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La Robe brodée d'argent

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The Project Gutenberg eBook of La Robe brodée d'argent

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Title: La Robe brodée d'argent

Author: M. Maryan

Release date: January 31, 2010 [eBook #31137]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA ROBE BRODÉE D'ARGENT ***

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«Bibliothèque de
ma Fille».

M. MARYAN

LA

Robe Brodée
d'Argent

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PARIS
LIBRAIRIE BLÉRIOT
HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR

55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55
1913

TABLE
CHAPITRE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL, XLI, XLII, XLIII, XLIV, XLV

LA ROBE BRODÉE D'ARGENT

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CHAPITRE I

LANDRY DESMOUTIERS A SÉVERIN DE SALLES

«Je ne date pas ma lettre, mon cher ami. D'abord, j'ignore l'orthographe du hameau perdu où je vais dormir ce soir; puis, tu ne pourrais pas en prononcer le nom semi-barbare.

»Ah! Séverin, quels jours je vis! Quelles impressions vraiment neuves, inattendues, dans l'enivrante solitude de ce voyage, et l'entraînante vitesse de mon incomparable auto!

»Quand je pense que ma chère mère croyait m'avoir fait connaître la Bretagne! Aussi bien la trouvais-je un peu banale et décevante dans ses villes, et même dans les sites célèbres envahis par les touristes. Mais je l'ai découverte, la vraie, la sauvage, l'indomptable, la mélancolique, la charmeuse! Je l'ai découverte dans ses chemins bordés de chênes et de genêts qui, effleurés par l'auto, font pleuvoir sur moi des feuilles vertes et des fleurs d'or,—sur ses grèves solitaires où la mer, bleu d'azur ou vert d'émeraude, est toujours agitée dans sa noire ceinture de rochers,—dans les villages perdus d'où s'élancent des clochers en dentelle,—et surtout, peut-être, je l'ai reconnue et saluée sur les pentes arides des monts d'Arrez.

»Voici deux jours que j'erre en tous sens sur ces plateaux où souffle librement une brise âpre, dans le dédale vraiment désolé de ces vallées où croît seul l'ajonc épineux, sur les croupes arrondies de ces collines, sur la terre brune desquelles pousse un thym maigre et ras, brûlé par le vent et le soleil. La vue est incomparable dans sa tristesse: au-delà des cimes rondes et nues qui moutonnent autour de moi, c'est, d'un côté, la mer sans bornes; de l'autre, la sombre chaîne des Montagnes Noires. Çà et là, la silhouette grise d'une chapelle, une chaumière isolée.... Je passe des heures sans apercevoir une figure humaine; mais quelle note pittoresque offrent les rares passants! Tantôt c'est un paysan vêtu de bure brune, conduisant un attelage de ces petits chevaux alertes, infatigables, qui prennent leur nom de ces montagnes mêmes; tantôt c'est une femme à la coiffe monastique, qui, effrayée de voir l'auto, rassemble comme des poussins les petits sauvages aux cheveux de lin qui s'ébattent sur la route.

»Point d'arbres, partant, point d'oiseaux, si ce n'est un vol de corbeaux s'enlevant, très noirs, sur le ciel gris perle. Un silence impressionnant, une pauvreté grandiose, une indicible mélancolie....

»J'ai laissé mon chauffeur à Morlaix, et je jouis indiciblement. Ce n'est pas trop de ce cadre immense, de ce désert, pour la vie qui déborde en moi. Jamais, mon ami, je ne connaîtrai d'impressions plus enivrantes que celles qui m'envahissent dans cette liberté de mon être....

»Eh! oui, je me sens libre pour la première fois. Ma pauvre mère!... Certes, elle vit de mon bonheur, de mes désirs, et me gâte comme le plus aimé des fils. Et cependant, je ne le voudrais dire qu'à toi: j'ai, en la quittant, ressenti cette impression de liberté que je me reproche comme une ingratitude. J'avais soif de solitude, soif de n'être plus étouffé par cette tendresse oppressive, cette influence que je reconnais sage et douce, que je subis volontairement, mais qui arrête l'essor de ma personnalité. Pour calmer mes remords, je me dis que je lui reviendrai plus aimant, et qu'elle jouira de constater le développement opéré dans mon être pendant ces jours où je pense seul, où j'agis seul, où je ne suis plus uniquement le fils soumis d'une mère trop tendre, mais un homme entrant vraiment dans la vie avec des espoirs, des rêves, des plans personnels, et toutes les responsabilités qu'il regarde en face, et qui ne troublent point ses secrètes énergies.

»Le jour tombe, et mon encre est si pâle que je vois à peine ce que j'écris. Ma chambre est rustique à souhait: blanchie à la chaux, avec un lit entouré de calicot, une table boiteuse et deux chaises de paille. De la cuisine, qui sert de salle commune, montent les effluves de mon souper: lard aux pommes de terre et crêpes de blé noir. Pour loger mon auto, on a débarrassé une grange, et un groupe d'enfants déguenillés, assemblés sur la route, contemplent l'étonnante machine, qui est pour eux un peu sorcière. Je me sens perdu dans ce monde nouveau, fruste, sauvage, dont je n'entends pas même le rude dialecte. Tout semble faire de nous des races différentes, et cependant un lien sympathique me rattache à ce peuple austère, dont je pressens la grandeur, filon d'or dans le granit.

»Mon vieux Séverin!... J'ai parfois du remords de chanter devant toi mes chansons de jeunesse, de te dire crûment tout ce que j'espère, tout ce que j'attends de cette vie qui t'a été, à toi, si inclémente....

»Je serais prêt, cependant, à sympathiser avec ta douleur si tu voulais la dire. Je n'ose pas toucher à la blessure que tu dérobes; mais il faut que tu saches que je te plains, que je t'aime, que je suis tout prêt à partager ton fardeau, si tu y trouvais du soulagement.... Peut-être me regardes-tu encore, toi aussi, comme un enfant. C'est vrai que tu es plus âgé que moi, et plus intelligent; c'est vrai aussi que tu as été mûri par ton deuil et ta souffrance. Et cependant, notre amitié demeure, à l'étonnement des gens superficiels. C'est à toi, mon ami plus vieux, plus sage, plus triste, que je vais instinctivement chaque fois que je veux m'épancher, et tu vois que je t'écris ce soir mes enthousiasmes, à toi qui as cependant vu l'Europe entière, et épuisé toutes les impressions de voyage.

»Bonsoir, Séverin. Un pillawer (marchand de chiffons), vêtu de bure brune, va porter ma lettre au prochain village, parmi le chargement de bols coloriés qu'il livre aux ménagères, en échange de leurs loques. Je te le redis, ton souvenir m'est très cher dans cette solitude, et il me semble que j'aime plus que jamais la jolie maman qui, à cette heure, rêve à moi dans le tiède confort de son petit salon, sous les regards graves de mes ancêtres les conseillers et les sénéchaux, et de mes grand'mères en fraises empesées ou en justins de brocart.»

II

L'auto, de sa souple et rapide allure, parcourait sans but les stériles vallées dans lesquelles le soc de la charrue heurte des fragments de roc, gravissait les pentes tapissées de thym et de maigre bruyère, sillonnait les routes tracées parmi les touffes d'ajonc.

Landry allait à l'aventure, se dirigeant sur les villages isolés dont les clochers à jours enchâssaient des trèfles ou des losanges de ciel bleu ou gris. Parfois, il descendait vers les petites villes austères aux pignons rayés de poutres, aux murs de granit, ou dans les gros bourgs qui, une fois par semaine, les jours de marché, sortaient de leur paix engourdie. Il errait parmi les paysans, curieux de leurs mœurs et de leurs coutumes, admirant les ostensoirs brodés sur les vestes de Cast, les grands cols de mousseline et les coiffes relevées de Pleyben, les bonnets brodés des tout petits. Il s'endurcissait bravement à la pauvreté des auberges, à la rusticité des couettes de balle d'avoine. Il lui semblait que son corps et son esprit se trempaient dans cette vie primitive, tandis que son imagination s'imprégnait d'une poésie âpre et forte, enivrante comme l'odeur du thym sur la montagne balayée par le vent. Que d'heures passées sur ces pentes désertes, sur ces sommets brûlés de soleil! L'auto, comme un monstre au repos, demeurait sur la route, et Landry se grisait d'air pur et de silence. Il y a tant de voix charmantes dans les âmes jeunes!... Tantôt il contemplait au loin la mer mouvante; tantôt il cherchait ses clochers de prédilection à travers la brume légère qui, presque continuellement, flottait sur les vallées. Souvent aussi, les yeux clos, dans un rêve passionnant, il évoquait le passé de cette terre de légendes. Au crépuscule, quand les grandes ombres des nuages se reflétaient sur la bruyère, quand la brise prenait des accents plaintifs, il eût volontiers attendu l'apparition des korrigans et des poulpiquets venant danser en rond sur la colline, et transformer en un or suspect et fatal les petites grappes sèches des bruyères. Il eût été presque disposé à reconnaître, dans les vapeurs blanches montant des gorges, les lavandières de nuit tordant les linceuls des morts. Mais lorsque la première étoile perçait la voûte assombrie du ciel, et que la lumière douce de la lune prêtait à ce paysage austère une beauté nouvelle et fantastique, c'était le souvenir des vieux saints qui s'offrait à lui. Quel charme dans ces figures à la fois tendres et fortes! Il croyait les voir, abordant ces rivages dans leur auge de pierre ou sur les plis étendus de leur manteau, s'enfonçant dans les forêts ou gravissant les collines, prêchant les rudes sectateurs des druides, assouplissant à l'amour du Christ ces cœurs sauvages, dans lesquels ils savaient découvrir le filon d'incroyable tendresse qui caractérise la race bretonne.

Jaloux de sa liberté et de sa solitude, il continuait à consigner son chauffeur à Morlaix. Il conduisait bien, manquant seulement un peu de prudence. Grisé de mouvement, il demandait à la machine souple et docile de véritables tours de force et une vitesse vertigineuse.

Mais ce fut très beau de mener pendant quinze jours, sans accidents, ce train exagéré.

Un charbonnier, vêtu de ce pittoresque costume de bure que Landry avait photographié à plusieurs reprises, passait au pied du mont Saint-Michel, conduisant sa voiture chargée de sacs et de fagots d'ajonc, lorsqu'il vit sur la bruyère nue et déserte une machine en détresse. Il laissa son attelage sur la route, et gravit la pente. La voiture n'était pas seule endommagée: son propriétaire gisait à quelque distance, sans mouvement.

Le paysan, de stupeur, laissa tomber sa courte pipe de terre, et marmotta, en breton, quelques paroles peu tendres sur les autos qui commençaient à envahir le pays, à effrayer les chevaux et les vaches, à causer des dommages et des accidents; mais il s'approcha du jeune chauffeur, et le souleva avec des précautions dont on n'eût pas cru capables ses grandes mains rudes. Il n'y avait à portée de secours d'aucune espèce, pas même un filet d'eau. S'étant assuré que Landry respirait encore, le charbonnier courut à la voiture, et, ayant fouillé les coffres et les poches intérieures, trouva une petite gourde à demi pleine de cognac. Quelques frictions sur les tempes, quelques gouttes du breuvage glissées entre les lèvres firent aussitôt ouvrir les yeux au jeune homme. D'abord étourdi, un peu égaré, il reprit conscience de ce qui était arrivé, et constata qu'il n'avait aucune fracture, l'élasticité du sol tapissé de lichens et de thym ayant amorti sa chute. Il se hâta d'examiner l'auto. Un pneu avait éclaté, et l'explosion qui s'était produite l'avait projeté à quelques pas, sans connaissance.

Le paysan ne parlait pas français. Il cherchait à expliquer ses intentions bienveillantes, montrait la machine, puis étendait le bras vers la vallée. Mais tout cela était lettre morte pour Landry, dont la mimique désespérée n'était, d'ailleurs, pas mieux comprise. Il savait qu'il n'y avait pas de mécanicien aux environs; il fallait télégraphier à son chauffeur, et faire descendre la voiture jusqu'à la gare la plus proche. Mais ses contusions le faisaient souffrir et, quand il voulut marcher, il lui sembla que les montagnes l'enserraient dans une ronde fantastique, tandis que ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui.

Le paysan le prit par le bras et lui montra sa charrette. Les chevaux essayaient patiemment, sans y réussir, de tondre l'herbe courte qui liserait la route. Renonçant à d'autres explications, le charbonnier prit Landry dans ses bras comme s'il eût été un enfant, et le jucha sur un sac, tandis que lui-même se plaçait à la tête de ses chevaux et reprenait le chemin de son village.

Si las et si étourdi que fût Landry, il était encore capable de sentir le côté comique de sa situation, mais non pas de s'en amuser. Profondément mortifié de devoir abandonner sur la bruyère son auto à demi brisé et de s'en aller, jeté sur un sac de charbon, vers un inconnu à tout prendre peu réjouissant, il se promit de ne faire connaître ni à sa mère, ni à son cousin Séverin, l'incident désagréable qui donnerait une triste idée de sa prudence ou de son habileté. Et ce fut dans une disposition d'esprit singulièrement assombrie qu'il descendit la montagne gravie, quelques heures auparavant, avec tant d'entrain et d'enivrement.

C'était cependant l'heure qu'il aimait: la fin du jour. L'odeur du thym devenait plus pénétrante sous la brise qui s'élevait. Le ciel était coloré des nuances les plus riches. Les nuages ourlés d'or offraient des aspects étranges, changeant à toute minute. C'étaient des villes fantastiques, avec des bastions, des murs crénelés; c'étaient, l'instant d'après, des montagnes, des frondaisons, de profondes vallées, puis des lacs aux pâles reflets verts, avec les îles gris perle, des rivages accidentés, et, au loin, des lueurs d'incendie. Tout cela se reflétait sur la montagne. La petite chapelle de Saint-Michel se détachait en sombre sur un fond d'or, et la bruyère s'irradiait de lueurs pourpres, tandis que, sur les pentes et au loin, sur la mer, les grandes ombres des nuages gris semblaient étendre des bras gigantesques, ou des ailes immenses et mouvantes. Et au-dessous, un brouillard froid montait de la vallée, déjà envahie par le crépuscule, ouatant les contours, rendant imprécises et tremblantes les silhouettes des clochers, et laissant à peine distinguer les reflets d'acier d'une rivière lointaine où s'était, tantôt, miré le soleil.

Les couleurs du ciel pâlirent; le pourpre s'effaça en un rose et en un lilas très doux, l'ombre gagna même les sommets où s'était attardée la lumière, et au zénith, qui devenait d'un bleu sombre, une étoile s'alluma.

Le rustique équipage continuait à descendre d'une lente allure, le pas égal du charretier ne se lassant point. Semblant indifférent au site désolé comme aux splendeurs du soleil couchant, il ne se retournait même pas vers l'étranger qu'il avait recueilli. Il semblait à Landry qu'il allait s'enfonçant dans la nuit. Une heure avait passé, lui paraissant terriblement longue. Les sommets dont il s'éloignait se dressaient maintenant très sombres, très sévères, et au-dessous de lui, à travers les lacets de la route, il entrevoyait vaguement, comme au fond d'un abîme, un amas de toits d'ardoise et de chaume, du milieu desquels s'élançait un clocher aigu.

Alors, quelques arbres rabougris se montrèrent sur les talus, avec des haies d'ajoncs limitant de maigres champs d'orge ou de blé noir. Puis des chaumières parurent sur la route; Landry pouvait encore distinguer leurs portes au cintre de pierre. L'une d'elles avait des murs égayés de roses trémières d'un rouge profond, et de tournesols flamboyants.

Landry était venu deux ou trois fois dans ce village. Un dimanche, il avait entendu la grand'messe dans l'église gothique datant du xve siècle, où un jubé de pierre bleue finement découpée lui avait causé des distractions. Il éprouvait déjà un soulagement à la pensée de pouvoir parler français à l'aubergiste ou au recteur, lorsque la charrette, se détournant de la grande route, prit un chemin de traverse et s'éloigna du village.

Landry se souleva sur son dur coussin, et pria le conducteur de le laisser descendre. Mais un flot de paroles bretonnes l'arrêta, tandis, que d'un geste assuré, le paysan étendait son fouet vers une masse sombre, à peu de distance. C'était un bouquet d'arbres relié à une avenue, et à côté duquel s'élevaient des toits d'ardoise et une mince tourelle en poivrière.

Landry reprit espoir et patience. Quelques minutes après, la charrette s'engageait dans la rustique avenue creusée d'ornières et bordée d'ajoncs, puis s'arrêtait devant une grille de bois derrière laquelle la nuit ne laissait distinguer que confusément des bâtiments irréguliers, un toit monumental, et le sommet pointu de la tourelle.

Il voulut descendre; mais maintenant, il ressentait de vives douleurs. Le paysan, cependant, s'était dirigé à travers la cour jusqu'à la maison. Il en revint presque immédiatement, accompagné d'un homme de haute taille, portant une veste de paysan et un chapeau rond entouré d'un ruban de velours.

—Un accident d'automobile? dit-il en français, s'adressant à Landry.

—Oh! quel soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre! s'écria celui-ci. Ce brave homme m'a été très secourable, mais nous ne nous entendions pas.... Voulez-vous, mon ami, lui demander de me conduire à l'auberge, où j'ai hâte de trouver un lit, quel qu'il soit?

—Yvon Magadec a fait preuve d'intelligence en vous amenant chez moi, dit le nouveau venu avec une courtoisie mêlée de dignité. Je suis le maire de Lanrouara, et comme un de mes fils possède un auto, il a pensé que je pourrais vous venir en aide mieux qu'un autre.

Tout ceci avait été dit en bon français, bien que d'une voix rude et avec un fort accent breton. Un peu confus de la liberté avec laquelle il avait appelé «mon ami» le premier fonctionnaire de l'endroit, Landry balbutia des excuses, puis renouvela sa demande d'être conduit à l'auberge.

—Le meilleur lit de Seïzan Lecoz ne vous reposerait guère, après une pareille secousse. Puisque Yvon vous a conduit chez moi, faites-moi le plaisir d'y rester, au moins jusqu'à demain.... Yvon, aide mon hôte à descendre, ajouta-t-il en breton.

Avant que Landry eût pu protester, il le reçut comme un bébé des bras robustes du charbonnier, et le porta, tout étourdi, dans une chambre sombre, tout en demandant, d'une voix de stentor, qu'en apportât «des chandelles».

Ce fut, en effet, une longue et mince chandelle de suif qui fit son apparition dans un chandelier de cuivre, tenu à bout de bras par une vieille paysanne en coiffe d'indienne lilas. Cette faible lumière ne suffisait pas à dissiper les ténèbres de la chambre inconnue où se trouvait Landry; il put seulement soupçonner qu'elle était différente de ce qu'il s'était attendu à trouver d'après le costume et les allures de son hôte.

—Je voudrais dédommager le brave homme qui m'a conduit ici de la peine qu'il a prise, dit-il, et du détour qu'il a fait pour m'amener dans votre maison hospitalière, Monsieur....

