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La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)

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L'hiver s'en est allé, le froid a déserté; les eaux fondent sous les flèches du soleil. Sur la pente du rocher un ruisseau fait couler ses eaux limpides. Seule ma bien aimée n'est pas attendrie, tous les feux de mon amour ne peuvent fondre la glace de son cœur.

Les collines se revêtent d'allégresse, sur la surface des vallées la joie sourit, le sycomore est rayonnant, la vigne jubilante, et, dans les enfoncements de la montagne en dentelle, l'épine trouve un nid. Cependant mes soupirs m'abattent. Seule mon amie ne veut m'entendre.

Tout ce qui vit dans les champs chante; sur terre les animaux jubilent et dans les branches les «ailés» chantent à deux. Seule ma colombe détourne ses pas de moi, et sous l'ombre de mon toit je reste solitaire.

Les plantes sortent du sol, l'herbe reluit de splendeur et la terre se couvre de verdure. Dans les prairies refleurissent les lilas et les roses. Ainsi refleurit aussi mon espérance, elle me remplit de l'attente joyeuse que mon amie reviendra m'enlacer dans ses bras.

Le maître incontesté des humanistes de la Russie méridionale fut Isaac Ber Levenson de Kremenitz en Volhynie (1788-1860). Sa place est plutôt marquée dans l'histoire de l'émancipation des juifs russes que dans une histoire littéraire. Levenson naquit dans le pays du Hassidisme. Un heureux hasard le conduisit tout jeune à Brody. Là il se rallia au cercle humaniste et fit la connaissance des maîtres galiciens. De retour dans son pays natal, il était animé du désir de travailler à l'émancipation et à la civilisation des juifs russes.

Comme jadis Wessely, Levenson se tient dans ses écrits sur le terrain strictement orthodoxe. C'est au nom de la tradition religieuse elle-même qu'il s'attaque aux superstitions et qu'il réclame l'étude obligatoire de la langue hébraïque, des sciences et des métiers. Son érudition profonde, la douceur et la sincérité de son langage lui valurent l'estime des orthodoxes eux-mêmes. Ses ouvrages «Beth Iehouda» et «Teouda be Israël» sont des plaidoyers en faveur de l'instruction moderne; dans «Zeroubabel», il s'occupe de questions de philologie hébraïque, et dans «Efes Damim» il met à néant, avec documents à l'appui, la légende du meurtre rituel. Dans «Ahiya Haschiloni» il prend la défense du judaïsme talmudique contre ses détracteurs chrétiens. Nous possédons en outre de Levenson de nombreux écrits, des épigrammes, des articles et des études[47].

Il faut reconnaître que les contemporains de Levenson ont exagéré l'importance de la partie littéraire de son œuvre. En dehors de ses études philologiques, qui pèchent souvent par la naïveté de ses conceptions et surtout par la façon prolixe et embarrassée de s'exprimer, il ne reste pas grand chose de son œuvre littéraire. L'influence directe qu'il a exercée sur les juifs est aussi moins considérable qu'on ne le croyait. Sur le Hassidisme il n'eut aucune action. Quant aux juifs de la Lithuanie, certes, ses œuvres étaient très répandues parmi eux, mais dans ce pays de l'hébreu, point n'était besoin de recourir aux arguments de l'auteur pour propager la langue biblique.

Par sa vie d'abnégation et de misère, isolé dans une bourgade obscure, impotent et travaillant quand même pour le relèvement de ses coreligionnaires, il s'est attiré l'admiration unanime de ses contemporains.

La renommée du solitaire idéaliste de Kremenitz arriva jusqu'aux sphères gouvernementales. Levenson fut le premier humaniste juif qui entretint des relations directes avec le gouvernement russe. Le Tsar Nicolas Ier l'écouta personnellement et le fit consulter plusieurs fois sur toutes les questions qui touchent à l'amélioration de l'état social des juifs. La fondation des écoles primaires juives, l'ouverture de deux séminaires rabbiniques à Vilna et à Zitomir, l'établissement de nombreuses colonies agricoles, les améliorations apportées à la condition politique des juifs et à la censure des livres hébreux,—toutes ces choses sont dues en grande partie, sinon entièrement, à l'autorité de Levenson. Les lettrés de l'époque professèrent une vénération profonde pour un confrère si haut placé dans l'estime des gouvernants.


CHAPITRE V

Le mouvement romantique.—A. Mapou.

La réaction politique qui suivit l'insurrection polonaise de 1831 se fit surtout sentir en Lithuanie. La main du gouvernement pesa lourdement sur la population de cette province. L'Université de Vilna fut fermée, et toute trace de civilisation effacée.

Les juifs, délivrés de l'arbitraire des nobles polonais, retombèrent sous celui de fonctionnaires sans scrupules. Un nouveau fléau—le service militaire obligatoire inconnu jusqu'alors, service terrible, service actif de vingt-cinq ans accaparant toute la vie d'un homme, arrachant l'enfant à sa famille et à sa foi—vint s'abattre sur la population juive. Ils luttèrent contre cette nouvelle calamité avec toutes les armes du faible. Les pots de vin, les mariages précoces, les évasions en masse, les substitutions volontaires ou forcées—tels furent les moyens employés par les plus aisés pour sauver leur progéniture du service militaire.

Pour assurer le recrutement régulier des soldats juifs, le gouvernement de Nicolas Ier, tout en abolissant l'organisation du Synode central, maintint celui des Cahals locaux et les rendit responsables de la conscription militaire. Les riches, les savants, ceux qui étaient à la tête des communautés, profitèrent largement de cette reconnaissance officielle du Cahal pour dispenser les leurs du service militaire. Le Cahal devint en leurs mains un instrument d'oppression et d'exploitation des pauvres. Sauve qui peut! tel était l'état d'âme des juifs russes au milieu du xixe siècle, pendant toute l'époque dite de la Behala (Terreur).

Les réformes projetées par Alexandre Ier en faveur des juifs, toutes les espérances caressées par les humanistes lithuaniens avortèrent. La réaction sévit dans toute sa rigueur et atteignit principalement les juifs, persécutés, opprimés et humiliés sans cesse. Le pessimisme profond des poésies de Lebensohn atteste suffisamment l'état d'esprit des lettrés juifs. Cependant, ces admirateurs de la science, de la civilisation, cette fille divine, s'obstinaient dans leurs illusions et prétendaient que, seules, des réformes profondes pourraient résoudre la question juive[48]. Le peuple n'était pas avec eux, et la jeune génération de lettrés ne partageait pas non plus cette manière de voir. Dans ce désordre moral, les masses se laissèrent facilement entraîner par le courant du Hassidisme, qui depuis longtemps guettait cette dernière forteresse du judaïsme rationnel. Les rabbins virent avec effroi cet envahissement grandissant du mysticisme, et ne purent rien pour l'arrêter.

Mais le mysticisme avait trouvé un ennemi autrement puissant que la logique et le rationalisme, dans la littérature néo-hébraïque naissante.

La langue hébraïque était cultivée avec ardeur par tous les lettrés et par les jeunes rabbins eux-mêmes. C'est l'époque de la «Melitza». Celle-ci devait suppléer à la sécheresse rabbinique et lutter victorieusement contre le Hassidisme. D'ailleurs, l'usage de l'hébreu prédominait alors. Cette langue était devenue en plein xixe siècle la langue du commerce, de la jurisprudence, des relations amicales, etc. Le folklore lui-même, en dépit du jargon dédaigné, ne connaissait pas d'autre langue. Nous possédons une quantité de poésies populaires de cette époque qui, de nos jours encore, sont chantées dans toute la Lithuanie. La note dominante de ces chansons traduit les plaintes nationales du peuple juif, ses rêves et ses espoirs messianiques. Elle est essentiellement sioniste.

Dans un hébreu élégant, tendre, avec des expressions élevées et des cris de désespoir dignes de Byron, un poète du peuple pleure les malheurs de Sion:

Sion, Sion, ville de notre Dieu. Qu'il est terrible, ton malheur! Chaque nation, chaque pays voit croître sa splendeur de jour en jour. Toi seule et ton peuple vous tombez horriblement d'abîme et abîme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Terre sainte, ô Sion! Comment l'étranger ose-t-il fouler ton sol de son pied orgueilleux?

Comment, ô Ciel, l'ennemi peut-il occuper le Saint des Saints?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout espoir n'est cependant pas encore mort.

Dans le cœur de tout ton peuple éparpillé aux quatre coins de la terre ton souvenir vit, gravé avec des lettres de feu et de sang, avec des larmes incessantes!

Une autre poésie populaire, également anonyme, intitulée la «Rose», est d'un accent encore plus désolé et plus désespéré. Piétinée par tous les passants, la rose ne cesse de les implorer:

Ô humains, ayez pitié de moi, rendez-moi à ma demeure!...

En dehors de ces motifs, les poésies lyriques de Lebensohn et la «Colombe plaintive» de Letteris faisaient partie du répertoire populaire.

À ce romantisme populaire vient bientôt, répondant à un besoin de la masse, se joindre le romantisme littéraire.

Un roman traduit du français, les Mystères de Paris, d'Eugène Suë, publié en 1847-48, à Vilna, inaugura le romantisme ainsi que le genre roman en hébreu. Cette traduction ou plutôt cette adaptation du roman français dans un style biblique précieux, valut à son jeune auteur, Calman Schulman, de Vilna (1826-1900), une renommée immense.

Au point de vue littéraire, c'était le genre introduit en hébreu, c'était la lecture amusante, la fiction remplaçant les écrits graves des humanistes. Le succès énorme obtenu par cette première œuvre de Schulman, ses éditions répétées, témoignent de l'existence d'un public qui éprouvait le besoin de la lecture facile. Désormais le romantisme régnera en maître, la Melitza deviendra le style de la fiction, elle fera les délices des amis de la langue biblique.

Esprit peu original, Calman Schulman contribuera plus qu'aucun autre écrivain à la diffusion de l'hébreu dans le cœur de la masse du peuple. Un demi-siècle durant, il sera considéré par le peuple comme le maître de l'hébreu.

Romantique et conservateur en matière religieuse, exalté pour tout ce qui est un produit du peuple juif, naïf dans ses conceptions de la vie, il exerça son activité sur tous les domaines littéraires. Il a publié une Histoire universelle en 10 volumes, une Géographie également en 10 volumes, des études biographiques et littéraires sur les écrivains juifs du Moyen-âge en 4 volumes, un roman national remanié, de l'époque de Bar Cochba, des traductions innombrables, des recherches bibliques et talmudiques fort curieuses[49].

Il écrit dans la langue même d'Isaïe. La préciosité et l'emphase excessive de son style, ses conceptions naïves, sa sentimentalité romantique pour tout ce qui est juif, allant droit au cœur des primitifs non cultivés que furent ses lecteurs, expliquent le succès mérité de cet écrivain, pourtant si peu original. Ses œuvres se répandaient par milliers et milliers d'exemplaires et propageaient l'amour de l'hébreu, de la science et du savoir parmi le peuple. À ce titre, Schulman fut un civilisateur de premier ordre. Son œuvre forme l'étape inévitable par laquelle passait et passe souvent encore le Maskil dans son évolution vers la civilisation moderne.

Schulman a fait école. Son style poétique et enflé s'imposa longtemps à tous les sujets et empêcha l'évolution naturelle de la prose hébraïque, inaugurée par M.-A. Ginzburg.

Les créateurs ne tardèrent pas à venir. Parmi les poètes de l'École romantique une première place appartient à Micha-Joseph Lebensohn, dit Micha (1828-1852), fils de A.-B. Lebensohn.

Tendre et gracieux autant que son père était dur et rigide, M.-J. Lebensohn fut le seul écrivain du temps qui eut la chance de recevoir une éducation moderne complète. De plus, il n'avait pas connu comme tous ses contemporains la cruelle nécessité et les luttes pour l'affranchissement personnel. Il possédait à fond la littérature allemande et il avait suivi à Berlin les cours de philosophie de Schelling. Avec cela, il possédait l'hébreu comme une langue vivante et sut traduire en elle ses pensées les plus intimes, toutes les nuances du sentiment.

La riche imagination poétique, l'harmonie de son style, ses expressions colorées et imagées, son lyrisme profond, non dénaturé par l'exagération ronflante et emphatique de ses prédécesseurs, font de Michal le premier poète artiste en hébreu.

Il débuta en 1851 par une traduction de la Destruction de Troie, de Schiller[50], admirable de style et d'élégance poétique. Il est le premier qui ait appliqué rigoureusement la prosodie moderne à la poésie hébraïque. Son recueil poétique Schiré Bath Sion (Les chants de la fille de Sion)[51] est un véritable chef-d'œuvre. Il contient six poèmes historiques admirables de pensée, de forme et d'inspiration. Dans «Salomon et Coheleth», son plus grand poème, il nous fait d'abord assister à la jeunesse du roi Salomon. C'est l'amour de Salomon pour la Sulamite, amour sublime, exalté, qui est chanté pour la première fois d'une façon merveilleuse. La joie de vivre fait tressaillir toutes les fibres du cœur du poète... Puis c'est la vieillesse de l'Ecclésiaste contrastant si puissamment avec la jeunesse de Salomon. C'est le roi désenchanté, sceptique, convaincu de la vanité de l'amour, de la beauté, du savoir; tout n'est que poussière, vanité des vanités. Et le jeune poète romantique termine son poème en concluant que la sagesse ne peut exister sans la foi, et que seule cette dernière est capable de donner à l'homme la suprême satisfaction.

«Joel et Sisera» est une très belle pièce poétique. C'est la lutte intérieure qui s'engage, dans le cœur de la vaillante femme chantée par Débora, entre les devoirs de l'hospitalité et son attachement à son pays. Finalement ce dernier l'emporte:

Vivant au milieu de ce peuple, établi dans son pays, ne dois-je pas aspirer à son bien-être, au bonheur des siens? N'est-il pas aussi mon peuple?

«Moïse sur le Mont Abarim» est plein d'admiration pour le grand législateur. Il se termine par ces deux vers:

La lumière du monde s'obscurcit.
À quoi bon la lumière du soleil?

Son élégie sur Jéhuda Halévi est touchante de patriotisme et d'amour pour la Terre des ancêtres:

Cette Terre, dont chaque pierre est un autel du Dieu vivant, dont chaque rocher est une chaire pour un prophète divin.

Ou bien, comme il s'écrie dans une autre poésie:

Pays des muses, couronné de charmes, où chaque pierre est un livre, chaque rocher un tableau!

Un autre recueil du poète, Kinor bath Sion (La lyre de la fille de Sion), publié après sa mort, à Vilna, contient, à côté d'un certain nombre de poésies traduites de l'allemand, des poésies lyriques où le poète exhale son âme et ses souffrances. Il aime ardemment la vie, mais il pressent qu'il ne lui sera pas donné d'en jouir longtemps et, dans un accès de désolation, il s'écrie: «Maudite soit la vie, maudite aussi la mort!» Son caractère change, sa muse devient triste et, comme son père, il ne voit qu'injustice et que malheurs. Dans une poésie adressée «aux étoiles» il veut arracher leur secret aux mondes:

Répondez-moi, vous qui êtes les habitants d'en haut, oh! arrêtez pour un instant la marche des lois éternelles! Hélas, mon cœur est plein de dégoût pour cette terre. Ici l'homme est né pour la misère! Oh! Ici-bas c'est la Haine religieuse qui règne. Sur ses lèvres elle porte le nom du Dieu de la miséricorde et dans sa main l'épée sanglante. Elle prie, s'agenouille et sans cesse elle massacre au nom du Dieu de pardon. Ce monde, lorsqu'il le créa dans un accès de colère, Dieu le rejeta loin de lui avec fureur. Alors, la Mort s'y précipita, semant la terreur. Elle le tient, ce monde, à ses ongles. La Misère aussi s'y abattit grinçant ses dents, montrant sa rage farouche. Elle tient l'homme, elle le torture sans répit...

En outre, ce recueil posthume contient des poésies amoureuses et des complaintes sionistes toutes empreintes de profonde mélancolie et de cette tristesse qui caractérise la dernière période de sa vie. Une cruelle maladie enleva le jeune poète à l'âge de vingt-quatre ans, au grand désespoir des amis de la poésie hébraïque.

La fiction romanesque, que la vie rigide et le caractère austère des lettrés rendait impossible jusqu'alors en hébreu, fit sa première apparition avec les traductions des romans modernes. Immédiatement elle rencontra un public bien disposé et avide de nouveauté. Les romanciers originaux ne tardèrent pas à venir. Le premier maître du genre, le créateur du roman hébreu, est Abraham Mapou (1808-1867).

Il naquit à Slobodka, faubourg de Kovno, triste bourgade peuplée presque uniquement de juifs. Toute une population y grouille dans des conditions économiques et hygiéniques déplorables. Son père, pauvre «melamed» (professeur d'hébreu et de Talmud), était un esprit naïf et mélancolique, non dénué d'une certaine instruction. Il aimait et cultivait la science des maîtres hébreux du Moyen-âge. Sa mère était une âme douce et tendre; elle supporta avec soumission et fermeté les souffrances physiques qui accablèrent toute sa vie. Son frère Mathias, étudiant-rabbin, était très bien doué.

Bref, c'était la misère, mais cette misère soumise, non rongée par l'envie, qui fait les liens de famille plus resserrés. Enfant chétif, Abraham Mapou n'aborda ses études primaires qu'à l'âge de cinq ans, âge déjà avancé pour ce milieu où les enfants commencent à fréquenter le «Heder» dès leur quatrième année. Et ce sont des années endurées dans le Heder, sans connaître d'autre joie que celle du succès dans les études, courbé toute la journée sur les gros in-folios du Talmud. L'enseignement rationnel de la Bible et de la grammaire hébraïque, dédaignées par les dialecticiens talmudiques comme des études trop superficielles, était banni de cette école. Heureusement pour le futur écrivain, ce fut son père qui lui enseigna la Bible et qui éveilla dans son cœur sensible l'amour de la langue sacrée et du passé glorieux de son peuple. Cependant son éducation talmudique se poursuit avec succès. À l'âge de douze ans le voilà «érudit», à treize ans il est déjà «Itou» (phénomène), et dès lors libre de s'adonner à ses études selon son gré et à se passer de maître.

Bientôt, comme tous les jeunes talmudistes, il sera recherché comme gendre. Cela ne tarda pas à arriver: il fut fiancé par son père à la fille d'un bourgeois aisé. À l'âge de 17 ans le voilà donc marié. Cela ne modifiera d'ailleurs en rien sa vie. Comme par le passé il continuera à poursuivre ses études, et c'est son beau-père qui pourvoira à ses besoins. Bientôt ses études prendront une nouvelle direction. Son esprit rêveur, étouffé par la scolastique rabbinique, se tourne vers la Cabbale. Déjà l'exaltation mystique le hante, et un jour il faillit adhérer à la secte des Hassidim. C'est sa mère qui l'en préserva. Il céda à ses prières, et ne commit pas cet acte d'hérésie dangereuse.

