affectueuse insistance. Eh bien, mon cher de Mouy, il faut vous convaincre. Voyons, vous allez juger si je me trompe. Avez-vous ou non proposé à mon beau-frère Henri, là, tout à l'heure (le duc étendit la main dans la direction de la chambre du Béarnais), votre secours et celui des vôtres pour le réinstaller dans sa royauté de Navarre?

de Mouy regarda le duc d'un air effaré.

— Propositions qu'il a refusées avec terreur! de Mouy demeura stupéfait.

— Avez-vous alors invoqué votre ancienne amitié, le souvenir de la religion commune? Avez-vous même alors leurré le roi de Navarre d'un espoir bien brillant, si brillant qu'il en a été ébloui, de l'espoir d'atteindre à la couronne de France? Hein? dites, suis-je bien informé? Est-ce là ce que vous êtes venu proposer au Béarnais?

— Monseigneur! s'écria de Mouy, c'est si bien cela que je me demande en ce moment même si je ne dois pas dire à Votre Altesse Royale qu'elle en a menti! provoquer dans cette chambre un combat sans merci, et assurer ainsi par la mort de nous deux l'extinction de ce terrible secret!

— Doucement, mon brave de Mouy, doucement, dit le duc d'Alençon sans changer de visage, sans faire le moindre mouvement à cette terrible menace; le secret s'éteindra mieux entre nous si nous vivons tous deux que si l'un de nous meurt. Écoutez-moi et cessez de tourmenter ainsi la poignée de votre épée. Pour la troisième fois, je vous dis que vous êtes avec un ami; répondez donc comme à un ami. Voyons, le roi de Navarre n'a-t-il pas refusé tout ce que vous lui avez offert?

— Oui, Monseigneur, et je l'avoue, puisque cet aveu ne peut compromettre que moi.

— N'avez-vous pas crié en sortant de sa chambre et en foulant aux pieds votre chapeau, qu'il était un prince lâche et indigne de demeurer votre chef?

— C'est vrai, Monseigneur, j'ai dit cela.

— Ah! c'est vrai! Vous l'avouez, enfin?

— Oui.

— Et c'est toujours votre avis?

— Plus que jamais, Monseigneur!

— Eh bien, moi, moi, monsieur de Mouy, moi, troisième fils de Henri II, moi, fils de France, suis-je assez bon gentilhomme pour commander à vos soldats, voyons? et jugez-vous que je suis assez loyal pour que vous puissiez compter sur ma parole?

— Vous, Monseigneur! vous, le chef des huguenots?

— Pourquoi pas? C'est l'époque des conversions, vous le savez. Henri s'est bien fait catholique, je puis bien me faire protestant, moi.

— Oui, sans doute, Monseigneur; mais j'attends que vous m'expliquiez…

— Rien de plus simple, et je vais vous dire en deux mots la politique de tout le monde.

» Mon frère Charles tue les huguenots pour régner plus largement. Mon frère d'Anjou les laisse tuer parce qu'il doit succéder à mon frère Charles, et que, comme vous le savez, mon frère Charles est souvent malade. Mais moi… et c'est tout différent, moi qui ne régnerai jamais, en France du moins, attendu que j'ai deux aînés devant moi; moi que la haine de ma mère et de mes frères, plus encore que la loi de la nature, éloigne du trône; moi qui ne dois prétendre à aucune affection de famille, à aucune gloire, à aucun royaume; moi qui, cependant, porte un coeur aussi noble que mes aînés; eh bien! de Mouy! moi, je veux chercher à me tailler avec mon épée un royaume dans cette France qu'ils couvrent de sang.

» Or, voilà ce que je veux, moi, de Mouy, écoutez.» Je veux être roi de Navarre, non par la naissance, mais par l'élection. Et remarquez bien que vous n'avez aucune objection à faire à cela, car je ne suis pas usurpateur, puisque mon frère refuse vos offres, et, s'ensevelissant dans sa torpeur, reconnaît hautement que ce royaume de Navarre n'est qu'une fiction. Avec Henri de Béarn, vous n'avez rien; avec moi, vous avez une épée et un nom. François d'Alençon, fils de France, sauvegarde tous ses compagnons ou tous ses complices, comme il vous plaira de les appeler. Eh bien, que dites-vous de cette offre, monsieur de Mouy?

