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La reine Victoria intime: Ouvrage illustré de 60 gravures d'après des photographies et des documents inédits

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La reine Victoria à l’époque de son mariage (Mai 1811), d’après le tableau de W. C. Ross.

 

 

Comme leurs bagages n’étaient pas encore arrivés, ils durent s’abstenir de paraître au dîner; mais ils vinrent au salon dans la soirée et le prince Albert dut y faire son effet, car, le soir même, Victoria répondait à la lettre de Léopold et y déclarait que son cousin «Albert est des plus séduisants».

Le charme dut même opérer rapidement pendant les quatre jours qui suivirent et que la reine passa dans l’intimité des deux jeunes gens, car, le 15 octobre, elle faisait part à lord Melbourne de la résolution qu’elle avait prise de se marier. Le bon Mentor lui répondit: «Je vous approuve; une femme ne peut vivre seule dans n’importe quelle position». Il restait à faire savoir au principal intéressé qu’il était l’élu et la déclaration n’était pas des plus commodes. Elle se fit cependant très naturellement, si nous en jugeons par le souvenir que Victoria elle-même en a consigné dans ses mémoires.

«A midi et demi, écrivit-elle, j’envoyai chercher Albert. Il vint dans mon cabinet où je me trouvais seule et, après quelques minutes d’hésitation, je lui dis qu’il devait bien se douter des raisons pour lesquelles je l’avais fait venir et qu’il me rendrait très heureuse en voulant bien consentir à un de mes désirs, lequel était qu’il m’épousât. Il n’y eut aucune hésitation de sa part et il reçut ma proposition avec les plus grandes démonstrations de bonté et d’affection...... Je lui dis que j’étais tout à fait indigne de lui..... Il me répondit qu’il serait trop heureux de passer sa vie à mes côtés.—Je le priai alors d’aller chercher son frère Ernest, ce qu’il fit. Nous lui annonçâmes notre accord; il nous félicita l’un et l’autre de notre choix et en parut très heureux.»

Le lendemain de la déclaration, le prince Albert, encore sous l’émotion de la nouvelle qui engageait sa vie, écrivait au baron Stockmar: «Je suis trop bouleversé pour vous en dire plus long; mais mon cœur nage en pleine félicité».

Pendant ce temps Victoria faisait part de sa décision au roi Léopold, en ces termes: «Je l’aime déjà plus que je ne saurais dire; je me sens prête à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour lui rendre le sacrifice (car j’estime que c’est un très grand sacrifice qu’il me fait) aussi facile que possible». Elle demandait qu’on lui gardât le secret de son inclination, jusqu’à ce qu’elle eût eu le temps d’en faire part à son Conseil privé.

Elle attendit pour cela que les princes eussent quitté le Royaume-Uni.

Cependant le prince Albert réfléchissait aux difficultés de sa nouvelle situation et à l’homme qu’il devrait être pour aplanir toutes les difficultés.

Il écrivait au baron Stockmar, dont il avait fait son confident pour le reste de ses jours:

«Je dois à la fois me concilier le respect et l’amour de la reine en même temps que ceux de la nation. Le ciel ne sera pas toujours bleu et sans nuages.»

Le mois suivant, le Conseil privé s’assemblait. La reine, pour se donner du courage, avait mis à son bras un bracelet orné d’une miniature représentant son fiancé. Elle lui fit part de ses fiançailles, qu’elle annonça peu de jours après au Parlement à l’ouverture de la session.

De tous côtés, le choix de la reine fut ratifié avec respect, sinon avec enthousiasme. On s’occupa de la situation du futur prince consort. On lui composa sa maison. Il eût désiré qu’on ne l’entourât que de personnages remarquables à tous égards et, puisqu’il ne voulait jouer en politique qu’un rôle très effacé, que la politique n’eût pas d’influence sur leur choix. Elle en eut cependant et son secrétaire particulier fut pris parmi les anciens secrétaires particuliers de lord Melbourne. Le prince en fut froissé.

Lorsque la Chambre des lords discuta son adresse en réponse au message de la reine relatif à son mariage, quelques seigneurs firent part de leurs craintes sur les dangers que courait la religion protestante avec le prince Albert. Pour calmer les esprits, le duc de Wellington proposa qu’on féliciterait la reine sur le choix d’un prince appartenant à la foi luthérienne. Ce fut alors qu’en manière d’avertissement lord Brongham dit que la reine serait garante des sentiments religieux de son mari et qu’elle devait savoir qu’un changement de religion était la déchéance du trône de ses ancêtres.

La question qui fut ensuite soulevée fut la suivante: allait-on faire du futur prince consort un pair d’Angleterre, comme on l’avait fait pour le prince Georges de Danemark? Le prince ne tenait pas à un tel privilège. Le duc de Wellington, connaissant ses sentiments, s’opposa à ce qu’il fût fait pair d’Angleterre. Puis on discuta la liste civile. On proposa de lui accorder £ 50.000, soit 1.250.000 francs sur la liste civile de la reine; mais la plupart se refusèrent à laisser la reine entretenir son mari. On finit par tomber d’accord sur le chiffre de £ 30,000; soit 750,000 francs, pour mettre fin à une discussion qui ne pouvait être que très pénible à la reine. On mit à vif bien des plaies de famille dans cette discussion; on y dit notamment que la reine avait dû payer £ 50,000, soit 1,250,000 francs de dettes de son père. Le futur prince consort s’en montra très mortifié. Il eût désiré une forte liste civile, qu’il eût dépensée en se posant comme protecteur des arts; il se dit qu’avec l’allocation du Parlement il ne lui serait pas possible de faire beaucoup dans ce sens; mais il n’insista pas. La reine, de son côté, fit la morte, bien qu’au fond les débats publics l’eussent profondément blessée.

Ces dispositions prises, les choses ne traînèrent pas.

En janvier, lord Torrington et le colonel Grey furent désignés pour aller porter au prince Albert les insignes de l’ordre de la Jarretière et l’amener en Angleterre. La cérémonie d’investiture donna lieu à une cérémonie splendide dans la salle du Trône du château de Gotha.

Le lendemain, il fallut partir pour la terre étrangère. La séparation d’avec sa mère fut déchirante et les marques d’affection du peuple du duché furent sincères et touchantes. Le prince n’emmena avec lui que son chien Eos et son valet suisse Carl. Son père et son frère l’accompagnèrent jusqu’à Calais, où toute une flotte anglaise l’attendait. Il prit place à bord de l’Ariel. La traversée lui fut dure. Lorsque l’ancre fut mouillée à Douvres, le fiancé était si malade, qu’il dut prendre énormément sur lui pour répondre aux cris de bienvenue d’une population enthousiaste. Enfin, le 8 février, il arrivait à Buckingham Palace dans l’après-midi. La reine et sa mère l’attendaient à la porte du hall d’entrée. C’était un samedi. On lui faisait aussitôt prêter le serment de respecter et protéger la religion luthérienne. Le lundi, 10 février, deux processions splendides se dirigeaient à la vieille chapelle royale du palais de Saint-James, entre deux haies d’une foule curieuse accourue malgré les menaces d’un ciel couvert et bas. La première était celle du prince; la seconde celle de la reine, qui ne portait ce jour-là que la couronne des vierges, couronne de myrthes et de roses, où se mêlait un peu de fleur d’oranger. Le choix de ces fleurs lui avait été inspiré par la vieille coutume allemande, et elle l’avait suivie par déférence pour son fiancé. Ce choix a depuis prévalu en Angleterre, où, comme en France, on ne connaissait, avant cette cérémonie, que la couronne de fleurs d’oranger. Les duchesses de Kent et de Sutherland étaient aux côtés de Victoria, la première assez triste. Le prince avait revêtu le costume de maréchal de camp, avec la culotte de soie blanche, les bas blancs et les petits souliers à boucles d’or enrichies de diamants. Il avait l’épée au côté et, en sautoir, le grand cordon de l’ordre de la Jarretière orné de diamants et de rubis offert par la reine.

Jamais le vieux palais de Saint-James n’avait été si brillamment décoré et la foule de seigneurs et d’officiers qui l’encombraient, le rehaussaient encore de l’éclat de leurs uniformes.

L’autel de la chapelle était garni de toute sa vaisselle d’or et quatre trônes étaient dressés: un pour la reine, un autre pour le prince Albert, les deux autres pour la reine douairière Adélaïde et la duchesse de Kent. L’archevêque de Cantorbéry, assisté de l’évêque de Londres, officiait. Le visage de la reine, malgré ses yeux gonflés de larmes, trahissait une joie intense. Le duc de Sussex, oncle de la reine, faisait fonction de père et était ce jour-là de la meilleure humeur, ce qui fit dire au John Bull, journal tory satirique, qui était le Punch de l’époque, que, s’il était de si belle humeur, c’est qu’en donnant une femme au prince Albert, ce qu’il donnait ne lui avait rien coûté. Le duc de Sussex était réputé pour sa grande avarice. Le parti conservateur tory s’abstint de paraître ce jour-là: on boudait la reine pour ce qu’on croyait être ses préférences libérales; aussi le duc de Wellington et lord Liverpool étaient-ils les deux seuls membres du parti dans l’assistance.

L’archevêque de Cantorbéry était assez embarrassé pour marier la reine. Il s’agissait de concilier dans les questions qu’il devait lui poser, la soumission de l’épouse et l’indépendance de la reine. Victoria trancha tout d’un mot. Comme il lui demandait quelles questions il devait lui poser, elle répondit: «Je veux être mariée en femme et non en reine et je veux répondre à toutes les questions qui sont posées à la moindre de mes sujettes. Je n’abdique aucune des prérogatives de la couronne; mais je veux jurer fidélité et obéissance à l’époux de mon choix pour les affaires autres que celles de l’État».

Il fut fait comme elle l’avait désiré.

Après la cérémonie, l’assistance se rendit tout entière en une seule procession à Buckingham Palace. Le prince Albert était cette fois à côté de la reine dans la voiture de gala traînée par huit chevaux isabelle. Le soleil était éblouissant, le temps magnifique comme au jour du couronnement, ce qui fit dire que les charmes de la jeune reine avaient une influence sur la température. De même qu’on ne désignait plus le pur langage anglais que comme

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Buckingham.—Le lac et les pelouses.

Phot. H. N. King.

 

 

l’«anglais de la reine», on traduisit désormais le beau temps par «le temps de la reine». Le peuple fit au couple royal une ovation délirante, et le père et le frère du fiancé furent acclamés avec sympathie.

Après le lunch, les jeunes époux partirent passer deux jours à Windsor, courte lune de miel, au bout de laquelle ils revinrent à Londres assister aux réjouissances organisées en leur honneur. Jamais la reine n’avait paru plus radieuse de gloire, de beauté et de bonheur.

Le mariage de Victoria fut le point de départ de trois coutumes qui se sont perpétuées en Angleterre: on cessa de se marier le soir ou la nuit, on se maria désormais dans la matinée; on ajouta des myrthes et des roses aux fleurs d’oranger dans les couronnes des fiancées; après le mariage, on prit l’habitude de laisser les mariés à eux-mêmes pendant quelques jours et cette coutume fut à ce point goûtée des jeunes époux que la durée de la lune de miel ne fit que s’allonger depuis.

Le dernier mariage royal avant celui de Victoria avait été celui de George III, qui avait épousé la reine Charlotte à minuit et avait présidé au lever le lendemain à dix heures. L’étiquette ne connaît plus aujourd’hui de telles férocités.

VII

Les palais de la reine.

I.—BUCKINGHAM PALACE

Histoire du palais.—La première tasse de thé bue en Angleterre.—Visite à travers les salons.—Souvenirs et curiosités.—Superbe collection artistique.—L’investiture de Napoléon III comme chevalier de l’Ordre de la Jarretière.—Les mémoires tristes du palais.

II.—WINDSOR CASTLE

Guillaume le Conquérant veut un château.—Édouard III a trouvé un moyen de s’en construire un plus grand.—Le parc.—La terrasse.—La forêt.—Les appartements privés de la reine.—Les appartements d’apparat.—La salle de Waterloo.—Jean de France et Louis-Philippe.—Les étendards de Crécy et de Waterloo.

Dans l’espace de temps qui s’écoula entre son avènement et son mariage, la reine n’était jamais si heureuse que lorsqu’elle pouvait quitter Windsor pour revenir à Londres, à Buckingham Palace, et c’était toujours avec tristesse qu’elle abandonnait la capitale pour retourner à ce qu’elle ne considérait alors que comme une villégiature. Ses sentiments ne devaient pas tarder à se modifier profondément.

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Buckingham.—Le petit salon de la Reine.

Phot. H. N. King.

 

 

Les tracas du pouvoir et les intrigues des partis devaient bientôt lui faire prendre en dégoût, malgré leur splendeur, l’une et l’autre de ses demeures officielles et la faire désirer posséder un home

Où de n’être plus reine on eût la liberté.

Une description sommaire du palais de Buckingham, une évocation des souvenirs qu’il renferme, permettra de mieux suivre les événements qui s’y sont déroulés.

Le lieu sur lequel a été bâti le palais s’appelait, à la fin du XVIIe siècle, Mulberry Gardens, à cause de la nature plantureuse de ses mûriers. Lord Artington y avait fait bâtir une maison de campagne, d’aspect simple, sans prétention, célèbre par la première tasse de thé importé en Angleterre et qui a été bue dans ses murs. Lord Artington avait rapporté de Hollande une livre de ces feuilles précieuses qu’il avait payée trois livres, 75 francs, et il avait invité une bande d’amis à venir goûter à cette boisson chinoise. C’est là le point de départ en Angleterre d’un usage qui défierait aujourd’hui toutes les révolutions, tant il fait partie intégrante de la vie anglaise. L’usage de cette boisson a dans beaucoup de maisons tourné à l’excès et c’est à la consommation excessive du thé que les dames anglaises doivent leur sveltesse et aussi, affirme-t-on, leur teint couperosé.

En 1703, le duc de Buckingham acquit la propriété de lord Artington et bâtit, sur l’emplacement de la maison, une demeure beaucoup plus importante, d’un aspect princier. George III, devenu roi, s’en éprit et en offrit au duc £ 21.000. Le marché fut aussitôt conclu et le roi put quitter le vieux palais de Saint-James pour venir habiter ce qui s’appelait déjà Buckingham Palace ou le palais du duc de Buckingham. En 1775, il fut donné à la reine Charlotte par acte du Parlement et c’est à partir de ce moment que la reine y tint ses drawing-rooms.

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Buckingham.—Les appartements de la Reine.