Ces luttes intérieures entre le sentiment et la raison, les perplexités au milieu desquelles se débattait son esprit, n'affectèrent pas outre mesure notre auteur et ne produisirent pas de modification radicale dans sa personnalité. Mapou est resté, toute sa vie, l'humble érudit du ghetto, un des successeurs des «Ebionim», des psalmistes et des prophètes. Timides, mélancoliques, sans désir pour tout ce qui touche la vie pratique, souvent avilis par leur misère matérielle propre et par la misère intellectuelle environnante, ces «rêveurs» du ghetto, plus nombreux qu'on ne le croirait, cachent dans l'intimité de leur âme cette exaltation morale, cet idéalisme suprême invaincu et toujours debout, qui peut seul expliquer la vivacité et la persistance du peuple-messie.

Déjà Mapou allait succomber comme tant d'autres, déjà les ténèbres mystiques allaient couvrir son esprit, lorsqu'un événement infime en soi et pourtant important dans ses conséquences vint le délivrer. Un psautier latin tombé par hasard entre ses mains donna une nouvelle tournure à ses études, une nouvelle orientation à son esprit.

Était-ce la curiosité, était-ce le désir de savoir qui le poussa à déchiffrer coûte que coûte le texte sacré dans une langue inconnue? Toujours est-il qu'il ne recula pas devant des difficultés presque insurmontables et, à force de traduire mot à mot le texte latin, comparé à l'original hébreu, il arriva à connaître un grand nombre de mots latins. L'exemple n'est pas unique dans son genre. Salomon Maïmon avait appris l'alphabet allemand, dans lequel il devait plus tard écrire ses meilleures études philosophiques, à l'aide de la nomenclature allemande des traités du Talmud, imprimée à Berlin. Et c'était aussi le cas de la plupart des lettrés de la province.

Cette gymnastique de l'esprit, cette nécessité de se rendre compte de la valeur précise de chaque mot a aidé en même temps Mapou à mieux comprendre le texte biblique et à se pénétrer de son esprit.

La fortune, le bien-être ne sont pas stables chez les juifs russes, obligés de soutenir une concurrence vitale acharnée et servant de jouet à une législation capricieuse. Le beau-père de Mapou se trouva un jour ruiné. Le jeune homme fut obligé d'interrompre ses études et d'accepter la place de précepteur dans la maison d'un fermier juif aisé.

Ce séjour prolongé à la campagne exerça sur l'âme sensible du jeune lettré une influence capitale. Le rapprochement avec la nature qui ne manqua pas de séduire son esprit le dégagea définitivement des voiles mystiques qui l'enveloppaient. C'est au village enfin qu'il rencontra un curé polonais éclairé, qui s'intéressa au jeune rabbin et s'occupa de son instruction. Mapou étudia avec ardeur les maîtres classiques latins, et c'est la première fois qu'un poète hébreu trouvait l'occasion de former son esprit sur les modèles puissants de l'antiquité. Toujours sous la direction du bon curé, il étudia le français d'abord, sa langue préférée, ensuite l'allemand et, en dernier lieu seulement, le russe. La langue russe n'était pas tenue en honneur chez les Maskilim de l'époque. À Kovno, où il retourna peu après, il fut obligé de dissimuler ses nouvelles connaissances, de peur d'attirer sur lui la haine des fanatiques et d'être atteint dans sa profession de professeur d'hébreu.

Émerveillé par l'œuvre des romantiques et surtout par les romans d'Eugène Suë, son auteur favori, il médita dès 1830 la première partie de son roman historique «L'Amour de Sion», qui ne devait voir le jour que vingt-trois ans plus tard. Il mena pendant vingt-trois années une vie de privations et de labeurs incessants, peinant le jour, rêvant la nuit. La Haskala avait créé des foyers humanistes dans les petites bourgades lithuaniennes. C'est à Zagor, c'est à Rossieni, «la ville des lettrés, des amis de leur peuple et de la langue sacrée», que Mapou trouva enfin l'occasion de révéler son talent. Son état physique fort éprouvé empira de plus en plus. Sa nomination, après de longues sollicitations, comme professeur d'une école juive gouvernementale à Kovno, survenue en 1848, ainsi que l'assistance matérielle qu'il recevait de son frère plus favorisé que lui, le tirèrent définitivement d'embarras. Indépendant, il pouvait désormais s'occuper de son roman. Le succès obtenu par la version hébraïque des Mystères de Paris l'encouragea enfin à publier son «Amour de Sion.» Et c'est avec une stupéfaction sans bornes que le timide auteur put constater l'enthousiasme avec lequel le public accueillit sa première création littéraire.

Dans ce milieu ascétique et puritain où le monde du sentiment et de la vie intérieure était inconnu, le roman de Mapou va tomber comme la foudre déchirant la nuée qui enveloppait tous les cœurs. Un siècle après Rousseau, il y avait encore un coin en Europe où le plaisir, la joie de vivre, les biens terrestres, la nature étaient considérés comme des futilités, où l'amour était condamné comme un crime et les passions comme la perte de l'âme. Et c'est dans ce milieu que l'Amour de Sion, cette Nouvelle Héloïse juive, apparaît comme le premier appel à la nature et à l'amour.

L'Amour de Sion est un roman historique; il retrace un chapitre de la vie du peuple juif à l'époque du prophète Isaïe. Il n'aurait pas pu en être autrement. Pour toucher la corde sensible du peuple, il fallait reculer l'action de vingt-cinq siècles en arrière. Un roman juif contemporain n'eût été conforme ni à la vérité ni à l'esprit du ghetto.

Le sujet du roman est emprunté à l'âge d'or de l'ancienne Judée. C'est l'époque de la grande floraison littéraire et prophétique. C'est aussi une époque fort agitée, présentant des contrastes saillants. À Jérusalem, un roi éclairé lutte avec fermeté contre la limitation de son pouvoir à l'intérieur et contre le puissant envahisseur du dehors. D'un côté, une société en décadence, et de l'autre, les plus grands moralistes de toutes les époques, les prophètes qui attaquent en face la corruption des mœurs. Enfin c'est l'époque où les plus grands rêves d'une humanité meilleure et idéale, éclosent. C'est dans ces temps que l'auteur place l'histoire que voici:

Sous le règne du roi Ahas, deux amis vivaient à Jérusalem. L'un, nommé Joram, était officier de l'armée et possesseur de riches domaines; l'autre, Jedidia, appartenait à la famille royale. Joram avait épousé deux femmes, Hagith et Naama. Cette dernière était sa favorite, mais elle était restée longtemps stérile. Obligé de partir en guerre contre les Philistins, Joram confie à son ami Jedidia le soin de surveiller les siens. Au moment de son départ, sa femme Naama se trouvait enceinte, et la femme de Jedidia, Tirza, se trouvait dans une position analogue. Les deux amis conviennent que dans le cas où la femme de l'un mettra au monde un fils et l'autre une fille, ils les marieront l'un avec l'autre.

Les choses devaient se réaliser selon le vœu des deux pères. La femme de Jedidia accoucha la première: elle eut une fille nommée Tamar.

Joram fut fait prisonnier par l'ennemi et ne revint point. Mais un grand malheur guettait la maison de Joram. Son intendant Achan se laisse séduire par le juge Mathan, ennemi personnel de Joram. Il met le feu à la maison de son maître, après l'avoir préalablement dépouillée de toutes les richesses qu'elle contenait et les avoir transportées chez Mathan. Hagith et ses enfants sont dévorés par le feu. Achan fait retomber la faute de cet incendie sur Naama, qui, disait-il, voulait se venger de sa rivale Hagith. Cependant il prend son propre fils Nabal et le substitue à Asrikam, le fils de Hagith, qui seul, prétend-il, aurait été sauvé. La pauvre Naama, près d'accoucher, est contrainte de fuir, et se réfugie aux environs de Bethléem, auprès d'un berger. Là elle met bientôt au monde un fils nommé Amnon, et une fille, Penina.

Jedidia, effrayé de la calamité qui s'est abattue sur la maison de son ami, recueille son fils Asrikam et l'élève avec ses enfants. Pour tenir la parole donnée à son ami, il considère Asrikam comme le mari futur de sa fille, puisque Naama a disparu et que, de plus, elle était considérée comme une coupable meurtrière. Ainsi Achan triomphe: son fils prenait la place d'Asrikam, héritait de la maison de Joram et épousait la belle Tamar.

Pendant ce temps s'accomplit la chute du royaume de Samarie. Les habitants de Samarie sont emmenés en captivité par les Assyriens, et parmi eux se trouve Hananel, le beau-père de Jedidia. Le prêtre samaritain Simri réussit à s'évader et se réfugie à Jérusalem. Le nom de Hananel dont il se recommande lui ouvre la maison et le cœur confiant de Jedidia.

Tamar et Asrikam grandissent côte à côte dans la maison de Jedidia. Les deux enfants diffèrent cependant du tout au tout. Autant Tamar est belle, bonne et généreuse, autant Asrikam est laid et pervers. La jeune fille le déteste de tout son cœur. Un jour Tamar, en se promenant à la campagne aux alentours de Bethléem, est assaillie par un lion. Un berger accourt à son secours et lui sauve la vie. Ce berger n'était autre qu'Amnon, le fils de la malheureuse Naama.—De son côté, Héman, le frère de Tamar, découvre par hasard Penina, la sœur d'Amnon, qui se fait passer pour étrangère, et il éprouve un violent amour pour elle. Ainsi le fils et la fille de Jedidia se trouvent tous deux épris du fils et de la fille de Naama, sans se douter de leur véritable origine.

Amnon, venu pour fêter la fête des tabernacles à Jérusalem, est accueilli avec enthousiasme par Jedidia et sa femme, comme il convient au sauveur de leur fille. Ils l'attachent à leur maison, et il gagne par son caractère la bienveillance générale. Le jeune berger se sent attiré vers les études sacrées. Il fréquente l'école des prophètes, et l'éloquence du grand Isaïe le séduit particulièrement.

Le prétendu Asrikam ne voit pas d'un bon œil l'amitié qui s'établit entre Tamar et Amnon. Il s'en ouvre à Zimri qui se fait son complice et l'aide à se débarrasser de son rival. Jedidia cependant demeure fidèle à sa promesse et persiste à vouloir donner sa fille malgré elle à Asrikam. Lorsque l'amour de Tamar et d'Amnon devient évident, il éloigne celui-ci de sa maison.

Nous sommes à l'époque la plus agitée de la Judée. Nous assistons à la lutte des passions et des intrigues qui ont précédé la débâcle du royaume de Juda et la grande invasion assyrienne. Le désordre moral règne partout, l'iniquité et le mensonge ont pris la place de la justice. Les justes tremblent et espèrent, encouragés par les prophètes. Les impies bravent tout et se livrent sans vergogne à leurs débauches.

Buvons, chantons, crie cette troupe impie. Qui sait si nous vivrons demain!

Zimri médite un grand coup. Amnon se rendait tous les soirs hors de la ville dans une cabane où habitaient sa sœur et sa mère. Zimri l'a surpris. Il y amène Tamar et Héman qui voient Amnon embrasser sa sœur. Tout est fini maintenant. Un coup terrible est porté à l'amour du frère et de la sœur qui ne connaissent pas les liens de parenté qui unissent Amnon et Penina. Repoussé par Tamar sans comprendre pourquoi, Amnon s'éloigne de Jérusalem le désespoir dans l'âme.

Tout n'est pourtant pas perdu. Maltraité par son propre fils et rongé par le remords, Achan fait à son fils l'aveu de ses fautes et lui révèle sa véritable origine. Furieux, Asrikam ne songe qu'à se débarrasser de son père. Il met le feu à sa maison. Cependant, avant de mourir, Achan peut faire des aveux devant la justice. Tout est dévoilé et tout va s'expliquer. Tamar, reconnaissant enfin son erreur, ne se console pas d'avoir éloigné Amnon.

Cependant les événements politiques suivent leur cours. Le brave roi Hésékias lutte contre le ministre Schebna, qui veut livrer la capitale aux Assyriens. La défaite miraculeuse de l'ennemi sous les portes de Jérusalem assure le triomphe de Hésékias. La paix et la justice sont rétablies.

Pendant ce temps Amnon, qui a été fait prisonnier et vendu dans une île ionienne, y découvre son père Joram. Tous deux, ils réussissent à s'évader et à rentrer à Jérusalem.

La joie de la ville sainte, délivrée de l'envahisseur, coïncide avec la joie de deux familles alliées dont tous les vœux sont comblés. L'amour de Tamar et d'Amnon, celui de Héman et de Penina triomphent.

Tel est le cadre de ce roman, qui rappelle les contes merveilleux du xviiie siècle. Au point de vue de l'intrigue romanesque, de l'étude des caractères et de l'enchaînement des événements, c'est une œuvre puérile. L'intérêt du livre ne gît pas dans l'invention de la fiction romanesque. Celle-ci, empruntée aux œuvres modernes, nuit plutôt au roman de Mapou, qui est, avant tout, une œuvre de poésie et de reconstitution historique. L'Amour de Sion est plus qu'un roman historique, plus qu'une fable créée par l'imagination d'un romancier; c'est l'ancienne Judée, la Judée des prophètes et des rois, ressuscitée dans les rêves d'un poète. La reconstitution de la société juive d'autrefois, la compréhension de la vie prophétique, la couleur locale, la majesté des descriptions de la nature, les images vives et frappantes, le style élevé et vigoureux, tout en un mot y respire tellement le génie de la Bible que, sans la fiction romanesque, on se croirait en présence d'une œuvre poétique de l'ancienne Judée retrouvée.

Esprit rêveur, primitif, ignorant les manifestations réelles et compliquées de la vie moderne, Mapou s'est si bien reporté aux temps des prophètes qu'il les a confondus avec les temps modernes. Il a commis l'anachronisme de vouloir transporter les idées d'humanisme du Maskil lithuanien à l'époque d'Isaïe. Mais, à force de vouloir se montrer moderne il est redevenu ancien. Il ne se doutait même pas que c'est le passé avec sa civilisation propre, ses mœurs et ses idées qu'il restituait.

Son but de réformateur n'en était pas moins atteint. Guidé par une intuition prophétique, Mapou a fait une œuvre de haute moralité et de civilisation. À toute une population plongée dans un ascétisme dégénéré ou dans un mysticisme hostile au présent, il révéla son passé glorieux, tel qu'il était et non tel que se le représentait leur cerveau, accablé par la misère et embrumé par l'ignorance. Il leur montra non pas la Judée des rabbins, des saints et des ascètes, mais le pays de la nature, de la joie de vivre, de la vie débordante, de la gaieté et de l'amour, le pays du Cantique des Cantiques et de Ruth. Il leur présenta Isaïe, non sous la figure d'un saint rabbin ou d'un annonciateur de rêves mystiques, mais un Isaïe poète, patriote, moraliste sublime, le prophète de la Judée libre, le prédicateur des biens terrestres, de la bonté, de la justice, justement opposé à la doctrine étroite et aux pratiques minutieuses et insensées proclamées par la bouche des prêtres, précurseurs des rabbins.

Ce que le roman prêche, c'est le retour à une vie plus naturelle. C'est le monde des plaisirs, des sensations, de la vie terrestre, justifié et idéalisé au nom du passé. Ce sont les charmes de la vie rurale, évoqués dans un enchaînement de tableaux poétiques. Toute la Judée agricole passe sous les yeux du lecteur. La gaieté des vignerons, l'insouciance des bergers, les fêtes populaires, avec leur éclat et leur fougue, sont retracées dans cet ouvrage de main de maître. La grandeur morale de la Judée apparaît dans la magnifique description de tout un peuple, accouru pour célébrer la fête dans la Ville Sainte, ainsi que dans les discours emportés de prophètes qui critiquent ouvertement les grands et les prêtres au nom de la Justice et de la Vérité. Et c'est surtout l'amour chaste et ingénieux, l'apothéose de l'amour d'Amnon et de Tamar qui domine cette œuvre.

La répercussion que cette œuvre a eue sur ses contemporains est inimaginable. Elle peut être comparée à l'effet produit par l'apparition de la Nouvelle Héloïse.

La langue hébraïque avait enfin trouvé son maître populaire, qui savait parler au cœur de la foule et le toucher profondément. Le succès de l'œuvre fut grandiose. Malgré les menées fanatiques qui voyaient avec horreur cette profanation de la langue sacrée, le roman pénétra partout, jusque dans les écoles rabbiniques, dans les synagogues même. La jeunesse était émerveillée et séduite par les évocations poétiques et par le sentimentalisme de l'œuvre. Une population tout entière semblait renaître à la vie et sortir de sa léthargie millénaire. La comparaison de la grandeur lointaine avec la misère actuelle s'imposait aux esprits.

Pour la première fois, les bois lithuaniens étaient témoins d'un spectacle imprévu. Les élèves rabbiniques, évadés de l'école, venaient pour y lire en cachette le roman de Mapou. Ils revivaient voluptueusement les temps anciens. L'amour sublime toucha tous les cœurs et plus d'un roman ingénu s'ébaucha.

Mais ce qui tira le plus grand profit de ce nouveau mouvement provoqué par l'apparition de l'Amour de Sion, ce fut la langue hébraïque, ressuscitée dans toute sa splendeur.

J'ai approfondi le latin antique dans sa vigueur majestueuse, l'allemand avec la profondeur de son sens, le français plein de charmes avec ses expressions ravissantes, le russe dans la fleur de sa jeunesse. Chacune de ces langues possède des qualités à elle. Seule toi, ô langue hébraïque, tu es incomparable. Que ta parole est claire, limpide, malgré la cendre de tes ruines!

Le son de les expressions chante à mon oreille comme une harpe céleste...[52]

Cette idéalisation de la langue du passé et du passé lui-même produisit un effet considérable sur les esprits et prépara le terrain pour une récolte féconde.

Le succès de l'Amour de Sion encouragea Mapou à publier son autre roman historique dont l'action se passe à la même époque que le premier. L'Aschmath Schomron (Le Péché de Samarie), publié également à Vilna, est une véritable épopée qui retrace les luttes suscitées par la rivalité entre Jérusalem et Samarie. La conception de cette œuvre ressemble à celle de son premier roman. Mais l'auteur y fait un abus excessif d'antithèses et de contrastes. Il malmène sans pitié les pauvres habitants de Samarie. Tout ce qui est bon, juste, beau, élevé, amour chaste, vient de Jérusalem; tout ce qui est hypocrisie, perversité, dogmatisme absurde, débauche, vient de Samarie. L'auteur s'acharne surtout contre les hypocrites et contre les fanatiques aveugles, à l'esprit étroit. La personnification de quelques types de fanatiques du ghetto est transparente. Cette œuvre suscita la colère des obscurantistes et, dans leur fureur, ils poursuivaient tous ceux qui lisaient les œuvres de Mapou.

