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La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)

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The Project Gutenberg eBook of La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)

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Title: La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)

Author: Nahum Slouschz

Release date: January 25, 2008 [eBook #24424]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RENAISSANCE DE LA LITTÉRATURE HÉBRAÏQUE (1743-1885) ***

LA RENAISSANCE

DE LA

LITTÉRATURE HÉBRAÏQUE

(1743-1885)


ESSAI D'HISTOIRE LITTÉRAIRE

PAR

NAHUM SLOUSCHZ

(BEN-DAVID)


Thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris pour le Doctorat de l'Université


PARIS

SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION

(Librairie Georges Bellais)

17, RUE CUJAS, Ve


1902


À Monsieur Philippe BERGER
Membre de l'Institut
Professeur de langues et littératures hébraïques et syriaques au Collège
de France

ET

À Monsieur Israël LÉVI
Maître de Conférences de Littérature talmudique et rabbinique
à l'École pratique des Hautes-Études

En témoignage de reconnaissance affectueuse.

N. S.


TABLE DES MATIÈRES

Introduction.
CHAPITRE I
En Italie.—M.-H. Luzzato
La littérature hébraïque du Moyen-âge.—Période de transition en Italie.—M.-H. Luzzato et ses drames. Son génie poétique.—La renaissance du style biblique.—Son influence
CHAPITRE II
En Allemagne.—Les Meassfim
Les idées humanistes parmi les juifs allemands.—Les premiers cercles des Maskilim.—La laïcisation de la langue hébraïque.—Le Meassef, organe de la renaissance littéraire et de l'humanisme.—N.-H. Wessely, le Malherbe de la poésie hébraïque.—Schiré Tifereth ou la Moïsiade.—L'action humaniste de Wessely.—David Franco Mendès et ses drames.—Les autres meassfim.—S. Papenheim et l'élégie les Quatre Coupes.—Le style précieux.—Les meassfim polonais.—L'influence des meassfim.—En Italie et en France. Élie Halfen Halévy à Paris
CHAPITRE III
En Pologne Et En Autriche.—L'École de Galicie.
Les juifs polonais.—Leur caractère, leur constitution sociale et religieuse.—L'autonomie du régime rabbinique.—La terreur des Cosaques et la décadence des écoles talmudiques.—La recrudescence du mysticisme et la secte des Hassidim.—La Galicie et les réformes de Joseph II.—L'humanisme en Galicie.—Les recueils littéraires.—S.-J. Rapoport et sa carrière. La science du judaïsme.—L'hégélianisme et N. Krochmal. La philosophie de la mission spirituelle du peuple juif.—Isaac Erter, poète satirique. Le Voyant de la maison d'Israël.—M. Letteris, poète lyrique et traducteur. La note sioniste.—L'influence de l'École galicienne.—Autres pays: S. Molder à Amsterdam.—Yettelis à Prague.—S. Levison en Hongrie.—L'École italienne: I.-S. Reggio.—Rachel Morpurgo. Ses poésies. La Cithare de Rachel.—S.-D. Luzzato, sa carrière et sa philosophie. Le romantisme juif. Atticisme et judaïsme. Son influence.—Aperçu général.
CHAPITRE IV
L'Humanisme en Russie.—La Lithuanie.
Le pays juif.—Les juifs en Lithuanie et leur caractère particulier.—Causes extérieures favorables à l'éclosion d'un milieu national juif.—Élie de Vilna et l'apogée des écoles rabbiniques.—La résistance au mouvement mystique et la tolérance des rabbins.—L'humanisme allemand à Sklow. Premier contact avec les autorités russes.—Les guerres napoléoniennes et la réaction politique.—Vilna, la Jérusalem de la Lithuanie.—Les premiers humanistes.—L'École de Vilna.—A.-B. Lebenson, le «père de la poésie». Poète raisonneur. Pessimisme à outrance. L'amour de l'hébreu. Les Chants de la langue sacrée. Emeth we Emonna.—M.-A. Ginzbourg, vulgarisateur. Son style réaliste.—Le cercle littéraire d'Odessa. J. Eichenbaum, poète lyrique.—Isaac Ber Levenson, l'apôtre de l'humanisme en Russie.—Aperçu général.
CHAPITRE V
Le mouvement romantique.—Abraham Mapou.
La réaction politique et ses conséquences.—La diffusion de la littérature moderne.—Le folklore hébraïque et son caractère sioniste.—Le romantisme littéraire.—C. Schulman. Traduction des Mystères de Paris. Une révolution littéraire. La vulgarisation des sciences et le style puriste.—La création artistique. M.-J. Lebenson. La Destruction de Troie. Les Chants de la fille de Sion.—Abraham Mapou, le rêveur du ghetto. L'Amour de Sion, premier roman original. La résurrection du passé prophétique. L'apothéose de l'ancienne Judée. Le Péché de Samarie.—A.-B. Gottlober.—E. Werbel.—Israël Roll.—B. Mandelstam.—Aperçu général.
CHAPITRE VI
Le mouvement émancipateur.—Les réalistes.
L'origine de la presse hébraïque.—Son caractère humaniste et sa portée.—Sciences et Lettres.—Le libéralisme russe et son influence.—L'antagonisme entre les maskilim et les fanatiques.—La campagne dans la presse et le roman réaliste.—L'Hypocrite de Mapou. Les Tartufes du ghetto.—S.-J. Abramovitz. Les Pères et les Fils. Le style réaliste.
CHAPITRE VII
L. Gordon.—La lutte contre le rabbinisme.
J.-L. Gordon. Débuts romantiques. Poèmes historiques. David et Michal. David et Barsilaï. Osnath.—Fables. Mischlé Jéhuda.—L'humanisme militant. Autres poèmes historiques: Dans les profondeurs de la mer. Sédécie en prison. Patriotisme saillant et haine de la tradition religieuse.—Poèmes réalistes et polémistes: Kolzo schel Yode, la femme juive et les rabbins. Deux Joseph ben Simon. Les aberrations du régime du ghetto.—Les Petites fables pour les grands enfants. Les Contes.—La réaction politique et la déception de Gordon.—L'antirabbinisme quand même. Le scepticisme de Gordon
CHAPITRE VIII
Réformateurs et conservateurs.—les deux extrêmes.
La critique biblique et religieuse en Galicie. Schorr et A. Krochmal.—Le réalisme.—La critique littéraire.—A. Kovner et autres.—M.-L. Lilienblum et les réformes religieuses. Les voles du Talmud. L'union entre la vie et la foi. Les Péchés de jeunesse. L'Odyssée d'un réformateur militant.—La déception des réformateurs.—Braudès et Hadate wehahaïm.—La faillite de l'humanisme. —L'absence d'idéal. L'utilitarisme.—Les conservateurs et le peuple.—Journalisme. Le Lébanon. Le Maguid.—David Gordon.—Michel Pinès, l'antagoniste de Lilienblum. La foi intégrale. L'optimisme national et religieux.—Les extrêmes se touchent.
CHAPITRE IX
L'évolution nationale et progressive.—Perez Smolensky.
P. Smolensky. Sa carrière. Ses débuts à Odessa. Ses impressions d'Occident.—Le formalisme religieux des réformateurs et le fanatisme des orthodoxes. —La fondation du Schahar à Vienne.—La parole du ghetto. Nationalisme progressif.—Le Peuple Éternel. L'hébreu est la langue nationale du peuple juif.—La laïcisation de l'idéal messianique d'Israël. Son caractère politique et moral. Le retour vers la tradition prophétique. La prévision de l'antisémitisme.—La campagne contre l'école humaniste.—La revanche du peuple.
CHAPITRE X
Les collaborateurs du «Schahar».
La création originale.—M. A. Brandstaetter et ses contes.—Mandelkern, Levin et autres.—La science et la critique. David Cahan. S. Rubin.—L'époque du Schahar. A. H. Weiss.—Le style puriste. Friedberg.—Traductions.—Journalisme. La revue Haboker Or.—Les débuts de Ben-Jeuda.—La jeunesse universitaire et Smolensky.
CHAPITRE XI
Les romans de Smolensky.
L'Errant à travers les voies de la vie. Le miroir du ghetto. Sépulture d'âne.—Autres romans.—Aperçu général
CHAPITRE XII
Les contemporains.—Conclusion.
La révolution dans l'esprit public.—L'idéal sioniste dans la vie et dans la littérature.—La mort de Smolensky. Temps d'arrêt.—Le génie national et la floraison de la littérature contemporaine.—Coup d'œil sur le développement de la littérature contemporaine.—L'hébreu parlé.—Résumé et conclusion.

INTRODUCTION

Longtemps on a cru à l'extinction de l'hébreu en tant que langue littéraire moderne. Le fait que les juifs des pays occidentaux avaient eux-mêmes, en dehors de la synagogue, renoncé à l'usage de leur langue nationale n'a pas peu contribué à donner du crédit à cette présomption. On estimait communément que la langue hébraïque avait vécu; elle ne relevait plus que du domaine des langues mortes, au même titre que le grec et le latin. Et lorsque de temps en temps quelque nouvel ouvrage en hébreu, voire même une publication périodique, parvenait à une bibliothèque, on les classait systématiquement à côté des traités théologiques et rabbiniques sans même se rendre compte du sujet de ces ouvrages. Or, le plus souvent, c'était tout autre chose que des ouvrages de controverse rabbinique.

Il est vrai que parfois tel hébraïsant se montrait étonné et émerveillé à la vue d'une traduction hébraïque d'un auteur moderne. Mais il en restait à son étonnement et n'essayait même pas d'apprécier cette œuvre au point de vue critique et littéraire. À quoi bon? se disait-il. L'hébreu n'est-il pas depuis longtemps une langue morte, et son usage ne constitue-t-il pas un anachronisme?—Il ne voyait donc là qu'un travail de curiosité, un tour de force littéraire, et rien de plus.

La possibilité même de l'existence d'une littérature moderne en hébreu paraissait si étrange, si invraisemblable, que dans les cercles les mieux informés on ne consentit pas pendant longtemps à la prendre au sérieux. Et peut-être non sans une apparence de raison.

L'histoire de l'évolution de la littérature hébraïque moderne, son caractère, les conditions extraordinaires au milieu desquelles elle s'est développée, son existence même ont de quoi surprendre tous ceux qui ne sont pas au courant des luttes intérieures, des courants d'esprit qui ont agité le judaïsme de l'Est de l'Europe pendant ce dernier siècle.

Réputée rabbinique et casuistique, la littérature hébraïque moderne présente, au contraire, un caractère nettement rationnel; elle est anti-dogmatique, anti-rabbinique. Elle s'est proposé pour but d'éclairer les masses juives restées fidèles aux traditions religieuses, et de faire pénétrer les conceptions de la vie moderne dans le sein des communautés.

Le ghetto, qui, depuis la Révolution française, a fourni des combattants vaillants, des politiciens, des tribuns, des poètes qui participèrent à tous les mouvements contemporains, a aussi donné le jour à toute une légion d'hommes d'action, issus du peuple et restés dans le peuple, qui livrèrent ces mêmes batailles—au nom de la liberté de conscience et de la science—dans le sein même du judaïsme traditionnel.

Toute une école de lettrés humanistes entreprend et poursuit pendant plusieurs générations avec un zèle admirable l'œuvre de l'émancipation des masses juives. L'hébreu devient entre leurs mains un excellent instrument de propagande. Grâce à eux, la langue des prophètes, non parlée depuis près de deux mille ans, est portée à un degré frappant de perfection. Elle se montre pourtant assez souple, assez développée, pour traduire toutes les idées modernes.

Et nous assistons à la formation d'une littérature sans maîtres, sans protecteurs, sans académies ni salons littéraires, sans encouragement d'aucune nature, entravée au surplus par des obstacles inimaginables, depuis les fraudes d'une censure ridicule, jusqu'aux persécutions des fanatiques, où seul l'idéalisme le plus pur et le plus désintéressé pouvait se donner carrière et triompher.

Tandis que les juifs émancipés de l'occident remplacent l'hébreu par la langue de leur pays adoptif, tandis que les rabbins se défient de tout ce qui n'est pas religion et que les Mécènes se refusent à protéger une littérature qui n'a pas droit de cité dans les sphères élevées de la société, c'est le Maskil (intellectuel) de la petite province, c'est le Mechaber (auteur) polonais vagabond, dédaigné et méconnu, souvent même martyr de ses convictions, qui s'acharne à maintenir avec honneur la tradition littéraire hébraïque et à rester fidèle à la véritable mission de la langue biblique, dès ses origines.

C'est la reprise de l'ancienne littérature des humbles, des déshérités, d'où sortit la Bible; c'est la répétition du phénomène des prophètes-tribuns populaires, que nous retrouvons dans l'adaptation moderne de la langue hébraïque.

Le retour à la langue et aux idées du passé glorieux marque une étape décisive dans le chemin agité du peuple juif. Il est le réveil de son sentiment national.

C'est ainsi que l'histoire de la littérature hébraïque moderne forme une page extrêmement instructive de l'histoire du peuple juif. Elle est surtout intéressante au point de vue de la psychologie sociale de ce peuple, et fournit des documents précieux sur la marche que les idées nouvelles ont suivie pour pénétrer dans un milieu qui s'est toujours montré réfractaire aux courants d'esprit venus du dehors. Cette lutte, qui dure depuis plus d'un siècle, de la libre-pensée contre la foi aveugle, du bon sens contre l'absurdité consacrée par l'âge, exaltée par les souffrances, nous révèle une vie sociale intense, un choc continuel d'idées et de sentiments.

Cette littérature nous montre le spectacle douloureux de poètes et d'écrivains qui constatent avec anxiété que la littérature hébraïque doit disparaître avec eux et qui s'acharnent quand même à la cultiver avec toute l'ardeur du désespoir. Mais à côté d'eux nous voyons aussi des rêveurs optimistes, dignes disciples des prophètes, qui, au milieu de la débâcle de tous les biens du passé et de l'effondrement de toutes les espérances, demeurent plus que jamais pleins de foi dans l'avenir de leur peuple et dans sa régénération prochaine.

Puis nous assistons aux péripéties de la lutte suprême engagée au sein même de grandes masses juives que les perturbations de la vie moderne ont profondément ébranlées. Une passion ardente pour une vie sociale meilleure s'empare de tous les esprits. La conviction que le peuple éternel ne peut disparaître semble renaître plus forte que jamais, et des tendances nouvelles vers son auto-émancipation agitent ces masses.

Là est la véritable littérature du peuple juif. C'est le produit du ghetto, c'est le reflet de ses états d'âme, l'expression de sa misère, de ses souffrances et aussi de son espoir. Le peuple de la Bible n'est certainement pas mort, et c'est dans sa langue propre que nous devons chercher le véritable esprit juif, son âme nationale.

Ne cherchez pas, dans ces poésies lyriques souvent monotones, dans ces romans prolixes et didactiques, la perfection de la forme, l'art pur. Les auteurs du ghetto ont trop senti, trop souffert, trop subi une vie misérable sous un régime semi-asiatique, semi-moyen-âgeux, pour s'adonner au culte de la forme. Est-ce que le Cantique des cantiques est moins un document littéraire de premier ordre parce qu'il n'égale pas la perfection artistique des drames d'Euripide? L'artiste recherche avant tout la forme achevée, et avec raison, mais au philosophe, à l'écrivain social, c'est la marche des idées qui importe surtout.

Nous n'avons pas, dans cet essai d'histoire littéraire, la prétention de donner un exposé détaillé du développement de la littérature hébraïque moderne, accompli dans les conditions sociales et politiques les plus complexes et dans un milieu social demeuré inconnu au grand public. Cela nous entraînerait trop loin.

Nous n'avons même pas la possibilité de donner une idée suffisante de tous les auteurs dignes d'une mention spéciale.