Phot. H. N. King.

Un peu avant la mort de George III, l’édifice donna des signes de décrépitude. Le Parlement vota à George IV les fonds nécessaires pour sa réparation; mais le nouveau roi avait la manie de bâtir et il prétendit qu’il fallait faire autre chose que ce qui existait, le palais de Buckingham étant «indigne du premier gentleman du monde qu’est le

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Buckingham.—Le salon bleu.

Phot. H. N. King.

 

 

roi d’Angleterre». Le Parlement fit la sourde oreille et, comme l’architecte avait un mandat étroitement impératif, il ne put se plier aux exigences du monarque, à qui d’ailleurs la mort ne laissa pas le temps de mettre à exécution ses projets extravagants.

Guillaume IV, qui lui succéda, détestait Buckingham Palace et n’a jamais voulu l’habiter, de sorte que tous les projets de restauration s’évanouirent avec George IV.

Ce ne fut donc qu’après l’avènement de Victoria, lorsque la jeune reine quitta Kensington Palace, que Buckingham devint réellement et pour la première fois résidence royale. Sous le prince Albert, qui était un architecte amateur d’un goût sûr, il subit des agrandissements dans la partie est, la chapelle privée sortit de terre; on y dépensa £ 125.000 et, à défaut de beauté, on lui donna ce qui lui manquait, la grandeur de dimensions, les décorations imposantes qui distinguent un palais d’un château.

L’extérieur, comme on peut le voir par la gravure que nous en publions, n’a rien de remarquable, à part la grille d’entrée qui est, paraît-il, l’œuvre de serrurerie d’art la plus remarquable de notre époque et a coûté à elle seule 3.000 guinées, soit 78.750 francs.

Elle nous fait pénétrer dans une cour qui donne accès au palais par un portique supporté par des colonnes doriques et corinthiennes.

La première salle dans laquelle nous pénétrons a été baptisée la «salle de marbre». Elle mesure 30 pieds sur 50, environ 9 mètres sur 15. Une double rangée de colonnes d’un seul morceau de pur marbre de Carrare, d’environ 4 mètres de haut, soutiennent le plafond composé d’armoiries finement peintes, bleu de roi, rouge, vert et or. Aux quatre angles, dans des niches, des statues de marbre blanc. Quelques marches conduisent de cette salle à une autre beaucoup plus petite où l’on voit une cheminée remarquable, dans laquelle se trouve enchâssée une horloge de cuivre de Vulliamy, surmontée d’une couronne et des armes royales. La galerie des sculptures ouvre sur l’antichambre: c’est une très belle salle de 46 mètres de long dont le plafond est supporté par 42 colonnes corinthiennes; elle est ornée de bronzes classiques sur piédestaux. De chaque côté de superbes consoles supportent des vases de marbre très artistiques. Au bout de la galerie se trouve l’escalier des ministres, qui sert à la famille royale les jours de drawing-room.

De la galerie on pénètre dans une suite d’appartements. La première salle est celle dite de Carnavon; son ameublement est en acajou plein et cuir; elle est ornée de bustes de conquérants romains. Cette salle contient des peintures remarquables, signées Van Somer, Huyssmans, Philippe de Champaigne et Taylor.

De là on passe dans la salle 44, à cause de l’année dans laquelle elle fut décorée à neuf pour la réception de l’empereur de Russie. Belles porcelaines de Sèvres, peintures remarquables: parmi ces dernières, le portrait grandeur naturelle de Nicolas par Coxton Krüger, Léopold Ier de Belgique par Winterhalter; la reine Louise de Prusse, le duc de Wurtemberg, le premier duc de Saxe-Cobourg, Frédéric, roi de Saxe, et Louis-Philippe de France.

Cette salle ouvre sur la Bibliothèque, suivie de la salle du Conseil, laquelle sert de salle de banquet dans les grandes occasions. C’est là qu’a été servi le banquet du Jubilé de 1897. Les jours de drawing-room, sa situation centrale la désigne comme vestiaire. L’ameublement en est en cuir de Cordoue et tapis de Bruxelles; deux superbes buffets, porcelaines magnifiques de Sèvres, de Dresde, de Chelsea, aux couleurs bleu de roi, vert pomme, bleu de Vincennes et rose du Barry. Au centre, une superbe table romaine en mosaïque représentant l’histoire des fondateurs de Rome, Romulus et Rémus: ce meuble, dont le pied est en marbre noir, a été offert à la reine Victoria par le Pape Pie IX à l’occasion de la visite au Vatican du prince de Galles actuel. Vases orientaux et terres cuites offerts par Napoléon en souvenir de l’exposition de Londres de 1851.

La salle 55 est un salon en bois de rose et or. Les peintures, signées de C.-H. Thomas, représentent la revue du Champ-de-Mars, lors de la visite de la reine et du prince consort à Napoléon III et enfin la cérémonie d’investiture de Napoléon III dans la salle du Trône du Palais.

De là on est introduit dans la salle de déjeûner des dames de la Cour. L’aspect de cette salle est sévère avec sa vasque de marbre au pied de granit rouge, toujours garnie de fleurs. Le plus bel ornement est un tableau de Winterhalter, de grande composition, représentant la reine et le prince consort, entourés de cinq enfants, leurs cinq premiers nés.

La salle à manger de la Cour est contiguë à cette dernière; elle sert de vestiaire au corps diplomatique les jours de drawing-room. L’ameublement est en acajou espagnol massif rehaussé d’or; les tapis sont de Turquie. Le plafond est supporté par des colonnes ioniennes en marbre. Entre les fenêtres, des bustes de rois. Cette salle s’ouvre sur le corridor qui mène à la chapelle privée, richement décorée, de style allemand. L’autel, en face duquel s’élève le trône sur des gradins, est très simple; une magnifique tapisserie des Gobelins, représentant le baptême du Christ, lui sert de fond.

De la chapelle nous revenons dans la salle de marbre de l’entrée. La visite des appartements inférieurs est terminée.

Nous nous élevons au premier étage par un escalier monumental de marbre blanc, du plus grand effet. Tout cet étage est réservé aux grands appartements d’État. C’est une suite de salons plus richement décorés et meublés les uns que les autres jusqu’à la salle du Trône. Les jours de drawing-room, les dames admises à la présence, après être montées par le grand escalier, serpentent dans ces salons entre deux barrières de cuivre, garnies de velours rouge, en attendant leur tour de présentation. Les peintures murales sont des copies fidèles des œuvres de Raphaël. La grande salle de bal, avec son grand orgue et sa scène monumentale, se termine par une sorte d’alcôve réservée aux membres de la famille royale. A gauche, la salle ouvre sur une galerie ornée de plantes et d’arbustes, laquelle donne sur la grande salle à manger de gala crème et or, ornée de tableaux représentant les rois d’Angleterre dans des cadres massifs richement sculptés. C’est dans cette salle qu’eut lieu le déjeûner de noces de la reine Victoria. Elle est suivie du salon bleu, garni de riches sculptures représentant l’Éloquence, l’Harmonie et le Plaisir; celui-ci s’ouvre sur le salon blanc, le plus riche de tous, dans lequel se trouve un grand piano à queue Erard, deux vases italiens, don de l’empereur d’Allemagne. A droite, une porte dissimulée dans la boiserie donne accès dans le cabinet privé de la reine. Ce cabinet sert de salle d’attente aux membres de la famille royale, les jours de drawing-room; il est tendu de soie rouge avec des portraits de Victoria et du prince Albert, par Winterhalter.

Du salon blanc, on passe dans la galerie des peintures, qui conduit le visiteur à la salle du Trône, dans laquelle on entre par la droite. Dans cette salle, pas de siège. De riches tentures en soie rouge rehaussée de dentelles. Deux cheminées se font face, surmontées de trophées. Sur l’une d’elles un pendule en écaille, véritable chef-d’œuvre, marquant le jour, la date, la direction du vent, la marée. Au fond, sous un dais de velours aux armes d’Angleterre, avec les initiales VR, un trône placé sur des gradins. C’est dans cette salle qu’ont lieu les présentations à la reine.

L’étage au-dessus comprend les appartements privés de la reine dans lesquels se trouve une très précieuse collection de peintures des écoles flamande, hollandaise, italienne et anglaise. C’est George IV qui a commencé cette collection, où se mêlent les œuvres du Titien, de Teniers, Rembrandt, Rubens, Reynolds, Van Dick, Janssens, etc.

Là se trouve la chambre à coucher de la reine et la chambre de musique, du plus pur gothique, du prince Albert, avec piano et orgue. C’est là que Mendelssohn passa en la compagnie du couple royal la journée qu’il a retracée dans une lettre à sa mère.

Victoria n’a jamais fait de longs séjours à Buckingham Palace, à partir de son mariage, et elle n’y fait aujourd’hui que de très courtes apparitions, lorsqu’elle vient y tenir un drawing-room. Buckingham a vu les années glorieuses de ce règne, les magnifiques réceptions, les bals costumés, les banquets de gala, et ses jardins les garden-parties brillants, tels que savait les organiser le prince consort. Lorsqu’il faisait mauvais temps, les cinq ou six cents invités se réfugiaient dans les grands salons du premier étage et, là, on improvisait des jeux innocents, des charades, ou bien chaque convive de marque était tenu de raconter une histoire.

C’est là que furent successivement reçus les souverains, notamment l’empereur Nicolas de Russie, Napoléon III et l’impératrice Eugénie. Napoléon y reçut solennellement, dans la salle du Trône, l’ordre de la Jarretière et cette fête donna lieu à des réceptions splendides, dont la vieille aristocratie n’a pas encore perdu la mémoire.

Bien que Buckingham n’eût été véritablement résidence royale que depuis l’avènement de Victoria, George III et la reine Charlotte y vécurent dans l’intimité, pour faire diversion à l’étiquette de la vieille Cour de Saint-James. C’est là qu’ils élevèrent si sévèrement leur nombreuse progéniture; c’est là que le roi apprit la conduite scandaleuse de ses deux fils aînés, le prince de Galles et le duc d’York, qui l’affecta au point de lui faire perdre la raison. On dut lui donner une régence. Des quatre fils du roi, seul les ducs de Kent, père de Victoria, et de Cambridge eurent une conduite exemplaire.

Cela ne suffit pas à rendre la raison au roi, qui s’éteignit, après un règne de soixante ans, le plus long avant celui de Victoria.

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Windsor.—Les terrasses.

Phot. H. N. King

 

 

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Il y a quelque chose comme huit cents ans que le château de Windsor sert de résidence d’été aux souverains d’Angleterre. Il faut remonter à Guillaume le Conquérant pour trouver l’origine de cet antique château-fort, bizarre assemblage de tous les styles, auquel chaque siècle a légué quelque chose de son goût. Windsor est situé dans le comté de Berk, à 35 kilomètres ouest de Londres, sur la rive droite de la Tamise, tandis qu’Eton, l’école de la noblesse, est située sur la rive gauche et n’est séparée de la ville royale que par un pont.

Le territoire de Windsor avait été donné par Édouard le Confesseur, à l’abbaye de Westminster. Sous les abbés, le pays avait été initié à l’agriculture et nourrissait toute une population industrieuse et honnête. Vint Guillaume le Conquérant, qui s’empara de tout, décida de se construire un château sur la colline qui domine de sa pente douce la vallée de la Tamise, et de couvrir les environs d’une épaisse forêt. Plus tard, Édouard III, voulant augmenter le domaine royal, et surtout agrandir le château, fit recruter des ouvriers qu’il obligea à travailler. Pour s’assurer leur concours aussi longtemps qu’il le voudrait, il édicta des pénalités sévères contre quiconque hébergerait un de ses ouvriers, ou lui fournirait les moyens de vivre par le travail ou autrement.

Chaque souverain a depuis contribué à l’embellissement du château jusqu’à Georges IV, qui y dépensa plus de 21 millions de livres pour le mettre en son état actuel. La chapelle Saint-George est un véritable bijou d’architecture ogivale et l’échantillon le plus exquis du style du XVe siècle. Sa crypte sert de tombeau à un certain nombre de rois d’Angleterre.

Le parc qui entoure le château n’a pas moins de 100 kilomètres de circuit; sa magnifique terrasse, qui mesure 575 mètres de largeur, est ornée de statues de bronze et de marbre. De la tour du milieu du château, sur laquelle flotte l’Union-Jack, la vue s’étend sur douze comtés. Sa forêt, immortalisée par le poète de génie Pope, est une des plus belles d’Angleterre.

Les appartements privés de la reine occupent à peu près toute la partie est du château. La chambre à coucher et le boudoir de Sa Majesté ont une magnifique vue sur le grand parc. Tous les appartements donnent sur le grand corridor de 152 mètres, où M. Guizot s’égara si comiquement dans la nuit qui suivit l’arrivée de Louis-Philippe. Les peintures qui le garnissent du haut en bas et de chaque côté, représentent des événements relatifs à la famille royale: ce sont des baptêmes, des confirmations, des mariages de princes et de princesses.

Une suite d’appartements tendus de satin contiennent des merveilles en porcelaines artistiques, dont bon nombre de la manufacture de Sèvres, lesquelles avaient été destinées à Louis XVI. Cette partie des appartements renferme de précieux souvenirs, entre autres la petite châsse où est conservée la vieille bible du général Gordon avec la page marquée où il en était resté lorsque la mort vint le surprendre. La reine, à chaque retour à Windsor, a coutume de rouvrir le livre à cette page et de lire à haute voix un verset. Nous ne dépeindrons pas les salons vert,

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Windsor.—Le salon d’audience.

 

 

violet et blanc, tendus de soie et dont la superbe collection de Sèvres bleu de roi, achetée par George IV, constitue la plus grande richesse. On l’évalue à 200.000 livres sterling. Dans le salon violet se trouve le piano sur lequel Victoria prit ses premières leçons et qu’elle avait voulu un jour fermer à clé à jamais, pour se dérober à la torture qu’il lui faisait subir.

La salle à manger privée de la reine est désignée sous le nom de chambre octogonale; elle est de pur style gothique, en chêne sculpté dans la masse. Quelques beaux tapis des Gobelins garnissent les murs et, croyons-nous aussi, la Rixe de Meissonnier. La reine ne dîne dans cette salle qu’en intimité et lorsque ses invités ne sont pas plus nombreux que sept. On voit, dans cette salle, le Bol de punch, par Flaxman, don de George IV, lorsqu’il était prince régent. La salle d’audience privée de la reine est surtout remarquable par ses portraits de famille. La chambre des tapis, qui servait de chambre à coucher à la fille aînée de la reine, plus tard impératrice Frédéric d’Allemagne, est ornée de quatre tapisseries des Gobelins, représentant les quatre saisons, don de l’empereur Napoléon III, ainsi que tout l’ameublement, en tapisserie de Beauvais.

