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La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)

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Imaginez-vous un édifice en bois pourri, petit et étroit, rappelant plutôt un logement de chien. Le chaume qui le couvre descend jusqu'à terre, mais est impuissant, dévoré qu'il est par quantité de brebis, à le garantir contre les pluies battantes qui pénètrent à l'intérieur. Entrons-y: une seule pièce, remplie de fumée et tapissée aux angles de toiles d'araignées. Sur le mur, du côté de l'Orient, s'étale une feuille de papier, c'est le Misrach traditionnel avec son inscription: «De ce côté souffle un vent vivifiant», inscription toute platonique d'ailleurs, car, en guise de vent vivifiant, des odeurs infectes pénétraient par la fenêtre et impressionnaient l'odorat de ceux chez qui ce sens n'était pas encore aboli. Du côté occidental, un pan de mur était laissé en noir au-dessus de la porte, pour rappeler la destruction du Temple, bien inutilement à vrai dire, comme si toute la pièce n'était pas assez noire et comme si ces murs lézardés couverts de colonies d'êtres rampants ne rappelaient pas suffisamment «le Mont Sion dévasté parcouru par des chacals».

Une grande cheminée occupait tout un quart de la pièce, et derrière elle, appuyé contre le mur, était un lit fait, et de l'autre côté un lit rempli de paille et sans couverture. En face, une grande table de bois blanc couverte de figures bizarres, de noms, de lettres, de dessins incompréhensibles, que le Melamed s'amusait à graver avec son canif pendant qu'il nous enseignait.

Autour de cette table artistique avaient pris place une dizaine d'élèves: les uns étudiaient la Bible, les autres le Talmud, un seul assis à droite du maître déclamait à haute voix la section du Pentateuque correspondant à la semaine, et son chant se mêlait à celui de la maîtresse qui berçait son petit. Mais, de temps en temps, la voix du maître se faisait entendre, elle couvrait toutes les autres, tel le tonnerre dont le grondement étouffe le bruit des vagues... Quant au maître, il était hideux à voir, petit et chétif, le visage flétri, le nez aquilin et long; ses deux boucles ou «peoth»[81] descendaient comme deux fils le long de son visage, tandis que les rares poils de sa barbe, malgré son âge avancé, témoignaient de l'habitude qu'il avait de les arracher pendant qu'il se livrait à ses méditations, ou de celle qu'avait prise sa femme, sans se mettre en frais de réflexion. Son chapeau noir était gras comme une galette à l'huile, sa chemise imprégnée de sueur; elle n'était pas boutonnée et, par son entrebâillement, elle laissait voir les poils qui couvraient sa poitrine. Son pantalon, autrefois blanc, était fort pittoresque, vieilli par l'usure et couvert de toutes sortes de taches, dont une bonne partie était due à la collaboration de son fils. Ses Zizith descendaient jusqu'à ses pieds nus. À la vue de mon oncle, il se précipita à la recherche de ses chaussures suspendues au mur, mais mon oncle le tira d'embarras en lui annonçant tout court: «Voici votre élève». Calmé, le maître s'assit et nous nous approchâmes de lui. Il me donna une tape sur la joue et me demanda: «As-tu déjà appris quelque chose, mon enfant?» Tous les élèves me considérèrent avec envie; depuis qu'ils étaient dans le Heder ils n'avaient pas encore entendu des paroles aussi douces sortir de sa bouche...

Cette école étrange était aussi pour l'enfant du ghetto une école de la vie et de la lutte pour l'existence. La vie de l'autre école, la Yeschiba, l'Alma mater des élèves rabbiniques, n'est pas moins curieuse.

Les jeunes gens, pour la plupart des gamins précocement mûris, forment dans ces étranges collèges des sections qui ne se sont pas nettement divisées. Ils s'occupent jour et nuit de l'étude de la loi et se courbent sur les grands in-folios des rabbins. Une nourriture accordée souvent dans des conditions déplorables par les petits bourgeois de la ville, une vie de misère non exempte d'humiliation, voilà l'existence de ces futurs rabbins. Mais cette vie de bohême n'est pas dénuée de pittoresque ni de charmes. Le jeune homme y trouve pour la première fois des amis sincères qui s'attachent à lui, et le guident de leurs conseils. Parmi ce grouillement de jeunes gens ardents et irréfléchis, se trouve aussi l'élite du ghetto, des esprits supérieurs, et le dévouement de quelques-uns à la science talmudique est sublime.

Une scène prise sur le vif est celle où il peint les mœurs de ces talmudistes en herbe.