—C'est juste, dit le maire laconiquement.

Et il appela de sa forte voix:

—Yvon Magadec!

Le charretier parut à la porte, s'essuyant les lèvres sur sa manche de bure; il venait évidemment de prendre sa part de l'hospitalité du maire.

—Voulez-vous, Monsieur, lui dire que je le remercie mille fois, et que je lui serai obligé d'accepter ceci?...

Il avait ouvert son porte-monnaie, et tendait deux pièces au paysan. Celui-ci les prit simplement, en portant la main à son chapeau, et quitta la chambre avec le maire.

Si ce n'eussent été les meurtrissures qui lui donnaient l'impression d'avoir le corps brisé, et l'espèce de vide qu'il sentait au cerveau, Landry eût trouvé l'aventure pittoresque. Ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité; il distinguait les poutres du plafond, les lambris qui revêtaient les murs, et, parmi les meubles très simples, des objets qu'il ne se serait pas attendu à trouver là, tels qu'un piano et un harmonium.

Le maire reparut, et, à la lueur d'une autre chandelle qu'il tenait à la main, Landry put distinguer ses traits accentués, burinés par les rides, mais singulièrement beaux et distingués. Il portait une veste à basques longues, ornée de petits boutons noirs, et ouverte sur une chemise blanche. Point de gilet, mais une ceinture de coton à carreaux blancs et lilas faisant plusieurs fois le tour de ses reins. Il n'avait point quitté son chapeau, de dessous lequel tombaient sur son col des mèches de cheveux gris ayant une tendance à boucler.

—Mes nièces sont au sermon, dit-il, et je le regrette, parce qu'elles s'entendent mieux que la vieille Marianna à recevoir un étranger. Mais il y a toujours des draps au lit de la chambre d'amis. Êtes-vous capable de monter un étage, ou faut-il que je vous porte? Vous ne pesez pas lourd, et mes bras sont encore solides.

Landry n'eût voulu pour rien au monde accepter de tels services d'un vieillard.

Dominant sa souffrance, il suivit son hôte dans un escalier en pierre assez large, entre deux murs de granit, et qui lui sembla interminable. A droite et à gauche du palier, s'étendaient de sombres corridors. Presque à l'entrée de l'un d'eux, le maire ouvrit une porte. Cette fois, c'étaient deux bougies placées dans des flambeaux d'argent, qui éclairaient la «chambre d'amis». Landry vit un grand lit à courtines fanées, dont les couvertures rabattues laissaient voir des draps de neige, puis des meubles anciens assez confortables.

—On va vous apporter un bouillon et un verre de vieux vin, dit le maire. Il vaut mieux faire diète après une chute. Yvon m'a dit que vous n'avez ni fracture, ni entorse. S'il y a lieu, demain, on fera chercher un médecin à Brasparlz ou à Pleyben. Mais pour le moment, le mieux est de vous coucher.

—Comment vous remercier! dit Landry, dont les yeux se mouillèrent de larmes juvéniles. Recevoir ainsi un inconnu, un étranger!

—Je ne sais pas si vous êtes ou non un chrétien, Monsieur, répondit brusquement le vieillard; mais si vous avez jamais appris votre catéchisme, vous devez savoir que, parmi les œuvres de miséricorde que chacun de nous doit accomplir à l'occasion, il est recommandé d'exercer l'hospitalité.

—J'ai été élevé en chrétien, répondit Landry, et je sais aussi que la reconnaissance est un devoir.... J'ai une chère et tendre mère, Monsieur.... C'est la première fois que je la quitte, car j'ai fait près d'elle mon temps de soldat; et elle vous aura une profonde gratitude quand elle saura quelle réception j'ai trouvée ici.... Mais je dois au moins vous dire mon nom: Landry Desmoutiers.

—Moi je suis, je crois vous l'avoir dit, maire de ma commune,—un paysan, d'ailleurs, comme vous pouvez le constater. Si cela vous intéresse, je m'appelle Alain de Coatlanguy. Ma famille n'est pas la première qui ait subi les vicissitudes des temps. Cette maison, qui a été un manoir, est depuis plus de cent ans une ferme, et le sang des vieux seigneurs s'est mêlé à celui de nos paysans bretons.... Allons, dormez en paix, et demain vous me direz où est votre bagage, et ce qu'il faut faire de votre automobile.

Il refermait la porte; il se ravisa:

—Il y a de l'eau bénite au chevet de votre lit; ma nièce Loïzik en met tous les samedis.

Un instant après, la vieille servante apporta un bol de bouillon et une bouteille de vin convenablement tapissée de toiles d'araignées. Elle murmura un bonsoir en breton, puis referma la porte. Landry se trouvait seul.

III

C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre, bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de moisissure qui caractérise les vieilles maisons.

Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une croix.

Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le grand lit que rendait douillet une couette de plumes à l'ancienne mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri, moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et, avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.

...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens, ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.

—Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.

On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante, se fit entendre derrière la porte:

—Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.

Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.

—Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte. Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre s'est arrêtée dans ma chute.

—Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre déjeuner, ou voulez-vous descendre?

—Je descends... Mille grâces!

Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait la masse des arbres de l'avenue, richement teintés de pourpre et d'or. Puis, en disposition joyeuse, il descendit l'escalier de pierre, et chercha à retrouver la chambre où il avait été introduit la veille. Comme il hésitait devant plusieurs portes closes, une lueur ardente attira son regard, elle venait d'une vaste cuisine, et remplissait un âtre immense où une marmite était suspendue. Au-dessus des fagots enflammés, une large plaque de fer, luisante de beurre, était posée, et la vieille Marianna faisait des crêpes. Avec sa robe de bure, son col de mousseline étroit, épinglé sur son cou ridé, sa petite coiffe serrée sur ses tempes, elle était singulièrement pittoresque. Et le cadre dans lequel elle était placée eût tenté un peintre flamand.

La cuisine occupait toute la largeur de la maison; l'une de ses fenêtres à petits carreaux donnait sur la cour, l'autre sur un potager sans clôture, qui dévalait le long d'une pente, et laissait voir un horizon immense de champs, de landes, de collines. Aux poutres enfumées pendaient les objets les plus divers: lard fumé, guirlandes d'oignons, paquets de chandelles, touffes flétries d'herbes de la Saint Jean. Une table flanquée de bancs la traversait dans une partie de sa longueur, et, dans un angle, le lit clos de Marianna se dressait, noir et luisant, laissant voir, par une étroite ouverture, sa courte-pointe à fleurs rouges. Sur le manteau de l'énorme cheminée, il y avait des pots d'étain, une rangée de chandeliers de cuivre, et, à la place d'honneur, une antique Vierge en faïence coloriée, au manteau semé d'étoiles. Des dressoirs grossiers supportaient une vaisselle pittoresque, à grosses fleurs, et des cuillers de bois. Enfin, sur les murs enfumés s'étalaient des ustensiles de cuivre rouge, qui réfléchissait à l'envi les lueurs du feu et la lumière du soleil.

Marianna était sourde, et elle ne se retourna point au bruit des pas de Landry. Mais, comme il commençait a être embarrassé de son personnage, il entendit derrière lui la même voix douce et chantante qui lui avait parlé derrière la porte.

—Voulez-vous entrer dans la salle, Monsieur? Je vais vous servir votre déjeuner.

—Vraiment, je ne puis consentir à vous donner cette peine! balbutia-t-il, embarrassé.

Il avait devant lui une paysanne vêtue à peu près comme Marianna, du costume de Carhaix ou de Huelgoat: corsage ajusté, petit col de mousseline, coiffe serrée, cachant un grand chignon arrondi; seulement, la robe était de drap fin, le tablier de taffetas noir, et la coiffe laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, encadrant un visage sans beauté, mais agréable. Une chaîne sautoir, en or, soutenait une montre placée dans la piècette, ou bavette du tablier.

Landry, mis en garde par la conversation de la veille avec le maire, devina qu'il avait devant lui une des jeunes filles de la maison. Son hôte avait, en effet, parlé de ses nièces.

La jeune fille ouvrit la porte de la «salle», pièce d'apparat qui servait, pour les étrangers, de salon et de salle à manger. Une grande table carrée en occupait le milieu. Il s'y trouvait des bahuts sculptés de forme disgracieuse, mais d'un travail ancien et soigné, des sièges très divers de styles, puis le piano et l'harmonium entrevus la veille.

Landry se sentit embarrassé lorsqu'il vit la jeune fille ouvrir un des bahuts pour y prendre une tasse. Il s'avança pour l'aider; mais, à ce moment, la voix chevrotante de Marianna se fit entendre. Bien qu'elle parlât breton, Landry comprit le sens de ses paroles en la voyant désigner d'un geste les préparatifs qu'elle aussi avait faits en vue du déjeuner du «Monsieur». Il s'aperçut alors, à travers le corridor, qu'un couvert était dressé sur la longue table de la cuisine.

—De grâce, Mademoiselle, s'écria-t-il, ne m'infligez pas la mortification d'être servi par vous! Je vois que votre servante a eu la bonne idée de me traiter en hôte familier, et j'apprécie, croyez-le, le charme très pittoresque de cette belle cuisine.... Si vous saviez la vie rustique que j'ai menée, dans les auberges des montagnes d'Arrez!

La jeune fille se mit à rire, et n'insista point.

—Moi aussi, dit-elle, j'aime bien à déjeuner dans la cuisine, et nous y dînons, même, quand nous sommes seuls....

Elle allait et venait, avec une certaine grâce de mouvements, complétant les préparatifs du déjeuner, apportant la moche de beurre frais, le pain de ménage; puis, invitant Landry à s'asseoir, elle versa le café fumant, et s'assit elle-même sur le banc, de l'autre côté de la table. Il la regardait, tout en beurrant ses tartines, et s'étonnait, en face de ce type inconnu et insoupçonné.

On ne pouvait dire que Loïzik fût distinguée; mais elle paraissait telle, en opposition avec son costume de paysanne. Ses mains brunes n'avaient pas, évidemment, l'habitude des gants. Évidemment aussi, elles accomplissaient des besognes de ménagère; cependant, ni la forme ni l'épiderme n'étaient altérés par des travaux trop rudes. Le français qu'elle parlait était pur, bien que marqué d'accent breton. Ce n'était sans doute pas à l'école du village qu'elle avait pris ces tours corrects ni ces aperçus bornés, mais justes, sur les choses en dehors de sa simple vie. Elle n'était pas positivement timide: elle donnait l'impression d'une personne habituée à dominer dans sa sphère, et elle semblait trouver naturel d'être traitée avec égard et respect par ce jeune homme élégant, dont les raffinements de politesse la troublaient toutefois secrètement.

Landry eut bientôt appris qu'elle avait été élevée dans un couvent, puis qu'elle était revenue près de son oncle, qui lui tenait lieu de père.

—N'ai-je pas entendu M. de Coatlanguy parler de ses nièces? Avez-vous une sœur, Mademoiselle?

—Non, malheureusement, et Léna n'est même pas ma cousine: elle est, la propre nièce de mon oncle, une Coatlanguy, tandis que je tiens, moi, à la famille de sa femme.

—Et elle a été élevée comme vous, au couvent?

—Oh! oui, de même que les fils de mon oncle sont allés au collège.

—Et cependant, ils cultivent la terre?

Il regretta d'avoir dit ces paroles, en voyant rougir la jeune fille.

—L'un d'eux est avec mon oncle, l'autre est notaire à Châteauneuf-du-Faou.... Pourquoi les cultivateurs ne profiteraient-ils pas des bienfaits de l'instruction, monsieur? Cela les rend plus aptes à comprendre les affaires, et aussi à servir leur pays. Et puis, c'est une jouissance, de savoir....

—Oh! sans doute! Et il faut des vues très nobles, des motifs très désintéressés pour faire des études classiques sans le but immédiat d'une carrière déterminée....

—Mon cousin Goulven succédera un jour à son père à la mairie, dit la jeune fille, baissant les yeux pour cacher l'éclair de plaisir qui venait d'y briller. Il mène une campagne acharnée pour éloigner d'ici les mauvais journaux, les doctrines perverses.... Il aime aussi la terre, Monsieur.... Il a déjà mis en culture des arpents de lande et de bruyère....

Elle s'interrompit en voyant entrer son oncle, et elle se leva avec un empressement qui témoignait d'habitudes de respect très patriarcales pour le chef de la famille.

Au grand jour, le maire était plus brun, plus ridé; noueux comme un chêne, la force éclatait dans ses membres encore bien proportionnés. Ses cheveux gris étaient lisses et soignés, et sa chemise d'un éclat irréprochable.

—On vous a laissé dormir? C'est le meilleur remède, dit-il en souriant. Je vois que vous déjeunez de bon appétit.... Continuez, pendant que nous traiterons de vos affaires. Que désirez-vous de moi? En quoi puis-je vous être utile?

—Je voudrais envoyer un télégramme à mon chauffeur, afin qu'il amène un mécanicien de Morlaix. On trouvera bien ici des chevaux pour conduire la machine à la prochaine gare?

—Sans doute. Et vous? Je vous observe depuis un moment, et je crois que vous êtes plus meurtri que vous ne voulez le paraître.... Vous êtes blanc comme une demoiselle, et vous retenez une plainte quand vous faites un mouvement.

—Ce n'est rien, puisque je peux marcher. J'ai fait mon année de service, Monsieur, et je suis endurci, dit Landry en souriant.

—N'importe; si vous voulez suivre le conseil d'un homme qui n'est habitué ni à s'écouter, ni à trop ménager les autres, vous prendrez un ou deux jours de repos avant d'aller surveiller les réparations de votre auto. D'où venez-vous?

—De Ber-ar-lane.

—Vous n'êtes pas difficile, mon jeune Monsieur, si vous vous êtes contenté de la maison de la mère Lehouarn.... Puisque vous êtes ici, restez vous reposer deux ou trois jours; il serait imprudent de partir dans l'état où vous êtes.

—C'est trop de bonté, s'écria Landry, et je crains vraiment d'abuser....

—Quand j'invite les gens, c'est que cela me convient, interrompit le maire d'un ton brusque; mais je n'ai pas l'habitude de les garder malgré eux, et si vous préférez partir, ma voiture est à votre disposition.

Cette petite aventure, l'imprévu de cette situation, la nouveauté de ce milieu, tout cela semblait trop charmant à Landry pour qu'il refusât une offre si hospitalière.

—Alors, vous restez, c'est arrangé. Vous êtes chez vous, et nous, nous irons à nos affaires comme si vous n'étiez pas là.... Où est Léna?

—Elle travaille au bourg, aux oriflammes des Sœurs.... C'est demain la procession du Rosaire, dit Loïzik, se tournant vers Landry. Comme notre église est célèbre dans le pays, on y vient de loin, et.... je porte la Vierge, ajouta-t-elle, rougissant de plaisir.

—Je serai ravi de voir une de vos processions! s'écria Landry, de plus en plus satisfait.

—Allons, Loïzik, à l'ouvrage! interrompit le maire. Monsieur, vous pourrez vous reposer à votre aise, à moins que vous ne vouliez aller au jardin. A midi, le dîner sonnera... Mais d'abord, écrivez votre dépêche; un de mes pâtours ira la porter au bureau.

Landry entra, pour rédiger un télégramme, dans le «bureau», pièce sombre, encombrée de paperasses et de registres, où se traitaient les détails de l'exploitation.

—Voulez-vous des livres, Monsieur? demanda Loïzik de sa voix traînante.

Sur sa réponse affirmative, elle ouvrit devant lui un des bahuts du salon, et lui montra du geste des rangées de livres de prix.

Il en choisi deux ou trois au hasard, pour ne pas la mortifier, et remonta dans sa chambre, d'où il découvrait la cour, l'avenue, et un ciel de ce gris doux qu'il avait appris à aimer sur les monts d'Arrez. Il n'ouvrit pas les livres. Il aurait dû écrire à sa mère, et il se demandait dans quelle mesure il lui ferait part de son accident, quelle édition abrégée il en pourrait donner, et enfin sous quel aspect il lui présenterait son séjour dans cette ferme-manoir. Elle concevrait des inquiétudes immédiates, elle le rappellerait ou viendrait le retrouver... Et il voulait, lui, poursuivre le cours de cette amusante excursion, boire seul et à longs traits l'ivresse de son indépendance....

Midi sonna avant qu'il eût pris une plume; et cependant, sur sa table, une main attentive avait éparpillé du papier mauve, des enveloppes, et un porte-plume en nacre, portant écrits ces mots, en minuscules lettres bleues: Souvenir de Sainte-Anne d'Auray.

Une grande cloche fut mise en branle sous sa fenêtre, et presque aussitôt il entendit dans la cour un bruit de sabots. Il descendit, et vit les domestiques et les journaliers, en habit de travail, se presser dans la cuisine, remplie des vapeurs d'une succulente soupe aux choux. Les crêpes rissolaient sur la poêle, et les écuelles s'alignaient sur la table avec des pichets pleins d'eau. Mais en face, la porte de la «salle» était ouverte, et la famille, réunie autour de la table carrée, n'attendait évidemment que lui.

En effet, dès qu'il eut passé le seuil, Loïzik lui montra sa place avec un petit sourire familier, tandis que le maire ôtait son chapeau et commençait le Benedicite. Aussitôt l'amen répondu, il replaça le feutre lourd sur sa tête, et désigna à Landry un jeune homme qu'il n'avait point encore aperçu.

—Mon fils Goulven... Tout à l'heure, vous verrez ma nièce Léna, ou Hélène, si l'on veut, et vous connaîtrez alors tous les habitants du Coatlanguy, dit-il en plongeant une cuiller d'argent dans une soupière ventrue, pleine de la même soupe aux choux qu'on servait aux travailleurs.

Dans la famille du maire, les jeunes filles étaient évidemment considérées comme sans importance. Aucune d'elles ne tenait la place de maîtresse de la maison; c'était Goulven qui s'asseyait en face de son père, et celui-ci plaça Landry à sa droite.

Goulven de Coatlanguy était grand et robuste comme le maire; mais il n'avait pas, comme lui, un type aristocratique conservé à travers des générations, malgré les alliances nombreuses contractées avec des races à la fois plus rudes et plus humbles. Il était, lui aussi, habillé en paysan, avec une extrême propreté. Lui aussi parlait un français absolument pur, avec le même accent dur et chantant qu'avaient son père et sa cousine. Il semblait intelligent et s'intéressa aux réponses que lui fit Landry au sujet de son accident et de son auto.

Mais, tout en parlant, les regards de Landry se portaient involontairement sur la place vacante en face de lui. Le maire aussi la regardait, et Loïzik se hâta de prévenir les signes de mécontentement qui devenaient visibles sur sa figure.

—Mon oncle, les Sœurs auront retenu Léna jusqu'à l'Angelus, dit-elle, et, même en courant, il y a bien six minutes de la maison d'école au manoir...

Elle parlait encore lorsqu'une voix gaie résonna dans l'allée.

—Ne me grondez pas, oncle Alain! Nous avons collé des lettres dorées sur cinquante oriflammes! Il y en aura même pour les garçons, et je....

