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La reine Victoria intime: Ouvrage illustré de 60 gravures d'après des photographies et des documents inédits

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The Project Gutenberg eBook of La reine Victoria intime

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Title: La reine Victoria intime

Author: J.-H. Aubry

Release date: October 28, 2017 [eBook #55836]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Isabelle Kozsuch, Chuck Greif and the Online
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file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA REINE VICTORIA INTIME ***

J.-H. AUBRY

LA REINE
V I C T O R I A
Intime

Ouvrage illustré de 60 gravures
d’après des photographies et des documents inédits

PARIS
F. JUVEN, ÉDITEUR
122, RUE RÉAUMUR, 122
——
Tous droits réservés.

TABLE

LA REINE VICTORIA INTIME

I

Du berceau au trône.

Jolie fleur de mai.—Sur les fonds d’or de la Tour de Londres.—Ni un nom ni l’autre, Victoria.—Claremont.—L’orpheline de Sydmouth.—La Cour de poupées de la princesse Drina.—Poupées vivantes.—150.000 francs à dépenser par an à six ans.—Rayons et ombres.—L’écolière.—Un instrument de torture sous clé.—Fini de rire.—Bal d’enfants à la Cour.—Le Tour d’Angleterre.—Confirmation.—Petite marraine d’un grand port.—Majeure.—Le sommeil d’une reine appartient à l’État.—La reine et son premier ministre.—Premier conseil privé.—Dans la cour de Saint-James Palace.—Les ancêtres de la reine.

C’est au palais de Kensington, qui a donné son nom au quartier le plus select de Londres, désigné aujourd’hui sous le nom de West-End, que la duchesse de Kent, née princesse Louise-Victoria de Saxe-Cobourg, donna le jour à une fille, le 24 mai 1819.

Le duc de Kent, le père, quatrième et dernier fils de Georges III, prévoyant sans doute que ses frères mourraient sans postérité et que le trône reviendrait à son enfant, avait tenu à ramener sa femme d’Allemagne, où ils pouvaient vivre plus modestement sans trop faire de dettes, afin que l’héritière présomptive de la couronne de Grande-Bretagne et d’Irlande naquît en territoire britannique.

Le père de la future reine était un bon grand diable, aux idées libérales, presque frondeur, tenu à distance par la Cour et suspect à l’aristocratie qui lui avait bien fait sentir son mécontentement en lui rognant le plus possible de sa liste civile. Pour toutes ces raisons, il jouissait de la plus grande popularité. Il supportait d’ailleurs allégrement sa disgrâce et paraît à l’insuffisance de ses revenus, en faisant attendre ses fournisseurs, si bien qu’il légua à sa fille en héritage une dette assez rondelette que celle-ci s’empressa d’ailleurs de payer, en fille pieuse, sur sa liste civile. Sa mère, mariée en secondes noces au duc de Kent, avait été très malheureuse avec le duc de Saxe-Meiningen, son premier mari.

La jeune princesse vint donc au monde dans le mois des roses, ce qui la fit appeler par son père sa «jolie fleur de mai» et à quatre heures et demie du matin, circonstance qui devait permettre à la reine de répondre à ses courtisans, surpris de ses habitudes matinales, qu’elle avait pris l’habitude de se lever de bonne heure dès son premier jour.

Le palais de Kensington, qui date du XVIe siècle, est sévère et triste d’aspect. Il n’est devenu propriété royale qu’en 1690, sous Guillaume III, qui l’acheta de Lord Nottingham. Les reines Marie II et Anne et les rois Georges Ier et Georges II l’agrandirent successivement. Georges II fit notamment construire l’aile gauche, où il mourut et où le duc et la duchesse de Kent élisaient domicile, lorsqu’ils étaient à Londres. La chambre où naquit la jeune princesse est située à l’angle nord-ouest du palais; ses trois fenêtres ont vue sur le rond-point du parc. Personne ne l’a habitée depuis l’heureux événement que rappelle aujourd’hui une simple plaque de cuivre fixée au mur.

On attendit les relevailles de la duchesse pour célébrer le baptême comme il convenait. Il eut lieu le 24 juin, un mois après la naissance, dans le grand salon du Palais. On avait fait venir le fonds baptismal en or de la Tour de Londres et les accessoires de la chapelle royale de Saint-James. L’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, officiait, assisté du docteur Howley, évêque de Londres. Les deux parrains étaient les deux oncles de l’enfant, le prince régent qui régna plus tard sous le nom de Georges IV et le duc d’York, représentant l’empereur de toutes les Russies; les deux marraines, la princesse Augusta représentant la reine de Wurtemberg et la duchesse de Gloucester représentant la duchesse douairière de Cobourg.

On ne s’était pas entendu sur le nom à donner à l’enfant et lorsque l’archevêque demanda sous quel patronage il devait la baptiser, le duc de Kent, son père, répondit: «Élizabeth», tandis que le prince régent prononçait «Alexandrina» du nom de l’empereur de Russie. Le duc protesta; mais le prince se refusa à accepter le nom de la reine-vierge et le père de l’enfant dut s’incliner, non toutefois sans avoir obtenu qu’au nom d’«Alexandrina», on ajoutât celui de Victoria, nom de la duchesse sa femme. Plus tard, la jeune princesse devait demander qu’on ne la désignât plus que sous le nom de Victoria, alléguant que le nom de sa mère ne devait venir après aucun autre. Lorsqu’elle devint reine, c’est sous le nom de Victoria Ire qu’elle voulut être proclamée, nom dans lequel l’archevêque de Cantorbéry devait voir le présage d’un règne glorieux.

La princesse Victoria passa ses premiers mois au château de Claremont. Sa mère s’efforça, dès le début, de faire à sa fille une santé robuste et c’est à ses soins prévoyants que celle-ci doit d’avoir échappé à toutes les maladies de l’enfance.

L’hiver rigoureux de 1819-1820 obligea la famille à se retirer à Sydmouth, dans le sud du Devonshire, renommé pour son climat tempéré. Le duc n’en contracta pas moins une bronchite qu’il négligea. Lorsqu’on appela le médecin, il était déjà tard. Celui-ci pratiqua, suivant la méthode à la mode, une saignée que le duc ne put supporter et il mourut le 20 janvier 1820, dans sa 53e année, avant que sa fille eût atteint son huitième mois.

La Chambre des Communes, qui sympathisait avec le duc, vota une adresse de condoléance à sa veuve, qui reçut la délégation au Palais de Kensington, sa petite fille dans les bras. Ce fut le premier acte politique auquel assista la future reine.

Heureusement pour sa fille, la duchesse de Kent était une femme de tête et de cœur, capable de diriger l’éducation d’un enfant. Elle put d’ailleurs s’appuyer sur le duc d’York, deuxième fils de George III, qui aimait beaucoup son frère, auquel il ressemblait à tel point que la petite Victoria l’appelait papa. Le duc se prit d’affection pour la princesse et prodigua ses conseils à sa mère.

Il fut d’avis de ne pas fatiguer prématurément l’intelligence

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Le duc de Kent, père de la Reine Victoria.

 

 

de sa nièce et de faire la part la plus large possible aux jeux, au sport et à la vie au grand air. Jusqu’à cinq ans on laissa donc Victoria à ses poupées. Elle posséda la plus jolie collection du monde. Le Strand Magazine publia, à l’époque du jubilé de diamant de la reine, un article illustré reproduisant les cent trente-deux poupées de la princesse et la reine ne dédaigna pas de dicter à son secrétaire, le général Sir Henry Ponsonby, des rectifications à cet article qui contenait quelques erreurs. L’auteur racontait que l’amour de la princesse pour ses poupées n’avait cessé qu’à l’âge de quatorze ans, qu’elle en avait possédé un bien plus grand nombre, mais que les 132 mentionnées étaient les seules qui fussent restées en sa possession, les autres ayant été offertes à des loteries de charité. Victoria avait un registre spécial sur lequel elle avait écrit «List of my dolls», Liste de mes poupées, qu’elle avait baptisées de noms de souveraines, de dames de la Cour et de l’aristocratie, d’actrices ou d’héroïnes de féeries ou de ballets auxquels elle avait assisté. A côté du nom de chaque poupée, elle avait soin de noter le nom de la personne qui la lui avait offerte, le personnage qu’elle représentait, comment le costume lui avait été inspiré, par qui il avait été dessiné et les noms des personnes qui avaient collaboré avec elle à sa confection. C’est ainsi qu’on retrouve le comte de Leicester, Robert Dudley, Amy Robsart, les principaux personnages du fameux ballet de Kenilworth qui fit courir tout Londres au King’s Theatre, devenu plus tard Her Majesty’s; le comte Almaviva du Mariage de Figaro et du Barbier de Séville; Mlle Duvernoy, la danseuse française qui, dans un rôle de

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Chambre où est née la Reine.

Bayadère, avait tourné la tête à Thackeray; la Taglioni, la reine Élizabeth, etc. Ces poupées avaient la tête en bois, les traits grossièrement peints, le corps en son recouvert de peau et elles étaient, rareté à l’époque, articulées

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La Reine Victoria à 4 ans.

 

 

et pouvaient prendre toutes les attitudes. L’industrie de la poupée a fait de tels progrès depuis lors, que les poupées de Victoria seraient dédaignées des petites bourgeoises de nos jours; mais elles étaient pour le temps des joujoux de princesse et devaient faire loucher d’envie plus d’une des petites camarades qu’on admettait, rarement d’ailleurs, à prendre part aux jeux de la future reine. Cette absence d’enfants de son âge autour de Drina fut probablement même une des raisons de son amour immodéré pour les poupées.

Victoria possédait en outre un ameublement de carton doré et, après avoir habillé ses poupées, de la chemise au manteau de Cour, ou au chapeau, elle les installait dans de petits drawing-rooms et s’exerçait déjà à se composer une Cour à son gré.

Rien n’est plus curieux que de suivre sur ces poupées les progrès de l’imagination et de l’habileté de l’enfant. Tout d’abord ce sont les ballerines qui l’absorbent, puis les dames de la Cour, à qui elle impose déjà des toilettes de son choix. Il semble qu’elle ne pêche pas par le goût et que l’harmonie des couleurs lui échappe. Elle a une prédilection marquée pour les manches amples, appelées si irrévérencieusement «manches à gigot». Pourtant chaque costume est bien celui qui sied au personnage. Elle tolère les toilettes tapageuses aux actrices; mais elle n’entend pas que les dames de la Cour ou de l’aristocratie se présentent autrement qu’en décolleté. Nous verrons que ce caprice d’enfant règlera un jour l’étiquette à la Cour de Windsor.

L’amour des poupées n’empêchait pas la jeune princesse d’aimer à jouer avec des poupées vivantes; les familiers de la maison de son père, tels que William Wilberforce, l’homme d’État célèbre par ses luttes pour l’abolition de la traite des nègres; Sir Walter Scott, le grand romancier écossais; le duc de Wellington, le vainqueur de Waterloo, ont dû bien souvent dépouiller leur gravité et se plier aux fantaisies de la fille de leur ami.

Les récréations en plein air, chaque fois que le temps le permettait, étaient de toutes celles que Victoria préférait. On la voyait souvent courir dans les jardins de Kensington, ou y faire galoper son âne gris tout enrubanné de soie bleue et envoyer des baisers ou prodiguer des «good-morning» aux nombreux passants arrêtés derrière les grilles et heureux de pouvoir contempler l’héritière du trône. Elle était d’humeur très gaie et surtout très égale. Sa figure, dans laquelle on retrouve des traits de Caroline d’Anspach, n’était qu’un sourire épanouï; elle était turbulente, légère, oublieuse et avec cela très impérative; elle passait vite d’une idée à une autre; mais était très franche, avait un cœur excellent et ne craignait rien tant que de contrister sa mère.

On cite des exemples de ces deux qualités. Sa franchise était telle, qu’il était impossible de raconter devant elle le moindre fait d’une manière inexacte, sans qu’elle le rectifiât aussitôt, même lorsque la rectification était à son désavantage. Un jour que la duchesse demandait à sa gouvernante allemande, Fraeulein Lehzen, qui devint baronne, si Victoria avait été sage, la jeune fille répondit que la princesse s’était montrée désagréable en une occasion.

—Deux occasions, rectifia Victoria, et elle rappela à la gouvernante devant sa mère la circonstance qui avait été oubliée.

La peur de faire de la peine à sa mère se révèle dans le trait suivant. Étant en visite chez le comte Fitzwilliam, elle tomba le front contre une table de marbre et le choc fut si rude qu’elle perdit connaissance. Lorsqu’elle revint à elle, sa première pensée fut de demander si l’on avait fait savoir à sa mère que son accident était sans gravité.

Nous retrouverons ces qualités plus tard dans la reine. Lorsqu’elle faillit être victime d’un attentat dans Hyde Park, elle se leva dans sa voiture pour montrer à son peuple qu’elle n’était point blessée et elle donna l’ordre à son cocher de la mener chez la duchesse, afin que celle-ci n’apprît point le danger qu’elle avait couru par la rumeur publique ou par les journaux.

L’été, on l’emmenait invariablement à Ramsgate, en Kent, sur la côte orientale de l’île de Thanet, à l’embouchure de la Tamise, où sa mère avait coutume de louer une villa pour l’époque des chaleurs. Alors, du matin jusqu’au soir, la jeune princesse était dehors à jouer sur la plage ou sur les dunes des environs. La duchesse faisait servir les repas sous une tente.

Lorsque Victoria eut six ans, sa mère estima que le moment était venu de s’occuper plus sérieusement de son instruction. Le Parlement qui avait continué de voter à la veuve la liste civile de son mari, l’augmenta de 6.000 liv. sterling par an, 150.000 francs, pour permettre à la duchesse de donner à la princesse une éducation en rapport avec sa destinée. La duchesse lui donna donc, à côté de sa gouvernante allemande, une gouvernante anglaise et une gouvernante française. Elle eut pour précepteur le révérend Georges Davys, qui devint plus tard évêque de Peterborough; mais elle ne voulut pas être privée de sa nourrice Mistress Brock, «dear Boppy», comme elle aimait à l’appeler familièrement. La duchesse s’occupait aussi elle-même de sa fille; mais elle avait surtout gardé pour elle le rôle éducateur.

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Signature de la Reine à cinq ans.