Un étrange spectacle s'offre à celui qui pénètre pour la première fois vers la tombée de la nuit dans la section des femmes de la Yeschiba. Cette petite pièce, qui sert les jours de fête de salle de prières pour les femmes, est transformée tout d'un coup en une halle de bourse. Les gamins qui possèdent du pain offrent leur marchandise à ceux qui ont de l'argent. Ceux qui ne disposent ni de l'un ni de l'autre sont réduits à voler le pain de leurs camarades. Cependant un grand nombre, à qui répugnait ce trafic ainsi que le larcin, étaient réunis dans un coin et s'entretenaient. Ils se racontaient entre eux des histoires de brigands, les exploits terribles et émouvants des géants, des sorciers, des diables et des tentateurs qui apparaissent la nuit pour effrayer les hommes, des morts qui quittent leur sépulture pour aller guérir des malades ou terrifier des impies. Il y avait aussi des paroles douces, chantant au cœur et à l'âme des auditeurs... Ce spectacle ne cessa même pas lorsque la communauté se fut réunie dans la grande salle à côté pour la prière du soir, et j'entendais les cris continus: «Qui veut du pain?—Qui a du pain à vendre?—En voilà, du pain!—Veux-tu me le céder pour un sou?—Non, un sou et demi, pas moins.—On a volé mon pain! Qui a volé mon pain?—Mon pain est superbe, achète-le!—Mais je n'ai pas de sous.—Eh bien, donne-moi un gage.—Mes douleurs si tu veux, vieux harpagon.—Voilà deux sous, le pain est à moi.—Veux-tu t'en aller, j'ai acheté le pain avant toi.—C'est toi qui m'as volé mon pain.—Tu mens, ce pain est à moi!—C'est toi qui mens, voleur, brigand—Que le diable t'emporte, chien!—Attends un peu, tu verras mes dents.» C'est ainsi que ce monde s'agitait dans la section des femmes; les coups et les soufflets pleuvaient de temps en temps. Et pas un de ces jeunes gens voués aux études n'était préoccupé de l'idée que les fidèles étaient réunis derrière ce mur et priaient. Ils trafiquèrent et tempêtèrent jusqu'à la fin de la prière, puis tout le monde regagna la grande salle, et chacun reprit sa place devant de longues tables éclairées chacune d'une seule chandelle. D'abord on se disputa à cause de cette lumière insuffisante, chacun tirant à soi l'unique chandelle. De guerre lasse, on se décida à mesurer la table en longueur, et la chandelle fut placée juste au milieu. Chacun ouvrit son livre et se mit à chantonner le texte comme il l'avait fait durant toute la journée. Puis sur le même air, sans lever les yeux du texte: «J'ai vendu mon pain deux sous, dit l'un.—Et moi j'ai acheté pour un sou une pomme et pour un demi-sou une galette, reprit l'autre.—Que le diable emporte le surveillant parce qu'il ne nous donne pas assez de lumière pour éclairer ces ténèbres.—Que Satan l'enlève et que des plaies innombrables lui couvrent le ventre.—Je veux aller passer la Pâque chez mes parents.—La veuve Sara me réclame trois sous...» Tous ces propos étaient tenus sur l'air traditionnel du Talmud accompagnés d'un balancement rythmique pour tromper la vigilance du surveillant, qui était sourd. Mais peu à peu le chant s'assourdit et bientôt la causerie devint générale... «Dis donc, Zabuléen,—car les élèves sont désignés ici d'après leur ville natale,—ne crois-tu pas qu'il serait temps que l'ange de la mort vint rendre visite à notre surveillant. Il a l'air de vouloir vivre éternellement.—Je prierai Dieu qu'il le gratifie de maux et de plaies afin qu'il ne puisse pas venir à la Yeschiba. Sa mort ne nous avancerait à rien, nous pourrions tomber sur un plus mauvais surveillant.—Mais vous commettez un péché en maudissant un sourd, réplique un garçon d'un air sévère.—Avez-vous vu cet Asuvi? On dirait un petit ange, preuve qu'il cache sept iniquités dans son cœur.—Il n'en a pas besoin de tant puisqu'il suit assidûment le cours de langue russe. Ce péché suffit pour contrebalancer les autres.—Ce que je fais n'est pas répréhensible; la Loi nous confirme que nous devons nous soumettre aux décrets du gouvernement, mais vous commettez un péché formel en maudissant.» Il n'avait pas eu le temps d'achever, que le surveillant, qui observait depuis quelque temps ce manège et avait remarqué l'emportement de l'Asuvi, bondit sur lui et lui tira les oreilles en éclatant de colère: «Ah! tas de misérables, de pervers que vous êtes, me voici enfin!» Il frappa l'un, giffla l'autre...

«Le surveillant vient de donner un fameux témoignage de sa gratitude à l'Asuvi, parce qu'il a pris sa défense, entonna quelqu'un.» Un éclat de rire général accompagna cette facétie; ceux mêmes qui venaient d'être maltraités ne pouvaient se retenir. «Vous vous moquez de moi, vous n'avez donc plus peur!» clama de nouveau le surveillant d'un air terrifiant, cherchant une victime pour apaiser sa colère, lorsqu'un élève se mit à crier: «Rabbi Isaac, rabbi Isaac, les bougies!» Ce cri opéra comme le charme sur le serpent. Le surveillant se précipita vers son cabinet et, n'y voyant personne, il se laissa tomber sur son siège en grommelant: «Ah, les misérables, vous en aurez, je vous en montrerai!» Et il répéta ces menaces jusqu'à ce que le sommeil se fût emparé de ses longs cils blancs. Il appuya sa tête sur sa main et s'endormit.

Cependant les élèves se remirent à causer, et mon camarade continua à me mettre au courant de la vie de la Yeschiba... «Crois-tu que les garçons d'ici sont pareils aux blancs-becs qui n'ont jamais quitté la maison paternelle? Ah! par exemple! Ils sont tous malins, et les plus bêtes d'entre eux sauraient en remontrer aux plus intelligents parmi les fils de riches. Tu feras bien de t'instruire et de profiter.» Je le lui promis bien. Puis je sortis au dehors pour manger mon pain. Lorsque je rentrai, la plupart de mes camarades étaient déjà couchés et presque toutes les bougies éteintes. Seuls, quelques garçons causaient dans un coin. Je retrouvai mon camarade dans la section des femmes. «Pourquoi ne te couches-tu pas? me dit-il.—Je vais me coucher par ici.—Impossible! toutes les places sont occupées. Va chercher dans l'autre salle si tu trouves une table inoccupée, sinon tu seras obligé de coucher sur un banc.» Je suivis son conseil et je n'eus pas de peine à découvrir une table et je m'y étendis. Mais, à peine étais-je couché, qu'un garçon me saisit par la nuque et me secoua fortement. «Va-t'en, c'est ma place; d'ailleurs toutes les tables sont occupées par ceux qui t'ont précédé.»

Je descendis de la table et je me couchai sur un banc. Je ne parvenais pas à m'endormir. Je n'avais pas encore l'habitude de coucher sur un banc étroit et nu; et puis des insectes petits et grands qui pullulaient dans les fentes du bois sortirent bientôt de leurs nids et se livrèrent sur moi à un jeu agaçant et douloureux. Je n'y pouvais rien. Toutes les bougies étaient éteintes. Seule, la lumière du Tamid[82]projetait sa lumière vacillante. Devant elle étaient assis les deux «veilleurs» chargés d'assurer la continuité de l'étude de la Loi, afin qu'elle ne soit interrompue ni jour ni nuit...

Cette vie pleine d'agitations n'était pas pour déplaire à un esprit aussi aventureux que Joseph. La Yeschiba, après tout, assurait aux jeunes gens une existence, quoique précaire, mais exempte de tout souci matériel. Les bourgeois pieux, les pauvres même, se faisaient un devoir de pourvoir aux besoins des jeunes talmudistes. L'ambition de ces derniers était satisfaite par l'estime générale qui les entourait. Pour l'élite dont l'esprit n'avait pas encore été sollicité par les idées nouvelles, la Yeschiba était le foyer de toutes les vertus, l'école de l'idéal, des rêves grandioses.

Dans un autre roman «La joie de l'hypocrite», paru à Vienne en 1852, Smolensky exalte l'idéalisme de son héros Siméon, issu de la Yeschiba, dans les termes suivants:

Qui a implanté dans l'esprit de Siméon l'idéal de la justice et la parole sublime? Qui a allumé dans son cœur le feu sacré, l'amour de la vérité et de la recherche? Certainement, c'est dans la Yeschiba que tous ces sentiments se sont développés en lui. Gloire à vous, maisons saintes, derniers refuges du véritable héritage d'Israël! C'est de vos murs que sortent les élus destinés dès leur naissance à devenir la lumière de leur peuple et à insuffler une vie nouvelle dans les ossements desséchés...