Elle s'interrompit, confuse, s'apercevant de la présence de l'étranger, qu'elle avait oubliée, et s'arrêtant sur le seuil tandis que Landry se levait précipitamment.

—Ne vous dérangez pas, ce n'est que Léna, dit le maire avec un sourire presque doux à l'adresse de la nouvelle venue. Allons, Lénik, mange vite ta soupe, tu bavarderas après.

La jeune fille, intimidée, se glissa à sa place d'un pas souple, mais d'une allure effarouchée, et, dépliant sa serviette, en passa le coin dans la bavette de son tablier.

Elle aussi était vêtue en paysanne, mais son costume était plus riche, et surtout plus seyant que celui de sa cousine. Elle portait, elle, la coiffe de dentelles aux ailes légères des Fouesnantaises. Le grand col empesé à la paille s'étalait sur ses épaules élégantes, en dégageant son cou à peine bruni. De dessous la coiffe, un épais chignon châtain clair, bien lissé, retombait sur la nuque, tandis que, de ses bandeaux, s'échappaient des frisures légères, accompagnant à ravir le plus joli visage qu'eut jamais vu Landry.

—On voit bien que tu as couru et que tu as été au grand vent! dit Goulven d'un air mécontent. Voilà encore tes cheveux qui recommencent à s'échapper.

Une vive rougeur couvrit les joues de Léna, et elle jeta un regard rapide sur Landry, tandis que, levant ses mains fines et légèrement dorées, elle essayait de remettre de l'ordre parmi les boucles rebelles. Elle rencontra le regard du jeune homme, si rempli d'une involontaire admiration, qu'elle rougit encore davantage, tout en répondant d'un air de reproche à son cousin.

—Je ne puis changer la nature de mes cheveux, Goulven....

Sa voix était plus harmonieuse que celle de sa cousine, et son accent moins prononcé.

—Tu pourrais les cacher sous ta coiffe, comme faisaient ta tante et les jeunes filles de son temps, dit le maire secouant la tête.

Le visage de Léna exprima un si vif effroi, que son oncle lui-même sourit.

—Oui, oui, reprit-il, nos Bretonnes d'autrefois, les vraies, cachaient leurs cheveux à la manière des religieuses, et ne se souciaient pas de paraître jolies, mais d'être sages et vertueuses. Et les anciennes estampes montrent notre reine Anne elle-même sans un cheveu sur son grand front bombé.

—Le temps a marché, depuis Anne de Bretagne, dit Léna avec une inflexion douce et moqueuse, et les reines d'aujourd'hui ne porteraient pas les coiffes d'antan!

Le maire s'adressa à Landry, sans cesser de manger avec lenteur sa soupe aux choux. Il demeurait un peu éloigné de la table, et se penchait en avant, à la mode paysanne.

—Nous sommes encore quelques-uns, dit-il, qui prétendons conserver les coutumes et le costume du pays. Le costume garde l'esprit breton, comme la robe de moine garde le religieux. Il conserve avec lui beaucoup d'autres choses: notre belle langue, qui se prête mal aux déclamations révolutionnaires et aux revendications modernes, nos usages, qui sont sains et respectables, nos qualités physiques elles-mêmes, et, si je puis le dire, une part d'attachement à la religion. Le Breton qui aime son costume et ses habitudes n'émigrera pas vers les villes, où l'on perd trop souvent la santé et la foi. La Bretonne qui respecte les traditions de sa mère et conserve les atours chastes, des aïeules, sera moins vaniteuse, moins coquette et moins dépensière que d'autres. Et comme il souffle chez nous un vent dangereux de changement et de prétendu progrès, il est bon que les plus instruits et les plus riches donnent l'exemple. J'ai gardé à ce sol maints bras robustes parce que je cultive ma terre, et beaucoup de filles sont restées honnêtes et bonnes ménagères parce que mes nièces portent une coiffe et font leur beurre...

Landry l'écoutait, intéressé. Le regard de Goulven reflétait des idées toutes semblables à celles de son père, et une joyeuse approbation se lisait sur le frais visage de Loïzik. Seule, Léna demeurait secrètement hostile, bien que le respect auquel elle était pliée ne lui permît pas de discuter les paroles de son oncle.

—Ceux du pays, reprit le maire, posant sa lourde cuiller d'argent dans son assiette vide, parlent de m'envoyer quelque jour à la Chambre.... Et pourquoi pas, s'il n'y en a pas de meilleur? dit-il, regardant son hôte avec une expression de défi.

Mais comme il ne vit sur la figure du jeune homme qu'une attention sympathique dénuée de surprise, il continua plus doucement:

—Eh bien! si je vais jamais là-bas, ce sera avec ma veste et mon chapeau rond, comme mon vieil ami Soubigou, qui siégea des années dans notre costume, et qui fut respecté de tous. Je leur montrerai, moi aussi, qu'un vrai Breton reste immuable, et que non seulement ses principes et ses idées, mais encore les sages coutumes qu'il tient de ses pères sont comme le granit de son sol....

—J'admire de tout mon cœur cette fidélité! s'écria Landry, et je fais des vœux pour qu'on voie de nouveau le costume breton sous les voûtes du Palais-Bourbon... Je le souhaite d'autant plus, qu'un homme de votre valeur trouverait dans une situation législative des objets et des occupations mieux en rapport avec son éducation et son intelligence....

—Que dites-vous là? s'écria brusquement le maire. Croyez-vous donc que l'agriculture n'offre pas un aliment suffisant à l'activité et à l'intelligence? Améliorer ce sol, atténuer la pauvreté de cette race, lui conserver ses forces vives, c'est un but, cela, et digne d'un homme!

—Oh! certes! répliqua Landry, de plus en plus intéressé par la sphère inconnue qui lui était révélée. Mais, même au point de vue du bien à faire, votre cadre n'est-il point restreint? Les soins domestiques, par exemple, suffisent-ils toujours aux aspirations des jeunes femmes et des jeunes filles élevées comme celles des villes?

Un sourire paisible errait sur les lèvres de Loïzik, qui échangea un regard avec Goulven, tandis que Léna baissait les yeux.

—Mon jeune Monsieur, dit le vieux paysan avec la même brusquerie, nous ne sommes pas en ce monde pour satisfaire les fantaisies de notre imagination, mais tout simplement pour servir Dieu. Or, on le sert surtout là où il vous a placé. Sauf certaines exceptions, il est bon, il est sage de rester à l'endroit que la Providence a choisi pour nous. On ne transplante guère les arbres sans dommage; le sol qui nourrit les chênes n'est pas clément aux palmiers, ni les climats exotiques aux bruyères. Il y a partout du bien à faire; l'âme d'un paysan vaut celle d'un prince ou d'un savant, et Dieu même a enseigné que ce que l'on fait «à l'un de ces petits» est fait à lui-même.... Mais je vais vous ennuyer de mes théories.... Quand je parle de mon pays, je radote un peu.... Si ce n'est pas indiscret de vous le demander, dites-nous ce que vous faites, et où vous habitez.

Landry sourit, et répondit de bonne grâce qu'il habitait Paris, avec une mère veuve dont il était l'unique fils; qu'il venait de faire son service militaire, et qu'il allait achever son doctorat, puis se faire inscrire au barreau. Ceci lui attira une spéciale sympathie de la part du maire, qui gardait de sa race maternelle un respect marqué pour les hommes de loi.

La conversation prit ensuite un tour général, Landry s'émerveilla de voir ces deux hommes au courant de la politique, des plus récentes découvertes scientifiques, des publications sérieuses.

L'enthousiasme, auquel sa nature était prédisposée, s'éveillait en lui. Il admirait ces vies cachées, mais utiles, fertilisantes, ces intelligences un peu frustes qui, enchaînées à un labeur modeste, ne se désintéressaient point de ce qui touchait l'humanité. Il trouvait superbes cet attachement au sol, ce mépris de l'opinion, cette fidélité à d'antiques et respectables coutumes, et il se proposait de faire partager son enthousiasme à son ami Séverin, et même à sa mère, demeurée facile à émouvoir.

Dans son admiration exaltée, il pensait que M. de Coatlanguy et son fils étaient certes les égaux, en intelligence, des gens qu'il avait fréquentés jusque-là, et qu'ils les dépassaient en valeur morale. Et combien Loïzik et Léna, différaient des jeunes filles banales, toutes pareilles en apparence, un peu émancipées, un peu fin de siècle, qu'il rencontrait à Paris! Cette réserve, cette gravité le charmaient, et les paroles rares, mais pleines de sens qu'il les avait entendues prononcer, lui donnaient l'idée de facultés développées par la solitude et la réflexion.

L'excitation de ces pensées ne lui permettait évidemment pas de se rendre compte qu'il venait de passer quinze ou vingt jours sans communications intellectuelles, et que la reprise de ses relations avec le monde civilisé, ce monde fût-il tout petit, devait lui paraître doublement agréable. Il était porté—et c'était naturel,—à s'exagérer le charme de sa découverte. Enfin le cadre, le costume, les habitudes des Coatlanguy mettaient en lumières leurs qualités très réelles, et leur donnaient une note de pittoresque et d'inattendu. Landry ne songeait pas à se demander si, transportés hors de leur milieu et privés de cet entourage spécial qui leur prêtait son charme et sa rude poésie, ils lui auraient paru aussi remarquables.

Rencontrés dans un salon, ne les aurait-il pas trouvés rustiques, brusques, dépourvus de la distinction convenue que donne seule l'habitude d'un certain monde? Encore une fois, il était sans arrière-pensée, tout à la joie de sa découverte en pleine Bretagne sauvage.

IV

Après le dîner de midi, le maire le condamna au repos pour le reste de la journée, et fit descendre du grenier dans le salon un vieux canapé aux pieds fragiles, revêtu d'un brocart usé jusqu'à la corde. On lui apporta d'autres livres de prix, une histoire de la Vendée, deux ou trois journaux datant de plusieurs jours; puis les jeunes filles, prenant un ouvrage de couture, s'installèrent près de la fenêtre, laissant grande ouverte la porte de la salle et celle de la cuisine, pour surveiller Marianna qui avait des tendances à s'endormir trop près du feu.

Naturellement les livres ne furent pas ouverts, et quand Landry eut jeté un coup d'œil languissant sur les journaux, il trouva délicieux de causer avec les deux cousines.

Il ressentait maintenant un certain bien-être, malgré sa fatigue; mais le calme qui l'enveloppait était vraiment reposant. Le soleil avait tourné autour de la maison, et c'était du côté du jardin qu'il éclairait maintenant la chambre soudain égayée. De grandes plaques de lumières luisaient sur les bahuts de chêne noir, un rayon rempli d'atomes dansants tremblait sur le vieux plancher; devant la fenêtre ouverte, une branche de passiflore se balançait lentement, et Landry se surprenait épiant l'apparition de la grande fleur violette qui s'abaissait par instants dans le cadre de pierre. Au loin, par-delà les pommiers noueux et les carrés de légumes, le sol remontait en pente douce, d'abord tapissé de champs qui ressemblaient aux carrés d'un échiquier, puis prenant les teintes brunes de la bruyère fanée. Plus loin encore, la chaîne aux cimes rondes et lourdes s'estompait dans un brouillard doré. Et sur tout cela un grand silence planait, mais ce silence frémissant et mystérieux qui recèle la vie.

Évidemment, les nièces du maire vivaient dans un grand isolement. Le manoir de Coatlanguy n'avait point de voisinage; de rares relations, que Landry devina cérémonieuses, avec deux ou trois châtelains en communauté d'idées politiques avec le maire, constituaient seules la vie mondaine de Loïzik et de Léna. Il était aisé de deviner que la première s'arrangeait de cette vie solitaire. Peut-être un rayon intérieur l'éclairait-il, peut-être un espoir en réjouissait-il la monotonie; Landry avait remarqué l'entente silencieuse qui semblait exister entre la jeune fille et son cousin: la vieille ferme deviendrait son foyer; les saintes amours de l'épouse, les tendresses de la mère suffiraient à cette créature tranquille, qui continuerait le sillon commencé. Mais il n'était pas moins facile de constater que, dans l'âme de Léna, un élan sans cesse brisé l'entraînait hors de cette sphère; elle souffrait de l'isolement, de l'absence de distractions, de la routine qui avait sa part dans les habitudes et même dans les idées de son oncle. Et, chose singulière, Landry, qui admirait avec un respect attendri la paisible Loïzik et ses humbles et utiles perspectives, comprenait intensément et plaignait avec une étrange ardeur les regrets et les secrètes souffrances qu'il devinait chez Léna.

Dans ce milieu très simple, la réserve mondaine, le convenu surtout n'étaient pas de mise. Landry ayant exprimé son admiration pour le caractère de son hôte, ce caractère tout d'une pièce, comme il s'en rencontre si peu à notre époque, dans notre milieu à la fois dissolvant et compliqué, Léna laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et dit avec une impatience plaintive:

—Oui, l'oncle Alain a une belle nature, droite, généreuse, mais inflexible et par trop absolue. Il n'admet pas que le bien puisse exister sous une autre forme que celle qu'il conçoit, et il ne comprend pas qu'on puisse avoir d'autres aspirations que les siennes!

—Léna! dit doucement Loïzik, regardant sa cousine d'un air grave.

Celle-ci rougit, mais secoua la tête.

—Pourquoi ne dirais-je pas ce que je pense? C'est l'objet de nos seules discussions, et tu sais que je ne cache pas ma pensée à mon oncle lui-même.

—Oui, c'est vrai; et lui, qui ne supporte pas la contradiction, t'écoute avec patience, et prend la peine de raisonner avec toi.

—C'est une peine perdue! s'écria Léna avec impatience. Je l'aime, je le respecte, je l'admire, même; mais il y a des choses que je lui pardonne difficilement....

—Oh! comment peux-tu, interrompit sa cousine d'un ton à la fois effrayé et douloureux, prononcer le mot de pardon en parlant de celui à qui nous devons tant! Monsieur, ajouta-t-elle avec simplicité, ne prenez pas mauvaise idée de Léna.... Elle a un cœur d'or, et personne n'aime plus notre oncle qu'elle....

—Certes, je l'aime, ne viens-je pas de le dire? Mais je ne puis m'empêcher de penser qu'il a détruit mon bonheur en me faisant entrevoir ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas me donner. S'il tenait absolument à faire de moi une paysanne, il ne fallait pas m'éloigner de ce village, il ne fallait pas me placer dans une maison d'un ordre trop élevé, avec des jeunes filles dont, après tout, je suis l'égale,—car j'ai du sang noble dans les veines,—pour m'ôter ensuite le costume qui me rendait pareille à elles et me ramener dans ce coin perdu, que l'instruction reçue sert seulement à me rendre plus odieux!

—Oh! Léna!... répéta Loïzik avec douleur.

—Voulez-vous me permettre de protester en faveur de ce ravissant costume? dit Landry en souriant. Vraiment, les femmes s'inquiètent plus de la mode que de ce qui leur sied! Quel chapeau parisien vaut ces dentelles légères?

—Oui, mais c'est un chapeau! dit naïvement Léna. Et hors de cette région, on ne peut savoir qui nous sommes; on se méprend, même, à notre costume, et j'ai eu la mortification, un jour que notre oncle nous avait menées à Quimper, d'entendre murmurer que la place des paysannes n'était pas à la table d'hôte.

—Mais qu'est-ce que cela peut te faire, Léna? Après tout, nous sommes des paysannes, même toi qui t'appelles de Coatlanguy. Depuis combien de générations les tiens se sont-ils alliés avec des cultivateurs!

—Alors, il ne fallait pas me faire élever avec tant de raffinements! murmura Léna, reprenant son ouvrage d'un geste impatient.

Landry, cependant, détourna la conversation, bien qu'elle l'intéressât, et que la souffrance de Léna trouvât en lui un écho singulier. Les jeunes filles ne s'étaient guère éloignées de leurs pays sauvages; elles avaient en toutes choses une ignorance naïve qui ne provenait nullement d'une intelligence bornée, et elles questionnaient curieusement, s'émerveillant de ce que cet homme à peine plus âgé qu'elles eût déjà vu tant de choses, parcouru tant de pays, admiré tant de chefs-d'œuvre qu'elles ne connaissaient que de nom, et même connu des personnages qui leur semblaient légendaires: peintres illustres, écrivains en renom, prédicateurs célèbres.

Cependant, Loïzik s'arracha avec regret à ces récits intéressants, et rappela à sa cousine qu'il fallait aller à la laiterie, et se hâter, puisque le recteur les attendait pour arranger l'église.

Landry alla voir le jardin; mais à peine quelques pieds de rosiers et quelques reines-marguerite relevaient la vulgarité des carrés de légumes. L'avenue, de l'autre côté de la maison, était plus pittoresque, avec ses chênes trapus, ses lisières de fougère rougissante, ses talus dorés d'ajoncs. Le temps commençait à lui paraître un peu long. Le maire et son fils, occupés à leurs affaires, semblaient avoir oublié sa présence, et les jeunes filles ne reparaissaient plus. Vers la fin de la journée, il y eut une diversion: le chauffeur et un mécanicien arrivèrent en auto, et malgré les recommandations de son hôte, Landry partit avec eux pour examiner sa machine. L'accident était moins compliqué qu'il ne l'avait craint. On remit un pneu tant bien que mal, on réquisitionna des chevaux à la ferme la plus proche, et, tandis que la machine s'en allait ainsi piteusement à la gare, Landry fut reconduit au manoir, après avoir annoncé au mécanicien son arrivée à Morlaix pour le lundi soir.

Il s'attendait à quelques reproches du maire, dont il n'avait pas suivi les conseils. Mais celui-ci, qui fumait sa pipe dans la cour, se borna à constater qu'il allait mieux, et l'avertit qu'on soupait à sept heures. Comme Landry remontait, M. de Coatlanguy le rappela.

—J'ai vu Yvon Magadec, dit-il, le paysan qui vous a amené ici, l'autre jour. Il n'avait pas vu ce que vous lui remettiez pour sa peine, parce qu'il faisait nuit, mais il ne doute pas que vous ne vous soyez trompé....

Et le maire tendit à Landry deux pièces d'or.

—Je ne me suis pas trompé, répondit le jeune homme. Cet homme semble pauvre, et j'ai cru devoir l'indemniser largement de sa peine.

—Mazette! Il faut que vous soyez riche, mon jeune Monsieur, et aussi que vous vous fassiez une idée extraordinaire de la pauvreté et des besoins de ce pays! Yvon avait cru recevoir deux pièces de vingt sous, et il s'en était jugé satisfait.

—Mais vous ne pensez pas que je vais reprendre cet argent, donné sciemment et librement!

—Oh! non! Je vous mets seulement en garde, pour le cas où vous voudriez faire d'autres libéralités. Ceci est une petite fortune pour Yvon.

Il replaça les deux pièces d'or dans son gousset, et ralluma tranquillement sa pipe.

—Cet Yvon est un honnête homme, dit Landry.

—Certainement; les gens d'ici le sont tous.

—Et cependant, ils sont si pauvres!