C’est ainsi qu’elle s’appliqua à combattre la légèreté de la princesse, en l’obligeant à achever toujours ce qu’elle avait commencé, même lorsqu’il s’agissait d’une occupation frivole et que l’heure était venue de s’adonner à une autre plus sérieuse. Chaque matin, au déjeuner, la duchesse arrêtait le programme de la journée, et, le soir, elle se faisait rendre compte de la façon dont il avait été exécuté. Elle n’aurait pas souffert qu’on y eût changé quoi que ce fût. Souvent elle se réservait une matinée qu’elle passait à interroger sa fille et à s’assurer des progrès qu’elle avait faits.

Outre l’anglais, l’allemand et le français, la petite Drina apprit l’italien et un peu de latin. La leçon de dessin était celle qu’elle préférait. Elle s’était prise d’une véritable passion pour le paysage, née probablement de son goût pour la vie au grand air, passion qu’elle a toujours gardée. Elle reçut de bonne heure les leçons des grands maîtres. Ce fut Westall, le dessinateur exquis, quoique un peu maniéré, qui l’initia à l’art; puis Sir Edwin Landseer, qui est encore considéré comme le peintre le plus original et peut-être le mieux doué de l’école anglaise.

L’étude des langues marcha assez bien; elle fit de rapides progrès dans celle du dessin. Au contraire elle eut, dès le début, une horreur de la musique, ce qui désolait la musicienne de talent qu’était la duchesse. Celle-ci s’y prit de toutes les manières pour combattre cette aversion; elle eut recours à l’émulation. On lui avait beaucoup vanté le talent précoce de la petite Lyra, un enfant prodige de nom prédestiné, qui, à l’âge de sept ans, pinçait déjà de la harpe en virtuose. Elle l’invita à venir au palais et la fit jouer devant Drina. Tant que la duchesse était présente, la petite princesse paraissait s’intéresser au talent de sa jeune amie; mais à peine avait-elle tourné les talons que, sur l’invitation de la princesse, la petite harpiste plantait là son instrument, et venait se rouler sur le tapis du foyer et jouer à la poupée. De sorte qu’au lieu de convertir la princesse à la musique, la brillante harpiste se laissa convertir à l’amour des poupées dont elle n’avait jamais dû connaître les joies, pour être parvenue si jeune à un tel degré de virtuosité.

Le règlement de vie de Drina, écrit chaque matin de la main de sa mère, était collé à l’envers du pupitre de l’enfant. Ses heures de récréation étaient invariablement les mêmes: de huit heures et demie à dix heures, promenade, suivant le temps, à pied ou en voiture; de midi à deux heures, avant le lunch, récréation à l’intérieur; de quatre heures jusqu’au dîner, sortie avec sa mère ou une de ses gouvernantes, visites. A huit heures, la princesse dînait à côté de sa mère d’un repas très léger et, à neuf heures, elle était remise aux soins de «dear Boppy», sa nounou, qui lui racontait des histoires effrayantes pour l’endormir dans son petit lit placé à côté de celui de sa mère.

Est-ce en souvenir de ces contes que la reine a gardé le goût de l’horrible? Toujours est-il qu’à l’heure actuelle encore, aucune conversation ne l’intéresse comme les récits de tortures endurées ou de morts violentes.

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La baronne Lehzen, gouvernante allemande de la Reine.

Peu à peu, l’instruction de la princesse fit des progrès et on lui fit surmonter l’aridité des premières études du piano. Ce ne fut cependant pas sans mal, car la princesse était très nerveuse. Un jour elle s’impatienta vivement devant sa maîtresse et refusa de reprendre sa place devant l’instrument de supplice. On appela Fraeulein Lehzen qui avait le plus d’ascendant sur elle; rien n’y fit.

—Pourtant, finit par lui dire la maîtresse, énervée à son tour, les difficultés sont aussi bien pour les princesses que pour tout le monde; il n’y a pas de moyen royal de se rendre maître de l’instrument.

—Ah! répliqua la princesse, il n’y a pas de moyen royal de s’en rendre maître; eh bien! j’en ai trouvé un, moi.

Et elle courut au piano, le ferma violemment, tourna la

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La Reine et sa mère, la duchesse de Kent.

 

 

clé qu’elle mit dans sa poche et sortit de la salle, laissant sa maîtresse ébahie.

Cette boutade fut d’ailleurs de courte durée et un quart d’heure plus tard, ayant réfléchi, elle revint d’elle-même se mettre au piano, embrassa sa maîtresse et étudia avec le plus grand calme et la plus entière application.

De temps à autre, on menait la princesse au cirque ou à un ballet; mais la duchesse évitait de rompre la régularité de sa vie, car elle avait remarqué que le théâtre avait le don de l’énerver.

La duchesse de Kent fréquentait peu dans le monde; c’est à peine si elle fit quelques rares apparitions à la Cour de son beau-frère Georges IV.

Lorsque Guillaume IV monta sur le trône en 1830, son premier soin fut d’inviter la duchesse sa belle-sœur à choisir, parmi les dames de la Cour, une grande gouvernante à sa fille que la mort récente du duc d’York avait faite héritière directe du trône. La petite Drina, qui avait déjà onze ans, s’était fait expliquer sa généalogie par Fraeulein Lehzen, et comme celle-ci en était à Guillaume IV:

—Mais je ne vois plus personne pour régner après mon oncle Guillaume, avait-elle dit, à moins que ce ne soit moi.

—Ce sera en effet Votre Altesse, avait répondu la gouvernante.

—C’est une bien lourde responsabilité, avait ajouté la princesse, avec un gros soupir, comme si elle savait déjà la mesurer, ce qui avait provoqué un sourire chez la gouvernante, mais je serai bonne, je serai bonne.

Ce fut la duchesse de Northumberland qui fut choisie par la duchesse de Kent pour remplir le poste d’honneur que venait de créer le roi auprès de sa nièce. En même temps un bill de régence était introduit au Parlement, stipulant qu’au cas où la reine Adélaïde, femme de Guillaume IV, donnerait le jour à un enfant, elle deviendrait, à la mort du roi, régente du royaume jusqu’à la majorité de cet enfant: qu’au cas contraire, la duchesse de Kent deviendrait régente pendant la minorité de sa fille; que la princesse Alexandrina-Victoria ne pourrait se marier sans le consentement du roi, ou, en cas de mort de celui-ci, sans celui des deux Chambres du Parlement.

Sous la direction de la duchesse de Northumberland, moins maternelle que celle de la duchesse de Kent,—Fraeulein Lehzen était restée gouvernante allemande,—la jeune princesse fit des progrès rapides, surtout en musique. Très sévère, la duchesse avait su se faire craindre. Drina apprit la constitution anglaise avec Mr Amos, savant légiste. Elle commença d’aller dans le monde où elle fut choyée et prit goût à tous les plaisirs.

Elle fit sa première apparition à la Cour de son oncle le 24 mai 1831, son douzième anniversaire, jour choisi par la reine Adélaïde pour donner à la Cour un bal d’enfants en l’honneur de Dona Maria II, la Gloria, reine de Portugal, ainsi que de la princesse sa nièce. La fête eut lieu au palais de Buckingham, dans le grand salon qui précède la salle du Trône. Le contraste entre les deux enfants était frappant. La petite reine était vêtue d’une robe de velours rouge avec des perles et portait en sautoir un grand-cordon; sa poitrine était chamarrée de crachats et de décorations: la petite princesse Drina était au contraire en robe de soie blanche toute simple et avait quelques fleurs naturelles dans les cheveux. Elle fut l’objet de toutes les attentions de la part du roi et de la reine et toute la Cour n’eut des yeux que pour elle.

Les hommages qu’elle reçut au cours de cette soirée firent une telle impression sur son esprit qu’elle en revint toute changée. Sa santé même parut s’en ressentir. Ce changement n’échappa pas à l’œil vigilant de la duchesse sa gouvernante, qui résolut de la tenir désormais éloignée de la Cour et de lui épargner l’excitation de la cérémonie du couronnement de son oncle, qui eut lieu le 8 septembre de la même année.

Dès lors on ne chercha plus de diversion aux études que dans les voyages que la duchesse s’efforça de tracer de façon à les rendre aussi instructifs que possible. On la conduisit aux courses d’Ascot. Elle fit un voyage avec sa mère et sa gouvernante dans l’île de Wight, où elle devait plus tard se faire bâtir le château d’Osborne, et visita Worthing, Malvern, les magnifiques cathédrales de Worcester, Heresford, Chester; elle se promena de château en château, invitée par toute l’aristocratie, dont elle put étudier les mœurs à demi féodales. On l’initia à l’industrie et au mouvement intellectuel du pays en lui faisant connaître la filature de Belper, des usines métallurgiques, des mines et l’Université d’Oxford.

La princesse ne rentra à Kensington Palace qu’à la fin de l’année 1832, pour se préparer à la confirmation. Son entourage remarqua que l’instruction religieuse qui lui fut alors donnée par le docteur Howley, l’ancien évêque de Londres qui avait assisté à son baptême, devenu archevêque de Cantorbéry, fit une grande impression sur son esprit. Elle fut transformée et même transfigurée. Elle reçut le sacrement en juillet 1834 dans la chapelle royale du vieux palais de Saint-James.

Les deux années qui suivirent furent des années d’effacement, toutes consacrées aux études et aux voyages instructifs. On lui fit faire connaissance avec la puissante marine du Royaume-Uni. On la promena dans le yacht royal sur toute la côte méridionale. De Cowes, on l’emmena à Southampton, où une délégation de la ville vint la saluer à bord et lui demander le nom qu’elle désirait donner au nouveau quai. Elle l’appela Royal Pier et ce nom lui est resté. Southampton n’était alors qu’un tout petit port; il devait prendre une grande extension sous le patronage de la petite reine et devenir un des points les plus importants de la côte méridionale de l’Angleterre.

Cependant, grâce au plan adopté, la duchesse de Northumberland atteignait droit son but: les qualités de Victoria se fortifiaient, tandis que ses défauts disparaissaient peu à peu. L’esprit de la jeune fille se formait au contact de tous les personnages qui l’approchaient; il semblait qu’elle eût hérité la largeur de vue et l’esprit libéral de son père. La duchesse s’ingéniait à aider au plus grand développement de son intelligence, et à la préserver des préjugés de sa caste.

C’est ainsi que, dans le recueillement d’une retraite agréable, interrompue de temps à autre par quelques voyages intéressants, Victoria atteignit sa majorité à l’âge de dix-huit ans, le 24 mai 1837. Pour la deuxième fois, la nation s’occupa d’elle: Guillaume IV la proclama à cette occasion héritière présomptive de la couronne et le Parlement décréta que le 24 mai serait jour férié et que l’émancipation de la future reine serait célébrée par des réjouissances publiques. Dans toute l’aristocratie, on organisa de splendides fêtes et, le soir, une sérénade monstre fut donnée à la princesse à Kensington Palace, sous les fenêtres de sa chambre à coucher. Le roi lui fit cadeau d’un piano magnifique et tous les pairs lui envoyèrent de riches présents.

Guillaume IV était alors, depuis plusieurs mois déjà, dans un état de santé très précaire et, sans prévoir sa fin si prochaine, les médecins désespéraient de lui rendre sa vigueur. A partir de la majorité de sa nièce, ses forces allèrent en déclinant de jour en jour et, dans la matinée du 20 juin, avant l’aube, il rendit le dernier soupir au château de Windsor.

Victoria était reine de Grande-Bretagne et d’Irlande.

Elle ne s’en doutait pas et dormait à poings fermés, quand, vers cinq heures du matin, l’archevêque de Cantorbéry et le grand chambellan de la Cour, qui était alors le marquis de Conyngham, sonnèrent à la grille du Palais. Les rues de Londres étaient absolument désertes et on ne voyait pas un chat dans le faubourg de Kensington. Dans le palais tout reposait; les chiens de garde eux-mêmes n’aboyèrent pas au coup de sonnette de l’avènement de leur maîtresse et les deux messagers de la grande nouvelle eurent toutes les peines du monde à se faire ouvrir la porte. Le concierge finit enfin par se lever et par les introduire dans une salle du rez-de-chaussée où ils restèrent seuls très longtemps, sans qu’on parût s’occuper d’eux. Ils sonnèrent un domestique et lui intimèrent l’ordre de prévenir la princesse qu’ils étaient porteurs d’un important message pour elle. Un long temps se passa sans réponse. Ils sonnèrent de nouveau. Cette fois, ce fut une gouvernante qui parut et dit aux gentlemen que la princesse dormait d’un si bon sommeil qu’elle n’avait pas cru devoir la déranger.

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La duchesse de Northumberland, gouvernante de la Reine.

—Nous venons voir la reine pour affaire d’État, répondit l’archevêque, et il n’y a pas de sommeil sacré devant une affaire de cette importance.

Victoria allait connaître de bonne heure le joug du pouvoir. La gouvernante se retira et, quelques minutes après, la reine faisait son entrée, vêtue d’un long peignoir blanc serré à la taille par une ceinture, les épaules recouvertes d’un châle de même couleur, les pieds nus dans des babouches. Ses jolis cheveux d’un blond doré ondulaient sur le dos, dépassant la ceinture; ses yeux étaient gonflés de sommeil et pleins de larmes. Cependant son port était calme et plein de dignité. L’attitude de ce moment solennel sera celle de tout son règne.

Les deux messagers lui apprirent la nouvelle qui la faisait reine et aussitôt, mettant un genou en terre, lui baisèrent respectueusement la main. Ils lui demandèrent en même temps ses ordres.

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La Reine en 1838.

—Priez Dieu pour moi, Milords, leur dit-elle et dites à lord Melbourne de venir me trouver.

Lord Melbourne était alors premier ministre.

Elle se retira aussitôt dans sa chambre. Dans le corridor, elle rencontra Fraeulein Lehzen qui la félicita au sujet de son avènement et lui rappela respectueusement sa promesse d’être bonne reine. Elle ne put lui répondre, tant elle se sentait émue.

Le jour était venu en effet de dire adieu à la vie insouciante et heureuse pour laquelle elle était née et c’est ce qui la faisait fondre en larmes.

Mrs Browning, poétesse, une des quatre femmes écrivains qui ont illustré le règne de Victoria—les trois autres sont George Elliott, Charlotte Bronte et Harriett Martineau,—a consacré aux premières larmes de la reine des strophes pleines de beauté, qui sont devenues classiques sous le titre de Victoria’s Tears.