— Je dis qu'elle m'éblouit, Monseigneur.

— de Mouy, de Mouy, nous aurons bien des obstacles à vaincre. Ne vous montrez donc pas dès l'abord si exigeant et si difficile envers un fils de roi et un frère de roi qui vient à vous.

— Monseigneur, la chose serait déjà faite si j'étais seul à soutenir mes idées; mais nous avons un conseil, et si brillante que soit l'offre, peut-être même à cause de cela, les chefs du parti n'y adhéreront-ils pas sans condition.

— Ceci est autre chose, et la réponse est d'un coeur honnête et d'un esprit prudent. À la façon dont je viens d'agir, de Mouy, vous avez dû reconnaître ma probité. Traitez-moi donc de votre côté en homme qu'on estime et non en prince qu'on flatte. de Mouy, ai-je des chances?

— Sur ma parole, Monseigneur, et puisque Votre Altesse veut que je lui donne mon avis, Votre Altesse les a toutes depuis que le roi de Navarre a refusé l'offre que j'étais venu lui faire. Mais, je vous le répète, Monseigneur, me concerter avec nos chefs est chose indispensable.

— Faites donc, monsieur, répondit d'Alençon. Seulement, à quand la réponse?

de Mouy regarda le prince en silence. Puis, paraissant prendre une résolution:

— Monseigneur, dit-il, donnez-moi votre main; j'ai besoin que cette main d'un fils de France touche la mienne pour être sûr que je ne serai point trahi.

Le duc non seulement tendit la main vers de Mouy, mais il saisit la sienne et la serra.

— Maintenant, Monseigneur, je suis tranquille, dit le jeune huguenot. Si nous étions trahis, je dirais que vous n'y êtes pour rien. Sans quoi, Monseigneur, et pour si peu que vous fussiez dans cette trahison, vous seriez déshonoré.

— Pourquoi me dites-vous cela, de Mouy, avant de me dire quand vous me rapporterez la réponse de vos chefs?

— Parce que, Monseigneur, en me demandant à quand la réponse, vous me demandez en même temps où sont les chefs, et que, si je vous dis: À ce soir, vous saurez que les chefs sont à Paris et s'y cachent.

Et en disant ces mots, par un geste de défiance, de Mouy attachait son oeil perçant sur le regard faux et vacillant du jeune homme.

— Allons, allons, reprit le duc, il vous reste encore des doutes, monsieur de Mouy. Mais je ne puis du premier coup exiger de vous une entière confiance. Vous me connaîtrez mieux plus tard. Nous allons être liés par une communauté d'intérêts qui vous délivrera de tout soupçon. Vous dites donc à ce soir, monsieur de Mouy?

— Oui, Monseigneur, car le temps presse. À ce soir. Mais où cela, s'il vous plaît?

— Au Louvre, ici, dans cette chambre, cela vous convient-il?

— Cette chambre est habitée? dit de Mouy en montrant du regard les deux lits qui s'y trouvaient en face l'un de l'autre.

— Par deux de mes gentilshommes, oui.

— Monseigneur, il me semble imprudent, à moi, de revenir au
Louvre.

— Pourquoi cela?

— Parce que, si vous m'avez reconnu, d'autres peuvent avoir d'aussi bons yeux que Votre Altesse et me reconnaître à leur tour. Je reviendrai cependant au Louvre, si vous m'accordez ce que je vais vous demander.

— Quoi?

— Un sauf-conduit.

— de Mouy, répondit le duc, un sauf-conduit de moi saisi sur vous me perd et ne vous sauve pas. Je ne puis pour vous quelque chose qu'à la condition qu'à tous les yeux nous sommes complètement étrangers l'un à l'autre. La moindre relation de ma part avec vous, prouvée à ma mère ou à mes frères, me coûterait la vie. Vous êtes donc sauvegardé par mon propre intérêt, du moment où je me serai compromis avec les autres, comme je me compromets avec vous en ce moment. Libre dans ma sphère d'action, fort si je suis inconnu, tant que je reste moi-même impénétrable je vous garantis tous; ne l'oubliez pas. Faites donc un nouvel appel à votre courage, tentez sur ma parole ce que vous tentiez sans la parole de mon frère. Venez ce soir au Louvre.