Même à l'époque de la Behala (la Terreur) la Yeschiba était restée au-dessus de toutes les misères et des turpitudes. Les trafiquants immondes qui, avec l'assistance du Cahal, vendaient les fils des pauvres au service militaire pour exempter les riches, n'osaient pas s'attaquer aux écoles rabbiniques. Comme le temple dans les temps antiques, la Yeschiba leur offrait un asile sûr. Chaque fois que ces maisons étaient menacées, le sentiment national se réveillait et défendait avec une résistance âpre ce dernier apanage national, dans lequel le peuple du ghetto avait placé tout son idéalisme, son espoir et sa foi.

Hélas! ce refuge salutaire ne devait plus l'être pour Joseph le jour où il fut découvert en flagrant délit de lecture profane. Le fanatisme religieux n'a jamais sévi aussi farouchement que pendant l'époque de terreur qui suivit la désorganisation de la vie sociale des juifs par les autorités et le triomphe de l'arbitraire. Néanmoins, les écoles rabbiniques contenaient alors tout ce qu'il était resté d'idéal et de sublime en Israël.

Ce sont, elles qui ont fourni tous les champions de l'humanisme et les propagateurs de la civilisation. C'est là que Joseph a rencontré des camarades généreux qui l'ont initié à la Haskala et ont réveillé en lui l'amour du Noble et du Bien, le dévouement sans bornes pour son peuple.

Dur pour les mauvais bergers, impitoyable pour les hypocrites et les fanatiques, le cœur de Joseph vibre d'amour pour la masse juive. L'entourage cruel et les persécutions n'ont fait qu'accentuer sa compassion pour les brebis égarées. Au milieu de l'abaissement général, il a su s'élever à une grande hauteur morale et s'ériger en juge impartial et ne se laissant pas impressionner par les tristesses du moment, quoi qu'il ne pût y demeurer indifférent et que son cœur en saignât. Dans ce désert humain où il se plaît, il sait découvrir des caractères nobles, des sentiments élevés, des amitiés généreuses et surtout des existences entièrement vouées à l'idéal et que rien ne peut faire reculer.

Il fait passer devant le lecteur, l'un après l'autre, les idéologues du ghetto. C'est d'abord Jedidia, le type si fréquent du Maskil dévoué à la civilisation, semant la vérité et la lumière parmi tous ceux qui l'approchent, rêvant d'un judaïsme juste, éclairé, supérieur. Puis ce sont les jeunes apôtres à l'âme de prophète, tel ce noble ami de Joseph, Gédéon, le plus éclairé, le pins tolérant des Maskilim. Autant Gédéon déteste le fanatisme, autant il aime les masses du peuple. Il les aime de son cœur de patriote et de son âme de prophète. Il les aime telles sont, avec leurs croyances, leur foi naïve, leur vie misérable et soumise, leur ambition de peuple élu et leur espoir messianique qu'il partage d'une manière moins mystique.

Une exaltation patriotique puissante traverse le chapitre consacré au «Jour du Pardon». C'est là que Smolensky apparaît en vrai romantique.

Tels sont les grands traits de ce roman chaotique et superbe qui, malgré ses défauts techniques, demeure la peinture de mœurs la plus vraie et la plus belle de la littérature hébraïque.

Dix ans plus tard, l'auteur ajoute à son roman une quatrième partie qui n'est en somme qu'un assemblage artificiel de lettres n'ayant pas de rapport direct avec le corps du roman. Joseph nous promène à travers les pays d'Occident, puis retourne en Russie. En France, en Angleterre, il déplore la dégénérescence du judaïsme qu'il attribue au triomphe de l'école de Mendelssohn, il prévoit l'avènement de l'antisémitisme. En Russie, il constate la misère économique qui a pris des proportions effrayantes, surtout dans les petites villes de la province. Dans les grands centres, il constate avec regret que les communautés s'efforcent d'imiter le judaïsme occidental avec tous ses défauts. La civilisation précipitée des juifs russes, peu conforme aux conditions économiques et politiques dans lesquels ils se trouvaient, prématurée en quelque sorte, devait amener l'écroulement de l'idéalisme résigné qui faisait leur principale force.

Le roman Kebourath Hamor (Sépulture d'âne) est l'œuvre la plus travaillée et la plus achevée de Smolensky. Le sujet se rapporte à l'époque de la Terreur et de la domination du Cahal. Le héros, Haïm-Jacob, est un esprit espiègle et facétieux, mais on n'entend pas toujours la plaisanterie dans le ghetto, et il lui en cuira. C'est surtout sa gouaillerie et son manque de respect pour les notables de la communauté, qu'il ose braver et persifler, qui cause sa perte. Tout jeune encore, il médite un jour un acte inouï. Affublé d'un drap bleu, tel un mort sorti de sa tombe, il pénètre un soir, semant l'épouvante sur son passage, dans la chambre où sont déposées les tartes qui doivent être servies le lendemain au banquet annuel de la «Sainte Confrérie», confrérie puissante à laquelle appartiennent les meilleurs de la ville, et qui a la mission de porter les morts en sépulture. Il s'empara de ces morceaux succulents et les mange tout seul. C'était un crime impardonnable de lèse-sainteté. Une enquête est ordonnée, mais on ne découvre pas le coupable.

Pour se venger, la sainte confrérie condamne le criminel anonyme à subir une «sépulture d'âne» à sa mort, et le jugement est enregistré dans le livre de la confrérie.

Incorrigible, il continue ses traits. Le Cahal décide de le livrer au service militaire. Averti à temps, il peut se sauver. Rentré plus tard sous un autre nom dans sa ville natale, il sait imposer au monde par son érudition, et il se marie avec la fille du chef de la communauté. Mais son instinct reprend le dessus. Entre temps, il a mis sa femme au courant de ses traits d'autrefois. Celle-ci n'est plus tranquille, elle ne peut supporter l'idée qu'un châtiment sans pareil attende son mari s'il est découvert. Car subir après sa mort la sépulture d'un âne est la dernière injure qu'on puisse infliger à un juif. Son corps est traîné au cimetière et là on le jette dans une fosse spéciale derrière le mur qui enclôt le cimetière. Mais son père n'est-il pas le chef de la communauté? il pourra annuler la condamnation. À peine s'est-elle ouverte à son père que celui-ci bondit de rage; comment! il a donné sa fille à cet impie, à cet hérétique! Il veut le forcer à répudier sa femme. Celle-ci, d'ailleurs, pas plus que son mari, ne veut en entendre parler. Bref, après une rentrée en grâce, de courte durée, auprès de son beau-père, obtenue d'ailleurs également par une supercherie, l'ère des persécutions recommence pour lui, et il succombe.