Le Péché de Samarie, qui partage tous les défauts techniques du premier roman, n'en est pas moins une œuvre de puissante imagination et de vigueur épique. La couleur locale et la vie biblique y sont présentées avec plus de sûreté encore que dans l'Amour de Sion.

Si l'on voulait appliquer aux romans de Mapou le critérium de la critique artistique, nous y trouverions sans doute un défaut capital. Mapou n'est pas un psychologue, il ne sait pas créer de héros réels. Ses personnages sont effacés, artificiels. Le but moral domine tout. L'intrigue y est puérile, et l'enchaînement des péripéties fastidieux. Mais ce défaut ne pouvait être aperçu par ses lecteurs, primitifs, non cultivés, qui partageaient la naïveté ingénue de l'auteur.

Nous possédons encore de Mapou des fragments poétiques d'un autre roman historique, disparu et anéanti par la censure russe. En outre, un excellent manuel de la langue hébraïque Amon Pédagogue (maître pédagogue), très apprécié par les professeurs d'hébreu, et enfin une Méthode de langue française en hébreu.—Nous aurons encore à revenir sur son dernier roman: L'hypocrite «Aït Zaboua», qui relève d'un tout autre genre que ses deux premiers romans.

Ses dernières années furent affligées par une maladie cruelle. Incapable de travailler, il était soutenu par son frère, établi à Paris. Ce dernier l'appela auprès de lui, mais la mort le surprit en route, avant qu'il eût pu voir la capitale du pays pour lequel il avait professé pendant toute sa vie une grande admiration.

Dans la Russie méridionale, et surtout à Odessa, l'activité littéraire se continue avec succès. Abraham Ber Gottlober (1811-1900), surnommé Mahalalel, est le poète le plus productif, sinon le plus doué de cette école.

Élève de J.-B. Levenson, et ayant visiblement subi l'influence de Wessely et d'Adam Lebensohn, il s'adonna à la poésie. Le premier volume de ses poésies parut à Vilna en 1851. Il a publié à la fin de sa vie ses œuvres complètes en trois volumes[53]. Ses premières poésies remontent au milieu du siècle dernier. C'est un styliste remarquable, et dans certaines de ses poésies, son langage est simple et élégant. «Caïn», ou le Vagabond, est une merveille de style et de composition.

Dans la poésie intitulée «l'Oiseau dans la cage», il est sioniste et il pleure sur la misère de son peuple en exil. Dans une autre poésie: Nezah Israël (l'Éternité d'Israël), qui est peut-être la meilleure qui soit sortie de sa plume, il revendique avec dignité sa qualité de juif, dont il est fier.

Juda n'a ni arc ni armes. Il ne projettera pas au loin sa flèche vengeresse. Mais il a un procès avec les gentils au nom de la justice...

Je ne vous conterai pas la gloire du peuple éternel, ni sa grandeur morale—puisque ce sont ces vertus que vous détestez en lui... Aussi, s'il a péché, n'en êtes-vous pas la cause?...

Ce n'est point la grâce, mais c'est mon droit que je revendique.

En général, Gottlober manque de chaleur poétique. Dans la plupart de ses poésies, son style pèche par la prolixité et le bavardage. Il a beaucoup traduit en hébreu. Sa prose est excellente. Ses satires sont souvent spirituelles. Son histoire en vers de la poésie hébraïque, parue dans le troisième volume de ses poésies, est inférieure à l'art poétique de S. Levison, dont nous avons parlé plus haut. Plus tard il publia une revue mensuelle en hébreu: Haboker Or (Clarté du matin). Ses mémoires sur la vie des Hassidim[54] qu'il a combattus toute sa vie, sont les meilleurs de ses écrits prosaïques.

Gottlober a personnifié plus que tout autre le type du Mechaber vagabond qui, pour gagner sa vie, est obligé d'imposer lui-même ses ouvrages aux personnes aisées et de les colporter de porte en porte.

Parmi les autres écrivains qui, pour la forme ou pour le fond, procèdent de l'école romantique et dont le nombre est trop considérable pour que nous les citions tous, nous mentionnerons seulement les suivants:

Zeeb Kaplan, de Riga (1826-1887), était un poète de mérite. Il excella également dans la poésie et dans la prose. Son poème le plus connu est «Le pays des miracles»[55] qui, pour le sujet et pour le style, se réclame de Lebensohn père.

Élie Mardechai Werbel (1805-1880) était le poète en titre du cercle littéraire d'Odessa. Son recueil de poésies, paru à Odessa, se recommande par l'élégance de la forme. En dehors des odes et dédicaces, il contient plusieurs poèmes historiques, dont le plus remarquable est «Hulda et Bor», inspiré d'une parabole talmudique[56].

L'un et l'autre poètes ont été dépassés par Israël Roll (1830-1893), galicien établi à Odessa. Ses «Poésies romaines»[57] (Schiré Romi), toutes traduites des grands poètes latins, témoignent d'un souffle poétique puissant. Son style est classique, riche et précis. Ce volume figurera toujours dans la bibliothèque de la littérature hébraïque à côté du remaniement d'Ovide par Michal et de l'admirable traduction des poèmes Sibyllins, faite par l'éminent philologue J. Steinberg.

En prose, c'est à Benjamin Mandelstam (mort en 1886) qu'appartient le premier rang. Il a écrit, entre autres, une Histoire de la Russie. Son ouvrage le plus important, Hazon la-moèd, est une relation de ses voyages et de ses impressions à travers la «zone juive», principalement la Lithuanie. À certains égards, il procède de M.-A. Ginzburg, dont il a la clarté et l'esprit. Mais sa sentimentalité et son abus du style précieux le rangent à côté des romantiques.

L'école romantique a donné également naissance à un autre poète de valeur, Juda-Léon Gordon, dont les première poèmes, et surtout «David et Michal», sont empruntés au passé biblique. Mais Gordon ne persista pas longtemps dans cette voie, et son activité littéraire appartient à une autre époque.

Le trait caractéristique du romantisme hébraïque, par lequel il se sépare de la plupart des mouvements analogues de l'Europe, c'est d'être resté dans la voie du progrès et de l'émancipation, sans dévier du côté des réactions, religieuses ou autres. Ni la réaction extérieure, ni l'intransigeance intérieure des fanatiques n'ont pu arrêter l'éclosion des idées humanitaires semées par l'école autrichienne et italienne.

Depuis les Meassfim allemands, l'évolution de la littérature hébraïque ne s'est pas arrêtée un seul instant dans son acheminement vers la science et vers la lumière. Le mouvement romantique est une de ses étapes les plus caractéristiques et les plus bienfaisantes. À une époque où le sombre présent ne promettait rien, où les ténèbres politiques cachaient tout espoir en une vie meilleure, c'est au nom du passé que les champions de la Haskala combattaient l'ignorance et les préjugés. C'est au nom de la morale et de l'idéal qu'ils cherchaient à gagner le cœur des foules pour la «divine Haskala».

L'action du romantisme hébreu a été des plus fécondes. Le fusionnement du rationalisme des premiers humanistes et du romantisme patriotique de Luzzato a resserré les liens qui rattachaient les écrivains à la masse croyante. La sentimentalité provoquée par la restauration poétique des temps prophétiques a plus fait pour la diffusion des idées saines et naturelles et pour la propagation de la civilisation que toutes les exhortations et tous les raisonnements. La déclaration, tant de fois répétée par l'école de Vilna, que la science et la foi ne se contredisent pas, n'a pas moins servi au rapprochement des lettrés et des croyants modérés.

Bientôt les temps seront plus favorables à la reprise de la lutte contre l'obscurantisme, et l'antagonisme entre lettrés et orthodoxes reprendra de plus belle. Toute une école d'écrivains réalistes passionnés essaiera de lutter contre les misères de la vie nationale sans épargner les susceptibilités et l'amour-propre de la masse croyante. Ce seront les accusateurs, les justiciers, les détracteurs du Judaïsme orthodoxe et traditionnel. Ils prêcheront avec âpreté l'Humanisme moderne et l'abandon des croyances surannées. Mais à côté d'eux nous verrons s'élever une école plus modérée et non moins efficace. Elle apportera des paroles de clémence, de foi et d'espérance. Aux négations et aux aphorismes désolants des premiers elle opposera la ferme conviction du relèvement imminent du peuple juif, appelé à remplir sa destinée sur son sol national. La note sioniste unira dans un même élan d'action et d'espoir la masse orthodoxe et la jeunesse libre.


CHAPITRE VI

Les Réalistes.—Le Mouvement Émancipateur.

L'avènement d'Alexandre II au trône marque un moment décisif dans l'histoire de l'empire russe. La poussée nouvelle des idées généreuses et libérales encouragées par le Tsar lui-même gagne jusqu'au ghetto. L'amélioration sensible de la situation politique des juifs, dont le droit de séjour dans toute l'étendue de l'Empire et l'accès aux carrières libérales avaient été élargis, l'abolition de l'ancien régime du service militaire, la suppression des Cahals: tous ces facteurs, joints à la prévision d'une émancipation civile prochaine, émurent profondément les humanistes juifs. Les lettrés hébreux, arrachés à leurs rêves séculaires, se trouvaient tout à coup en présence de la réalité des choses et aux prises avec les exigences de la vie moderne. Il faut leur rendre cette justice qu'ils comprirent immédiatement de quel côté était leur devoir, et qu'ils ne faillirent pas à leur mission. Ils se mirent du côté du gouvernement réformateur, et ils luttèrent de toutes leurs forces contre la résistance que les conservateurs juifs opposaient aux réformes projetées ou accomplies. Leur action s'exerça surtout dans la petite province à peine entamée par les courants nouveaux. Un auxiliaire précieux devait bientôt s'ajouter à leurs efforts par la création de la presse hébraïque.

L'intérêt suscité par la guerre de Crimée parmi les juifs suggéra à un certain Silberman l'idée de fonder un journal politique et littéraire en hébreu. Hamaguid (l'Orateur), tel est le nom de ce premier journal hébraïque, paru en 1856, dans la petite ville prussienne de Lyck, située sur la frontière russo-polonaise. Il obtint un succès énorme. L'enthousiasme des lecteurs à la vue de cette feuille périodique, rédigée dans la langue sacrée, se traduisit par des éloges dithyrambiques et par une multitude d'Odes qui remplissaient le journal. Son action a été très grande. Il a été le rendez-vous des lettrés hébreux de tous les pays et de toutes les opinions. À côté de nouvelles politiques et littéraires, de recherches philologiques, de poésies plus ou moins boursouflées, le Hamaguid a publié un certain nombre d'articles originaux de haute valeur. Les vieux maîtres Rapoport et Luzzato y donnaient la main aux jeunes écrivains russes comme Gordon et Lilienblum.

Un savant orientaliste de Paris, Joseph Halévy, l'auteur d'un curieux recueil de poésies hébraïques paru plus tard, y prêcha des idées hardies pour son temps sur la renaissance de l'hébreu et sur son adaptation pratique, par la création de nouveaux termes, aux idées et aux exigences modernes. Ces idées ont été réalisées en partie de nos jours. Le Rabbin Hirsch Kalischer et le rédacteur David Gordon y préconisèrent pour la première fois, vers 1860, la réalisation pratique de l'idée sioniste, et c'est grâce à leur propagande que la première société pour la colonisation de la Palestine a été fondée.

Cette première tentative d'un organe hébraïque en entraîna bientôt d'autres semblables. Des journaux hébreux se fondent dans tous les pays, variant dans leurs tendances selon le milieu et l'opinion de leurs rédacteurs. En Galicie surtout, où nulle censure absurde ne mettait des entraves à la pensée, les journaux hébraïques pullulèrent. En Palestine, en Autriche, un certain temps à Paris même, des périodiques se fondent, créent une opinion publique et des lecteurs. Mais c'est surtout en Russie, où la censure s'est peu à peu adoucie, que les journaux hébraïques deviendront de véritables tribunes populaires ayant un public de lecteurs stable.

Samuel-Joseph Finn, historien et philologue de mérite, publia à Vilna (1860-1880) une revue, Hacarmel, principalement consacrée à la science juive.

Hayim-Zelig Slonimski, mathématicien renommé, fonda en 1872, à Berlin, son journal, Hazefira, plus tard transporté à Varsovie, où il publia un grand nombre d'articles scientifiques. Il fut un vulgarisateur des sciences naturelles.

Mais le journal hébraïque le plus important fut certainement le premier qui parut en Russie, Hamelitz (l'Interprète), fondé en 1860 à Odessa par Alexandre Zederboum, un des plus fidèles champions de l'humanisme. Hamelitz devint l'organe principal du mouvement émancipateur et le porte-parole des réformateurs juifs.

La presse hébraïque, malgré ses défauts, malgré l'exiguïté de ses ressources[58], qui l'empêchait de s'assurer des collaborateurs stables et rétribués et la rendait tributaire d'un concours arbitraire d'amateurs, a exercé une influence considérable sur les juifs de Russie. Elle a travaillé sans relâche à la diffusion de la civilisation, des sciences et de la littérature hébraïque.

Dans les grands centres, et surtout dans les communautés nouvellement formées dans le midi de la Russie, l'émancipation spirituelle des juifs devint bientôt un fait accompli. Les jeunes gens affluaient aux écoles et s'adonnaient volontiers aux métiers manuels. Les écoles spéciales et les séminaires rabbiniques institués par le gouvernement arrachaient aux «Hedarim» et aux «Yeschiboth» des milliers d'élèves. La langue russe, négligée jusqu'alors, disputait maintenant la priorité au jargon et même à l'hébreu. Partout où le souffle des réformes économiques et politiques avait pénétré, l'émancipation faisait son chemin, sans presque rencontrer de résistance de la part du judaïsme traditionnel.

La capitale lithuanienne, Vilna, profondément éprouvée par l'insurrection polonaise de 1863 et tenue intentionnellement par le gouvernement à l'écart de toute réforme administrative ou politique, n'était plus le centre de la vie nouvelle des juifs russes. La «Jérusalem lithuanienne» avait déposé son sceptre, et s'était endormie pour longtemps dans ses rêves de la Haskala «sœur jumelle de la Foi». Vilna n'a jamais connu depuis d'excès de fanatisme, mais elle n'a pas connu non plus la vie intense et l'acharnement des luttes entre la Haskala et la Foi. Elle est restée la capitale de la tradition modérée et de l'opportunisme religieux.

En revanche, c'était maintenant la petite province et les centres talmudiques de la Lithuanie qui opposaient une résistance acharnée aux réformes nouvelles. Les pauvres lettrés, égarés dans ces coins obscurs à l'écart de la civilisation, étaient traités en hérétiques pernicieux. Rien n'arrêtait les fanatiques dans leurs persécutions, et ils eurent recours aux pires excès. Le peuple, trompé et plongé dans l'aberration, leur donnait raison et applaudissait. On lui fit croire que c'est aux principes mêmes du judaïsme que les réformateurs en voulaient, et tous comme un seul homme ils se levèrent contre eux.

L'antagonisme entre l'humanisme et le fanatisme religieux dégénéra en une lutte sans merci. La Haskala des premiers temps, la douce fille céleste des rêveurs d'autrefois, avait vécu. Les lettrés, qui se sentaient maintenant soutenus par les autorités et par l'opinion publique des centres éclairés, devinrent agressifs et s'attaquèrent de front au régime traditionnel. Ils étalent au grand jour, avec un réalisme cru, tous les maux qui rongeaient ce régime. Ils suivent l'exemple de la littérature russe réaliste du temps pour divulguer, flétrir, flageller et châtier tout ce qui est vieux et suranné, réfractaire à l'esprit moderne. C'est la littérature réaliste succédant à l'époque des romantiques.

Le signal fut donné par Abraham Mapou dans son roman de mœurs Aït Zaboua (L'Hypocrite), dont les premiers volumes parurent vers l'année 1860, à Vilna. Devant l'insolence croissante des fanatiques et l'urgence des réformes projetées par le gouvernement, le maître du roman hébreu se décida à descendre des hauteurs poétiques où planait sa rêverie pour se jeter dans la mêlée et appuyer de son autorité la campagne contre les obscurantistes. Déjà dans, ses romans historiques, surtout dans le dernier, il avait laissé percer son animosité contre les tartuffes du ghetto dissimulés dans la peau du faux prophète Zimri et de ses émules. Maintenant il allait les démasquer ouvertement et sans ménagement.

L'Hypocrite de Mapou est un grand roman en cinq volumes. Tous les types des fanatiques du ghetto y sont personnifiés avec une crudité réaliste. Le héros principal du roman est Rabbi Zadoc, hypocrite, pervers, débauché, criminel et sans scrupules, couvrant ses forfaits du manteau de la dévotion; c'est le prototype de tous les tartuffes du ghetto qui exploitent l'ignorance et la crédulité du peuple. Son principal émule, Gadiel, est un fanatique aveugle, persécuteur acharné de tous ceux qui ne suivent pas ses opinions, ennemi de la littérature hébraïque et poursuivant tous ceux qui osent lire les publications modernes. En passionné de la Haskala qu'il était, Mapou n'a pas épargné les couleurs pour noircir ces ennemis de la civilisation.

À côté des meneurs principaux trouvent place, dans ce roman, un grand nombre de héros qui personnifient chacun un type caractéristique de la province lithuanienne. Il pousse à fond le portrait de Gaal, parvenu ignorant qui domine la communauté et fait cause commune avec Rabbi-Zadoc et ses émules. La vénalité des fonctionnaires permet au parvenu sans cœur de commettre des actes arbitraires; il persécute tous ceux qui sont suspects de moderniser, et répand les crimes et la terreur autour de lui. Mapou a trop chargé ces types et a dépassé les limites de la vérité. Par contre, il devient plus indulgent et plus véridique, lorsqu'il nous dépeint la vie des humbles du ghetto.

Jerahmiel le «Batlan» est un type accompli. Le «Batlan» est une création inconnue en dehors du ghetto. C'est, en quelque sorte, le bohême de ce milieu. Il se distingue surtout par la bizarrerie et par le ridicule. Ce n'est pas qu'il n'ait pas étudié; loin de là. La plupart du temps, c'est un talmudiste érudit, mais sa naïveté, sa distraction et son manque de tout sens pratique le rendent incapable d'entreprendre quoi que ce soit. C'est un parasite, et c'est machinalement qu'il se joint aux ennemis du progrès.

—Le «Schadchan» (entremetteur matrimonial), type si fréquent et si influent dans le ghetto, est peint sur le vif. Malicieux, subtil, plein d'esprit, érudit même, il excelle dans l'art de rapprocher les partis et de dénouer les situations les plus compliquées.