Une heure plus tard, le premier ministre était aux côtés de la jeune souveraine et arrêtait avec elle toutes les dispositions pour la convocation de son Conseil privé. A neuf heures, les délégations des principaux corps de l’État arrivaient déjà à Kensington Palace, le lord maire et la corporation de la cité de Londres en tête.

A onze heures, la reine, entourée des principaux officiers de la maison du roi, faisait son entrée dans le grand salon où se tenait le Conseil privé convoqué en toute hâte et prenait place sur un trône improvisé. Elle avait revêtu une toilette de grand deuil et c’est à tort que le peintre Sir David Wilkie, qui a fixé sur la toile cette page d’histoire, la représente vêtue de blanc. Le lord chancelier Cottenham lui faisait prononcer le serment d’usage, par lequel elle s’engageait à gouverner selon la Constitution du pays, à maintenir la religion réformée établie par la loi et à sauvegarder les institutions politiques. Elle signait ensuite l’acte d’avènement.

Puis les princes du sang, le duc de Cumberland, roi de Hanovre en tête, les princes et les conseillers privés venaient s’agenouiller devant elle et prononcer le serment d’allégeance. Les ministres remettaient ensuite leurs sceaux. Elle les leur rendait aussitôt, ordonnait de changer les sceaux de l’État et la forme des prières officielles et le conseil décidait, avant de se retirer, que la proclamation du nouveau règne serait faite le lendemain dans la cour de Saint-James Palace à Londres et, sur la place principale, dans toutes les villes du Royaume-Uni.

Le lendemain, à dix heures, toute l’aristocratie était groupée dans la cour du vieux palais, entourée des corps d’élite de l’armée, lorsque la jeune reine parut à la fenêtre grillée du premier étage. Aussitôt les trompettes sonnèrent l’air composé tout exprès par Thomas Harper, premier trompette du roi; les tambours battirent et le lord chancelier annonça à haute voix que la jeune princesse montait sur le trône de ses pères et qu’elle s’appellerait Victoria Ire.

La foule découverte l’acclamait aussitôt avec enthousiasme et les musiques entonnaient le God save the Queen. C’en était trop pour les nerfs de la délicate jeune fille qui faillit perdre connaissance et éclata en sanglots. Sa mère se tenait derrière elle pour la recevoir dans ses bras.

—Pour vous, au moins, serai-je toujours Victoria? lui dit-elle.

Victoria Ire est le cinquante-sixième souverain d’Angleterre et le quatre-vingt-unième d’Écosse. Elle monte sur le trône en sa qualité de fille unique d’Edward, duc de Kent, quatrième fils de George III, les trois fils aînés étaient morts sans postérité. Elle descend de George Ier, l’usurpateur qui bénéficia de la révolution de 1688, de l’expulsion des Stuarts et de l’avènement irrégulier de Guillaume Ier, septième duc de Normandie, surnommé le Conquérant. Elle est en même temps héritière de la couronne de Hanovre, à laquelle son mariage l’obligera à renoncer, et qui d’ailleurs sera confisquée par la Prusse au lendemain de Sadowa.

Ses aïeux sont, en remontant vers la souche de la famille: George III, son grand-père paternel, petit-fils de George II; George II, fils unique de George Ier; George Ier, premier roi de la maison de Hanovre, fils de Sophie, femme de l’Électeur de Hanovre et fille d’Élizabeth, fille de Jacques Ier; Jacques Ier, roi d’Écosse sous le nom de Jacques VI, puis d’Angleterre sous le nom de Jacques Ier, premier souverain d’Angleterre de la maison des Stuarts par sa mère Marie Stuart, reine d’Écosse, petite-fille de Jacques IV, roi d’Écosse et de Marguerite, fille de Henri VII; Henri VII, premier souverain d’Angleterre de la maison des Tudor, fils de Marguerite de Beaufort, arrière-petite-fille de Jean de Gaunt, quatrième fils d’Édouard III, dont le fils aîné Henri IV fut le premier souverain de la maison de Lancaster; Édouard III, fils aîné d’Édouard II, fils aîné d’Édouard Ier, fils aîné de Henri III, fils aîné de Jean Plantagenet, sixième et plus jeune fils de Henri II; Henri II, premier souverain de la maison de Plantagenet, fils de Geoffroy Plantagenet et de Mathilde, fille unique de Henri Ier; Henri Ier, de la maison de Normandie, dernier fils de Guillaume Ier le Bâtard, surnommé le Conquérant; Guillaume Ier, fils de Robert le Diable, duc de Normandie, et de la fille d’un pelletier de Falaise, premier souverain de la maison de Normandie, roi d’Angleterre par droit de conquête, et aussi parent à un degré éloigné, par les femmes, d’Édouard le Confesseur.

Si l’on admet la légitimité de ce lien du sang, Victoria descend du premier roi d’Angleterre par Édouard le Confesseur, fils d’Ethelred II, demi-frère d’Édouard le Martyr par sa mère; Édouard le Martyr, fils d’Edgar, second fils d’Edmond, frère d’Athelstan, fils aîné d’Édouard l’aîné, fils d’Alfred, quatrième fils d’Ethelwulf, fils d’Egbert, surnommé le Grand, premier roi d’Angleterre.

Par sa mère, Victoria descend de Guelf, duc de Bavière, fondateur de la maison de Brunswick et descendant d’Odoacre, le fameux chef des Hérules qui, après avoir battu au Ve siècle Romulus Augustulus, le dernier empereur romain d’Occident, disputa le royaume d’Italie à Théodore l’Ostrogoth. Parmi ses ancêtres maternels les plus célèbres, elle compte Frédéric le Sage, électeur de Saxe dès les premières années du XVIe siècle, ami et protecteur de Luther, et un de ses premiers disciples.

Les Anglais ont coutume d’arrêter la généalogie de Victoria à Guillaume le Conquérant, sur l’embonpoint duquel Philippe Ier, roi de France, dit en plaisantant: «Quand ce gros homme accouchera-t-il?» Cette parole eut le don de piquer Guillaume, qui fit répondre au roi qu’il descendrait de Rouen, capitale de son duché, à Notre-Dame pour y célébrer ses relevailles, avec 10.000 lances en guise de cierges. Il allait mettre sa promesse à exécution et était déjà parvenu à Mantes, saccageant tout sur son passage, quand il se blessa à l’arçon de sa selle et n’eut que le temps d’être ramené à Rouen pour mourir dans ses États.

De tous les rois d’Angleterre, c’est Victoria qui aura eu le règne le plus long; le règne le plus long après le sien est celui de George III, qui dura soixante ans.

II

Apprentissage de reine.

Bon terrain de culture.—L’âme de la nation.—L’influence de lord Melbourne.—Les 100.000 Irlandais de Daniel O’Connell.—Au tour d’un autre.—Constitution hypocrite.—De l’air.—L’affaire des Dames de la chambre à coucher.—Une reine à la tâche.—Ça ne vaut pas la mort d’un homme.—Gigot haricots.—Do... do... ré... si..... do ré...—Un drawing-room, baisera, baisera pas.—Mistress Langtry redresse ses plumes.—Tendons les reins.—Plus besoin de dollars.—Les singeries du Black Rod.—Retenez vos numéros.—L’or et les lords.—Reine ou femme? Femme.—Un monarque sans Cour est un meuble inutile.

Du jour où son oncle le roi Guillaume IV l’eut remise aux mains de la duchesse de Northumberland, Victoria comprit que le bonheur n’était pas au nombre des prérogatives royales. L’enseignement du Dr Howley, archevêque de Cantorbéry, qui s’appliqua surtout à lui faire envisager sa future mission à un point de vue religieux, ne réussit qu’à la convaincre que le poids d’une couronne est lourd à une tête de femme; enfin son brusque réveil au nom de la loi, dans la nuit de la mort de Guillaume IV, lui fit sentir, dès la première heure de son règne, la tyrannie incessante du pouvoir.

Victoria avait hérité de son père une très grande indépendance de caractère, un esprit très libéral. Aussi lord Melbourne à qui incomba, de par sa fonction de premier ministre, le devoir de l’initier à l’exercice du pouvoir, trouva-t-il un bon terrain de culture où semer ses idées. Dès le début, il comprit qu’il devait jouer vis-à-vis de la souveraine un rôle tout paternel et que celle-ci, en raison de son ignorance des choses de la politique, devait fatalement subir son ascendant. Il ne voulut pourtant pas en abuser au profit du parti whig, dont il était alors la plus haute incarnation; il rêva un monarque véritablement constitutionnel qui fût l’âme de la nation entière et dont les actes fussent toujours conformes aux volontés de la majorité. Jusqu’alors les rois d’Angleterre n’avaient jamais tenu compte de la situation politique dans le choix de leurs ministres; quelquefois même, ils avaient éloigné des affaires des ministres soutenus de la majorité du Parlement.

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La Reine en 1842.

Sous Guillaume IV, lord Melbourne lui-même avait dû rendre son sceau tout d’un coup, et sir Robert Peel avait été appelé d’Italie pour lui succéder. Il persuada à la reine qu’elle ne devait pas toujours suivre ses préférences personnelles, mais chercher sa conduite tracée dans les votes du Parlement. Il gagna ainsi, peu à peu, la confiance absolue de Victoria qui lui voua même une si sincère affection, que, jusqu’à son mariage, elle voulut l’avoir pour conseiller intime, d’abord au grand jour, puis dans la coulisse. Elle se laissa guider par lui et cette influence se fera heureusement sentir sur tous ses actes pendant tout son long règne.

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La Reine en 1845.

La soumission de la reine à son premier ministre lui fut toute facile. Elle n’avait qu’une crainte, c’était d’avoir à gouverner. Les théories de Melbourne reçurent donc le meilleur accueil. Tout d’abord Victoria perdit de sa popularité. Les tories prirent ombrage de cette tutelle qu’exerçait sur elle le plus ferme suppôt du parti libéral. De parti pris on interpréta mal tous ses actes, sa tolérance religieuse parut un signe certain de trahison envers la religion de l’État aux ultra-protestants de Grande-Bretagne, qui allèrent jusqu’à la traiter de papiste; les radicaux se plaignirent qu’elle ne fît pas aboutir d’emblée les réformes qu’ils attendaient de la fille du duc de Kent, le prince radical; les tories craignirent d’avoir perdu toute influence

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Le château de Windsor.

 

 

sur la Cour et les destinées du pays; les plus grands seigneurs lui firent même un crime de l’affection qu’elle avait inspirée, dès le premier jour, à Daniel O’Connell, le grand agitateur de l’Irlande, qui se faisait fort de trouver cent mille de ses compatriotes pour venir défendre jusqu’à la mort la «gentille petite reine».

Tant de mécontents ligués devaient former une majorité et, en effet, les élections de 1837 montrèrent à Victoria que la nation n’était pas en communion d’idées avec son Mentor. Fidèle aux enseignements de ce dernier, elle accepta sa chute et le remplaça suivant les vœux du Parlement, ce qui fit revenir les esprits de leur erreur et ramena les cœurs à la jeune souveraine. Désormais la nation serait seule à se gouverner.

Ce que Victoria gagna surtout aux enseignements de lord Melbourne, c’est le grand tact qui constitue la véritable caractéristique de son long règne, précieuse qualité qui a tenu lieu, à lord Melbourne lui-même, des dons de l’homme d’État qui lui faisaient presque complètement défaut. Grâce à son tact, la reine sut dénouer des situations embrouillées, notamment avec les États-Unis dans l’affaire de Trente et avec la Russie dans l’affaire de la Pologne, et, à l’intérieur, elle réussit à tenir le sceptre très haut, hors de l’atteinte des partis.

En cela, Victoria n’eut pas de mérite: elle avait trouvé dans l’hypocrisie de la Constitution anglaise, qui est en somme une constitution républicaine, comme celle de la République des États-Unis est une constitution monarchique, la formule chère à son cœur. Cette Constitution lui confère tous les droits, à la condition de n’en exercer aucun; elle s’en accommode parfaitement et se trouve très heureuse d’être couverte par ses ministres responsables. Elle ne veut même pas avoir la responsabilité du choix des ministres et se retranche derrière le Parlement. Non seulement elle ne tient pas à gouverner, mais même elle a toutes les peines à régner, tant lui pèse le faste de l’étiquette. Chaque fois qu’elle en trouvera l’occasion, elle s’échappera de Windsor qu’elle déteste; elle ira le moins possible à Londres, car l’abri des colonnes de marbre de Buckingham Palace lui donne froid au cœur; elle aura son home, ses homes plutôt, son château d’Osborne, et sa petite maison de Balmoral, qui grandiront avec sa famille et où elle vivra en femme. Pourtant elle veillera au maintien de cette étiquette à Windsor et à Londres pour ne pas encourir le reproche d’avoir, comme certains de ses prédécesseurs, une Cour dissolue. Pour rien au monde, elle ne sera «l’otage auguste que la liberté tient prisonnière en son palais» selon la définition de Nisard. La nation se gouvernera, c’est entendu, sans elle; mais aussi elle gouvernera sa Cour et ne permettra pas que le Parlement lui impose ses volontés pour les choses du palais; autrement elle lui montrera «qu’elle est reine d’Angleterre», comme elle l’écrivait à Melbourne, au lendemain de l’affaire des Bed-chamber Women, des dames de la chambre à coucher. Sir Robert Peel s’étant plaint en plein Parlement de ce que les dames de la Cour n’eussent pas été changées avec le ministère, selon l’usage établi, et que la reine fût laissée sous l’influence des femmes whigs, après le retour des tories au pouvoir, la reine protesta, dit que ses dames avaient sa confiance, son affection et que la politique n’avait rien à voir dans le choix des personnes de son entourage. La nation se mit de son côté. Sir Robert Peel parut capituler; mais il fallut bien en arriver, pour vivre en paix avec lui, à demander leurs démissions aux parentes des membres du cabinet déchu. La reine comprit que la simple prétention d’être maîtresse à la Cour était encore excessive et le froissement qu’elle ressentit d’avoir à se séparer de ses familières ne fit qu’accroître son aversion pour la vie officielle.