Parmi les appartements d’apparat, que le public est admis à visiter une fois par semaine, lorsque la reine n’habite pas le château, nous citerons la salle du Trône et le trône d’ivoire, remarquablement sculpté, offert à la reine par le Maharajah de Travancore et la grande salle de banquet, dite salle de Waterloo, où se trouve toute une riche vaisselle d’or, d’une valeur inestimable. C’est dans cette salle que fut reçu Louis-Philippe, le 8 octobre 1844. Le prince consort et le duc de Wellington étaient allés au-devant de lui à Portsmouth. La reine descendit jusqu’au bas du perron pour le recevoir. On cultivait alors l’alliance française et le prince Albert excellait à trouver des prévenances pour le roi.

Louis-Philippe fut ravi: il oublia sans doute que la rançon d’un roi de France avait payé cette salle; qu’il était le premier roi de France à fouler au pied le sol de la cour du château, depuis le roi Jean prisonnier; il passa donc gaiement sous les étendards glorieux des Marlborough et des Wellington et devant les portraits des membres du Congrès de Vienne, réuni après la défaite des armées françaises à Waterloo, pour arriver jusqu’à sa place. Pour comble d’ironie, le pauvre roi vint le lendemain plier le genou devant le trône d’ivoire de Victoria, qui, devant le concile de l’ordre, l’avant-dernier en date, l’arma chevalier de l’ordre de la Jarretière, ordre créé par Édouard III pour célébrer sa victoire de Crécy sur la France. Victoria avait-elle eu quelque part à la composition du programme? En tout cas, la reine d’Angleterre ne brilla pas, ce jour-là, par le tact dont elle a donné maintes preuves en d’autres occasions. Peut-être Louis-Philippe se rendit-il compte, dans la suite, du rôle ridicule qu’il était allé jouer à la Cour de Windsor et s’en vengea-t-il, en faisant échouer les efforts de la diplomatie anglaise, échec que d’ailleurs il paya de son trône? Toujours est-il que la cordiale entente ne fut pas de longue durée. Napoléon III reçut quelques années plus tard le même cordon de la Jarretière, mais on eut cette fois la

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Windsor.—La grande salle de réception.

Phot. H. N. King.

 

 

pudeur de le lui remettre à Buckingham, loin de ces souvenirs pénibles à une âme française.

C’est dans la même salle de Waterloo que la reine recevait dernièrement son petit-fils Guillaume II, dont elle crut prudent de s’assurer la bienveillante neutralité, au moment de tenter l’écrasement des républiques du Transvaal et d’Orange dans la guerre que l’histoire enregistrera vraisemblablement sous le titre de guerre des mines d’or.

Tels sont les deux palais officiels de la reine. Le seul titre de palais officiel indique suffisamment que ce n’est pas là qu’il faut chercher à surprendre Victoria dans l’intimité. Là elle s’est toujours montrée reine et rien que reine. La raison d’État l’a obligée de cacher ses sourires et de dissimuler ses larmes. Une seule personne lui en avait rendu le séjour moins amer, c’était le prince Albert, et c’est là qu’elle le perdit, le 14 décembre 1861.

VIII

Les Homes de la Reine.

I.—OSBORNE HOUSE

Le manoir d’Eustache Mann.—Les attentions de l’époux et du père de famille.—Le cottage suisse et ses neuf jardinets.—A la cuisine des princesses royales.—La chambre indienne.—Vertus domestiques.

II.—BALMORAL CASTLE

Sur les bords de la Dee.—Magnifique panorama.—La vie dans les montagnes.—Idylles et jours tragiques.—La dépêche du Zululand.—Au milieu de ses souvenirs.

Buckingham et Windsor sont les palais dorés où la reine est prisonnière de la Constitution; Osborne et Balmoral, ce sont les homes, c’est-à-dire les lieux où elle vit, où elle aime, où elle est elle-même, où elle vient chercher la force de jouer l’autre personnage qu’elle représente. Osborne et Balmoral sont dans des sites recherchés pour la santé de l’époux, découverts par lui; les plans des deux châteaux sont sortis de son cerveau; il s’est ingénié à en faire des nids, où l’on respire à pleins poumons, dans l’intimité des personnes chères, sans contrainte, mais avec le décorum qui convient à la dignité royale.

Depuis leur mariage, la reine et le prince consort s’étaient dit bien souvent qu’il leur faudrait un home, où voir grandir leurs enfants au bon air et s’occuper de leur éducation. La santé du prince Albert était jugée assez délicate et les médecins estimaient qu’elle profiterait d’un séjour prolongé à la mer. Les prédécesseurs de Victoria avaient bien eu des résidences au bord de la mer; mais aussitôt leur présence avait fait des plages de leur choix des lieux à la mode dont la grande vie, toujours à l’affût de distractions, venait aussitôt chasser le calme. Comme le couple royal accompagnait le roi Louis-Philippe jusqu’à Portsmouth, sir Robert Peel attira l’attention du prince sur Osborne. A priori, l’idée d’un home en ce lieu lui sourit. Il se dit qu’en choisissant une île, eût-elle 30 kilomètres sur 20, il aurait plus de chances de voir respecter son amour de la tranquillité. Le prince Albert alla donc faire un tour à l’île de Wight en 1845, dans le Solent, en vue de Portsmouth, le grand port militaire de l’Angleterre. Il y vit le manoir d’Eustache Mann, célèbre par les luttes de Charles Ier contre son Parlement. Avec son architecte Thomas Cubitt, il eut vite fait de juger qu’il ne pourrait en tirer aucun parti et qu’il faudrait édifier une résidence nouvelle sur ses ruines. Toutefois le magnifique parc, les allées grandioses formées d’arbres séculaires et descendant en pente douce vers la mer, l’immense panorama dont la vue pourrait jouir par-dessus ces arbres, le climat tempéré, tout séduisit le prince, qui fit l’acquisition du domaine, comprenant environ 5.000 acres de terrain (un acre de terrain vaut 40 ares 467 ou 4.046 mètres carrés) permettant de faire une promenade de 10 milles à cheval ou en voiture sans sortir de sa propriété. Il fit raser le vieux manoir et édifier à sa place un château moderne de style italien, composé de deux étages et d’un rez-de-chaussée, flanqué de deux tours carrées et recouvert de terrasses formant toit à l’italienne et du haut desquelles la vue embrasse une étendue immense.

Le prince dessina l’aménagement intérieur du château, les jardins, les allées, en un mot il en fit une résidence aussi moderne que possible avec tout le confortable imaginable. A Osborne House, car on a trouvé le nom de château trop pompeux pour désigner un home de cette simplicité, rien n’y a été oublié pour le confort de la vie.

A l’intérieur, il se compose d’une suite de salons, d’une salle de billard, d’un cabinet du prince, d’une bibliothèque, d’un cabinet de la reine, d’une salle du Conseil pour le cas où la reine aurait à réunir ses ministres ou son Conseil privé, de vastes salons bien éclairés et bien aérés, d’une nursery spacieuse. Le jeune ménage était en bonne voie de famille et le père avait le devoir de se préoccuper de faire de la place à sa progéniture; de prévoir le jour où ses enfants seraient grands, de leur réserver leurs appartements à eux et à leur famille dans la résidence qui devait dans sa pensée être et rester le home familial. Enfin il fallait songer au service d’honneur de la reine, quelque restreint qu’il fût et au nombreux personnel domestique.

Rien n’échappa au prévoyant architecte, qui s’occupa de faire des serres à fleurs, à fruits, des caves aérées, des écuries et remises et une ferme modèle, le tout décoré avec beaucoup de goût et une relative simplicité. L’ameublement choisi par lui est confortable, mais dépourvu d’un luxe tapageur. Les œuvres d’art, peintures, sculptures, eaux-fortes, gravures, pullulent à Osborne. Les dimensions des pièces sont suffisantes, mais conviennent à l’intimité.

Les fenêtres des appartements de la reine ont vue sur la prairie et le parc; une jolie sculpture, un bassin, un jet d’eau, un bouquet d’arbres avec, dans le fond, des allées en clair obscur ravissent le regard, en quelque sens qu’il se porte.

Plus tard, en 1855, le prince Albert fit cadeau à ses enfants d’un petit cottage suisse qu’il édifia à plus d’un mille du château. Les enfants en firent un véritable petit musée. Tous leurs jouets et bon nombre de ceux de leur mère lorsqu’elle était enfant, y ont été conservés avec soin. Il est curieux de voir où les goûts de chacun le portait. Les petites princesses avaient au rez-de-chaussée du cottage toute une batterie de cuisine, avec laquelle elles s’initiaient à l’art des petits plats. Bien des fois, la table royale fut servie de mets préparés par elles et leurs parents s’en sont le plus souvent régalés. Autour du cottage sont encore dessinés neuf jardins. Le prince a voulu que chacun de ses enfants sût manier la bêche et le râteau et pratiquer l’horticulture. Le dimanche, la reine et son époux allaient voir les progrès des jardins et ceux qui avaient obtenu des résultats satisfaisants recevaient les félicitations de leurs parents.

Depuis la mort du prince Albert, Osborne House s’est augmentée d’une «Chambre Indienne», désignée sous le nom de Durban House, véritable salon indien où la reine d’Angleterre, devenue impératrice des Indes, reçoit solennellement les princes de l’Orient qui viennent lui rendre hommage et d’un hôpital pour les serviteurs de la Cour, lequel est contigu aux luxueuses écuries.

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Osborne-House.

Phot. H. N. King.

La reine va toujours passer l’hiver à Osborne, à cause du climat tempéré de la côte méridionale de l’Angleterre en général et de l’île en particulier, où les arbres sont en fleurs en plein hiver. Elle y reste pour les fêtes de Noël

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Balmoral.—La salle de bal.

Phot. R. Milne.

 

 

que tous ses enfants et petits-enfants ont coutume de venir célébrer avec elle. On y mange le plum-pudding traditionnel et on y rôtit l’aloyau de bœuf, dont une partie est expédiée aux gens de Windsor et une autre à ceux de Balmoral. Un immense arbre de Noël est toujours dressé à cette occasion dans l’ancienne nursery des princes et princesses royales et chaque petit-enfant ou arrière-petit-enfant y trouve attaché un souvenir de la reine. Ceux qui ne peuvent être présents à cette fête de famille ont l’habitude d’écrire. A cette occasion, Victoria reçoit des Cours étrangères des pâtés de venaison avec des dédicaces de toute sorte. Aussi pendant toutes les fêtes de Noël est-ce un va-et-vient continuel de Gosport à East Cowes et les équipages des deux yachts qui font le service de la reine à travers le Solent, entre la côte et l’île, ont-ils de quoi s’occuper.

La reine ne quitte Osborne que pour l’époque des fêtes de Pâques, où elle a l’habitude de venir demander au soleil du midi de la France, ou d’Italie, un peu de la chaleur de ses rayons. Les médecins lui conseillent de quitter le climat de l’Angleterre, particulièrement humide à cette époque de l’année.

Osborne House s’est partagé avec Balmoral la plus grande partie de la vie de la reine Victoria. C’est là que la souveraine a pu s’occuper avec le prince Albert de l’éducation de leurs nombreux enfants. C’est là, dans le cercle des intimes, que s’est surtout révélée la simplicité de ses goûts et la modestie de ses vraies aspirations. Grâce à l’isolement de l’île de Wight, la reine a réussi à dérober aux exigences de sa situation élevée, des années entières qu’elle a pu consacrer aux joies intimes de la vie familiale et, en cela surtout, elle a fait œuvre de reine et donné à son peuple un salutaire exemple. Elle a remis en honneur le foyer anglais, le home paternel et a resserré du même coup les liens de la famille; elle a été un exemple de vertus domestiques pour toutes les femmes. Par la simplicité de sa mise, elle a enrayé à temps un goût immodéré de la toilette, qui s’était emparé de son sexe, et c’est à elle que l’Angleterre doit surtout la rigide sobriété du costume de ville féminin.

Autrefois, la reine se rendait, pour accomplir ses devoirs religieux, à la petite église de Whippingham; aujourd’hui elle assiste aux offices dans la chapelle privée du château.

On ne la voit en voiture de demi-gala que la semaine des régates.

Sa garde d’honneur se compose à Osborne d’un détachement du régiment caserné à Parkhurst, lequel reste à East Cowes; de plus, un cuirassé reste à l’ancre dans le Solent pendant tout son séjour.

*
* *

Balmoral, l’autre home de la reine Victoria et son home favori, est situé dans la vallée de la Dee, dans les highlands du comté d’Aberdeen, dont lord Byron nous décrit, dans ses heures de paresse, Hours of Idleness, la scénique grandeur. Ces montagnes, contreforts de la chaîne des Grampians, comprennent trois des plus hauts sommets de la Grande-Bretagne: Ben Muich Dhui, Braeriach et Cairntoul. La Dee est une rivière dont la source remonte à ces hautes cîmes et dont les eaux de cristal sont formées de la fonte des neiges perpétuelles qui les couronnent. D’abord étroite, la vallée de la Dee va s’élargissant jusqu’à Aberdeen, lieu où elle se jette dans la mer du Nord. Le château de Balmoral est situé sur la rivière à la borne miliaire nº 50 venant d’Aberdeen et est à mi-chemin entre Aberdeen et Braemer, renommé par son sanatorium. Autrefois on y venait par la mer jusqu’à Aberdeen et de là par relais. Aujourd’hui on y vient par le chemin de fer jusqu’à Ballater, station située à 8 milles du château.

La santé du prince Albert paraissant toujours délicate, son médecin, le docteur sir James Black, lui avait conseillé d’aller passer quelques semaines en Écosse. L’air fortifiant des montagnes lui ferait du bien, disait-il. Le prince Albert, qui se souvenait des joies que lui avaient procurées ses visites en Écosse en 1842 et 1844 en compagnie de la reine, et des bonnes journées qu’il avait passées dans ses épaisses forêts à chasser le sanglier et le daim et les enchantements de la reine à la vue de ces paysages sauvages, consulta le duc d’Aberdeen, qui lui donna le conseil de louer Balmoral. Le prince le loua donc en août 1848 et il fut décidé que la famille royale irait y passer l’automne.