— Mais comment voulez-vous que j'y vienne? Je ne puis risquer ce costume dans les appartements. Il était pour les vestibules et les cours. Le mien est encore plus dangereux, puisque tout le monde me connaît ici et qu'il ne me déguise aucunement.

— Aussi, je cherche, attendez… Je crois que… oui, le voici.

En effet, le duc avait jeté les yeux autour de lui, et ses yeux s'étaient arrêtés sur la garde-robe d'apparat de La Mole, pour le moment étendue sur le lit, c'est-à-dire sur ce magnifique manteau cerise brodé d'or dont nous avons déjà parlé, sur son toquet orné d'une plume blanche, entouré d'un cordon de marguerites d'or et d'argent entremêlées, enfin sur un pourpoint de satin gris perle et or.

— Voyez-vous ce manteau, cette plume et ce pourpoint? dit le duc; ils appartiennent à M. de La Mole, un de mes gentilshommes, un muguet du meilleur ton. Cet habit a fait rage à la cour, et on reconnaît M. de La Mole à cent pas lorsqu'il le porte. Je vais vous donner l'adresse du tailleur qui le lui a fourni; en le lui payant le double de ce qu'il vaut, vous en aurez un pareil ce soir. Vous retiendrez bien le nom de M. de La Mole, n'est-ce pas?

Le duc d'Alençon achevait à peine la recommandation, que l'on entendit un pas qui s'approchait dans le corridor et qu'une clef tourna dans la serrure.

— Eh! qui va là? s'écria le duc en s'élançant vers la porte et en poussant le verrou.

— Pardieu, répondit une voix du dehors, je trouve la question singulière. Qui va là vous-même? Voilà qui est plaisant! quand je veux rentrer chez moi, on me demande qui va là!

— Est-ce vous, monsieur de la Mole?

— Eh! sans doute que c'est moi. Mais vous, qui êtes-vous? Pendant que La Mole exprimait son étonnement de trouver sa chambre habitée et essayait de découvrir quel en était le nouveau commensal, le duc d'Alençon se retournait vivement, une main sur le verrou, l'autre sur la serrure.

— Connaissez-vous M. de La Mole? demanda-t-il à de Mouy.

— Non, Monseigneur.

— Et lui, vous connaît-il?

— Je ne le crois pas.

— Alors, tout va bien; d'ailleurs, faites semblant de regarder par la fenêtre. de Mouy obéit sans répondre, car La Mole commençait à s'impatienter et frappait à tour de bras.

Le duc d'Alençon jeta un dernier regard vers de Mouy, et, voyant qu'il avait le dos tourné, il ouvrit.

— Monseigneur le duc! s'écria La Mole en reculant de surprise, oh! pardon, pardon, Monseigneur!

— Ce n'est rien, monsieur. J'ai eu besoin de votre chambre pour recevoir quelqu'un.

— Faites, Monseigneur, faites. Mais permettez, je vous en supplie, que je prenne mon manteau et mon chapeau, qui sont sur le lit; car j'ai perdu l'un et l'autre cette nuit sur le quai de la Grève, où j'ai été attaqué de nuit par des voleurs.

— En effet, monsieur, dit le prince en souriant et en passant lui-même à La Mole les objets demandés, vous voici assez mal accommodé; vous avez eu affaire à des gaillards fort entêtés, à ce qu'il paraît!

Et le duc passa lui-même à La Mole le manteau et le toquet. Le jeune homme salua et sortit pour changer de vêtement dans l'antichambre, ne s'inquiétant aucunement de ce que le duc faisait dans sa chambre; car c'était assez l'usage au Louvre que les logements des gentilshommes fussent, pour les princes auxquels ils étaient attachés, des hôtelleries qu'ils employaient à toutes sortes de réceptions.

de Mouy se rapprocha alors du duc, et tous deux écoutèrent pour savoir le moment où La Mole aurait fini et sortirait; mais lorsqu'il eut changé de costume, lui-même les tira d'embarras, car, s'approchant de la porte:

— Pardon, Monseigneur! dit-il; mais Votre Altesse n'a pas rencontré sur son chemin le comte de Coconnas?