—Oui, mais ils ont peu de besoins. C'est pourquoi, voyez-vous, j'écarte d'eux, tant que je le puis, ces prétendus progrès qui éveilleraient en eux plus de désirs qu'ils n'en pourraient satisfaire, et qui les inciteraient à quitter leur sol.

Le souper eut lieu dans la salle, imparfaitement éclairée par deux lampes à pétrole. Les Coatlanguy y semblaient un peu dépaysés, un peu en cérémonie. Dans une disposition d'esprit moins favorable, moins enthousiaste, Landry eût remarqué davantage les défectuosités du couvert. La porcelaine à filets verts servie en son honneur était dépareillée; les ustensiles qu'il était accoutumé à voir si élégants chez sa mère, comme les salières, le couvert à salade, étaient communs et rustiques; le menu lui-même était plus substantiel que délicat et bien apprêté. Mais tout cela passait inaperçu, ou prenait à ses yeux un cachet pittoresque, amusant, bénéficiant d'ailleurs de la comparaison des auberges de la montagne.

Après le souper, le maire se leva.

—Nous allons faire, comme chaque soir, la prière, dit-il. Si cela vous convient vous pouvez venir avec nous.

Les domestiques attendaient dans la cuisine.

Le maître s'agenouilla, et tous avec lui, et il commença de sa voix forte, moitié en breton, moitié en latin, à réciter les prières du soir. Puis Léna s'approcha de la lampe fumeuse placée sur la table, et lut la vie du saint dont on devait célébrer le lendemain la fête. Landry ne la comprenait pas; mais, sur les lèvres de la jeune fille, les rudes syllabes bretonnes devenaient presque harmonieuses.

Les domestiques avaient disparu, et le maire s'apprêtait à regagner sa chambre, bien qu'il ne fût pas huit heures et demie, lorsque Landry l'arrêta.

—Il y a là un piano et un harmonium... Mesdemoiselles vos nièces sont musiciennes?

—Oh! oui, assez, dit Goulven d'un ton convaincu, quoi qu'elles n'aient guère le temps de jouer, sauf le dimanche.

—Est-ce qu'on ne pourrait pas faire, ce soir, une exception en ma faveur? demanda Landry en souriant.

Les jeunes filles regardèrent leur oncle, et celui-ci tira sa grosse montre d'argent.

—Il est tard, dit-il, mais une fois n'est pas coutume, et je veux bien accorder une demi-heure de musique.... Allons, Loïzik, joue-nous un air breton.

Sans se faire prier, très simplement, très naïvement, Loïzik s'approcha du piano, que Landry s'était hâté d'ouvrir, et joua avec un talent des plus médiocres quelques airs mélancoliques, aux consonances étranges, à l'allure primitive, qui ravirent Goulven et plurent à Landry.

—Et toi, Léna, chante-nous! dit le maire de son ton d'autorité.

La jeune fille rougit, mais n'eut pas l'idée de désobéir à un ordre qui lui causait cependant un visible émoi.

—Voulez-vous chanter en breton? dit Landry, s'avançant vivement pour ouvrir l'harmonium, vers lequel elle se dirigeait.

—Vous ne comprendrez pas, dit-elle, riant malgré elle.

—Je devinerai peut-être....

Elle prolongea deux ou trois accords tremblants, et commença d'une voix qui, d'abord pleine de trouble, se raffermit presque aussitôt, devenant vibrante et vraiment charmante, malgré l'absence de méthode.

Landry était, en musique, un raffiné; cependant, les défauts inévitables de la voix semblaient lui échapper: il était seulement ravi par le charme pénétrant du timbre, la sonorité des syllabes, le cachet sauvage et doux à la fois de la mélodie.

—Allons, Léna, dit le maire interrompant les remerciements et les éloges du jeune homme, traduis maintenant ce que tu viens de chanter.

LE CHANT DES PAUVRES

«Saint Pierre disait à Jésus:

»—Irez-vous en Basse-Bretagne, mon Dieu?

»—Pierre, je n'irai point en Basse-Bretagne; les hommes n'y sont pas estropiés, Pierre, et l'eau y est légère.

»Saint Jean disait à la Vierge:

»—Irez-vous en Basse-Bretagne, chère dame?

»—En Basse-Bretagne, j'irai demain; un grand ami m'a invitée.

»Le lendemain, dans la paroisse de Plouigneau, on entendit des chants et des cris de joie; on entendit le ménétrier sonner chez un digne chef de famille.

»Chez un digne chef de famille qui était bon pour les misérables, et dont les biens allaient croissant à mesure qu'il faisait l'aumône.

»Or, il avait un fils unique, un vaillant garçon de dix-huit ans, et il donnait en son honneur un banquet, un superbe banquet de noces, où il avait invité tous ses parents, et aussi les pauvres, qui sont les amis des saints.

»Comme ils étaient à table, très avant dans la nuit, voici une pauvre femme en retard, les habits en lambeaux, pieds nus, et un petit enfant suspendu à son sein.

»—Quoique vous arriviez bien en retard, pauvre chère femme, soyez la bienvenue.

»Et il la prit par la main, et la conduisit près du feu;

»Près du feu, pour se réconforter, aussi bien que son petit enfant. Et l'enfant souriait aux gens de la maison; mais elle ne voulait pas manger.

»—Mangez et buvez à votre aise; c'est avec plaisir qu'on vous sert.

»—Je n'ai ni faim ni soif, mais une grande amitié pour vous;

»Mais une tendre amitié pour vous, qui m'avez invitée de bon cœur, qui m'avez invitée tendrement à venir aux noces de votre fils.

»Mon cœur ne se sent pas de joie de voir toute votre compagnie; il ne se sent pas de joie, mon fils Jésus, de voir des gens si charitables!

»Personne ne nous reconnaît, hors celui qui fait l'aumône.

»Mille fois soit bénie cette maison! A vous revoir en paradis.

»Ce chant a été fait au ciel, dans le palais de la Trinité, sous un buisson chargé de roses qui embaument le paradis[*].»

[*] Traduit par le vicomte de la Villemarqué.

Landry s'émerveilla de la naïveté et de la chaleur de cette poésie, et son hôte, satisfait, se levait pour donner le signal de la séparation, lorsque Léna, étourdie de sa propre initiative, fit un pas vers le jeune homme.

—Ne savez-vous pas aussi jouer ou chanter?

Landry n'eût pu refuser. D'ailleurs, si mauvais et mal accordé que fût le piano, il ne lui était pas désagréable d'y promener ses doigts, après tant de jours passés sans aucune occasion de faire de la musique.

Il joua quelques airs simples et doux de Mozart, puis chanta un air du Roi d'Ys. Sa voix, d'un volume ordinaire, avait été cultivée, et ce fut comme une révélation pour ces simples.

—Chantez encore, si cela ne vous fatigue pas, dit Goulven, dont le regard bleu s'était singulièrement adouci.

Il chanta, prenant soin d'adapter le choix de ses morceaux au niveau musical de ses auditeurs. Pauvre Jacques amena des larmes dans les yeux purs de Loïzik. Le visage du maire se contracta en entendant les Gâs d'Irlande. Et Léna applaudit quand il entonna un air breton en mineur, avec des paroles françaises:

«Hélas! je sais un chant d'amour,
Triste ou gai, tour à tour!»

La voix bruyante de la grosse horloge sonnant dix heures les fit tout à coup tressaillir, et le maire se leva brusquement.

—Voilà, dit-il, un manquement à toutes les règles de la maison; mais nous ne vous en remercions pas moins. Jamais on n'avait entendu ici de pareille musique....

Il secoua cordialement la main de son hôte, prit la chandelle que Loïzik venait d'allumer pour lui, et disparut dans l'escalier de pierre. Landry s'inclina devant les jeunes filles. Léna était toute rose des émotions nouvelles ressenties ce soir, et il y avait dans ses yeux gris quelque chose que Landry n'y avait pas encore vu.

Elle s'attarda un instant pour éteindre les lumières, et comme elle passait devant la porte du jeune homme, il l'entendit chanter très doucement le refrain de la chanson bretonne:

«...Triste ou gai, tour à tour!»

V

Un riant soleil éclaira la solennité du Rosaire.

Landry prit place dans le banc des Coatlanguy, qui, un peu élevé, dominait la masse des cheveux longs et des coiffes blanches de l'assistance. L'église était petite, mais charmante avec ses vieux vitraux, ses arceaux de granit, son jubé de Kersanton, ses retables sculptés et ses statues naïves.

Goulven et son père chantaient à pleine poitrine le Gloria et le Credo, et Landry, entraîné plutôt, peut-être, par la note pittoresque que par la dévotion, mêla à leurs voix rudes sa voix harmonieuse.

Le prône lui parut long, bien qu'il s'émût à cette coutume touchante de redire aux vivants les noms de ceux qui passèrent avant eux en ce lieu saint, et qui dormaient tout près, dans le cimetière rustique.

La sortie de l'église fut bruyante et joyeuse, chacun s'interpellant, les groupes se formant sur la place. Les tombes du cimetière étaient pieusement visitées; en Bretagne, les trépassés restent mêlés à l'existence humaine. Jusqu'au milieu des fêtes, leur souvenir est présent; les joyeux propos du repas nuptial s'interrompent soudain devant la prière qui s'élève en faveur des absents.

Landry put voir quelle place occupait, dans ce petit pays, la famille de Coatlanguy. Le maire gardait le prestige de son vieux nom; malgré sa fortune amoindrie, il était encore le seigneur du manoir, et les paysans lui savaient un gré inconscient d'être quand même devenu l'un d'eux.

Il tenait vraiment dans sa main ces êtres rudes, indépendants par nature, mais qui s'étaient librement donnés. Aux jours de vote, pas un ne manquait à l'appel, pas un n'oubliait le mot d'ordre. Et aux offices ils demeuraient fidèles, réjouissant le cœur de leur prêtre.

Le dîner de midi fut un peu plus recherché, en l'honneur du dimanche. La conversation roula sur les coutumes du pays, sur les traditions jalousement gardées, et aussi sur les légendes terribles ou gracieuses qui s'attachaient aux sites et aux demeures. Puis les jeunes filles s'en allèrent à leur toilette, tandis que Landry fumait au jardin avec le maire et son fils, dans la grande paix et le silence de ce dimanche ensoleillé.

Comme le second son des vêpres tintait dans l'air tranquille, Landry s'arrêta court devant l'apparition soudaine qui s'offrait à lui sous le porche du manoir. Dans l'ogive profonde sur laquelle montait le lierre, Loïzik et Léna se tenaient, souriantes, pour avertir leur oncle que les vêpres avaient sonné. Loïzik, appelée ce jour-là à l'honneur de porter la statue de la Sainte Vierge avec trois autres jeunes filles, était vêtue de blanc: robe de mousseline à plis, long châle traînant en crêpe de Chine merveilleusement brodé; elle avait remplacé sa petite coiffe ronde par un pittoresque et immense cornet de dentelle, rappelant le hennin du moyen âge. Elle semblait ainsi plus pure et plus candide encore qu'à l'ordinaire; et son regard naïf alla chercher une approbation dans celui de Goulven, approbation qui, pour être silencieuse, n'en fut pas moins éloquente.

N'étant point aujourd'hui «dans les honneurs», Léna n'était pas habillée de blanc; cependant, elle s'était faite belle,—si belle que son oncle la regarda avec surprise.

—Qu'est-ce qui t'a pris, Lénik, de mettre aujourd'hui ta plus belle robe? Ce n'est cependant qu'une petite fête!

Léna rougit.

—Une petite fête, le saint Rosaire! Et une procession! A quoi sert d'avoir des robes pour les laisser miter dans le bahut!

Le vieux paysan secoua la tête avec indulgence.

—Bah! les jeunes filles sont coquettes.... Vous voyez donc, M. Desmoutiers, le costume riche des filles de Fouesnant; la mère de Lénik en était.... La petite ne sera pas plus belle le jour de ses noces; il n'y manque que la fleur d'oranger pour qu'elle ait tout à fait l'air d'une mariée de chez nous.

Ces paroles amenèrent sur les joues de Léna une rougeur encore plus vive, et elle se retourna brusquement sous prétexte d'arranger le châle de sa cousine.

Elle était jolie à miracle, et son costume éblouit Landry. Au bas de la jupe de drap fin, qui laissait voir ses pieds, très petits, chaussés de souliers à boucles, il y avait une haute et superbe broderie d'argent, qui se répétait au corsage et sur le velours des manches un peu larges. Le petit tablier de brocart crème à fleurs roses avait sa bavette garnie de passementerie d'argent, et les dentelles de la coiffe et du col étaient de grand prix. Enfin, une chaîne d'or, passée au cou de la jeune fille, soutenait une croix antique, à la fois riche et curieuse, et des bagues à l'ancienne mode ornaient ses doigts d'un brun doré, à demi cachés sous des mitaines de soie noire.

Landry adressa aux jeunes filles des compliments enthousiastes, s'efforçant de tenir la balance égale, bien que la meilleure part de son admiration allât à la jolie Lénik.

Il eut, pendant les vêpres, plus d'une distraction. Il se passionnait pour ce milieu; il se figurait qu'il eût aimé y vivre; il admirait les principes, les théories, jusqu'à l'inflexibilité du maire, et surtout il pensait qu'aucune jeune fille, parmi toutes celles qu'il connaissait, si pareilles, n'avait le charme, la saveur, l'originalité de cette délicieuse Léna, portant comme une princesse sa robe brodée d'argent.

Il jouit en artiste, peut-être plus qu'en chrétien, de la procession déployant ses pittoresques théories à travers les chemins creux, et marcha près de Goulven derrière le maire qui, très droit et très fier, suivait le recteur avec son adjoint; sa ceinture tricolore tranchait sur le large plastron de sa chemise blanche, et égayait l'austérité de son costume.

La soirée fut encore occupée et charmée par la musique; puis, le lundi matin, il descendit, le cœur serré, pour prendre congé de ses hôtes.

Le temps avait changé. Au ciel bleu de la veille, éclairé par un riant soleil, avait succédé une couleur gris pâle, qui semblait jeter sur toutes choses un voile de mélancolie. Landry s'imaginait en trouver le reflet sur le visage de Léna. Elle était pâle, et le cerne léger étendu sous ses yeux disait qu'elle n'avait guère dormi.

Elle était seule dans la cuisine quand Landry y entra pour déjeuner, et il y avait quelque chose de fiévreux dans ses mouvements.

—Quel souvenir je garderai de ces deux jours vraiment délicieux! dit-il d'une voix qu'il s'en voulait de trouver altérée. Je bénis l'accident qui m'a conduit sous ce toit....

—Oui, ce sera pour vous un souvenir léger, comme un dessin dans un album, répondit-elle avec effort. Mais pour nous, il vaudrait peut-être mieux que vous ne fussiez pas venu!

Il tressaillit, et chercha, sans y parvenir, à rencontrer son regard.

—Quand on vit comme nous, reprit-elle, disposant le couvert sans lever les yeux, il est meilleur d'ignorer qu'il y a un autre monde, un monde plus raffiné, où l'on cause, où l'on jouit des arts, où les manières sont moins rudes.... Je me suis aperçue, ces jours-ci, que je suis très ignorante, ajouta-t-elle, et je comprends mal les grands mots qu'on emploie dans les livres.... Mais je me demande, quelquefois, si l'atavisme dont on parle tant est une réalité, si les instincts de mes grand'mères, les dames de Coatlanguy, ne combattent pas les habitudes paysannes auxquelles je devrais être rompue....

Landry avait déjà constaté la confiance un peu naïve avec laquelle elle s'exprimait devant lui. Ce n'était pas un défaut de réserve: cela, il le savait, il le sentait, mais la simplicité d'une vie primitive, l'ignorance du monde et du convenu, la foi instinctive, implicite à la loyauté d'autrui. Il fut pris d'un émoi véritable en face de cette âme visiblement tourmentée, qui luttait contre sa destinée.

—Il y a dans cette vie tant de noblesse et de poésie! murmura-t-il.

Elle le regarda, cette fois, avec une ironie triste.

—Et tant de prose odieuse, surtout! Il nous est défendu de lire et de faire de la musique, sauf le dimanche.... On ne se soucie pas de savoir si nous avons besoin d'aliment pour notre esprit, s'il nous suffit de passer notre vie à faire des nettoyages, à surveiller la cuisine et à baratter du beurre....

—Pourquoi cette vie serait-elle toujours la vôtre? dit-il, presque malgré lui.

—Pourquoi? Parce que la sphère où j'ai été élevée, ou plutôt que j'ai seulement entrevue, m'est fermée à jamais....

Elle dit ces mots plus bas, avec un accent triste, et l'on y sentait encore cette même confiance naïve et attendrissante.

Landry la comprit: elle ne pouvait être choisie par un homme de son monde à lui, et elle ne saurait s'unir à ceux de sa condition; ses aspirations et ses goûts secrets étaient trop raffinés.

—Mais, reprit-il involontairement, suivant le cours de ses pensées plutôt qu'il ne lui répondait, votre cousine n'a-t-elle pas été élevée comme vous?

—Non, pas tout à fait. On a eu la sagesse de la faire instruire dans un milieu plus modeste. Mon oncle, qui est si sage, a erré en m'envoyant là où j'ai tant joui et tant souffert....

L'entrée de Loïzik l'interrompit. Une angoisse demeurait au cœur de Landry. Avec la générosité et l'ardeur de sympathie de son âge, il prenait une part étrangement vive à la souffrance de cette jeune fille. Il la comprenait; il devinait tout à coup quelles lacunes avait pour elle cette vie dont il n'avait vu que les grandes lignes pittoresques, et aussi quelles rudesses la froissaient dans ce milieu sain et noble, mais fruste. Si elle y demeurait toujours, elle souffrirait de cet isolement du cœur pour lequel sa nature brillante semblait si peu faite; si elle épousait un homme qui ne fût pas son égal, elle endurerait pis encore, et mourrait peut-être des froissements et des désillusions....

Il y eut un peu de hâte: il ne fallait pas manquer le train. Toutes les mains se tendirent vers l'hôte, on l'invita cordialement à revenir, et à ce moment, il décida, en effet, que cet adieu ne serait pas le dernier.

Il monta avec Goulven dans le cabriolet du maire, et se pencha pour voir encore ceux qu'il quittait. Debout contre le mur gris et vénérable sur lequel se fanaient les dernières fleurs de la Passion, le maire se tenait, droit, athlétique. Les deux jeunes filles agitèrent la main en signe d'adieu; mais, tandis que Loïzik restait dans la cour jusqu'à ce que la voiture eût disparu, Léna rentra brusquement dans la maison.

Alors, un sentiment de tristesse indicible envahit l'âme de Landry, sous la voûte rougissante des arbres qui laissaient voir par endroits un pâle ciel breton.

VI

LANDRY A MME DESMOUTIERS

«Morlaix, octobre.

»Vous vous plaignez de l'emploi exagéré que je fais des cartes postales, chère maman aimée, et vous vous inquiétez des suites de mon accident. Je ne vous en aurais pas parlé, s'il eût été grave. La vérité est que ma main droite a été un peu froissée; mais je la remue sans peine aujourd'hui, et je vais vous rassurer tout à fait.