La reine a consigné dans ses Mémoires les moindres péripéties de sa vie dans les montagnes d’Écosse. Voici quelle a été sa première impression de Balmoral:

«Nous arrivons à Balmoral à trois heures moins le quart. C’est un très joli petit château, orné d’une tour pittoresque et bâti dans le vieux style écossais. Devant le château s’étend un jardin au bout duquel commence la pente d’une haute colline boisée; derrière le château, le sol tout boisé descend en pente douce vers la Dee; de toutes parts, des collines bornent l’horizon.

«Le château se compose d’un petit hall avec une salle de billard; à côté de celle-ci, la salle à manger. Au premier, auquel on monte par un large escalier, on entre à droite dans un salon qui se trouve au-dessus de la salle à manger, belle pièce contiguë à notre chambre à coucher, dans laquelle s’ouvre un cabinet de toilette qu’Albert s’est réservé. De l’autre côté de l’escalier, en descendant trois marches, on entre dans les trois chambres des enfants et de Miss Hildyard. Les dames vivent en bas et les gentlemen en haut.

«Nous lunchons en arrivant et à quatre heures et demie nous sortons pour la promenade. Par un gentil petit sentier tortueux, nous gravissons à pied la colline sur laquelle ont vue nos fenêtres. Nous y trouvons un cairn[A]. Du haut de cette colline, la vue par-dessus la maison est charmante. A l’ouest notre vue s’étend sur les collines qui entourent Loch-na-Gar, et à droite, dans la direction de Ballater, elle embrasse la vallée au milieu de laquelle serpente la Dee avec ses jolies collines boisées, qui nous rappellent si bien la forêt de Thuringe[B]. Quel calme, quelle solitude, comme cette vue fait du bien, et comme l’air pur des montagnes vous rafraîchit! Tout semble respirer la liberté et la paix et vous fait oublier le monde et ses tristes tracas.

«Le site est sauvage, sans être désolé; tout y paraît plus prospère et mieux cultivé qu’à Laggan. Le sol est délicieusement sec. Nous descendons ensuite le long de la rivière, qui est tout près derrière la maison: la vue des collines dans la direction d’Invercauld est extrêmement belle.

«Quand je suis de retour à six heures et demie, Albert sort pour essayer sa chance sur quelques sangliers qui se tiennent tout près dans les bois; mais il n’est pas heureux. Le soir, ces sangliers s’approchent très près de la maison.»

En 1852, après trois saisons passées à Balmoral, le prince Albert se rendit, pour la somme de 31.500 livres sterling, propriétaire du domaine, que la reine arrondissait encore, en 1878, en faisant l’acquisition de la forêt de Ballochbuie, bois de pin situé dans le voisinage de Balmoral. La propriété actuelle contient 40.000 acres et elle s’étend sur une demi-douzaine de milles le long de la rivière. Elle comprend une portion de Loch-na-Gar.

Le nouveau château, œuvre de l’architecte William Smith, d’Aberdeen, aidé du prince Albert, date de 1853-1855. Chaque année, une portion du château s’ajoutait aux précédentes, de sorte que la famille royale a pu jouir de son home écossais sans interruption. Sa tour massive a 100 pieds, soit plus de 30 mètres de haut. On l’aperçoit de très loin à la ronde. Le château est construit en granit gris très dur, ce qui n’est guère favorable à l’ornementation. Sa façade ouest est ornée de bas-reliefs de marbre représentant saint André, patron de l’Écosse; saint Georges et le Dragon; saint Hubert et le Daim. Les armes royales sont sculptées au-dessus de la porte d’entrée principale.

La simplicité de l’aménagement intérieur du château répond à la sévérité de son aspect extérieur. Des têtes de sangliers et de daims, rappelant chacune une journée mémorable passée à la chasse en compagnie d’un personnage couronné, décorent le vestibule d’entrée, dont le principal ornement est une statue en bronze grandeur naturelle, de Malcolm Canmore. Des bustes en marbre de la reine, du duc d’Albany, du grand-duc de Hesse, de l’empereur Frédéric d’Allemagne, ses fils et gendres défunts. Dans le long corridor qui dessert toutes les pièces du château, à côté de fort belles sculptures et statues de marbre, on peut voir la statue grandeur nature du prince consort, reproduction de celle qui est élevée dans le jardin. Les diverses pièces ne méritent aucune mention spéciale, à part la salle de bal, dont les dimensions et la décoration révèlent un intérieur royal. Elle est décorée de trophées écossais et est éclairée par de fort beaux candélabres. Les appartements privés de la reine sont au premier étage au-dessus du salon; ils ont vue sur les jardins à l’ouest du château.

Comme à Osborne, la reine a cherché à s’isoler du monde. La station de Ballater ne dessert guère que son château et elle s’est arrangée pour qu’aucune station, même celle-là, ne fût à proximité. Elle a enclavé dans sa propriété un certain nombre de routes qui sont devenues chemins privés, de sorte que personne ne peut venir troubler sa solitude.

C’est ici surtout que la reine Victoria a vécu selon ses goûts, qu’elle a été l’épouse du prince Albert et la mère

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Le château de Balmoral.

Phot. R. Milne.

 

 

de ses enfants. Du matin au soir, en dehors des quelques heures données aux affaires publiques, car les papiers d’État lui parviennent là chaque jour, elle a pu se livrer à ses occupations favorites. Lorsqu’elle n’est pas en promenade, ou en visite chez les paysans où elle se rend seule, sans escorte, en bonne bourgeoise, on la voit, le crayon ou le pinceau à la main, en train de prendre un croquis ou de laver une aquarelle. Elle adore les cornemuses et elle a ses artistes écossais qui la régalent de leurs airs mélancoliques le matin à son lever, pendant ses repas et aussi le soir. Elle aime les danses des ghillies, montagnards écossais, auxquelles elle prend souvent part, à la lueur des torches de résine. Lorsque les membres de la famille royale sont au château et que l’on fête soit l’anniversaire de la reine, soit tout autre événement heureux, elle donne l’ordre de danser. Alors il n’y a plus de rang, les princes font vis-à-vis aux servantes du palais et les princesses aux domestiques; les hommes portent tous le costume écossais, le jupon et le plaid et la petite casquette à rubans pendants.

Elle a le plus grand goût pour la vie rustique de ces régions, la franchise et le loyalisme de ses Ecossais. On la voit dans ses jeunes années courrir le daim à cheval et gravir les collines les plus escarpées; on la rencontre sur toutes les routes, en voiture, à cheval ou à pied, quelquefois seule; on la voit entrer dans les plus humbles chaumières porter des vêtements de laine tricotés de ses mains ou quelques secours en argent; visiter les malades, les maisons que la mort a frappées; prendre part aux baptêmes, accepter le verre de whisky national et trinquer avec les derniers de ses paysans; visiter les châteaux voisins, y accepter l’hospitalité la plus simple et la plus cordiale; encourager l’élevage du bétail; assister aux offices dans l’humble église du village de Crathie; recevoir la communion avec les paysans; fonder des écoles sur ses domaines, réparer les chaumières des pauvres; assister à l’érection de cairns commémoratifs, prendre part aux danses aux flambeaux qui en célèbrent l’achèvement.

L’amour de la reine pour Balmoral ne fait que se fortifier d’année en année. Le 28 septembre 1853, elle assiste avec tous les siens à la pose de la première pierre du nouveau château; le 7 septembre 1855, elle en prend possession et écrit:

«A sept heures un quart, nous arrivons à notre cher Balmoral. Cela me paraît étrange de passer en voiture sur l’emplacement d’une partie de l’ancien manoir. La nouvelle résidence paraît magnifique. La tour et les chambres ne sont qu’à demi terminées. Les communs ne sont pas encore bâtis. Les gentlemen, à l’exception du ministre de service, s’installent dans l’ancienne maison, ainsi que les domestiques. On jette un vieux soulier derrière nous, au moment où nous pénétrons dans le nouveau bâtiment; c’est la coutume qui doit nous porter bonheur. La maison est charmante, les pièces délicieuses, l’ameublement et les papiers de tenture sont la perfection même.»

Deux jours après, des dépêches apportent une bonne nouvelle au château à peine inauguré. Elles viennent de lord Clarendon et de lord Granville: la première annonce que le maréchal Pellissier rapporte la destruction de la flotte russe; la seconde, que Sébastopol est tombée aux mains des alliés. La joie éclate au château. Le prince Albert donne l’ordre d’allumer un grand feu de joie. On boit le whisky.

Le 29 septembre, le prince Frédéric de Prusse, en visite au château, demande la main de Wickie, la fille aînée de la reine, qui doit donner le jour à Guillaume II. Le prince sait que la bruyère blanche est l’emblème du bonheur. Il en cueille un brin et le présente à la princesse en lui faisant part de ses espérances.

Le 30 août 1856, en revenant au château, la reine le trouve achevé. Elle est émerveillée de l’ensemble. Le 13 octobre de la même année, elle écrit dans son journal:

«Chaque année, mon cœur s’attache davantage à ce cher paradis, et d’autant plus que tout ici est l’œuvre de mon Albert bien-aimé, comme à Osborne.»

Toute une vie de bonheur s’écoule dans ces parages. Le 21 août 1862, la reine, devenue veuve, revient à Balmoral, pour la première fois sans celui qu’elle adorait. Son premier soin est d’élever un cairn à sa mémoire. Elle écrit ce jour-là:

«A onze heures, nous partons tous pour Craig Lowrigan. La vue est très belle et le jour très brillant. La bruyère est violette; mais, hélas! je ne ressens plus de plaisir ni de joie! Tout est mort pour moi! Voici au sommet de la colline les fondations du cairn qui aura 42 pieds à sa base et d’où l’image de mon précieux Albert dominera toute la vallée. Six de mes orphelins et moi plaçons chacun notre pierre qui porte nos initiales gravées; nous posons aussi celle des trois plus jeunes absents. Je me sens tout ébranlée et nerveuse. Le monument aura 35 pieds de hauteur et on y lira l’inscription suivante:

A LA MÉMOIRE BIEN-AIMÉE
D’ALBERT, LE GRAND ET BON PRINCE CONSORT,
ÉLEVÉ PAR SA VEUVE AU CŒUR BRISÉ
VICTORIA R.
LE 21 AOUT 1862

Étant parfait, il a pu accomplir sa destinée en peu de temps.

Son âme plut au Seigneur
Qui le rappela à lui
Du monde des méchants.
Sagesse de Salomon, IV, 13, 14.

«Je rentre très fatiguée de ce pèlerinage à travers la bruyère et par de mauvaises routes.»

Les années suivantes, elle inaugure les statues de son époux à Aberdeen et à Balmoral.

Le 8 octobre 1870, Victoria célèbre à Balmoral les fiançailles de sa fille, la princesse Louise, avec le marquis de Lorne.

Le 19 juin 1879, un mois après l’érection du cairn à la mémoire de sa fille la princesse Alice, grande-duchesse de Hesse, elle apprend à Balmoral la mort du prince impérial Napoléon IV. Elle écrit ce jour-là:

«A onze heures moins vingt, Brown frappe et dit en entrant qu’il apporte de mauvaises nouvelles. Tout alarmée, je lui demande de qui il s’agit: «Le jeune prince français a été tué», me répond-il, et, comme je ne comprenais rien à ce qu’il me disait, Béatrice entre avec le télégramme à la main et s’écrie: «Le prince impérial vient d’être tué au Zoulouland!» Un frémissement d’horreur me parcourt au moment où j’écris ces lignes.

«Je me prends la tête dans les mains: «Non, non, c’est impossible!» Béatrice pleure à chaudes larmes. Je prends connaissance du télégramme.

«Pauvre, pauvre impératrice! Son fils unique parti! Quel malheur! Je suis dans la plus grande détresse.»

La reine se couche tard ce jour-là et ne peut fermer l’œil de la nuit. Le lendemain, elle commence son journal par ces mots:

«Passé une très mauvaise nuit, sans pouvoir goûter le moindre sommeil, hantée par l’horrible nouvelle et ayant des Zoulous devant les yeux. Ma pensée n’a pas quitté la pauvre impératrice Eugénie, qui ne connaît pas encore son malheur. Il y a aujourd’hui quarante-deux ans que je suis montée sur le trône, mais je ne pense qu’au triste événement.»

Balmoral a aussi assisté à des événements heureux, les lunes de miel des duc et duchesse de Connaught, des duc et duchesse d’Albany, des prince et princesse Henry de Battenberg. La fille et le fils de ces derniers, la princesse Eva et le prince Donald sont nés au château en 1887 et 1891.

La reine n’a jamais manqué de venir deux fois par an passer quelque temps dans son home écossais. En mai et juin, elle y passe quelques semaines, au cours desquelles elle célèbre toujours son anniversaire de naissance, et elle y revient au milieu d’août pour y séjourner jusqu’au milieu de novembre. On devine que sa vie y est quelque peu changée, maintenant que l’âge lui interdit les longues chevauchées et les excursions de plusieurs jours en voiture. Elle n’en vit que plus intimement au milieu de tous les souvenirs que lui rappellent, à chaque pas, un arbre planté, un cairn, une croix commémorative, une inscription. Elle n’y est gardée que par un seul policeman, qui circule dans les jardins autour de la maison pour détourner les curieux ou les reporters qui ne manqueraient pas de s’introduire chez la reine. Malgré tout, elle parle toujours de Balmoral comme d’un Eden, où elle puise en quelques semaines la force de vivre ailleurs le reste de l’année.

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Le prince Albert.

 

 

IX

La reine Victoria épouse.

Épouse et camarade.—Attentions et prévenances.—En vedette.—Le titre de roi consort.—Dans le lac.—Dorlottée.—Tout meurt avec lui.—Convois, statues, memorials.—Dernier portrait.

Victoria fut une épouse modèle, comme le prince Albert fut un époux idéal. Se rendant parfaitement compte de la fausseté de sa position, il n’a jamais cherché qu’à rendre service à la reine et à faire en sorte que son règne fût aussi glorieux que possible.

La reine lui a prodigué durant toute sa vie tous les trésors d’affection et c’est surtout son amour pour l’époux de son choix qui lui a donné la force d’accomplir sa destinée.