Le type le plus sympathique du roman est celui du bourgeois honnête; c'est l'idéalisation par Mapou de cette classe si répandue de petites gens du commerce qui, à une profonde instruction talmudique, joignent un cœur ouvert à tous les sentiments généreux, et dont la compression du ghetto n'a pas réussi à pervertir le bon sens naturel et la moralité profonde.

Tous ces types sont des êtres réels, vivant et s'agitant. Sans doute, Mapou les a exagérés, et souvent du mauvais côté, mais ils n'en restent pas moins des types véridiques.

Par contre, il a moins réussi dans la création des types de Maskilim. La nouvelle génération, les éclairés, les amis de la civilisation sont des fantoches sans vie, sans personnalité aucune, qui ne parlent, ne s'agitent que pour glorifier la «céleste Haskala».

En somme, la conception de Mapou peut se résumer en ces deux termes:

Éclairé, donc bon, juste, généreux, etc.; fanatique, donc mauvais, hypocrite, débauché, lâche, etc.

Si le roman a des prétentions réalistes par le fond, il n'en est pas de même quant à la forme. L'hypocrite présente tous les défauts des romans historiques de Mapou, défauts qui, en l'occasion, acquièrent une plus grande gravité. Le style d'Isaïe et les envolées poétiques ne conviennent guère à ce sujet moderne et cadrent mal avec le milieu contemporain. Ici encore l'exemple de Mapou a été pernicieux pour ses successeurs.

Dans le cœur du roman on trouve une série de lettres écrites de la Palestine par un des héros, qui laissent voir l'enthousiasme de notre auteur pour la Terre-Sainte. Cette note sioniste imprévue dans cette œuvre purement moderne nous montre suffisamment l'âme du grand rêveur qu'il était.

Ce n'est qu'en l'année 1867, après l'apparition de ce roman, que A. Lebensohn a publié à Vilna son drame «Vérité et Foi», écrit vingt ans auparavant et dans lequel le Tartufe du ghetto joue également un grand rôle[59].

Dans la même année, un jeune écrivain, S.-J. Abramovitz, lança son roman réaliste «Haaboth vehabanim»[60] (Les Pères et les fils). Abramovitz avait déjà acquis une notoriété par sa publication d'une Histoire naturelle (Toldoth Hatéba) en quatre volumes, où il s'ingénie à créer une nomenclature zoologique complète en hébreu. Son roman réaliste, qui traite de l'antagonisme des pères croyants et des fils émancipés, et dont l'action se passe dans un milieu de Hassidim, est une œuvre manquée. Rien n'y révèle encore le futur maître, le fin satirique et l'admirable peintre de mœurs. Après avoir fait la fortune de l'idiome judéo-allemand par ses contes de la vie juive, il est revenu depuis une dizaine d'années à l'hébreu, dont il est un des écrivains les plus originaux. Ce qui distingue Abramovitz des écrivains contemporains, c'est son style. Abramovitz a été l'un des premiers qui aient introduit le style du Talmud et du Midrasch dans l'hébreu moderne. Il en est résulté un hébreu pittoresque, mélangé d'expressions talmudiques et empreint d'un charme spécial. Cet hébreu, tout en dérivant du style biblique, est on ne peut plus conforme à l'esprit et au milieu qu'il dépeint. Il se prête à merveille à la description de la vie et des mœurs des juifs de la Volhynie qui forme le fond de ses romans.

Tous ces créateurs du réalisme hébreu ont été dépassés par le poète J.-L. Gordon, qui personnifie à lui seul toute cette époque agitée.


CHAPITRE VII

J-L. Gordon.—La lutte contre le rabbinisme.

Juda-Léon Gordon (1830-1892) naquit à Vilna de parents aisés, pieux et relativement éclairés. Comme tous ses contemporains, il reçut une éducation rabbinique, sans pourtant négliger l'étude de la Bible et de l'hébreu classique. Il obtint des succès éclatants dans ses études, et tout faisait prévoir qu'il serait un jour un talmudiste éminent. Le discours scolastique qu'il prononça à l'occasion de sa 13e année le sacrait «Ilou.» La ruine de son père eut pour conséquence la rupture de ses fiançailles avec une fille de riche bourgeois, et l'empêcha de contracter le mariage.

Il put continuer librement ses études. Il revint à Vilna, le premier centre de la Haskala en Russie. La littérature hébraïque profane avait pénétré jusque dans la synagogue, sinon ouvertement, du moins en contrebande. Il dévora en cachette tous les nouveaux écrits qui tombèrent entre ses mains. C'était l'époque où Lebensohn père rayonnait dans tout l'éclat de sa gloire. Bientôt Gordon s'aperçoit que l'étude de l'hébreu ne peut suffire à la culture d'un homme instruit et, guidé par un parent lettré, il apprend l'allemand, le russe, le français et le latin. Il fut un des premiers écrivains hébreux connaissant à fond la littérature russe. Il s'occupa beaucoup de l'étude de la philologie et de la grammaire hébraïque et il était un des meilleurs connaisseurs de cette langue. Ses recherches linguistiques et ses innovations sont très précieuses.

La muse le hanta de bonne heure, et ses premiers essais poétiques lui valurent la bienveillance de Lebensohn père et l'amitié de son fils. Dans sa ferveur juvénile, il est un admirateur enthousiaste de Lebensohn père dont il se proclame le disciple. Mais c'est surtout de son fils Micha-Joseph qu'il procède. Un petit drame, consacré à la mémoire du poète, disparu à la fleur de l'âge, montre toute l'affection que Gordon éprouvait pour son aîné.

Cependant Gordon continue ses études. Il passe en 1852 ses examens de fin d'études au Séminaire rabbinique de Vilna, et il est nommé professeur d'une école gouvernementale juive à Ponivez, petite ville du district de Kovno. Il est tour à tour transféré d'une ville à l'autre dans ce même district. Vingt années de luttes contre les fanatiques et d'enseignement passées dans la province la plus obscure de la Lithuanie n'arrêtèrent pas son activité littéraire. En 1872, il est appelé à occuper le poste de secrétaire de la communauté de Saint-Pétersbourg et de la Société nouvellement créée pour la propagation de l'instruction parmi les juifs russes. Sa vie matérielle est désormais assurée par une situation indépendante. Dénoncé en 1879 comme conspirateur politique, il est arrêté et jeté en prison, ce qui lui cause un préjudice matériel et physique irréparable. Son innocence établie, il est remis en liberté et devient co-rédacteur du journal «Hamelitz», le plus répandu des périodiques hébreux de l'époque. Mais la maladie le minait sourdement, et il se mourait peu après.

Nous avons vu le jeune poète marchant sur la trace des deux Lebensohn. Ce n'est qu'en 1857 qu'il publia à Vilna son premier grand poème Ahabath David ou Michal[61], produit d'un esprit naïf et rêveur qui jure solennellement de «rester le serf de la langue hébraïque pour toujours et de lui consacrer toute sa vie.» «David et Michal» est le récit poétique de l'amour du berger pour la fille du roi. Le poète nous transporte aux temps bibliques. Il nous raconte comment la fille de Saül s'est éprise du jeune berger appelé pour distraire la mélancolie du roi. Puis c'est la jalousie naissante de Saül, qui prend ombrage de la popularité de David. Pour lui accorder la main de sa fille, il lui imposera des sacrifices surhumains et l'enverra à des morts certaines. David s'en tirera avec éclat et reviendra toujours vainqueur.

Le roi est dévoré par la jalousie la plus tyrannique et poursuit David de sa colère. David est obligé de fuir, et Michal est donnée à son rival. L'amitié de David et de Jonathan forme un tableau touchant. Enfin David triomphe, il est oint roi d'Israël. Il reprend Michal, l'amour est plus fort que son ressentiment, et il oublie la honte du passé. Mais la pauvre sacrifiée ne connaîtra pas les joies de l'enfantement. Elle sera stérile et mènera une vie solitaire. Vieille et oubliée, elle s'éteint le jour même de la mort de David.

Dans ce drame simple et candide, on sent nettement l'influence de Schiller et de Micha-Joseph Lebensohn. Cependant le sentiment réel de la nature et de l'amour font défaut chez notre poète. Ses descriptions de la nature ne sont que des décalques des romantiques. Poète du ghetto, il n'a connu ni la nature, ni l'amour, ni l'art[62]. Ses poésies érotiques sont peu personnelles. En revanche, par son style classique et la forme moderne et achevée de ses vers, il laisse loin derrière lui tous ceux qui l'ont précédé et il mérite, après la disparition du jeune Lebensohn, le premier rang parmi les poètes hébreux.

Dans «David et Barsilaï», le poète oppose la tranquillité de la vie du berger à la vie du roi. Les aspirations vers la vie rurale qui se sont fait jour au ghetto depuis les évocations rustiques des romans de Mapou et la fondation des colonies agricoles juives, ont heureusement inspiré le poète. Il nous montre le vieux roi accablé par les fatigues et trahi par son propre fils en face de la sérénité du vieux berger refusant les dons royaux.

Et David s'en alla régner sur les Hébreux,
Et Barsilaï s'en retourna paître ses troupeaux.

Ce qui fait le charme de ce petit poème, c'est la peinture de la campagne de Galaad. Il semble qu'en revivant le passé, les poètes hébreux aient souvent en une intuition admirable de la nature et de la couleur locale qui leur manquaient ordinairement. Osnath-bath-Potiphera est également remarquable par la couleur et l'ingéniosité de la restitution historique.

De cette époque date le premier volume des fables que le poète a publiées sous le nom de Mischlé Yehuda[63], qui forme le deuxième volume de l'édition complète de ses poésies et dont l'ensemble compose quatre livres. Ce sont des traductions ou plutôt des imitations d'Ésope, de La Fontaine, de Krylov, ainsi que des fables tirées du Midrasch. Elles se distinguent par un style concis et expressif et par une satire mordante.

La fable marque une transition dans l'œuvre de Gordon. Arraché au milieu indulgent et conciliant où il s'est développé, il se trouve face à face avec la triste réalité de la vie des juifs de la province. Le fanatisme intransigeant des rabbins, l'éducation arriérée donnée aux enfants qu'on maintenait dans l'ignorance, pesaient lourdement à son cœur de patriote et d'intellectuel. C'était l'époque où le libéralisme et la civilisation européenne avaient pénétré en Russie sous l'égide du tsar Alexandre II. Gordon rêvait pour ses coreligionnaires une situation analogue à celle dont jouissaient leurs frères d'Occident.

Ceux-ci avaient bien compris les exigences de leur temps, s'étaient libérés du joug du rabbinisme et s'étaient assimilés aux autres citoyens. Le gouvernement russe encourageait l'instruction des juifs et accordait des privilèges aux plus instruits. Les journaux nouvellement créés en hébreu s'étaient également rangés du côté des réformateurs. Gordon se jette délibérément dans la lutte. En poésie et en prose, en hébreu et en russe, il se fait le champion de la Haskala. Avec lui, la Haskala ne se borne plus à la culture de la langue hébraïque et aux dissertations spéculatives, mais elle devient une lutte ouverte contre l'obscurantisme, l'ignorance, la routine séculaire, contre tout ce qui barre le chemin de la civilisation. Puisque le gouvernement permettait aux juifs de participer à la vie sociale du pays, et qu'ils pouvaient désormais aspirer à un meilleur sort, la Haskala travaillera à les y préparer et à les en rendre dignes.

En 1863, après l'émancipation des serfs en Russie, Gordon lance ce cri vibrant: Hakitza Ami[64].

Debout! mon peuple! jusqu'à quand dormiras-tu? Vois, la nuit a disparu, le soleil luit partout. Depuis vingt siècles que de changements opérés, que de murs brisés!

Ne sommes-nous pas dans l'Europe civilisée?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Réveille-toi, ô mon peuple! ce pays, véritable Éden, te sera ouvert, ses fils t'accueilleront en frère. Tu n'as qu'à t'adonner avec confiance aux sciences et aux services publics.

Dans une autre poésie, le poète salue l'aube des temps nouveaux pour les juifs. Leur empressement à embrasser les carrières libérales leur fait augurer que bientôt leur émancipation sera complète.

Nous avons vu quelle résistance cette nouvelle phase de la Haskala avait rencontrée auprès des orthodoxes. Ceux-ci voyaient avec terreur les jeunes gens déserter les écoles religieuses et s'adonner aux études profanes. Les nouveaux séminaires rabbiniques étaient considérés par eux comme des foyers d'athéisme.

Ils ne pouvaient plus lutter ouvertement puisque le gouvernement était du côté des réformateurs, mais ils se cantonnèrent dans une résistance passive. Dans cette lutte, comme nous l'avons déjà dit, Gordon occupe la première place. Désormais il sera animé par une seule idée, celle de la lutte contre les ennemis de la lumière. Sa satire âpre et mordante, sa plume acerbe et vengeresse, il les mettra au service de cette cause. Ses poèmes historiques même s'en ressentiront. Il profitera de toutes les occasions pour fustiger les rabbins et les conservateurs.

Bein Schinei Arayoth, «Entre les crocs des lions», est un poème historique dont le sujet est emprunté aux guerres judéo-romaines. Le héros, Siméon le zélote, est amené en captivité par Titus. Au moment de succomber dans l'arène, ses yeux rencontrent ceux de sa bien-aimée Marthe, vendue comme esclave, et tous deux meurent en même temps.

Un grand souffle poétique et un profond sentiment national font de ce poème un chef-d'œuvre. Mais le poète ne s'arrête pas là. Il profite de l'occasion qui lui est donnée pour s'attaquer aux origines même du rabbinisme, dans lequel il voit la cause du péril de la nation.

Malheur à toi, Israël! tes maîtres ne t'ont pas enseigné comment conduire la guerre avec habileté et tactique.

La révolte et l'audace ne peuvent rien sans la discipline et l'intelligence guerrière.

Certes, pendant de longs siècles ils t'ont instruit, ils fondèrent des écoles.

À quoi ont-ils abouti, sinon à semer le vent, à cultiver le rocher?...

Ils t'ont instruit à aller à l'encontre de la vie, à t'isoler entre des murailles de préceptes et de prescriptions, à être mort sur la terre, vivant dans les deux, à rêver éveillé et à parler en état de sommeil.

C'est ainsi que ton esprit s'est évanoui, que ta force s'est desséchée, et que la poudre des scribes t'a enseveli à l'état de momie vivante...

Malheur à toi, Jérusalem la perdue!

Mais, s'il accuse le rabbinisme de tous les maux du peuple juif, il ne s'ensuit pas qu'il justifie l'invasion romaine. Toute sa haine s'élève contre Rome, l'ennemie séculaire du judaïsme. Il ne lui épargne pas son mépris au nom de l'humanité et de la justice. D'abord c'est Titus, «délices du genre humain», qu'il nous présente, préparant à son peuple des spectacles nobles et sanguinaires et se réjouissant à la vue du sang innocent qui coule dans l'arène. Puis c'est à Rome qu'il s'en prend, «au grand peuple qui domine les trois quarts de l'univers, la terreur du monde, dont le triomphe ne connaît plus de bornes, depuis qu'il a remporté la victoire sur un peuple destiné à périr et dont le territoire ne mesure que cinq heures de marche.» Enfin son cœur juif se révolte contre «les belles matrones suivies de leurs servantes, dont l'âme tendre va se réjouir aux spectacles sanguinaires de l'arène.»

Dans Bimezouloth Yam (Dans les profondeurs de l'Océan), le poète fait revivre un épisode terrible de l'exode des juifs d'Espagne (1492). Les fugitifs se sont embarqués sur des bateaux de corsaires qui les exploitent sans pitié. La cupidité des corsaires est insatiable. Après les avoir dépouillés de tout ce qu'ils possèdent, ils les vendent comme esclaves ou les jettent dans les flots. Le même sort attend un groupe d'exilés réfugiés sur un bateau. Mais le capitaine s'est soudainement épris de la fille d'un rabbin d'une rare beauté. Pour sauver ses compagnons, elle feint d'agréer les déclarations du capitaine qui promet de débarquer les passagers sains et saufs sur la côte. Il tient parole, mais il garde auprès de lui la jeune fille et sa mère. Une fois loin du rivage, pour ne pas céder aux désirs du corsaire, la jeune fille et sa mère se précipitent dans la mer en adressant leurs prières au Ciel. Ce poème est un des plus beaux de Gordon. L'indignation et la douleur lui inspirent ces vers puissants:

La fille de Jacob est exilée de toute l'étendue de l'Espagne. Le Portugal aussi la repousse. L'Europe montre la nuque à ces malheureux. Elle leur destine la tombe, le martyre, l'enfer... Leurs ossements sont éparpillés sur les rochers africains. Leur sang abreuve les rives de l'Asie... Et le Juge du monde ne se montre pas. Et les larmes des opprimés ne sont pas vengées.

Ce qui révolte surtout le poète, c'est l'idée que jamais ces opprimés n'auront leur revanche et que tous ces crimes demeureront impunis.

Israël, tu ne seras jamais vengé!... Tes persécuteurs triomphent partout! L'Espagne n'a-t-elle pas découvert le Nouveau-Monde le jour même où elle t'a expulsé? Et le Portugal n'a-t-il pas trouvé la route des Indes? Là aussi il a ruiné le pays qui avait accueilli les réfugiés[65].

Et l'Espagne et le Portugal sont toujours debout!

Mais si la vengeance n'est pas permise aux juifs, qu'une haine implacable s'empare de tous les cœurs et que jamais elle ne s'apaise.

Léguez pour l'éternité à vos enfants, adjurez vos descendants, grands et petits, de ne jamais retourner dans le pays scellé de ton sang. Que leur pied jamais ne foule la presqu'île des Pyrénées.

Le désespoir, la désolation du poète se concentrent dans les dernières strophes, où il raconte comment la jeune fille et sa mère se sont jetées dans l'eau.

Seul le regard du Monde, silencieux à travers les nuages, l'œil, témoin de la fin de toutes choses, contemple la fin de ces milliers d'êtres sans laisser couler une seule larme.

Son dernier poème historique, «Le roi Sédécie en prison», date d'une époque où le scepticisme du poète s'est affermi. Ce sont les tendances morales l'emportant sur la politique qui ont amené, selon Gordon, l'État juif à sa perte. Ce n'est plus au rabbinisme, mais c'est aux principes même du Judaïsme des prophètes qu'il s'attaque. Ces idées, il les mettra dans la bouche du roi de Juda captif de Nabuchodonosor: les revendications du pouvoir politique contre les prétentions moralistes des prophètes.

Le roi passe en revue tous ses malheurs, et il se demande à quelle cause il doit les attribuer.

Est-ce parce que je ne me suis pas soumis à la volonté de Jérémie? Mais qu'est-ce que le prêtre d'Anatole voulait au juste?

Non, le roi ne peut admettre que:

La Ville serait encore debout si le sabbat n'avait pas été violé.