Rien ou presque rien n'a encore été fait pour faciliter notre tâche[1].

Dans cette étude nous nous proposons seulement de retracer les diverses étapes parcourues par cette littérature, de dégager les idées générales qui ont agi sur elle et d'étudier, dans l'œuvre des écrivains «représentatifs» de cette époque, la valeur littéraire et sociale de leurs écrits.

Nous voulons montrer, en un mot, comment, sous l'influence des humanistes italiens[2], la poésie hébraïque s'affranchit de la tradition du Moyen-âge, se modernise et sert de modèle à tout un mouvement de renaissance littéraire en Allemagne et en Autriche. Dans ces deux pays les lettres hébraïques s'enrichissent et se perfectionnent sous le rapport de la forme aussi bien que du fond, et finalement, grâce à des circonstances favorables, l'hébreu s'impose comme langue littéraire et nationale aux masses juives de la Pologne et surtout de la Lithuanie.

Dans cette marche vers l'Orient, la littérature hébraïque n'a presque jamais failli à sa mission. Deux courants d'idées, plus ou moins distincts, caractérisent cette littérature: d'une part, l'émancipation intellectuelle des masses juives tombées dans l'ignorance et, par conséquent, la lutte contre les préjugés et le dogmatisme rabbinique, et, d'autre part, le réveil du sentiment national et de la solidarité juive. Ces deux courants d'idées finiront par se fondre dans la littérature contemporaine, par la création du mouvement national juif avec ses diverses nuances. Depuis une vingtaine d'années, par la force des événements, l'émancipation nationale des masses juives s'impose aux lettrés. Elle a su rendre à la langue hébraïque une situation prédominante dans toutes les questions vitales qui agitent le Judaïsme, et amener une floraison littéraire vraiment significative.


CHAPITRE PREMIER

En Italie.—M.-H. Luzzato.

On ne peut donner le nom de Renaissance, dans le sens précis du mot, au mouvement qui s'est effectué dans la littérature hébraïque à la fin du xve siècle, pas plus que celui de Décadence ne convient pour désigner l'époque qui l'a précédé.

Longtemps avant Dante et Boccace, et notamment depuis le xe siècle, les lettres hébraïques avaient atteint, principalement en Espagne et partiellement aussi en Provence, un degré de développement inconnu aux langues européennes du Moyen-âge.

Les persécutions religieuses qui anéantirent vers la fin du xive et du xve siècle les populations juives de ces deux pays ne réussirent pas à interrompre complètement ces traditions littéraires. Les débris de la science et des lettres juives furent transplantés par les réfugiés dans leurs pays d'adoption. Des écoles furent fondées de bonne heure aux Pays-Bas, en Turquie, en Palestine même.

Un renouveau littéraire n'était en effet possible qu'en Italie. Partout ailleurs, dans les pays arriérés du Nord et de l'Orient, les juifs, encore sous le coup des malheurs récents, s'étaient repliés sur eux-mêmes et réfugiés dans le plus sombre des mysticismes ou tout au moins dans le dogmatisme le plus étroit. Grâce à des conditions extérieures plus supportables, les communautés italiennes ont pu reprendre la tradition littéraire judéo-espagnole. Nous y voyons surgir des penseurs, des écrivains, des poètes tels qu'Azarie di Rossi, le créateur de la critique historique, Messer Léon, philosophe subtil, Élie le Grammairien, Léon di Modena, le puissant rationaliste, Joseph del Medigo, esprit encyclopédique, les frères poètes Francis, qui combattirent le mysticisme, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer[3]. Ceux-ci et les quelques rares écrivains de la Turquie et des Pays-Bas ont donné un certain éclat à la littérature hébraïque pendant tout le xvie et le xviie siècles. Héritiers de la tradition espagnole, ils tendent cependant à réagir contre l'esprit et surtout contre les règles de la prosodie arabe qui enchaînaient la poésie hébraïque. Ils essayent d'introduire des formes littéraires et des conceptions nouvelles en hébreu.

Mais ils réussissent à peine dans leur tâche. La majeure partie de lettrés juifs, peu familiarisée avec les littératures étrangères, devait rester en plein Moyen-âge jusqu'à une époque beaucoup plus avancée. Quant aux autres, ils préféraient s'exprimer dans la langue de leur pays qui offrait moins de difficultés que l'hébreu.

Celui qui devait assumer la lourde tâche de rompre les chaînes qui gênaient l'évolution de la langue hébraïque dans un sens moderne, et devenir ainsi le véritable maître initiateur de la Renaissance hébraïque fut un juif italien, doué de facultés surprenantes.

Moïse-Hayim Luzzato naquit en 1707 à Padoue. Il était issu d'une famille célèbre par les autorités rabbiniques et par les écrivains qu'elle avait donnés au Judaïsme, tradition à laquelle elle n'a pas failli jusqu'à nos jours.

Une éducation strictement rabbinique, consacrée principalement à l'étude du Talmud sous la direction d'un maître polonais—nous sommes déjà à une époque où les rabbins polonais sont en grande estime—qui l'initie de bonne heure aux mystères de la Cabbale; une enfance triste passée dans l'air étouffant du ghetto, voilà quelles furent les premières années de notre poète. Heureusement pour lui que ce ghetto était un ghetto italien d'où les études profanes n'étaient pas complètement bannies.

À côté des études religieuses, l'enfant fait connaissance avec la poésie hébraïque du Moyen-âge et aussi avec la littérature italienne de son temps. Là est sa supériorité sur les lettrés hébreux des autres pays, qui n'avaient subi aucune influence extérieure et étaient demeurés fidèles aux formes et aux idées surannées.

Dès sa jeunesse, il montre des aptitudes remarquables pour la poésie. À l'âge de 17 ans, il compose un drame en vers intitulé: «Samson et Dalila», drame qui ne devait jamais être imprimé. Peu de temps après, il publie son «Art poétique», Leschon Limoudim[4], dédié à son maître polonais. Le jeune poète se décide enfin à rompre avec la poésie du Moyen-âge qui entravait le développement de la langue hébraïque. Son drame allégorique Migdal Oz[5] (La Tour de la Victoire) fut le signal de cette réforme. Le style hébraïque y révèle une élégance et un éclat non atteints depuis la Bible. Ce drame, inspiré du Pastor fido de Guarini, par le souffle poétique qui l'anime et par le goût artistique qui distingue son auteur, est encore très goûté des lettrés, malgré ses prolixités et l'absence de toute action dramatique.

C'était alors un monde nouveau que l'auteur venait de révéler par cette exaltation de la vie rurale dans une littérature dont les représentants les plus éclairés se refusaient de voir dans le Cantique des cantiques autre chose qu'un symbolisme religieux, à tel point que toute notion réelle de la nature avait dégénéré chez eux.

À l'instar des pastorales de l'époque, mais peut-être avec un sentiment plus réel, le poète fait l'éloge de la vie du berger:

Qu'il est doux, le sort du jeune berger toujours en tête de ses troupeaux! Il va, il court, joyeux dans sa pauvreté, heureux de l'absence de tout souci.

Pauvre et toujours gai!

La jeune fille qu'il aime, l'aime, elle aussi; ils jouissent du bonheur, et rien ne vient troubler leur plaisir.

Point d'obstacles, point de séparation; ils jouissent du bonheur en pleine sécurité. Accablé par la fatigue du jour, il s'oublie sur le sein de sa bien aimée.

Pauvre et toujours gai!

Hélas! cet appel à une vie plus naturelle, après tant de siècles de dégénérescence physique et d'avilissement de tout sentiment de la nature, ne pouvait pas être compris ni même pris au sérieux dans un milieu auquel l'air, le soleil, le droit même à la vie avait été refusé ou strictement mesuré. L'ouvrage même, resté manuscrit, n'a pas été connu du grand public.

L'œuvre capitale de Luzzato, celle qui devait exercer une influence décisive sur le développement de la littérature hébraïque et rester jusqu'à nos jours un modèle de genre, c'est son autre drame allégorique, paru en 1743, qui ouvre une époque nouvelle dans l'histoire de la littérature hébraïque, l'époque de la littérature moderne: Layescharim Tehilla[6] (Gloire aux justes). Tout y révèle un maître: l'élégance du style précis et expressif rappelant le plus pur style biblique, les images colorées et originales, une inspiration poétique personnelle, et jusqu'à la pensée, empreinte d'une philosophie profonde, d'un haut sens moral, et exempte de toute exagération mystique.

Au point de vue de l'art dramatique, la pièce ne présente qu'un intérêt médiocre. Le sujet, purement moral et didactique, ne comporte aucune étude sérieuse de caractères, et, comme dans toutes les pièces allégoriques, l'action dramatique est faible.

Le thème n'était pas bien nouveau; en hébreu même, il avait déjà donné naissance à plusieurs développements littéraires. C'est la lutte entre la Justice et l'Injustice, entre la Vérité et le Mensonge. Les personnages allégoriques qui prennent part à l'action sont, d'un côté, Yoscher (Probité), aidé par Séchel (Raison), et Mischpat (Justice), et, de l'autre côté, Scheker (Mensonge) et ses auxiliaires: Tarmith (Duperie), Dimion (Imagination) et Taava (Passion). Les deux camps ennemis se disputent les faveurs de la belle Tehilla (Gloire), fille de Hamon (Foule). La lutte étant inégale, l'Imagination et la Passion l'emportent sur la Vérité et la Probité. Alors on voit intervenir l'inévitable Deus ex machina, Jéhova en la circonstance, et la Justice est rétablie.

Ce cadre simple et peu original renferme de très belles descriptions de la nature et surtout des pensées sublimes qui font de la pièce une des perles de la poésie hébraïque. L'idée dominante de cette œuvre, c'est la glorification de Jéhova et l'admiration des «merveilles innombrables du Créateur».

Quiconque les cherche les trouve dans chaque être vivant, dans chaque plante, dans tout ce qui n'est pas animé d'un souffle de vie, dans tout ce qui est sur terre et dans tout ce qui est dans la mer, dans tout ce qui est visible à l'œil humain. Heureux celui qui trouve la science, heureux celui qui lui prête une oreille attentive!

Mais ce créateur n'est pas capricieux; la Raison et la Vérité sont ses attributs et éclatent dans toutes ses actions. L'humanité se compose d'une Foule que se disputent deux forces contraires, la Vérité avec la Probité d'un côté, le Mensonge et ses pareils de l'autre, et chacune de ses deux forces cherche à la dominer et à triompher.

La Raison de notre poète n'a rien à voir avec la Raison positive des rationalistes qui montre le monde dirigé par des lois mécaniques et immuables; c'est une Raison suprême, obéissant à des lois morales qui échappent à notre appréciation. Comment pourrait-il en être autrement? Ne sommes-nous pas le continuel jouet de nos sens qui sont incapables de saisir les vérités absolues et qui nous trompent même sur l'apparence des choses?

Nos yeux ne voient que l'apparence des choses; ne sont-ils pas de chair? Même pour les choses visibles, le moindre accident suffit à nous en donner une interprétation erronée, à plus forte raison pour les choses inaccessibles à nos sens. Regardez le bout de la rame dans l'eau, ne vous paraît-il pas allongé et tortueux?—et pourtant vous le savez droit.

Ne vois-tu pas que le cœur humain est une mer sans cesse agitée par les luttes de l'esprit et dont les vagues sont dans un perpétuel mouvement de flux et de reflux?

Nous sommes la proie de nos passions; lorsqu'elles changent, nos sensations changent également. Nous ne voyons que ce que nous voulons voir, nous n'entendons que ce que nous désirons et imaginons.

Cette idée de la phénoménalité des choses et de l'impuissance de notre esprit a fini par jeter notre poète croyant et imbu de la Cabbale dans le mysticisme le plus dangereux. Après avoir usé ses forces dans les publications les plus diverses, parmi lesquelles nous relevons une excellente imitation des Psaumes, un traité non sans grandeur sur les principes de la logique[7], un autre sur la morale et un grand nombre de poésies et de traités cabalistiques, dont la plupart n'ont jamais été publiés, son esprit s'exalta; il perdit bientôt tout équilibre moral. Un jour il alla jusqu'à s'imaginer qu'il était appelé à jouer le rôle du Messie. Les Rabbins, qui avaient peur de voir une triste répétition des mouvements pseudo-messianiques qui avaient tant bouleversé le monde juif, lancèrent l'excommunication contre lui. Son imitation ingénieuse du Zohar, écrite en araméen et dont nous ne possédons que des fragments, acheva de ruiner sa réputation. Obligé de quitter l'Italie, il vagabonda à travers l'Allemagne, puis séjourna à Amsterdam. Il eut la satisfaction d'être accueilli en véritable maître par les lettrés de cette importante communauté. Il y composa ses dernières œuvres. Mais il n'y resta pas longtemps. Il quitta cette ville pour aller chercher l'inspiration divine à Safed, en Palestine, foyer célèbre de la Cabbale. C'est là qu'il mourut, emporté par la peste, à l'âge de quarante ans.

Triste vie d'un poète victime du milieu anormal dans lequel il a vécu et qui, dans des conditions plus favorables, aurait pu devenir un maître d'une valeur universelle. Son plus grand mérite est d'avoir définitivement débarrassé l'hébreu des formes et des idées du Moyen-âge et de l'avoir rattaché aux littératures modernes. Il a légué à la postérité un modèle de poésie classique. Son œuvre, répandue dans les pays du Nord et de l'Orient, ne tarda pas à susciter des imitateurs. Mendès et Wessely, qui se mirent, l'un à Amsterdam et l'autre en Allemagne, à la tête d'une renaissance littéraire, ne sont que les disciples et les successeurs du poète italien.


CHAPITRE II

En Allemagne.—Les Meassfim.

On a justement remarqué que le relèvement intellectuel des juifs en Allemagne avait devancé leur émancipation politique et sociale. Longtemps fermé à toute idée venant du dehors et confiné dans le domaine religieux et dogmatique, le judaïsme allemand a partagé la misère matérielle et sociale de celui des pays slaves. Les idées philosophiques et tolérantes de la fin du xviiie siècle le secouent quelque peu de sa torpeur et, à mesure qu'elles pénètrent dans les communautés, un bien-être plus ou moins assuré s'établit du moins dans les grands centres. Le premier contact du ghetto avec les sociétés éclairées de l'époque a donné l'impulsion à tout un mouvement d'émancipation intérieure. Des Cercles de «Maskilim» (intellectuels) se forment à Berlin, à Hambourg et à Breslau. Ils étaient composés de lettrés initiés à la civilisation européenne et animés du désir de faire pénétrer la lumière de cette civilisation dans les communautés de la province. Ceux-ci entrent en lutte contre le fanatisme religieux et les méthodes casuistiques qu'ils veulent remplacer par des idées libérales et des études scientifiques. Deux écoles, avec le philosophe Mendelssohn et le poète Wessely en tête, naissent de ce mouvement, celle des Biouristes[8] et celle des Meassfim[9]. Tandis que les uns défendent le judaïsme contre les ennemis du dehors et combattent intérieurement les préjugés et l'ignorance des Juifs eux-mêmes, les autres entreprennent de réformer l'éducation de la jeunesse et de faire revivre la culture de la langue hébraïque. Tous s'accordaient à penser que, pour relever l'état moral et social des juifs, il fallait d'abord faire disparaître les divergences extérieures qui les séparaient de leurs concitoyens. Une traduction nouvelle de la Bible en allemand littéraire, entreprise par Mendelssohn, devait donner le coup de grâce à l'usage du jargon judéo-allemand. D'autre part, le Biour ou commentaire de la Bible (d'où le nom de Biouristes donné à cette école), sorti de la collaboration d'une pléiade de savants et de lettrés, devait faire table rase de toute interprétation mystique et allégorique des Livres sacrés et introduire la méthode rationnelle et scientifique.