Tel est le canevas sur lequel le romancier a brodé son œuvre, qui est un épisode authentique de la vie des juifs en Russie.

Le caractère de Haïm-Jacob ressort net et saillant. Sa femme Esther est le type de la femme juive, fidèle et dévouée jusqu'à la mort, admirable dans les revers et bravant tout par amour pour son mari. Les notables du ghetto sont peints avec vérité, quoique sous des couleurs un peu exagérées. L'auteur a surtout bien su rendre le milieu du ghetto, avec ses contradictions et ses passions, l'intellectualité spéciale que la longue claustration lui a forgée, sa compréhension bizarre et originale des choses de la vie.

C'est la Yeschiba qui fournit à Smolensky le sujet de son autre roman, Guemoul Yescharim (La récompense des justes). L'auteur y montre la participation de la jeunesse juive à l'insurrection polonaise, et l'ingratitude des Polonais à leur égard prouve que les juifs n'ont rien à attendre d'autrui et qu'ils ne doivent compter que sur leurs propres forces.

Gaon ve-schever (Grandeur et ruine) est plutôt un recueil de nouvelles éparses, dont quelques-unes sont de véritables œuvres d'art.

Hayerouscha (L'héritage) est le dernier grand roman de Smolensky, publié d'abord dans le Schahar en 1880-81. Les trois volumes qui le forment sont pleins d'incohérences et de raisonnements traînants. Cependant, la vie des juifs d'Odessa et de la Roumanie y est bien dépeinte, ainsi que les moments psychologiques par lesquels passent les anciens humanistes déçus pour revenir au judaïsme national.

Sa dernière nouvelle, Nekam Brith (Sainte vengeance, le Schahar, 1884), est entièrement sioniste. C'est le chant du cygne de Smolensky, qui devait bientôt disparaître, emporté par la maladie.

Les romans de Smolensky constituent plutôt une série de documents sociaux et d'écrits de propagande que des œuvres d'art pur. Leurs défauts principaux sont l'incohérence de l'action, l'artifice des dénouements, la naïveté en tout ce qui se rapporte à la vie moderne, ainsi que le didactisme excessif et le style traînant. La plupart de ces défauts, il les partage avec des écrivains comme Auerbach, Jokai et Thakeray, desquels il peut être rapproché. D'ailleurs l'écrivain hébreu eut à soutenir pendant toute sa vie une lutte acharnée pour son existence et pour celle du Schahar, dont il ne tirait aucun profit matériel. Son idéalisme et la conscience de la besogne utile qu'il remplissait l'ont soutenu dans les moments les plus critiques. Aussi ses œuvres portent-elles les traces d'une production hâtive. Quoi qu'il en soit, ses romans encore plus que ses articles ont exercé pendant dix-huit ans une influence sans pareille sur ses lecteurs. D'ailleurs la vie du ghetto russe, ses misères et ses passions, les types positifs et négatifs de ce monde qui s'en va, ont été reproduits dans les écrits de Smolensky avec une telle puissance de réalisme et une telle connaissance des choses, que d'ores et déjà il est impossible de se faire une idée exacte du judaïsme russo-polonais sans avoir lu Smolensky.


CHAPITRE XII

Les Contemporains.—Conclusion.

Les années 1881-1882 marquent une étape décisive dans l'histoire du peuple juif. La recrudescence de l'antisémitisme en Allemagne, le renouvellement inattendu des persécutions et des massacres en Russie et en Roumanie, la mise hors la loi dans ces deux pays de millions d'êtres, dont la situation devenait chaque jour plus intenable, ont déconcerté les plus optimistes.

En présence de l'exode précipité des masses affolées et de l'urgence d'une action décisive, les anciennes disputes entre humanistes et nationalistes ont disparu. Entre l'assimilation impossible avec les peuples slaves et l'idée de l'émancipation nationale, dégagée de son voile mystique et se développant sur un terrain pratique, le choix n'était plus possible. En hébreu, tous les écrivains étaient d'accord qu'il n'était plus temps de s'arrêter aux divergences d'opinions et qu'il fallait se ranger du côté de l'action. Même un sceptique comme Gordon lança alors, entre autres, sa poésie vibrante: «Nous fûmes un peuple, nous serons un peuple: vieux et jeunes, nous partirons tous.» Mais où aller? Tandis que les uns optaient avec les philanthropes occidentaux pour l'Amérique, les autres avec Smolensky se déclaraient nettement pour la Palestine, le pays des rêves séculaires.

Le temps et l'expérience, mieux que toutes les discussions théoriques, se sont chargés de donner une réponse à ces deux courants d'opinions. Dès 1880, le jeune rêveur Ben-Jehuda, animé de l'idée de faire renaître l'hébreu comme langue nationale en Palestine, quitta Paris et alla s'établir à Jérusalem. D'un autre côté, M. Pinès, le conservateur romantique, abandonna la position estimée qu'il occupait en Lithuanie, pour aller contribuer au relèvement des juifs de la Palestine. Ces deux initiatives, venant des deux camps opposés, furent bientôt suivies par des mouvements plus importants.

Une élite de jeunes universitaires, un groupe de quatre cents étudiants, indignés de la situation humiliante qui leur était faite, lança un appel qui retentit par tout le judaïsme russe: «Beth Jacob Lechou wenelchou» (Maison de Jacob, debout! allons-nous-en!) Ce mouvement donna naissance à l'organisation du Groupe B.J.L.W.[83], parti le premier pour coloniser la Palestine. En même temps, des centaines de petits bourgeois et de lettrés vinrent s'ajouter à ce premier noyau et la colonisation pratique de la Palestine est maintenant un fait accompli.

Ce retour inattendu de la jeunesse qui avait déjà rompu avec le judaïsme vers ses origines, ce premier pas vers la réalisation pratique du rêve sioniste a eu des conséquences des plus importantes pour la renaissance de la littérature hébraïque. En ce qui concerne les lettrés qui n'avaient jamais quitté, du moins dans leur esprit, le ghetto, comme Lilienblum, Braudès et d'autres, et dont le dernier mode d'activité, à savoir la propagande pour les réformes économiques et pour l'enseignement des métiers manuels, n'avait presque plus de raison d'être, leur adhésion au sionisme ne pouvait tarder. Mais, même en dehors du ghetto, la voix autorisée du Dr Pinsker est venue à l'appui du mouvement philopalestinien, comme on l'appelait alors. Dans sa brochure «Auto-émancipation», le savant docteur d'Odessa, ancien humaniste convaincu, déclare que le mal antisémite est une affection chronique inguérissable tant que les juifs seront en exil. Pour résoudre la question juive, il n'est qu'une seule solution, la renaissance nationale de ce peuple sur son ancien sol.