— Non, monsieur le comte! et cependant il était de service ce matin.

— Alors on me l'aura assassiné, dit La Mole en se parlant à lui- même tout en s'éloignant.

Le duc écouta le bruit des pas qui allaient s'affaiblissant; puis ouvrant la porte et tirant de Mouy après lui:

— Regardez-le s'éloigner, dit-il, et tâchez d'imiter cette tournure inimitable.

— Je ferai de mon mieux, répondit de Mouy. Malheureusement je ne suis pas un damoiseau, mais un soldat.

— En tout cas, je vous attends avant minuit dans ce corridor. Si la chambre de mes gentilshommes est libre, je vous y recevrai; si elle ne l'est pas, nous en trouverons une autre.

— Oui, Monseigneur.

— Ainsi donc, à ce soir, avant minuit.

— À ce soir, avant minuit.

— Ah! à propos, de Mouy, balancez fort le bras droit en marchant, c'est l'allure particulière de M. de La Mole.

XXIV
La rue Tizon et la rue Cloche-Percée

La Mole sortit du Louvre tout courant, et se mit à fureter dans
Paris pour découvrir le pauvre Coconnas.

Son premier soin fut de se rendre à la rue de l'Arbre-Sec et d'entrer chez maître La Hurière, car La Mole se rappelait avoir souvent cité au Piémontais certaine devise latine qui tendait à prouver que l'Amour, Bacchus et Cérès sont des dieux de première nécessité, et il avait l'espoir que Coconnas, pour suivre l'aphorisme romain, se serait installé à la Belle-Étoile, après une nuit qui devait avoir été pour son ami non moins occupée qu'elle ne l'avait été pour lui.

La Mole ne trouva rien chez La Hurière que le souvenir de l'obligation prise et un déjeuner offert d'assez bonne grâce que notre gentilhomme accepta avec grand appétit, malgré son inquiétude.

L'estomac tranquillisé à défaut de l'esprit, La Mole se remit en course, remontant la Seine, comme ce mari qui cherchait sa femme noyée. En arrivant sur le quai de Grève, il reconnut l'endroit où, ainsi qu'il l'avait dit à M. d'Alençon, il avait, pendant sa course nocturne, été arrêté trois ou quatre heures auparavant, ce qui n'était pas rare dans un Paris plus vieux de cent ans que celui où Boileau se réveillait au bruit d'une balle perçant son volet. Un petit morceau de la plume de son chapeau était resté sur le champ de bataille. Le sentiment de possession est inné chez l'homme. La Mole avait dix plumes plus belles les unes que les autres; il ne s'arrêta pas moins à ramasser celle-là, ou plutôt le seul fragment qui en eût survécu, et le considérait d'un air piteux, lorsque des pas alourdis retentirent, s'approchant de lui, et que des voix brutales lui ordonnèrent de se ranger. La Mole releva la tête et aperçut une litière précédée de deux pages et accompagnée d'un écuyer.

La Mole crut reconnaître la litière et se rangea vivement.

Le jeune gentilhomme ne s'était pas trompé.

— Monsieur de la Mole! dit une voix pleine de douceur qui sortait de la litière, tandis qu'une main blanche et douce comme le satin écartait les rideaux.

— Oui, madame, moi-même, répondit La Mole en s'inclinant.

— Monsieur de la Mole une plume à la main…, continua la dame à la litière; êtes-vous donc amoureux, mon cher monsieur, et retrouvez-vous des traces perdues?

— Oui, madame, répondit La Mole, je suis amoureux, et très fort; mais pour le moment, ce sont mes propres traces que je retrouve, quoique ce ne soient pas elles que je cherche. Mais Votre Majesté me permettra-t-elle de lui demander des nouvelles de sa santé.

— Excellente, monsieur; je ne me suis jamais mieux portée, ce me semble; cela vient probablement de ce que j'ai passé la nuit en retraite.

— Ah! en retraite, dit La Mole en regardant Marguerite d'une façon étrange.