L'œuvre de cette école a certainement contribué au relèvement intellectuel de la masse juive ainsi qu'à la propagation de la langue allemande qui finit par se substituer au jargon judéo-allemand. Son influence ne s'est pas arrêtée aux juifs allemands, mais elle s'est également étendue sur les communautés de l'Est de l'Europe.

En 1785, deux écrivains hébreux de Breslau, Isaac Eichel et B. Landau, entreprennent, sous les auspices de Mendelssohn et de Wessely, la publication d'un recueil périodique intitulé Hameassef (le Collecteur), d'où le nom de Meassfim donné à cette école. Le Meassef poursuivait un but double, la propagation des sciences et des idées modernes en hébreu, seule langue accessible aux juifs du ghetto,—et l'épuration de cette langue dégénérée dans les écoles rabbiniques. Il devait initier ses lecteurs aux exigences sociales et esthétiques de la vie moderne et les débarrasser de leur particularisme séculaire. Le Meassef eut aussi le mérite de grouper pour la première fois sous une même égide les champions de la Haskala (humanisme) de divers pays et de servir de trait d'union entre eux.

Au point de vue littéraire, le Meassef ne présente qu'un intérêt médiocre. Ses collaborateurs, dénués de goût, offraient aux lecteurs des imitations des auteurs romantiques allemands d'une valeur contestable. Il ne révéla aucun talent nouveau vraiment digne de ce nom. La réputation dont jouissaient ses principaux collaborateurs était antérieure à son apparition. Ils la devaient surtout à la vogue que les lettres hébraïques avaient acquise grâce aux efforts des disciples de Luzzato.—C'était plutôt une œuvre de propagande et de polémique. Cependant la lutte contre les préjugés et les rabbins n'y atteint pas encore cette âpreté qui caractérise les époques postérieures.

Les événements se précipitèrent d'une façon inattendue avec la Révolution française, et le Meassef disparut après sept ans d'existence, non sans avoir apporté un appoint à l'œuvre de l'émancipation intellectuelle des juifs allemands et à la renaissance laïque de la langue hébraïque. Et telle était l'importance de cette première rencontre de lettrés hébreux qu'elle sut imposer son nom à tout le mouvement littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle, appelé: époque des Meassfim.

Deux poètes et cinq ou six écrivains plus ou moins dignes de ce nom dominent cette époque.

Naphtali Hartwig Wessely, né à Hambourg (1725-1805), est considéré comme le prince des poètes de l'époque. Issu d'une famille aisée et assez éclairée, il reçut une éducation moderne. Esprit ouvert à toutes les influences nouvelles, il resta néanmoins attaché à sa croyance et ne s'est jamais écarté du terrain strictement religieux. Bel esprit, il cultiva avec succès la poésie et acheva l'œuvre de la Réforme commencée par le poète italien sans atteindre pourtant à l'originalité et à la profondeur de ce dernier.

Son chef-d'œuvre poétique est les Schiré Tifereth ou la «Moïsiade»[10], chant épique en cinq volumes. Ce poème de l'Exode est conçu d'après le modèle des pseudo-classiques allemands du temps. L'influence de la Messiade de Klopstock est flagrante.

La profondeur de la pensée, le sentiment artistique et l'imagination poétique personnelle font défaut dans cette œuvre, qui n'est en somme qu'une paraphrase oratoire du récit biblique. Les mêmes défauts se retrouvent, d'ailleurs, dans toutes les poésies de Wessely. Mais, en revanche, il possède un style oratoire d'une allure remarquable, et il écrit en un hébreu élégant et châtié. Cette correction du style très travaillé et cette absence même de tempérament poétique font de lui le Malherbe de la poésie hébraïque moderne. L'admiration professée pour le poète par ses contemporains fut très grande, et le grand nombre d'éditions qu'eut son poème, devenu un livre populaire estimé par les orthodoxes mêmes, témoignent de l'influence que le poète a exercée sur ses coreligionnaires et de l'importance croissante de la langue hébraïque. Wessely a aussi écrit plusieurs ouvrages importants sur la philologie juive. Il faut regretter que le style diffus et par trop prolixe de sa prose ait empêché d'apprécier la valeur scientifique de ces écrits. Ami et admirateur de Mendelssohn, il participa à la traduction allemande de la Bible et à l'œuvre des commentateurs.

Son recueil, intitulé Gan-Naoul (Jardin fermé), publié à Berlin en 1765 et consacré à des questions de grammaire et de philologie, atteste les connaissances profondes de l'auteur. Ce qui fait le plus d'honneur à Wessely, c'est la fermeté de son caractère et son amour de la vérité. Il le prouve dans son pamphlet, Dibreï Schalom weemeth, «Paroles de paix et de vérité», publié à Berlin en 1787 à l'occasion de l'édit de l'empereur Joseph II ordonnant la réforme de l'enseignement juif et la fondation des écoles modernes. Quoique arrivé à un âge avancé, il ne recula pas devant la crainte d'attirer sur lui le courroux des fanatiques, et il se prononça ouvertement en faveur des réformes scolaires. Avec une modestie et une douceur remarquables, le vieux poète démontre toute l'urgence de ces réformes et affirme qu'elles ne sont pas contraires à la foi mosaïque et rabbinique. Cet acte courageux lui valut l'excommunication de la part des fanatiques. Il lui valut aussi d'être considéré comme le personnage le plus considérable de l'École des Meassfim et comme le maître des Maskilim.

Parmi les collaborateurs les plus distingués du Meassef, se place aussi l'autre poète en titre de l'époque, David Franco Mendès (1713-1792), né à Amsterdam d'une famille échappée à l'inquisition et qui, comme la plupart des familles originaires d'Espagne, avait conservé l'usage de la langue espagnole. Il fut l'ami et le disciple de Moïse-Hayim Luzzato, qu'il imita. Si dans l'Europe orientale la langue hébraïque prédominait dans le ghetto et obligeait tous ceux qui voulaient s'adresser aux masses juives à avoir recours à elle, il n'en était pas de même dans les pays romans. Là, l'hébreu fut peu à peu supplanté par la langue du pays. Mendès, qui avait voué un véritable culte aux lettres hébraïques, était affligé de les voir si dédaignées par ses coreligionnaires, qui leur préféraient la littérature classique française. Dans sa préface à la tragédie Guemoul Atalia (La récompense d'Athalie), publiée à Amsterdam en 1770, il s'efforce de démontrer la supériorité de la langue sacrée sur les langues profanes. En vérité, cette pièce, malgré les protestations de son auteur, n'est qu'un remaniement assez peu heureux de la tragédie de Racine. On y remarque un style pur et classique et quelques scènes animées d'une certaine vivacité d'action.

Nous possédons un autre drame historique de Mendès, intitulé Judith, publié également à Amsterdam, et dont le mérite n'est pas supérieur à celui de sa première tragédie, ainsi que plusieurs études biographiques sur les savants du Moyen-âge publiées dans le Meassef.

Mendès n'a certainement pas réussi à faire concurrence aux modèles italiens et français dont il s'inspira. Il n'en fut pas moins approuvé et admiré par les lettrés de son temps, qui voyaient en lui l'héritier de Luzzato.

Nous ne pouvons énumérer tous les lettrés et les érudits qui ont, d'une façon directe ou non, contribué à l'action du Meassef. Contentons-nous de citer ceux qui se sont distingués par une certaine originalité d'esprit.

C'est à Breslau que vécut le rabbin Salomon Papenheim (1776-1814), auteur d'une élégie sentimentale Arba Kossoth (Les Quatre Coupes), inspirée des Nuits de Young, et publiée à Berlin en 1790. Cette élégie est remarquable par le souffle poétique personnel de l'auteur. Dans des plaintes rappelant Job, et tel un Werther hébreu, il pleure, non pas la perte de sa bien-aimée—ce qui n'eût pas été conforme à l'esprit du ghetto—mais celle de sa femme et de ses trois enfants. Cette élégie a eu la chance de devenir un poème populaire.

Mais cette sentimentalité fade et le style précieux et outré de notre auteur devaient exercer une influence nuisible sur les générations suivantes. C'était le tribut accordé par la littérature hébraïque au mal du siècle.

Mentionnons aussi le rédacteur d'une nouvelle série du Meassef parue à Dessau en 1809-1811, Salom Hacohen, dont les poésies et les articles publiés dans le Meassef (2e série) et dans les Bicouré Itim, et surtout le drame historique intitulé Amel et Tirza[11], empreint d'une certaine naïveté s'accordant bien avec le cadre biblique, ont obtenu un grand succès[12].

Mendelssohn lui-même, le maître admiré et respecté de tous, écrivait fort peu et, il faut l'avouer, assez mal l'hébreu.

Quant aux rédacteurs du Meassef, l'un d'eux, Isaac Eichel (1756-1804), se distingua par ses articles polémiques contre les superstitions et l'obscurantisme des orthodoxes du ghetto. Eichel est également l'auteur d'une étude biographique sur Mendelssohn, publiée à Vienne en 1814.

L'autre, Baruch Lindau, publia entre autres un traité des sciences naturelles intitulé: Reschith Limoudim (Éléments des Sciences), Brunn, 1797. Notons aussi le savant professeur de l'Université d'Upsal, M. Levison, qui contribua au succès du Meassef par une série d'études scientifiques.

La Pologne, qui avait jusqu'alors fourni des rabbins et des professeurs de Talmud, ne tarda pas à participer à l'œuvre des Meassfim. Plusieurs des collaborateurs polonais du Meassef méritent une mention spéciale.

Le spirituel et profond disciple de Kant, Salomon Maïmon, n'a publié, en dehors de ses travaux d'exégèse et de son commentaire ingénieux sur Maïmonide, rien d'original en hébreu.

Un autre écrivain polonais, Salomon Doubno (1735-1813), fut un grammairien et un styliste remarquable; il fut aussi un des premiers collaborateurs de Mendelssohn à l'œuvre du Biour (commentaire de la Bible). Il publia, entra autres, un drame allégorique et des poésies satiriques dont l'Hymne à l'hypocrisie est un modèle achevé[13].

Juda ben-Zeeb (1764-1811) publia à Berlin une Grammaire hébraïque conçue d'après les méthodes modernes: c'est le Talmud Leschon Ivri[14] (Manuel de la langue hébraïque). Par cette œuvre il a beaucoup contribué à la propagation de la linguistique et de la rhétorique parmi les juifs. Son Dictionnaire hébreu-allemand et sa version hébraïque de Ben Sira sont assez connus des hébraïsants.

Isaac Satonow (1732-1804), Polonais établi à Berlin, est une figure très curieuse par la variété de ses productions ainsi que par l'étrangeté de son esprit.

Doué d'une faculté d'assimilation surprenante, il excellait aussi bien à imiter le style biblique que le style du Moyen-âge. Il maniait aussi ingénieusement l'hébreu que l'araméen. Il attribuait à tous ses écrits une provenance antique. Cette fantaisie n'enlève rien à l'originalité de certains de ses ouvrages. Son anthologie Mischlé Assaf, en 3 livres, attribuée par lui au psalmiste[15], figurerait honorablement dans n'importe quelle littérature.

Citons-en quelques mischlé ou maximes:

La vérité jaillit de la recherche, la justice de l'intelligence. Le commencement de la recherche est l'étonnement, son milieu est le discernement, son but la vérité et la justice.

Le jour de ta naissance tu pleurais et les gens qui t'entouraient s'égayaient; le jour de ta mort c'est toi qui riras et les gens sangloteront autour de toi: sache donc que c'est alors que tu renaîtras pour jouir en Dieu, et la matière[16] ne t'en empêchera plus.

Domine ton esprit afin que les étrangers ne dominent point ta chair.

Les pinces sont faites avec des pinces; le travail est aidé par le travail, et la science par la science.—Ne t'imagine point que tout ce qui te paraît doux soit également doux pour tout le monde. Ne le crois pas: nombreuses sont les belles femmes haïes par leurs maris, et combien de femmes vilaines en sont aimées!

Tout être vivant cesse d'engendrer en vieillissant. Le mensonge, quoique caduc, courtise encore. Plus sa racine vieillit dans la terre, plus il augmente le nombre de ses enfants trompeurs; ses amis se multiplient, et les admirateurs de tout ce qui est vieux concourent à ce que son nom ne disparaisse point de la surface de la terre.

En somme, comme nous l'avons déjà remarqué, le mouvement littéraire provoqué par les Meassfim n'a produit rien ou presque rien de durable. Les écrivains de cette époque ont joué le rôle de précurseurs et de préparateurs. Démolisseurs et réformateurs, ils disparaissent à quelques exceptions près, une fois leur besogne terminée et l'émancipation maîtresse dans l'Europe occidentale. Et ils ont pu voir le torrent de l'émancipation entraîner, avec tout le passé, la seule relique qui leur fût chère et pour laquelle leur cœur de juif vibrait encore: la langue hébraïque.

Humanistes passionnés à l'esprit peu perspicace, ils se laissèrent éblouir par l'apparence des choses modernes et par les promesses de lumière et de liberté. Ils rompirent avec l'idéal de l'affranchissement national d'Israël et se placèrent ainsi en dehors de la solidarité qui unissait dans une même espérance les grandes masses juives restées attachées à leur foi et à leur peuple.

Écrivains souvent sans valeur, sans originalité aucune, ils dédaignèrent trop le milieu juif pour y chercher leur inspiration. Aussi ce ne furent pour la plupart que des imitateurs, des traducteurs médiocres de Schiller et de Racine. Ils n'ont pas su parler à l'âme juive ni remplacer par un idéal nouveau les traditions défaillantes du passé et l'espoir messianique en décadence. Une génération entière passera avant que le Judaïsme historique reprenne sa revanche avec la création de la science pure et de la conception de la Mission du peuple juif.

Cependant le mouvement provoqué par les Meassfim eut un très grand retentissement. Pour la première fois, la tradition rabbinique pétrifiée par l'âge et l'ignorance est attaquée dans la langue sacrée même, au nom de la vie et de la science. Pour la première fois la Haskala, ou l'humanisme hébreu, déclare la guerre à toutes les choses du passé qui entravaient l'évolution moderne du Judaïsme. En vain les Meassfim—sauf quelques exceptions—se gardent de toute sortie violente contre les principes même du dogmatisme, en vain leur maître Mendelssohn va jusqu'à consacrer publiquement ces principes en dépit du bon sens et du judaïsme historique; une brèche venait d'être faite dans le mur du ghetto par la laïcisation de l'esprit littéraire et public, et rien ne pourra plus s'opposer à la marche des idées nouvelles. Les rabbins de l'époque le comprirent fort bien, c'est ce qui explique l'acharnement de leur opposition.

C'est depuis cette époque que nous voyons apparaître une classe nouvelle dans le ghetto, celle des Maskilim, ou des lettrés laïques, avec laquelle les rabbins devront, jusqu'à nos jours, non seulement compter, mais encore partager leur autorité sur le peuple.

Pour ce qui est de la langue hébraïque, les Meaasfim réussirent à la purifier et à lui rendre la forme biblique. Wessely et Mendès ont effacé les derniers vestiges du Moyen-âge. Un grand nombre de beaux esprits de l'époque nous ont laissé des modèles du style classique.

Mais ce retour aux manières et au style de la Bible devait faire retomber les lettres hébraïques dans un excès contraire. Il aboutit à la création d'un style pompeux et précieux, la Melitza, qui a laissé dans la littérature hébraïque des traces indélébiles dont elle se ressent jusqu'à nos jours. En se posant en gardiens du style biblique pour faire face aux rabbinismes qui avaient corrompu l'élégance de la langue, ils ne surent garder aucune mesure.

Pour exprimer les choses les plus prosaïques et les idées les plus simples, ils se servent des métaphores et des images mêmes de la Bible.