Une aube nouvelle venait de se lever sur l'horizon du peuple juif. La littérature hébraïque prit un essor inconnu jusqu'alors. L'enthousiasme des écrivains se traduit dans les propos ardents de M. Aisman, du professeur Schapira et de nombre d'autres. Dans cette poussée soudaine d'idées patriotiques, les excès étaient inévitables. Une réaction chauvine ne tarda pas à se faire jour. On s'attaqua aux réformateurs en matière de religion. On les accusa d'empêcher la fusion de diverses parties du judaïsme dont l'entente était indispensable au succès du nouveau mouvement. Seul, Smolensky n'a pas failli à sa tâche. Lui, qui n'avait jamais reconnu les bienfaits de l'assimilation, n'avait pas besoin de se lancer dans l'extrême.

Il était resté fidèle à son idéal patriotique sans renoncer à aucune de ses aspirations humanitaires et civilisatrices. Il déploya une activité fiévreuse. Maintenant qu'il n'était plus seul à défendre ses idées, il redoubla d'efforts, encouragea les uns, exhorta les autres avec une énergie admirable. Il était déjà à bout de forces, épuisé par une vie de luttes et de misère, de surmenage physique et intellectuel. Il mourut en 1885 dans la force de l'âge, emporté par la maladie. Il fut pleuré par tout le judaïsme.

La disparition du Schahar s'ensuivit bientôt.

Avec la disparition du Schahar nous touchons à la fin de notre étude d'une évolution littéraire. La littérature hébraïque moderne qui, depuis un siècle a été au service d'une idée prépondérante, l'idée humaniste dans ses diverses nuances, est entrée dans une phase nouvelle de son développement. Ramenée par Smolensky à sa source nationale, dégagée de tout élément religieux et imposée par la force des événements comme trait d'union entre la masse et les lettrés désormais unis dans une même ambition patriotique, elle redevient la langue du peuple juif. Elle cesse de servir d'instrument de transition entre le rabbinisme et la vie moderne, pour devenir un but en elle-même, un facteur important dans la vie du peuple juif. Elle cesse de vivre en parasite aux dépens des orthodoxes auxquels elle enlevait depuis un siècle l'élite d'une jeunesse, qui, une fois émancipée grâce à elle, s'empressait de l'abandonner. Elle devient la littérature nationale du peuple juif.

Déjà en 1885, lorsque le distingué rédacteur de la Zefira, M. N. Sokolow, entreprit la publication du grand recueil littéraire Haassif (le Collecteur), le succès dépassa les prévisions. Cette publication a été tirée à plus de sept mille exemplaires. Elle fut suivie par nombre d'autres, et notamment par le Kenesseth Israël (L'assemblée d'Israël), publié par S.-P. Rabbinovitz, l'érudit historien.

En 1886, le publiciste L. Kantor, encouragé par l'importance nouvelle prise par la langue hébraïque, fonda le premier journal quotidien en hébreu Hayom (Le Jour), à Saint-Pétersbourg. Le succès de cet organe entraîna la transformation du Melitz et de la Zefira en quotidiens. La presse politique était créée. Elle a puissamment contribué à la propagation du sionisme et de la civilisation. Les milieux des Hassidim eux-mêmes, demeurés réfractaires aux idées modernes, furent atteints par son action. La langue hébraïque en a tiré le plus grand profit. Les nécessités de la vie quotidienne ont enrichi son vocabulaire et ses ressources, et ont achevé l'œuvre de sa modernisation.

En Palestine, le besoin d'une langue scolaire commune aux fils des réfugiés de tous les pays, a contribué à la renaissance pratique de l'hébreu comme langue maternelle. C'est Ben-Jehuda qui, le premier, introduit l'usage de l'hébreu dans le sein de sa famille. Plusieurs familles de lettrés imitèrent cet exemple, et l'on n'entendait plus chez eux d'autre langue. Dans les écoles de Jérusalem et des colonies nouvelles l'hébreu est devenu la langue officielle. Ce mouvement a eu une répercussion en Europe et en Amérique, et un peu partout des cercles se sont formés où on ne parle que l'hébreu. Le journal Hazevi (le Cerf), publié par Ben-Jehuda, est devenu l'organe de l'hébreu parlé, qui ne diffère de l'hébreu littéraire que par une plus grande liberté d'emprunter les mots et les expressions modernes à l'arabe et mêmes aux langues européennes, et par sa tendance à créer des mots nouveaux à l'aide des anciennes racines, d'après les modèles de la Bible et de la Mischna. Un exemple: Le mot schaa signifie, en hébreu, temps, heure. Le même mot avec la désinence hébraïque on, c'est-à-dire schaon, veut dire en hébreu moderne montre. Le verbe daroch, qui veut dire en hébreu biblique, trotter, forme en hébreu moderne midracha (trottoir), etc.

La diffusion de la langue et l'augmentation du nombre des lecteurs avaient également entraîné une transformation dans la condition matérielle des écrivains. Ils furent relativement rétribués, et purent se livrer à un travail plus soutenu et plus achevé. Avec la fondation des sociétés d'éditions «Achiassaf» et surtout «Touschiya» due à l'énergie du sympathique écrivain A. Ben-Avigdor, l'hébreu est entré dans la voie du développement naturel d'une langue moderne.

Après un arrêt de courte durée occasionné par la brusquerie et la tristesse des événements survenus, la création littéraire a repris avec une ardeur croissante. Une activité multiple et variée, digne d'une littérature répondant aux besoins d'un groupe national, en résulta. Dans le domaine de la poésie, ce fut d'abord C. A. Schapira, le lyrique puissant qui a su traduire l'indignation et la révolte du peuple contre l'injustice qui le frappe. Ses «Poèmes de Yeschurun» publiés dans l'Assif de 1888, vibrants d'émotion et de feu patriotique, ainsi que ses légendes hagadiques, sont de premier ordre. Après lui vient M. Dolitzki, poète de la plainte sioniste, chanteur des douces «Sionides»[84]. Puis un jeune, trop tôt disparu, M. J. Mané, s'est distingué par un lyrisme touchant et un profond sentiment de la nature et de l'art[85]. Enfin c'est N. H. Imber, le chansonnier des colonies palestiniennes, le poète de la Terre-Sainte renaissante et de l'espérance sioniste[86].

Parmi les jeunes, nous devons citer en tête Ch.-N. Bialik[87], poète lyrique vigoureux et styliste incomparable, et S. Tchernichovski[88], poète érotique, chanteur de la beauté et de l'amour, hébreu à l'âme attique. Ces deux poètes, dont la carrière ne fait que de commencer, sont suivis d'une pléiade d'autres, plus ou moins connus.