Le prophète proclame la suprématie de la lettre et de la Loi primant le travail et l'art guerrier, mais

un peuple de rêveurs et de visionnaires peut-il subsister un seul jour?

Mais le roi ne s'arrête pas à ces idées de révolte. Il se rappelle trop bien l'histoire de Saül et de Samuel, où le roi fut châtié pour avoir désobéi aux caprices des prophètes. Il constate que «tel est le triste sort de tout chef d'Israël.»

Hélas! Je vois que les paroles du fils de Hilkia arriveront irrémédiablement. La loi survivra à la ruine du royaume. Le livre, la parole, succèderont au sceptre royal. Je prévois tout un peuple de docteurs, de lettrés, affaibli et dégénéré.

Cette conception étonnante, déconcertante du peuple-prophète, Gordon la gardera jusqu'au bout. Mais puisque la Loi a tué la nation et qu'une fatalité cruelle pèse sur le peuple du Livre, ne vaut-il pas mieux libérer les individus des chaînes de la foi et affranchir les masses des minuties religieuses qui lui barrent le chemin de la vie? Ce sera la besogne à laquelle Gordon vouera le reste de sa vie.

Dans une poésie dédiée à Smolensky, le rédacteur de Haschahar (L'Aurore), à l'occasion de la réapparition de sa revue, le poète épanche toute son âme désolée et indique la nouvelle voie dans laquelle il va s'engager:

Jadis, certes moi aussi j'ai chanté l'amour, les plaisirs, l'amitié, j'ai annoncé des jours de fête, de liberté et d'espérance. Les cordes de ma lyre vibraient d'émotion...

Et voilà que «l'Aurore» reparaît: je vais accorder ma harpe pour saluer l'aube du matin...

Hélas, je ne suis plus le même, je ne sais plus chanter. De mauvais rêves ont troublé mes nuits. Ils m'ont montré mon peuple face à face... Ils m'ont montré mon peuple dans tout son abaissement, ses blessures insondables. Ils m'ont montré l'iniquité, la source de tous ses maux.

J'ai vu ses meneurs égarés et les maîtres qui l'ont trompé. Mon cœur saigne de douleur. Les cordes de ma lyre ne résonnent plus qu'en lamentations.

Depuis je ne chante plus la joie ni la consolation; je n'espère plus la lumière et je n'attends pas la liberté. Je chante des jours sombres et je prédis un esclavage éternel, l'avilissement sans fin. Et des cordes de ma lyre jaillissent des larmes sur la ruine de mon peuple.

Depuis, ma poésie est noire comme le corbeau, ma bouche remplie d'injures et de plaintes. Elle gémit et se fait l'écho de la ruine du Mont Héreb. Elle crie contre les mauvais bergers, contre le peuple ignorant.

Elle raconte à Dieu, au genre humain, les misères dégradantes de la vie au jour le jour..., l'âme pénétrant jusque dans l'abîme du mal...

Mais le patriotisme du poète l'emporte sur son découragement:

Par pitié pour mon peuple, par compassion pour lui, je dirai à ses bergers leurs crimes, à ses maîtres leurs erreurs...

Y réussira-t-il? tout espoir n'est-il pas perdu? Peu importe? il accomplira son devoir jusqu'au bout:

Que les blessés avisent, ils seront peut-être guéris. Il y aura peut-être un remède à leurs maux s'ils ont encore assez d'énergie vitale...

Le poète a tenu sa parole. Dans une série de poèmes satiriques, de fables et d'épîtres, il dévoile les misères morales qui rongeaient la société juive des pays slaves. C'est la description réaliste la plus exacte et la plus sentie de ce milieu étrange, invraisemblable, existant pourtant et défiant tout. Gordon est descendu jusqu'au tréfonds de ces consciences, il en connaît les secrets les plus intimes. Il a saisi sur le vif les mœurs singulières de cette société et les rend telles quelles. Il connaît aussi toute l'ignominie de quelques-uns des personnages qui la dirigent et il a sondé leur cerveau borné et retors. Son cœur se soulève à l'évocation de ce spectacle douloureux et il souffre des malheurs de son peuple.

Avec cette nouvelle direction de son esprit, sa manière poétique change également. Il ne fait plus de l'art pour l'art, la pureté classique ne l'occupe plus. Avant tout, c'est une œuvre de lutte et de propagande qu'il poursuit. Son style devient plus réaliste. Il s'est imprégné de termes et d'expressions talmudiques, ce qui le rend plus conforme à l'esprit du milieu dont il s'occupe et plus propre à la description de ce monde essentiellement rabbinique. Mais Gordon n'abuse jamais des talmudismes; il garde en tout la juste mesure. Il faut savoir goûter ce style tour à tour fin et mordant, vibrant et énergique. Gordon y a montré tout son talent, tout son génie créateur. C'est de l'hébreu purement moderne, élégant et expressif. Il ne le cède en rien à l'hébreu classique.

La condition sociale de la femme juive, si triste dans le ghetto, a inspiré à Gordon le premier de ses poèmes satiriques. Ce poème est intitulé «Le point sur l'i» ou plus littéralement «Le jambage du iod» (Kotzo schel-iod)[66].

Ô toi, femme juive, qui connaît ta vie? Obscurément tu es venue au monde et obscurément tu t'en vas.

Tes chagrins, tes joies, tes espoirs, tes désirs naissent en toi et meurent avec toi....

Tous les biens de la Terre, les plaisirs, les jouissances ont été créés pour les filles d'autres nations. La vie de la juive n'est que servitude, peines éternelles. Tu conçois, tu enfantes, tu allaites et tu sèvres, tu cuis, tu fais la cuisine et tu te flétris avant l'âge.

Tu as beau avoir un cœur sensible, être belle, douce, intelligente:

La loi est là implacable, elle le dégrade vis-à-vis de ton mari.

Tes charmes sont des tares, tes dons, tes damnations; en mettant les choses au mieux tu n'es qu'une poule pour élever des poussins!

La femme juive a beau aspirer à la vie, à la science, rien de tout cela ne lui est accessible.

La plante divine dépérit dans le désert sans avoir vu la lumière.

Avant de l'avoir instruite, d'avoir cultivé son esprit, elle est mariée, même mère.

Avant d'avoir appris à être la fille de ses parents, elle est épouse et mère de ses propres enfants....

Fiancée, connais-tu au moins celui à qui on te destine? L'aimes-tu? L'as-tu vu seulement?—Aimer! malheureuse! ne sais-tu pas que l'amour est interdit au cœur de la juive?

Quarante jours avant ta naissance ton sort a été décidé[67].

Couvre ta tête, coupe tes nattes. À quoi bon regarder celui qui est à tes côtés? Est-il bossu ou borgne, jeune ou vieux? Qu'importe! Ce n'est pas toi qui choisis, mais tes parents; tu passes d'une main à l'autre comme une marchandise.

Esclave de ses parents, esclave de son mari, il ne lui est même pas donné de goûter paisiblement les joies maternelles. Des malheurs imprévus l'assaillent et l'abattent sans cesse. Son mari sans éducation, sans profession, souvent même sans cœur, après avoir mangé les années de pension traditionnelle à la table des parents de sa femme, se trouvera tout à coup aux prises avec la vie. S'il n'a pas la chance de réussir, il se lassera vite, il abandonnera sa femme et ses enfants, et s'en ira au loin sans même donner signe de vie. Elle restera une «Agouna», une abandonnée, veuve sans l'être, la malheureuse des malheureuses.

C'est là l'histoire de toute femme juive, c'est aussi l'histoire de la belle Bath-Schoua.

Bath-Schoua est une admirable créature, dotée par la nature de toutes les qualités. Belle, intelligente, pure, bonne et charmante, elle s'entend à merveille aux soins du ménage. Elle est admirée par tout le monde, jusqu'au chétif Porousch (sorte d'ermite studieux volontaire) qui se cache derrière la grille qui sépare le compartiment réservé aux femmes à la synagogue, pour la regarder. Hélas, cette fleur est fiancée par son père à un certain Hillel, être chétif, vilain, stupide et antipathique. Mais il possède par cœur tous les in-folios du Talmud, et c'est tout dire. On célèbre le mariage. Le couple mange pendant trois ans à la table des beaux-parents; deux enfants naissent de cette union. Le père de Bath-Schoua perd sa fortune, et Hillel est obligé de chercher à gagner sa vie. Mais cet homme incapable ne trouve rien. Il part pour les pays étrangers, et jamais plus on n'entend parler de lui. Bath-Schoua reste seule avec ses deux enfants. Sans se décourager, elle gagne péniblement son pain. Tout son amour, elle le reporte sur ses enfants qu'elle s'efforce de parer et d'habiller comme les enfants des riches.

Sur ces entrefaites arrive dans la petite ville un jeune homme nommé Fabi. Juif moderne, il est instruit et intelligent, beau et généreux. Il s'intéresse à la jeune femme, en devient amoureux. Bath-Schoua n'ose croire à son bonheur. Cependant un obstacle infranchissable s'oppose à leur union. Bath-Schoua n'est pas divorcée, on ne sait pas non plus si son mari est mort. Fabi, plein d'énergie, se met à la recherche de l'époux disparu. Il le découvre et, moyennant finances, il lui arrache un divorce pour sa femme. L'acte officiel en règle et légalisé par l'autorité rabbinique est envoyé à la femme. Hillel s'embarque pour l'Amérique et son navire fait naufrage.

Bath-Schoua pourra donc enfin jouir du bonheur qu'elle a tant mérité! Hélas, non, la fortune, dans la personne de Rabbi Vofsi, la trahit encore une fois. Ce rabbin est un pharisien rigide; une peccadille lui suffit pour annuler l'acte de divorce. Le mot Hillel y était mal orthographié, selon l'autorité de certains commentateurs. Après le il manquait un Iod. Ainsi le bonheur entrevu par Bath-Schoua est détruit à tout jamais.

Ce malheur n'est pas unique dans son genre; les Bath-Schoua sont légion dans le ghetto. Il y en a d'autres non moins poignants pour des motifs aussi futiles.

Dans un autre poème qui porte le titre: Asaka Derispak (Pour une bagatelle)[68], le poète raconte comment, par la faute d'un malheureux grain d'orge égaré dans la soupe du repas de Pâque, d'où tout aliment fermenté doit être exclu, la paix d'un ménage fut troublée. Affolée et rongée par le remords d'avoir servi cette soupe suspecte, la pauvre femme court chez le Rabbin, qui déclare qu'elle a fait manger aux siens des mets interdits et que la vaisselle dans laquelle ces mets ont été servis doit être brisée. Mais le mari, simple cocher, ne l'entend pas ainsi. Il fait retomber sa colère sur sa femme. La paix du foyer est troublée, et finalement il répudie sa femme. Le poète fulmine contre les rabbins et contre leur interprétation étroite et insensée des textes.

Nous avons été esclaves au pays d'Égypte.

Ne le sommes-nous pas encore? Nous sommes liés par des chaînes d'absurdités, par des cordes de stupidités, par toutes sortes de préjugés.... Certes les étrangers ne nous oppriment plus, mais nos oppresseurs sont issus de nous-mêmes. Nos mains ne sont plus liées, mais notre âme est enchaînée....

Un tableau de mœurs sombre et grandiose, une peinture exacte de la domination inique et arbitraire exercée par le Cahal, l'idéalisation du Maskil, impuissant à lui seul à lutter contre toutes les forces réactionnaires coalisées, voilà ce que nous trouvons dans le dernier grand poème satirique de Gordon intitulé: «Les deux Joseph-ben-Simon». Nous y voyons comment le jeune talmudiste, épris des sciences et de la littérature moderne, est persécuté par les fanatiques. Ne pouvant leur résister, il est obligé de s'expatrier. Il s'en va vers l'Italie. La renommée de S. D. Luzzato a attiré à l'université de Padoue nombre de jeunes gens russes avides de savoir. Là Joseph-ben-Simon poursuit parallèlement des études rabbiniques et médicales.

Enfin, ses efforts sont couronnés de succès, et il rêve de retourner dans son pays pour consacrer ses efforts au relèvement matériel et moral de ses frères. Déjà il se voit à la tête de sa communauté, guérissant l'âme, guérissant le corps, redressant les torts, introduisant des réformes, et apportant un souffle nouveau dans les membres desséchés du judaïsme. À peine est-il arrivé dans sa ville natale qu'il est arrêté et jeté en prison. Le Cahal avait délivré un passeport à son nom à un fils de cordonnier, misérable individu, bandit et voleur. Un crime d'assassinat pèse sur ce dernier, et c'est l'innocent qui va expier pour le coupable. Le vrai Joseph-ben-Simon a beau protester de son innocence, le chef du Cahal, devant lequel il est amené, déclare qu'il n'y a pas d'autre Joseph-ben-Simon et que c'est lui le coupable.

La petite ville est décrite avec exactitude. Nous sommes sur la place publique, la place du marché. Toutes les ordures y sont jetées, et une puanteur atroce s'en dégage. La synagogue touche à cette place, édifice sordide tombant en ruines. «La boue et la saleté limitent la sainteté», mais Dieu ne s'en formalise pas, «il est trop haut placé pour que cela l'incommode.» Mais la plus grande impureté, l'infection morale émane de la petite pièce attenante à la synagogue: c'est la chambre du Cahal. C'est là que se trame le crime et l'injustice; l'arbitraire et la vénalité s'y étalent impudiquement. Le Cahal détient les registres du service militaire, il délivre les passeports; toute la ville est à sa merci. C'est là que les tartufes du ghetto exercent leur pouvoir funeste, que la veuve est spoliée, l'orphelin maltraité, et livré, avec le malheureux qui a osé aspirer à la lumière, au service militaire en remplacement de l'enfant du riche. C'est le domaine où règne, tout puissant et craint, le très vénéré rabbi Schamgar-ben-Anath, parvenu stupide et féroce.

La vie de sacrifices et de privations que mènent les étudiants juifs qui s'en vont chercher l'instruction à l'étranger, inspire à Gordon un des plus beaux passages de son poème. En somme, ces jeunes gens ne font que se conformer à la tradition juive. Ils sont les continuateurs de ceux qui, autrefois, bravaient la faim et le froid sur les bancs des «Yeschiboth».

Qu'il est puissant, le désir de savoir dans le cœur des adolescents du peuple humilié! C'est le feu ininterrompu brûlant sur l'autel!

Arrêtez-vous aux routes menant à Mir, Eischischok et Volosjine[69].

Voyez ces chétifs adolescents allant à pied.

Où se dirigent leurs pas? Que vont-ils chercher?—Ils vont dormir sur la terre nue, mener une vie toute de privations....

Il est dit: «La Thora n'est donnée qu'à celui qui se tue pour elle.»

Ou bien:

Allez dans n'importe quelle université de l'Europe: le sort des étudiants juifs étrangers n'est pas meilleur. Les Russes sont fiers de la gloire d'un Lomonossof qui, de fils d'un pauvre moujik, est devenu une lumière de la science. Combien sont nombreux les Lomonossof de la rue des juifs!...

Et le poète s'écrie dans un élan de patriotisme:

Mais qu'est-ce que tu es en somme, ô peuple d'Israël, sinon un pauvre «bohour» parmi les peuples, mangeant un jour chez l'un, un jour chez l'autre!

Tu as allumé la lumière divine pour tout le monde. Pour toi seul, le monde est obscur. Ô peuple, esclave des esclaves, éperdu et méprisé.

Avec ce poème nous terminons l'analyse des poèmes satiriques de Gordon. Nulle part mieux que dans ce poème, il ne fait ressortir les rêves, les aspirations, les luttes des Maskilim contre le régime arriéré et le gâchis moral et matériel dans lequel croupissait le judaïsme des peuples slaves.

À ce même ordre d'idées se rattachent la plupart des tables originales contenues dans ses «Petites fables pour les grands enfants». Ces fables sont écrites dans un style alerte et expressif. La critique fine et railleuse et la profonde philosophie dont elles sont imprégnées font de ces fables une des plus belles productions de la littérature hébraïque.

À cette même époque se rapportent les deux volumes de contes publiés par Gordon. Ils ont également trait à la vie et aux mœurs des juifs de la Lithuanie et à la lutte des modernes et des anciens. Comme conteur, Gordon est inférieur au poète. Mais sa prose conserve toute la finesse de son esprit et la justesse de ses observations. Dans tous les cas, ces contes ne sont pas quantité négligeable dans la littérature hébraïque.

La réaction, qui a suivi vers 1870 le grand souffle de réformes sociales et d'espérances non réalisées, affecta profondément le poète dans le meilleur de son être. Le gouvernement a mis des entraves à la marche en avant des juifs, la masse est restée enfoncée dans son fanatisme, et les éclairés eux aussi ont manqué à tous leurs devoirs. Désillusionné, il n'espère plus en rien. Il ne peut pas partager l'optimisme de Smolensky et de son école. Un instant il s'arrête pour voir le chemin parcouru. Il ne voit rien, et il se demande avec angoisse:

Pour qui ai-je donc peiné?

Mes parents, fidèles à la loi, ennemis de la science, du bon sens, n'aspirent qu'au négoce et qu'à l'observance religieuse.

Nos intellectuels dédaignent la langue nationale et n'ont d'amour que pour la langue du pays.

Nos filles, si gracieuses, sont tenues dans l'ignorance absolue de l'hébreu...

Et la nouvelle génération va toujours de l'avant! Dieu sait jusqu'où elle ira... Peut-être jusqu'au point d'où elle ne reviendra plus...

Ce n'est donc qu'à une poignée d'élus, d'amateurs—les seuls qui ne méprisent pas, qui comprennent et approuvent le poète hébreu...

C'est à vous que j'apporte mon génie en sacrifice et c'est devant vous que je verse mes larmes... Qui sait si je ne suis pas le dernier de ceux qui ont chanté Sion, et si vous aussi, vous n'êtes pas nos derniers lecteurs?

Nous retrouvons cet état d'âme pessimiste dans tous les derniers écrits de Gordon. Même après les événements de 1882, lorsque la résurrection des haines et des persécutions d'autrefois a jeté le désarroi dans le camp des émancipateurs et a poussé les plus fervents champions anti-rabbiniques comme Lilienblum et Braudès à arborer le drapeau du Sionisme, seul Gordon ne se laissa pas entraîner par ce courant. Son scepticisme ne lui permettait pas de partager les illusions de ses amis convertis au sionisme.

Tout son mépris pour les tyrans, sa compassion pour la nation injustement opprimée, il l'exprime dans sa poésie Ahoti Ruhama qui porte le titre: À l'honneur de la fille de Jacob violée par le fils de Hamor.

Pourquoi pleures-tu, ma sœur affligée?

Pourquoi cette désolation de l'esprit, cette anxiété du cœur?

Si des larrons t'ont surprise et ont violé ton honneur; si la main des malfaiteurs l'a emporté sur toi.

Est-ce ta faute, ma sœur affligée?