»D'abord, vous vous êtes mépris sur le genre d'hospitalité que j'ai reçue; ce n'est pas dans une vulgaire ferme bretonne, mais dans un manoir délicieusement vieux et pittoresque que j'ai été recueilli. Vous seriez enthousiasmée de cette famille de gentilshommes qui se voue, par un sentiment très haut, à ce noble et modeste labeur de la terre, et qui a pris à tâche de conserver autour d'elle la vieille foi et les traditions antiques. M. de Coatlanguy pousse le respect de sa mission—car c'en est une qu'il accomplit,—jusqu'à porter le costume national qui, d'ailleurs, fait ressortir d'une manière plus frappante son type singulièrement aristocratique. J'ai vécu là des jours inoubliables, et en chassant, je retourne volontiers chez lui. Votre fils y a des succès, maman chérie; il y fait de la musique et y dit des vers comme dans un salon parisien; à la porte, restée ouverte, les domestiques viennent écouter, bouche bée; puis, en échange, me chantent des sônes bretons. Savez-vous que je suis tenté d'apprendre cette belle et forte langue?

»Quand j'aurai un peu chassé, je vous reviendrai, et je jouirai doublement de ma mère chérie, bien que je m'attende à trouver la vie parisienne un peu mièvre et nos installations un peu trop recherchées, après cette liberté d'allures, cette simplicité de mœurs, cette grandeur désolée que je goûte ici.

»Je vous aime et vous embrasse avec une tendresse encore doublée par l'absence.»

LANDRY A SÉVERIN DE SALLES

«Morlaix, octobre.

»Mon vieux Séverin, ce n'est donc plus seulement ma mère qui se plaint: ton vieux flair s'éveille, et tu fais appel à ma confiance.

»Tu sais que, pour toi, elle est entière; mais avant de t'ouvrir mon cœur, je voulais y lire clairement moi-même, et envisager froidement une situation qui a bien ses côtés compliqués.

»Séverin, oui, c'est vrai, je suis amoureux.

»Tu sais quelles étaient mes idées sur le mariage: il m'y fallait un peu de roman. Je devais prévoir que les idées de ma mère n'étaient pas pareilles. Or, elle a toujours prétendu me marier, et moi, in petto, j'ai toujours été résolu à me marier tout seul.

»Le roman, mon ami, ah! je l'ai trouvé, avec le bonheur, dans cette maison un peu étrange où le hasard m'a conduit..... Le cadre, d'abord, et l'entourage: un vieux manoir transformé en ferme, le cachet très noble du plus utile des labeurs sur une demeure seigneuriale, le sang des seigneurs d'autrefois rajeuni et vivifié par celui de ces paysans bretons fiers et indomptables.... Des hommes de fer et de granit, des femmes adorables d'énergique douceur. L'une d'elles.... Oh! Séverin, que ne suis-je peintre ou poète pour te transmettre son image!... L'une d'elles garde, à travers les rudesses de sa vie, les ressouvenirs, les affinements, les aspirations d'une race.... Tout ce qui lui est révélé d'une existence plus douce, plus artistique, répond en elle à des instincts avides et douloureux. Et si j'admets pour sa cousine, avec une tendre admiration, la tâche rustique, utile, féconde qui la cloue à son sol et l'attache à son peuple, je voudrais rendre à Léna la sphère qui a été celle de ses aïeules, la sphère vers laquelle elle aspire inconsciemment.

»Et, après tout, pourquoi ne choisirais-je pas ma femme dans ce milieu très sain et très haut? L'oncle de Léna, ce gentilhomme paysan qui laboure la terre pour y retenir par son exemple un peuple dont la terre est le salut, n'est-il pas mille fois plus honorable que les brasseurs d'affaires et les manieurs d'argent dont ma mère attire les filles? Ces femmes pures et austères qui ont, ainsi que la femme forte de l'Écriture, mis la main aux rudes travaux, ne garderont-elles pas mieux leur maison que les poupées folles de toilette et de plaisir qui, jusqu'au seuil du mariage, sont des sphinx, mais qui, dans l'intimité du foyer, laisseront voir le vide béant de leur tête et de leur cœur?

»Je hais le convenu, surtout depuis que j'ai vu ici des êtres sincères, naïfs, qui ne cachent point leur personnalité, et qui en ont une, je t'en réponds!

»Donc, quelle objection aurait ma mère contre Mlle de Coatlanguy, suffisamment instruite, jolie à ravir, douée de principes et de qualités admirables, et... que j'aime follement, mon ami, et pour ma vie entière?

»Aurait-elle (ma mère,) un préjugé contre ce costume breton, protestation superbe, exemple permanent, prédication, si je puis dire, en faveur du passé? Hélas! il faudra bien que Léna, en devenant ma femme, quitte sa robe brodée d'argent et sa coiffe aérienne. Je n'ai pas assez rompu avec les préjugés pour l'amener ainsi à Paris; mais je regretterai ce joli costume de Fouesnantaise.

»Dans un milieu aussi simple, aussi sincère, on se connaît mieux en quelques jours que dans le nôtre en de longs mois. Je suis retourné, d'ailleurs, à Coatlanguy; j'y ai ma chambre, ma place à table; je chasse le dimanche avec Goulven, le fils de la maison, et on me laisse, sans en prendre ombrage, revenir de la messe aux côtés de Léna.

»Mon ami, je suis presque effrayé de l'influence que j'ai eue sur elle. Un peu de musique révélée, un jour ouvert sur la poésie moderne (elle en était au grand siècle avec, comme adjuvant, deux ou trois odes de Lamartine et d'Hugo), quelques conversations, et ces attentions banales d'homme bien élevé qu'elle ne soupçonnait pas dans son rude milieu, ce peu l'a soudain affinée; sa pensée est plus prompte, son goût s'éveille, son regard s'anime.... Devine-t-elle que je l'aime? Je ne sais, elle est si délicieusement candide! Mais mon cœur s'émeut à voir la lumière sur son visage, quand je parais.... L'enlever de la maison où elle souffre, bien qu'on l'y aime chèrement, lui donner les joies qu'elle goûterait si bien, c'est une perspective qui me grise de bonheur....

»Séverin, ne peux-tu savoir discrètement si j'aurais à lutter beaucoup pour faire accepter à ma mère un mariage auquel, il faut bien te le dire, je suis bien décidé? Choisis le moment favorable, et parle pour préparer les voies, si tu le juges bon.

«A toi de cœur.»

»Elle est orpheline; cette considération pèserait peut-être près de ma mère, qui achèverait, sans lutte d'influences, de la raffiner, de l'ajuster à notre milieu.»

VII

Séverin de Salles venait de lire pour la seconde fois la lettre de Landry, et un pli rayait son front légèrement dégarni.

Il était environ huit heures, et son domestique venait de desservir les restes de son repas très sobre, et de lui apporter du café dans la chambre qui lui servait de bibliothèque.

Il avait, sur le quai Bourbon, dans un vieil hôtel majestueux et délabré, un appartement exigu, sorte de pied-à-terre où il venait passer quelques mois ou quelques semaines dans l'intervalle de ses voyages. C'était sommairement, austèrement meublé, et ceux de ses amis qui avaient connu sa luxueuse installation du boulevard Saint-Germain, pendant le court laps de temps de sa vie mariée, s'étonnaient à loisir de cette simplicité de Spartiate. Les plus intimes, qui savaient l'amour ardent, la passion qu'il avait eue pour sa femme, trouvaient étrange qu'il eût repoussé loin de lui tout ce qui lui rappelait de si chers et tendres souvenirs: peut-être ne pouvait-il pas supporter les objets témoins de cette union si tôt rompue. Toujours est-il qu'un moine n'eût pas jugé son appartement trop luxueux, et qu'il ne s'y trouvait rien de ce qui avait jadis charmé les yeux de sa jeune et jolie femme.

Séverin avait près de trente-cinq ans, et son front légèrement chauve, ses cheveux grisonnants, l'expression austère, parfois amère de sa physionomie, lui eussent fait donner davantage. Le chagrin n'avait point rendu sa vie stérile. Il rapportait de ses voyages des notes que se disputaient les revues en renom, et il s'occupait avec une intelligence et une activité extrêmes des grandes œuvres de notre époque, auxquelles il prodiguait sans compter une fortune trop considérable pour ses goûts personnels.

Cette fortune, jointe à des dons hors ligne, l'avait fait rechercher dans les milieux divers de ce qu'on appelle l'élite. Mais il vivait retiré, repoussait les avances, et fuyait la société des femmes. Après mainte tentative pour le décider à se remarier ou, tout au moins, à reparaître dans le monde, on avait dû conclure qu'il était inconsolable, et quelques amis avaient seuls gardé avec lui des rapports plus ou moins intimes.

Parmi ces exceptions étaient Landry Desmoutiers et sa mère. Une parenté assez rapprochée avait été d'abord la meilleure raison de ces relations conservées; puis il avait été touché par la sympathie de cet homme beaucoup plus jeune que lui, qui plaignait son malheur sans jamais le blesser, et qui, gâté et volontaire, s'était cependant plus d'une fois incliné devant ses conseils.

Tandis que, regardant vaguement le feu de bois qui envoyait de grands jets clairs dans l'âtre à l'ancienne mode, il réfléchissait à ce qu'il venait de lire, son domestique frappa à sa porte et lui remit un billet.

Il poussa un soupir impatient, en déchirant l'enveloppe épaisse et satinée. Le feuillet était couvert d'une écriture qu'il connaissait bien, et qui, d'ordinaire, fine, régulière, élégamment modelée, s'allongeait en lignes à peine lisibles.

«Mon cher Séverin, une lettre de Landry me rend très inquiète. Voulez-vous être très, très bon? Venez prendre une tasse de thé avec moi, ce soir, tout à l'heure, et nous causerons de ce cher enfant étourdi.»

Causer de Landry avec sa mère était, pour Séverin, une perspective peu attrayante. Il se trouvait fréquemment mêlé aux petits conflits de ces deux êtres qui s'aimaient chèrement, mais qui étaient également volontaires. Il faut le dire, plus d'une fois il avait pris contre la mère, positive, mondaine, sèche de cœur pour tout ce qui n'était pas son fils, le parti du jeune homme, chevaleresque, un peu poète, un peu trop porté aux illusions. Mais, ce soir, il lui semblait que la situation était grave; Landry avait senti se développer son indépendance, il parlait en homme, alors qu'il agissait peut-être en enfant ou en fou.

Séverin jeta un coup d'œil de regret sur une pile de brochures qu'il s'apprêtait à couper, et se leva en soupirant pour répondre à l'appel de sa cousine.

Il prit son pardessus, et se dirigea le long des quais dont lui habitait la partie abandonnée, et elle le point le plus aristocratique.

Il aimait à circuler, le soir, le long des eaux noires qui charriaient comme de brillantes étincelles le reflet des lumières de leurs rives. La silhouette majestueuse de la vieille cathédrale, la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, les toits aigus et la façade du Louvre, tout cela prenait à cette heure un aspect mystérieux, grandiose, comme si toutes les voix du passé cherchaient à se faire entendre dans l'accalmie du soir. Il resta un instant accoudé au parapet pour achever son cigare, puis pénétra sous la voûte de l'hôtel où Mme Desmoutiers occupait, depuis son mariage, le même appartement.

—J'ai l'illusion d'être dans une maison à moi, disait-elle.

Et ses amis, ces Parisiens blasés auxquels les déménagements sont faciles et légers, lui savaient gré de leur offrir un coin fixe, où ils retrouvaient des souvenirs et des traditions.

Séverin fut aussitôt introduit dans le petit salon où, comme l'avait écrit Landry, une double ligne de conseillers, de présidents à mortier, de bourgeoises très fières semblaient regarder dédaigneusement les bibelots modernes mélangés, en petit nombre, il est vrai, aux vieux meubles authentiques dont maint d'entre eux s'était servi.

Un abat-jour d'un jaune pâle atténuait la lumière d'une très grosse lampe, et dans le jour adouci de la chambre, la laque blanche ou grise des fauteuils, les cadres d'or terni, le miroitement des vitrines mettaient des taches claires ou brillantes.

—Enfin, vous voilà! C'est bien à vous d'être venu si vite, et de m'avoir probablement sacrifié une laborieuse soirée!

Séverin s'inclina. Les paroles étaient aimables et chaleureuses, le sourire de Mme Desmoutiers charmant; mais il savait que tout cela était un peu affecté, et qu'elle s'inquiétait médiocrement des ennuis ou des sacrifices des autres, quand il s'agissait de son fils.

Elle était encore jeune, mais elle mettait une coquetterie savante à ne pas paraître redouter la vieillesse. Sa mise était sévère, bien que très élégante; une robe d'intérieur en crêpe de Chine noir, garnie de dentelle blanche, faisait ressortir la douce pâleur de son teint, et elle poudrait ses cheveux, qui se décoloraient.

Elle lui montra une bergère en face d'elle, puis entama tout de suite le sujet qui la hantait.

—J'ai enfin une lettre de Landry! Tenez, regardez-la.

Elle prit, sur un guéridon placé près d'elle, une lettre dépliée, et étudia avidement le visage de son cousin, tandis qu'il la lisait.

Séverin passa à cette lecture plus de temps qu'il n'était nécessaire. Les choses n'en étaient pas au point qu'il avait cru vis-à-vis de Mme Desmoutiers: à elle, Landry, loin de rien préciser, n'avait pas même parlé de l'existence des jeunes filles.

Séverin replia la lettre et la posa sur le guéridon, attendant ce qu'allait dire sa cousine.

—Voyons, mon ami, s'écria-t-elle avec impatience, que pensez-vous de tout cela?

—Mais qu'en pensez-vous vous-même, ma cousine?

—Oh! dit-elle, dépitée, ne faites pas le diplomate! D'abord, ce style embarrassé, haché, ne ressemble en rien aux jolies lettres que m'a écrites Landry jusque... jusqu'à son accident. Cette missive étrange, arrivant après une série de cartes postales, me paraît grosse de réticences... Et puis, c'est louche... Il parle d'une main contusionnée, et avoue qu'il fait de la musique.... De la musique! Ce n'est pas, je pense, pour un vieux paysan et son fils le chasseur! Un piano, cela suppose des jeunes filles—Or, pourquoi ne me parle-t-il pas tout simplement, tout franchement, des habitantes de cette ferme, ou de ce manoir?

Séverin, plein d'admiration pour des déductions dont il pouvait constater toute la justesse, ne put retenir un sourire.

—Qu'en pensez-vous? répéta Mme Desmoutiers. Ne suis-je pas logique?... Mais vous ne semblez pas aussi étonné que vous devriez l'être! ajouta-t-elle, frappée d'une idée soudaine. Séverin, Landry vous a écrit!

Séverin se rappela la demande de Landry: «Prépare les voies, si tu le juges bon.»

—Oui, j'ai reçu des cartes et une lettre, dit-il tranquillement.

—Eh bien! ai-je raison? Vous parle-t-il de la jeune fille?... Séverin, vous me faites mourir! Montrez-moi cette lettre!

—Ma chère Jeanne, je ne l'ai pas sur moi; mais j'ai pour principe de ne jamais communiquer les lettres, même les plus insignifiantes.

—A une mère!... Mais enfin, que dit-il?

—Il me donne des détails pittoresques, et me décrit des mœurs et des types comme nous n'en soupçonnons évidemment pas à Paris. Ses gentilshommes paysans ont une vraie noblesse.

—Et une rusticité encore plus grande! Et elle? Parlez donc, enfin!... Du reste, je suis folle! C'est une amourette sans conséquence, ou même rien du tout....

—Je le pense comme vous, et je crois que l'admiration de Landry s'en ira en fumée dès qu'il aura repris pied dans le monde civilisé.

—Évidemment! Je perds la raison quand il s'agit de cet enfant.... Que vous dit-il d'elle, Séverin?

—Il fait d'elle, comme vous dites, un fort séduisant portrait.... Une très jolie fille, portant un vieux nom authentique, élevée au couvent, instruite et distinguée, et vêtue, comme une fée Morgane, de broderies d'argent et de précieuses dentelles.

—Mais c'est du roman!

—Landry est romanesque, dit Séverin, retenant un sourire.

—Vous ne pensez pas que... qu'il commette la folie de parler, de s'engager?

—Non certes; pas sans vous avoir parlé d'abord.

—Et je le raisonnerai! s'écria-t-elle, soulagée.

—Ma chère Jeanne, dit Séverin s'enfonçant dans sa bergère, ayant l'honneur de recevoir vos confidences aussi bien que celles de votre fils, il m'est évidemment imposé d'être impartial, et de conseiller ce que je crois le meilleur. Je ne désire pas plus que vous un mariage qui, s'il n'est pas une mésalliance, sortirait Landry de sa sphère, on y introduirait une femme incapable de s'y adapter. Dans l'intimité d'un foyer, et dans les rapports forcés avec le monde extérieur, ce n'est pas assez d'avoir des principes solides, des qualités sérieuses: il faut une parité d'éducation, d'habitudes, de goûts, ce qui résulte tout naturellement d'avoir vécu dans le même milieu. Je crois donc que Landry regretterait avant peu de s'être ainsi engagé, et je crois également que, malgré la facilité qu'ont les femmes à se plier aux situations, cette jeune fille ne serait pas heureuse. Il est donc désirable d'enlever Landry à son rêve, d'autant que, s'il se prolonge, il peut laisser derrière lui des regrets, des souffrances irréparables.

Quelque chose se pinça dans les traits de Mme Desmoutiers, et elle fit un geste indifférent, laissant deviner que les regrets d'une inconnue la touchaient fort peu.

—Alors, que conseillez-vous, mon ami?

—D'abord, de ne pas heurter votre fils, d'éviter toute discussion avec lui, de ne pas même vous opposer ouvertement à ses projets quand il vous les dira; mais de le rappeler sous un prétexte plausible, puis de le replonger dans son milieu, dans sa vie, de la distraire, d'arranger un voyage.

—Parfait! Oh! vous verrez comme je serai adroite! D'abord, j'ai un gros rhume; je vais l'exagérer, appeler mon fils, puis lui demander, comme vous me le conseillez, de m'accompagner dans le midi, en Italie, en Espagne, n'importe où... Ah! mon pauvre Séverin, que de tourments nous donnent ces grands garçons! Landry, qui est si charmant, si recherché, peut faire un mariage superbe... Quand je pense qu'il va s'éprendre d'une paysanne, évidemment sans le sou, dont les manières le couvriraient de confusion!

—Mettons les choses au point, dit Séverin un peu sèchement. Je n'ai point l'intention de me mêler de n'importe quel mariage superbe pour Landry. Ce n'est pas parce que cette jeune fille est pauvre que je juge son projet malheureux: c'est parce que, le connaissant à fond, je prévois qu'une fois son enthousiasme calmé, il aurait des regrets infinis. Je songe même à la tranquillité et au bonheur futur de cette enfant, en désirant que Landry ne la revoie pas.