Dès le début de son mariage, elle aurait voulu faire conférer au prince Albert, par acte du Parlement, le titre de roi consort. Elle s’ouvrit de ce projet au roi Léopold et au baron Stockmar, qui tous deux furent d’avis qu’il fallait attendre que le prince eût acquis des droits sérieux à la confiance de la nation. Elle patienta et, en 1845, lorsque le prince se fut acquitté avec éclat du rôle de directeur des Beaux-Arts qui lui avait été confié par le Conseil des ministres et qu’il eût aux yeux de tous donné la mesure de ses hautes capacités et de la solidité de son jugement, elle vint à la rescousse; mais cette fois encore, le baron Stockmar fut d’avis que ce serait éveiller les susceptibilités de la nation que de donner à un étranger le titre de roi d’Angleterre. Sir Robert Peel et le duc d’Aberdeen furent du même avis; le premier prit même les devants et s’arrangea pour être interpellé à ce sujet à la Chambre des communes, afin de faire cesser les bruits qui couraient d’un si grand changement à la Constitution.

La reine, en poursuivant son but, n’avait en vue que de conférer à son époux une dignité qui cadrât mieux avec la haute idée qu’elle en avait. Elle prit bravement son parti de son échec et s’attacha à régner autant que possible selon les idées du prince Albert. En toute chose elle lui demandait conseil et ce n’est qu’après avoir eu ses avis qu’elle agissait.

C’est le souci de la santé de ce précieux compagnon qui lui fit acheter successivement Osborne et Balmoral, en même temps que le désir de goûter avec lui un genre de vie plus en rapport avec ses goûts et dans lequel disparût la différence de leurs situations.

Le prince Albert aimait les enfants: elle voulut lui donner une nombreuse progéniture et s’appliqua de son mieux à concilier ses devoirs d’épouse et de reine.

En tout elle adopta ses goûts; les plaisirs favoris de son époux devenaient aussitôt les siens; elle ne voyait que par ses yeux et n’était jamais si heureuse que quand leurs idées se rencontraient sur un sujet quelconque.

Plusieurs fois le prince fut l’objet des attaques de la presse. La reine s’en montra très affectée et s’efforça de les lui faire oublier. Chaque fois qu’elle put le mettre en vedette aux yeux du pays, elle n’en laissa point échapper l’occasion. Elle lui sut gré de s’instruire dans les lois de l’Angleterre et de se faire recevoir docteur de l’Université d’Oxford. Elle le vit avec plaisir prendre en mains l’organisation de l’exposition de 1851, qui donna un si grand essor à l’industrie nationale. Elle le pressa d’accepter le titre de chancelier de l’Université de Cambridge, lorsque cet honneur lui fut offert et elle visita l’Université pour lui donner l’occasion d’exercer ses prérogatives en souhaitant la bienvenue à sa souveraine.

Elle sut apprécier la besogne écrasante et ingrate à laquelle il se condamna en lui servant de secrétaire particulier, avant le général sir Henry Ponsonby et sir Bigge. Elle lui fut surtout reconnaissante de se dévouer au bien extérieur et intérieur du Royaume-Uni.

Toutes les lettres de Victoria sont pleines d’admiration et d’amour pour son époux; ses mémoires sont remplis de lui et, depuis sa mort, la mémoire du cher défunt est associée à ses moindres souvenirs.

Elle constate avec plaisir qu’il produit une excellente impression sur tous ses ministres, quoique de partis opposés; sur les souverains étrangers qui viennent à la Cour et sur l’aristocratie. Elle dissipe d’avance les préventions de ceux qui l’approchent pour la première fois avec les préjugés de la foule. Lorsque la haine des partis semble l’emporter et essaye de jeter la suspicion sur lui, elle le défend alors énergiquement et le couvre de son autorité.

Sans la reine, le prince Albert n’eût sans doute eu à la Cour de Saint-James que le rôle effacé de l’époux de la reine Anne; grâce à elle, il est au contraire considéré par tous comme le premier personnage après la reine et comme son mentor en toutes choses.

La veille du baptême de la princesse royale, devenue l’impératrice Frédéric, le prince en patinant sur le lac de Buckingham Palace tombe dans l’eau glacée. Tous poussent des cris et courent chercher des cordes, des échelles; la reine se précipite sur la glace au risque de la sentir se dérober sous elle et lui porte un prompt secours.

Dans ses excursions à travers les Highlands, elle est heureuse du charme que son époux exerce sur tous ceux qui l’approchent et des hommages sincères qui lui sont rendus par ses fidèles écossais.

S’il doit la quitter, ne fût-ce que pour quelques jours, elle en a du chagrin et ses mémoires attestent qu’elle compte les jours qui la séparent de son retour. Dans ses jeunes années elle partage ses plaisirs, fait de longues et fatigantes chevauchées à travers les pics montagneux, chasse le daim dans les forêts qui lui rappellent celle de Thuringe. A sa fête et à l’anniversaire de sa naissance, elle s’ingénie à lui faire plaisir et lui prépare des fêtes qui lui rappellent son pays natal.

Dans ses couches, elle veut toujours l’avoir auprès d’elle pour la soutenir de sa présence et elle ne veut être soignée que par lui.

Lorsqu’il dresse le plan de ses homes dans l’île de Wight et en Écosse, elle tient à ce que les pièces où ils doivent vivre intimement ne soient point trop grandes, afin d’être plus près de lui.

En un mot, c’est la femme aimante, prévenante, attentionnée, toujours prête à embellir la vie de son époux et à lui faire oublier l’amertume d’une position inférieure.

Aussi conçoit-on que la disparition presque subite d’un être aussi cher ait comme foudroyé la reine. Jusqu’à sa dernière heure, elle n’a voulu croire qu’à une indisposition passagère, à tel point qu’elle était à faire sa promenade habituelle en voiture dans le parc de Windsor quand le malheur arriva et qu’elle ne comprit rien lorsqu’on lui apprit l’épouvantable nouvelle.

«Tout meurt avec lui», s’écria-t-elle, et, en effet, depuis ce jour, Victoria n’a plus été que reine et reine désolée. Depuis elle a promené son ennui de Windsor à Osborne et d’Osborne à Balmoral, avec la régularité d’un automate qui accomplit une fonction prescrite passivement, jusqu’à la mort.

Les malheurs peuvent l’accabler désormais, elle les reçoit comme s’ils étaient depuis longtemps attendus, avec une philosophie qui confine à l’inconscience.

Elle élève des cairns, des statues, des memorials à son compagnon défunt et elle passe chacune de ses fêtes dans le plus grand recueillement et dans le culte de sa mémoire, aux lieux où il avait coutume de se trouver à la même époque de l’année. Les témoins actuels de ces hommages muets sont tentés de croire que le deuil de la reine ne date que d’un an et cependant il y a quarante ans que la reine pleure son époux.

Le deuil de la reine n’a jamais cessé qu’aux jours de mariage et de baptême dans la famille. Encore dans ces circonstances n’oublie-t-on jamais le chef de la famille parti.

Ne pouvant laisser sa dépouille dans les caveaux de la chapelle Saint-George, au château de Windsor, à côté de celles des rois ses aïeux, la reine lui a pieusement élevé un mausolée dans sa propriété de Frogmore et c’est là qu’à chaque anniversaire elle se rend fidèlement avec une de ses filles ou quelque dame d’honneur. Elle a soin d’emporter la clé et on est toujours douloureusement saisi en la voyant pénétrer dans le sanctuaire devenu le tombeau de son amour et rester là les yeux fixés sur l’image sympathique de son Albert, fixée si exactement et avec tant de vie par le ciseau d’un grand artiste.

C’est à la mémoire du prince Albert que la reine a dédié la première partie de ses mémoires; la seconde partie, qui embrasse tous ses souvenirs de veuve, est également pleine de lui.

Afin que l’histoire du prince consort fût aussi exacte que possible, elle a voulu en charger un des plus grands historiens de son temps et lui a demandé de revoir ses manuscrits et de lui permettre toutes les observations dans l’intérêt de la vérité. Sir Théodore Martin, dans la vie du prince consort, a surtout été le collaborateur de la veuve dévouée de son héros. Il n’est pas un trait de son beau caractère qu’elle ait laissé dans l’ombre et pas un acte de dévouement à sa couronne et à son pays qu’elle n’ait tenu à y consigner. «Je veux, écrivait-elle à l’historien, que mon cher peuple puisse apprécier par lui-même toute l’importance de la perte que j’ai faite, que le pays et que le monde entier a faite en lui».

Ces paroles en disent long dans la bouche de celle dont John Bright a dit: «C’est la femme la plus sincère qu’il soit possible de rencontrer».

Le dernier portrait du prince Albert se trouve dans le tableau de Thomas, représentant le roi et la reine au camp d’Aldershot, en 1859.

X

La reine Victoria mère.

Les neuf enfants de la reine.—Leurs aptitudes diverses.—Tête d’homme et cœur de femme.—Le sang anglais de Guillaume II.—Le charpentier et le ménétrier de la Cour.—La future belle-mère de Nicolas II de Russie.—Bois-sec.—L’élève de Mrs Thornicroft.—Le tambour orageux.—Le prince savant.—La petite vieille.—Principes d’éducation.—L’appréciation d’un attaché à Osborne.—Les sports.—Mère éclairée.—Le sacrifice de Benjamin.

Victoria eut, de son mariage avec le prince Albert, neuf enfants, fécondité rare chez une reine. Le premier fut une fille qui naquit à Windsor le 21 novembre 1840, un peu plus de neuf mois après le mariage de ses parents, et fut baptisée à Buckingham Palace sous les noms de Victoria-Adélaïde-Marie-Louise. Comme le prince Albert félicitait la reine sur son heureuse délivrance:

—Êtes-vous content de moi? lui demanda-t-elle toute fière de l’avoir fait père.

—Oui, mais je crains que la nation n’éprouve un désappointement à la nouvelle que ce n’est pas un garçon.

—Le prochain sera un garçon, je vous le promets, répondit la reine.

La princesse royale se montra de bonne heure admirablement douée. Son père avait coutume de dire en parlant d’elle: «Elle a une tête d’homme et un cœur de femme». C’est elle qui épousa le prince Frédéric de Prusse, Fritz, comme son futur peuple l’appelait, alors qu’il n’était pas encore crown prince. On se faisait, à l’époque de son mariage, une faible idée des princes allemands. Les journaux de l’époque, croyant flatter la famille royale, promettaient, dans leurs horoscopes, un avenir brillant au jeune époux de la princesse, s’il prenait du service dans l’armée russe! On sait qu’il devint l’empereur allemand Frédéric III, de noble et pacifique mémoire, dont le fils aîné est Guillaume II, l’empereur actuel, qui ne paraît pas être très fier d’être le fils d’une princesse anglaise. On raconte que s’étant un jour heurté dans une manœuvre, il saigna abondamment du nez. Comme l’officier qui était cause de l’accident s’en excusait à lui: «Je vous remercie, au contraire, lui dit Guillaume, de me faire perdre ce qui me reste de sang anglais dans les veines». On sait quelle a été l’animosité du prince de Bismarck pour la princesse Frédéric, du vivant de Guillaume Ier.

Victoria avait promis un fils à son époux. Le 11 novembre 1841, c’est-à-dire moins d’un an plus tard, elle tenait sa promesse, en donnant le jour au prince Albert-Edward, événement que la nation célébrait avec enthousiasme. Le 4 décembre, la reine créait son fils prince de Galles et comte de Chester. Il héritait en même temps de son père les titres de duc de Saxe, et de sa mère ceux de duc de Cornouailles, duc de Rothesay, comte de Carrick, baron de Renfrew, lord des Iles et grand intendant d’Écosse.

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Adélaïde-Marie-Louise, fille aînée de la Reine, Impératrice Frédéric.

Le baptême eut lieu en grande pompe le 25 janvier de l’année suivante, dans la chapelle Saint-Georges, du château de Windsor. La reine avait fait demander de l’eau du Jourdain pour cette cérémonie que présidait l’archevêque de Cantorbéry. Le parrain était Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, en sa qualité de maître du royaume protestant le plus puissant du continent; la marraine, la duchesse de Saxe-Cobourg, était représentée par la duchesse de Kent, grand-mère du petit prince.

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Alice-Maud-Mary, deuxième fille de la Reine.

Ses premières années s’écoulèrent à Osborne et à Richmond Park, où, en dehors de ses leçons, il s’adonnait au métier de charpentier. Après ses études aux Universités de Cambridge et d’Oxford et une visite aux États-Unis et en Orient, il épousait, en 1863, la princesse Alexandra, fille du roi Christian IX de Danemark.

Le troisième enfant de la reine et du prince Albert est la princesse Alice-Maud-Mary, née le 25 avril 1843, qui épousa, à l’âge de dix-neuf ans, le grand-duc de Hesse. Elle mourut de la diphtérie le 14 décembre 1878, laissant sept enfants, dont une est aujourd’hui la femme de Nicolas II, empereur de toutes les Russies.

Le quatrième est le prince Alfred-Alexandre-Guillaume-Ernest-Albert, duc d’Edimbourg, né le 6 août 1844. Destiné à la marine, il y entra à l’âge de quatorze ans; mais étant héritier de son oncle le duc de Saxe-Cobourg et Gotha, il acheva ses études en Allemagne. Son amour pour le violon, sur lequel il est de première force, l’avait fait surnommer par son père, dans ses jeunes années, le «ménétrier de la Cour».

Il refusa le trône de Grèce à l’âge de dix-huit ans. Il a la réputation d’être grand buveur et fort avare. En Angleterre il n’est pas très populaire. A l’âge de trente ans, il épousa à Saint-Pétersbourg la princesse Marie-Alexandrovna, fille d’Alexandre II de Russie. Il avait le grade d’amiral de la flotte anglaise, lorsque la mort de son oncle Ernest, en 1893, le fit duc de Saxe-Cobourg et Gotha. Une de ses filles est reine de Roumanie, célèbre dans le monde littéraire sous le pseudonyme de Carmen Sylva.

La princesse Hélène-Augusta-Victoria est le cinquième enfant de la reine. Elle naquit le 25 mai 1846. Elle épousa à vingt ans le prince Frédéric-Christian de Schleswig-Holstein. Elle pèse aujourd’hui ses 100 kilos, passe pour être cancanière, mais aussi très charitable.

C’est la princesse Louise-Caroline-Alberta qui occupe le sixième rang dans la longue liste de la progéniture royale. Elle est née le 18 mars 1848. C’est une nature romanesque qui a donné de sérieuses craintes à sa famille. Douée merveilleusement au point de vue de l’art, elle est devenue un sculpteur accompli, grâce aux leçons de Mrs. Thornicroft. La statue de la reine qui orne aujourd’hui les jardins de Kensington est son œuvre. Elle eut avec un clergyman une intrigue, qui n’eut pas les suites que l’on redoutait. Elle épousa, en 1871, le marquis Jean de Lorne, duc d’Argyll. Celui-ci passe pour un homme d’un très beau caractère et de grande valeur. La duchesse sa femme est, des filles de la reine, la seule jolie.