C'est à cette gageure de purisme qui envahit la littérature hébraïque, que celle-ci doit sa réputation, imméritée d'ailleurs, de n'être qu'un jeu d'esprit et de n'offrir aucune originalité.

Les lettrés italiens participèrent peu au mouvement littéraire de la fin du xviiie siècle. Citons cependant deux d'entre eux. Le premier est le poète Ephraïm Luzzato (1727-1792), dont nous relevons les sonnets érotiques d'un style vif et souvent personnel. L'autre est Samuel Romanelli, auteur d'un mélodrame très goûté par ses contemporains et d'un Voyage en Arabie.

En France, et surtout en Alsace, nous trouvons aussi quelques collaborateurs des Meassfim allemands. Ensheim est le plus connu d'entre eux.

C'est en France que nous trouvons le seul poète original de cette époque, poète qui n'appartient d'ailleurs pas à l'école des Meassfim. Élie Halphen Halévy de Paris (1760-1822), le grand'père de M. Ludovic Halévy, par son tempérament poétique et par la richesse de son imagination, l'emporte de beaucoup sur les autres poètes de son temps. Malheureusement, nous ne possédons pas tous les écrits de ce poète peu fécond, mais le charme de son style personnel et la richesse des images poétiques témoignent assez de son talent. On sent que le souffle de la Révolution a passé par là. Son Hymne à la paix, publié à Paris en 1804, est l'apothéose de Napoléon dans la personne duquel le poète salue la «Liberté sauvée» et la «Belle France», patrie de la Liberté. Un amour sans borne pour la France, «ce beau pays, ce peuple libre et rétif, ayant dans son cœur l'amour de sa patrie et dans sa main l'épée vengeresse» et une haine de «la tyrannie couronnée, qui avait fait de ce Paradis terrestre un cimetière», caractérisent cette œuvre unique en son genre.

Il exalte le Dictateur non seulement parce qu'il est l'«ami de la victoire», mais plus encore parce qu'il est en même temps l'«ami de la science». Il salue les armées victorieuses, quoique portant «la destruction et la misère», surtout parce qu'elles portaient aussi le drapeau de la science, la civilisation et le progrès.

Ce cri de liberté trouva un écho retentissant dans le ghetto des pays les plus arriérés même. La littérature hébraïque possède des souvenirs curieux qui montrent tout l'espoir que firent naître dans le cœur des juifs—dont le caractère concordait peu avec le régime du despotisme—la Révolution française et les conquêtes napoléoniennes. Ils saluèrent dans de nombreux hymnes et chants publics en hébreu[17] les armées de Napoléon comme le Messie sauveur.

Mais déjà la réaction met fin à ces espérances irréalisées, et les Juifs retombent dans leur misère sociale. Le heurt des conceptions nouvelles ne contribua pas moins à produire une fermentation d'idées et de tendances dans le ghetto, réveillé enfin de son sommeil millénaire.


CHAPITRE III

En Pologne et en Autriche.—L'École de Galicie.

Nous avons vu les lettrés polonais établis en Allemagne s'associant à l'œuvre des Meassfim. Bientôt nous verrons comment ce mouvement littéraire fut transporté en Pologne, où il a produit des effets beaucoup plus durables.

Tandis que, dans les pays de l'Occident, l'hébreu était destiné à disparaître peu à peu et à faire place à la langue du pays, dans les pays slaves, au contraire, l'importance de la littérature hébraïque devait croître et devenir prédominante. Elle aboutira à la formation graduelle d'une littérature profane ininterrompue jusqu'à nos jours.

Le judaïsme polonais, isolé dans ses destinées et dans sa vie politique, formait depuis le xvie siècle la plus grande partie du peuple juif. Une organisation politique et religieuse autonome, administrée par les Rabbins et les représentants de la communauté ou du Cahal, une sorte d'État théocratique connu sous le nom de «Synode des Quatre Pays» (la Pologne, la Petite Pologne, la Petite Russie et plus tard la Lithuanie avec son synode autonome), régissait les destinées et réglait la vie de ces agglomérations de juifs originaires de tous les pays et fusionnés en un seul bloc. Formant presque tout le Tiers-État dans un pays trois fois plus grand que la France, ils étaient, non seulement marchands, mais surtout artisans, ouvriers, fermiers même. Ils constituaient un peuple à part, distinct des autres. Ce n'étaient plus les ghetto étroits et les petites communautés de l'Occident, mais des provinces entières, avec leurs villes et leurs bourgades presque uniquement peuplées par des juifs. La guerre de Trente ans, qui avait jeté un grand nombre de juifs allemands en Pologne, acheva de donner une constitution définitive à cet organisme social. Les nouveaux venus prirent rapidement une importance prédominante dans les communautés. Ils surent imposer à l'usage général leur idiome allemand et ils poussèrent à outrance l'étude de la Loi. Les écoles talmudiques de la Pologne et ses autorités rabbiniques acquirent bientôt une réputation incontestée dans toute la Diaspora. Méprisés et maltraités par les magnats polonais, condamnés, grâce à une immigration incessante et aux pauvres ressources du pays, à une lutte âpre pour la vie, ils mettaient toute leur ambition dans l'étude de la Loi et se consolaient avec l'espoir messianique. La casuistique la plus insensée et le dogmatisme le plus sec suffisaient aux besoins intellectuels des plus éclairés; une piété sans borne, l'observance rigoureuse et minutieuse des prescriptions rabbiniques et le culte de traditions et de superstitions accumulées par le temps, comblaient le vide de l'existence pénible des masses. Pour satisfaire à leurs exigences de sentiment et de cœur, ils avaient les homélies des Maguidim (Prédicateurs), sorte d'enseignement populaire fondé sur les textes sacrés, agrémentés de contes talmudiques, d'allusions mystiques et de superstitions de tout genre.

Une catastrophe terrible, le soulèvement des Cosaques de l'Ukraine, coûta la vie à un demi-million de juifs, et la terreur qui s'en suivit durant toute la fin du xviie et la première moitié du xviiie siècle jeta parmi les populations juives des provinces méridionales un désarroi complet. C'est alors que le Hassidisme[18], avec son fatalisme oriental, son culte des Zaddikim (Justes), faiseurs de miracles, fait son entrée et gagne les populations d'une grande partie de la Pologne. Un abaissement moral et intellectuel s'en est suivi, coïncidant avec l'époque même où l'action civilisatrice des Meassfim triomphe en Allemagne.

Les réformes concernant les juifs, entreprises par l'empereur Joseph II dans la partie de la Pologne annexée à l'Autriche, et, en tout premier lieu, le service militaire obligatoire, portèrent un coup terrible à ces masses ignorantes, rebelles à tout changement et n'accordant aucun crédit aux promesses d'améliorer leur situation que les autorités leur faisaient. Ils furent terrorisés par la sévérité des mesures prises contre eux et, dans leur impuissance à lutter contre l'autorité, ils se jetèrent en masse dans le Hassidisme, qui prêchait l'oubli de tout dans la solidarité mystique. C'était l'arrêt de tout développement social et religieux même, la superstition s'établissant en maîtresse et aboutissant à la complète dégénérescence de ces populations.

Pour parer au danger de l'envahissement de la nouvelle secte et pour éclairer, du moins, la partie intellectuelle de ces masses, les lettrés juifs de la Pologne reprirent l'œuvre des Meassfim et se firent les champions de la Haskala. Ils secondèrent ainsi les efforts du gouvernement autrichien. Leur action augmente peu à peu en importance, et bientôt nous voyons se former des écoles modernes et des Cercles littéraires dans la plupart des villes de la Galicie.

Des écrivains comme Tobie Feder, l'auteur d'un pamphlet rigoureux contre le Hassidisme et de nombreuses publications philologiques, et David Samoscz, auteur très fécond, ouvrent la campagne humaniste dans la Pologne russe même.

Des juifs riches et influents s'associent à ce mouvement et l'encouragent. Joseph Perl, fondateur d'une école moderne et de plusieurs institutions d'éducation, représente le type de ces mécènes juifs, amis du progrès[19].

Des recueils périodiques scientifiques et littéraires succèdent au Meassef et se multiplient. Après le Bicouré Haïtim[20](Les Prémices), vient le Kerem Hémed[21] (La Vigne délicieuse), puis le Osar Nehmad (Le Trésor délicieux), rédigé par Blumenfeld; enfin Hahalouz (le Pionnier), fondé en 1853 par Erter et Schorr, le spirituel publiciste et le réformateur hardi; Cochbé Ishac (Étoiles d'Isaac) rédigé par I. Stern à Vienne (1850-1863), etc., etc. Ces recueils présentent un caractère beaucoup plus sérieux que le Meassef. On y trouve généralement plus d'originalité et plus de profondeur scientifique.

Pour parler à l'esprit de lettrés polonais, tous imbus de fortes études rabbiniques, les petits jeux d'esprit naïfs et les amusettes en style précieux ne suffisaient plus; c'est à leurs raisons, à leurs convictions, à leur constant besoin d'occupations spirituelles qu'il fallait s'adresser. Pour détourner ces esprits du plus absurde des mysticismes, il fallait leur proposer un idéal nouveau capable de parler à leur sentiment, à leur cœur, avide de consolation, et que l'étude de la Loi—qui nourrissait tout ce qui pensait et étudiait dans le ghetto—ne satisfaisait plus entièrement.

Deux hommes, les plus éminents parmi les humanistes juifs de la Pologne autrichienne, ont su répondre à cet état d'âme et consolider ainsi le mouvement littéraire inauguré en Allemagne. Le rabbin Salomon Jéhuda Rapoport, créateur de la Science du Judaïsme, destinée à remplacer la scolastique rabbinique, et le philosophe Nahman Krochmal, le promoteur de l'idée de la «Mission du peuple juif», qui devait se substituer à l'idéal mystique et religieux.

Salomon Jéhuda Rapoport (1790-1867), surnommé «le père de la Science du Judaïsme», naquit à Lemberg, d'une famille rabbinique. Il fit des études purement rabbiniques. Mais son esprit éveillé sut profiter de l'occasion qui lui donna la possibilité d'apprendre la langue française d'abord, puis l'allemand. L'influence du philosophe Krochmal, dont il fit la connaissance, détermina sa carrière littéraire et scientifique. En 1814, il publia, à Lemberg, une description en hébreu de la ville de Paris et de l'île d'Elbe, répondant ainsi à la curiosité générale que les événements de l'époque avaient soulevée dans le ghetto polonais. À l'instar de Mendès, dont il subit l'influence, il publia plus tard une traduction d'Esther de Racine[22] et d'un certain nombre de poésies de Schiller. Mais il ne s'arrêta pas là. L'étude approfondie qu'il fit des savants et poètes juifs du Moyen-âge tourna son esprit vers les recherches historiques. Il publia dans le Bicouré Haïtim et dans le Kerem Hémed une série d'études biographiques et littéraires dans lesquelles il fit preuve d'un grand sens critique et d'un profond jugement. Son style sobre et précis n'a pas été dépassé. Ces études donnèrent une nouvelle direction aux esprits curieux de l'époque; Jost, Zunz, S.-D. Luzzato s'attachèrent à approfondir le Judaïsme du Moyen-âge. Une nouvelle science, la Science du Judaïsme, en fut le résultat.

Rapoport publia aussi un pamphlet contre les Hassidim et leurs rabbins thaumaturges, et divers articles sur la nécessité de propager la science et la civilisation parmi les juifs. Il s'attira de la sorte la haine des fanatiques. Nommé rabbin à Tarnopol, grâce à l'initiative du mécène Perl, les menées des Hassidim le forcèrent à quitter cette ville. Il partit pour Prague et devint rabbin de cette communauté importante, où il finit ses jours.

Élève et successeur des Meassfim allemands, Rapoport a hérité d'eux la conviction, qui accompagne le Maskil hébreu, que seules la science et la civilisation modernes pouvaient relever le niveau intellectuel et la situation politique de ses coreligionnaires. Il a combattu toute sa vie en faveur de la Haskala. Il aima la science de la façon la plus désintéressée, et non comme un instrument devant servir à l'émancipation politique des juifs. Il comprit que l'œuvre de l'assimilation inaugurée en Occident était irréalisable et inutile même en Orient et il ne se berça point de vaines illusions. Il s'acharna surtout contre les réformes religieuses dans le judaïsme qu'il croyait destinées à diviser le peuple et à semer le désaccord et l'indifférence à l'égard des institutions nationales. Sa campagne contre Schorr, le rédacteur du Halouz, et J. Mises, et surtout son pamphlet Tochahath Meguilla (Message de reproche), paru à Francfort en 1846, en témoignent suffisamment. Aux esprits hésitants qui ne croyaient plus à l'avenir du Judaïsme, Rapoport répond, dans sa préface à Esther: «L'amour de ma nation est la pierre angulaire de mon existence. Seul cet amour est en état de consolider ma foi, car le sentiment national juif et sa religion sont étroitement liés ensemble. Et non seulement ce sentiment national et cette religion ne se conçoivent pas l'un sans l'autre, mais un troisième facteur vient se joindre aux deux premiers au point de ne plus faire avec eux qu'un seul tout, c'est la Terre-Sainte!»

Le désir d'expliquer d'une façon rationnelle cet amour pour l'antique patrie des juifs, lui suggéra, bien avant Buckle et Lazarus, la théorie de l'influence du climat sur la psychologie des peuples. Dans son étude sur Rabbi Hananel (Bicouré Haïtim, 1832), il explique les traits psychologiques du peuple juif par le fait qu'il habitait un pays tempéré situé entre l'Asie et l'Afrique. De là vient l'équilibre entre le sentiment et la raison qui caractérise ce peuple. Dans des conditions favorables et sans la conquête romaine, les juifs auraient atteint l'apogée de cet équilibre, et ils seraient devenus le peuple modèle. Voilà pourquoi la Palestine, patrie politique et morale des juifs, seul pays où leur génie pouvait librement se développer, est si profondément attachée aux destinées d'Israël et si chère à tout cœur juif. Mais même en exil, «dans les ténèbres du Moyen-âge, les juifs étaient les seuls porteurs de la lumière et de la science». Rapoport s'efforce de le démontrer dans ses travaux sur les savants du Moyen-âge et dans son Encyclopédie talmudique: Erech Millin[23], malheureusement restée inachevée.

On voit par là de quelle façon le rabbin Rapoport, qui est allé jusqu'à inaugurer la critique biblique en hébreu, s'est efforcé de concilier la raison d'un esprit moderne avec la foi et l'espoir messianique d'un rabbin orthodoxe.

Il est significatif de remarquer que la Science du Judaïsme, cet idéal qui devait remplacer l'étude sèche de la Loi et combler le vide laissé dans les esprits par les événements modernes, émane d'un milieu polonais, du cœur même du rabbinisme, dont elle n'est d'ailleurs qu'une transformation moderne et rationnelle.

Mais cette science nouvelle, fondée sur l'étude du passé glorieux d'Israël et accueillie chaleureusement par l'élite cultivée en Occident, ne pouvait pas satisfaire entièrement les pauvres lettrés polonais. Ceux-ci, vivant dans un milieu purement juif et ne pouvant se bercer de l'illusion d'une assimilation imminente avec les populations voisines, dont tout, depuis la conception morale jusqu'aux conditions politiques, les séparait, s'étaient résignés à une sorte de Messianisme mystique. Cependant l'explication mystique de l'existence du judaïsme ne leur suffisait plus. Ils auraient voulu trouver dans la raison même un point d'appui pour justifier la permanence du judaïsme et son avenir. Les raisons mises en avant par Maïmonide et Jéhuda Halévi ne répondaient plus à leur état d'âme de modernes.

Il fallut qu'un philosophe, appuyé sur l'autorité de la science, vint résoudre ce problème de la raison d'être du peuple juif et de sa vocation propre. Ce philosophe, qui a émis la conception de la «mission du peuple juif», est, lui aussi, originaire de la Galicie, de la ville de Brody. Son nom est Nahman Krochmal (1785-1840).