—Oh! vous êtes bien bon! Des intrigants odieux! Des gens qui, pour reprendre un rang dans le monde, ont attiré mon fils et l'ont enjôlé!

—Ceci n'est pas probable. Le portrait que me fait Landry des Coatlanguy est trop vivant pour n'être pas vrai. Ce sont des simples, j'en suis sûr, incapables de tant d'intrigue. Qui sait, même, si ce cultivateur intransigeant ne refuserait pas sa nièce à un bourgeois!

—Oh! quant à cela!... Enfin, ne discutons pas les détails, puisque nous sommes d'accord sur le fond.... Voulez-vous vous charger de rappeler Landry, de lui dire que je suis malade, que vous avez vu mon docteur....

Le visage de Séverin devint tellement glacé, que Mme Desmoutiers s'interrompit, un peu interdite.

—Vous autres femmes, dit-il d'un ton de sarcasme, vous vous entendez trop bien à intriguer et même à... mentir, pardonnez la crudité du mot, pour qu'il vous soit nécessaire d'appeler à votre aide la diplomatie masculine, très inférieure. Arrangez-vous avec Landry comme il vous plaira, je ne saurais m'en mêler.

Il se leva en disant ces mots, et elle protesta contre ce prompt départ.

—Quoi! sans prendre de thé? Attendez un peu, on va nous en apporter....

—Merci, je suis pressé....

Elle retint un instant sa main.

—Séverin, qu'allez-vous lui répondre?

—Rien; c'est une manière de s'en tirer, et je suis assez mauvais épistolier pour qu'il ne s'étonne pas de mon silence.

Il s'inclina, dégagea sa main, embrassa d'un coup d'œil le petit salon confortable avec ses portraits majestueux, ses meubles de style, ses recherches de tout genre, et, un instant après, il se retrouvait sur le quai, en face de la rivière piquetée d'or et des silhouettes grandioses des vieux monuments.

«Oh! le convenu, oh! les habitudes!... pensait-il en allumant son cigare. Si Landry eût été un autre homme, j'aurais pris son parti. Après tout, on a peut-être plus de chances de trouver un cœur sincère dans un milieu primitif. Mais je le connais: tout, chez lui, est à fleur de peau, et cet amour romanesque s'étiolerait dans ce cadre parisien.... On ne transplante ni l'ajonc ni les bruyères de cette rude terre de là-bas....»

Une demi-heure après, plongé dans un de ses livres favoris, il semblait avoir oublié ce qui venait de se passer.

VIII

LANDRY A SÉVERIN

«Mon ami, pourquoi ne m'as-tu pas répondu?

»Ma mère m'écrit; elle se plaint d'être souffrante, et menacée d'un séjour dans le midi.

«Je pense qu'elle n'a rien deviné; me réservant de lui parler, je n'avais pas même nommé Léna. Est-elle vraiment malade? Réponds-moi immédiatement; je suis anxieux. Mais, quoi qu'il arrive, je veux que mon avenir soit engagé avant mon départ.»

SÉVERIN A LANDRY

«Ce que je te conseille fortement, c'est de ne rien engager du tout. Tu es ton maître, personne ne peut t'empêcher d'épouser la femme que tu juges la plus digne et la plus charmante. Mais pour toi-même, pour ta propre dignité, pas d'emballement. A ta place, je m'imposerais trois mois d'attente et de réflexions. Si tu persistes, tu seras mieux fondé à combattre les objections inévitables de ta mère.

»Il est très vrai qu'elle est décidée à quitter Paris pour l'hiver.

»A toi.»

Landry froissa cette lettre avec colère.

«Séverin prend des allures de sphinx, se dit-il. Il ne se montre pas le bon camarade sur qui je comptais.... Lui qui est assez romanesque pour enterrer sa vie dans le tombeau de sa femme, perdue après quelques mois de mariage seulement, il aurait pu comprendre l'élan et la confiance d'un ami!

Le «mois noir» avait commencé. Landry avait assisté à Lanrouara aux offices des trépassés et, sous le capuchon de sa cape de deuil, Léna lui avait semblé encore plus jolie. Il l'accompagna au cimetière, et lut les inscriptions grossièrement gravées sur les tombes de granit où elle s'agenouillait. Les plus anciennes portaient les traces d'un écusson; sur les autres, les noms roturiers du pays s'accouplaient à celui de Coatlanguy.

—J'aimerais à prier sur la tombe de vos parents, murmura Landry, s'approchant de la jeune fille.

Elle le regarda avec une tristesse soudaine et presque inquiète.

—Ma mère repose ici, dit-elle, montrant une pierre qui, comme les autres, était à peine dégrossie.

Elle avait, le matin, placé sur la tombe une couronne de lierre et de chrysanthèmes communs, cueillis dans le jardin du manoir, et il lut avec difficulté les lettres creusées dans le granit au grain grossier: «Marie-Yvonne-Hélène Le Du, épouse d'Hervé Lebreton de Coatlanguy, décédée pieusement le 10 juillet 18..., à l'âge de vingt ans.»

—Elle est morte en me mettant au monde, dit Léna, baissant instinctivement la voix. J'ai cru longtemps qu'une espèce de malédiction pesait sur moi, pour avoir pris la vie de ma mère....

—Il ne faut pas penser à de pareilles choses, murmura Landry, impressionné, et éprouvant un frisson involontaire à l'idée du lien mystérieux qui existait entre cette tombe froide et la jeune vie brillante de Léna.

Le mot qu'elle avait prononcé: «J'ai pris la vie de ma mère», assombrissait soudain pour lui tout ce qui l'entourait.

—Et votre père? reprit-il, cherchant à secouer cette impression, fût-ce par une autre idée triste, mais différente.

L'expression d'angoisse passa de nouveau sur les traits de la jeune fille.

—Il n'est pas ici; il est allé mourir au loin, et je suis encore responsable de ce départ, de cette fin prématurée, puisqu'il est parti inconsolable du malheur dont ma naissance était cause.

Landry resta silencieux. Elle reprit, songeuse:

—Je crois que mon oncle ne lui a pas pardonné d'avoir quitté le pays. Il ne veut jamais parler de lui; il est très bon; cependant il est obstiné, parfois violent. Mais mon père, je l'ai su par son camarade de collège, M. de Kermaïdic, avait une âme d'artiste; il souffrait, lui aussi, d'être enchaîné à des devoirs obscurs et fastidieux; la présence de la jeune femme qu'il aimait eût pu seule l'y résigner....

Elle fit encore une pause.

—J'ai trouvé un jour dans un vieux bahut, dit-elle, des dessins de lui.... Il n'avait jamais pris d'autres leçons que celles du collège, et je suppose que cela n'a pas de valeur...

—Voudrez-vous me montrer ces dessins? demanda Landry ardemment.

Elle fit signe que oui.

—Et il est mort jeune?

—Depuis que j'ai commencé à comprendre, mon oncle m'a répété que je n'ai d'autre parent que lui.

—Pauvre petite!...

Un léger brouillard flottait sur le petit cimetière, et adoucissait les lignes rudes des croix de pierre brute. Il y avait sur presque toutes les tombes des bouquets rustiques, et les femmes en capes de deuil se glissaient comme des ombres dans les étroits sentiers. Landry s'imagina qu'une communication mystérieuse s'établissait entre lui et les âmes des parents de Léna, qu'elles erraient à son côté, qu'elles lui confiaient ce jeune cœur isolé, cette vie si tôt privée de ses appuis, de ses tendresses.

Ils étaient maintenant sortis du cimetière, et Léna éprouva une sorte de soulagement visible, comme si un poids de tristesse était écarté d'elle.

—Puisque vous aimez les chants bretons, dit Loïzik, s'approchant d'eux avec son placide sourire, venez écouter Yann, l'enfant aveugle, qui dit le sône des trépassés.... Léna vous le traduira.

Un enfant de douze à treize ans, vêtu de bure, avec une figure pâle, des cheveux longs et des yeux vagues qui cherchaient le ciel sans rien voir, s'avançait, tenant la main d'une vieille femme en deuil.

—Chante le chant des morts, Yann, et tu auras une pièce blanche dit Léna s'approchant.

La figure intelligente du petit s'anima.

—La pennerez du Coatlanguy! s'écria-t-il, étendant sa main brune pour chercher la main de la jeune fille.

—Tu as bonne mémoire, petit Yann, car tu n'es pas venu depuis l'année passée. Yvonna, la soupe sera trempée pour vous au manoir, quand Yannik aura chanté.

Et l'enfant, d'une voix douce et monotone, commença le chant que les jeunes filles se tenaient prêtes à traduire pour Landry:

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bonne santé à vous, gens de cette maison; bonne santé nous vous souhaitons: nous venons vous mettre en prière...

»C'est Jésus qui nous envoie pour vous éveiller, si vous dormez;

»Vous éveiller, grands et petits; s'il est encore, hélas! de la pitié dans le monde, au nom de Dieu, secourez-nous!

»Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous! Priez, priez! car les enfants, eux, ne prient pas.

»Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.

»Mon fils, ma fille, vous êtes couchés sur des lits de plume bien doux, et moi, votre père, et moi, votre mère, dans les flammes du purgatoire.

»Vous reposez là, mollement; les pauvres morts sont bien mal. Vous dormez là d'un doux sommeil; les pauvres morts sont dans la souffrance.

»Un drap blanc et cinq planches, un bourrelet de paille sous la tête et cinq pieds de terre par-dessus, voilà les seuls biens de ce monde qu'on emporte au tombeau.

»Nous sommes dans le feu et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds, feu en haut et feu en bas; priez pour les trépassés!

»Jadis, quand nous étions au monde, nous avions parents et amis; aujourd'hui que nous sommes morts, nous n'avons plus de parents et d'amis.

»Au nom de Dieu, secourez-nous! Priez la Vierge bénie de répandre une goutte de son lait, une seule goutte sur les pauvres trépassés.

»Sautez vite hors de votre lit, jetez-vous sur vos deux genoux, à moins que vous ne soyez malades, ou appelés déjà par la mort.»[*]

[*] Traduit par M. le vicomte de la Villemarqué.

Des groupes s'étaient formés autour du petit chanteur. Les enfants, obéissant à la lettre, se jetaient à genoux, les femmes se signaient, et les hommes glissaient une pièce de deux centimes dans le chapeau déformé de l'aveugle.

Le ciel gris, le brouillard léger, la bise aigre et gémissante de novembre s'harmonisaient avec cette scène, et une vague tristesse, ou plutôt une angoisse envahit de nouveau le cœur de Landry.

Le maire, qui était revenu le premier de l'office, se tenait sur le perron, regardant les jeunes gens qui rentraient. Il y avait un pli sur son front, et ses lèvres se serraient avec une sorte de résolution.

—Le père a quelque chose qui le tourmente, dit Goulven.

—Il est toujours triste, le jour des morts; il a vu partir tous les siens! murmura Loïzik.

—M. Desmoutiers, j'ai une demi douzaine d'arbres à marquer là-bas pour le bûcheron, dit le maire, répondant d'un signe au salut amical de Landry; voulez-vous venir avec moi, pendant que les jeunes filles changent leurs vêtements de deuil?

—Oh! très volontiers!

Ils s'acheminèrent d'un pas vif vers un bouquet de chênes très vieux, presque morts, qui s'élevaient sur la lande, à deux ou trois cents mètres du manoir. Landry parlait avec son enthousiasme ordinaire des usages bretons, de la solennité incomparable de ce jour des morts, et du chant qu'avait dit le petit Yann, l'aveugle. M. de Coatlanguy l'avait d'abord écouté avec un plaisir involontaire; mais il l'interrompit tout à coup, et dit avec une certaine brusquerie:

—Est-ce que vous resterez encore longtemps à Morlaix?

Landry tressaillit de surprise, et murmura quelque chose d'embarrassé sur le charme hivernal du paysage et le plaisir de la chasse.

—Tout cela est très bien; mais vous avez un pays, une maison, une famille, et, je l'espère pour vous, des occupations. Vous perdez votre temps, ici.

Stupéfait, inquiet, Landry garda le silence.

—Je suis habitué à parler sans détours, reprit le maire de sa voix rude. Je ne suis pas un monsieur de votre monde, mais un paysan ignorant des belles paroles. Donc, mon jeune Monsieur ne vous fâchez pas si je vous dis que vous êtes resté ici assez longtemps....

Une rougeur ardente monta aux joues de Landry.

—Ne prenez pas cela pour une insulte, reprit vivement le maire. Je vous crois honnête; vous ne voyez pas la situation dans laquelle vous vous mettez.... Soyons francs, comme deux hommes.... Vous parlez trop à ma nièce Léna; vous montrez trop, aussi, que vous la trouvez jolie, et comme cela ne peut vous mener à rien, ni vous ni elle, sauf à des chagrins, je vous donne cordialement cet avis: retournez chez vous, dans votre monde.

Les sentiments chevaleresques de Landry s'éveillèrent, et aussi.... l'esprit de contradiction qui lui faisait habituellement désirer ce que les autres jugeaient pour lui inaccessible.

—Mon monde! Le vôtre le vaut bien, M. de Coatlanguy! Vous êtes un gentilhomme, et moi d'une vieille bourgeoisie parisienne.

Le maire haussa les épaules.

—Oui, je suis gentilhomme, et je pense que mon nom vaut le vôtre. Mais il n'y a pas que l'origine pour apparier les gens: il y a l'éducation, les habitudes. Vos bourgeoises de Paris se moqueraient de Léna.... Quant à vous, votre instruction dépasse la nôtre, et vous avez fréquenté des gens bien différents de notre simple entourage. Mais à quoi bon discuter? Vous sentez, aussi bien que moi, que ma nièce ne peut être votre femme.

—Pourquoi? s'écria Landry, frémissant.

—Ce serait votre malheur à tous deux, dit le maire durement.

Si ce simple paysan aux allures droites et brusques, ignorant du monde et de ses détours, eût été le plus consommé des diplomates et eût cherché un moyen sûr pour faire épouser sa nièce à Landry, il n'aurait certainement pas mieux réussi.

—Pourquoi? répéta le jeune homme. Si vous m'avez étudié, comme vous semblez le dire, n'avez-vous pas compris qu'au sortir d'un cercle raffiné, mais toujours factice, j'ai pris ici un bain de vérité et de noblesse? J'y ai compris les grandes tâches de la vie, la beauté des principes immuables. Et si vous connaissiez les jeunes filles que je vois dans le monde, vous ne vous étonneriez pas que je sois séduit par la grâce austère et la simplicité de vos Bretonnes....

Il avait parlé avec tant de chaleur, que le maire fut un peu ébranlé.

—Vous ne seriez pas heureux, vous dis-je; Léna est fière, et souffrirait dans votre monde.

—Croyez-vous que je ne saurais pas la garder de tout froissement?

—Mais on ne transplante pas notre rude flore. Elle-même qui, je ne l'ignore pas, s'imagine qu'elle serait plus heureuse hors d'ici, elle-même, croyez-moi, aurait le mal du pays.... Un mal terrible pour les Bretons! Ils en meurent!

—Je la ramènerais! Je suis heureux, ici.... J'y achèterais un domaine, et, avec vos conseils, je m'efforcerais aussi de faire du bien....

Une lueur passa dans les yeux du maire, mais il secoua la tête.

—C'est bon, je vous crois sincère; mais cela ne suffit pas.... Même si je pouvais admettre pareille chose, il faudrait savoir ce que dirait votre mère. Aucun des miens n'entrera jamais dans une famille sans y être désiré, mon jeune ami.

Landry sentit comme une douche glacée. Il fit un effort pour répondre du même ton convaincu:

—Ma mère veut mon bonheur, elle aimera qui j'aime.

—Enfin, il faudra voir; mais ne soyez pas fâché si je vous répète que je désire autre chose pour ma nièce, et si j'exige de votre part un temps de réflexion.... Et puis... si la chose doit jamais arriver, il faut que je vous confie, que je confie à votre honneur un fait que Léna ignore, et qu'il m'est pénible de dévoiler.

Sa voix s'altéra, et Landry, étonné, se hâta de répondre que le secret, quel qu'il fût, serait scrupuleusement gardé.

Le maire n'était pas homme à prendre des biais, ni à retarder une confidence désagréable, mais nécessaire. Il regarda Landry en face, et dit à brûle-pourpoint:

—Le père de Léna n'est pas mort.

Une surprise intense se peignit dans le regard du jeune homme, en même temps qu'il ressentait une vague et pénible appréhension.

—C'était, reprit le maire avec un certain mépris, une pauvre tête. Dans les meilleures races, il y a des déchets, des ratés. Faible de santé, il avait l'horreur du travail de la terre. Je l'occupais à faire mes comptes, mais c'était un paresseux; il se croyait artiste, et s'imaginait être ici hors de sa sphère. Je le mariai, et tout alla bien pendant un an: il aimait sa femme. Mais elle mourut à la naissance de Léna. Mon frère ne sut pas porter son malheur en homme: même la petite lui faisait mal à regarder. Il réclama son héritage, et je dus vendre une de nos meilleures fermes, dit le maire avec une amertume soudaine au souvenir de cet endettement du domaine familial. Il partit, alla étudier la peinture, dissipa son argent, et finit par....

Ici il s'énerva: cela devenait trop dur....

—... Par épouser une comédienne! dit-il d'une voix de tonnerre.

Landry, consterné, sentait une sueur froide sur ses tempes.

—Ce n'est pas tout. Il plaça le peu qui lui restait d'argent dans des affaires véreuses. Il perdit tout, même l'honneur, car son nom, mon nom... fut compromis dans un désastre dont, je le dis d'ailleurs à sa décharge, il n'avait pas soupçonné le côté frauduleux. Dès lors, il fut mort pour moi.... Quand je dis mort... il fallut bien lui venir en aide pour le tirer de ce mauvais pas; mais je ne lui donnai d'argent qu'à la condition qu'il ne réclamerait jamais sa fille.

—Il ne la réclama point, en effet?

—Si, à la mort de sa seconde femme, qu'il perdit peu après. Mais j'avais élevé Léna, je me trouvais des droits sur elle, et je savais que ce père incapable ne pouvait faire d'elle une femme digne de sa mère et de ses aïeules. Il fallut bien qu'il cédât....

Il y avait sur le visage du vieillard une inflexibilité terrible. Landry formula encore une question:

—A-t-il réussi dans son art?

—Je n'en sais rien, dit sèchement le maire. Je lui écris, une ou deux fois l'an, que sa fille se porte bien, et il n'en demande pas plus.

—Signe-t-il ses tableaux du nom de Coatlanguy?

—Je le lui ai défendu. Notre nom ne doit pas être livré aux hasards du commerce ou aux aventures plus ou moins honorables d'une vie d'artiste, répondit M. de Coatlanguy, qui avait évidemment de ce genre d'existence, aussi bien que des facultés de son frère, une conception particulière qu'il était inutile de chercher à ébranler.

—Mais quand votre nièce se mariera... commença Landry.

—Son père ne tourmentera pas son mari; cela, je m'en porte garant!