Cependant le sentiment du devoir la domine. Si elle se repose sur ses ministres et consent à n’être que la figurine dorée qui orne la proue du navire de l’État, sans influence sur sa direction, elle ne s’en considère pas moins comme la gardienne héréditaire de la Constitution et elle ne veut rien abandonner de ses prérogatives, quels que soient les soucis qu’elles lui causent. Elle se trace un règlement de vie, comme au temps de la duchesse de Northumberland, qu’elle a retenue auprès d’elle et à qui elle a recours, ainsi qu’à sa mère la duchesse de Kent, dans les moments difficiles. Elle se lève à huit heures, se fait lire en déjeunant les principaux articles du Times et surtout les nouvelles de l’Étranger. Elle prend ensuite connaissance du bulletin de nuit des deux chambres du Parlement, du courrier de cabinet rédigé après chaque séance par un clerc spécial; elle parcourt la partie importante de son courrier, car un secrétaire adroit lui dérobe les lettres assassines de ses amants inconnus, les dithyrambes des cerveaux détraqués, les demandes de secours qui s’adressent à sa liste civile, les menaces de mort de maniaques plutôt que de révolutionnaires décidés, les offrandes, les cadeaux, les legs que lui envoient des dévouements ignorés, les protestations contre un déni de justice, d’humbles requêtes de serviteurs en quête d’emplois, les suppliques en faveur des condamnés. Elle ne lit que les lettres laissées dépliées par son secrétaire, lequel sait au juste celles dont la reine désire prendre connaissance. Elle discerne avec un art admirable les misères vraies des fausses, les situations véritablement intéressantes et fait de son mieux pour y faire droit. Elle n’aime pas à contrecarrer les décisions de la justice, en usant de son droit de grâce et lorsqu’elle croit pouvoir exercer ce droit, c’est toujours après une étude approfondie du dossier du condamné. Encore faut-il que le crime ne soit pas de ceux qui révoltent la conscience humaine. Le trait suivant montre bien qu’elle sait alors trouver des circonstances atténuantes, lorsque les juges se sont montrés impitoyables. Tout au début de son règne, son vieil ami le duc de Wellington vient lui soumettre, suivant la loi, la sentence de mort prononcée par un conseil de guerre contre un soldat déserteur. La jeune reine est très émue: c’est la première fois que la vie d’un homme est suspendue à sa décision.

—Quel est cet homme? demande-t-elle.—Oh! un très mauvais soldat, un mauvais exemple pour son régiment, qui a mérité cent fois la mort, répond Wellington.—Cherchez bien, duc, reprend la reine, n’a-t-il pas une seule qualité qui le distingue d’un monstre et rachète un peu ses défauts?—Si, objecte brutalement le généralissime, ses camarades disent qu’il est très bon garçon.—Oh! merci, fait la reine visiblement soulagée et elle écrit sous la sentence: «Pardonné, Victoria».

On rapporte que le duc fit la grimace; il craignit probablement pour la discipline; mais celle-ci n’en fut pas plus relâchée.

Victoria a cependant laissé pendre bien des femmes, pour lesquelles, chez nous, les tribunaux sont si pleins d’indulgence. Les infanticides, par exemple, ne trouvent jamais grâce à ses yeux, comme on a pu le voir tout dernièrement dans le cas de l’institutrice française Louise Masset.

Après avoir dicté ses réponses à son secrétaire, la reine va faire un tour de promenade et ne revient que pour le lunch, à deux heures. C’est son principal repas. Sa nourriture est très simple, très frugale; elle préfère une tranche de gigot aux plats les plus recherchés. Après le lunch, elle passe au salon où elle consacre l’heure de la sieste à éplucher la liste des invitations que le grand chambellan propose pour le dîner du soir. Puis elle sort à cheval ou en voiture, suivant le temps. Après le dîner, elle ne consacre plus qu’un instant aux affaires de l’État, c’est-à-dire à la rédaction de la circulaire quotidienne de la Cour, dans laquelle elle fait connaître à la nation ce qui s’est passé dans la journée, les visites qu’elle a reçues. Elle apporte un soin tout particulier à la rédaction de cette circulaire, à l’orthographe des noms et à la parfaite exactitude des titres. Ce document mentionne en outre les noms des lords et dames d’honneur qui sont sur le point de prendre leur semaine de service auprès de la reine.

En temps de guerre, elle exige que tous les télégrammes lui soient apportés dès leur arrivée.

Elle préside le conseil des ministres, ainsi que son conseil privé. Ce dernier conseil, qui n’était autrefois composé que des membres de la famille royale et de quelques grands seigneurs, est aujourd’hui recruté par la reine parmi les personnes illustres de la nation. La grande majorité des membres appartiennent cependant au Parlement. La reine a suivi en cette réforme l’inspiration du prince Albert, qui a su être pour elle le conseiller le plus sûr et le plus discret et qui n’a eu qu’un défaut, celui de la germaniser un peu trop. C’est aussi lui qui a persuadé à la reine qu’elle devait inaugurer en personne les grands travaux publics, les expositions de toutes sortes, les statues des grands hommes, les institutions de bienfaisance; passer des revues militaires et navales; décorer de sa main les troupes revenant d’une campagne; en un mot prouver à son peuple qu’elle ne reste étrangère à aucune manifestation du développement et de la prospérité de la nation. Elle fit tout pour plaire à son époux. A quarante ans, on la voyait encore parader à cheval devant les troupes rangées au camp d’Aldershot, vêtue d’une sorte de tunique de maréchal de camp par-dessus sa longue jupe d’amazone, le grand cordon bleu de la Jarretière en sautoir et coiffée d’un chapeau à plume à jugulaire d’or. Elle saluait militairement le drapeau et lançait des commandements d’une voix claire, qu’elle s’efforçait en vain de rendre martiale. A Spithead, elle a passé plusieurs fois la revue de la flotte du pont du yacht royal, le Victoria and Albert.

La reine doit encore tenir des levers et des drawing-rooms (salons), ouvrir le Parlement et y prononcer les discours d’ouverture, recevoir les souverains étrangers et présider les cérémonies d’investiture des ordres de la

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Buckingham.—La salle du Trône.

Phot. H. N. King.

 

 

couronne. Aucune de ces royales corvées ne lui est plus pénible que les levers ou les drawing-rooms.

C’est toujours à Buckingham Palace que se tiennent les drawing-rooms. La reine, entourée de la famille royale, reçoit les hommages de ses fidèles sujettes qu’elle a admises à venir lui baiser la main, si c’est la première fois qu’elles lui sont présentées et à la saluer simplement, dans le cas contraire, car on ne baise sa main qu’une fois: il faut savoir ne pas abuser des bonnes choses.

C’est le grand chambellan qui a la charge de dresser la liste des deux cents dames privilégiées. Cette liste est soumise à la reine qui l’examine attentivement. Un tel honneur ne s’accorde pas à la première venue et il faut, pour en être digne, posséder toutes les garanties d’honorabilité possibles. Toute dame qui a été une première fois admise a le droit de présenter une autre dame. Les demandes sont adressées au lord chambellan, à son bureau du palais de Saint-James. Une fois en possession de toutes les demandes, c’est lui-même qui doit se renseigner sur les postulantes. Il répond à toutes les demandes soit dans un sens, soit dans l’autre. La formule de refus est naturellement aussi douce que possible à l’amour-propre de la postulante. Les personnes qui reçoivent la carte d’admission doivent aussitôt se procurer la toilette décolletée et le manteau de Cour, d’un prix toujours très élevé; elles doivent en outre porter le voile et, plantées debout derrière la tête, les trois plumes blanches d’autruche qui figurent dans l’écusson du prince de Galles. Inutile de chercher à placer ces trois plumes avec goût; l’étiquette veut qu’elles ressemblent à une crête de perruche en colère et ce serait s’exposer à se faire éconduire que de ne pas s’y conformer. C’est ce qui arriva à la belle mistress Langtry, pour qui le prince de Galles avait un faible. A grand’peine, ce dernier avait pu obtenir de la reine sa mère que l’actrice fût admise à un drawing-room. La belle se présenta, mais ses trois plumes avaient une disposition artistique des plus seyantes pour son genre de beauté. Quelle ne fut pas la surprise de la belle factieuse, lorsque, dans le salon qui précède la salle du Trône, elle vit un fonctionnaire de la Cour s’approcher d’elle et l’inviter à aller se recoiffer.

Les drawing-rooms ont lieu dans l’après-midi un peu plus tard que les levers. Les dames admises sont toujours ravies de l’honneur qui leur est fait et il n’est pas rare d’en voir se lever dans le milieu de la nuit qui précède la cérémonie pour commencer à procéder à leur toilette. Dès midi, le défilé de voitures de grande remise, à laquais poudrés de blanc, qui les amènent à la Cour, commence dans Saint-James’s Park. On n’avance que très lentement. Il faut compter deux heures de queue pour pénétrer dans la cour d’honneur de Buckingham. Dans l’intérieur du palais, on défile à nouveau des heures entières entre des balustrades dorées recouvertes de velours rouge. On traverse tous les salons entre des barrières serpentantes jusqu’à la salle du Trône où l’on entre par le côté. Là se tient la reine assise sur son trône, entourée de la famille royale, la couronne ou un diadème sur la tête, la Jarretière en sautoir et la main droite appuyée sur le bras du fauteuil élevé sur un gradin, sous un dais de velours rouge aux armes de la couronne, surmonté des initiales V. R. Victoria Regina. Ou bien elle est debout devant le trône, et sa petite taille contraste alors avec la haute stature des personnages en brillants uniformes qui l’entourent.

Le chambellan, placé à la droite de la souveraine, nomme à haute voix les personnes admises en ajoutant le mot «présentée», si c’est sa première visite. Aussitôt, la sujette fait une profonde révérence et présente à la reine le dos de sa main droite gantée de blanc, sur laquelle celle-ci daigne abandonner la sienne pour la baiser. Si le chambellan n’a pas ajouté le mot «présentée» après le nom, la personne doit passer après la révérence.

Ce salut est, de toutes les coquetteries déployées ce jour-là, celle à laquelle les dames admises au drawing-room donnent le plus d’attention. Il y a des professeurs qui gagnent leur fortune à enseigner la grâce de la révérence de Cour.

Les messieurs ne sont admis aux drawing-rooms que s’ils accompagnent leur mère, fille, femme ou sœur. Ils doivent être en habit de Cour et ne sont jamais admis à baiser la main.

La révérence finie, on rentre chez soi ravie, et il n’est pas rare qu’en hiver on paie l’honneur d’avoir salué la reine, ou baisé sa main, d’une bonne bronchite contractée dans les heures de défilé.

Une jeune fille du monde ne trouve pas facilement à se marier, si elle n’a jamais été admise au drawing-room. En Amérique, un tel honneur vaut, paraît-il, une dot.

Il arrive quelquefois que la reine, fatiguée, se retire, même au milieu de la cérémonie, et délègue à sa place le prince ou la princesse de Galles. Dans ce cas, la déception est grande; mais on ne se décourage pas et on en est quitte pour postuler à nouveau la faveur de l’admission.

Victoria reçoit ses visiteuses avec une extrême bonne grâce et elle a pour la plupart un sourire exquis. Comme elle en a étudié soigneusement la liste avant la cérémonie, il se peut que quelques-unes aient, par surcroît, la faveur d’un compliment de sa bouche. Alors, cette bienveillance royale en fait des héroïnes pendant huit jours dans les salons.

On compte les Parlements que la reine a ouverts en personne. Avant son mariage et du vivant du prince Albert, elle n’était pas si avare de ses visites; elle affrontait courageusement le trouble nerveux qu’elle ressent chaque fois qu’il lui faut prendre la parole en public. Elle arrivait en grand gala, dans la voiture royale, la couronne ou le simple diadème sur la tête, faisait son entrée devant toute la salle debout, précédée des seigneurs portant les insignes de la royauté, et prenait aussitôt place sur le trône. D’un signe de la main, elle autorisait l’assistance à s’asseoir et aussitôt les trois révérences du Black Rod achevées, elle commençait à lire le discours d’ouverture d’une voix et d’un accent qui ont fait dire à Fanny Kemble qu’elle n’avait jamais entendu «un plus bel anglais que l’anglais de la reine d’Angleterre». Le discours lu, la reine se levait et quittait la salle au milieu des acclamations.

Depuis la mort du prince Albert, la reine n’a paru au Parlement qu’en de rares occasions, se contentant d’envoyer son message dont un ministre donne lecture aux deux Chambres.

La réception des souverains était, dans la première moitié de son règne, une cérémonie à laquelle Victoria attachait la plus grande importance. C’est ainsi qu’elle reçut entre autres, en grande pompe, l’empereur de Russie Nicolas Ier; le roi Louis-Philippe, le premier des rois de France qui ait visité un souverain d’Angleterre en son pays, et Napoléon III. Elle décora successivement de sa main, à quelques années de distance, de l’ordre royal de la Jarretière, les représentants des deux dynasties.

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La Reine en 1847.

Aujourd’hui, lorsqu’un souverain lui écrit qu’il se propose d’aller lui rendre visite au delà du mal de mer, elle se contente de lui indiquer l’hôtel où il sera le plus confortablement. Elle n’est pas hospitalière, pour la seule raison que la parcimonie et l’hospitalité à la Cour ne peuvent aller ensemble.

Elle fait aussi des visites aux souverains étrangers, visites politiques ou visites d’amitié.

Enfin la reine préside le Conseil des ordres de la Couronne avec la plus grande solennité et donne elle-même l’investiture aux nouveaux chevaliers.

Toutes ces corvées, elle s’en est depuis longtemps débarrassée en les passant au prince de Galles. Elle n’a guère gardé pour elle que la signature des papiers d’État.

On raconte que, dans les dernières années de sa vie, son fidèle domestique écossais John Brown, dont une des fonctions était de sécher la signature royale au moyen d’un tampon de buvard, a plus d’une fois été consulté avant la signature d’un arrêt important et que, dans certains cas, son avis a triomphé des hésitations de sa maîtresse. Faut-il ajouter foi à ce racontar, qui n’est du reste qu’un des mille dont ce loyal serviteur a été l’objet de la part de méchantes langues?

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La Reine en 1851.

Tels sont les multiples et divers devoirs de la reine. Elle a pu s’affranchir de ceux qu’elle a cru pouvoir abandonner sans perdre ses prérogatives; on ne peut nier qu’elle se soit fidèlement et ponctuellement acquittée des autres. Elle a laissé son peuple se gouverner lui-même, mais elle n’a pas souffert qu’on méconnaisse son autorité. Elle a toujours vécu en parfaite harmonie avec tous ses ministres, mais elle a su les tenir en respect et empêcher leurs empiètements. Palmerston a su ce qu’il en coûte d’oser dépasser les bornes. Il avait pris l’habitude de ne plus même lui montrer les dépêches

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Buckingham.—La salle à manger.