Le 1er mai 1850, la reine mit au monde son troisième fils et septième enfant, qui reçut au baptême les noms d’Arthur-William-Patrick-Albert. Son parrain fut le duc de Wellington. Le prince est très bon musicien; il a un goût particulier pour le tambour, sur lequel il rend des orages merveilleux. Il s’est destiné de bonne heure à l’armée. A l’âge de vingt-trois ans, la reine le créa duc de Connaught et de Strathearn. C’est à lui que reviendra quelque jour le bâton de généralissime de l’armée anglaise. Il épousa en 1879 la princesse Louise-Marguerite, fille cadette du prince Frédéric-Charles de Prusse.

Le quatrième fils et huitième enfant fut le prince Léopold-George-Duncan-Albert, né en avril 1853. Très faible de santé, le jeune prince ne prit de goût qu’à l’étude et fit de brillantes études à Oxford. En 1881, la reine le créa duc d’Albany. Il épousa en 1882 la princesse Hélène de Waldeck-Pyrmont qu’il laissa veuve et mère de deux enfants en mars 1884.

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Le prince de Galles au moment de son mariage.

Enfin le neuvième enfant de la reine fut une fille, la princesse Béatrice-Marie-Victoria-Féodora, née le 14 avril 1857. Bonne musicienne et bon peintre, la pauvre princesse n’a jamais eu de jeunesse. Constamment auprès de sa mère depuis son veuvage, elle a toujours eu l’air vieux, triste et découragé. En 1885, elle épousa le prince Henri de Battenberg, la reine ayant eu bien soin de stipuler dans le contrat que sa fille et son gendre vivraient avec elle. Le prince est mort il y a quelques années de la malaria, sur la côte occidentale d’Afrique, laissant la princesse veuve et mère de quatre enfants.

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La princesse de Galles au moment de son mariage.

Le nombre des petits-enfants et arrière-petits-enfants de Victoria est énorme. Malgré leur nombre, elle les connaît tous de nom tout au moins et n’oublie jamais de leur donner de ses nouvelles à l’occasion de leur anniversaire de naissance ou de Noël.

Les enfants de la reine ont toujours été sa constante préoccupation, tant que leur éducation n’a pas été terminée. Elle a toujours surveillé elle-même leurs progrès et le cours de leurs études. A toute heure et partout, les précepteurs et gouvernantes étaient autorisés à entrer chez la reine, lorsqu’il s’agissait de ses enfants et elle s’est toujours montrée sévère vis-à-vis d’eux lorsque leur intérêt était en jeu.

Elle a voulu qu’ils parlassent toutes les langues européennes et connussent, les garçons du moins, les colonies de l’empire britannique. Son grand rêve était d’avoir un fils à la tête de l’armée et un autre à la tête de la marine anglaise. Il sera probablement à moitié réalisé par le duc de Connaught, qui passe pour un brillant officier et est très aimé de la nation; quant à la marine, ce sera probablement le duc d’York, fils aîné du prince de Galles, depuis la mort du duc de Clarence et d’Avondale, qui recueillera plus tard l’héritage du duc d’Edimbourg dénationalisé.

La reine s’est toujours appliquée à faire naître entre tous ses enfants des sentiments d’affection et de dévouement inaltérables, et vis-à-vis d’elle et du prince Albert, la plus entière confiance. Elle écrivait en 1844 sur le cahier de communication entre les gouvernantes et elle: «Le principe qui doit dominer est que les enfants soient élevés aussi simplement que possible, qu’on les laisse le plus souvent avec leurs parents en dehors des heures d’étude, et qu’ils apprennent à mettre toute leur confiance en eux.» Elle y a en grande partie réussi. Dès leurs jeunes années, les princes et princesses jouaient en commun et organisaient à Osborne des petites fêtes en l’honneur de leurs parents.

Dans ses mémoires, la princesse Alice, grande-duchesse de Hesse, raconte comment, à l’occasion de l’anniversaire de leur père, ils organisèrent entre eux une représentation de l’Athalie, de Racine, en français. La princesse Alice avait le rôle de Joad et celui de Josabeth; la princesse Wicky remplissait le rôle d’Athalie; Lenchen ou Hélène, celui d’Agar; Affie, le prince Alfred, celui de Joas, tandis que le prince de Galles s’était réservé celui d’Abner.

La représentation fut parfaite au dire de la reine et du prince et de tous les personnages de la Cour qui y assistèrent.

La reine est grande amie des sports: elle veut que le corps ait sa grande part dans l’éducation et elle donne elle-même l’exemple en chevauchant par les montagnes chaque fois qu’elle en trouve l’occasion. Ses enfants sont habitués de bonne heure à la vie au grand air et aux exercices physiques. Tous les princes et princesses font de la bicyclette, depuis le jour où elle rencontra une dame cycliste dans Newport Road, près d’Osborne; et rien n’amuse leur mère comme de les voir zigzaguer leurs premières pédalées; ils pratiquent le tennis, le hockey, le canotage. Elle voit avec plaisir les progrès de l’automobilisme et se souvient d’avoir été avec sa mère visiter son oncle le roi George IV à la loge royale en voiture à vapeur. Il y a encore à Windsor un vieillard qui est tout fier de raconter qu’il l’a vue descendre de cette voiture sans chevaux.

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Le duc d’Edimbourg, deuxième fils de la Reine.

En matière religieuse, elle est protestante et veut que ses enfants le soient; mais elle ne veut pas arrêter son esprit aux subtilités des différentes sectes. Elle tient avant tout à ce que ses enfants soient religieux dans leurs actions, plutôt que dans les marques extérieures du culte.

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Le duc de Connaught, troisième fils de la Reine.

Pour ses fils, elle veut une éducation virile et, malgré son grand regret de se séparer d’eux, elle les envoie de bonne heure aux quatre points cardinaux, en bonne reine anglaise sur l’empire de laquelle le soleil ne se couche jamais.

Elle veut être la confidente de ses enfants et se montre heureuse chaque fois que ceux-ci lui font part de leurs ennuis; mais elle ne provoque jamais leurs confidences par des questions indiscrètes, voulant, en respectant leurs petits secrets, développer chez eux le sentiment de la personnalité.

En un mot, Victoria est une mère éclairée, qui élève ses enfants pour eux-mêmes et en vue de leurs différentes destinées. Elle s’en est pourtant réservé une, la dernière, la pauvre princesse Béatrice qu’elle a sacrifiée en l’élevant pour elle-même, par crainte de la solitude dans l’âge avancé; mais, du moins, elle s’est ingéniée à lui rendre le sacrifice aussi léger que possible et à la récompenser en tendresses maternelles des soins dévoués dont elle ne cesse d’être l’objet de sa part depuis de si nombreuses années. La princesse aura des mémoires bien intéressants à publier, si elle survit à la reine sa mère, car elle aura assisté aux moindres événements de la seconde moitié de son long règne.

XI

La reine Victoria et ses domestiques.

L’attachement de la reine pour ses vieux serviteurs.—John Brown.—Sa brutale franchise.—Le caractère.—La reine à l’enterrement du père de Brown.—Brown la quitte.—La reine honore en lui le modèle des serviteurs.

Il est rare qu’entourée, comme elle l’est toujours, de membres de la famille royale, de gentlemen et de dames de la Cour, la reine ait personnellement affaire avec les domestiques. Lorsqu’elle est en promenade ou en villégiature à Balmoral, il arrive cependant qu’elle donne directement des ordres. Il faut qu’alors elle soit promptement et fidèlement obéie. Lorsque quelque chose ne lui paraît pas naturel, elle prescrit ou fait elle-même une enquête et il faut qu’elle aille au fond des choses, car, lorsqu’elle a une fois donné sa confiance, elle a de la peine à la retirer et ne la retire qu’en toute connaissance de cause.

Elle a toujours observé elle-même et exigé des siens le respect des serviteurs.

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Le duc d’Albany, quatrième fils de la Reine.

Ruckert

Lorsqu’un domestique de sa maison devient vieux, elle lui fait donner une sinécure par le gouvernement ou le propose elle-même à la surveillance d’une de ses propriétés. Elle aime recevoir des nouvelles de ses anciennes femmes de chambre et est toujours heureuse lorsqu’elles la quittent pour se marier. Alors elle se fait tenir au courant des naissances et, si quelque jour, elle passe à proximité des villages où elles se sont retirées, elle ne dédaigne pas d’aller leur rendre une petite visite. A chaque nouveau né elle fait son petit cadeau.

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Béatrice-Marie-Féodora, neuvième enfant de la Reine.

Victoria est douce aux humbles et pardonne toujours les défauts de caractère. Elle ne se montre insensible que lorsqu’on a trompé sa confiance ou qu’on lui a menti.

Elle a toujours voulu avoir le choix de ses domestiques et c’est à cela qu’elle doit d’avoir toujours été bien servie.

Elle dit un jour au doyen Stanley: «Je suis de ceux qui pensent que la perte d’un fidèle serviteur est la perte d’un ami qu’on ne peut plus remplacer».

*
* *

De tous les domestiques qui l’ont approchée, aucun n’a eu autant de pouvoir que John Brown, un écossais qui, entré en 1849 comme ghillie au service du prince Albert, devint, en 1858, le domestique particulier de la reine hors de la maison.

C’était une de ces natures brusques dans leur franchise, ayant horreur du mensonge; la reine trouvait toujours en lui l’expression de la vérité. Il lui avait sauvé la vie dans l’attentat du fou Daniel O’Connor et bien des fois, dans les highlands, l’avait tirée de mauvais pas. Après la mort du prince Albert, il l’avait défendue contre les importuns, contre l’indiscrétion de reporters qui avaient trouvé moyen de s’introduire dans les allées de ses parcs. Plus tard, les infirmités étant venues, il avait montré le plus grand dévouement.

Peu à peu Brown avait ainsi pris un certain ascendant sur l’esprit de la reine, à l’insu même de celle-ci. Les autres valets s’étaient vite aperçus qu’il fallait avant tout lui obéir et les seigneurs de la cour avaient compris qu’ils devaient le traiter avec beaucoup de douceur et même avec une certaine déférence. Un seul était resté indépendant de John Brown, c’était Löhlein; le valet de chambre du prince Albert.

Il vint un jour où la reine ne put plus se passer des services de celui qui connaissait si bien toutes ses habitudes, savait satisfaire toutes ses manies et deviner jusqu’à ses caprices. Aussi de son côté lui passait-elle des moments d’humeur.

Un jour, à Balmoral, elle eut la fantaisie de dessiner dans les jardins et demanda au premier valet qui vint à passer de lui apporter une table. Celui-ci revint avec une table trop haute: la reine la renvoya. Le même valet revint avec une autre table trop petite: la reine n’en voulut point. Comme le valet revenait sa table à la main, John Brown le rencontra:

—Qu’y a-t-il encore? demanda-t-il.

—La reine ne veut pas non plus de cette table; l’autre était trop haute, celle-ci est trop basse.

John Brown saisit la table, la porte à la reine et la posant brusquement devant elle:

—Il faut savoir vous contenter de celle-ci, dit-il, on ne peut vous en fabriquer une autre sur l’heure. Il ne faut pas demander l’impossible!

Un autre eût été immédiatement congédié.

La reine se contenta de rire en regardant John Brown se fâcher.

De même que la reine a dédié le premier volume des mémoires de sa vie dans les Highlands «à la chère mémoire de celui qui a rendu heureuse et sans nuage la vie de l’auteur», c’est-à-dire à son époux le prince Albert, de même elle en a dédié le second volume à John Brown.

On lit en effet sur la première page du livre:

A MES LOYAUX HIGHLANDERS
ET SPÉCIALEMENT
A LA MÉMOIRE DE
MON DÉVOUÉ SERVITEUR PERSONNEL ET FIDÈLE AMI

JOHN BROWN
CES MÉMOIRES DE MA VIE DE VEUVE EN ÉCOSSE
SONT DÉDIÉS AVEC RECONNAISSANCE
PAR

Victoria, Regina Imperatrix.

John Brown vient à perdre son père âgé de quatre-vingt six ans. Le 21 octobre 1875, la reine assiste aux funérailles qui se font à Micras, petit village en face d’Abergeldie, voisin de Balmoral et écrit le soir dans son journal:

Jeudi, 21 octobre 1875.

«Je suis très contrariée que le temps soit si mauvais pour les funérailles du père de Brown, triste cérémonie qui doit avoir lieu aujourd’hui. Il pleut désespérément, c’est le neuvième jour qu’il fait pareil temps. Ironie! J’ai vu le bon Brown un instant avant déjeuner: il était abattu et triste et partait pour Micras. A midi moins vingt, nous partons en voiture avec Béatrice et Jane Ely pour Micras. En route nous rencontrons le docteur Robertson. Tout le long de la maison mortuaire, se tiennent des quantités de gens. Brown me dit qu’il y en avait au moins une centaine. Tous mes gardes, Mitchell le forgeron, Vern de Blachanturn, Symon, Graat, les cinq oncles de Brown, Leys, Thomson le maître de poste, le garde forestier, les gens de Micras-le-bas et d’Aberarder, et mes gens Heale, Löhlein de retour aujourd’hui d’un congé d’une semaine, Cowley Jarrett, Ross et Collins, sergent valet de pied, Brown et ses quatre frères, le cinquième étant en Nouvelle-Zélande. Donald, arrivé seulement pendant la nuit et qui arrive du Buisson, la ferme de son frère Guillaume, nous conduit à la cuisine où se tient la pauvre mistress Brown, assise près du feu et tout abattue, mais cependant calme et pleine de dignité. Mr. William Brown est d’une extrême bonté et se rend utile ainsi que la vieille belle-sœur et sa fille. L’honorable Mr. West, Mr. Sahl, les docteurs Marshall et Profeit, Mr. Begg et le docteur Robertson sont également présents. Les fils et un petit nombre de personnes que Brown a renvoyés de la cuisine, sont dans l’autre petite chambre, avec le cercueil. Un petit passage sépare toujours la cuisine du sitting-room dans ces vieilles maisons et la porte est en face de cette dernière pièce, l’unique porte. Mr. Campbell, le ministre de l’église de Crathie est debout dans le passage de la porte. Aussitôt qu’il commence les prières, la pauvre vieille mistress Brown se lève et vient auprès de moi, entendant, mais hélas ne voyant plus et s’appuyant sur le dos d’une chaise pendant les oraisons que Mr. Campbell dit d’une façon admirable.