—Et elle le croit mort!

Le maire s'imagina sentir un reproche dans son accent, et répondit, presque brutalement:

—Oui, elle le croit mort! Pendant un temps, nous l'avons tous cru, il ne donnait plus signe de vie. Après, je n'ai pas détrompé Léna. Avec son imagination, qui est vive et un peu folle, ne se persuaderait-elle pas que son devoir est auprès de ce vagabond qui l'a abandonnée, plutôt qu'aux côtés de ceux qui l'ont recueillie et élevée? Elle s'inquiéterait de lui, elle voudrait lui écrire, et, je vous le répète, dans un de ces moments où elle s'ennuie ici, elle serait capable de vouloir le rejoindre. Vous pouvez vous figurez les dangers qu'elle courrait près d'un homme qui n'a jamais eu la tête solide, qui a été capable d'épouser une femme de théâtre, et qui vit probablement au jour le jour, sans domicile fixe, car ses lettres ne sont jamais datées du même endroit....

Ses traits se détendirent tout à coup, et, avec un attendrissement soudain, il reprit:

—Voilà pourquoi j'ai aimé Léna plus que mes propres enfants... On disait que j'étais faible pour elle, que je la traitais autrement que Loïzik, qui sera bientôt ma bru.... C'est vrai, je l'ai aimée pour ceux qui n'étaient plus, pour la mère morte à vingt ans, pour le père qui n'aurait pas su l'élever, et qui ne repassera jamais ce seuil....

Il tira tout à coup sa montre.

—Si vous reprenez le train de Morlaix, il faut dîner à midi juste. Pensez à tout ce que je vous ai dit, et ne vous pressez pas: la vie est longue, ou semble telle à votre âge. J'ajoute que Lénik a la fortune de sa mère, à peu près trois mille francs de rentes en terres, et que, avec l'agrément de mes fils, je lui laisserai une somme de dix mille francs. Cela fait une dot, chez nous; mais dans votre monde, c'est dérisoire, et c'est encore une raison pour que vous réfléchissiez sérieusement.

—L'argent n'est rien pour moi, je suis riche! dit impétueusement Landry.

—Bon! ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère; les vieux sont raisonnables et savent compter.... C'est entendu, vous allez partir?

—S'il le faut absolument... commença Landry.

—Oui, il le faut. Et c'est aussi nécessaire pour cette enfant. Si la réflexion vous montre que vous allez faire une folie, il ne faut pas qu'elle s'attache à vous. Pour une fille comme elle, la présence d'un jeune homme comme vous est dangereuse. Vos manières, vos conversations lui feraient trouver nos gars un peu trop rustres, voyez-vous, et, après tout, c'est peut-être un Breton qu'elle épousera...

Landry fit un geste de dénégation. Cependant, à mesure qu'ils se rapprochaient de la maison, les impressions désagréables qu'il venait d'éprouver s'emparaient plus fortement de son esprit. Ce père inconnu, qui pouvait surgir dans sa vie, le hantait péniblement. Tout en faisant la part des préjugés du maire, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'Hervé de Coatlanguy n'était qu'un bohème, et qu'il serait fort désagréable de le voir venir un jour réclamer l'affection filiale de Léna...

Mais la jeune fille parut sur le vieux perron aux pierres disjointes et moussues, et le charme pénible fut rompu. Elle était encore plus jolie qu'à l'ordinaire dans ses vêtements de deuil: jupe noire unie, tablier de taffetas, coiffe sans dentelles. Sa taille gracieuse ressortait sur la muraille revêtue de passiflore. Les feuilles n'étaient pas encore tombées, les fleurs étaient remplacées par de gros fruits orangés d'un effet étrangement pittoresque, et, sur ce fond, l'austère costume noir faisait tableau.

Landry oublia tout. Il aimait Léna telle qu'elle était; quoi qu'il pût en résulter, sa seule vue avait suffi pour dissiper le trouble ou l'inquiétude qu'il avait ressentie pendant son entretien avec le maire, et malgré la note grave que donnaient au repas et la triste fête du jour, et le costume noir des jeunes filles, il sentit son cœur déborder d'espérance et de bonheur.

Il fallait cependant annoncer que sa mère était souffrante et qu'il allait repartir. La pâleur soudaine de Léna lui causa un mélange de peine et de douceur. Il ne pouvait la voir souffrir, et cependant, l'idée qu'elle le regrettait rassurait son cœur.

—Je laisse un de mes fusils à Goulven, dit-il précipitamment. Je reviendrai chasser dans ce pays dès que ma mère sera mieux...

Une lueur d'espérance glissa dans le regard anxieux de Léna, une ombre rose parut sur ses joues.

—Il ne faut pas manquer votre train, dit le maire, se levant de table. Vous serez le bienvenu, si vous revenez.

—Si je reviens!... s'écria Landry avec un regard vers Léna.

La jeune fille jugea peut-être que ce regard valait une promesse, car les couleurs reparurent tout à fait sur ses joues.

Il y eut un peu de hâte: Goulven attelait le cabriolet, le maire cherchait une couverture, et Loïzik faisait semblant de ne pas voir Léna, qui était maintenant nerveuse, et de qui Landry cherchait à se rapprocher.

—Vous savez que je reviendrai? dit-il à voix basse.

Elle baissa les yeux.

—Comment le saurais-je?

—Pensez-vous que j'oublie ces jours?

—Tant de choses vous en distrairont!

Cette fois, elle le regardait, et elle lut dans ses yeux un reproche attristé.

—Oncle Alain, dit-elle tout à coup d'un ton qu'elle essayait de rendre joyeux et naturel, puis-je donner à notre hôte une médaille de Sainte-Anne d'Auray, qui le protègera pendant son voyage?

Une médaille se donne même à un étranger.... La voix de Léna était si calme, que le maire ne crut pas que ce don eût une signification particulière. D'ailleurs, qu'importait? Elle lui demandait une permission, et il inclina la tête.

Alors elle ouvrit sa main brune, dans laquelle, depuis quelques minutes, elle tenait serrée la médaille d'argent.

—Je la garderai toujours et, en échange de cette image de la patronne d'Armor, je vous apporterai celle de la patronne de Paris, dit-il, sa voix s'étranglant d'émotion.

Il serra à la briser la petite main tremblante, et une fois encore, le vieux cabriolet l'emmena le long de l'avenue, maintenant jonchée de feuilles mortes.

IX

Ce fut à l'aube tardive et brumeuse que Landry arriva à Paris. Le coupé de sa mère l'attendait à la gare, et il éprouva une sensation presque oubliée, confortable, délicieuse, à pénétrer dans la voiture tiède et capitonnée qui gardait une très légère odeur de violettes, le parfum de sa mère. La boule d'eau chaude répandait une agréable chaleur. Le cocher était plus majestueux que jamais, avec ses fourrures et ses manières correctes.

Tout cela parut à Landry comme une évocation d'un passé à demi oublié. Le coupé partit au trot vif et relevé du cheval. Les rues étaient encore désertes, mais les becs de gaz en éclairaient les larges dimensions, les monuments familiers qui se dressaient çà et là, et il sentit une nouvelle impression de chez lui, un plaisir plus vif qu'il n'aurait cru à se retrouver dans ce vieux Paris.

L'hôtel où habitait sa mère lui parut aussi plus agréable que jamais. C'était un vieil édifice à l'ancienne mode; l'escalier était monumental, avec ses murs stuqués, son épais tapis oriental, et les jarres de faïence remplies de plantes vertes qui ornaient l'entrée.

L'appartement était vaste, confortable, avec un air de grandeur tout à fait en rapport avec les beaux vieux meubles de famille et les portraits des magistrats. Une tiédeur délicieuse y régnait dès le vestibule. Le valet de chambre était là, tout prêt à le débarrasser de son pardessus, et tout à coup, sur le seuil du petit salon, sa mère elle-même parut, dans un chaud et élégant peignoir, le visage encadré d'une dentelle, et un sourire ravi dans les yeux.

Il oublia tout dans la joie de la revoir, et la suivit dans le réduit charmant où brûlait un bon feu, et où la chocolatière laissait échapper une odeur vanillée.

—Vous vous êtes levée! Quelle imprudence! Êtes-vous donc mieux?

—Non, mais cela ne fait jamais de mal à une mère d'accueillir son fils.... Viens là, près de moi, sous la lampe.... Tu as bruni.... Tu n'es plus tout à fait le même, dit-elle avec une nuance jalouse.

—Si, si, tout à fait le même pour vous soigner et vous gâter.... Racontez-moi vos misères....

—Oh! ce sera vite dit: un point opiniâtre, un peu plus de faiblesse, et un arrêt du docteur me renvoyant vers le soleil....

—Pour tout l'hiver?

Elle sentit la pointe d'inquiétude qui inspirait ces paroles.

—Je crains que oui; mais tu choisiras toi-même le lieu de notre exil....

—Et il faut partir tout de suite?

—Le docteur le dit.

Il y eut un silence, ces deux cœurs battant d'un émoi secret en sentant approcher l'explication nécessaire.

—Je suis encore plus navré de vous voir malade, parce que je voulais vous emmener en Bretagne.

Il s'efforçait de parler d'un ton détaché, mais il était nerveux et agité.

—En Bretagne, à cette époque! En plein brouillard! dit-elle d'une voix très naturelle et d'un petit air d'effroi admirablement joué.

—Oui... j'aurais voulu....

Il ne voulait, il ne pouvait attendre. Sa mère s'était levée pour lui verser du chocolat, mais il n'aurait pu en boire une cuillerée avant d'avoir déchargé son cœur de sa terrible confidence.

Il la ramena tout à coup à son fauteuil, et s'inclina vers elle d'un air qu'il voulait faire tendre, et qui, à son insu, était suppliant.

—Oui, j'aurais voulu vous faire connaître Hélène de Coatlanguy....

Ce nom d'Hélène lui parut une sorte de travestissement, tandis qu'il le prononçait.

—Hélène de Coatlanguy? répéta sa mère du même ton naturel.

—Oui, je vous ai parlé d'elle!

—M'as-tu parlé d'elle, vraiment?

—Mère, Séverin a dû vous dire.... En un mot, j'ai trouvé la seule femme que j'aie jamais aimée, la seule qui puisse me rendre heureux!

Il y eut un silence très lourd, pendant lequel Landry vit s'altérer le visage de sa mère.

—Ç'a été bien subit, dit-elle enfin de sa voix douce, qui avait une nuance plaintive.

Il fit un rapide calcul, et s'aperçut qu'un mois ne s'était pas écoulé depuis le jour où il avait vu Léna pour la première fois.

—C'était ma destinée! répondit-il. Et dans ce milieu, dans cette intimité de la campagne, les semaines valent des mois entiers de relations banales.

—Tu es, évidemment, libre de choisir ta femme, Landry, même si ce choix doit mal cadrer avec ton monde, tes habitudes et... les miennes, même si cette femme et ta mère ne peuvent espérer devenir jamais intimes. Mais tu ne me refuseras pas un droit: celui d'exiger de toi quelque réflexion....

—M. de Coatlanguy l'exige aussi! s'écria-t-il étourdiment, mais je suis sûr de moi!

Mme Desmoutiers changea de couleur.

—Quoi! dit-elle, as-tu déjà, sans m'en parler, engagé ton avenir?

Il se mordit la lèvre.

—Il a bien fallu que je dise à l'oncle de Léna que j'étais loyal et que j'avais des intentions droites, car sa fierté prenait ombrage, et il craignait que sa nièce ne s'attachât à moi....

Mme Desmoutiers laissa échapper un éclat de rire strident, absolument inattendu.

—Ah! voilà ces mœurs patriarcales, cette simplicité antique! Ce paysan a été assez intrigant pour t'obliger à te déclarer! Mon pauvre Landry, le tour est connu! C'était une mise en demeure, et tu es tombé dans le piège!

Landry lui jeta un regard furieux.

—Je ne souffrirai pas, s'écria-t-il, que vous accusiez de duplicité le plus honnête homme que je connaisse! Ce que vous appelez un tour peut être exécuté dans un certain monde; lui est sincère, et plus fier que vous ne pouvez l'imaginer! Il ne me donnerait pas sa nièce sans votre consentement!

Tout à coup, très nerveuse, sa mère éclata en pleurs. Atterré, il ne sut plus que dire et il essaya de la calmer.

—Ma mère! Maman, est-ce ainsi que nous devions nous revoir! J'avais le cœur plein de joie, plein de confiance, plein de la confiance que mes espoirs et mes joies, seraient les vôtres! Si seulement vous la connaissiez!...

Les larmes de Mme Desmoutiers s'arrêtèrent tout à coup.

—Je veux bien la connaître, dit-elle.

D'abord interdit de cette capitulation soudaine, Landry se jeta au cou de sa mère.

—Ah! je savais que vous êtes bonne, que vous m'aimez! Chérie maman! Vous serez toujours l'âme de notre vie! Elle vous sera une fille délicieuse, elle qui n'a pas de mère! Songez-y! Vous la formerez doucement à tous vos goûts, à toutes vos habitudes!

Il y avait une expression un peu embarrassée sur le visage de Mme Desmoutiers, et elle détourna son regard de celui de son fils.

—Je puis retarder mon départ, reprit-elle. Voyons, a-t-elle quelque parent qui puisse la recevoir à Paris?

—Oui, oui, le curé d'une des paroisses de la banlieue est le cousin de sa mère, et la sœur de ce curé, qui tient son ménage, l'a invitée plus d'une fois à venir les voir.

—Pourquoi n'est-elle pas venue?

—Son oncle ne voulait pas.

—Consentira-t-il, maintenant?

—Oh! certes, je me charge de tout! Mère chérie, ma jolie, ma chère maman, que je vous aime!...

—Ne m'a-t-on pas dit que cette jeune fille est vêtue en paysanne?

—Oui, mais elle devra, naturellement, quitter son joli costume en devenant ma femme.

—Il faudra qu'elle le quitte avant, si elle vient à Paris.

—Naturellement, on la regarderait trop! Je vais écrire à son oncle...

—Ne te décideras-tu pas à déjeuner, Landry?

—J'oubliais... J'oublie tout, excepté Léna... et vous, dit-il souriant.

—En attendant qu'elle prenne la première place dans ton cœur, si réellement tu persistes dans ce projet, ne peux-tu pas être à moi seule pendant quelques jours, Landry?

Il lui répondit par une pluie de baisers, et fit un effort pour lui demander des nouvelles de leurs amis.

X

Mme Desmoutiers avait senti l'embarras d'un tête-à-tête avec son fils, et elle lui proposa de faire inviter Séverin à déjeuner. Il accueillit cette offre avec un véritable soulagement. Il trouva des affaires vraies ou supposées pour passer la matinée hors de chez lui, et quand il rentra, Séverin était déjà là.

Avec M. de Salles, rien n'était jamais banal. Il possédait un tact exquis, une finesse presque féminine, et il réussit sans affectation, à la satisfaction, de la mère et du fils, à maintenir la conversation sur les sujets étrangers à celui qui les occupait et les divisait si intensément.

Mme Desmoutiers prétexta des lettres, tandis que Landry emmenait son cousin dans le fumoir, et commençait aussitôt de lui-même à parler de Léna.

—Séverin, j'ai à te remercier. Je pense que c'est à toi que je dois de trouver ma mère favorable, ou plutôt résignée à ce que je désire.

Séverin tira quelques bouffées de son cigare, puis regarda Landry.

—Est-elle vraiment résignée?

—Tellement, qu'elle veut connaître Léna, la voir à Paris.

Nouveau silence, pendant lequel Landry commença à ressentir un vague malaise.

—Mon cher, je te parlerai franchement: je trouve tes décisions promptes, prématurées. Je t'ai conseillé de réfléchir.

—Il est trop tard!

—Quoi! t'es-tu engagé? s'écria Séverin avec inquiétude.

—Oui, M. de Coatlanguy sait que j'aime sa nièce, et Léna soupçonne que je n'aurai pas d'autre femme qu'elle.

—Tu as été très imprudent, et je souhaite que tu ne le regrettes jamais. Mais maintenant, te voilà lié....

—Oui, comme dit la chanson bretonne: «Avec un lien d'or, durant jusqu'à la mort.»

—Il n'y a pas là matière à plaisanterie, dit sèchement Séverin. Le lien d'or se change parfois en un lien de fer, et la mort ne se charge pas toujours de le briser. Mais je tiens à préciser mon rôle dans cette aventure. Je suis placé dans une situation très spéciale, ayant la confiance de ta mère comme la tienne. Je crois qu'elle a raison, quand elle juge que ce mariage ne te convient pas; je le lui ai dit, comme je te le dis à toi même. Mais maintenant que tu as donné ta parole, je ne puis, en homme d'honneur, que te conseiller d'aller jusqu'au bout, et je parlerai dans ce sens à Jeanne. Seulement, tu aurais tort de la croire si résignée: elle fera tout ce qu'elle pourra pour te faire éviter ce qu'elle considère comme un malheur.

—Alors, pourquoi faire venir Léna! dit Landry d'un ton de triomphe.

—A ta place, je ne dépayserais pas cette jeune fille.... Ce sera à toi, comme mari, qu'il appartiendra de lui apprendre son nouveau rôle.

—Mais je serai si heureux de la revoir!

—Comme il te plaira. Souviens-toi de mon avis: il vaudrait mieux qu'elle ne vînt pas.

—Que dirais-je, alors, à ma mère?

—Que tu aimes mieux attendre qu'elle voie ta future femme dans son milieu.

—Non, ce milieu déplairait odieusement à ma mère. Elle est artiste, mais le pittoresque de Coatlanguy est trop rude pour elle.

Séverin haussa les épaules.

—Tu es averti....

—D'ailleurs, j'ai écrit déjà à Coatlanguy.... Veux-tu venir retrouver ma mère?

La visite de Séverin ne se prolongea pas. Landry, désireux de quitter la maison, sortit un instant du salon pour s'habiller, et Mme Desmoutiers profita du moment où elle était seule avec son cousin pour lui dire, d'un air de triomphe:

—J'ai mis mon plan à exécution.... Cette jeune fille va venir, et j'espère que, détachée de son cadre, elle perdra ce prestige qui rend mon fils insensé.

Le visage de Séverin exprima une profonde indignation.

—Je regrette de vous dire que je ne vous croyais pas capable d'une telle duplicité!

Mme Desmoutiers se mordit la lèvre.

—Le mot est dur, Séverin!

—Je dois vous avertir que, sans me croire le droit de trahir votre confiance, qui me pèse, j'ai mis Landry en garde contre la venue de Mlle de Coatlanguy. Naturellement, il vous croit sincère.

—Et pourquoi voudriez-vous faire échouer mon projet? dit-elle, rougissant de colère. Il s'agit du bonheur de mon fils, et je le défends comme je peux!

—Je n'admets que les armes courtoises.

—Séverin!....

—Et je vous demande de ne plus, dès maintenant, me tenir au courant d'une situation que je déplore.... Encore un mot.... Je vous préviens loyalement que, Landry s'étant formellement engagé, je considère son honneur comme lié à cette promesse.