Dans les belles-lettres, deux écrivains de génie viennent en tête: le vieux S.-J. Abramovitz, qui, après avoir abandonné un moment l'hébreu en faveur du jargon, est revenu à la littérature hébraïque et l'a dotée d'une série de contes, admirables de poésie et d'humour, où brille l'originalité incomparable d'un style tout personnel[89];—puis J.-L. Peretz, poète de l'amour, conteur admirable et artiste hors ligne[90].

Parmi les romanciers et les nouvellistes, en prose et en vers, citons N. Samueli, Goldin, Berchadsky, Feierberg, Berditzevsky, S.-L. Gordon. Loubochitzky. Enfin c'est Ben-Avigdor, créateur du jeune mouvement réaliste par ses contes psychologiques de la vie du ghetto et surtout par son Menahem Hassofer, dans lequel il combat le nouveau chauvinisme.

Parmi les maîtres du feuilleton viennent le fin critique D. Frischman, traducteur de nombreux ouvrages scientifiques, le charmant causeur A.-L. Levinski, auteur d'une utopie sioniste: «Voyage en Palestine en l'an 5800», publié dans le recueil Hapardés (le Paradis) à Odessa, et J.-Ch. Taviow, le spirituel écrivain.

Dans le domaine de la pensée et de la critique mentionnons d'abord: Ahad Haam[91], le directeur de la revue Haschiloah, critique souvent paradoxal, mais original et hardi. Il est le promoteur du «sionisme spirituel», qui est la revanche, dans une forme plus rationnelle, du mysticisme messianique sur le sionisme pratique. D'autre part, Ahad Haam est le prédicateur de la religion du sentiment opposée à la loi dogmatique des rabbins, religion qui selon lui est seule capable de régénérer le peuple juif. C'est un esprit critique et un observateur de mérite, ainsi qu'un styliste remarquable.

À Ahad Haam peut être opposé W. Jawitz, le philosophe du romantisme religieux, le défenseur de la tradition et l'un des régénérateurs du style hébreu[92]. Entre ces deux extrêmes, il existe un parti modéré, représenté par L. Rabbinowitz, directeur du Melitz, et surtout par N. Sokolow, le directeur populaire et fécond de la Zefira. Citons aussi le Dr S. Bernfeld, vulgarisateur excellent de la science du judaïsme et historien émérite, l'auteur de l'histoire de la théologie juive parue récemment à Varsovie, etc.

Parmi les jeunes il faut nommer M. J. Berditchevsky, promoteur du nietzschéanisme en hébreu, auteur de nombreux contes rappelant les décadents, mais non dénués d'une certaine poésie. La science philologique est dignement représentée par J. Steinberg, auteur d'une grammaire scientifique originale[93], inconnue en Europe, et traducteur des Sibylles, et la philosophie par F. Mises, auteur d'une «Histoire de la philosophie moderne en Europe». J.-L. Kalzenclenson, l'auteur d'un traité d'anatomie et de nombreux écrits littéraires fort appréciés.

L'histoire littéraire moderne a trouvé son représentant le plus digne dans la personne de Ruben Brainin, maître styliste, et auteur lui-même de contes très goûtés. Ses remarquables études sur les écrivains hébreux, Mapou, Smolensky, etc., sont conçues d'après la méthode des critiques modernes. Elles ont servi à améliorer le goût et le sentiment esthétique de la foule.

Tous ces écrivains, et nombre d'autres que nous nous proposons d'étudier dans notre «Essai sur la littérature hébraïque contemporaine», ont fait la fortune de l'hébreu. En y ajoutant des traductions innombrables, des publications pédagogiques et des éditions de toutes sortes, nous arriverons à nous faire une idée de la portée actuelle de l'hébreu, qui, par le nombre de ses publications, est devenu la troisième littérature de la Russie, après le russe et le polonais. Il me faut pas oublier non plus les centaines de publications qui paraissent annuellement en Palestine, en Autriche et en Amérique.

*
* *

Si nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur la littérature hébraïque moderne, nous sommes frappés par la direction inattendue et pourtant inévitable qu'elle a prise dans son évolution. L'idéal humaniste, qui a présidé à sa renaissance, portait en lui un germe de dissolution. À l'ambition nationale et religieuse il voulait substituer l'idée de la liberté et de l'égalité. Tôt ou tard il devait aboutir à l'assimilation. Durant tout un siècle, depuis l'apparition du premier Meassef (1785) jusqu'à la disparition du Schahar (1885), la littérature hébraïque nous offre le spectacle d'une lutte continuelle entre l'humanisme et la judaïsme. En dépit des obstacles de toute nature, en dépit de la rivalité dangereuse des langues européennes et du judéo-allemand lui-même, la langue hébraïque fait preuve d'une vitalité persistante et montre une faculté surprenante d'adaptation à tous les milieux et à tous les genres littéraires. Son évolution s'effectue à travers les pays les plus divers. Dans l'esprit des premiers humanistes, la langue hébraïque ne devait servir que comme instrument de propagande et d'émancipation. Grâce à M.-H. Luzzato, Mendès et Wessely, elle se relève un instant à l'état de langue vraiment littéraire, pour céder bientôt la place aux langues du pays, et demeurer confinée dans les cercles étroits des Maskilim. Ses destinées devaient s'accomplir dans les pays slaves. En Galicie, elle a donné naissance, dans le domaine de la philosophie, à l'idéal de la «Mission du peuple juif» et à la création de la «science du judaïsme.» Mais, pour la grande masse juive restée fidèle à l'idéal messianique, c'est le romantisme national et religieux, préconisé par S.-D. Luzzato, qui eut la plus grande signification.

La Lithuanie, avec ses ressources morales et intellectuelles inépuisables, était devenue le pays de la langue hébraïque. Sous son double aspect humaniste et romantique, la littérature hébraïque prend dans ce pays un nouvel et prodigieux essor. Bientôt, sous la poussée des réformes sociales et économiques, les écrivains hébreux déclarent la guerre à l'autorité rabbinique, réfractaire à toute innovation et opposée au progrès. La littérature réaliste, polémique et démolisseuse, naît alors. Une lutte sans merci s'engage entre les humanistes et le rabbinisme. Les conséquences en furent funestes pour l'un et l'autre parti. Le rabbinisme s'est vu atteint dans son essence même et est destiné à disparaître, du moins dans sa forme ancienne. L'humanisme, déçu dans ses rêves de justice et d'égalité, ayant rompu avec l'espérance nationale du peuple, perd chaque jour du terrain. La tentative faite, par quelques écrivains de faire l'union entre «la Foi et la Vie» a piteusement échoué. L'antagonisme entre les lettrés et la masse croyante s'est résolu par la débâcle de toute la littérature créée par les humanistes. C'est alors que le mouvement progressif national fait son apparition avec Smolensky et rend à la littérature hébraïque sa raison d'être et sa portée civilisatrice.