Son œuvre capitale, publiée après sa mort par les soins de Zunz: Moré Nebouché Hozeman, le Guide des Égarés du temps, est le produit philosophique le plus original de l'hébreu moderne. Krochmal a mené la triste existence du savant polonais, exempte de plaisirs et remplie de privations et de souffrances. Il a consacré tout son temps à la science juive, mais il a vécu trop modeste et n'a rien publié pendant sa vie. Habitant une petite localité qu'il n'a jamais quittée, à cause de l'état précaire de sa santé, sa maison était devenue un véritable foyer de science. Des jeunes gens avides de savoir accouraient de toutes parts pour suivre l'enseignement du Maître. Cette influence, qu'il exerça pendant sa vie, s'affermit d'une façon définitive après sa mort par la publication de son Guide des Égarés du Temps, paru à Lemberg en 1851.

Ces études, non achevées pour la plupart, forment un livre très curieux. Nous regrettons de ne pouvoir en présenter qu'un exposé sommaire et de n'indiquer que les idées principales.

Le besoin de donner une explication philosophique de l'existence divine a poussé Hegel à émettre l'axiome que la raison seule forme la réalité des choses et que la vérité absolue se trouve dans l'unité du subjectif et de l'objectif, correspondant, le premier, à l'état concret de chaque être, c'est-à-dire à la matière, qui forme sa raison réelle,—et le second à son état abstrait, c'est-à-dire à l'idée, qui forme sa raison absolue.

C'est en se fondant sur cet axiome de la raison réelle et de la raison absolue de Hegel, que Krochmal édifie son ingénieux système de la philosophie de l'histoire juive. Il est le premier savant juif pour lequel le judaïsme ne forme pas une entité distincte et à part, mais une partie de la civilisation universelle. Ayant des liens communs qui le rattachent au monde civilisé tout entier, le judaïsme s'en distingue cependant par des qualités qui lui sont propres. En même temps qu'il mène l'existence indépendante d'un organisme national semblable à tous les autres, il aspire aussi à une représentation spirituelle absolue et, par conséquent, à l'universalisme. De ce double aspect que nous présente le peuple juif, il résulte que, tandis que la nationalité juive forme l'élément propre à ce peuple, sa civilisation, son intellect sont universels et se détachent de sa vie nationale propre. Voilà pourquoi cette civilisation est essentiellement spirituelle, idéale, et tend au perfectionnement de l'humanité tout entière. Notre philosophe arrive, par suite, aux trois conclusions suivantes:

1º Le peuple juif est comme le phénix qui ressuscite sans cesse de ses cendres. Il réunit en lui les trois unités de la triade de Hegel: l'idée, l'objet et l'intelligence. Cette résurrection du peuple juif se fait toujours suivant une progression ascendante qui aspire au spirituel absolu. D'abord organisme politique, il devient bientôt dogmatique religieux, pour se transformer ensuite en état spirituel. Krochmal—il ne fait que le sous-entendre—ne voit dans la religion qu'un phénomène passager de l'histoire du peuple juif, comme l'avait été son existence politique.

2º Le peuple juif présente un double aspect, il est national dans son particularisme, ou dans son aspect concret, et universel dans son spiritualisme. Le génie national de tous les autres peuples de l'antiquité était étroitement particulier, c'est pourquoi ils ont tous succombé. Seuls les prophètes juifs ont conçu le spirituel absolu et universel et la vérité morale, de là vient que le peuple juif subsiste.

3º Krochmal admet, avec Hegel[24], que les résultantes du développement historique d'un peuple forment la quintessence de son existence. Seulement il ne croit pas que l'essentiel dans l'existence d'un peuple soit la résultante; le processus de l'évolution historique en soi est une raison suffisante de cette existence. Esprit plus rationnel que Hegel, il évite ainsi la contradiction qui résulte de la définition mystique de l'existence donnée par Hegel.

Pour le métaphysicien allemand, l'existence, c'est l'intervalle qui sépare l'être du néant ou le devenir. Krochmal élimine simplement cette idée plus ou moins matérielle de l'intervalle. Il substitue les effets moraux produits pendant le cours de l'action historique à l'idée des effets postérieurs à cette action, ou résultantes. La manière plus ou moins matérielle d'après laquelle évolue l'action historique, remplace chez lui l'idée du devenir comme intermédiaire incompréhensible entre la raison réelle et la raison absolue.

Appuyé sur ces axiomes, Krochmal élucide, à une époque où la psychologie des peuples et la sociologie étaient encore en germe, les phénomènes de l'histoire juive et ceux de l'évolution religieuse et spirituelle de l'humanité, avec une originalité et une profondeur de pensée remarquables.

Que l'on s'imagine l'effet produit par ces idées sur l'esprit des lettrés polonais affranchis du dogmatisme et des espérances mystiques, mais hésitant et cherchant leur raison d'être même de juifs. C'était, fondée sur la science moderne, l'explication de cette raison d'être qui venait de leur être révélée, la satisfaction de leur amour-propre national.

Krochmal a ouvert ainsi la voie aux esprits chercheurs des générations futures. Ils édifieront leurs conceptions du peuple juif sur les idées du Maître, A. Mapou, le créateur du roman historique en hébreu, s'inspirera du «Guide»[25], et, de nos jours, le publiciste de talent Ahad Haam s'emparera de quelques-unes des idées de Krochmal, notamment sur l'importance du facteur spirituel dans l'existence du peuple juif.

À côté de ces deux maîtres, toute une école de jeunes écrivains a contribué à faire la fortune de l'hébreu en Galicie. Tous les genres littéraires et scientifiques furent cultivés avec plus ou moins d'originalité.

Mais bientôt le temps ne sera plus aux études sereines de la pensée et de la science du passé. L'envahissement triomphant du Hassidisme, après avoir conquis toute la Pologne russe, menaçait d'anéantir tout ce qui pensait et raisonnait encore au moment même où le souffle puissant du Kultur-kampf ébranlait les portes du ghetto polonais. Nous avons vu Rapoport luttant contre le Hassidisme dans son pamphlet spirituel. Nous verrons maintenant un poète satirique de grand talent livrer une bataille sans merci aux partisans du Hassidisme et des «domaines des ténèbres».

Isaac Erter, de Przemysl (1792-1841), était l'ami et le disciple de Krochmal. Enfant prodigue, sa première enfance a été absorbée par l'étude de la loi. À l'âge de 13 ans, son père le marie à une jeune fille de 18 ans, qu'il vit pour la première fois le jour de son mariage et qui mourut peu après. Erter reprend ses études rabbiniques, puis il se remarie. Une heureuse rencontre avec un Maskil le détermine à étudier la grammaire hébraïque et à devenir l'adepte de la Haskala. Il entre en relations avec Rapoport et Krochmal. Encouragé par ces derniers, il publie son premier essai satirique contre le Hassidisme, qui eut un grand retentissement. Persécuté par les fanatiques, il ne peut continuer à exercer sa profession de professeur d'hébreu et, obligé de quitter sa ville natale, il s'en va à Brody, où il est accueilli avec empressement par le cercle des Maskilim. Là, il mène une existence très dure. Sa femme, courageuse et intelligente, le soutient et le pousse à faire des études sérieuses. À l'âge de 33 ans, il part, va étudier la médecine à Pest et, cinq ans après, il revient à Brody avec le diplôme de docteur en médecine. Désormais il pourra mener une vie indépendante et mener la bonne guerre contre l'obscurantisme et le mysticisme. Il publia dans les recueils de l'époque de nombreux articles qui furent réunis après sa mort en un seul volume et publiés sous le nom de Hazofé-le-beth-Israel (Le Voyant de la maison d'Israël), par les soins du poète Letteris[26].

Erter est un poète satirique et un critique de mœurs de premier ordre. Pour la vivacité de son style mordant et élégant à la fois, il peut être comparé à ses deux contemporains Heine et Bœrne. Il présente plus d'une attache commune avec ces deux poètes. Plus sérieux et plus convaincu que le premier, il poursuit dans ses satires un but bien déterminé. Son rire est mêlé de larmes, et, s'il mord, c'est pour corriger. Plus original et plus poète que Bœrne, sa pensée est nette et tranchante, et la préciosité du style n'y nuit pas. Sans parti-pris et sans passion, avec une fine ironie, il sait railler les Hassidim, leurs superstitions néfastes et leur culte de l'angélologie et de la démonologie. Il critique l'ignorance et l'étroitesse d'esprit des rabbins, et flagelle la vanité mesquine des représentants des communautés.

Animé du désir de faire pénétrer la vérité et la civilisation parmi ses coreligionnaires, il ne s'attaque pas seulement aux fanatiques, mais il ne craint pas de dire leur fait aux modernes du ghetto, aux intellectuels diplômés, qui ne cherchent que leur profit et n'entreprennent rien pour le bien du peuple. Autant d'articles qu'il a publiés, autant de flèches lancées au cœur même de ce régime arriéré. C'est la première fois qu'un poète hébreu osait étaler, dans une série de tableaux saisissants, tous les maux sociaux qui rongeaient ces milieux étranges, pleins de contradictions et de naïveté. À la façon de Cervantès, c'est par le ridicule qu'il tue le rabbin et qu'il assassine le mystique.

Erter doit être placé au premier rang parmi les champions de la civilisation chez les juifs.

La Galicie a également donné le jour à un poète lyrique fort distingué. Meïr Halévi Letteris (1807-1871) était un savant philologue, mais il excella surtout dans la poésie. Lui aussi, il débuta dans les lettres par une traduction exacte et fort belle des pièces bibliques de Racine. Écrivain fécond, son activité s'exerça sur tous les genres littéraires. Nous possédons de lui une trentaine de volumes, tant en prose qu'en vers[27]. Son remaniement hébraïque de Faust, paru à Vienne, est un chef-d'œuvre de style, et lui a valu une renommée éclatante. Seulement, en voulant demeurer sur un terrain purement juif, Letteris s'est permis de mettre à la place du héros de Goethe un docteur gnostique, Elischa ben Abouja, surnommé «Acher» dans le Talmud. Ce remaniement dans le rôle principal de la pièce en entraîna beaucoup d'autres, qui sont loin d'être à l'avantage de la version hébraïque.

La prose de Letteris est lourde; elle manque de grâce et de naturel, qualité que nous trouvons cependant chez la plupart de ses contemporains en Russie. Approuvons-le néanmoins de n'avoir jamais voulu sacrifier la netteté de la pensée à l'élégance du style, comme tant d'autres.

En revanche les qualités de sa poésie sont incontestables au point de vue du style et de la facture des vers. C'est un classique, et ses nombreuses traductions des poètes modernes montrent avec quelle facilité l'hébreu antique se laisse manier par les mains des maîtres. Ces qualités du style mises à part, on est obligé de reconnaître que le souffle poétique personnel et le don d'imagination faisaient généralement défaut à notre poète. Ses poésies les plus originales ne sont que des imitations des romantiques.

Un charme naïf est répandu dans certaines de ses poésies, surtout dans celles où il laisse pleurer son cœur de juif. Ses poésies sionistes sont les plus parfaites en ce sens, et l'une d'elles—la meilleure que sa lyre ait produite—a été consacrée universellement comme chant national. Elle est intitulée «La Colombe plaintive» (Iona Homiah). La colombe symbolise le peuple d'Israël. Déjà les prophètes se sont servis de ce symbole, et c'est par les plaintes de la colombe qu'il fait entendre les doléances du peuple juif depuis qu'il a été chassé de son pays natal et abandonné par son Dieu.

Hélas, que je suis affligée depuis que, rejetée du rocher qui m'a abritée, je mène une vie errante et vagabonde. Autour de moi l'orage éclate, seule et abandonnée je cherche un abri dans les branches touffues de la forêt. Mon ami m'a abandonnée, il s'est courroucé contre moi parce que je me suis laissé séduire par les étrangers. Depuis, sans répit, mes ennemis me harcèlent et me poursuivent. Depuis que mon adoré a disparu, mes yeux ne tarissent pas de larmes; sans toi, ô ma gloire, à quoi me sert la vie? Mieux vaut habiter la tombe que d'errer à travers le monde. La mort n'est-elle pas sœur du malheur?

Là, deux oiseaux se becquettent et savourent la douceur de leur amour. Ils ont trouvé un abri tranquille entre les branches des arbres, entouré de verts oliviers et de couronnes de fleurs. Seule, moi, exilée, je ne trouve point d'abri. Le nid de mon rocher est entouré d'une haie impénétrable d'épines. Les fauves mêmes vivent chacun avec leur femelle; seule parmi les vivants, pauvre colombe affligée, je vis solitaire.

Ceux qui se gorgent du sang des innocents vivent eux aussi en famille; ils ont un nid tranquille; seuls, les pauvres et les honnêtes sont privés d'espoir.

Reviens donc, ô toi, souffle de ma vie, reviens, mon unique consolation! N'entends-tu pas ma plainte amère?

Aie pitié de moi, rends-moi ton amour, conduis-moi vers mon nid, vers mon rocher, et je m'abriterai sous tes ailes.

—C'est ainsi que, dans la nuit silencieuse, lorsque toute la terre était plongée dans une sérénité divine, mes oreilles ouïrent les plaintes de la colombe.

Et, chaque fois que mon oreille entend une colombe plaintive, mon cœur est profondément ébranlé par les pleurs de mon peuple.

Un grand nombre d'écrivains et de traducteurs ont encore illustré cette époque. S. Bloch, auteur d'une géographie universelle et d'une description de la Palestine, écrites dans un style oratoire, est le plus important d'entre eux.

Juda Mises combattit, dans ses ouvrages, Techunath Harabanim (Caractéristique des rabbins) et Kineath Haemeth (Le zèle de la vérité), la tradition rabbinique et les autorités du Moyen-âge. Son rationalisme suranné lui attira des reproches sévères de la part de Rapoport. Il n'en a pas moins suscité une polémique digne d'attention et féconde par ses suites.

Là s'arrête la prépondérance des littérateurs polonais, autrichiens. Le centre de l'activité littéraire sera définitivement transportée en Russie. Le Hassidisme aura bientôt envahi et conquis toute la Galicie, et la littérature hébraïque, confinée dans quelques cercles étroits, n'y retrouvera plus jamais sa floraison première.

Si le centre du mouvement littéraire hébraïque était en Galicie pendant toute la première moitié du xixe siècle, il ne faut pas croire que les lettrés juifs des autres pays n'y participassent point. Presque dans tous les pays slaves aussi bien que dans l'Occident, en Allemagne, en Hollande et surtout en Italie, l'hébreu est cultivé par des savants et des lettrés de mérite. Zunz, Geiger, Jellinek et Frænkel ont publié quelques-uns de leurs travaux en hébreu.

À Amsterdam, parmi toute une école de lettrés, nous relevons le nom du poète et savant Samuel Molder (1789-1862). Éditeur de plusieurs recueils littéraires, il nous a laissé, en dehors de ses remarquables études sur l'histoire, des poésies qui étaient très goûtées par ses contemporains, et publiées pour la plupart dans le recueil Bicoureï Toeleth (Prémices Utiles), qu'il rédigea à Amsterdam en 1820.

Un conte talmudique sur la séduction de la femme du docteur Meïr, la célèbre Beruria, lui fournit le sujet d'un excellent poème sur la légèreté de la femme[28].

Parmi les collaborateurs des recueils périodiques publiés en Galicie, citons aussi Juda L. Yételis de Prague (1773-1838), dont les épigrammes peuvent servir de modèles du genre[29]. Nous en empruntons un:

À Tirza

Elle est belle comme la lune, splendide comme le soleil; tout en elle ressemble aux deux astres: La jeune femme prodigue ses libéralités à tout le monde, et, comme les deux astres, elle domine le jour et la nuit[30].