Phot. H. N. King.

 

 

qu’il recevait de l’étranger: il s’était ainsi fait le principal artisan de la révolution qui chassa Louis-Philippe du trône de France, et avait reconnu la légitimité du coup d’État de Napoléon III, tout cela sans rien dire à la reine ni au premier ministre. Celle-ci se plaignit au Parlement et exigea son renvoi immédiat du cabinet. Elle l’obtint. Cela n’empêcha pas que, la situation politique ayant changé et avec elle l’état des partis, Palmerston revînt au pouvoir et trouvât à la Cour de Windsor un accueil aimable, comme si rien ne s’était passé entre la reine et lui.

Victoria eut cependant une antipathie profonde pour deux de ses ministres: Peel et Gladstone. A Peel, elle ne pardonna jamais ses attaques contre le prince Albert qu’elle adorait; quant à Gladstone, elle se montra toujours de glace envers lui et ne lui offrit par deux fois la pairie, à son départ des affaires, que pour la forme, honneur que, du reste, le grand homme d’État eut l’esprit de décliner chaque fois.

Ce fut un des faibles de Victoria que de conférer la pairie à tout homme influent. Si encore elle s’était contentée de l’offrir aux hommes d’une valeur intellectuelle ou morale notoire; mais que de fois elle a ainsi blasonné des fortunes tout au moins obscures.

Sa plus grande habileté a été de vivre en communion avec son peuple, en le tenant au courant de toutes ses joies et de toutes ses douleurs domestiques, en s’adressant à lui dans toutes les grandes circonstances de son règne, en publiant ses mémoires; et c’est surtout par cette intimité dans laquelle elle l’a admis, sûre qu’il garderait les distances, que s’explique sa popularité, non seulement dans tout le Royaume-Uni, mais encore dans tout son empire colonial, sur lequel les Anglais sont si fiers de dire que le soleil ne se couche jamais. Quels que soient, en effet, leurs sentiments vis-à-vis de la mère-patrie, les colonies respectent la reine, comme à l’intérieur les partis savent la tenir en dehors et au-dessus de leurs querelles.

Tout en ayant encouru le reproche d’être devenue prématurément vieille d’esprit, Victoria est restée jeune en politique, en ce sens qu’elle en est restée à 1861, ce qui obligea dernièrement lord Salisbury de lui faire respectueusement observer qu’il avait coulé de l’eau sous London-Bridge depuis la chute de lord Melbourne. La vérité, c’est qu’elle a exercé le pouvoir sans y prendre jamais goût et qu’elle est restée dans ses idées de 1852, date où, dans une lettre au roi de Prusse, à qui elle éprouvait le besoin d’expliquer la guerre de Crimée, elle écrivait:

«Nous autres femmes ne sommes point faites pour gouverner; si nous sommes de vraies femmes, nous ne pouvons que haïr ces occupations. Cependant, je dois m’y attacher.»

Tout le règne de Victoria s’illumine à la lueur de ces quelques lignes: elle est reine malgré elle, comme Sganarelle est médecin malgré lui, avec cette différence qu’elle se résigne à jouer mélancoliquement le personnage. Et ce dégoût du pouvoir vient de ce qu’elle se sent née pour être femme et qu’on ne l’est pas assez sous l’hermine royale. Elle ne reconnaît pas pour être de son sexe les Élisabeth d’Angleterre, les Catherine de Russie, les Louise de Prusse; ce sont pour elle des monstres politiques doués d’un tempérament hybride qu’elle n’a garde de leur envier. D’ailleurs, la Constitution anglaise actuelle ne leur permettrait pas de vivre.

Ainsi Victoria, dont le nom aura brillé d’un grand éclat sur la période la plus longue de l’histoire d’Angleterre, non seulement n’aura pas gouverné, mais aura à peine régné. Autant on lui sait gré de son abstention dans le premier cas, autant, dans le second, on lui reproche de ne pas savoir employer le produit de sa liste civile à déployer à sa Cour le luxe dont une Cour a besoin. Qui sait si, à force de simplicité, cette reine, qui restera grande dans l’histoire par les grands progrès qu’elle aura vus naître sous son très long règne, n’aura pas prouvé à son peuple son inutilité, et qu’un jour, au jour du réveil qui suit généralement les grandes crises salutaires de la vie des peuples, l’Anglais, cessant de jouer le fanfaron à la face du monde civilisé, répudiant une bonne fois sa séculaire hypocrisie, devenant enfin franc envers lui-même, ne trouvera pas, en révisant le budget, que sa soi-disant monarchie est un luxe bien coûteux pour le peu de services qu’elle rend?

III

Sur la chaise d’Édouard le Confesseur

70.000 livres sterling à dépenser.—Les pieds humides.—De Buckingham Palace à Westminster Abbey en passant par Whitehall.—Hipp! hipp! hourrah!—Le passé et l’avenir.—La chaise d’Édouard le Confesseur.—L’oreiller de Jacob.—Les diamants d’Esterhazy.—Soult et Wellington.—Le rite veut que le contenant soit plus petit que le contenu.—Tous coiffés.—Aux uns la joue, aux autres la main.—Médailles à la volée.—Dash aboie.

Entre le jour de l’avènement et celui du couronnement de Victoria, plus d’un an s’était écoulé, et la jeune reine avait eu le temps de se former à ses nouveaux devoirs envers l’État. Ce qu’elle avait connu du pouvoir, n’était d’ailleurs guère fait pour le lui faire aimer. Elle avait vu les intrigues des partis remuer profondément le pays lors des élections de 1837 et son empire colonial lui avait déjà créé des soucis avec l’insurrection du Canada. Elle avait rompu avec tout son passé. Elle avait quitté Kensington, le palais si plein de souvenirs, non sans avoir emporté toutes les peintures remarquables, et avait élu sa résidence à Buckingham, séjour favori de Georges IV et abhorré de Guillaume IV. Elle avait tenu un drawing-room; le 17 juillet, elle était allée en grande pompe à la Chambre des Lords prononcer la dissolution du Parlement. En un mot, elle avait fait acte de reine avant que la couronne de ses ancêtres lui eût été solennellement imposée. Depuis le jour de la mort de son oncle, il n’était pourtant question que du jour où elle se rendrait en grand gala, à Westminster Abbey, ceindre le diadème royal.

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La Reine en 1862.

En raison de son sexe, les uns voulaient que le plus grand faste fût déployé ce jour-là; d’autres au contraire prétendaient qu’il était plus digne d’une monarchie moderne de ne pas imposer de sacrifices trop lourds à la nation. Les économistes de la Chambre des Communes étaient d’avis qu’il ne fallait pas renouveler les folies du sacre de Georges IV, qui avaient coûté plus de six millions de francs et qu’il convenait de faire les choses pour Victoria, comme pour son oncle Guillaume IV, très simplement. Le sacre de ce dernier avait coûté à la nation un million deux cent cinquante mille francs; le Parlement estima qu’il fallait faire un peu mieux pour une reine et rehausser l’éclat de la cérémonie, et vota soixante-dix mille livres sterling, soit un million sept cent cinquante mille francs.

La cérémonie du couronnement eut lieu le 28 juin 1838. Le jour se leva par une pluie battante qui n’avait cessé de tomber toute la nuit. De toutes parts on s’apitoyait sur la reine, et on regrettait qu’elle ne pût ce jour-là se montrer à son peuple, parée des insignes de la royauté. Heureusement le soleil n’allait pas tarder à fondre les derniers nuages et à éclairer d’une splendeur radieuse cette grande journée historique dont la nation anglaise allait être sevrée pour longtemps. Vers neuf heures du matin le pavé des rues de Londres était déjà séché par le soleil brûlant de juin; les rues étaient noires de spectateurs. Le plus grand nombre, venus de la veille, avaient, comme les pavés, reçu toute l’eau de la nuit et comme eux s’étaient séchés au soleil. Toutes les fenêtres avaient été converties en petits amphithéâtres; la moindre anfractuosité de terrain avait donné lieu à l’improvisation de quelque tribune, ou de quelques gradins.

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La Reine en 1865.

A dix heures, au moment où toutes les cloches de la métropole se mettaient en branle, la procession commençait de sortir du palais de Buckingham et se dirigeait par Constitution Hill, Piccadilly, Saint-James’s Street, Pall Mall, Cockspur Street, Charing Cross, Whitehall—au premier étage duquel tomba la tête de Charles Ier sous la hache du bourreau—et par Parliament Street. La porte par laquelle la reine devait entrer dans l’Abbaye donne à l’ouest du monument. Elle mit une heure et demie pour y arriver, précédée de toute sa Cour, des grands corps de l’État, des ambassadeurs de toutes les puissances. C’est le maréchal Soult, ce vieil adversaire du duc de Wellington, qui fut chargé par le roi Louis-Philippe de représenter la France en cette occasion et il s’acquitta de sa mission avec éclat.

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La Reine en 1867.

Sur tout le parcours, Victoria fut l’objet des ovations les plus enthousiastes de la part du peuple; dès son entrée dans l’abbaye, elle reçut de l’aristocratie assemblée et revêtue de tous les insignes de ses dignités, des preuves non équivoques du plus pur loyalisme.

Au moment où elle mit pied à terre, le grand orgue, joué par sir Georges Smart, emplit d’harmonie l’auguste sanctuaire. Aucun pays au monde n’a quelque chose de comparable à la vieille abbaye, sous les voûtes de laquelle dorment réellement ou sont censés dormir tous ceux qui ont contribué en quelque chose à l’héritage glorieux de la nation.

Victoria fait son entrée sous ces voûtes solennelles. Tous les yeux sont sur elle. Elle est admirable de simplicité et de dignité à la fois. On la dirige droit à la sacristie, d’où elle ne sort que revêtue d’une longue robe blanche de pure dentelle et du manteau royal en velours violet bordé d’hermine et enrichi de broderies d’or. Elle a autour du cou les colliers des ordres de la Jarretière, du Chardon, du Bain et de Saint-Patrick. Son front est ceint d’un simple cercle d’or. Elle paraît très émue. On la mène dans cet appareil, suivie des douze demoiselles d’honneur qui portent la traîne de son manteau, jusqu’au trône érigé en face de l’autel.

Le trône du couronnement mérite que nous nous y arrêtions. Ce n’est pas que sa structure soit très artistique; loin de là, c’est un simple siège gothique en bois, renfermant, enchâssée dans son pied sculpté à jour et par conséquent visible, la pierre sur laquelle, si l’on en croit la légende, s’endormit le patriarche Jacob dans la plaine de Luz. Cette chaise appartenait à Édouard le Confesseur; depuis Édouard Ier, elle a servi au couronnement de tous les souverains d’Angleterre. Quant à la pierre relique qu’elle renferme, elle serait passée d’Espagne en Irlande, d’où elle aurait été transportée en Écosse par le roi Fergus; elle serait devenue la propriété de l’abbaye de Scone en l’an 850, grâce à la libéralité du roi Kenneth et aurait été enchâssée dans la chaise d’Édouard le Confesseur. L’ensemble fut offert à Édouard Ier à l’occasion de son sacre, avec le sceptre et la couronne d’Écosse.

Sous les veux émerveillés de la brillante assistance, laquelle en cette occasion s’était parée de tous ses diamants et de ses pierreries—le prince Esterhazy en avait jusque sur les talons de ses bottines,—la reine s’avance jusqu’au trône de ses ancêtres; l’archevêque de Cantorbéry, le docteur Hawley, le même qui assistait au baptême de la reine en qualité d’évêque de Londres, commence aussitôt la cérémonie. Vêtu d’une longue chappe violette et coiffé de la ridicule perruque blanche frisée qui n’était pas encore tombée en désuétude dans le clergé, il vient se placer devant l’autel orné des plus riches tapisseries et de la précieuse vaisselle d’or de l’abbaye, et là, s’adressant d’une voix haute et ferme à l’assemblée: «Messeigneurs, dit-il, je vous présente ici Victoria, l’indiscutable reine de ce royaume et à vous tous venus ici pour lui rendre hommage je demande: Êtes-vous toujours dans la même intention?» L’assemblée répond par les cris de: «Dieu protège la reine Victoria!» La reine fait ensuite ses cadeaux à l’Église; ils consistent en un drap d’or destiné à recouvrir l’autel et en un lingot d’or d’un grand poids. L’évêque de Londres prend alors la parole et, dans un discours plein d’éloquence, il explique à la reine l’importance du serment qu’elle va avoir à prononcer. Elle va jurer de protéger la religion de l’État, d’empêcher qu’une autre religion lui soit substituée et de considérer comme hérétiques tous ceux qui ne lui appartiennent point. Le serment fini, la reine vient s’agenouiller devant l’autel, tandis que le chœur de la chapelle royale entonne le Veni creator Spiritus. L’archevêque lui présente le livre des Évangiles sur lequel elle prête serment; elle retourne ensuite à son trône et s’y agenouille, tandis que quatre ducs, tous chevaliers de la Jarretière, tiennent un drap d’or étendu au-dessus de sa tête. Le doyen de Westminster présente l’huile sainte et l’archevêque oint la tête et les mains de la reine en prononçant les mots suivants: «Sois ointe de l’huile sacrée des rois, des prêtres et des prophètes». Il prend ensuite le globe et le lui place dans la main gauche; il présente l’anneau au gros rubis à l’annulaire de la main droite. La reine lui fait observer qu’il a été fait pour son petit doigt; l’archevêque insiste pour le mettre à l’annulaire, disant qu’il serait contraire au rite de le mettre au petit doigt et force l’anneau avec une telle violence que la reine va en éprouver une douleur cuisante pendant tout le reste de la cérémonie et qu’elle devra, à son retour à Buckingham, tenir sa main dans l’eau glacée pour pouvoir le retirer. Elle reçoit ensuite le sceptre d’ivoire. Une prière spéciale accompagne la remise de chacun de ces emblèmes royaux. La reine est toujours à genoux; l’archevêque tient au-dessus de sa tête la couronne d’Angleterre dont le gros rubis est bien connu sous le nom de trophée du prince Noir. Tous les pairs et pairesses d’Angleterre prennent leurs couronnes, les évêques leurs mitres et se disposent à s’en couvrir. Les rayons du soleil filtrent à ce moment au travers des merveilleux vitraux de la vieille abbaye et c’est d’un bout à l’autre des nefs un éblouissant ruissellement de pierres précieuses. Au moment où l’archevêque dépose la couronne sur la tête de la reine, tous les seigneurs se couvrent des leurs et des vivats éclatent sous les voûtes sacrées. A l’extérieur les trompettes sonnent aux champs, les tambours roulent, les canons de la tour de Londres et ceux dissimulés dans le parc de Saint-James annoncent à la foule le moment précis du couronnement. L’ivresse publique est à son comble. Plus vite que le vent, la nouvelle se trouve répercutée, de canons en canons, jusqu’aux limites extrêmes du Royaume-Uni.