—Où porterai-je ma honte?

—Où est ta honte, puisque ton cœur est pur, chaste?...

Lève-toi, étale ta blessure, que le monde entier voie le sang d'Abel sur le front de Caïn. Que le monde sache comment on te torture, ma sœur affligée!

Ce n'est pas sur toi, c'est sur tes oppresseurs que la honte retombe.

Ta pureté n'a pas été maculée par leur souillure... Tu es blanche comme la neige, ma sœur affligée.

Puis le poète semble presque regretter ses efforts d'autrefois pour rapprocher les juifs des chrétiens.

Ce qui t'arrive me soulage cependant. Longtemps j'ai supporté toutes les injustices; j'étais resté fidèle à mon pays, j'espérais en des jours meilleurs. J'ai tout subi... Mais ton déshonneur, ma sœur chérie, je ne le puis.

Mais que devenir? où aller? La Palestine turque ne tente pas trop l'esprit du poète. Il croit encore à l'existence de pays «où la lumière éclaire également tous les êtres humains, où l'homme n'est pas humilié pour son origine et pour sa foi». C'est là qu'il invite ses frères à aller chercher un asile, «jusqu'au jour où notre Père là-haut aura pitié de nous et nous rendra à notre ancienne mère.»

À cette époque agitée où Pinsker lance son manifeste: Auto-émancipation, Gordon écrit sa poésie: Le troupeau de Dieu.

Vous demandez ce que nous sommes. Je vous dirai: Nous ne sommes ni une nation, ni une communauté religieuse. Nous sommes un troupeau—le troupeau saint de Jéhova dont toute la Terre est l'autel. Nous y montons comme holocaustes envoyés par les autres ou comme victimes liées par les préceptes de nos propres rabbins. Un troupeau en plein désert, des brebis dévorées sans cesse par les loups. Nous crions... vainement, nous nous lamentons... en pure perte. Le désert nous enferme de tous côtés. La terre est de cuivre, les cieux sont d'airain.

Certes, ce n'est pas un troupeau ordinaire que nous formons. Nous survivons à toutes les hécatombes. Mais en sera-t-il toujours ainsi?

Un troupeau dispersé, indiscipliné, sans lien aucun; nous sommes le troupeau de Jéhova!

Ce n'est pas que l'idée de la renaissance nationale d'Israël ait déplu au poète. Loin de là, le sionisme ne peut que charmer son cœur juif. Mais il croit qu'il n'est pas encore temps. Il y a, selon lui, une œuvre d'affranchissement religieux à accomplir avant de songer à reconstituer l'État juif. Il a soutenu cette idée dans une série d'articles publiés dans le Melitz, qu'il rédigea à cette époque.

Les dernières années de sa vie furent tragiques, touchantes. Le cœur déchiré, il fut témoin de la situation intenable faite par le gouvernement à des millions de ses frères. Il y fait allusion, dans sa fable: Adoni-Besek, que nous reproduisons intégralement pour donner une idée des fables de Gordon[70]:

Dans un palais somptueux, au milieu d'une vaste salle embaumée et drapée d'étoffes égyptiennes, une table est dressée, servie des meilleures choses. Adoni-Besek fait son repas de midi. Ses maîtres de service se tiennent chacun à sa place: l'échanson, le maître boulanger et le cuisinier. Les eunuques, les esclaves courent et viennent, apportant des mets délicieux et des friandises variées. Ils apportent du rôti, du bouilli, de la chair de divers animaux et oiseaux.

Sur le parquet se vautrent des chiens insolents, la gueule béante, guettant de tous leurs sens les reliefs que leur maître leur jette.

Sous la table gisent également soixante-dix rois captifs. Leurs pouces et leurs gros orteils sont coupés. Pour apaiser leur faim, ils sont obligés de disputer les reliefs aux chiens.

Adoni-Besek a fini son repas. Maintenant il s'amuse à jeter des os aux êtres qui gisent sous la table. Tout à coup on entend un vacarme, les chiens aboient, et mordent leurs voisins qui leur ont pris les morceaux qui leur étaient destinés.

Les rois mordus se plaignent alors au Maître: «Ô roi, regarde notre martyre et délivre-nous de tes chiens....» Adoni-Besek leur répond: «Mais c'est vous qui êtes les coupables et ce sont eux qui ont raison. Pourquoi leur causez-vous du tort?»

Les rois lui répondent avec amertume:

—Ô roi, est-ce notre faute si nous avons été réduits à ramasser les miettes de la table avec les chiens? C'est toi qui t'es élevé contre nous, qui nous a écrasés de ta main puissante, démembrés et enchaînés dans ces cages. Nous ne sommes plus en état de travailler ni de chercher notre nourriture. Pourquoi ces chiens auraient-ils raison de mordre et d'aboyer? Que les hommes de justice—s'il en reste encore de notre temps—se lèvent; que celui dont le cœur a été touché par Dieu vienne juger entre nous et ceux qui nous mordent: lequel de nous est le bourreau et lequel la victime...?

Une grande satisfaction morale fut réservée au poète à la fin de ses jours. Les notabilités juives de la capitale avaient organisé une fête pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l'activité littéraire de Gordon. À cette réunion il fut décidé qu'on publierait une édition de luxe des poésies de Gordon. Cette glorification inattendue arrache à son cœur attendri une dernière note optimiste. Il rappelle le serment qu'il a fait jadis de rester fidèle à l'hébreu, et raconte les déboires et les misères auxquels est en butte le poète qui écrit dans une langue morte, destinée à l'oubli. Puis il salue les jeunes «dont nous désespérions et qui reviennent, et l'aube de la renaissance de la langue hébraïque et du peuple juif.»

Cependant Gordon ne participa jamais à cette renaissance de pleine foi. Il est resté le poète de la misère et du désespoir.

La mort de Smolensky lui arrache la note désolée qui peut être considérée comme le testament du poète du ghetto. Il compare le grand écrivain au peuple juif et il se demande:

Qu'est-il, en somme, tout notre peuple et sa littérature?

Un géant abattu gisant à terre.

La terre tout entière est sa sépulture; et ses livres?—l'épitaphe de son monument funéraire....


CHAPITRE VIII

Réformateurs et conservateurs—Les deux extrêmes.

Pour avoir été le plus distingué, Gordon ne fut pas le seul représentant de l'école hébraïque anti-rabbinique. Le déclin du libéralisme officiel, la déception des rêves égalitaires poussèrent tous les esprits cultivés, qui jusque-là n'aspiraient qu'à s'émanciper au dehors et à s'assimiler aux autres, et qui, tout d'un coup, virent les horizons de liberté et de justice se refermer devant eux, à transporter leur ambition et leur activité dans le sein même du judaïsme. Les transformations économiques subies par la classe bourgeoise et l'influence de la littérature russe réaliste et utilitaire de l'époque n'ont pas moins contribué au revirement qui s'était opéré dans le camp des Maskilim. Les lettrés de la petite ville russe et de la Galicie, ceux qui arrivaient au milieu du peuple et connaissaient sa misère quotidienne, constatèrent combien cette masse était désarmée contre la ruine morale et économique qui la menaçait, et combien les restrictions religieuses et l'ignorance mettaient d'obstacles à un changement dans leur condition. Aussi se mirent-ils à préconiser des réformes pratiques et radicales.

En matière religieuse, ils réclamaient avec Gordon l'abolition de toutes les restrictions qui pesaient sur le peuple et la réforme radicale de l'enseignement confessionnel.

Dans la vie pratique, c'est vers les métiers manuels, les sciences techniques, l'agriculture, qu'ils voulaient orienter leurs frères. De plus, ils voulaient répandre très-largement l'instruction primaire moderne. Le gouvernement regardait ces efforts d'un bon œil, et sous son égide se constitua la Société pour la propagation de l'instruction parmi les juifs en Russie, dont le siège central est à St-Pétersbourg. Ainsi appuyés, les lettrés pouvaient faire de la propagande ouverte et porter la lumière dans les coins les plus reculés du pays. La presse hébraïque nouvellement créée rivalisait de zèle dans cette action bienfaisante.

Le foyer le plus indépendant de la propagande anti-religieuse se trouvait à Brody en Galicie. De là il envoyait ses rayons en Russie. C'est de là que la revue Hahaloutz (le Pionnier), fondée par Erter et Schorr en 1853 et publiée à Lernberg, menait une propagande éclatante contre les superstitions religieuses et ne craignait pas de s'attaquer à la tradition biblique elle-même. Son collaborateur le plus hardi était, outre son vaillant directeur, Abraham Krochmal, le fils du philosophe. Savant et penseur subtil, il a introduit la critique biblique dans la littérature hébraïque. Dans ses ouvrages[71], ainsi que dans ses articles parus dans le «Haloutz» et dans le «Kol» de Radkinson, il conteste même le caractère divin de la Bible et il réclame des réformes radicales dans le Judaïsme. Ses écrits déchaînèrent un mouvement d'opinion considérable. Les plus modérés des orthodoxes eux-mêmes ne purent voir d'un œil tranquille de tels blasphèmes. Krochmal, le savant Geiger, ainsi que tous ceux qui faisaient de la critique biblique, furent mis par eux en dehors du Judaïsme.

En Lithuanie on n'en était pas encore arrivé là. Les difficultés de la vie n'étaient pas propices à l'éclosion d'une école purement scientifique ni aux discussions théoriques. D'ailleurs les centres scientifiques faisaient totalement défaut, et la censure ne badinait pas sur l'article de la foi. Un nouveau mouvement foncièrement réaliste et utilitaire se dessine. On commence par protester contre l'idéologie vide de la presse et de la littérature hébraïque. En 1867, Abraham Kovner, polémiste ardent, publia son Cheker Dabar (Parole critique), où il prend violemment à partie la presse et les écrivains hébreux qui, au lieu de s'occuper des exigences réelles de la vie, font fleurir la rhétorique et les jeux d'esprit futiles. Dans la même année, A. Paperna publie son essai de critique littéraire, et le jeune Smolensky attaque, dans une étude parue à Odessa, Letteris, pour sa fausse traduction de Faust en hébreu. Un nouveau vent de réalisme et de critique souffle partout.

Le représentant le plus caractéristique de ce mouvement réformateur était Moïse Leib Lilienblum, originaire du gouvernement de Kovno.

Esprit logique et sobre, dénué de toute sentimentalité excessive, un de ces érudits puritains et réfléchis qui font la gloire des talmudistes lithuaniens, Lilienblum est à la fois le héros et l'acteur de ce drame poignant, qui se joue dans le ghetto russe, et qu'il définit lui-même comme une «tragi-comédie juive.»

Il débute par un article Orhoth Hatalmud (Les voies du Talmud) publié dans le Melitz en 1868. Dans cet article, ainsi que dans ceux qui le suivaient, il ne s'écarte pas de la tradition; c'est au nom de l'esprit même du Talmud qu'il réclame des réformes religieuses et l'abolition des restrictions encombrantes de la vie quotidienne. Ces surcharges ont été accumulées par les rabbins postérieurement à la Loi et contrairement à son esprit. Le jeune érudit se montre admirateur zélé du Talmud et, avec une logique frappante, il prouve que les rabbins des derniers siècles, en décrétant l'immutabilité de la Loi, ont tout simplement dévié des principes mêmes de cette Loi, dont l'idée primordiale était l'union de «la Loi et de la Vie.» Inutile de dire les colères que cet article suscita. Lilienblum était devenu l'«Apikoros», l'hérétique par excellence du ghetto lithuanien. C'est alors que commença pour le jeune écrivain une ère de persécutions et de représailles inimaginables de la part des fanatiques et surtout des Hassidim de sa ville. Il les raconte tout au long dans son autobiographie: Hatoth Neourim (Péchés de jeunesse), publiée à Vienne en 1876, un des produits les plus purs de la littérature moderne. Avec la simplicité logique d'une âme de «Misnagued»[72], avec la franchise cruelle et sarcastique d'une existence gaspillée, Lilienblum étale tous les plis de sa conscience torturée, traversant successivement les étapes qui séparent le croyant du libre-penseur, sans cependant aboutir à rien de réel ni de positif. C'est du Rousseau et du Voltaire à la fois. Mais c'est surtout, comme il le dit lui-même, «un drame essentiellement juif, parce qu'il n'y a dans cette vie aucun effet dramatique, aucune aventure extraordinaire; elle est faite de tortures et de souffrances d'autant plus douloureuses qu'elles sont cachées dans l'intimité du cœur....». Les origines de ces maux, il les connaît mieux que personne; c'est le livre qui, pour lui comme pour Gordon, a tué l'homme, la lettre morte qui s'est substituée au sentiment.

Vous me demandez, dit-il amèrement, qui je suis et quel est mon nom?—Eh bien, je suis un être vivant, et point un Job qui n'a jamais existé; je ne suis pas non plus du nombre des morts ressuscités par le prophète Ézéchiel, ce qui n'est qu'une fable; mais je suis un de ces morts vivants du Talmud babylonien réveillés à la vie par la littérature hébraïque nouvelle, littérature morte elle-même et impuissante à ressusciter par sa rosée vivifiante la mort, à peine capable de nous transformer en un état oscillant entre la vie et la mort. Je suis un talmudiste, un ancien croyant devenu incrédule, ne partageant plus les rêves et les espoirs que mes parents m'avaient légués; je suis un homme taré, un misérable, désespérant de tout bien...

Et il conte sa vie d'enfant, la période du «tohu» passée dans les études, la misère, la superstition. Puis il rappelle les années de l'adolescence, le mariage précoce, la lutte pour l'existence, sa pauvre vie de maître de talmud, le joug double de la belle-mère et de la loi rigide. Initié à la littérature hébraïque, sa conscience hésite longtemps, mais sa logique farouche triomphe et le pousse à la ruine successive de toutes les idées dans lesquelles il avait vécu jusque-là. Et c'est la négation qui supplante la croyance. Alors commence la lutte atroce, impitoyable, à peine soutenu par deux ou trois esprits élevés contre toute une ville d'obscurants qui le mettent hors la loi. La publication de son article sur la nécessité des réformes dans la religion augmente encore l'exaspération publique contre lui; sa perte est décidée. Sans une intervention du dehors, il aurait été livré au service militaire ou dénoncé comme hérétique dangereux. Et dire que cet hérétique, maudit par toutes les bouches, n'était qu'à ses débuts et qu'il se faisait encore scrupule de transporter le samedi un livre d'un endroit à l'autre! La lecture de Mapou avait éveillé son âme naïve, déjà agitée par des sentiments intimes; la rencontre fortuite d'une femme intelligente fait vibrer dans son cœur des notes inconnues jusqu'alors. La vie lui devient cependant insupportable dans sa ville natale et il part pour Odessa, l'Eldorado des rêveurs du ghetto. Là encore des désillusions l'attendent. Lui, le martyr de ses idées, le champion de la Haskala, l'homme de cœur affamé de savoir et de justice, il ne tarde pas, avec son esprit pénétrant et perspicace, à voir qu'il n'est pas encore dans le meilleur des mondes modernes. Il constate avec amertume que les juifs du midi de la Russie, «là où le talmud est exclu de la vie pratique, sont certainement plus libres, mais ne sont pas exempts des superstitions stupides.» Il constate que la littérature hébraïque, si chère à son cœur, est exclue des cercles intellectuels. Il voit le matérialisme égoïste se substituant à l'idéalisme du ghetto. Il voit que la sensibilité est exclue de la vie moderne et que la tolérance tant vantée n'est qu'un mot. Lorsqu'il ose exprimer ces doléances, il est traité de «fanatique religieux» par des gens qui ne s'intéressent qu'à la satisfaction de leurs plaisirs et à la vie matérielle. Il s'en trouve fortement affecté. En présence de cette indifférence égoïste des Juifs émancipés, il se sent ébranlé dans ses convictions les plus profondes et il constate avec angoisse que tout cet idéal pour lequel il a lutté et sacrifié sa vie n'est qu'un fantôme. Il écrit alors ces lignes:

En vérité je vous le dis, jamais la religion juive ne s'accordera avec la vie; elle tombera, ou bien elle restera l'apanage de quelques-uns, comme cela est arrivé dans les pays de l'Europe...La vie pratique est opposée à la foi. Maintenant je sais que nous n'avons pas de public, et que la vie pratique agit sans l'aide de la littérature; l'influence de cette dernière ne s'étend qu'à quelques esprits naïfs de la province. Le désir de la vie et de la liberté, la recrudescence du charlatanisme d'un côté, l'abandon des études religieuses de l'autre, auront des conséquences funestes pour la jeunesse juive, même en Lithuanie.

Et c'est le regret de la vie dévorée par des luttes stériles, par des péchés de jeunesse, qui caractérise cette époque de la vie de l'écrivain.

Aujourd'hui j'ai fini d'écrire l'histoire de ma vie que j'intitule: «Les péchés de jeunesse.» J'ai fait le bilan de cette vie de trente ans et un mois, et, désolé, je vois un zéro s'étaler au-dessous. Comme le hasard s'est montré dur pour moi! J'ai reçu une éducation en contradiction avec tout ce dont je pouvais avoir besoin plus tard. J'ai été élevé pour être une célébrité rabbinique, et me voilà employé de commerce; j'ai été élevé dans un monde imaginaire pour être un fidèle observateur de la loi, craintif devant le péché, et cette éducation m'écrase encore maintenant que l'homme imaginaire a disparu en moi. J'ai été élevé pour vivre dans une atmosphère de morts, et me voici jeté au milieu de gens menant une vie réelle, sans que je puisse pourtant y participer. J'ai été élevé dans un monde de rêves et de théorie pure, et je me trouve au milieu du chaos de la vie pratique, à laquelle mes besoins exigent que je m'applique, mais, pareil au papier gratté, mon cerveau ne peut mettre la pratique à la place du spéculatif. Je ne suis même pas capable de soutenir une simple discussion au milieu de gens d'affaires ne parlant qu'affaires. J'ai été élevé pour constituer une famille après avoir été doté par mon père...Comme mon cœur est loin de tout cela...!

Je pleure sur mon petit monde détruit que je ne peux plus changer.

Les regrets de Lilienblum sur la besogne inutile de la littérature hébraïque se traduisent également dans son pamphlet en vers: Kehal Rephaïm ou «la Réunion des morts.» Les morts sont figurés par les journaux et revues hébraïques.

Plus tard un romancier de talent, Ruben Aren Braudès, reprendra la lutte pour l'union de «la foi et de la vie», dans son grand roman: La Loi et la Vie. Le héros de ce roman, le jeune rabbin Samuel, n'est autre que la personnification de Lilienblum. Comme création artistique, ce roman est un des meilleurs de la littérature hébraïque. La vie de la province, l'idéalisme austère des éclairés, les superstitions de la foule, y apparaissent avec une grande netteté de traits[73]. Publié dans «Haboker Or» (1877-1880), ce roman ne devait jamais être achevé. N'en était-il pas de même de son héros, et Lilienblum ne s'est-il pas arrêté au milieu de sa route?