— Eh bien, oui! qu'y a-t-il d'étonnant à cela?

— Peut-on, sans indiscrétion, vous demander dans quel couvent?

— Certainement, monsieur, je n'en fais pas mystère: au couvent des Annonciades. Mais vous, que faites-vous ici avec cet air effarouché?

— Madame, moi aussi j'ai passé la nuit en retraite et dans les environs du même couvent; ce matin, je cherche mon ami, qui a disparu, et en le cherchant j'ai retrouvé cette plume.

— Qui vient de lui? Mais en vérité nous m'effrayez sur son compte, la place est mauvaise.

— Que Votre Majesté se rassure, la plume vient de moi; je l'ai perdue vers cinq heures et demie sur cette place, en me sauvant des mains de quatre bandits qui me voulaient à toute force assassiner, à ce que je crois du moins.

Marguerite réprima un vif mouvement d'effroi.

— Oh! contez-moi cela! dit-elle.

— Rien de plus simple, madame. Il était donc, comme j'avais l'honneur de dire à Votre Majesté, cinq heures du matin à peu près…

— Et à cinq heures du matin, interrompit Marguerite, vous étiez déjà sorti?

— Votre Majesté m'excusera, dit La Mole, je n'étais pas encore rentré.

— Ah! monsieur de la Mole! rentrer à cinq heures du matin! dit
Marguerite avec un sourire qui pour tous était malicieux et que La
Mole eut la fatuité de trouver adorable, rentrer si tard! vous
aviez mérité cette punition.

— Aussi je ne me plains pas, madame, dit La Mole en s'inclinant avec respect, et j'eusse été éventré que je m'estimerais encore plus heureux cent fois que je ne mérite de l'être. Mais enfin je rentrais tard ou de bonne heure, comme Votre Majesté voudra, de cette bien heureuse maison où j'avais passé la nuit en retraite, lorsque quatre tire-laine ont débouché de la rue de la Mortellerie et m'ont poursuivi avec des coupe-choux démesurément longs. C'est grotesque, n'est-ce pas, madame? mais enfin c'est comme cela; il m'a fallu fuir, car j'avais oublié mon épée.

— Oh! je comprends, dit Marguerite avec un air d'admirable naïveté, et vous retournez chercher votre épée.

La Mole regarda Marguerite comme si un doute se glissait dans son esprit.

— Madame, j'y retournerais effectivement et même très volontiers, attendu que mon épée est une excellente lame, mais je ne sais pas où est cette maison.

— Comment, monsieur! reprit Marguerite, vous ne savez pas où est la maison où vous avez passé la nuit?

— Non, madame, et que Satan m'extermine si je m'en doute!

— Oh! voilà qui est singulier! c'est donc tout un roman que votre histoire?

— Un véritable roman, vous l'avez dit, madame.

— Contez-la-moi.

— C'est un peu long.

— Qu'importe! j'ai le temps.

— Et fort incroyable surtout.

— Allez toujours: je suis on ne peut plus crédule.

— Votre Majesté l'ordonne?

— Mais oui, s'il le faut.

— J'obéis. Hier soir, après avoir quitté deux adorables femmes avec lesquelles nous avions passé la soirée sur le pont Saint- Michel, nous soupions chez maître La Hurière.

— D'abord, demanda Marguerite avec un naturel parfait, qu'est-ce que maître La Hurière?

— Maître La Hurière, madame, dit La Mole en regardant une seconde fois Marguerite avec cet air de doute qu'on avait déjà pu remarquer une première fois chez lui, maître La Hurière est le maître de l'hôtellerie de la Belle Étoile, située rue de l'Arbre- Sec.

— Bien, je vois cela d'ici… Vous soupiez donc chez maître La
Hurière, avec votre ami Coconnas sans doute?

— Oui, madame, avec mon ami Coconnas, quand un homme entra et nous remit à chacun un billet.

— Pareil? demanda Marguerite.

— Exactement pareil. Cette ligne seulement:

«Vous êtes attendu rue Saint-Antoine, en face de la rue de Jouy.»

— Et pas de signature au bas de ce billet? demanda Marguerite.