La reine se relève alors et s’assied sur le trône.

L’archevêque appelle ensuite les bénédictions du ciel sur la souveraine et sur son règne, puis commence la cérémonie des hommages. Le premier, l’archevêque s’agenouille et prête à la reine le serment de fidélité en son nom et au nom de l’épiscopat anglais; viennent ensuite les oncles de la reine qui, ôtant leurs couronnes, mais restant debout, prononcent ces paroles: «Je deviens votre homme lige pour la vie et je fais le serment de vivre et de mourir pour vous. Que Dieu m’y aide!» Ils touchent ensuite de la main droite la couronne placée sur la tête de la reine et embrassent celle-ci sur la joue gauche.

Les autres pairs défilent ensuite, les ducs et duchesses, d’abord, puis les marquis et marquises, les comtes et comtesses, les vicomtes et vicomtesses, les barons et baronnes. Tous s’agenouillent successivement devant elle et lui baisent la main. Le premier de chaque catégorie, le plus ancien dans l’ordre de création, prononce seul le serment en son nom et au nom de ses égaux en dignité.

La cérémonie de l’hommage terminée, le trésorier de la Maison royale, le comte de Surrey, jette des médailles commémoratives d’argent à l’assistance dans tous les sens et chacun s’empresse de les ramasser. Cette partie de la cérémonie du couronnement se comprendrait peut-être mieux sur la place publique; en tout cas, elle nuirait moins au décorum de l’abbaye, car rien n’est plus ridicule que cette curée de médailles, à laquelle prennent part les plus nobles dames, voire même les demoiselles d’honneur qui assistent la reine.

La reine, enlevant ensuite sa couronne, vient s’agenouiller devant l’autel et communie. Le chœur entonne alors les alleluia. Puis, elle rentre dans la chapelle d’Édouard le Confesseur, où elle quitte sa robe de dentelle et revêt un manteau de pourpre à la place. Elle se dirige alors, la couronne sur la tête et les attributs du pouvoir aux mains, vers la porte par où elle est entrée. A la sortie de l’abbaye, elle remet le sceptre et le globe aux seigneurs désignés pour les porter, et remonte dans son carrosse doré traîné de douze chevaux isabelle. Tous les pairs suivent, couronnés, dans leurs carrosses armoriés, le cortège royal jusqu’au palais de Buckingham, où ceux qui ne sont pas invités au banquet se dispersent.

Rien ne peut donner une idée de l’enthousiasme délirant de la foule sur le passage de la reine, au retour de la cérémonie du couronnement; il faut avoir assisté à son jubilé de 50 ans en 1887, ou à celui, plus brillant encore, de diamant ou de 60 ans de règne, en 1897, pour se rendre compte de ce qu’il a pu être.

Le reste de la journée du couronnement se passa en banquet à la Cour et illuminations. Dans toute l’aristocratie, il ne fut question pendant quinze jours que de festins, bals et splendides réceptions.

Chose curieuse, Victoria n’a jamais retracé les scènes de son couronnement, sans y mêler deux impressions, l’une pénible et l’autre agréable, qui vraisemblablement, ont dû être bien fortes pour avoir été ainsi associées par elle aux émotions inoubliables de cette journée: la douleur que lui causa l’anneau royal à l’annulaire et la joie qu’elle eut d’entendre aboyer Dash, son chien favori, à son retour au palais.

Ne devine-t-on ce qu’elle eût fait sans la tyrannie de l’étiquette; elle aurait sans doute jeté l’anneau royal aux orties et aurait couru embrasser son fidèle dog. Elle dut faire le contraire, elle supporta l’anneau détesté et ne put voir son chien que le lendemain; mais elle s’en souvint et en voulut à la royauté.

IV

La Maison de la Reine.

Ce que coûte à la nation la reine, la famille royale et le mari de la reine.—L’incohérence de la tour de Babel.—L’aventure d’un ministre français très pressé.—Les emplois à la Cour et les sinécures.—Les écuries de Pimlico.—Gants à six boutons.—Victoria ne sait pas s’habiller.—C’est à qui ne veut pas de cadeaux.—Ce que coûtent à l’État les révérences du Black Rod et les dithyrambes du poète-lauréat.—L’ordre de préséance.

La liste civile de la reine d’Angleterre s’élève annuellement à la somme de trois cent quatre-vingt-cinq mille livres sterling, soit à neuf millions six cent vingt-cinq mille francs. Les dépenses de sa Maison sont comprises dans ce budget pour la somme de quatre millions trois cent douze mille francs et les salaires du personnel se chiffrent par trois millions deux cent quatre-vingt-un mille cinq cents francs. La bourse privée de la reine consiste en une pension annuelle de un million cinq cent mille francs. Les enfants de la reine coûtent à l’État des sommes assez rondelettes. Le prince de Galles touche un million, la princesse

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La chaise d’Édouard le Confesseur.

de Galles deux cent cinquante mille francs pour elle-même, et, pour l’éducation de ses enfants, neuf cent mille francs; l’impératrice douairière d’Allemagne, veuve de l’empereur Frédéric et mère de Guillaume II, deux cent mille francs; le duc d’Édimburg, deux cent cinquante mille francs; le duc de Connaught, six cent vingt-cinq mille francs. Chacune des filles de la reine émarge pour cent cinquante mille francs. Les pensions faites aux parents de la reine jusqu’au degré de cousin varient entre trois cent mille francs et cent vingt-cinq mille francs par tête. Si l’on ajoute à cela une somme de trois cent vingt-cinq mille francs, attribuée aux œuvres de bienfaisance de la reine et une somme de deux cent mille francs laissée à son entière discrétion chaque année, sans but spécial, on a une idée approximative de ce que coûte à la nation l’entretien de la famille royale.

Cependant, autant le Parlement met de bonne grâce à voter des gratifications aux membres de la famille royale, à l’occasion soit de la naissance, soit de la majorité d’un enfant, autant il se montre intraitable, lorsqu’il s’agit d’un étranger, cet étranger fût-il le mari de la reine. C’est ainsi que lorsqu’il s’agit de régler quelle serait la situation du prince Albert de Saxe-Cobourg, non seulement il ne voulut rien entendre pour lui donner le titre de roi, mais encore il fallut lui arracher livre par livre les deniers de sa liste civile. Cette question de la situation à faire au prince fut discutée en pleine séance du Parlement et certains députés de l’opposition ne craignirent pas de froisser la susceptibilité légitime de la jeune reine. Sir Robert Peel se fit même remarquer à cette occasion pour sa parcimonie, que la reine, large lorsqu’il s’agit de deniers de l’État, ne lui pardonna jamais. La liste civile du prince Albert fut définitivement arrêtée à trente mille livres par an, soit à sept cent cinquante mille francs.

La reine s’attendait à ce qu’elle serait au moins égale à sa bourse privée, c’est-à-dire portée à un million et demi.

Le nombre des personnes attachées à la reine est de neuf cent trente et une, sans compter les domestiques. Dans ce nombre, ne sont comprises que les personnes émargeant à la liste civile.

Avant le mariage de la reine, le nombre des emplois à la Cour était le même qu’aujourd’hui; à aucune époque, il ne varia; la seule différence que l’on peut constater, c’est que, du vivant du prince Albert et depuis sa mort, les attributions de chacun ont été mieux définies. A ce point de vue, du moins, on sentit qu’il y avait un maître dans la maison. On jugera du désarroi au milieu duquel cette Cour se débattait auparavant par certains faits que nous trouvons retracés dans les mémoires de quelques dames d’honneur.

S’il fallait du bois dans les cheminées, c’était à l’intendant qu’il fallait s’adresser; mais c’était au chambellan qu’il fallait recourir, s’il y avait lieu de l’allumer. Le nettoyage des carreaux en dehors dépendait du chambellan; à l’intérieur, de l’intendant; de sorte que leurs nettoyages ne coïncidant pas, les fenêtres étaient sales, constamment, d’un côté ou de l’autre. Quand on avait réussi à franchir l’enceinte du château de Windsor, il n’était pas difficile de pénétrer jusqu’à la reine même, sans être annoncé. Les domestiques avaient coutume d’entrer et de sortir à volonté, sous le prétexte le plus futile. La nuit, celui qui s’égarait dans les couloirs du palais, était exposé à toutes les mésaventures. C’est ainsi que M. Guizot, qui avait accompagné le roi Louis-Philippe dans sa visite à Windsor, se mit à chercher, à une heure où il croyait tout le monde endormi, l’endroit où les rois eux-mêmes et, à plus forte raison, leurs ministres vont à pied. Après avoir erré de couloir en couloir, il crut se reconnaître et ouvrit une porte. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, quand il se trouva en présence de la reine, que sa femme de chambre décoiffait avant le coucher.

Une fois, un individu inconnu put se glisser et se cacher dans le cabinet de toilette de la reine. On n’a jamais pu lui faire dire comment il avait réussi à y pénétrer, ni le motif de son importune visite.

La Maison de la reine se compose de plusieurs grands départements. En premier lieu, le département de l’intendant, qui est maître de la Maison royale et secrétaire du Conseil privé. Il a la charge du personnel de la comptabilité de la Cour, des cuisines, des caves, non seulement à Windsor et à Buckingham, mais encore à Osborne, à Balmoral ou sur le continent. Le département du chambellan est aussi important; mais, tandis que l’intendant préside aux choses de la vie matérielle, le chambellan préside à tout ce qui touche au cérémonial de la Cour. Il a sous ses ordres les secrétaires de la Cour, les payeurs, les lords de service, les grooms de service (on appelle ainsi les officiers distingués admis au service de la Cour), le maître des cérémonies et son adjudant, le gentleman de la Baguette Noire, les grooms de la chambre privée, le bibliothécaire, le poète-lauréat, le peintre ordinaire et le peintre de marine de Sa Majesté, le gardien des tableaux, le champion de la reine, le maître des barques, le gardien des cygnes, le maître de la musique, les pages des escaliers, les pages de la présence et les différents surveillants des châteaux royaux de Buckingham, Windsor, Osborne, Frogmore, Kensington, Saint-James, Balmoral, Claremont, Kew, Hampton Court, Cumberland Lodge et Holyrood. Le département médical est à part, bien que relevant de l’autorité du chambellan. La reine a trois médecins ordinaires, quatre extraordinaires, un chirurgien ordinaire, trois chirurgiens extraordinaires, trois pharmaciens et un dentiste attachés à sa personne; un nombre égal d’hommes de l’art sont attachés au personnel de la Cour. Le département religieux relève de l’évêque de Londres, qui porte le sous-titre de diacre des chapelles royales, comme l’évêque de Winchester porte le titre de commis du cabinet de la reine. Un certain nombre de révérends assistent ces deux personnages dans l’exercice de leurs fonctions, les uns à la chapelle royale, les autres à la chapelle privée de la reine, car celle-ci n’assiste pas toujours aux offices de la Cour dans la chapelle du château. Il y a autant de chapelains qu’il y a de chapelles et de châteaux.

Le titre de grand aumônier de la Cour appartient héréditairement à un noble civil; il appartient aujourd’hui au marquis d’Exeter, lequel est chargé de répartir les aumônes royales et d’en faire tenir par ses scribes l’exacte comptabilité.

Un des départements les plus importants est celui du maître de la cavalerie, autrement dit du grand écuyer, charge confiée à l’heure actuelle au duc de Portland, de richissime réputation. De même que le chambellan a ses bureaux dans l’ancien palais de Saint-James, de même le grand écuyer a les siens dans les écuries royales de Pimlico. Il a sous ses ordres un grand nombre d’écuyers ordinaires et extraordinaires, titulaires ou honoraires, ainsi qu’un très grand nombre de pages d’honneur. C’est lui qui dirige les écuries et les chenils de la couronne, préside à l’acquisition des fourrages, au recrutement des valets d’écuries, des cochers, des piqueurs, et s’occupe indirectement des chasses royales, lesquelles sont confiées à la garde du grand veneur, pour le présent le comte de Coventry. Inutile d’ajouter que les vétérinaires appartiennent au département du grand écuyer.

Le département de la garde-robe est confié à une dame, généralement une duchesse, qui a à s’occuper de l’entretien des costumes historiques de la reine, de sa garde-robe privée, depuis ses chaussures jusqu’à ses chapeaux, ainsi que du personnel des dames et femmes de la chambre à coucher et des demoiselles d’honneur. S’il y a des sinécures à la Cour d’Angleterre, ce n’est certes pas à la garde-robe. Non pas que la reine ait des goûts bien changeants, mais parce qu’elle exige que l’inventaire de ses toilettes soit toujours tenu à jour.

La reine a toujours manqué de goût, non seulement dans l’harmonie des couleurs, mais encore dans le choix des modes. Elle a toujours été assez mal affublée; maintenant elle s’attife de façon ridicule. Il est vrai qu’étant de petite taille et ayant pris de l’embonpoint dès les premières années de son mariage, elle ne porte pas beau. Est-ce pour cela qu’elle affecte un si grand dédain de la parure? Quoi qu’il en soit, si ses robes ne brillent pas par le goût, elles brillent par le nombre: il est rare qu’elle se montre deux fois dans la même toilette à la Cour de Windsor. Aimant avant tout le confortable, elle s’inquiète relativement peu de la mode. Son goût bourgeois va jusqu’à l’exagération. Avec la toilette de ville, elle ne porte que des gants d’un seul bouton; en soirée, elle en porte de plus longs, mais jamais on ne lui en vit qui dépassassent le coude; elle ne veut pas qu’on mette plus de dix shillings six pence, soit treize francs dix à une paire de gants pour elle. A ses intimes qui lui demandaient la raison de cette parcimonie au début de son règne, elle avait coutume de répondre que la femme anglaise était trop frivole et trop dépensière et qu’elle se proposait d’être pour ses sujettes un exemple de vertu et de simplicité domestiques.