L'idéal sioniste dégagé de sa forme mystique est la note prédominante de la littérature hébraïque contemporaine. On peut dire que l'idéal messianique, sous sa forme nouvelle, est en train d'opérer dans les milieux des Hassidim polonais une transformation identique à celle qu'accomplit l'humanisme en Lithuanie. La résistance acharnée que la littérature hébraïque éprouve de la part des Hassidim confirme suffisamment cette manière de voir.

Mais, en dehors des pays slaves, dans l'Orient lointain, le lion hébreu gagne du terrain depuis la Palestine jusqu'au Maroc; il accomplit une œuvre de civilisation et de renaissance nationale.

Il y a dans l'âme éprouvée des masses juives un fond d'idéalisme et de foi ardente dans un avenir meilleur que n'ont ébranlé ni le temps, ni les déceptions. Frustrer ces masses de l'idéal millénaire qui les soutient, qui est la raison même de leur existence, c'est les acculer à un désespoir dangereux, c'est les pousser vers la démoralisation qui les guette et qui déjà se manifeste dans certains pays.

La littérature hébraïque, fidèle à sa mission biblique, sait faire revivre les ressources morales de ces masses et faire vibrer leur cœur pour la justice et pour l'idéal. Elle est le foyer d'où jaillissent les rayons de l'espérance qui soutient tout ce qui, dans le peuple juif, vit, lutte, crée et espère.

Méconnaître cette portée morale de la renaissance de la langue hébraïque, c'est méconnaître la vie même de la majeure partie du judaïsme.

*
* *

Nous sommes aujourd'hui en pleine période de création littéraire, et la fermentation des idées infiltrées de toutes parts est tellement puissante qu'elle annonce une récolte féconde.

La langue biblique, qui avait déjà donné à l'humanité tant de pages glorieuses, et qui vient d'en ajouter une nouvelle, grâce aux humanistes, est-elle vraiment destinée à renaître et à redevenir la langue de la culture nationale du peuple juif tout entier? Il serait trop téméraire de répondre d'ores et déjà par l'affirmative.

Ce que nous croyons avoir démontré dans notre étude, c'est qu'elle subsiste et évolue en tant que langue littéraire et populaire, qu'elle s'est montrée l'égale des langues modernes, qu'elle est capable de traduire toutes les pensées et toutes les formes de l'activité humaine, et qu'enfin elle accomplit une œuvre de civilisation et d'émancipation. La floraison contemporaine de la langue des prophètes est un fait qui doit séduire l'esprit de tous ceux qui s'intéressent à l'évolution des destinées mystérieuses de l'humanité vers l'idéal.

FIN.


Vu et admis à soutenance,
En Sorbonne, le 2 août 1902:
Par le Doyen de la Faculté des lettres
de l'Université de Paris,


a. croiset.
  Vu et permis d'imprimer:
Le Vice-Recteur
de l'Académie de Paris,


gréard.

NOTES:

[1] En effet, nous ne pourrions citer que les excellentes monographies de R. Brainin sur Mapou, la vie de Smolensky, etc., celles de M. S. Bernfeld sur Rapaport, etc., en hébreu, et un aperçu de M. Klausner en langue russe. En outre, un article dans la Revue des Revues, de M. Ludvipol, à Paris. Malgré la diversité des écoles et des milieux que nous traitons pour la première fois au point de vue de l'histoire littéraire moderne, le lecteur se persuadera facilement que le sujet ne manque ni de cohésion ni d'unité. Il va sans dire que, dans ce premier essai d'histoire de l'hébreu moderne, le groupement des mouvements et des écoles, emprunté par nous aux littératures occidentales, ne saurait être que très relatif.

[2] Surtout de «Gloire aux Justes», de M.-H. Luzzato, paru en 1743, qui nous sert comme point de départ.

[3] Pour la plupart de ces écrivains, voir Karpeles, dans son Histoire de la Littérature juive (édit. française chez Leroux, 1901).

[4] Mantoue, 1727.

[5] Le drame, très lu en manuscrit, n'a paru qu'en 1837, à Leipzig, par les soins de M. Letteris.

[6] Nouvelle édition, Berlin, 1780, etc.

[7] Hahigayon (La Logique) nouv. édit., Varsovie, 1898. La plupart des manuscrits de M.-H. Luzzato n'ont jamais été publiés.

[8] De Biour, commentaire biblique.

[9] De Meassef, Collecteur.

[10] Berlin, 1789.

[11] Redelheim, 1812.

[12] Un autre écrivain de l'époque, Hartwig Derenbourg, dont le fils et le petit fils ont continué avec éclat la tradition littéraire et scientifique en France, est l'auteur d'un drame allégorique très lu: Yoschevé Tével (Tous les habitants du monde), publié à Offenbach en 1789.

[13] Cité par M. Taviow dans son Anthologie. Varsovie, 1890.

[14] Nouvelle édition. Vilna, 1867.

[15] Berlin, 1789 et 1792.

[16] Jeu de mots: Geschem veut dire en hébreu: pluie et matière.

[17] Pour ne citer que l'ode du célèbre rabbin Jacob Meïr en Alsace, un aïeul de la famille du grand-rabbin Zadoc Kahn, une autre composée par le grammairien polonais Ben-Zeeb à Vienne; enfin, les hymnes chantés dans les synagogues de Francfort (1807), dans celle de Hambourg (1811), etc.

[18] Littéralement: les pieux, une secte fondée en Volhynie dans la seconde moitié du xviiie siècle, dont les adhérents, tout en restant fidèles à la loi rabbinique, opposent la piété, l'exaltation mystique et le culte des saints à l'étude du talmud et au dogmatisme des rabbins.

[19] J. Perl est aussi l'auteur anonyme d'une parodie dirigée contre les Hassidim et intitulée Megallé Temirin (Révélateur des mystères). La parodie hébraïque, qui excelle surtout dans l'adaptation du langage talmudique aux usages et aux questions modernes, est un genre littéraire propre à l'hébreu, qui mériterait une étude spéciale. Elle a pour but de polémiser et de ridiculiser (ainsi l'ouvrage cité), ou bien de critiquer les mœurs (le «Traité des gens de commerce» paru à Varsovie, le «Traité d'Amérique» publié à New-York, etc.); très souvent elle sait divertir et amuser (Hakundus, Vilna 1827, les nombreuses éditions du Traité Pourim).

[20] Rédigé par S. Hacohen, à Vienne (1820-1831).

[21] Rédigé par Goldenberg, à Tarnopol (1833-1842).