La Hongrie, dont les juifs avaient les mêmes mœurs et les mêmes tendances que ceux de la Pologne, a donné le jour à un poète de valeur. Salomon Levison de Moor (1789-1822) a vécu dans un milieu orthodoxe et a connu tous les obstacles moraux et matériels. Il sut en triompher et devenir un très sérieux savant et un poète de mérite. En dehors de ses études historiques écrites en allemand, il a composé en hébreu une excellente géographie de la Palestine sous le titre de Mehkereï Erez, parue à Vienne en 1819.

Son traité poétique, Melizath Yeschurun (La Rhétorique Juive), paru également à Vienne, en 1846, est un chef-d'œuvre de rhétorique et de poésie.

Son poème, que précède cet ouvrage, intitulé «L'éloquence poétique» ou l'apothéose de la poésie et des belles lettres, est un des meilleurs qui aient été écrits en hébreu. Le poète y fait preuve d'une imagination riche; ses images sont nettes et précises et le style est d'une allure classique remarquable. Un amour malheureux mit fin aux jours de ce poète avant la complète éclosion de son génie.

Tout ce mouvement littéraire de la première moitié du xixe siècle n'a pas réussi à s'imposer aux grandes masses et à créer une littérature nationale un peu originale. Les Maskilim galiciens ont commis la même erreur que leurs prédécesseurs allemands. En se faisant les champions de l'humanisme en Pologne, dans un milieu foncièrement religieux et que les conceptions modernes avaient à peine effleuré, ils ont attaché trop d'importance aux arguments de la raison et ne se sont que rarement adressés au sentiment de leurs coreligionnaires. Ils se sont flattés de pouvoir convaincre par la seule vertu d'un raisonnement positif ces masses imbues de mysticisme, écrasées par le double joug de la religion et d'une condition sociale inférieure, et que seul l'idéal messianique d'un avenir glorieux soutenait. Quoi d'étonnant alors si l'humanisme galicien n'est jamais sorti des cercles restreints des lettrés pour devenir un mouvement populaire? Ni la profondeur de penseurs comme Rapoport et Krochmal, ni la critique mordante d'un Erter, ni le lyrisme sioniste de Letteris n'eurent assez de puissance pour barrer la route au Hassidisme et pour l'empêcher d'accomplir son œuvre d'obscurantisme. C'est à peine s'ils ont pu entamer les esprits les plus indépendants parmi les jeunes rabbins. Mais ceux-ci aussi, dans la crainte d'une décadence religieuse déjà manifeste en Allemagne, se déclareront adversaires acharnés de toute propagation de la littérature hébraïque profane[31]. L'état de littérateur hébreu deviendra de plus en plus pénible en Pologne et le nombre des publications diminuera considérablement. Nous verrons apparaître le type du Mehaber, auteur vagabond, vendant lui-même ses écrits et les imposant presque aux acheteurs. Cela nous renseigne suffisamment sur l'état de cette littérature naissante.

Qui sait si l'œuvre des Maskilim galiciens n'était pas condamnée à rester stérile et à ne jamais émouvoir la masse juive, sans l'arrivée d'un littérateur italien, qui possédait justement ce qui manquait à la plupart de ses prédécesseurs, à savoir le sentiment juif. Il sut allier une culture universelle et une réelle largeur d'esprit à un patriotisme juif inébranlable. Samuel-David Luzzato—car c'est de lui qu'il s'agit—a enfin trouvé la formule qui devait imposer la culture moderne aux masses croyantes, sans blesser leur sentiment juif. Arrêtons-nous un instant à la vie et à l'activité de ce personnage remarquable.

Après un arrêt assez prolongé subi par les lettres hébraïques en Italie, une nouvelle école littéraire et scientifique s'y forme pendant la première moitié du xixe siècle. Elle collabore avec éclat au mouvement littéraire du Nord. Le célèbre critique et esprit indépendant I.-S. Reggio (1784-1854) a exercé, par ses publications sur l'histoire littéraire et par ses audacieux articles sur les réformes religieuses, une influence énorme sur ses contemporains. Son œuvre capitale «La Loi et la Philosophie», parue à Vienne en 1827, est un essai de synthèse de la Loi juive et de la science.

Joseph Almanzo[32] (1790-1860), dont les poésies, parues en deux recueils, sont intitulées: Higayon Bekinor (La Harpe lyrique) et Nesem Zahab (Parure d'Or), et surtout la femme poète, Rachel Morpurgo (1790-1860), apparentée à la famille de Luzzato et dont nous possédons un recueil de poésies sur divers sujets, ainsi qu'un certain nombre d'autres écrivains de l'époque, sont assez connus des lecteurs hébreux.

Le recueil Ougab Rachel[33] (La Cithare de Rachel), édité par les soins du savant V. Castiglioni, est un document curieux de l'histoire littéraire hébraïque. Rachel Morpurgo possède la langue biblique à fond, son style est alerte et original. Une sérénité d'âme exquise, une foi optimiste dans l'avenir messianique d'Israël dominent ses écrits poétiques.

À l'occasion de la révolution démocratique de 1848, qui avait profondément ébranlé les fondements de la société moderne, et à laquelle les juifs participèrent en masse, elle écrit le sonnet suivant:

Celui qui humilie les orgueilleux a abattu tous les rois de la terre, et a amené la ruine suprême de toute ville fortifiée, qu'il a rassasiée de sang...

Tous, jeunes et vieux, revêtent l'épée, plus avides de proie que les bêtes fauves; tout le monde veut être libre: les sages et les sots. La rage sévit plus bruyante que l'orage sur la mer...

Tout autres sont les serviteurs vaillants de Dieu; ceux qui combattent leur penchant et supportent avec succès le joug de leur Rocher: mon Ami ressemble à un cerf, à une gazelle rétive.

Il entonnera la grande Trompette pour amener le Sauveur; la plante du juste croîtra sur la terre; Jéhova guérira leur misère, rétablira les brèches. Lorsque Jéhova règnera, toute la terre se réjouira!...

Mais la plus belle poésie de Rachel est certainement celle où elle affirme sa foi inébranlable de croyante, et qui est intitulée Emek Achor (Vallée obscure).

Oh! vallée obscure de ténèbres et de brumes, jusques à quand me tiendras-tu dans les chaînes! Mieux vaut mourir, mieux vaut m'abriter dans l'ombre (divine), que l'isolement dans ces eaux insondables!

Déjà, je les vois, les collines de l'Éternité, leurs sommets verdoyants, couverts de fleurs magnifiques! Je bats les ailes d'aigle, je vole de mes yeux, je lève mon front tout en haut et j'ose regarder le soleil!

Ô Ciel! que tes voies sont splendides! C'est là que la liberté éternelle domine. Et les airs qui soufflent sur tes hauteurs, qu'ils sont doux, qu'ils sont inimaginables.

Cette note mystique, dans les œuvres de certains des écrivains italiens de l'époque, les distingue profondément de leurs contemporains de Galicie et de Russie, qui se réclamaient pour la plupart du rationalisme intégral.

Incontestablement, le plus original de tous ces écrivains, celui qui a joué un rôle prépondérant, est Samuel-David Luzzato (1800-1865). Il était né à Trieste, fils d'un pauvre menuisier, instruit et estimé. Il passa son enfance dans la misère et dans l'étude. Il sortit vainqueur de cette lutte pour l'existence et pour le savoir. Dès 1829, il était nommé recteur du Séminaire rabbinique de Padoue. Il put alors s'adonner librement à la science et former des disciples, devenus célèbres pour la plupart.

Luzzato possédait une érudition vaste et profonde, un grand goût littéraire et une culture moderne. Tempérament méridional, le sentiment l'emportait chez lui sur la raison. Travailleur infatigable, l'esprit toujours en éveil, il était également versé dans la philologie, l'archéologie, la poésie et la philosophie. Il s'est essayé dans toutes ces branches, sans jamais tomber dans la médiocrité. Il créa la science du judaïsme en langue italienne, mais il fut surtout un écrivain hébreu.

Il publia une édition très soignée des maîtres hébreux du Moyen-âge et révéla au public, voire même aux savants, des poètes comme Jéhuda Halévy[34]. Les annotations qui accompagnent ces éditions sont ingénieuses et scientifiques. Il publia lui-même des vers et des poèmes, dénués d'ailleurs d'inspiration et d'envolée poétiques, mais irréprochables de forme et de style[35]. Sa prose est énergique et précise, et conserve un charme oriental.

Ce qu'il fut surtout, c'est un romantique juif. Son cœur de patriote répugnait aux attaques dirigées contre la religion et le nationalisme juifs par les humanistes allemands et galiciens. Il était ennemi du rationalisme, et le combattit toute sa vie. La science, dont il ne nie pas l'importance, ne vaut pas, pour lui, le sentiment religieux, qui seul est capable d'établir la suprématie de la morale.

M.S. Bernfeld, dans son étude sur Rapoport[36], considère avec raison l'arrivée de ce romantique, de ce Chateaubriand juif, à une époque où le rationalisme triomphait partout dans les lettres hébraïques, comme un anachronisme surprenant. Le premier parmi les humanistes hébreux, Luzzato revendique un droit d'existence contemporaine non seulement pour la nationalité juive, mais aussi pour sa religion intégrale.

«Toute nation qui possède un pays à elle peut subsister et parer à tous les événements même sans une religion distincte. Mais le peuple juif, dispersé dans tous les pays, ne peut se maintenir que grâce à son attachement à sa Foi. Sans la Foi, son assimilation avec les autres peuples est inévitable. Nous voyons, en Allemagne, des savants[37] s'occuper de la science du judaïsme comme on s'occupe de l'égyptologie ou de l'assyriologie, par amour pour la science, pour se faire une renommée ou, dans le meilleur cas, avec l'intention de glorifier le nom d'Israël. Ils ne reculent devant aucune exagération lorsqu'il s'agit de hâter l'émancipation politique des juifs. Pour ces gens, au bout du compte, Schiller et Gœthe ont plus d'importance et leur sont plus chers que tous les prophètes et les docteurs du Talmud. Or, cette science du judaïsme ne pourra pas survivre à la réalisation de l'émancipation et à la mort de ceux qui étudiaient la Thora et croyaient à la Foi avant d'avoir pris des leçons chez Eichhorn...[38].

«La véritable science juive, celle qui durera autant que le monde, c'est la science fondée sur la Foi; la science qui cherche à comprendre la Bible comme œuvre divine et qui sait apprécier l'histoire particulière du peuple dont le sort fut particulier, celle enfin qui cherche à saisir, dans les diverses époques de l'histoire du peuple juif, les moments de la lutte du génie du judaïsme contre le génie humain, universel, qui le guettait au dehors. Et comme dans tous les siècles nous voyons l'esprit divin du judaïsme l'emporter sur l'esprit humain,—le jour où ce dernier l'emportera, c'en sera fini de l'existence du peuple d'Israël.»

On voit comment le romantique italien se rencontre avec Krochmal dans la conception du rôle providentiel d'Israël, tout en partant d'un point de vue différent. En somme, l'un et l'autre ne font qu'interpréter la conception ancienne de la sélection divine d'Israël et du «peuple élu». Mais, tandis que Krochmal ne voit dans la religion qu'une forme passagère dans l'existence de la nation, pour Luzzato la religion est une partie essentielle du judaïsme. Cette conception à la Bossuet de la religion ne l'égare cependant point, et il tâche de concilier la Foi avec les exigences de l'esprit moderne. La religion juive est pour lui la doctrine morale par excellence. Comme Heine, il voit l'humanité agitée par deux forces adverses: l'atticisme et le judaïsme. Tout ce qui est justice, vérité, bien et abnégation est juif; tout ce qui est beau, rationnel, sensuel est atticisme. Luzzato ne craint pas de critiquer violemment les maîtres du Moyen-âge, principalement Maïmonide. Celui-ci a tenté une chose impossible en voulant accorder la science et la foi, la raison et le sentiment—Moïse avec Aristote—, choses qui ne se concilient jamais.

«La science ne nous rend pas heureux, seule la morale suprême est en état de nous donner le vrai bonheur et la quiétude intérieure. Cette morale, ce n'est pas chez Aristote que nous la trouvons, mais uniquement chez les prophètes d'Israël.

«Le bonheur du peuple juif, le peuple de la morale, ne dépend pas de son émancipation politique, mais de la Foi et de la Morale. Les rabbins français et allemands du Moyen-âge, naïfs et non cultivés, mais pieux et sincères, sont préférables aux esprits spéculatifs de l'Espagne, dont le raisonnement et la rhétorique ont faussé les esprits[39]».

Ces idées, si peu compatibles avec les tendances qui dominaient dans le camp des savants juifs en Allemagne, engagèrent Luzzato dans des discussions et des polémiques avec la plupart de ses amis. Luzzato ne s'attaqua pas seulement aux maîtres du Moyen-âge, il s'éleva aussi contre ses contemporains. Dans une de ses lettres, il va jusqu'à prétendre que Jost et ses collègues, qui croient faire une besogne utile en défendant le judaïsme contre ses ennemis, lui font plus de tort que ces ennemis. Ces derniers contribuent à la conservation du peuple juif comme nation à part, tandis que la critique rationaliste de la religion juive ne sert qu'à rompre les liens qui unissent la nation et à précipiter sa perte.

«Quand, ô savants allemands, s'écrie-t-il avec véhémence, arriverez-vous à comprendre qu'entraînés comme vous l'êtes par le courant universel, vous permettez à l'ambition nationale de s'éteindre, et à la langue de nos ancêtres de tomber en désuétude, et que vous préparez ainsi l'invasion totale de l'athéisme... Tant que vous n'aurez pas enseigné que le Bien n'est pas visible aux yeux, mais sensible au cœur, le judaïsme ne fera que perdre[40]».

Ce n'est pas le dogmatisme sec que Luzzato aime, ce ne sont pas les restrictions minutieuses ni les controverses rabbiniques; il est trop moderne, trop poète pour cela. Ce qu'il aime, c'est la poésie de la religion, c'est son élévation morale qui l'attire. Comme Jéhuda Halévi, le philosophe du sentiment dont il est le successeur, Luzzato a cette façon à part de sentir et de penser qui distingue les esprits intuitifs du peuple juif. Il aima son pays natal et le montra dans ses écrits. Il sut aussi trouver des notes sionistes dans son recueil en vers Kinor Naïm et dans ses lettres.

Luzzato a fait école. De nos jours encore des savants et des stylistes remarquables en Italie, comme J.-V. Castiglioni, E. Lolli, etc., ont puisé leur science dans les écrits du maître et s'en réclament. Ses travaux philologiques et linguistiques ont une valeur inappréciable. L'édition récente de ses lettres en cinq volumes, publiée par Groeber, à laquelle nous avons emprunté la plupart des passages cités, prouve suffisamment son influence sur ses contemporains.

Il fut un maître et un prophète. Il couronna dignement l'œuvre de la Renaissance de la littérature hébraïque inaugurée par un de ses ancêtres, un autre Luzzato.

Un siècle d'efforts et de labeur ininterrompus avait préparé la résurrection de la langue hébraïque. L'hébreu devenu une langue moderne, touchant à toutes les branches de la pensée, il s'agissait de l'imposer aux masses orthodoxes et d'en faire un instrument puissant d'émancipation sociale et religieuse. Par la direction que Luzzato sut imprimer aux esprits, la chose devint aisée. Il a trouvé la clef du cœur de ces masses.

Une missive en vers d'un jeune poète lithuanien, datée de 1857[41], traduit éloquemment les sentiments éprouvés par l'école littéraire naissante à l'égard du maître italien.

«Du pays de la glace, où les fleurs et le soleil ne durent que deux, trois mois, ces vers de salut s'envolent, comme les oiseaux devant la gelée, vers le glorieux habitant du Midi, trônant au milieu des savants et honoré par les pieux; celui dont le cœur brûle d'un, amour ardent pour son peuple et pour la langue hébraïque.»