«Quand il a terminé, Brown vient et fait asseoir sa mère pendant que ses frères emportent le cercueil. Tout le monde sort et suit. Nous sortons aussi en toute hâte et voyons mettre le cercueil sur le corbillard, puis nous gagnons un petit monticule d’où nous voyons la procession s’éloigner tristement sur la route tortueuse.

«Les fils sont là; je puis les distinguer facilement à ce qu’ils sont tout près de Brown qui marche le premier derrière le corbillard. Tout le monde est à pied, à l’exception de nos gentlemen qui sont en voiture. La pluie cesse heureusement. Je rentre de nouveau dans la maison et essaye de consoler la chère mistress Brown. Je lui fais cadeau d’une broche de deuil contenant une mèche des cheveux de son mari coupée de la veille. J’ai l’intention d’offrir un médaillon à chacun des fils.

«Lorsque le cercueil est parti, elle éclate douloureusement en sanglots.

«Nous prenons un verre de whisky avec de l’eau et du fromage, suivant la coutume des Highlands et nous rentrons, en recommandant à la vieille dame d’avoir du courage. Je lui dis que la séparation n’est que temporaire. Nous rattrapons en voiture la procession et arrivons à temps pour voir par le carreau de la portière porter le cercueil dans le cimetière. J’avais du chagrin de ne pouvoir entrer au cimetière.

«Je vois mon bon Brown à un peu plus de deux heures. Il me dit que tout s’est bien passé; mais il me paraît très triste. Il doit retourner à Micras pour assister au thé de la famille. C’est là une épreuve terrible pour la pauvre veuve, mais qu’il était impossible de lui éviter. Déjà hier matin elle a eu plusieurs femmes et voisins au thé. Tout le monde a été plein de bonté et de sympathie pour elle, et Brown a été bien consolé par les marques de respect que lui et sa famille ont reçues aujourd’hui.»

Ne dirait-on pas que cette page a été écrite par une proche parente du défunt?

A chaque page des mémoires de la reine on retrouve le nom de Brown. Le 12 septembre 1877, la reine rapporte un accident arrivé à son domestique «qui a le genou fortement enflé».

Lorsque Brown n’est pas là, il lui manque et elle lui rapporte tout ce qu’elle a eu à souffrir en son absence. Elle écrit, le 23 août 1878, à Broxmouth, où elle est en visite:

«Comme il pleuvait, je me suis étendue sur le sofa et ai lu. C’est là qu’on m’apporta la nouvelle de la mort terrible de la chère Mme Van de Weyer, qui m’a beaucoup affectée. A la maison on eût pris beaucoup plus de ménagements. J’ai envoyé dire cela à Brown, qui en a été très choqué.»

Les membres de la famille royale avaient eux-mêmes a compter avec Brown.

Le 27 mars 1883, la reine perdit ce fidèle serviteur d’un érysipèle et faillit en faire une maladie. Elle lui avait fait construire à Crathie une petite maison en briques pour ses vieux jours: elle en fit cadeau à sa famille et lui éleva dans le cimetière du village un petit monument. Elle y fit de pieux pèlerinages et versa des larmes sur sa tombe. Elle commanda sa statue à Brœm, le même sculpteur auquel on doit la statue de la reine qui est à la porte de la cité de Londres et la fit ériger à Balmoral à quelques mètres du château, dans le jardin, en face de ses fenêtres. La chambre que l’Écossais occupait à Windsor a été depuis sa mort absolument respectée: tout y est encore à la même place, suivant le désir de la reine.

Enfin elle termine le second volume de ses mémoires par ces mots:

CONCLUSION

«Je dois ajouter quelques mots à ce volume.

«Le fidèle serviteur dont il est souvent fait mention dans ces mémoires, n’est plus avec celle qu’il a servie toute sa vie avec tant de sincérité, d’affection, de zèle infatigable.

«En pleine force de santé, il a été arraché à sa carrière si utile, après une maladie de trois jours, le 27 mars de cette année. Il est parti respecté et aimé de ceux qui ont connu sa rare valeur et la bonté de son cœur; il a emporté les regrets de tous ceux qui l’ont connu.

«Sa perte pour moi (malade et impotente) est irréparable, car il avait mérité et possédait ma confiance absolue. En disant qu’il me manque chaque jour, et même à chaque heure du jour, je ne fais qu’exprimer faiblement la vérité envers celui qui a acquis des droits à ma reconnaissance éternelle par ses soins constants, ses attentions et son dévouement.

«Jamais cœur plus sincère, plus noble, plus loyal, plus dévoué, n’a battu dans une poitrine humaine.

«Balmoral, novembre 1883.»

Un tel attachement d’une reine puissante pour son humble serviteur parut si exagéré que les mauvaises langues se donnèrent libre carrière. La société puritaine de Londres ne put admettre qu’un valet reçût tant d’honneurs. Peut-être trouverait-on l’explication de cette reconnaissance

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John Brown.

 

 

extraordinaire dans l’isolement où Victoria se sentit après la mort du prince Albert, avec un besoin d’affection de tous les instants, plus impérieux à mesure que les années s’accumulaient sur la tête de la souveraine.

On dit que Brown avait, lui aussi, écrit ses mémoires qu’il destinait à la publication et que, sur l’ordre de la reine, tous ses papiers ont été saisis et lus par elle. Qui sait si ce n’est pas la lecture de ces mémoires intimes, auxquels le serviteur confiait ses pensées les plus secrètes, qui a démontré à la reine la sincérité absolue de son dévouement? En lui rendant les honneurs qu’on ne rend généralement qu’aux grands hommes, la reine a voulu perpétuer le souvenir du serviteur modèle, dont l’espèce semble disparaître de plus en plus.

Depuis Brown, le serviteur intime de la reine est l’Écossais Grant, qui se montre attentif à ses moindres désirs, mais n’a jamais été admis dans le même degré d’intimité.

XII

La reine Victoria chez ses sujets.

Comment la reine s’invite chez les autres.—Partout maîtresse.—Coucher de bonne heure.—Croquis et souvenirs.

La reine Victoria aime à vivre de la vie de ses sujets. Aussi exprime-t-elle fréquemment, dans ses excursions, ou dans ses villégiatures, le désir d’être reçue par l’un d’eux. C’est toujours avec un grand plaisir qu’un seigneur reçoit la nouvelle d’une visite de la reine. Il se mêle bien souvent à ce plaisir un sentiment de fierté; cela pose aux yeux de l’aristocratie d’avoir hébergé la reine. Aussi la faveur d’être son hôte est-elle universellement recherchée. Lorsque la reine a manifesté le désir de visiter un château, le propriétaire en est avisé officieusement. Il n’a plus alors qu’à envoyer l’invitation officielle qu’il est sûr de ne pas voir déclinée. Il met sa demeure sens dessus dessous pour que rien ne cloche et bien souvent il se lance dans les dépenses.

Il arrive quelquefois, lorsque tout est prêt pour la recevoir, que la reine change brusquement d’avis et que son hôte en reste pour ses frais. Le plus souvent cependant, elle arrive ponctuellement à l’heure dite et elle se montre reconnaissante de ce qu’on a fait pour elle.

Lorsque le prince Albert fut élu chancelier de l’Université de Cambridge, une des hautes personnalités de la ville universitaire fut choisie pour donner l’hospitalité au couple royal.

Celui-ci ne changea rien à ses habitudes et fut hors de lui, quand, avec la reine et le prince qu’il attendait, il vit tomber chez lui toute leur suite. Il prit cependant son parti en brave et fit de son mieux pour faire face à ses obligations.

Son hospitalité fut des plus simples. Au dîner, confortable mais simple, il affecta d’oublier la haute situation de ses hôtes et les traita avec la plus grande cordialité. Après le repas, il leur désigna leur chambre et leur souhaita une bonne nuit. Le lendemain au petit déjeuner, il trouva la reine, qui était matinale à cette époque, levée avant lui et lui demanda si elle avait bien dormi. Les seigneurs de la Cour ne revenaient pas d’une telle absence de décorum, mais la reine prenait au contraire le plus grand plaisir à être traitée comme tout le monde.

Il n’en va pas généralement ainsi. Lorsque la reine entre dans une maison, elle en prend possession et y commande en maîtresse absolue. Elle désire qu’on lui présente la liste des personnes invitées en son honneur et il n’est pas sûr qu’elle consente à les recevoir toutes à sa table. On l’a vue dans certaines maisons exprimer le désir de dîner seule dans sa chambre avec la princesse Béatrice ou une autre dame de la famille royale.

Le plus souvent, cependant, l’assistance est triée sur le volet et elle se laisse aller à la familiarité. Si l’on donne un bal, elle y prend part ou y assiste si elle ne danse pas. Elle aime les maisons où l’on fait de l’élevage et visite toujours avec intérêt les étables bien tenues et les fermes modèles.

La reine ne séjourne jamais dans un château sans en dessiner ou peindre à l’eau les parties pittoresques. Ses cartons sont ainsi pleins des plus beaux sites du Royaume-Uni.

Elle ne se couche jamais tard. A neuf heures et demie ou dix heures, une heure après la fin de son dîner, elle monte dans les appartements qui lui ont été réservés. On lui garde toujours une chambre à coucher aussi spacieuse que possible, un sitting-room, un cabinet de toilette et une salle de bain. La dame d’honneur qui l’accompagne ou la princesse Béatrice qui ne la quitte pour ainsi dire jamais, couche à côté d’elle, dans le sitting-room.

La conversation chez ses lords roule le plus souvent sur les beautés du pays ou sur l’histoire de la famille qu’elle aime à entendre raconter. Elle se fait conter la vie des parents dont les portraits sont appendus aux murs et elle a presque toujours un souvenir personnel de chacun des ancêtres.

Depuis son veuvage, la reine trouve un plaisir énorme à revoir les châteaux où elle a passé avec son époux des jours heureux. Alors on revit dans la mémoire du défunt et on ne parle que de lui. Elle a le souvenir très fidèle des circonstances de ses visites d’alors et indique les endroits où son époux a enfoui dans la terre une bouteille contenant quelque inscription ou planté un arbre.

Lorsqu’elle se rend, à travers la campagne, à un château éloigné et non desservi par le chemin de fer, il arrive qu’elle couche à l’hôtel. Dans ce cas elle prend un pseudonyme et c’est toujours lorsqu’elle est loin que l’hôtelier apprend qu’il a hébergé la reine d’Angleterre.

Les privilégiés qui ont l’honneur d’une de ses visites ont toujours soin de lui demander d’en laisser un souvenir, que les aînés de la famille conservent religieusement de génération en génération.

Depuis dix ans, Victoria ne fait plus que de très rares visites aux châteaux voisins de ses résidences. Elle préfère inviter à venir la voir ceux de ses lords pour lesquels elle a gardé de l’affection. C’est le prince de Galles qui maintenant est l’hôte choyé de l’aristocratie.

XIII

Comment la Reine voyage.

Le train royal.—Sa composition.—Le jour d’un départ.—En voiture, les voyageurs.—Voici la reine.—Partir.—La surveillance de la voie.—De Portsmouth à Cowes par mer.—Un voyage sur le continent.—Jacquot à destination.—Coquetterie patriotique de la reine des mers.

Le train de la reine est ordinairement composé de deux locomotives, des deux longs wagons de la reine, de neuf autres pour sa suite et de deux fourgons de bagages.

Les deux wagons de la reine sont placés au milieu du train. Ils sont du dernier confortable, tout capitonnés de soie blanche. Ils portent les armes royales et l’inscription: train spécial de Sa Majesté. On y monte par des marchepieds articulés qui s’abaissent d’eux-mêmes lorsqu’on ouvre la portière et se replient, lorsqu’on la referme. Toutes les barres d’appui sont dorées. Le premier compartiment possède deux canapés qui peuvent être convertis pour la nuit en quatre lits très confortables. Ce compartiment est réservé à la dame d’honneur chargée de la toilette de

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La reine Victoria en costume de voyage.

 

 

la reine et à une dame de la garde-robe. Pendant la nuit, une de ces dames veille à la porte de la chambre à coucher de la reine. Elles se relayent de deux en deux heures.

La chambre à coucher de Sa Majesté est en soie rouge foncé. Les rideaux sont verts. Elle renferme deux couchettes, séparées par un passage étroit: l’une d’elles est pour la reine, l’autre pour la princesse Béatrice qui ne la quitte pas. Une sonnette électrique est à la portée de chacune. Un cabinet de toilette fort bien aménagé sépare la chambre du salon. Le salon est bleu royal, qui approche de près le bleu ciel. L’ameublement se compose de larges fauteuils, d’un sofa, de deux tables et de lampes fixes. Un petit couloir tapissé conduit du salon au compartiment des personnes de la suite.

Le secrétaire indien de la reine, Munshi Abdul Karim, et ses compagnons occupent un wagon. Un autre wagon est généralement occupé par les directeurs de la Compagnie de chemin de fer sur le réseau de laquelle voyage la reine.

Partout de moelleux tapis couvrent le parquet.

Afin de ne pas troubler le sommeil de la reine, ses wagons n’ont pas de freins; les locomotives et les fourgons sont seuls munis de cet engin d’arrêt. La suspension en est parfaite et il est très difficile, si les rideaux sont baissés, de pouvoir dire si le train est en marche ou au repos. A Windsor, à Ballater et dans toutes les stations dans lesquelles elle a coutume de s’arrêter, soit au départ, soit à l’arrivée, la reine a une salle d’attente spéciale avec lavatory. On y sert souvent le thé à la famille royale venue pour saluer la souveraine à l’arrivée ou au départ.

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La Reine en 1890.

Lorsque la reine est sur son départ, un grand mouvement s’établit dès l’aube entre le château et la gare. Toute la cavalerie est réquisitionnée pour le transport des bagages que des valets de pied de la Cour, de forts gaillards vêtus de rouge, empilent soigneusement sur les quais. C’est un va-et-vient de gens affairés pendant quatre ou cinq heures. Après les colis, viennent les animaux, les chiens, puis les voitures et harnais, puis les chevaux. Enfin, dès que l’heure du départ approche, ce sont la garde d’honneur qui se rend à la gare, puis les gens de la reine, les dames et seigneurs de la Cour dans des voitures à la livrée royale, ensuite le secrétaire particulier et le médecin de la reine, puis enfin et en dernier la reine, qu’annonce de loin l’attelage à quatre avec postillons à cheval dans la livrée noire et blanche qu’elle a adoptée depuis la mort de son époux; on reconnaît aussi la voiture royale à la livrée pittoresque du serviteur écossais, qui, les genoux nus, vêtu du jupon plissé qui constitue la grande originalité du costume national des montagnards du nord, est assis sur le siège d’arrière. La reine est accompagnée soit de la princesse Béatrice, soit d’une autre dame de la famille royale.