— Non; mais trois mots, trois mots charmants qui promettaient trois fois la même chose; c'est-à-dire un triple bonheur.

— Et quels étaient ces trois mots?

Éros-Cupido-Amor.

_— _En effet, ce sont trois doux noms; et ont-ils tenu ce qu'ils promettaient?

— Oh! plus, madame, cent fois plus! s'écria La Mole avec enthousiasme.

— Continuez; je suis curieuse de savoir ce qui vous attendait rue
Saint Antoine, en face la rue de Jouy.

— Deux duègnes avec chacune un mouchoir à la main. Il s'agissait de nous laisser bander les yeux. Votre Majesté devine que nous n'y fîmes point de difficulté. Nous tendîmes bravement le cou. Mon guide me fit tourner à gauche, le guide de mon ami le fit tourner à droite, et nous nous séparâmes.

— Et alors? continua Marguerite, qui paraissait décidée à pousser l'investigation jusqu'au bout.

— Je ne sais, reprit La Mole, où son guide conduisit mon ami. En enfer, peut-être. Mais quant à moi, ce que je sais, c'est que le mien me mena en un lieu que je tiens pour le paradis.

— Et d'où vous fit sans doute chasser votre trop grande curiosité?

— Justement, madame, et vous avez le don de la divination. J'attendais le jour avec impatience pour voir où j'étais, quand, à quatre heures et demie, la même duègne est rentrée, m'a bandé de nouveau les yeux, m'a fait promettre de ne point chercher à soulever mon bandeau, m'a conduit dehors, m'a accompagné cent pas, m'a fait encore jurer de n'ôter mon bandeau que lorsque j'aurais compté jusqu'à cinquante. J'ai compté jusqu'à cinquante, et je me suis trouvé rue Saint-Antoine, en face la rue de Jouy.

— Et alors…?

— Alors, madame, je suis revenu tellement joyeux que je n'ai point fait attention aux quatre misérables des mains desquels j'ai eu tant de mal à me tirer. Or, madame, continua La Mole, en retrouvant ici un morceau de ma plume, mon coeur a tressailli de joie, et je l'ai ramassé en me promettant à moi-même de le garder comme un souvenir de cette heureuse nuit. Mais, au milieu de mon bonheur, une chose me tourmente, c'est ce que peut être devenu mon compagnon.

— Il n'est pas rentré au Louvre?

— Hélas! non, madame! Je l'ai cherché partout où il pouvait être, à la Belle-Étoile, au jeu de paume, et en quantité d'autres lieux honorables; mais d'Annibal point et de Coconnas pas davantage…

En disant ces paroles et les accompagnant d'un geste lamentable, La Mole ouvrit les bras et écarta son manteau, sous lequel on vit bâiller à divers endroits son pourpoint qui montrait, comme autant d'élégants crevés, la doublure par les accrocs.

— Mais vous avez été criblé? dit Marguerite.

— Criblé, c'est le mot! dit La Mole, qui n'était pas fâché de se faire un mérite du danger qu'il avait couru. Voyez, madame! voyez!

— Comment n'avez-vous pas changé de pourpoint au Louvre, puisque vous y êtes retourné? demanda la reine.

— Ah! dit La Mole, c'est qu'il y avait quelqu'un dans ma chambre.

— Comment, quelqu'un dans votre chambre? dit Marguerite dont les yeux exprimèrent le plus vif étonnement; et qui donc était dans votre chambre?

— Son Altesse…

— Chut! interrompit Marguerite.

Le jeune homme obéit.

— _Qui ad lecticam meam stant? _dit-elle à La Mole.

Duo pueri et unus eques.

_— Optime, barbari! _dit-elle. Dic, Moles, quem inveneris in cubiculo tuo?

— Franciscum ducem.

— Agentem?

— Nescio quid.

— Quocum?

— Cum ignoto.

— C'est bizarre, dit Marguerite. Ainsi vous n'avez pu retrouver Coconnas? continua-t-elle sans songer évidemment à ce qu'elle disait.

— Aussi, madame, comme j'avais l'honneur de le dire à Votre
Majesté, j'en meurs véritablement d'inquiétude.