Tous les dons en étoffes ou riches tissus, que ce soient des cachemires des Indes ou des dentelles en point d’Angleterre, sont déposés à la garde-robe et c’est de la garde-robe que partent les cadeaux de la reine, lorsqu’il lui prend fantaisie, assez rarement d’ailleurs, d’offrir à une grande dame un souvenir personnel. Les dames de la Cour ne redoutent rien tant qu’un cadeau de la reine, en toilette surtout, tant ses cadeaux sont de mauvais goût et difficiles à porter sans donner prise au ridicule.

La reine reçoit chaque année un certain nombre de châles en cachemire des Indes qu’elle distribue aux personnes qu’elle veut honorer. C’est chez elle une manie d’offrir un châle, à tel point que le prince de Galles s’amuse lui-même de cette manie.

Un jour, aux régates d’Henley, le prince se trouvait en compagnie de charmantes actrices, entre autres d’Hellen Terry, à bord d’un bateau de plaisance loué pour assister aux courses. Une des jolies femmes de la compagnie de l’héritier du trône, crut reconnaître la reine sur un autre bateau. Le prince n’avait pas le moindre doute sur l’absence de la reine. Il consentit cependant, sur les instances de l’actrice, à regarder avec sa jumelle, la personne qu’on lui signalait.

—Je crois que vous faites erreur, dit-il.

Au même moment, la personne en question se levait pour passer son châle à sa voisine.

—Oh! fit le prince, je crois bien que vous avez raison, car la voilà qui distribue ses châles. Ce ne peut donc être que la reine.

Avant de quitter ce chapitre de la Maison de la reine, nous citerons quelques exemples de sinécures dont l’existence remonte au bon vieux temps, qui n’ont plus aucune raison d’être de nos jours et qui continuent d’être grassement rémunérées par la liste civile. Le champion de la reine, par exemple, dont l’unique fonction est, le jour du couronnement, de déclarer publiquement qu’il est prêt à ramasser le gant de quiconque contestera les droits au trône de son souverain ou de sa souveraine et le gentleman de la Baguette Noire, Black Rod, dont la fonction consiste à faire trois révérences à reculons au moment où la reine ou son représentant va donner lecture du discours du trône à la Chambre des lords, touchent le premier, 6,000 francs, le second 50,000 francs par an; par contre, le poète lauréat, pour qui ce n’est pas toujours une sinécure

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La Reine en 1867.

 

 

que de célébrer les vertus du souverain, a les mêmes appointements que le dernier des sous-dentistes.

Chacun des membres de la famille royale a, ainsi que la reine, une petite Maison sur laquelle vivent un nombre considérable de parasites.

La préséance veut que le prince de Galles vienne immédiatement après la reine. Jusqu’aux arrière-petits-fils de la souveraine, tous les membres de la famille royale passent avant l’archevêque de Cantorbéry, qui a pourtant le pas sur le grand chancelier, le président du conseil, le garde des sceaux, le grand chambellan, le maréchal de la Cour et l’intendant de la Maison royale. Puis viennent les ducs d’Angleterre d’abord, d’Écosse ensuite, et d’Irlande enfin, prenant rang dans chaque catégorie suivant la date de la création de leurs titres. Les marquis ont le pas sur les fils aînés des ducs; les comtes sur les fils aînés des marquis; les évêques prennent rang après les vicomtes; les barons ont le pas sur les fils aînés des vicomtes et les fils puînés des comtes. Après la noblesse viennent les commandeurs des différents ordres de la Couronne, de la Jarretière d’abord, puis du Chardon, du Bain, de Saint-Michel et de Saint-Georges, de Saint-Patrick et les ordres de l’Inde. Suivent le chancelier de l’Echiquier, le premier juge du banc de la reine, les juges des cours d’appel. Viennent ensuite les baronnets, les simples chevaliers de l’ordre de la Jarretière, du Bain, de l’Étoile de l’Inde, de l’ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges, ceux de l’empire des Indes, les simples compagnons de ces différents ordres viennent ensuite. Ils sont suivis des fils puînés des baronnets, des fils puînés des chevaliers et ce sont les gentlemen ayant droit au port de l’épée qui ferment la marche.

Les femmes prennent le même rang que leurs maris ou frères; si elles se sont alliées par le mariage à un pair d’un titre moins élevé qu’elles, elles perdent, par conséquent, leur rang pour prendre celui de leur mari. Une fille de pair ayant épousé un roturier, garde son rang de naissance. Les filles de pairs prennent rang immédiatement après les femmes de leurs frères aînés et avant les femmes de leurs frères puînés.

La reine a toujours tenu la main à ce que l’ordre de préséance fût scrupuleusement respecté dans toutes les cérémonies officielles.

V

La Cour de Saint-James.

Le vieux Saint-James.—Les Merry wives of Windsor.—L’assainissement.—Les Mémoires d’un vieil Anglais parisiennant.—Reine et Empereur.—Le thé sous la feuillée.—A la table royale.—Les Yeomen de la garde du corps.—La partie de whist.—Le coriza de la comtesse de Bunsen.—Les petits cheveux de la princesse de Galles.—Les divorcées.—L’oreiller de peau du vieux duc de Cambridge.—No smoking.—Le mot de Napoléon III.—La loi des contrastes.

Quoiqu’il y ait beau temps que les souverains d’Angleterre ont déserté l’ancien palais vieux jeu de Saint-James, à peine bon pour devenir un musée d’armures, comme la vieille Tour de Londres, la Cour d’Angleterre a gardé le nom officiel et diplomatique de Cour de Saint-James. Le monde des diplomates tient à ses habitudes. Laissons-le satisfaire cette fantaisie, et qu’il soit entendu que la Cour de Saint-James signifie la Cour d’Angleterre, soit à Buckingham, soit à Windsor, partout ailleurs, en un mot, qu’à Saint-James.

Depuis la reine Marie-Anne, l’Angleterre n’avait pas été sous le joug féminin. Il fut donc nécessaire, en 1837, à l’avènement de Victoria, de remodeler les usages de la Cour. Ceux en honneur du temps de son aïeul et de ses oncles étaient en effet loin de convenir à la Cour d’une reine jeune et vierge. C’est lord Melbourne qui dut se charger de ce soin.

La politique pourvut naturellement à un certain nombre d’emplois; on obéit aux convenances pour donner des titulaires aux autres. Il fut décidé que les lords, écuyers, grooms et demoiselles d’honneur habiteraient le château de Windsor tant que la reine y serait, et que le château serait évacué dès que la reine le quitterait. C’était surtout en l’absence des souverains qu’on s’égayait à Windsor, comme pour ne pas laisser s’affaiblir la légende mise en honneur par la comédie de Shakespeare.

On établit une stricte discipline dans le roulement du service d’honneur. On décida que les dames de la Cour seraient de service par deux à la fois. On assigna à chaque groupe de seigneurs et dames attachées à la souveraine, des lieux de réunion séparés les uns des autres et fortement retranchés. On fit entrer le plus d’air et de jour dans ce palais où l’on vivait à l’étouffée.

Malgré tout et jusqu’au mariage de Victoria, la Cour resta un foyer d’intrigues où la reine fut à la merci de son entourage titré comme de ses domestiques; tout changea de face dès qu’il y eut un maître dans la maison. Un Anglais de distinction, qui mourut à Paris dans sa quatre-vingt-neuvième année, le 3 juin 1895, sir Charles Murray, nous a retracé, dans des Mémoires malheureusement trop hachés, l’histoire de la Cour dans les premiers mois qui suivirent l’avènement de Victoria. Ce personnage, qui remplissait alors les fonctions de maître de la maison royale, s’était vu donner cet emploi par Melbourne comme fiche de consolation à son triple insuccès dans les élections législatives, où il avait été candidat du parti libéral. Ses Mémoires, si l’on peut leur donner ce nom, ont, à défaut d’autres mérites, celui de refléter très fidèlement le milieu qui nous occupe.

«Il est deux heures et demie, la reine vient d’avoir son lunch; écuyers, seigneurs de service, dames d’honneur l’attendent dans le couloir qui mène au perron extérieur du château de Windsor, donnant sur la grande terrasse du parc. Trente chevaux sellés sont tenus prêts par des laquais en livrée de Cour, bleue et rouge. Tout à coup le cheval de la reine est avancé: c’est un superbe alezan, baptisé par elle «Empereur», qui a plutôt trop d’allure pour une écuyère de l’âge de Victoria. En une seconde la reine est en selle: sa position à cheval est aisée et gracieuse; elle fait l’admiration de tous. Le roi et la reine des Belges, qui font partie de la cavalcade, montent à leur tour, quoique beaucoup moins lestement: on a dû leur trouver des chevaux très calmes et très doux. La duchesse de Kent, mère de la reine, qui adore le cheval, est une fort belle amazone; lord Conyngham, le duc de Wellington et lord Melbourne les imitent et tous les seigneurs de service enfourchent leurs montures. La caravane se compose de trente cavaliers et amazones; elle se dirige, sans préséance aucune, vers la forêt de Windsor. On cause sans affectation, on rit sans retenue, et la reine elle-même donne l’exemple de l’abandon. Elle a l’œil vif et observateur; elle connaît à fond l’histoire de toutes les personnes de son entourage; elle peut désigner par leurs noms tous les chevaux et, si par hasard l’un de ceux-ci lui est étranger, elle va droit à son propriétaire et l’accable de questions sur sa naissance, son tempérament, son passé, son importation en Angleterre, etc... Souvent même elle veut le juger par elle-même et demande à le voir au trot, au galop, à toutes les allures. Le cavalier fait alors de son mieux pour, en même temps que faire ressortir les vertus du cheval, donner une idée suffisante de ses propres qualités. La jeune reine prend un vif plaisir au sport en plein air. Elle parle à tout le monde avec exubérance et simplicité; mais on sent, dans sa voix et dans ses gestes, l’habitude du commandement. Elle parle français avec le roi des Belges, allemand avec sa mère, quelquefois italien avec quelques seigneurs. Les personnes de son entourage cherchent à régler leur allure sur celle de son cheval, mais elle ne s’en soucie pas et s’arrête, se retourne, occupe tour à tour toutes les positions dans la caravane et met tout le monde à son aise. A cinq heures, le thé envoyé du château est servi bouillant sur une table improvisée, en quelque point de la forêt: on le prend debout ou à cheval, suivant le cas, après quoi on se remet en route pour le château. On rentre à six heures, pour avoir le temps de vaquer à sa toilette avant le dîner.»

A sept heures un quart, les invités à la table royale qui ont été prévenus dans l’après-midi par télégramme ou par exprès par les soins du chambellan, sont alignés en toilette de Cour dans l’antichambre des appartements de Sa Majesté. Il a souvent fallu faire des tours de force

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La Reine Victoria, impératrice des Indes, d’après le tableau de Winterhalter.

 

 

pour faire parvenir l’invite à son destinataire, qui a dû changer en quelques heures tous ses projets pour la soirée. La tenue pour ces dîners est invariablement la toilette décolletée, quel que soit l’âge des dames admises à la table royale. Celle des messieurs est l’habit de Cour avec la culotte de soie blanche et l’épée au côté.

A sept heures et demie précises, la reine sort de ses appartements et se dirige à travers les salons vers la salle à manger. Sa garde personnelle est fournie par le corps d’élite des Yeomen, resté fidèle à son vieux costume. La prérogative d’être attaché à la personne royale date de sa création par Édouard VII, qui craignait toujours d’être assassiné. Depuis le jour où il découvrit le complot des poudres sous les chambres du Parlement, la garde est chargée de perquisitionner dans le sous-sol de Westminster, la veille de la réunion des Chambres. Ces soldats de parade portent la lance ou la hache, ils ont l’épée au côté; seul, leur capitaine, qui est un véritable personnage à la Cour et porte, en plus de son épée, une canne à pomme d’or, a un uniforme assez semblable à celui de nos généraux. Derrière la reine prennent rang les membres de la famille royale devant prendre part au dîner, puis les invités dans l’ordre de préséance. Chacun se place devant le couvert sur lequel son nom a été déposé. Aussitôt que la reine est assise, l’orchestre de la Cour commence le concert. Ces dîners sont froids; la reine déteste que la conversation y devienne générale. Si quelque seigneur y risque une histoire plaisante qui lui attire l’attention, la reine déclare sèchement que cette histoire n’a pas le don de l’amuser et tout le monde met le nez dans son assiette, ne sachant plus quelle contenance avoir. Après le banquet, les dames passent au salon, tandis que les messieurs vont au billard. Quelques-uns y passent toute la soirée; d’autres gentlemen rejoignent les dames au salon, pour entendre la reine chanter seule ou avec quelque dame de la Cour, tantôt en s’accompagnant, tantôt en se faisant accompagner. Cependant, c’est le plus souvent le whist, avec un enjeu invariable de un shilling, qui fait les frais de la soirée. On joue par groupes de quatre et chaque groupe a sa galerie. La reine gagne le plus souvent, tout en faisant des fautes grossières, qui ont le don d’exciter sa gaîté. Lorsqu’elle éprouve quelque embarras à jouer une carte, elle se tourne vers la personne qui se trouve derrière elle et regarde son jeu et, quelquefois, elle a recours à son aide. A onze heures, la reine se retire dans ses appartements, et les personnes invitées à passer la nuit au palais, sont conduites à leurs chambres par les soins du chambellan; les autres personnes sont reconduites à la gare de Windsor dans les voitures de la Cour pour l’heure du train.

La Compagnie est toujours prévenue à temps pour le nombre de wagons-salons à mettre à la disposition des invités de la Reine. En été, par une belle nuit, quelques-uns préfèrent retourner à Londres par la route; mais, dans ce cas, ils ont à faire venir leurs équipages.

La reine passe de temps en temps la revue de ses troupes dans la cour du château. Lorsque le temps est mauvais, sa promenade se fait en voiture; mais, en ce cas, les cochers des personnes de la suite ont ordre de ne pas dépasser sa voiture. Le dimanche se passe en partie à la chapelle et le reste en promenade dans le grand parc où joue la musique des grenadiers de la garde du corps.

La visite annuelle des élèves du collège d’Eton, où sont élevés les fils de la noblesse, se fait dans la cour, et la reine leur adresse quelques mots de bienvenue de la fenêtre du premier.