Ce pays, c'était la Lithuanie, où le mouvement littéraire venait de faire une entrée triomphale et apporter la lumière et la science. Le jeune poète était Juda-Léon Gordon, devenu le plus grand poète juif du xixe siècle.

Nous terminons ici la première partie de notre étude, consacrée spécialement à l'évolution de la littérature hébraïque dans l'Europe occidentale. Son avenir, c'est l'Orient!


CHAPITRE IV

L'Humanisme en Russie.—La Lithuanie.

Nous sommes en pays juif; le seul peut-être qui subsiste encore[42].

Derniers venus à participer au mouvement intellectuel du judaïsme européen, les juifs lithuaniens surgissent dans la seconde moitié du xviie siècle comme un organisme social individuel, nettement tranché dès son apparition. Les rabbins, les savants de la Lithuanie acquièrent une renommée sans conteste; ses écoles rabbiniques deviennent les centres actifs de la science talmudique.

Le «Synode des quatre régions de la Lithuanie» avec Brest et plus tard Vilna à leur tête, régissait d'une façon indépendante les destinées des populations juives de ce pays, si différentes de celles de la Pologne proprement dite.

Les révolutions et les perturbations qui ont amené la décadence sociale et religieuse des juifs polonais pendant le xviiie siècle n'ont presque pas touché ce coin délaissé. L'invasion des Cosaques n'est pas allée non plus jusque là. L'annexion prématurée de la Lithuanie à la Russie a sauvé cette province de l'état d'anarchie et de l'effervescence qui agitèrent la Pologne pendant la dernière période de son existence.

Abandonnés à leur destin, négligés par les autorités et formant la presque totalité des habitants urbains de ce pays, les juifs lithuaniens réalisaient en plein xviiie siècle un milieu national théocratique juif. Le Talmud leur servait de code civil et religieux; l'autorité rabbinique, appuyée du synode central et des Cahals locaux, jugeait en dernier ressort de tout et avait la haute main sur les intérêts matériels et moraux de ses subordonnés. L'étude de la Loi était poussée à outrance, et le fait d'avoir un illettré, un «Am-haarez» (littéralement rustre) dans sa famille était considéré comme une injure.

Terre promise du rabbinisme, tout y favorisait l'éclosion d'un milieu national juif.

La pauvreté naturelle du pays, le sol infertile, les forêts impénétrables, l'absence de grands centres civilisés, tenaient à l'écart les grands seigneurs polonais, qui préféraient demeurer en Pologne. Les pieux lettrés échappés aux persécutions religieuses de tous les pays de l'Europe, de France et d'Allemagne surtout, pouvaient librement s'adonner à l'étude du Talmud et aux pratiques religieuses. Aucune immixtion étrangère ne venait les troubler. Le ciel inclément, l'absence de toute distraction ne gênaient pas beaucoup ces évadés du ghetto pour qui le Livre et la lettre morte représentaient tout. Le traitement hautain et arbitraire que le «noble» infligeait à son «facteur» et intendant juif, les humiliations de toute nature au prix desquelles il lui était permis de vivre—car sans la protection des seigneurs il n'aurait pas pu subsister un instant dans ses rapports avec les paysans miséreux et orthodoxes—ne l'affectaient pas outre mesure et ne blessaient pas profondément son amour-propre. Dans son for intérieur il s'estimait supérieur par sa moralité et par son origine au «Poritz» (seigneur) polonais, insensé et extravagant.

Dans les villages, les juifs dominaient, en tant que possesseurs et intendants des serfs. Dans les villes difformes avec leurs bâtisses tout en bois, ce sont eux qui formaient le gros des marchands, des courtiers, des artisans et des ouvriers même. Tous menaient une vie misérable et soutenaient une lutte âpre pour l'existence. Cette vie de soumission et de misère, sans jouissance hors les joies intimes de la famille, sans ambition hors celle de l'étude de la Loi, disciplinée par l'autorité religieuse et purifiée par des mœurs austères et rigides, a marqué d'un coin spécial le caractère de ces foules. L'esprit était constamment tenu en éveil par la dialectique talmudique et par l'ingéniosité qu'il fallait déployer pour se procurer le pain quotidien. C'est à peine si les rêves messianiques, appuyés plutôt sur la croyance dans la suprême justice et dans la supériorité morale et religieuse d'Israël que sur une conception mystique, venaient embellir cette existence triste et morne.

Telle était, et telle est encore en partie la manière d'être de cette population sobre, énergique, mélancolique et subtile qui forme de nos jours la masse des deux millions de juifs résidant en Lithuanie et dans la Russie Blanche, et qui envoie aux grandes capitales de l'Europe et aux pays d'outre-mer les émigrants israélites les plus laborieux et les plus doués en ressources intellectuelles et morales.

La seconde moitié du xviiie siècle, grâce à la paix qui régnait dans le pays depuis sa soumission à la Russie, fut le témoin de l'apogée des études rabbiniques. Les écoles supérieures, les «Yeschiboth», devinrent des centres d'attraction pour l'élite de la jeunesse; le nombre des auteurs et des érudits augmenta considérablement, et les imprimeries hébraïques étaient en pleine floraison. L'idéal de tous les juifs lithuaniens était, sinon de marier leur fille à un «érudit», du moins de nourrir à leur table un «bochour», c'est-à-dire un élève-rabbin. La «Thora», c'est la meilleure «sechora» (marchandise),—chante toute mère lithuanienne en berçant son fils.

Une autorité rabbinique telle que les siècles derniers n'en ont plus connu de pareille, est venue consacrer par son génie sobre et indépendant et par sa grandeur morale cet état d'âme du Judaïsme lithuanien qu'il personnifiait dans sa plus haute expression.

Élie de Vilna, surnommé le «Gaon», sut résister à l'assaut du Hassidisme qui menaçait de conquérir les masses lithuaniennes, sinon les lettrés.

Pour parer aux dangers du mysticisme, qui exerçait un si puissant attrait sur les esprits que la casuistique sèche et subtile du rabbinisme ne parvenait pas à apaiser, il se décida à rompre avec la scolastique en faveur d'une interprétation relativement plus rationnelle des textes et des lois. Il alla même—chose inouïe en son temps et que seule sa popularité pouvait excuser—jusqu'à affirmer l'utilité des sciences profanes et positives dont l'étude ne pouvait que servir celle de la Loi. Personnellement, il publia un traité de mathématiques et s'occupa avec ardeur de recherches philologiques. Ses élèves suivirent son exemple; ils traduisirent en hébreu plusieurs ouvrages scientifiques, et fondèrent des écoles et des foyers de puritanisme en Lithuanie et jusqu'en Palestine. La «Yeschiba» de Volosjin est devenue depuis un siècle le centre du talmudisme traditionnel et du rationalisme rabbinique.

Il serait téméraire de présumer que l'écho de la science des encyclopédistes soit parvenu jusqu'à ce milieu fermé par un double mur politique et religieux. Les langues européennes y étaient inconnues, et c'est dans l'œuvre des savants juifs du Moyen-âge, tels que Maïmonide, Albo, etc., que les élèves du Gaon lithuanien ont cherché leur nourriture intellectuelle. Il en résulta une science hétéroclite et singulière. Des notions et des théories fausses et surannées furent introduites par eux en hébreu et eurent cours. Lorsqu'un certain Élie, rabbin de la fin du xviiie siècle, voudra réunir en un corps toutes les données de la science, il écrira une sorte d'encyclopédie bizarre, le Sefer Haberith[43] (Livre de l'Alliance). À côté des données géographiques les plus fantaisistes, il réunira des lois physiques et des découvertes chimiques couvertes par des formules magiques. Ce livre, qui n'est pas unique dans son genre, a été maintes fois réimprimé, et de nos jours encore il fait les délices des lecteurs orthodoxes.

Pendant longtemps, le gouvernement russe ne s'est pas occupé de l'état intellectuel de ses sujets juifs. Ceux-ci ne demandaient pas mieux que de conserver leur liberté intérieure. La façon dont le gouvernement les traitait n'était d'ailleurs pas de nature à leur inspirer une trop grande confiance envers lui. Il ne pouvait être question d'une russification même relative de ces masses à une époque où la civilisation et la langue russes n'étaient qu'à l'état d'embryon.

Ce n'est qu'avec l'avènement d'Alexandre Ier que les réformes projetées par le gouvernement eurent leur contre-coup sur le ghetto lointain. Une commission spéciale fut instituée pour étudier les conditions de la vie des juifs et les moyens d'améliorer leur état matériel et intellectuel. Le premier contact intime entre juifs et russes se fait dans la petite ville de Sklow, presque exclusivement habitée par des juifs. Cette ville formait une étape importante sur la route qui menait de la capitale à l'Occident, et ses habitants juifs eurent l'occasion d'entrer en relation avec les personnages de marque, russes et étrangers, qui se rendaient à la capitale[44]. Un cercle de lettrés influencés par les Meassfim s'y fonda, et c'est de ce milieu que nous parvient un curieux document littéraire qui témoigne des espérances que les réformes projetées par le gouvernement d'Alexandre Ier pour l'amélioration de l'état des juifs, avaient suscitées. Dans un pamphlet intitulé Sineath Hadath (Haine religieuse), publié en 1804 à Sklow, en hébreu, et traduit plus tard en russe, l'auteur, un nommé Nevachovitz (grand'père du célèbre savant M. Metchnikoff, de l'Institut Pasteur) proteste énergiquement au nom de la vérité et de l'humanité contre le mépris qu'on professe à l'égard des juifs.

Être méprisé, honni, est-ce peu? Ô torture qui dépasse toutes les autres, blessure que rien n'égale.... Les vents, le tonnerre et la tempête réunis ne pourraient étouffer les cris de souffrance de l'être méprisé par les autres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chrétiens! Ne cherchez pas le juif dans l'homme, mais cherchez plutôt l'homme dans le juif. Je jure qu'un juif fidèle à sa foi ne peut pas être un homme méchant, ni un mauvais citoyen...

Hélas! ce premier appel restera sans écho comme les suivants. Un siècle se sera passé qu'en Russie on n'aura pas encore reconnu la qualité d'homme au juif non converti.

Les espérances que les guerres napoléoniennes avaient fait naître parmi les populations juives de la Lithuanie furent déçues. Une main de fer s'abattit sur eux et ils continuèrent à végéter misérablement dans leur coin sombra et délaissé.

On raconte que lorsque Napoléon entra à la tête de la Grande Armée à Vilna, il fut tellement frappé par le caractère juif de cette ville qu'il s'écria: «Mais c'est la Jérusalem de la Lithuanie!» Nous ne savons ce qu'il y a de vrai dans ce mot attribué à l'empereur. Dans tous les cas, aucune autre ville ne mériterait plus ce surnom. La résidence du «Gaon» était déjà au xviiie siècle une métropole juive. L'élimination systématique et voulue de l'élément polonais, surtout depuis l'insurrection de 1831, la prohibition de la langue polonaise, la fermeture de l'Université ainsi que l'absence de l'élément lithuanien ont fait de Vilna la grande ville juive pendant tout le xixe siècle. Capitale détrônée d'un peuple trahi par sa noblesse, abandonnée par ses habitants autochtones, elle devient le centre d'une société juive indépendante et que rien ne gêne dans son développement intérieur. Sans le moindre abandon de la tradition rabbinique qui lui sert de base constitutionnelle, elle se laisse peu à peu pénétrer par les idées modernes.

L'humanisme allemand, la «Haskala» n'a pas rencontré de résistance réelle dans ce monde relativement éclairé et préparé par l'école de Gaon. Ce sont les élèves rabbiniques eux-mêmes qui fourniront les premiers représentants de l'humanisme en Lithuanie. Ils mettront autant d'ambition à cultiver la langue hébraïque et à étudier les sciences profanes dans cette langue qu'ils en ont mis à approfondir et à creuser le Talmud. Issus du peuple, vivant de sa vie et partageant ses misères, séparés de la société chrétienne par une barrière de prescriptions qui leur semble infranchissable, les premiers lettrés lithuaniens apporteront dans leur amour naissant pour la science et pour les lettres hébraïques ce désintéressement qui caractérise les idéalistes du ghetto.

Un cercle de lettrés, les «Berlinois», se fonda vers l'an 1830 à Vilna, et des cercles analogues se formèrent un peu plus tard dans la province. Ils poursuivirent avec zèle la culture de la littérature hébraïque.

Deux écrivains de valeur, tous deux de Vilna, l'un poète et l'autre prosateur, ouvrent la marche de l'évolution littéraire en Lithuanie.

Abraham Ber Lebensohn (Adam Hacohen) (1794-1880), surnommé le «père de la Poésie», était né à Vilna. Orphelin de mère, il connut une enfance triste et fut privé des seules consolations accessibles à l'enfant du ghetto—l'amour et les soins maternels. À l'âge de trois ans il entra dans le «Héder»; à sept ans il étudiait déjà le Talmud, puis la casuistique et enfin la Cabbale. Cette dernière, d'ailleurs, n'exerça qu'un faible attrait sur l'esprit du futur poète. L'étude approfondie de la Bible et de la grammaire hébraïque, qui étaient déjà à la mode à Vilna, modela son esprit. La lecture des œuvres de Wessely, pour lequel il professa une profonde admiration pendant toute sa vie, exerça une influence décisive sur sa vocation de poète.

Dans ses premiers essais, Lebensohn ne diffère pas encore des nombreux élèves rabbiniques qui s'amusaient à traduire en vers tous les événements du jour. Une élégie à la mémoire d'un rabbin, une ode célébrant la gloire douteuse d'un noble Polonais, et d'autres produits de ce genre, tels étaient les sujets habituels de la muse à cette époque, et tels furent aussi les premiers essais de notre auteur. Rien n'y révèle encore le futur poète de mérite. Un peu plus tard il se mit à apprendre l'allemand, mais sa connaissance de cette langue demeura superficielle. Hanté par la gloire de Schiller, il se consacra à la poésie et imita les poètes allemands. Mais il ne réussit jamais à saisir à la lettre le sens de la poésie allemande, ni à comprendre les poésies érotiques. L'élève rabbinique à l'esprit puritain et aux mœurs austères n'y voyait qu'images poétiques et que symboles.