— Eh bien, dit Marguerite en soupirant, je ne veux pas vous distraire plus longtemps de sa recherche, mais je ne sais pourquoi j'ai l'idée qu'il se retrouvera tout seul! N'importe, allez toujours.

Et la reine appuya son doigt sur sa bouche. Or, comme la belle Marguerite n'avait confié aucun secret, n'avait fait aucun aveu à La Mole, le jeune homme comprit que ce geste charmant, ne pouvant avoir pour but de lui recommander le silence, devait avoir une autre signification.

Le cortège se remit en marche; et La Mole, dans le but de poursuivre son investigation, continua de remonter le quai jusqu'à la rue du Long-Pont, qui le conduisit dans la rue Saint-Antoine.

En face la rue de Jouy, il s'arrêta.

C'était là que, la veille, les deux duègnes leur avaient bandé les yeux, à lui et à Coconnas. Il avait tourné à gauche, puis il avait compté vingt pas; il recommença le manège et se trouva en face d'une maison ou plutôt d'un mur derrière lequel s'élevait une maison; au milieu de ce mur était une porte à auvent garnie de clous larges et de meurtrières.

La maison était située rue Cloche-Percée, petite rue étroite qui commence à la rue Saint-Antoine et aboutit à la rue du Roi-de- Sicile.

— Par la sambleu! dit La Mole, c'est bien là… j'en jurerais… En étendant la main, comme je sortais, j'ai senti les clous de la porte, puis j'ai descendu deux degrés. Cet homme qui courait en criant: À l'aide! et qu'on a tué rue du Roi-de-Sicile, passait au moment où je mettais le pied sur le premier. Voyons.

La Mole alla à la porte et frappa. La porte s'ouvrit, et une espèce de concierge à moustaches vint ouvrir.

Was ist das? demanda le concierge.

— Ah! ah! fit La Mole, il me paraît que nous sommes Suisse. Mon ami, continua-t-il en prenant son air le plus charmant, je voudrais avoir mon épée, que j'ai laissée dans cette maison où j'ai passé la nuit.

Ich verstehe nicht, répéta le concierge.

— Mon épée…, reprit La Mole.

Ich verstehe nicht, répéta le concierge.

— … que j'ai laissée… Mon épée, que j'ai laissée…

Ich verstehe nicht…

… dans cette maison, où j'ai passé la nuit.

— _Gehe zum Teufel… _Et il lui referma la porte au nez.

— Mordieu! dit La Mole, si j'avais cette épée que je réclame, je la passerais bien volontiers à travers le corps de ce drôle-là. Mais je ne l'ai point, et ce sera pour un autre jour.

Sur quoi La Mole continua son chemin jusqu'à la rue du Roi-de- Sicile, prit à droite, fit cinquante pas à peu près, prit à droite encore et se trouva rue Tizon, petite rue parallèle à la rue Cloche-Percée, et en tout point semblable. Il y eut plus: à peine eut-il fait trente pas, qu'il retrouva la petite porte à clous larges, à auvent et à meurtrières, les deux degrés et le mur. On eût dit que la rue Cloche-Percée s'était retournée pour le voir passer.

La Mole réfléchit alors qu'il avait bien pu prendre sa droite pour sa gauche, et il alla frapper à cette porte pour y faire la même réclamation qu'il avait faite à l'autre. Mais cette fois il eut beau frapper, on n'ouvrit même pas.

La Mole fit et refit deux ou trois fois le même tour qu'il venait de faire, ce qui l'amena à cette idée, toute naturelle, que la maison avait deux entrées, l'une sur la rue ClochePercée et l'autre sur la rue Tizon.

Mais ce raisonnement, si logique qu'il fût, ne lui rendait pas son épée, et ne lui apprenait pas où était son ami.

Il eut un instant l'idée d'acheter une autre épée et d'éventrer le misérable portier qui s'obstinait à ne parler qu'allemand; mais il pensa que si ce portier était à Marguerite et que si Marguerite l'avait choisi ainsi, c'est qu'elle avait ses raisons pour cela, et qu'il lui serait peut-être désagréable d'en être privée.

Or, La Mole, pour rien au monde, n'eût voulu faire une chose désagréable à Marguerite.