Jamais dans ses conversations, la reine ne fait allusion aux affaires de l’État. On raconte même que sa mère ayant un jour voulu lui demander à table des renseignements sur la situation politique, s’entendit prier de ne pas insister. La duchesse de Kent a, dès le début du règne de sa fille, été très mortifiée du dédain de sa fille pour ses conseils et c’est ce qui la décida à fuir la Cour et à vivre dans la solitude.

La reine se rend souvent de Windsor à Londres en voiture; dans ce cas, elle est escortée de sa garde jusqu’au palais de Buckingham. Pendant les vingt ans qui se sont écoulés entre son mariage et la mort prématurée du prince Albert, la Cour de Saint-James prit des allures plus mondaines. De grandes fêtes étaient données soit à Windsor, soit à Buckingham Palace; à Windsor, dans la salle de Waterloo; à Londres, dans la grande salle de bal qui ressemble à un grand music-hall allemand. Les banquets étaient généralement de cinq cents ou six cents couverts; la magnifique vaisselle d’or de Windsor servait fréquemment à cette époque. Il y avait des garden-parties dans les jardins de Buckingham ou sur la terrasse de Windsor et les «five o’clock teas» sous la tente étaient des plus brillants. Les bals de la Cour étaient le plus souvent costumés et on n’y était admis, après y avoir été invité, qu’à la condition de ne s’y présenter que dans un costume du temps prescrit par l’étiquette du jour. C’est ainsi que le prince Albert aimait à faire revivre successivement les époques et les modes les plus brillantes de l’histoire d’Angleterre. Il paraissait couronné à côté de la reine dans ces occasions, ayant toujours à représenter quelque personnage royal de l’histoire d’Angleterre et la reine aimait à le voir ainsi reprendre pour un soir sa revanche sur l’intransigeance de la Chambre des lords. Victoria était alors dans tout l’épanouissement de sa beauté; elle se montrait aussi gracieuse que possible avec tous ses hôtes et prenait un grand plaisir à incarner, l’un après l’autre, les grandes figures des temps historiques. Ainsi chaque époque revivait à son tour dans les salons de marbre de Buckingham Palace et l’aristocratie prenait un goût très vif à ces exhibitions. Le bal était coupé d’intermèdes pendant lesquels Sa Majesté daignait chanter des duos avec son époux, des solos, ou même simplement faire sa partie dans les chœurs. Les œuvres chantées étaient le plus souvent des œuvres italiennes interprétées en italien. On dépensait alors des fortunes pour venir briller à la Cour et tous les métiers de luxe étaient en pleine prospérité. Lorsque ces soirées avaient lieu à Windsor, des trains de luxe étaient toujours tenus à la disposition de la Cour. A l’arrivée de ces trains à Londres, toutes les livrées de l’aristocratie se trouvaient réunies sur les quais de la gare, aux ordres de leurs maîtres et de brillants équipages emportaient l’assistance dans les quartiers les plus luxueux de la capitale.

Il y avait souvent des soirées dramatiques, dont parfois les seigneurs et dames, parfois des professionnels de grande réputation faisaient les frais. Pour ces derniers, la plupart considéraient une audition à la Cour de Saint-James comme la consécration suprême de leur talent et il n’était pas rare qu’une simple apparition fût le point de départ de leurs fortunes. A leur départ, la reine leur faisait remettre un petit souvenir, le plus souvent mesquin. Après la mort du prince consort ce souvenir fut de moins en moins brillant: une simple photographie de Sa Majesté avec sa signature autographe, ou bien un exemplaire de ses mémoires. Maintenant que la reine, avec l’âge, est arrivée à la connaissance parfaite du prix des choses, elle ne donne plus rien du tout aux artistes qu’elle admet à ses soirées et elle les trouve encore bien payés de l’honneur qu’elle leur a fait.

Tout ce luxe d’antan a fait place à la simplicité la plus monotone et la plus froide à la Cour, qui est, comme la reine, du reste, morte avec le prince Albert. Tout ce qui vit et aime la vie s’est transporté depuis cette époque à Marlborough House, à Londres ou à Sandringham, chez le prince de Galles. Les dîners à la Cour sont si guindés qu’on ne redoute rien tant que d’y être invité; plus la reine avance en âge, plus elle se montre inflexible sur les questions d’étiquette. La vieille comtesse de Bunsen raconte qu’ayant été invitée par télégramme à la table de la reine un jour de forte grippe, elle dut faire des prodiges de prestidigitation pour dissimuler un vrai mouchoir sous le joli morceau de dentelle qui tient, dans les réceptions, officiellement lieu de mouchoir.

Lorsque la princesse de Galles, sa belle-fille, introduisit en Angleterre la mode des cheveux sur le front, quelques dames de la Cour crurent se faire bien voir en l’imitant et se présentèrent devant la reine avec des cheveux coupés courts. Chaque fois, la reine leur fit dire de laisser repousser leurs cheveux avant de se représenter.

Il y a quelque temps encore, la reine se refusait à recevoir les dames divorcées. Ce n’est qu’en 1889 qu’elle reconnut qu’il serait injuste de tenir rigueur à certaines dames des fautes de leurs maris et qu’elle décida que les divorcées seraient agréées à la condition de faire une demande spéciale. Dans ce cas, Victoria étudie soigneusement les dossiers du procès à la suite duquel le divorce a été prononcé et la divorcée n’est admise à la Cour que si sa conduite a été absolument irréprochable.

La reine adore les fleurs, mais déteste les parfums, de sorte qu’à la Cour un très petit nombre de fleurs ont droit de cité. Elle ne peut supporter la chaleur, aussi les dames de sa suite paient-elles souvent d’un rhume l’honneur de lui avoir tenu compagnie. Les sujets de conversation, ne pouvant être politiques, roulent généralement sur la littérature et la musique. Il est rare qu’il y soit question de chiffons. Actuellement la reine arrive à table ou dans les salons appuyée d’une main sur sa canne et de l’autre au bras d’un personnage de la famille royale. Elle ne prend plus part aux conversations pendant le dîner; son cousin, le duc de Cambridge, fait d’ailleurs les frais de la conversation pour elle: il est bavard comme une pie jusqu’au moment du dessert; mais, comme il a les digestions difficiles, il arrive assez souvent qu’il s’endorme sur les épaules nues de sa voisine. Le service est généralement

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La Reine en 1882.

(Phot. Russell and sons.)

 

 

irréprochable, tous les domestiques devant être dressés par le grand écuyer, avant d’être admis à servir à la Cour. A la fin des grands dîners de gala, et en l’absence de tout souverain étranger, le lord intendant seul peut porter la santé de la reine que l’on boit debout au son du God save the Queen, joué par l’orchestre royal. Si l’on boit par hasard à la mémoire du prince Albert, on le fait debout et en grand silence.

A Buckingham, comme à Windsor, les appartements d’État sont disposés de telle sorte, qu’il est toujours facile de les agrandir ou de les rétrécir suivant les besoins du moment.

La reine ne s’était-elle pas un jour imaginé d’interdire de fumer dans l’enceinte du château. Dans toutes les salles on avait affiché «Smoking strictly prohibited» défense absolue de fumer. Le prince de Galles, qui ne vivrait pas une demi-heure sans un cigare, espaçait de plus en plus ses visites. La vie déjà assez triste devenait mourante à la plupart des seigneurs. Il ne fallut rien moins que l’intervention de John Brown pour faire revenir Victoria de sa résolution: celui-ci lui dit qu’il n’avait qu’un moment de bonheur, c’était celui où il pouvait fumer sa pipe. La défense fut aussitôt levée pour tous les appartements autres que ceux de Sa Majesté.

Lorsqu’il y a réception d’un souverain, ce qui était assez fréquent du vivant du prince Albert, les fêtes les plus splendides y sont données. Aujourd’hui la reine ne reçoit plus guère que ses petits enfants; le reste du temps, on la trouve dans ses vêtements de demi-deuil, entourée de dames d’un âge assez mûr, également en demi-deuil, plongée dans de mélancoliques rêveries, ou prenant plaisir à des histoires sanguinaires. Aux heures de promenade, ce n’est plus le fougueux Empereur qui piaffe devant les marches du perron, mais la bourrique noire, qui l’accompagne partout dans ses villégiatures. On l’attelle à une sorte de chaise montée sur roues, dans laquelle la reine s’éloigne, mélancoliquement abritée sous son ombrelle ou son parapluie, accompagnée d’une dame de sa famille à pied, d’un domestique écossais au marchepied et d’un groom à la tête du cortège, toujours prêt à modérer l’allure du pégase, si par extraordinaire celui-ci faisait mine de s’emporter.

Il fut un temps où Napoléon III écrivait à Victoria «qu’on se sentait meilleur à vivre dans son intimité»; les temps ont sans doute changé, car la reine laisse plutôt un souvenir antipathique aux personnes jeunes qui l’approchent de nos jours. Par contre les vieilles dames à tire-bouchons ne tarissent pas d’éloges sur la vieille souveraine.

Avant Victoria, la Cour de Saint-James était dissolue; avec elle l’air pur et vif y a pénétré, la vie y est devenue exemplaire; mais, depuis la mort du prince Albert, on y meurt d’ennui.

La reine déteste de plus en plus Windsor et les seigneurs et dames de la Cour ne peuvent s’y voir en peinture. Aussi sait-on gré à Victoria de son amour pour la vie rustique de Balmoral, où l’on voudrait lui voir prolonger ses deux séjours annuels. Mais la vieille souveraine, ponctuelle jusque dans sa monotonie, revient toujours à la même date faire revivre les tyrannies de l’étiquette dont elle est la première à souffrir. Ces tyrannies ont du moins l’avantage de lui faire apprécier la vie de Balmoral; qu’arriverait-il si la reine prenait son home écossais en horreur?

L’aristocratie serait menacée d’une Cour qui durerait toute l’année; elle souhaiterait la mort de la vieille reine. Mieux vaut encore que les choses soient ainsi: God save the Queen!

VI

A la conquête d’une autre couronne.

Nemours, Cumberland ou Cambridge? Saxe-Cobourg-Gotha.—Premier voyage du prince Albert en Angleterre.—Le manuscrit de Voltaire et la rose des Alpes.—Deuxième voyage.—La reine arrête son choix.—Déclaration à l’Anglaise.—Le doigt du vieux Léopold et de son alter ego le baron de Stockmar.—La situation du prince Albert discutée à la Chambre des lords.—Un mari aux enchères.—Les délégués de la nation anglaise à Gotha.—Les fêtes de Gotha.—Douloureuse séparation.—Mal de mer.—L’arrivée à Buckingham Palace.—Le serment luthérien.—La couronne de myrthes.—Noce et lune de miel.

Victoria aspire avant tout aux joies de la vie domestique, depuis qu’elle a sondé tout le vide de sa haute situation au point de vue du bonheur. Elle se sent née femme et n’a qu’un souci: puisqu’elle possède ce privilège qu’ont les reines vierges de se choisir elles-mêmes un époux, elle choisira le sien pour elle et à son seul point de vue.

Le choix n’était pas facile, en raison du petit nombre des princes alors en âge d’être mariés. On parlait pour la jeune reine de tous ceux dont l’âge concordait avec le sien. On a parlé du désir qu’elle aurait eu d’épouser le duc de Nemours, un des fils de Louis-Philippe. Le jeune prince convenait en effet à tous égards à la situation d’époux de la reine; il était de ceux qui pouvaient faire battre un cœur de souveraine; cependant sa qualité de catholique romain le rendait impossible. La nation aurait rêvé pour elle un prince de sang anglais, l’un de ses cousins, le duc de Cumberland ou le duc de Cambridge. En dehors de ceux déjà nommés, il n’y avait plus que des princes allemands et on avait une très petite idée d’eux en Angleterre.

Le vieux roi Léopold de Belgique, père du roi actuel, eut l’idée de s’entremettre pour ce mariage en faveur d’un des jeunes princes de Saxe-Cobourg-Gotha. Dans ses visites à la Cour de Windsor, il sut habilement planter des jalons, en ayant toujours soin de faire devant la jeune reine le portrait le plus flatteur des princes Ernest et Albert, de ce dernier surtout. Rentré en Belgique, il attisait de loin, dans une correspondance très suivie, les feux qu’il avait allumés au cœur de Victoria. Le baron de Stockmar, son confident et son médecin à la fois, avait reçu de lui la mission de préparer le prince Albert à cette union. Fidèle à sa consigne, le vieux baron avait réussi à décider le prince à faire un voyage à la Cour d’Angleterre, en compagnie de son frère Ernest, qui devait régner sur le duché de Saxe-Cobourg. Les deux jeunes gens étaient donc partis un jour en passant par la Hollande et c’est à une indiscrétion de la princesse d’Orange, qui les avait salués avec un malicieux sourire, à leur départ de Rotterdam, que le prince Albert avait compris le rôle qu’il allait jouer. Ils arrivèrent donc à la Cour de Guillaume IV, qui les considéra comme de tout petits princes sans aucune importance et ne daigna pas s’occuper d’eux. Le prince Albert, ainsi que son frère, acceptèrent l’hospitalité de la duchesse de Kent à Kensington Palace; c’est alors qu’il fit une forte impression sur la jeune princesse Victoria, avec qui il resta depuis en relations épistolaires suivies, pendant ses dernières années d’études à l’Université allemande de Bonn et pendant tous ses voyages à travers la Suisse et l’Italie, d’où il lui envoya tantôt un manuscrit de Voltaire, tantôt un bouquet de roses des Alpes. Lorsqu’elle fut devenue reine, il lui écrivit: «Vous voici reine du plus puissant État de l’Europe; dans vos mains est placé le bonheur de millions d’êtres. Que le ciel vous assiste et vous fortifie dans votre tâche si élevée, mais si difficile! Je souhaite que votre règne soit long et glorieux, et que vos efforts vous attachent les cœurs de vos sujets.» On voit qu’à cette époque les affaires du prince Albert n’étaient pas très avancées encore dans le cœur de sa future femme; mais c’est ici qu’il faut surtout placer l’intervention du roi Léopold, qui pesa d’un si grand poids dans le choix de sa nièce.

En octobre 1839, les deux frères retournèrent en Angleterre et furent reçus par la reine Victoria. Ils étaient porteurs d’une lettre du roi Léopold de Belgique à sa nièce dans laquelle il lui recommandait de les recevoir avec bonté. Ils arrivèrent au château de Windsor à sept heures et demie du soir. Victoria les attendait en haut du grand escalier. Elle leur fit un accueil des plus chaleureux.

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