Sa vie ne différa guère de celle des juifs pauvres du ghetto. Marié très jeune par son père, il se trouve tout d'un coup aux prises avec l'existence sans avoir connu ni les emportements, ni la jeunesse, ni les passions, ni l'amour, sans avoir connu les luttes intérieures qui se disputent le cœur de l'homme. Le sentiment de la nature, l'esthétique pure, étaient un pays inconnu pour ce fils du ghetto; la conception de l'art sans but moral aurait dépassé sa compréhension et sa mentalité puritaines. Trop libre-penseur pour embrasser la carrière rabbinique, il enseigna l'hébreu aux enfants. C'est là une profession peu rétribuée, et encore moins estimée, dans un milieu où les ignorants même sont lettrés, et où le petit choix d'occupations jette dans l'enseignement tous ceux qui manquent d'énergie ou de chance, les déclassés et les maladroits. Dix ans d'enseignement quotidien depuis huit heures du matin jusqu'à neuf heures du soir ébranlèrent fortement sa santé. Il tomba malade et dut renoncer à l'enseignement, au grand profit de la poésie hébraïque. Il devint courtier, et le peu de loisir que ses nouvelles occupations lui laissèrent, il les consacra à sa muse. Ce courtier harassé par la besogne quotidienne était un pur idéaliste. Certes, Lebensohn n'était pas fait de cette étoffe qui forme les rêveurs et les grands poètes. Mais, dans cet esprit rationnel et logique jusqu'à la sécheresse, il y avait un coin intime, mélancolique et profond. Il professa un amour profond, exalté, pour la langue hébraïque. Cette langue n'est-elle pas belle, admirable, n'est-elle pas la dernière relique sauvée du naufrage de tous les biens nationaux de notre peuple? Et n'est-il pas enfin, lui, l'héritier des prophètes, le poète et le pontife de langue sacrée? Avec quel orgueil il nous dévoile son état d'âme:

Je m'assois devant la table «divine», je prends ma plume, cette plume qui écrit la langue sacrée, la langue de notre Loi, la langue de notre peuple, Sela! Ô Dieu, guide mon esprit, n'est-ce pas dans Ta langue sainte que je chante?[45]

Fils de son milieu, élève des rabbins, il joindra à son âme de primitif la dialectique d'un raisonneur. Mais il n'arrivera jamais à comprendre le monde intérieur de luttes et de passions qui agite la vie individuelle des hommes. Il croira qu'il suffit de copier les auteurs allemands et d'aligner des vers pleins d'emphase pour créer des poèmes érotiques et pour chanter la nature. Son poème «David et Bathséba» est une œuvre manquée; ses descriptions de la nature sont sèches et factices. Il ne sera pas capable de se rendre compte exactement des choses contemporaines. Le moindre événement produira sur lui un effet considérable. Il saluera par des odes les réformes militaires et civiles de Nicolas Ier, qui furent si préjudiciables au judaïsme. Et dans son enthousiasme il s'écriera: «Maintenant Israël ne connaît plus que le bien!» Lorsqu'un banquier juif quelconque sera nommé consul général en Orient, il saluera ce fait sans portée en vers dithyrambiques qu'il dédiera à ce pauvre homme «au nom des juifs de la Lithuanie et de la Russie Blanche.»

Mais partout où le cœur du poète bat à l'unisson avec les sentiments du milieu juif, partout où il se laisse aller à la tristesse et à la mélancolie spéciale qui se dégage de ce milieu, il atteint une hauteur morale et une vigueur lyrique qui ne seront pas dépassées. À travers les trois volumes que forment ses poésies, nous trouvons, à côté de nombreux poèmes sans valeur, beaucoup de perles de style et de pensée. Le cri de détresse contre les misères qui accablent l'humanité, les protestations douloureuses contre l'absence de pitié parmi les hommes, ainsi que le refus obstiné de comprendre l'implacable cruauté de la nature qui nous enlève les êtres les plus chers et notre impuissance devant la mort, ont inspiré à notre poète une de ses plus belles poésies.

La pitié n'est-elle pas la fille des cieux? Ne la trouvons-nous pas même chez les bêtes et chez les reptiles? Seul l'homme ne la connaît pas. Il se fait le tyran de son prochain...

Mais ce n'est pas seulement l'homme qui ne veut pas connaître cette fille des cieux, la nature elle-même la méconnaît et se montre implacable.

Ô monde! Demeure de deuil, vallée des pleurs. Tes fleuves sont des larmes. Ton sol de la cendre. Sur ta surface tu portes des hommes en deuil. Dans tes entrailles des cadavres. Derrière les montagnes couvertes de neige et de glace, une voiture apparaît. Son conducteur, un homme, est assis à l'intérieur. À côté de lui sa femme, beaux comme les fleurs tous deux et sur leurs genoux jouent des enfants délicieux. Ah! c'est un convoi de morts. Ils sont partis vivants pour s'égarer, périr dans les glaces du monde.

Parmi la détresse environnante et la ruine de toutes les espérances, seule la mort plane impitoyable, menaçante et victorieuse.

Dans une autre poésie intitulée «La Pleureuse», parlant également de la pitié, le poète s'écrie:

Ton ennemie (la cruauté) est plus forte que toi. Si toi tu es un feu ardent, elle est un courant d'eau glacée!

Malheur à toi, ô pitié! Qui donc aura pitié de toi?

Dans quelques traits énergiques le poète hébreu sait décrire l'inanité de l'homme devant la création. Le sort des Hamlets et des Renés est plus enviable que celui du «Plaintif» du ghetto. Eux au moins, avant de se jeter dans la mélancolie et d'embrasser le pessimisme, avaient goûté à la vie, ils ont connu ses charmes et ses déboires. Pour le désabusé du ghetto, les plaisirs personnels et les voluptés de la vie ne comptent pas. C'est au nom de la morale suprême qu'il s'érige en philosophe pessimiste.

Notre existence est un souffle léger comme une barque. Notre tombeau est au seuil de notre vie, il nous attend dès le ventre de notre mère.

Nous sommes ici depuis les origines de la Terre; elle nous change comme l'herbe de sa surface. Elle demeure stable; seuls nous passons sans retour, sans même l'alternative de ne pas débarquer ici-bas.

Nous sommes pour le monde ce qu'est le roseau pour le berger.

Avant qu'il ait fini de dévorer une génération, l'autre est prête à passer.

L'un est englouti, l'autre emporté. Où est notre salut?

À cette ruine universelle, à ce déchaînement des éléments que le plaintif, tout imbu qu'il est de la justice providentielle, se refuse à comprendre, vient se joindre la méchanceté humaine.

Et toi aussi tu deviens le fléau de ton frère. À cette armée céleste, ton prochain se joint, lui aussi... Du courroux de l'homme, ô homme! jamais tu ne seras exempt... Sa jalousie ne finira qu'avec ta disparition.

Et cependant y a-t-il quelque chose de réel, de durable dans la vie? Non!

Où sont-elles, les générations oubliées? Leur nom même a disparu. Qui échappera à son sort? Pas un seul. Personne ne sera soustrait à la mort. La richesse, la sagesse, la force, la beauté ne sont rien, rien...

Puis, dans un élan de révolte, notre poète s'écrie:

Si je savais que ma voix dût suffire pour détruire avec retentissement toute la création et les armées célestes, je lancerais d'une voix de tonnerre, je crierais: Arrête! Je rentrerais dans le néant avec le reste des hommes. Les vivants n'ont-ils pas conscience que la tombe les engloutira après une vie de tristesses et de misères cruelles?

Toute la vie humaine est comme l'éclair qui précède la foudre de la mort!

Il faut arriver jusqu'à nos jours pour voir cette même pensée reprise certes avec moins de vigueur par Maupassant dans Sur l'eau.

Mais, au bout du compte,

l'homme n'a rien que la conscience douloureuse; il est nu et affamé, mou et sans énergie aucune. Il désire tout ce qu'il n'a pas, languissant jour et nuit.

L'incertitude devant la mort, la frayeur devant la fin fatale, le regret cuisant de la disparition des êtres chers, qui forment le fond du caractère des juifs même les plus croyants, sont exprimés dans une de ses plus belles poésies: «L'Agonisant.» Le scepticisme du Maskil l'emporte sur l'optimisme du juif dans «Le savoir et la mort.»

Un grand malheur vient frapper notre poète. La mort prématurée de son fils, le jeune poète Micha Joseph, sur lequel on avait fondé tant de légitimes espérances, lui arrache des cris de détresse et de désespoir.

De mon nid qui a déniché mon oiseau? De ma demeure qui a dérobé ma lyre? Qui a brisé ma harpe et m'a apporté des lamentations? Qui a dit à mes espérances tout d'un coup: renversez-vous!

Il y a dans ces poésies de quoi faire la fortune d'un grand poète, malgré le fatras de vers médiocres et fastidieux qu'il faut savoir éliminer. Contemporain d'Alfred de Vigny, on trouve chez lui plus d'un point de ressemblance avec le solitaire hautain. Mais il va sans dire que jamais Lebensohn n'a connu l'œuvre du poète français.

Les poésies de Lebensohn, publiées à Vilna, en 1852, sous le titre de Schiré Sefath Kodesch (Poésies de la langue sacrée), furent accueillies avec enthousiasme, et l'auteur fut salué comme le «Père de la Poésie.» Il publia aussi plusieurs ouvrages traitant des questions de grammaire et d'exégèse.

Lorsque le célèbre philanthrope Montefiore se rendit en Russie en 1848 pour solliciter du gouvernement du Tsar l'amélioration de l'état civil des juifs et l'introduction des réformes scolaires, Lebensohn se rangea publiquement du côté des réformateurs. Selon lui, l'abaissement des juifs est dû à trois causes principales:

1º L'absence de la «Haskalah», c'est-à-dire d'une éducation rationnelle fondée sur la connaissance de la langue du pays, des sciences usuelles et sur l'enseignement d'un métier manuel;

2º L'ignorance des rabbins et des prédicateurs en tout ce qui ne touche pas la religion;

3º La recherche du luxe et les excès en matière de table et d'habillement.

Si les deux premières causes sont plus ou moins justifiées, la troisième fait sourire par sa conception naïve. L'auteur ayant devant lui une population d'affamés dont la majorité ne connaît l'usage de la viande en dehors du jour de samedi, trouve moyen de leur reprocher leurs excès gastronomiques et leur mise luxueuse! Nous verrons que la plupart des Maskilim russes ont partagé cette manière de voir.

En 1867, au moment où la lutte pour l'émancipation des juifs et pour les réformes intérieures atteignait son apogée, Lebensohn publia à Vilna son drame Emeth ve-Emouna (Vérité et Foi) qu'il avait composé une vingtaine d'années auparavant. Œuvre purement didactique, d'où toute chaleur poétique est absente. Le style, il est vrai, est clair et coulant, et le problème moral est nettement posé. Mais l'absence de toute étude de caractères, et des moments psychologiques qui font le principal mérite des œuvres dramatiques, font de cette pièce un traité de morale ennuyeux et sans valeur. Le cadre du drame est simple. C'est Scheker (Mensonge) qui cherche à séduire et à gagner Hamon (Foule). Il veut lui donner en mariage sa fille Emouna (Foi). Celle-ci est également disputée par Emeth (Vérité) et Séchel (Raison).

L'influence directe de M.-H. Luzzato sur cette œuvre est manifeste. Comme ce dernier, le sceptique Lebensohn ne va pas jusqu'à douter de la Foi; c'est contre le mensonge, contre l'hypocrisie et contre la fausse piété, celle qui persécute et qui plonge dans l'ignorance, qu'il s'élève. «La raison pure ne s'oppose pas à la religion pure.» Telle a été la devise adoptée par l'école de Vilna. Abstraction faite de la croyance dans la Divinité comme principe primordial, la raison invoquée par l'auteur est la raison positive, celle de la science, de la justice, de la logique rationnelle. Il combat, dans des monologues verbeux, la superstition et le fanatisme des orthodoxes. Mais toute la haine du Maskil contre le fanatique obscurantisme trouve son expression dans le personnage de Zibeon, tartufe juif et principal aide de camp de Scheker (mensonge). Le Tartufe juif présente une figure autrement complexe que celle qu'a créée Molière. Zibeon est un rabbin thaumaturge, fin sophiste et casuiste cauteleux; toute la scolastique a passé par là. Dans sa haine contre les adversaires de la Haskala, Lebensohn le présente, en outre, comme un hypocrite, bon vivant et lascif, ce qui n'est généralement pas vrai. Le prétendu Tartufe du Ghetto n'est pas hypocrite, car il est croyant et, par conséquent, sincère. C'est son fanatisme, son aveuglement religieux qui le pousse aux pires excès.—En revanche notre auteur est plein d'admiration pour Séchel (Raison), Hochma (Science), Emeth (Vérité) et même pour Emouna (Foi).

Dans cette œuvre si peu poétique, on trouve cependant une page remarquable, c'est la prière de Séchel qui sollicite Dieu de libérer Emeth. Le triomphe de la vérité clôt le drame. Trait caractéristique à noter: ni Regesch (Sentiment), pourtant si juif, ni Taava (Passion) ne figurent dans cette galerie de personnages allégoriques personnifiant les attributs moraux. C'est que pour Lebensohn comme pour toute l'école humaniste de cette époque, la raison seule importait et devait suffire pour faire prévaloir la vérité.

De son temps ce drame suscita des passions parmi les orthodoxes. Un rabbin lettré, M. L. Malbim, crut même devoir intervenir, et, aux attaques dirigées par Lebensohn, il répondit par une autre pièce (Maschal u-Melitza) dans laquelle il prend la défense des orthodoxes contre les accusations des Maskilim mal intentionnés.

Si A. B. Lebensohn est considéré comme le père de la poésie, son non moins célèbre contemporain et compatriote Mardochée Aron Ginzbourg peut passer à juste titre pour le premier maître de la prose hébraïque moderne. Ginzbourg est le créateur de la prose réaliste en hébreu, quoiqu'il soit resté profondément imbu du style et de l'esprit de la Bible. Là où le style biblique ne peut, sans être torturé ou sans se servir de périphrases, traduire la pensée moderne, Ginzbourg n'hésite pas à faire des emprunts, toujours excellents et sans préjudice pour l'élégance de la langue, aux ouvrages talmudiques et même aux langues modernes. Car, nous ne cesserons de l'affirmer, c'est une erreur de croire qu'il existe un style néo-hébraïque essentiellement différent de celui de la Bible, comme il existe un néo-grec et un grec classique. L'hébreu moderne n'est qu'une adaptation de l'hébreu ancien plus conforme à l'esprit nouveau et aux idées nouvelles. Les quelques ultra-novateurs, peu nombreux d'ailleurs, ne font que confirmer cette assertion.

Comme écrivain, Ginzbourg s'est montré très fécond et nous a laissé une quinzaine de volumes sur divers sujets. Doué d'un bon sens naturel et possédant une instruction moderne plus solide que la plupart des écrivains du temps, il a exercé une très grande influence sur ses lecteurs et sur le développement de la littérature hébraïque. Son Abieser, sorte d'autobiographie très réaliste, est un tableau saillant de l'éducation défectueuse et des mœurs arriérées du ghetto que l'écrivain critique avec une finesse remarquable et dénonce au nom de la civilisation et du progrès. Il publia, en outre, deux volumes sur les guerres napoléoniennes, un volume sur l'accusation de Meurtre rituel à Damas sous le titre: Hamath Damesek (1840), une histoire de la Russie, une traduction de la Mission de Philon d'Alexandrie, un traité de stilistique (Débir). Ses ouvrages, publiés tous de son vivant à Vilna, à Prague et à Leipzig, et réédités depuis, obtinrent un grand succès, et il est l'un des créateurs d'un public de lecteurs hébreux. Cependant il faut dire que le réalisme de notre auteur et son style précis et juste n'ont pas été accueillis d'emblée par la grande masse du public. Leur goût n'était pas assez affiné pour les apprécier, et leur sensibilité de primitifs ne pouvait pas encore se plaire à la description réelle des choses. C'est ce que la deuxième génération d'écrivains lithuaniens avait compris en introduisant le romantisme dans la littérature hébraïque.

Pour avoir été le premier foyer littéraire, Vilna n'était pourtant pas le centre unique des lettres hébraïques en Russie. Dans le midi russe, et indépendamment de l'École de Vilna, des cercles littéraires procédant de ceux de la Galicie se formèrent de bonne heure.

À Odessa, cette fenêtre européenne ouverte sur l'empire du Tsar, nous voyons se fonder la première communauté juive éclairée. Les lettrés y affluèrent de toutes parts et surtout de la Galicie. S. Pinsker et I. Stern sont les représentants de la science du judaïsme en Russie, auxquels le caraïte Firkovitz apporte un concours précieux. Eichenbaum, Gottlober et d'autres se font remarquer comme poètes et comme écrivains.

Isaac Eichenbaum (1796-1861) fut un poète gracieux. En dehors de ses écrits en prose et de son traité remarquable sur le jeu d'échecs, nous possédons de lui un recueil en vers intitulé Kol Zimra[46]. Sa lyre tendre et douce, son style élégant et clair rappellent souvent Heine. Nous lui empruntons un fragment de son poème «Les Quatre Saisons»:

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