De peur de céder à la tentation, il reprit donc vers les deux heures de l'après midi le chemin du Louvre.

Comme son appartement n'était point occupé cette fois, il put rentrer chez lui. La chose était assez urgente relativement au pourpoint, qui, comme lui avait fait observer la reine, était considérablement détérioré.

Il s'avança donc incontinent vers son lit pour substituer le beau pourpoint gris perle à celui-là. Mais, à son grand étonnement, la première chose qu'il aperçut près du pourpoint gris perle fut cette fameuse épée qu'il avait laissée rue Cloche-Percée.

La Mole la prit, la tourna et la retourna: c'était bien elle.

— Ah! ah! fit-il, est-ce qu'il y aurait quelque magie là-dessous? Puis avec un soupir: Ah! si le pauvre Coconnas se pouvait retrouver comme mon épée!

Deux ou trois heures après que La Mole avait cessé sa ronde circulaire autour de la petite maison double, la porte de la rue Tizon s'ouvrit. Il était cinq heures du soir à peu près, et par conséquent nuit fermée.

Une femme enveloppée dans un long manteau garni de fourrures, accompagnée d'une suivante, sortit par cette porte que lui tenait ouverte une duègne d'une quarantaine d'années, se glissa rapidement jusqu'à la rue du Roi-de-Sicile, frappa à une petite porte de la rue d'Argenson qui s'ouvrit devant elle, sortit par la grande porte du même hôtel qui donnait Vieille-rue-du-Temple, alla gagner une petite poterne de l'hôtel de Guise, l'ouvrit avec une clef qu'elle avait dans sa poche, et disparut.

Une demi-heure après, un jeune homme, les yeux bandés, sortait par la même porte de la même petite maison, guidé par une femme qui le conduisait au coin de la rue Geoffroy-Lasnier et de la Mortellerie. Là, elle l'invita à compter jusqu'à cinquante et à ôter son bandeau.

Le jeune homme accomplit scrupuleusement la recommandation, et au chiffre convenu ôta le mouchoir qui lui couvrait les yeux.

— Mordi! s'écria-t-il en regardant tout autour de lui; si je sais où je suis, je veux être pendu! Six heures! s'écria-t-il en entendant sonner l'horloge de Notre-Dame. Et ce pauvre La Mole, que peut-il être devenu? Courons au Louvre, peut-être là en saura- t-on des nouvelles.

Et ce disant, Coconnas descendit tout courant la rue de la Mortellerie et arriva aux portes du Louvre en moins de temps qu'il n'en eût fallu à un cheval ordinaire; il bouscula et démolit sur son passage cette haie mobile de braves bourgeois qui se promenaient paisiblement autour des boutiques de la place Baudoyer, et entra dans le palais.

Là il interrogea suisse et sentinelle. Le suisse croyait bien avoir vu entrer M. de La Mole le matin, mais il ne l'avait pas vu sortir. La sentinelle n'était là que depuis une heure et demie et n'avait rien vu.

Il monta tout courant à la chambre et en ouvrit la porte précipitamment; mais il ne trouva dans la chambre que le pourpoint de La Mole tout lacéré, ce qui redoubla encore ses inquiétudes.

Alors il songea à La Hurière et courut chez le digne hôtelier de la Belle-Étoile. La Hurière avait vu La Mole; La Mole avait déjeuné chez La Hurière. Coconnas fut donc entièrement rassuré, et, comme il avait grand faim, il demanda à souper à son tour.

Coconnas était dans les deux dispositions nécessaires pour bien souper: il avait l'esprit rassuré et l'estomac vide; il soupa donc si bien que son repas le conduisit jusqu'à huit heures. Alors, réconforté par deux bouteilles d'un petit vin d'Anjou qu'il aimait fort et qu'il venait de sabler avec une sensualité qui se trahissait par des clignements d'yeux et des clappements de langue réitérés, il se remit à la recherche de La Mole, accompagnant cette nouvelle exploration à travers la foule de coups de pied et de coups de poing proportionnés à l'accroissement d'amitié que lui avait inspiré le bien-être qui suit toujours un bon repas.

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