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Le wagon de la Reine.—La chambre à coucher.

Dès que la reine pénètre dans la cour de la gare, la musique de la Garde ou les joueurs de cornemuse, selon que le départ a lieu de Windsor ou de Ballater, station du domaine de Balmoral, joue le God save the Queen. La reine descend péniblement de voiture et traverse la gare en hâte. Elle adresse toujours un compliment au chef de train et monte en wagon. Tout le monde est prêt pour le départ, car, à peine la portière du wagon royal s’est-elle refermée sur la souveraine, que le train s’ébranle sans secousse, sans bruit, au coup de sifflet.

De même qu’elle est la dernière à monter en wagon, de même elle est la première à en descendre. Aussi les dames et seigneurs désignés pour prendre le service d’honneur à l’arrivée doivent-ils partir la veille de son départ.

Sur le passage de la reine, dans les lieux qui lui sont familiers et où elle revient chaque année, on sait qu’elle n’aime ni les cris, ni les acclamations; aussi les hommes se contentent-ils de se découvrir et les dames de s’incliner sur son passage. La reine répond par de simples mouvements de tête, et en souriant.

Lorsque par hasard la princesse de Galles voyage avec la reine, il lui faut un wagon pour elle et pour sa multitude de chiens, dont elle encombre les bras de toutes les dames d’honneur et de toutes les personnes de sa suite.

La reine prend généralement place dans un angle de son wagon-salon où elle s’assied à reculons et du côté opposé à la voie adjacente.

Le train royal n’est jamais rapide. Sa vitesse maxima ne dépasse guère trente-cinq mille, soit plus de 56 kilomètres à l’heure. Il était autrefois précédé d’une locomotive-pilote, envoyée en avant-garde; mais depuis quelques années on a adopté un autre système de reconnaissance de la voie. Les jours où le train royal doit passer sur une ligne, tous les ouvriers employés à l’année pour la réparation des voies sont transformés en signaleurs. Chacun d’eux reçoit un drapeau blanc et un rouge. Ils sont assez rapprochés les uns des autres pour que le mécanicien en aperçoive toujours au moins un. Tant qu’il voit le drapeau blanc, il n’a qu’à laisser courir son train; dès qu’il aperçoit le rouge, il stoppe. La nuit, des lanternes blanches et rouges remplacent les drapeaux.

Le train royal n’emporte ni les chevaux, ni les ânes, ni les chiens, ni le gros des bagages; un autre train, qui part trois heures après le special, est formé à cet effet.

Sauf dans le cas d’encombrement de la voie, le train royal n’a pas d’arrêt.

Lorsque la reine ne dort pas, une dame d’honneur lui fait la lecture ou organise une partie de whist, à moins que Sa Majesté ne préfère laisser errer sa rêverie à travers les sites merveilleusement frais qu’elle traverse.

Les choses se passent de la même façon lorsque la reine se rend à Osborne, dans son home du Sud, situé dans l’île de Wight. Jusqu’à Portsmouth, dans le comté de Hants, célèbre par son port militaire, il n’est fait aucune dérogation aux usages décrits plus haut. A Portsmouth, le yacht royal Victoria and Albert, et quelquefois aussi les deux yachts le Fairy et l’Elfin, attendent la reine et sa suite pour les transporter à East Cowes, où ils débarquent et de là ils se rendent à Osborne House en voitures.

Lorsque la reine voyage sur mer, soit pour visiter la côte anglaise, ce qui ne lui arrive plus depuis longtemps, soit pour venir voir naître le printemps sur une plage du midi

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Le wagon de la Reine.

Phot. A. H. Fry.

de la France ou du nord de l’Italie, elle fait généralement la traversée par mer de Portsmouth à Cherbourg, escortée de quelques cuirassés; un train spécial, formé par les soins de la Compagnie internationale des wagons-lits sur les ordres du chambellan, attend la comtesse de Balmoral, car elle n’est plus reine du Royaume-Uni, pour la transporter aussi rapidement que possible au lieu de destination. Elle ne traverse jamais Paris et s’en détourne en empruntant une partie du réseau de la grande ceinture. Le train royal sur le continent se compose de six ou sept wagons seulement et est traîné, comme en Angleterre, par deux locomotives. Un sous-intendant délégué par le chambellan part généralement quelques jours avant elle, afin de prendre toutes les dispositions pour que Sa Majesté ne manque de rien. L’âne Jacquot, la chaise roulante et les bagages sont partis quarante-huit heures avant la reine.

Il n’est pas rare qu’au cours de ses voyages sur le continent, la reine admette quelque personnage de distinction à venir la saluer. Dans ce cas, son train stoppe à l’heure précise au lieu fixé pour le rendez-vous. L’arrêt ne dépasse jamais un quart d’heure.

La reine ne paraît pas se ressentir outre mesure des fatigues de ces longs voyages et, malgré ses quatre-vingts ans passés, surmonte allègrement les inconvénients du mal de mer. Elle aime la mer et tient à ce que son peuple le sache. C’est par une sorte de coquetterie patriotique qu’elle ne cherche pas à abréger la traversée et quelle vient en six heures, par un beau temps, de Portsmouth à Cherbourg, tandis qu’elle pourrait faire confortablement le voyage de Portsmouth à Folkestone ou à Douvres et n’aurait plus à redouter qu’une traversée d’une heure et demie au plus par Boulogne ou Calais. Elle sait qu’elle est reine d’un peuple qui est fier de posséder l’empire des mers et que par conséquent elle doit à son titre de reine des mers de ne pas se dérober au mal de cœur qu’elle n’arrive que rarement à éviter.

A l’époque de ces déplacements qui coïncident toujours avec les fêtes de Pâques, ce qui a fait chuchoter, bien à tort, que la reine se cachait d’avoir été convertie au catholicisme et qu’elle ne venait sur le continent que pour y faire son devoir pascal, à l’abri des yeux indiscrets, l’état de la mer est généralement troublé. Malgré cela et malgré son grand âge, Victoria affronte de longues traversées. Ses sujets lui savent gré de mépriser le mal de mer; pour un peu, ils lui prescriraient de le rechercher. Quand on est reine de la première puissance maritime, de nombreuses et puissantes colonies au delà des mers, d’une flotte capable de tenir tête ou peut-être même de lutter avec avantage contre toutes les flottes du monde réunies, le mal de mer ne doit pas compter.

Lorsque Victoria est arrivée à destination, c’est dans ses propres attelages qu’elle se rend à la villa qui a été louée pour son séjour et c’est dans sa propre chaise, traînée par Jacquot, avec John Brown autrefois, aujourd’hui Francis Clark, son domestique écossais au marchepied de droite et avec la princesse Béatrice ou Henry de Battenberg, comme on l’appelle depuis son mariage, au marchepied de gauche, qu’elle se promène deux fois par jour dans le parc qui entoure sa maison d’emprunt.

Au bout de son séjour, la reine retourne directement en Angleterre. Le retour s’effectue invariablement dans les mêmes conditions que l’aller: la reine est en tout très conservatrice et aime n’avoir rien à changer à ses moindres habitudes.

C’est dans un sentiment d’orgueil que l’Angleterre voulut dernièrement que le yacht royal et impérial fût un bâtiment de plus grande importance que n’est le Victoria and Albert actuel, lequel a un plus faible tonnage que le Hohenzollern, dans lequel Guillaume II, petit-fils de la reine et chef d’une nation qui n’a rien de maritime, a l’habitude de naviguer. On fit donc construire le nouveau yacht, qui devait prendre le nom de son prédécesseur Victoria and Albert, sur les plans de sir William White, l’ingénieur-architecte en chef de la marine britannique. Il devait déplacer 1.200 tonneaux, 800 de moins que l’Etendard, le yacht de guerre du tzar de toutes les Russies, mais quelques centaines de plus que le Hohenzollern de l’empereur allemand. Il devait filer 20 nœuds à l’heure et, d’une façon courante, 17 nœuds sans trépidation. Les devis s’élevèrent à £ 360.000 soit à 9.000.000 de francs. Il avait été solennellement lancé par la duchesse d’York le 9 mai 1899 et devait être mis à la mer le 1e janvier 1900. Les ordres avaient été donnés d’envoyer de Portsmouth l’équipage qui devait l’amener de Pembroke dans les eaux du Solent et de nombreuses invitations avaient été lancées à l’aristocratie et au monde maritime. Une foule était de plus accourue de tous les environs pour assister à cet événement. A neuf heures précises, les écluses laissaient pénétrer l’eau dans le bassin de construction; à neuf heures et demie le navire commençait à flotter; mais on remarqua qu’il s’inclinait fortement à bâbord et qu’il restait dans cette position sans qu’il fût possible de le redresser sur sa quille. L’angle d’inclinaison était de 25 degrés. On ne pouvait en croire ses yeux. On commanda aussitôt d’étayer le navire de tous côtés de peur qu’il ne portât sur le quai du bassin et les pompes d’épuisement furent mises en œuvre, tandis qu’on télégraphiait de tous côtés aux autorités de venir constater les défauts de construction.

On comprend que la marine anglaise ne soit pas fière de ce loup et que tout ait été fait pour empêcher que la mésaventure du nouveau Victoria and Albert, qui devait être présenté à la reine pour ses étrennes, se répandît. La nouvelle s’en est propagée malgré tout et elle n’a pas contribué à relever la réputation de l’Angleterre dans l’art de la construction navale, réputation ébranlée déjà par les échecs successifs que les Américains ont infligés aux yachts de construction anglaise depuis que la coupe America a traversé l’Atlantique.

On espère être en mesure de présenter le yacht réparé à la reine à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance.

XIV

La Reine Victoria et ses bêtes.

L’amour des bêtes.—La ménagerie royale.—La maternité à Hampton Court.—On ne vieillit pas sous les harnais royaux.—Le musée des chiens de Windsor Park.—La véranda de la reine.—Thermes de chiens.—La liste des grands favoris.—On ne passe pas, même au nom de la reine.—Schopenhauer a raison.—Le proscrit de Mendelssohn.—Amour platonique.—Le pauvre Sanger.—Empereur et Jacquot; grandeur et décadence.

La reine Victoria a toujours adoré les bêtes, particulièrement les chiens, les chevaux et les ânes. Elle répète à plaisir le mot de Schopenhauer: «Sans les honnêtes figures des chiens, nous oublierions que la sincérité existe.» Nous ne parlerons pas de tous ceux qui ont vécu à son service: les dimensions de notre cadre n’y suffiraient pas. Nous nous bornerons à mentionner ceux avec lesquels elle a été en plus grande intimité ou qui ont tenu un rang plus élevé dans les bonnes grâces de la souveraine.

Le premier en date fut le petit âne tout caparaçonné de satin bleu sur lequel la princesse Victoria faisait ses promenades dans les jardins de Kensington, que rappelle si fidèlement aujourd’hui Ninette, achetée à Grasse par la reine et affectée à sa petite-fille, la petite princesse Victoria de Connaught.

Mais une visite méthodique au chenil de Windsor, aux écuries de Windsor et de Buckingham Palace va nous permettre de passer en revue les favoris du jour et d’évoquer la mémoire de ceux qui ne sont plus.

A Windsor, ou plutôt dans la ferme-modèle construite sur les dépendances du château par le prince consort, se trouve le chenil, les écuries des chevaux préférés, les invalides des favoris. Aux écuries de Buckingham Palace, où le grand écuyer, actuellement le populaire duc de Portland, a son bureau central, nous visiterons les chevaux d’apparat et les équipages de la Cour. Il existe, au vieux château royal de Hampton-Court qui appartint au cardinal Wolsey, ministre de Henry VIII, et que l’on aperçoit de la magnifique terrasse de Richmond, à travers la vallée, de l’autre côté de la Tamise, une écurie d’élevage. C’est là que vont se perpétuer les races, notamment celle des chevaux de satin isabelle, à la crinière et à la queue de soie crème, qu’on attelle à douze au carrosse de gala, les jours de couronnement. Il arrive, comme dans le cas de Victoria, que plusieurs générations de ces chevaux passent sans avoir servi; mais leur élevage est si soigné, leur race est conservée si intacte à l’abri de tout croisement de sang, qu’ils se succèdent sous les harnais royaux sans que l’on s’aperçoive du changement.

Nous sommes à la ferme-modèle de Windsor où sont les chenils. Le maître de céans, M. Hugh Brown et son sous-intendant M. Hill nous montrent l’appartement où s’arrête la reine, quand elle vient visiter «ses plus fidèles amis». L’ameublement de cette pièce est en chêne sculpté avec tentures rouges. Les murs disparaissent derrière les centaines de portraits de chiens, les uns photographiques, d’autres peints à l’aquarelle, d’autres à l’huile. Ces portraits sont signés de noms célèbres, tels que ceux de Landseer, le grand peintre animalier de l’Angleterre, ou de noms respectés comme ceux de Victoria la reine même ou d’Albert, son époux. Par une attention délicate, une mèche du poil des favoris trépassés est tressée dans la découpure du cadre sculpté qui entoure leur peinture ou leur photographie. Le long des chenils, un passage couvert à l’abri des intempéries, appelé la «Vérandah de la reine», permet à la souveraine de visiter les stands en détail. Chaque stand de chien ou de couple de chien est composé d’une niche et d’un petit jardinet. Les niches sont chauffées par un calorifère unique à eau chaude. Un petit lac triangulaire sert de bain public à toute la gent canine. On ne consulte pour leur imposer la cohabitation, que leurs sympathies réciproques, sans égard pour la taille, ni la race. Enfin il existe un petit hôpital pour les malades. On compte en tout à Windsor cinquante-cinq chiens.

On les sort en promenade deux fois par jour, dans la matinée et l’après-midi. Le grand repas se fait à quatre heures de l’après-midi; en hiver, par les temps rigoureux, on leur donne à manger également le matin. Ceux qui accompagnent partout la reine actuellement, sont un superbe fox-terrier nommé Spot, un magnifique basset noir et feu Roy et un petit spitz plein d’esprit répondant au nom de Marco. La race favorite de la reine est celle des colliers dont Darnley est un des plus beaux types. Darnley est le chien le plus aimable de la création; il suffit de lui demander un sourire pour être à même de compter toutes ses dents. Le plus intelligent de toute la collection est Beppo, un petit toutou à longs poils blancs envoyé de Poméranie, qui a pris ses habitudes à la Cour.

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