La crise survenue dans la vie de Lilienblum, arraché à son idéologie de provincial et mis en contact avec la vie pratique, diamétralement opposée à la résolution du problème de «l'union de la foi et de la vie», était commune à tous les lettrés de l'époque. Lilienblum et ses émules se sont pris à regretter l'effort de trois générations d'humanistes qui, au lieu d'assainir le ghetto, n'avaient fait que précipiter sa ruine. À l'idéalisme des Maskilim avait succédé l'utilitarisme grossier et sans idéal. Les paroles suivantes, qui terminent ses «Péchés de jeunesse», traduisent l'état d'âme du Maskil pendant les années 1870-80:

Les jeunes gens ne doivent travailler ni penser qu'à préparer leur vie propre. Tout ce dont ils ne peuvent tirer profit, c'est-à-dire ce qui n'est pas étude de science, de langue ou apprentissage d'un métier leur est interdit.

Les adolescents qui s'évadent des études si pénibles du talmud, se jettent avidement sur lu littérature moderne. Cette précipitation dure chez nous depuis un siècle environ; les uns disparaissent pour faire place aux autres, et chaque génération est lancée par une force aveugle vers on ne sait où...

Il est grand temps de jeter un regard en arrière, de nous arrêter un instant et de nous demander: où courons-nous et pourquoi courons-nous?...

Les dieux ne s'en allaient cependant pas du ghetto.—Si Gordon et surtout Lilienblum avaient prédit la ruine de tous les rêves du ghetto, c'est précisément parce que, arrachés à la vie de la masse et au milieu traditionnel, ils jugeaient les choses de loin et se laissaient influencer par les apparences. Ils ne voyaient dans le sein du judaïsme que deux camps bien tranchés: les modernes, indifférents à tout ce qui est judaïsme, et les obscurants, combattant tout ce qui est science, libre pensée et plaisir matériel. Ils avaient compté sans le peuple juif. La propagande humaniste n'était pas aussi fastidieuse, aussi inutile que les derniers humanistes se plaisaient à le déclarer. Dans le sein même du judaïsme traditionnel, le romantisme conservateur de S.-D. Luzzato et la sentimentalité sioniste de Mapou avaient suscité, comme nous l'avons déjà vu, une fermentation d'idées et de sentiments très féconde. Abstraction faite des anciens romantiques, comme Schulman, qui, dans la sérénité de leur âme, ne se souciaient guère de toute la campagne réformatrice et dont les ouvrages, estimés par les orthodoxes eux-mêmes, contribuaient à la diffusion de l'humanisme et de la littérature hébraïque,—des rabbins orthodoxes réputés embrassaient avec enthousiasme la culture de la littérature hébraïque. Sans renoncer à la foi, ils avaient su faire l'union entre la Foi et la Vie. L'humanisme conservateur avait atteint son apogée juste au moment où les réalistes déçus prévoyaient l'effondrement de tout le judaïsme traditionnel.

À côté de la presse réformatrice représentée par le Haloutz, le Melitz et plus tard le Kol (la Voix), il y avait le Maguid, le Habazeleth (le Lys) publié à Jérusalem, et surtout le Lébanon (le Liban), paraissant d'abord à Paris et ensuite à Mayence, qui défendaient l'opinion des conservateurs. Dans le Maguid, David Gordon, le rédacteur du journal, menait, depuis 1871, une campagne ardente soutenue par l'opinion des lecteurs en faveur de la colonisation de la Palestine, comme devant précéder la renaissance politique d'Israël.

Dans le Lébanon, Michel Pinès, l'antagoniste de Lilienblum, représentait avec talent l'opinion des conservateurs de la Lithuanie.

En 1872, parut à Mayence le livre capital de Pinès, Yaldé Ruhi (Les Enfantements de mon esprit), qui peut être considéré comme le chef-d'œuvre de la littérature conservatrice et opposée aux «Péchés de jeunesse» de Lilienblum. Dans ce livre d'intuition philosophique et de haute foi, Pinès se fait le défenseur du judaïsme traditionnel. Il revendique avec une logique serrée le droit d'existence pour la religion juive intégrale. Sans se montrer fanatique, il croit avec S.-D. Luzzato que la religion juive et sa poésie dans son ensemble est le produit propre du génie national juif; qu'elle est inhérente au judaïsme, et non une législation artificielle qui serait venue se greffer sur elle. Les rites et les pratiques religieuses sont nécessaires pour maintenir l'harmonie de la Foi, «comme la mèche est nécessaire à la lampe». Cette harmonie, qui agit à la fois sur le sentiment et sur le moral, ne peut être contredite par les résultats de la science, et voilà pourquoi la foi juive est éternelle dans son essence même. Les réformes religieuses introduites par les rabbins allemands ont fini par tarir les sources de la poésie de la religion, et l'union entre la Foi et la Vie, préconisée par Lilienblum, n'est que futile. À quoi bon, puisque les croyants n'en éprouvent aucun besoin et se délectent à la foi intégrale qui remplit tout le vide de leur âme?—Pinès ne partage pas le pessimisme des réalistes du temps. En vrai conservateur, il croit à la renaissance nationale du peuple d'Israël et, en romantique juif, il rêve la réalisation des prédictions humanitaires des prophètes. Le Judaïsme représente pour lui l'idée juste par excellence. «Et toute idée juste finira par conquérir l'humanité tout entière.»

Les extrêmes se touchaient. Entre Lilienblum, le dernier des humanistes, sceptique déçu, et Pinès, l'optimiste du ghetto, il y avait un point commun. Tous deux croyaient à l'inefficacité de l'action des humanistes et à l'inanité de l'union entre la Foi et la Vie. Un accord entre eux n'était cependant pas possible. Tandis que les humanistes, en rompant avec les rêves séculaires du peuple, s'étaient exclus de sa vie morale et religieuse et faisaient perdre à leur activité toute sa raison d'être, les romantiques conservateurs ne tenaient aucun compte des nécessités de la vie moderne dont le courant avait profondément ébranlé ce vieux monde et menaçait d'emporter ce dernier rempart national.

L'homme qui devait accomplir l'œuvre de la synthèse entre le double courant humaniste et romantique et ramener la Haskala dépérissante aux sources vives du judaïsme national, c'était Perez Smolensky, l'initiateur du mouvement national progressiste.


CHAPITRE IX

L'Évolution nationale progressive.—P. Smolensky

Perez Smolensky est né en 1842 à Monastirschzina, petit bourg près de Mohileff. Son père, un pauvre malheureux qui ne parvenait pas à nourrir sa femme et ses six enfants, fut contraint de quitter les siens pour échapper à une accusation calomnieuse lancée contre lui par un prêtre polonais. Sa mère, vaillante femme du peuple, gagna durement sa vie et celle de ses enfants, dont elle rêvait de faire des rabbins. Enfin, le père rentra au foyer, et un bien-être relatif s'y établit.

Son premier soin est de veiller à l'instruction de ses deux fils, Léon et Perez. Le petit Perez montre des capacités hors ligne. À quatre ans, il aborde l'étude du Pentateuque; à cinq ans il fait déjà du talmud. Ces études l'absorbent jusqu'à sa onzième année. Alors, comme tous les enfants du ghetto qui voulaient s'instruire, il quitte son père et sa mère et se rend à la Yeschiba de Sklow. Il fait la route à pied, avec, pour toute escorte, les bénédictions maternelles. Son âge tendre ne l'empêche pas d'être admis dans la Yeschiba et d'acquérir de la renommée pour son application et son érudition. Son frère Léon, qui l'avait précédé dans cette ville, l'initie à la langue russe et lui donne à lire des publications hébraïques modernes. Esprit franc et vif, il brave les préjugés et entretient des relations avec un certain intellectuel qui passait pour hérétique, et qui aida au développement intellectuel du jeune Perez. Tour à tour les dignes bourgeois qui lui servaient ses repas quotidiens, effrayés de le voir dévier du droit chemin, lui retirent leur protection. Il tombe dans une misère noire. Il n'a que quatorze ans, et alors commence pour lui une vie d'agitation et d'aventure. C'est l'odyssée d'un égaré du ghetto. Repoussé par les «Missnagdim», il va chercher son salut du côté des Hassidim. Il ne peut se faire non plus à ce milieu. L'exaltation mystique barbare, l'absurdité des superstitions et l'hypocrisie l'exaspèrent. Il se lance dans la vie, entre au service d'un ministre officiant, puis devient professeur d'hébreu et de talmud. Toute la gamme des professions flottantes qui ressortissent au domaine des érudits du ghetto, Smolensky l'a montée, et puis redescendue. Son esprit inquiet et le besoin de se perfectionner le poussent jusqu'à Odessa. Il s'y installe définitivement et y passe des années de travail et d'efforts. Il apprend les langues modernes, son esprit s'élargit et se dégage définitivement des pratiques religieuses, tout en restant attaché au judaïsme.

En 1867, paraît sa première publication dirigée contre Letteris, qui jouissait alors d'une autorité incontestable. Smolensky y critique sévèrement et avec indépendance l'adaptation hébraïque du Faust de Gœthe par Letteris. C'est à Odessa qu'il écrit également les premières pages de son grand roman: L'Errant à travers les voies de la vie[74]. Mais son esprit indépendant ne pouvait se faire à l'étroitesse et à la mesquinerie des lettrés et des rédacteurs des journaux de l'époque. Il se décide à partir pour l'Occident civilisé, pays promis des rêves des Maskilim russes, embelli par les figures de Rapoport et de Luzzato. Il se rend d'abord à Prague, où demeurait Rapoport, puis à Vienne; plus tard il pousse jusqu'à Paris et Londres. Il s'instruit et se documente partout. Observateur fin, il cherche à pénétrer le fond des choses européennes et du judaïsme occidental. Il entre en relation avec les rabbins, les savants, les notabilités juives, et il peut enfin apprécier de près cette liberté tant vantée et les réformes religieuses enviées par les lettrés de son pays. Il ne tarde pas à apercevoir le revers de la médaille, et grande est sa désillusion. Il se persuade avec un profond regret que c'en est fait de l'esprit juif en Occident, que l'émancipation moderne a détourné ces juifs de l'essence même du judaïsme, et que, dans toutes les réformes modernes, c'est la forme qui se substitue au fond, la cérémonie au sentiment religieux et national. Écœuré de cet oubli du passé, indigné de l'indifférence des juifs modernes à l'égard de tout ce qui est cher à son cœur, le jeune Smolensky se décide à rompre le silence qui se faisait autour du judaïsme dans les grands centres de l'Europe, et à porter la parole du ghetto aux nouveaux «gentils».

C'est à Vienne qu'il lance la première livraison de sa revue Haschahar (l'Aurore). Presque sans moyens financiers, animé seulement du désir ardent de travailler au relèvement national et moral de son peuple, le jeune écrivain expose sa profession de foi dans la déclaration suivante:

Le Schahar est destiné à répandre la lumière de la science sur les voies d'Israël, à ouvrir les yeux à ceux qui n'ont pas encore vu la science ou ne l'ont pas comprise, à régénérer la beauté de la langue hébraïque et à augmenter le nombre de ses fervents.

...Cependant le tout n'est pas d'ouvrir les yeux aux aveugles, il y a encore ceux qui ont goûté aux fruits de l'arbre de la science, mais dont les yeux éblouis se sont fermés à toute connaissance de la langue nationale...Que ces derniers soient avertis que, si ma plume est consacrée à démasquer les bigots et les tartufes qui se dissimulent sous le manteau de la vérité, elle n'épargnera pas non plus les hypocrites éclairés qui cherchent par leurs paroles mielleuses à détourner les fils d'Israël de l'héritage de leurs ancêtres.

Guerre à l'obscurantisme moyen-âgeux, guerre à l'indifférentisme moderne: tel était son plan de combat. Haschahar est devenu bientôt l'organe de tous ceux qui pensaient, sentaient et luttaient dans le ghetto, le porte-parole de toutes les revendications civilisatrices et patriotiques des Maskilim.

À une époque où la littérature hébraïque ne s'occupait que de traductions ou d'œuvres de peu de portée, Smolensky déclare hardiment qu'il n'ouvrira son journal qu'aux écrivains capables de produire des créations originales. L'ère des traducteurs et imitateurs fades était finie; une nouvelle école d'écrivains originaux apparaissait, et le public s'accoutumait peu à peu à donner la préférence à ces derniers.

À une époque où le dénigrement national était poussé à outrance, Smolensky revendique le droit d'existence pour le judaïsme dans les termes suivants:

Certainement il faut que le peuple juif ressemble aux autres peuples, qu'il aspire à la lumière de la science et qu'il soit fidèle au pays qu'il habite. Mais, tout comme les autres, il ne doit pas avoir honte de son origine et ne pas renier l'espoir qu'un jour prendra fin son exil. Comme les autres, sachons apprécier notre langue, la gloire de notre peuple. Nous n'avons pas à rougir de la langue dans laquelle nos prophètes s'exprimaient, nos ancêtres priaient et pleuraient, lorsque leur sang coulait...Quiconque renonce à l'hébreu est l'ennemi de son peuple....

La réputation du Schahar s'est surtout affermie grâce à la publication du grand roman de Smolensky: L'Errant à travers les voies de la vie. Dans ce roman, comme dans tous ses écrits, il apparaît comme le prophète qui dénonce les crimes et la dépravation du ghetto, et comme l'annonciateur de la dignité nationale renaissante.

La pauvreté de ses ressources matérielles et les animosités que son indépendance ne manque pas de susciter dans le camp des lettrés n'arrêtent pas l'écrivain dans ses desseins.

En 1872, Smolensky publie à Vienne son chef-d'œuvre Am Olam (Le peuple éternel), qui est devenu la base du mouvement d'émancipation nationale. Dans cet ouvrage remarquable à tous les points de vue, il se révèle comme un penseur original et comme un poète inspiré par une intuition générale. Smolensky s'y montre humaniste et patriote à la fois. Il est plein d'amour pour son peuple, et sa foi dans son avenir est illimitée. Il démontre avec conviction que le véritable nationalisme ne s'oppose pas à la réalisation définitive de l'idéal de la fraternité universelle. Le dévouement national n'est qu'une phase supérieure du dévouement pour la famille. Dans la nature même, nous voyons que, plus les individualités sont distinctes, plus grande est leur supériorité et leur indépendance. La différenciation est la loi du progrès. Pourquoi ne pas appliquer cette règle aux groupes humains ou aux nations?

La somme totale des qualités propres aux diverses nations ainsi que les façons d'après lesquelles elles ont réagi vis-à-vis des conceptions venues du dehors, constituent la vie et la culture de tout le genre humain. Tout en admettant que le passé historique forme une partie essentielle de l'existence d'un peuple, il croit bien plus urgente encore la nécessité pour chaque peuple d'avoir un idéal présent et des espérances nationales pour un avenir meilleur. Le judaïsme entretient l'idéal messianique qui n'est en somme que l'espoir de sa renaissance nationale. Malheureusement, les modernes incroyants nient cet idéal, et les orthodoxes l'enveloppent de ténèbres.

Le dernier chapitre, «l'espérance d'Israël», est animé d'un élan magnifique. Pour la première fois en hébreu, le Messianisme est dégagé de son élément religieux. Pour la première fois un écrivain hébreu déclare que le Messianisme n'est que la résurrection politique et morale d'Israël, le retour à la tradition prophétique.

Pourquoi donc les Grecs, les Roumains pourraient-ils aspirer à leur émancipation nationale, et Israël, le peuple de la Bible, ne le pourrait-il pas?...Le seul obstacle à cette revendication, c'est le fait que les juifs ont perdu la notion de leur unité nationale et le sentiment de leur solidarité.

Cette conviction de l'existence d'une nationalité juive, cette émancipation nationale rêvée par Salvador, Hess et Luzzato, considérée comme une hérésie par les orthodoxes et comme une théorie dangereuse par les libéraux, avait trouvé enfin son prophète. Sa parole enthousiaste devait porter cet idéal aux masses en Russie et en Galicie, et supplanter le Messianisme mystique.

Esprit combatif, Smolensky ne s'est pas arrêté là. L'idée de la régénération nationale se heurtait à la théorie mise en honneur par Mendelssohn et son école, que le judaïsme ne constituait qu'une confession religieuse. Dans une série d'articles (Il est un temps pour planter et un temps pour arracher les plantes), il fait justice de cette théorie[75].

Appuyé sur l'histoire et sur la connaissance du judaïsme, il prouve que la religion juive n'est pas un bloc immuable, mais plutôt une doctrine éthique et philosophique évoluant sans cesse et changeant d'aspect selon les époques et les milieux. Si elle forme la quintessence du génie national juif, elle n'est pas moins accessible en théorie et en pratique à tout le monde. Elle n'est pas l'apanage dogmatique exclusif d'une caste sacerdotale.

Voilà pourquoi Smolensky réprouve le dogmatisme religieux représenté par Mendelssohn, qui voulait confiner le judaïsme dans la loi rabbinique, sans reconnaître son caractère essentiellement évolutif. Maïmonide lui-même ne trouve pas grâce à ses yeux. N'est-ce pas lui qui consacra le dogmatisme raisonneur? À plus forte raison n'épargne-t-il pas les réformateurs modernes. Certainement, les réformes religieuses sont nécessaires, mais elles doivent se produire spontanément, émaner du cœur même du peuple croyant, répondre aux modifications sociales, et non pas être le produit factice de quelques intellectuels ayant depuis longtemps rompu avec le peuple, ne partageant ni ses souffrances ni ses espérances. Si Luther a réussi, c'est parce qu'il croyait lui-même; mais les réformateurs juifs modernes ne croient plus, c'est pourquoi leur œuvre ne subsistera pas. Seule l'étude de la langue hébraïque, de la religion, de la civilisation et de l'esprit juifs, est en état de substituer à la lettre morte, aux règlements vides d'âme, un sentiment national et religieux vivace conforme aux exigences de la vie. Le siècle prochain verra un judaïsme unifié renaissant.