[22] Bicouré Haïtim, 1825.

[23] Prague, 1852.

[24] Voir Ch. XVI et autres. Voir aussi l'Histoire de la Théologie juive de M. Bernfeld et la thèse de M. Landau: Die Bibel und der Hegelianiamus.

[25] A. Brainin dans sa vie de Mapou. Varsovie, 1900, p. 64.

[26] Nouv. édition, Varsovie, 1890.

[27] Le recueil de ses poésies, paru à Vienne, est intitulé: Tophès Kinor Wougab (Maître de la lyre et de la cythare.)

[28] Beruria, nouv. éd., Amsterdam. 1859

[29] Beneï Hanéourim (La Jeunesse). Prague, 1821.

[30] Yételis est également l'auteur de pamphlets dirigés contre le Hassidisme. En même temps que Vienne et Brody, Prague avait été à cette époque un foyer de lettrés, parmi lesquels nous citerons encore Gabriel Südfeld, le père du célèbre Max Nordau, et l'auteur d'un drame et d'un ouvrage d'exégèse paru en 1850.

[31] L'exemple du savant ami de Rapoport, J.G. Bick (cité par Bernfeld dans sa vie de S.-J. R., p. 13), qui quitta le camp humaniste où son sentiment juif ne trouva aucune satisfaction, pour se convertir au Hassidisme, n'est pas unique.

[32] Nous renvoyons le lecteur au recueil des œuvres choisies des poètes italiens de l'époque, publié sous le titre de Kol Ougab (Voix de Cithare), par A-B. Pipirno, à Livourne, en 1846.

[33] Cracovie, 1890.

[34] Prague, 1840.

[35] Kinor Naïm (Lyre douce), Vienne, 1825, et autres.

[36] Varsovie-Berlin, 1899.

[37] Jost dans son Histoire du peuple juif, etc.

[38] Lettres de S.-D. Luzzato éditées par Groeber (Przemysl, 1882-1889), p. 660.

[39] Lettres, 233.

[40] Lettres, 668

[41] Poésies de Gordon, I, St-Pétersbourg, 1884.

[42] Voir notre livre en hébreu: Massa be-Lita (Voyage en Lithuanie), Jérusalem, 1899.

[43] 2me édit. Vienne, 1824.

[44] Déjà, en 1780, le passage de l'impératrice Catherine II donna lieu à la publication d'une ode hébraïque publiée à Sklow.

[45] Schirei sefath kodesch (Chants de la Langue sacrée). Vilna, 1850, I.

[46] Leipzig, 1836.

[47] Tous ses écrits ont été réédités par les soins de M. Natanson, en 1880-1900, à Varsovie.

[48] La polémique suscitée par l'intervention de l'humaniste allemand Lilienthal qui préconisait, avec l'appui du gouvernement, les réformes radicales, chez des écrivains éclairés comme Ginzburg (Maguid Emeth, Vilna 1843), confirme assez notre manière de voir. D'ailleurs, Lilienthal, convaincu plus tard des véritables intentions de ses auxiliaires, en proie au remords d'avoir mené une campagne funeste par ses suites aux intérêts de ses coreligionnaires russes, finit par s'en aller en Amérique.

[49] Ces ouvrages, publiés tous à Vilna, ont été réédités maintes fois.

[50] Vilna, 1851.

[51] Vilna, 1852. En traduction allemande, faite par J. Steinberg, Vilna, 1859.

[52] Voir Brainin, Abram Mapou, p. 107.

[53] Kal Schirei Mahalalel (Poésies de Gottlober) Varsovie, 1890.

[54] Dans la revue Haboker Or, et Oroth Meofel (Lueurs dans les Ténèbres), Varsovie, 1881.

[55] Recueil «Keneseth Israël», Varsovie, 1888.

[56] Vilna, 1848.

[57] Odessa, 1867.

[58] Les lecteurs, peu fortunés, souscrivaient souvent dix pour un seul abonnement.

[59] Voir chapitre IV.

[60] Zitomir, 1868.

[61] Les poésies complètes de Gordon ont paru en 4 vol., en 1884, à Saint-Pétersbourg, et en 6 vol., en 1900, à Vilna.

[62] Le premier recueil des poésies lyriques et épiques a paru sous le titre de Schieréi Jéhuda, à Vilna, en 1866.

[63] Vilna, 1860.

[64] Réveille-toi, mon peuple. Poésies, I.

[65] Le poète fait allusion à la ruine de la province juive de Cochin par les Portugais.

[66] Poésies, IV.

[67] Selon une croyance populaire, quarante jours avant la naissance le ciel décide à qui l'enfant sera uni.

[68] Littéralement: «bois de voiture».

[69] Villes célèbres par leurs écoles talmudiques.

[70] Poésies, IV.

[71] Haketab ve-hamichtab (Les Écritures). Lemberg, 1875. Yloun Tefila (Critique des Prières), Lemberg, 1885, etc.

[72] Littéralement: protestant; puritain, adversaire du mysticisme des Hassidim.

[73] Hadath wehayim, Lemberg, 1880. Un autre grand roman de Braudès est: Scheté Hakezavoth (les deux Extrêmes), publié en 1886. Il préconise la renaissance nationale et le romantisme religieux.

[74] L'édition complète des romans et des articles de Smolensky vient de paraître à Saint-Pétersbourg et à Vilna, chez Katzenelenbogen.

[75] «Eth lataath» et «Eth laakor netoal», Haschahar, 1875-1876.

[76] Nouvelles réunies de Brandstaetter, Cracovie, 1891.

[77] Vienne, 1883-1890.

[78] Vienne, 1874.

[79] Vienne, 1878.

[80] Brainin, dans son excellente Vie de Smolensky. Varsovie, 1897, p. 58.—Haschahar, X, 522.

[81] Voir Lévitique XIX, 27.

[82] La lampe veilleuse dans la synagogue.

[83] Isaïe, II, lettres initiales de 4 mots formant le mot Bilu.

[84] Ses poésies ont paru à New-York en 1896.

[85] Œuvres publiées à Varsovie en 1897

[86] Poésies publiées à Jérusalem en 1886

[87] Poésies publiées à Varsovie en 1902.

[88] Poésies publiées à Varsovie en 1900-1902.

[89] Contes et nouvelles réunis. Odessa, 1900.

[90] Œuvres en 10 volumes. Bibliothèque Hébraïque de Touschiya, 1899-1901.

[91] Essais réunis, publiés à Odessa en 1885 et à Varsovie en 1901.

[92] Haarez, paru à Jérusalem 1893-96. Histoire juive parue à Vilna, 1898-1902, etc.

[93] Maarcheï Leschon Eiver (Les principes de la langue hébraïque), Vilna, 1884, etc.


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