Tel est l'exposé des idées qui lui ont valu des approbations nombreuses et plus encore d'animosités de la part des anciens défenseurs de l'humanisme allemand. Un d'entre eux, le poète Gottlober, fonda alors (en 1876) une revue rivale, Haboker Or, dans laquelle il plaida la cause de l'école de Mendelssohn. Cette revue, qui dura jusqu'en 1881, n'a pas pu supplanter le Schahar ni atténuer l'ardeur de Smolensky. Les obstacles de toute nature et les difficultés avec la censure russe n'ont pas pu davantage arrêter le vaillant apôtre du nationalisme juif. D'ailleurs le concours moral de tous les lettrés indépendants lui était acquis. Car Smolensky ne s'est jamais posé en croyant ni en défenseur du dogme. Bien au contraire, il a toujours guerroyé contre le rabbinisme. Il était persuadé que la propagande libre, la parole hardie fondée sur une connaissance du cœur de la foule et de ses besoins intimes amènerait la révolution naturelle et paisible, rendrait au peuple juif son esprit libre, son génie créateur et sa moralité élevée. Peu lui importe que la jeunesse ne soit plus orthodoxe: le sentiment national suffira au besoin à maintenir Israël. Et c'est ici que Smolensky se montre plus libre-penseur que S.-D. Luzzato et son école. Le peuple juif est pour lui le peuple éternel personnifiant l'idée prophétique réalisable au pays juif et non en exil. Le libéralisme récent que l'Europe a montré à l'égard des juifs est selon lui un phénomène passager, et dès 1872, il prévoit le retour de l'antisémitisme.

Cette conception de la vie juive a été accueillie par les lettrés comme une révélation. Le rédacteur du Schahar a su développer, compléter et rendre accessibles à la masse les idées énoncées par les maîtres qui l'ont précédé. Il leur révéla la formule nouvelle grâce à laquelle leurs revendications de juifs n'étaient plus en contradiction avec les nécessités modernes. C'était la revanche du peuple qui parlait par la bouche de l'écrivain, c'était l'écho de l'âme palpitante du ghetto.


CHAPITRE X

Les Collaborateurs du «Schahar».

Bientôt le Schahar devient le foyer d'une propagande ardente contre l'obscurantisme, propagande d'autant plus efficace qu'elle combattait le judaïsme arriéré au nom même de l'idéal séculaire du peuple juif, au nom de sa renaissance nationale. Il devient en même temps le centre d'une campagne hardie contre les réformes introduites dans la religion par les modernes, tout en admettant en principe la nécessité de réformes raisonnables, lentes, conformes à l'évolution naturelle du judaïsme et ne s'opposant pas à son esprit.

Tout ce qui pensait, sentait, souffrait et s'éveillait à la vie nouvelle affluait vers la revue hébraïque pendant ses dix-huit années d'une existence plus ou moins régulière, interrompue de temps en temps faute de ressources matérielles. Elle représente un chapitre important de l'histoire littéraire de l'hébreu. Smolensky savait encourager les anciens talents, découvrir et mettre en lumière les nouveaux. L'école du Schahar est presque l'œuvre de sa main vaillante. Gordon publia dans le Schahar ses meilleurs poèmes satiriques. Lilienblum y a poursuivi sa campagne réformatrice; il y publia entre autres son article retentissant: Olam Hatohu (Le monde du tohu) dans lequel il critique sévèrement l'Hypocrite de Mapou comme une œuvre d'idéologie naïve, au nom du réalisme utilitaire qu'il partageait avec les écrivains russes du temps.

Mais la plupart des collaborateurs du Schahar avaient fait leurs débuts sous les auspices de Smolensky. Des savants allemands et autrichiens revinrent à l'hébreu grâce à Smolensky, et la collaboration de professeurs éminents, tels que Heller, David Müller et d'autres, ne fut pas sans influence sur les succès du Schahar.

Le nouvelliste galicien M.D. Brandstaetter compte avec raison parmi ses meilleurs collaborateurs[76]. Les nouvelles de cet auteur parues en 1891 sont d'un intérêt artistique particulier. Brandstaetter est le peintre des mœurs des Hassidim de la Galicie, qu'il raille avec une bonhomie mordante et avec un goût artistique parfait. Il est presque le seul humoriste de l'époque. Son style est classique sans abus. Souvent il fait usage du jargon talmudique propre aux érudits rabbiniques dont il sait traduire les moindres gestes et les manières. Il ne se gêne pas non plus pour étaler avec esprit les ridicules des modernes. Ses nouvelles les plus connues, traduites en russe et en allemand, sont: Le Docteur Alpassi, Mordechai Kisovitz, Sidonie, Les origines et la fin d'une querelle, etc. Brandstaetter a également écrit des satires en vers. Il a beaucoup de points de ressemblance avec le peintre des mœurs juives en allemand, Karl Emil Franzos.

Salomon Mandelkern, l'érudit auteur de la nouvelle Concordance biblique, originaire de Dubno (1846-1902), était un poète inspiré. Ses poèmes historiques et satiriques et ses épigrammes, publiés pour la plupart dans le Schahar, ont du style et de la grâce. Dans ses poésies sionistes il fait preuve d'un patriotisme éclairé. Son histoire détaillée de la Russie (Dibrei Jemei Russia) en 3 volumes, publiés à Vilna en 1876, ainsi que nombre d'autres écrits d'un style pur et précis, l'ont rendu populaire.

J.-H. Levin (né en 1845), surnommé Iehalel, un autre poète habituel du Schahar, doit sa renommée plus à l'actualité brûlante de ses poésies qu'à leur style pompeux et prolixe. Il débuta par un recueil de poésies: Sifeté Renanoth (Lèvres de Chants) paru en 1867. Dans le Schahar a également paru son long poème réaliste: Kischron Hamaassé (Le Travail), dans lequel il chante la supériorité absolue du travail dans l'univers. Ici, comme dans ses articles en prose, il se range à côté de Lilienblum avec lequel il réclame une orientation utilitaire dans la vie juive.

La critique des mœurs juives a été représentée avec éclat entre autres par deux publicistes de talent: M. Cahen, dont les «Lettres de Mohileff» témoignent de l'impartialité et de l'indépendance à la fois de leur auteur et du rédacteur qui les a accueillies,—et Ben-Zevi, qui dépeint dans ses «Lettres de Palestine» les mœurs des notables arriérés et rapaces de la Palestine contemporaine.

La science historique et philosophique avait trouvé dans le Schahar un foyer sûr. Smolensky a su intéresser les lettrés à cette branche délaissée de la langue hébraïque en Russie. En dehors de la science officielle, représentée par l'éminent Chowlsson, le savant professeur, Harkavy, l'infatigable explorateur de l'histoire juive dans les pays slaves, et Gurland, le docte chroniqueur des persécutions juives en Pologne, nous devons nommer, parmi les plus éminents collaborateurs scientifiques du Schahar: David Cohan, érudit de véritable valeur qui a su faire la lumière sur l'époque obscure des pseudo-messies et sur les origines du Hassidisme.

Le Dr S. Rubin y a publié également la plupart de ses études philosophiques et spirituelles sur les origines des religions et sur l'histoire des peuples de l'antiquité. Lazar Schulman, l'auteur des contes humoristiques, a fait paraître dans le Schahar une étude très consciencieuse sur Heine. J. Levinson, J. Bernstein, M. Ornstein et le Dr A. Poriess, auteur d'un excellent traité de physiologie en hébreu, ont collaboré activement à la partie scientifique de la revue de Smolensky. Leurs travaux ont contribué plus que toutes les exhortations des réformateurs à la diffusion de la lumière.

L'impulsion donnée par le Schahar s'est fait sentir dans tout le judaïsme. Le nombre de lecteurs hébreux augmenta considérablement, et l'intérêt pour cette littérature grandit. C'est en hébreu que l'éminent savant A.-H. Weiss publia son Histoire de la tradition juive en cinq volumes (Dor Dor wedorschow)[77], œuvre de haute science qui démontre l'évolution successive et naturelle de la loi rabbinique et qui opéra une véritable révolution dans l'esprit des croyants dans les pays arriérés.

Ou a vu que c'était pour maintenir la tradition humaniste et pour défendre les théories de l'école de Mendelssohn que Gottlober avait fondé en 1876 sa revue «Haboker Or». Cette revue avait groupé autour d'elle les derniers successeurs de l'humanisme allemand. Braudès y a publié son roman «La Loi et la Vie». Nous y rencontrons également les derniers représentants des «Melitzim», comme Wechsler (Iseh Noémi) qui s'ingéniait à faire de la critique biblique dans un style pompeux.

Le style précieux n'avait certainement pas disparu de la littérature hébraïque. A. Friedberg, dans son adaptation du roman anglais «La Vallée des Cèdres», parue en 1876, et dans ses autres écrits, Ramesch, dans sa traduction de Robinson Crusoë et autres, peuvent être considérés, à côté de Schulman, comme les représentants les plus populaires du style précieux de cette époque.

Les traductions étaient d'ailleurs toujours très en honneur, et c'est vainement que Smolensky a essayé, dans l'introduction de son «Errant», de prévenir le public contre l'abus des traducteurs. À côté des romans, les sciences naturelles et mathématiques, l'astronomie surtout avait gagné la confiance des lecteurs. Parmi les auteurs de livres scientifiques originaux, citons en tout premier lieu H. Rabbinovitz, auteur d'une série de traités de physique, de chimie, etc. parus à Vilna, entre 1866 et 1880. Puis viennent Lerner, Mises, Reiffmann, etc.

Les périodiques se multiplièrent également vers cette époque et se différencièrent selon leurs tendances. À Jérusalem paraissent le Habazeleth, les Schaarei Zion (Les Portes de Sion), etc. Au delà de l'Atlantique la revue Hazofé beerez Nod (Le Voyant dans le pays vagabond) se fait l'écho des lettrés émigrés dans le Nouveau-Monde. Les orthodoxes eux-mêmes ont recours à ce mode moderne pour défendre le rabbinisme. Le journal Haiaréah (la Lune) et surtout le Mahasikei Hadath (les Soutiens de la Foi), tous les deux en Galicie, sont les organes des croyants qui combattent l'humanisme et le progrès.

Déjà des tendances radicalement opposées à tout ce qu'avait précédemment produit le judaïsme commencent à se faire jour. En 1879, au moment où Smolensky publiait son journal hebdomadaire «Hamabit» (l'Observateur), Freiman fonda le premier journal socialiste en hébreu: Haemeth (la Vérité) qui paraît également à Vienne. D'autre part S.A. Salkindson, un lettré converti, le traducteur admirable d'Othello[78] et de Roméo et Juliette[79] publiés par les soins de Smolensky, fait paraître une traduction hébraïque d'une œuvre essentiellement chrétienne, Le Paradis perdu de Milton. Signe des temps: cette œuvre d'art a été approuvée et appréciée à sa juste valeur par les lettrés hébreux.

Ce choc d'opinion et de tendances, dû à l'autorité et à la tolérance de Smolensky, avait été fécond. Le Schahar était devenu le centre du mouvement synthétique, progressif et national, qui commençait à se dessiner. La réaction produite dans les esprits par le réveil inattendu de l'antisémitisme en Allemagne, en Autriche, en Roumanie et en Russie avait abattu les derniers débris de l'humanisme allemand en Occident et avait apporté la désillusion de tous les rêves égalitaires en Orient. Les yeux de tous ceux qui étaient restés fidèles à la langue hébraïque et à l'idéal de la renaissance du peuple juif, se tournèrent vers le vaillant écrivain qui, dix ans auparavant, avait prédit la débâcle des espoirs humanitaires, et qui avait le premier proposé la solution pratique du problème juif par sa conservation nationale.

La célébrité de Smolensky avait dépassé le cercle de ses lecteurs et des hébraïsants. L'Alliance Israélite lui confia la mission d'aller étudier les conditions d'existence des juifs roumains. Pendant son séjour à Paris, A. Crémieux, l'infatigable défenseur des juifs opprimés, lui consentit que seuls ceux qui connaissent l'hébreu possèdent la clé du cœur des masses juives et qu'il aurait donné dix années de sa vie pour apprendre l'hébreu[80].

La guerre russo-turque de 1877 et le souffle national qui se répandait alors partout a suscité un mouvement patriotique parmi la jeunesse demeurée jusqu'alors réfractaire à l'idée de l'émancipation nationale. Un jeune étudiant de Paris, originaire de la Lithuanie, Eliéser Ben-Iehuda, publia en 1878 deux articles dans le Schahar, où il prêchait, abstraction faite de toute idée religieuse, la renaissance du peuple juif sur son ancien sol national et la rénovation de la langue biblique.

En 1880, Smolensky, qui avait entrepris une nouvelle édition complète de ses œuvres en vingt-deux volumes, à Vienne, alla faire une tournée en Russie. Grande fut sa joie de constater les effets produits par son activité, et de voir que sa popularité avait gagné toutes les classes éclairées du judaïsme. Sous l'influence du Schahar, une jeunesse nouvelle, libre et cependant fidèle à son origine et à l'idéal du judaïsme, s'était formée. La tournée de Smolensky ressembla plutôt à une marche triomphale. La jeunesse universitaire de St-Pétersbourg et de Moscou organisa en l'honneur de l'écrivain hébreu des réunions où il fut salué comme le maître de la langue nationale, le prophète de la régénération du peuple juif. En province, ce fut la même chose, et Smolensky se vit l'objet d'honneurs qui n'avaient jamais encore été accordés à un écrivain hébreu. Il rentra à Vienne, encouragé dans sa besogne et plein d'espoir pour l'avenir. On était précisément à la veille du cataclysme annoncé par l'écrivain.


CHAPITRE XI

Les romans de Smolensky.

Son énorme popularité ainsi que son influence sur ses contemporains, Smolensky les doit, autant qu'à sa production de journaliste, à ses romans réalistes, qui occupent la première place dans la littérature hébraïque moderne.

En 1868, Smolensky débute par une nouvelle dont le sujet était emprunté à l'insurrection polonaise, intitulée «Haoumgue» (La Récompense), parue à Odessa. Rien, sauf le style réaliste, n'y trahit encore le futur grand romancier.

Nous avons déjà dit que c'est à Odessa qu'il a écrit les premiers chapitres du Hatoeh (Errant). Ajoutons que lorsqu'il proposa au rédacteur du Melitz son autre roman à thèse «La Joie de l'hypocrite», ce dernier le renvoya dédaigneusement, en déclarant qu'il préférait les traductions aux créations originales, tant la possibilité de créer des œuvres réalistes en hébreu lui paraissait invraisemblable. À la tête du Schahar, Smolensky y publia l'un après l'autre ses romans et en premier lieu son «Hatoeh bedarké Hahayim» (l'Errant à travers les voies de la vie). Publié d'abord dans le Schahar en trois parties et, plus tard, dans une édition spéciale en quatre volumes, ce roman est la première création réaliste digne de ce nom en hébreu.

De même que Cervantès promène son Don Quichotte dans tous les milieux sociaux de son époque, le romancier hébreu promène son héros errant, Joseph l'orphelin, à travers tous les coins et recoins du ghetto. Il le fait assister à toutes les scènes du monde juif, il en dévoile devant ses yeux les mœurs et les manières; il le rend témoin des superstitions, des fanatismes, des misères de toute nature, d'un abaissement matériel et social qui n'a pas son pareil. Observateur fidèle, impressionniste, réaliste sans emphase, il nous révèle à chaque page des existences méconnues, des croyances extravagantes, des agitations, des maux, des grandeurs et des misères dont le monde civilisé ne se douterait jamais. C'est l'odyssée d'un aventurier du ghetto, c'est la vie et les pérégrinations de l'auteur lui-même, agrandies, entourées de fictions, qu'il prête à son héros; c'est une documentation sociale de la plus haute portée.

L'orphelin Joseph, dont le père a été victime des Hassidim et a disparu, et dont la mère est morte dans la misère, est recueilli par le frère de son père, celui qui avait occasionné sa perte. Maltraité par une tante méchante et poussé par un irrésistible penchant pour la vie vagabonde, il s'enfuit. Ramassé d'abord par une bande de gueux mendiants, puis recueilli par un Baal-Schem, thaumaturge charlatan, il parcourt la plus grande partie de la Russie juive. Dans une suite de tableaux pris sur le vif, Smolensky détaille les mœurs et les exploits de tous les bohêmes du ghetto, depuis les mendiants jusqu'aux officiants ambulants, leur manque de moralité, leur malice et leur impudence. Poussé par le désir de s'instruire et probablement aussi par celui de trouver un abri, Joseph devient enfin élève d'une célèbre Yeschiba. C'est presque le salut pour le jeune vagabond; il est nourri, il couche sur les bancs de l'école, et il est même protégé contre le service militaire. Mais bientôt, mal vu à cause de sa franchise et surtout parce qu'on découvre qu'il lit des livres profanes, auxquels l'a initié un de ses camarades, il est obligé de quitter la Yeschiba. Il l'a échappé belle de n'avoir pas été incorporé comme soldat. Il cherche un refuge auprès des Hassidim et il a le bonheur de plaire au Zadic (le saint) lui-même.

Mais bientôt il est dégoûté de leurs manies louches. Dans ses pérégrinations, Joseph rencontre certainement des gens de bien, des idéalistes purs, des gens du peuple, des rabbins dignes de tous les éloges, des intellectuels passionnés, mais la vie habituelle anormale, étroite, du ghetto finit par lui répugner. Il s'en va chercher une vie plus libre en Occident. Il passe par l'Allemagne et il va à Londres. Partout il étudie la société juive, et il est désillusionné. L'Errant est la véritable encyclopédie de la vie juive du commencement de la seconde moitié du xixe siècle.

Au point de vue de la fiction, le roman ne tient pas debout: c'est une succession fantastique, quelquefois même incohérente, d'événements, un tissu artificiel de personnages arrivant en scène au gré de l'auteur et agissant comme s'ils étaient mûs par des ficelles. Le merveilleux y abonde, et les caractères sont tantôt trop appuyés et tantôt trop effacés.

En revanche, l'Errant est un panorama incomparable de tableaux réalistes, souvent faiblement reliés entre eux, mais d'une fidélité parfaite; une galerie pittoresque de toutes les scènes du ghetto.

Joseph est un peintre, un réaliste par excellence; c'est aussi un impressionniste. Tout en mettant en lumière les ombres et les clartés de ce milieu, on sent que ce n'est pas de l'art pur qu'il fait. Comme Auerbach, comme Dickens, il est raisonneur, il est didactique; en véritable fils du ghetto, il est prédicateur et moraliste. Il en abuse même. On sent vivement qu'en écrivant son roman, l'auteur ne restait pas indifférent, que son cœur vibrait ému des sentiments les plus opposés: de pitié et de compassion, de dédain, de colère et d'amour à la fois.

Au point de vue du style, le roman est également une œuvre réaliste. Smolensky ne fait pas usage de talmudismes comme Gordon et Abramovitz, mais il évite aussi d'abuser des métaphores bibliques. Sans doute, il est quelquefois obligé à des longueurs, sa manière oratoire le pousse à des prolixités, mais sa prose demeure pourtant pure, coulante et autant que possible précise.

Pour illustrer la manière d'écrire de Smolensky et toute l'originalité de la vie sociale qu'il dépeint, nous ne pouvons mieux faire que de traduire certains passages des tableaux de mœurs les plus caractéristiques de son roman.

C'est Joseph qui nous conte ses aventures et les impressions de sa vie quotidienne. Sa description du Heder, cette école traditionnelle, est fort curieuse et mérite d'être rapportée ici:

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