Elle n'eut pas le temps de s'indigner; Landry revenait chercher son cousin.

XI

LANDRY A ALAIN DE COATLANGUY

»Paris, 3 novembre.

«Cher Monsieur, je viens vous adresser une requête.... Ma mère veut connaître votre Léna, et elle est trop délicate pour aller en cette saison en Bretagne. Je sais qu'une de vos parentes réclame la visite de votre nièce. Laissez-la venir, je vous en supplie! Je l'aime tant, et ma mère est si bonne!

»J'attends un oui avec confiance. Encore mille fois merci pour tout ce que m'a donné votre maison. En vous priant de me rappeler à tous ceux qui vous entourent, je vous renouvelle la respectueuse assurance de mon meilleur dévouement.»

Le maire, en repliant cette lettre, vit les yeux de Léna anxieusement attachés sur lui.

—Est-ce que c'est M. Desmoutiers qui vous écrit? Reviendra t-il chasser? demanda-t-elle avec une affectation d'indifférence.

—Pas pour le moment! répliqua-t-il rudement.

Mais la tristesse qui éteignit soudain le rayon de ces doux yeux lui retomba pesamment sur le cœur.

Il alla s'enfermer dans son bureau, et répondit sans plus tarder:

«Mon cher Monsieur,

»Je vous ai dit de réfléchir. C'est trop tôt. Rappelez-vous ce que je vous ai confié. Et puis, ce n'est pas trop digne, pour une jeune fille, d'aller se montrer à Paris, pour revenir tristement chez elle au cas où elle ne plairait pas à votre mère.

»Bien à vous.»

Cette lettre causa à Landry un désappointement profond, mais aussi lui rappela désagréablement le point noir qu'il avait oublié: l'existence de ce père qui pouvait surgir devant lui. Même en faisant la part des préjugés et des rancunes du maire, c'était évidemment une relation à éviter. Il résolut de ne parler de lui à Mme Desmoutiers que lorsque tout serait arrangé, conclu, irrévocable. Seulement, cette réticence n'était pas pour rendre plus aisés ses rapports avec sa mère.

Celle-ci ne semblait pas remarquer sa contrainte. Elle se bornait à l'envelopper plus que jamais non seulement de tendresse et d'attention, mais de tous les raffinements de leur vie élégante, à laquelle il se reprenait d'ailleurs inconsciemment, quoi qu'il en eût pensé sur les monts d'Arrez.

Il n'était plus question de départ. Mme Desmoutiers attendait patiemment, Landry avec anxiété, que M. de Coatlanguy consentît au voyage de sa nièce.

Et, avec la singulière et touchante faiblesse qu'il éprouvait pour Léna, faiblesse qui était le seul point vulnérable de cette rude et violente nature, M. de Coatlanguy céda enfin, la voyant maigrir, pâlir et pleurer.

Elle fut confiée, pour le voyage, à une châtelaine du voisinage qui allait voir son fils à Paris. Elle partit, folle de joie, sûre de l'avenir, vivant le plus enivrant des rêves.

Son oncle avait mis deux conditions à son départ: elle quitterait Coatlanguy et elle y reviendrait vêtue en Bretonne, et le jour de ses noces, que cela plût ou non à sa nouvelle famille, elle irait à l'autel en mariée de Fouesnant, telle que Landry l'avait vue le jour du Rosaire, avec la couronne de fleurs d'oranger en plus.

Elle ne voulut pas dire à Landry le jour de son arrivée: elle désirait lui faire la surprise de se montrer à lui vêtue en demoiselle. Elle aussi arriva à la gare Montparnasse à l'aube froide d'un jour d'hiver. Mais ce n'était pas un coupé coquet qui l'attendait: sa cousine Mélanie, vêtue de noir, son chapeau démodé posé de travers, était là pour reprendre avec elle un train de banlieue, dont l'allure était lente, les wagons froids et sales.

Il fallait, après la fatigue de cette longue nuit, avoir du soleil plein le cœur pour ne pas pleurer de désolation en traversant ces tristes faubourgs, bordés de constructions sordides, et aussi en se voyant l'objet d'une attention effrontée de la part de ses compagnons de voyage. Malgré la cape qui recouvrait son pittoresque costume, Léna se sentait l'objet d'une admiration grossière qui la froissait, et sa cousine la comprit, car elle dit tout bas en lui serrant la main:

—Nos jolies coiffes seraient impossibles ici, mignonne.... Nous irons tantôt au Bon-Marché acheter un costume....

Le train s'arrêta comme le jour terne et triste éclairait tout à fait les rangées de maisons sordides, les boutiques misérables qui s'ouvraient une à une, et une population d'ouvriers à la mine farouche et de ménagères fanées, ébouriffées, portant des châles tricotés sur leurs camisoles de pilou.

Léna se sentait le cœur serré. Elle avait beau se dire que ce n'était pas là Paris, qu'un monde de joies et d'impressions grandioses l'attendait, cette arrivée lui causait une affreuse déception. Elle avait entrevu, entre Versailles et Sèvres une campagne encore noyée dans l'ombre, un peu artificielle, mais enfin une campagne; et ici, dans ce ramassis de briques et de plâtre, pas même un tronc d'arbre ne s'élevait sur l'horizon. Et quel horizon! Une plaine monotone et fuyante, hérissée de cheminées d'usines, et semblant prolonger indéfiniment toute cette misère....

—Voici l'église, dit Mlle Mélanie, qui trottinait dans la boue avec un art particulier, sans éclabousser les bas blancs qu'elle portait comme dans sa jeunesse.

Le cœur de Léna se serra de nouveau. L'église, cette construction d'un blanc sale, percée de fenêtres carrées, avec un toit de tuile et un petit fronton grec affreux!

—Ah! dame, cela ne vaut pas nos églises de Bretagne, ma chère! Mais l'intérieur est mieux que le dehors; voulez-vous entrer?

Oh! oui, au milieu de cet inconnu, dans ce désarroi soudain de sa pensée, de son attente, Léna pénétra dans la pauvre chapelle comme en un lieu de refuge, comme en une maison paternelle. Elle se jeta à genoux d'un mouvement éploré contre la laide balustrade de bois, et regarda le tabernacle. Là était le même Hôte qu'elle adorait sur l'autel de granit bleu de Lanrouara; là, elle était encore chez nous.... Soudain réconfortée, elle fit le tour de l'église, et s'arrêta devant une statue de la Sainte Vierge, en marbre, qu'on s'étonnait de trouver dans cette église si pauvre.

Léna n'avait pas seulement envers la Mère de Dieu la dévotion naturelle aux chrétiens, et encore plus aux jeunes filles très pieusement élevées. Dans le grand vide que laissait à son cœur la mort prématurée de sa mère, elle s'était passionnément rattachée à cette tendresse céleste, à cette protection qu'elle avait sentie vivante, tangible. Elle avait une impression profonde, vécue, pour ainsi dire, de la bonté de Celle qui, obéissant la première au double et semblable commandement d'aimer Dieu et ses créatures, poussa cet amour jusqu'à étendre aux hommes coupables sa maternité ineffable....

A ce nouveau tournant de sa vie, elle sentit tout à coup un besoin ardent de se remettre en ces mains sages et tendres, et une prière naïve sortit de son cœur:

—Puisque je n'ai plus d'autre mère que vous, il me semble, ô ma Mère Marie, que vous arrangerez ma vie comme maman l'eût aimée.... Donnez-moi un bonheur pur, béni, sur la route du ciel.... Je vous le consacrerai, je l'emploierai à la gloire de Dieu; mais laissez-moi être heureuse, donnez-moi le cher compagnon avec qui je m'acheminerai vers vous....

Elle se releva, confiante. Maintenant, il lui semblait avoir pris pied dans ce milieu inconnu.

Le presbytère était tout proche: une pauvre maisonnette à trois fenêtres de façade.

—Chez nous, la porte du presbytère est toujours ouverte murmura involontairement Léna, voyant sa cousine tirer une clef de sa poche.

—Hélas! ici ce n'est pas comme chez nous! dit la vieille fille en soupirant. On serait vite dévalisé, assassiné, peut-être, si l'on ne se gardait pas....

Léna, en pénétrant dans le couloir, entre ces minces cloisons de briques, songea au Coatlanguy. Quelle différence entre la vaste cuisine du manoir, encombrée de ses cuivres brillants et de ses provisions savoureuses, et ce réduit peint à la détrempe, avec son petit fourneau et ses trois ou quatre casseroles émaillées! Quelle différence aussi entre la grande salle de là-bas, meublée de ses solides bahuts, et cette salle à manger tapissée d'un papier à quatre sous, avec son buffet de bois peint et sa table couverte d'une laide toile cirée!

Quatre tasses étaient prêtes, et Mlle Mélanie, ôtant son manteau, alla chercher la cafetière, puis agita une clochette dont le son paraissait bien grêle auprès de la voix pleine et puissante de la cloche de Coatlanguy allant porter aux travailleurs la bonne nouvelle du repos et du réconfort.

Deux prêtres apparurent presque aussitôt; l'un, pâle, ascétique, était le vicaire; l'autre, vieilli avant l'âge, avec des traits rudes, comme sculptés dans du bois, et des yeux bleu clair très doux, était l'abbé Le Du, le curé de la paroisse, et l'oncle à la mode de Bretagne de Léna.

Un éclair de joie illumina sa figure fatiguée; mais ce n'était pas à sa parente inconnue qu'allait son regard: c'était le costume breton qui amenait ce ravissement sur ses traits.

—Mon cher Sandoz, voilà l'habit authentique du pays de Fouesnant!

Le vicaire sourit; il entendait si souvent parler de ce lointain village breton comme d'un paradis perdu,—d'un paradis terrestre sacrifié au paradis de là-haut! Mais il ne savait pas, parce qu'il n'était pas Breton, toute l'étendue du sacrifice: les ouailles dociles abandonnées pour les brebis errantes, les belles églises de granit quittées pour les misérables chapelles, et les vieux presbytères entourés d'arbres et tapissés de roses pour cette maison banale,—enfin le respect et l'amour qui, là-bas, entourent le prêtre, remplacés par la défiance farouche ou la haine furieuse....

Tout cela repassa en une minute devant les yeux du prêtre exilé. Mais il n'était pas de ceux qui regardent en arrière, et il sourit à Léna.

—A qui ressemble-t elle, Mélanie? Elle a les yeux de sa mère, mais le profil aquilin des Coatlanguy.... Une forte race!... Le maire de Lanrouara est toujours bien, et dur comme un chêne?... Assieds-toi, ma fille, ajouta-t-il avec simplicité, employant, bien qu'il ne l'eût jamais vue, le tutoiement d'une proche parenté. Mélanie, sers-la bien vite, elle doit avoir froid, après ce voyage....

Léna avait faim; mais elle éprouva une surprise désagréable en voyant sa cousine verser dans sa tasse un lait bleuâtre, et l'odeur insupportable du beurre (acheté cependant exprès pour elle,) lui rappela à propos qu'il y avait dans son panier un pot de beurre de Coatlanguy, baratté de la veille, avec un reste de pain de ménage.

Le curé s'attendrit.

—Voyez, Sandoz, du pain pétri chez nous! Et cette enfant-là a travaillé elle-même ce beurre, du beurre comme je n'en mange plus depuis trente ans!

—Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois au pays, mon oncle? Le maire m'a chargée de vous dire que les chambres ne manquent pas, au Coatlanguy....

—Mélanie, elle a l'accent du pays! dit le curé avec un nouveau ravissement.

Ceci n'était pas pour plaire à Léna, qui se piquait d'avoir évité l'accent du terroir.

—Aller en Bretagne! reprit le curé. Eh! c'est notre rêve de tous les ans! Nous faisons une tire-lire, n'est-ce pas, Mélanie? Et l'abbé, qui est très fort sur les indicateurs, nous arrange notre petit voyage.... Mais il y a toujours un empêchement....

—Parce que vous êtes trop bon! dit Mélanie, qui, par respect pour le caractère sacré de son frère, ne le tutoyait point, bien qu'elle le régentât de son mieux. Il y a deux ans, c'était un coup de peinture dans l'église; l'année d'après, c'était ce maçon tombé d'un mur, qui laissait des orphelins. Il vous insultait de son vivant, mais enfin, les petits étaient des innocents. Mais cet été!...

—Eh bien! il y a encore eu un obstacle.... N'ennuie pas Léna de ces histoires....

—Léna, il a été volé, oui, volé par un misérable qu'il nourrissait! Et, au lieu de porter plainte, il l'a aidé à quitter le pays et à acheter une pacotille!

—Il fallait lui épargner des tentations, dit le prêtre doucement. Mais je voudrais savoir des nouvelles de chez nous, et entendre les chers noms bretons de nos parents, que j'espère bien voir l'année prochaine.

Léna se prêta complaisamment à l'énumération désirée. Le visage du curé rayonnait, tandis qu'il écoutait des détails puérils en eux-mêmes, mais précieux pour son cœur toujours chaud. Tout à coup, il tira sa montre.

—Voici l'heure du catéchisme.... Mais tu parles breton, ma fille?

—Oh! oui, dit Léna en riant; l'oncle Alain y tient plus qu'au français.

Le curé se mit alors à parler, avec une légère hésitation provenant du manque d'habitude, la langue chérie, la langue natale que, seule près de lui, Mélanie pouvait comprendre. Il se leva à regret pour le catéchisme.

—Allons, Sandoz, il est l'heure.... Vous m'aiderez à remercier le bon Dieu du bonheur qu'il me donne aujourd'hui.... Si je n'ai pu aller chez nous, eh bien! le pays est ici avec cette enfant!

—Comme mon oncle semble bon! dit Léna, suivant Mélanie dans l'étroit escalier de sapin.

—Trop bon! Mais c'est vrai qu'il est un saint.... Il mourra ici, parmi ses voyous et ses vagabonds. Il en arrache encore quelques-uns au diable, et tant qu'il tiendra debout, il refusera d'aller se reposer là-bas.

Elle ouvrit une porte dépeinte, et Léna vit une petite chambre pauvre et propre, avec de la perse bleue passée à la fenêtre et au lit, une commode de merisier et deux chaises de paille. Un second lit, voilé d'une couverture de piqué, avait été étendu pour elle.

—Tu partageras ma chambre, ma fille.... Ce n'est pas beau, mais je te l'offre de tout cœur.

Léna, qui connaissait les presbytères bretons, pauvres, mais assez vastes pour donner l'hospitalité, éprouva un désappointement; elle allait gêner sa cousine, et elle regrettait de n'avoir pas un coin à elle. Dès ce moment, elle sentit qu'elle ne pourrait rester longtemps.... Il fallait se hâter de voir la mère de Landry.

—Tante Mélanie, dit-elle, rougissant, il faut que je vous dise que j'ai.... des amis à Paris.... C'est-à-dire que je n'ai jamais vu sa mère, mais je suis sûre qu'elle désire me voir.

—Quelles belles couleurs, ma petite!.... Raconte-moi cela.... Il y a bien sûr quelque chose!

Et dans cette petite chambre fanée, où Mélanie ne rêvait guère qu'au problème de «nouer les deux bouts,» ou au moyen de venir en aide à telle paroissienne récalcitrante, le naïf roman fut conté, ce roman éclos sous les brises âpres de la montagne, sur les pentes sauvages fleuries d'ajoncs. Léna ne savait pas qu'elle avait été demandée en mariage par Landry; mais, du moins, elle le devinait, et elle n'ignorait pas que les lettres qui ne lui étaient pas communiquées avaient décidé de sa venue de Paris. Elle parla longtemps de son amoureux à la vieille fille émerveillée.

—Il doit savoir ton arrivée, tu le verras demain! Et alors, il te faut la toilette aujourd'hui.... Dépêche-toi de t'arranger, ma fille, nous devons sortir d'ici à une demi-heure!

XII

Léna, étourdie, embarrassée des regards qu'on jette sur elle, se trouve prise, entraînée, submergée dans le courant qui, un jour d'exposition, se précipite dans les halls et les escaliers des grands bazars parisiens. Jamais elle n'a vu tant de foule, ni entendu un tel bruit. Jamais, non plus, une pareille multitude d'objets ni un aspect si varié, si élégant, n'ont apparu, je ne dirai pas seulement à ses yeux, mais à son imagination. Ses oreilles lui font presque mal; les heurts la font tressaillir, et cependant, à chaque pas, elle murmure naïvement: «Que c'est beau!»

Mais sa cousine l'entraîne, en habituée de la maison. Il est vrai qu'elle fréquente surtout le comptoir de la bienfaisance; mais, quand elle a fait les modestes achats de son frère, elle parcourt volontiers, avec un plaisir platonique, les riches rayons de soieries, surtout ceux du linge; car, en vraie Bretonne, elle aimerait à voir des armoires pleines de toile.

En deux heures la toilette est composée, depuis les bottines jusqu'au chapeau. Le complet a besoin d'une retouche, mais sera livré le soir même. Elles ont passé à la ganterie, et choisi un voile, un nœud de mousseline pour le corsage, quelques mouchoirs en batiste imprimée. Il est près d'une heure, et, plus fatiguées de cette séance dans une atmosphère viciée que d'une longue promenade dans la campagne, elles viennent tomber sur une chaise dans un bouillon que remplit encore une foule affairée.

—Que prendras-tu, ma petite? demande Mélanie, lui tendant le menu.

Léna rencontre le regard curieux de la bonne, qui examine sa coiffe, et elle entend derrière elle des réflexions sur son costume.

—Très seyant!... Est-ce une vraie Bretonne? Est-ce le costume du Pardon de Ploërmel?... Elle tient à être remarquée, cette petite, pour se montrer ainsi dans Paris!

—Que prend Mademoiselle? demande la bonne d'un ton leste.

Les yeux de Léna errent sur une liste de mets inconnus, et elle se hâte de dire qu'elle prendra ce qu'a choisi sa cousine.

Le même air vicié, rempli, cette fois, d'émanations culinaires, lui tourne la tête. Elle répond à Mélanie sans la comprendre, puis elle repense à ses achats.

Maintenant, elle se demande si elle en est contente. Mélanie a-t-elle vraiment bon goût? N'aurait-il pas mieux valu croire cette tranquille demoiselle de comptoir, qui lui conseillait d'attendre deux jours pour avoir son complet et son blouson faits sur mesure? Cette étoffe grise n'était-elle pas trop claire?... Ce chapeau mordoré orné d'une rose, un peu commun?...

Elle était trop lasse et trop agitée pour manger. Et puis la pensée d'être si près de Landry lui causait un vertige. Si elle allait l'apercevoir tout à coup!

Mélanie la traîna tout le jour à travers Paris. C'était trop, et les intermèdes désagréables produits par l'attente aux bureaux d'omnibus, la traversée des carrefours, les embarras de voitures l'empêchaient de jouir de l'aspect animé des grandes rues et des boulevards.

Mais, comme tombait la nuit, il arriva une pénible aventure. A la sortie d'une église où était assemblée une foule considérable, Léna et sa parente furent séparées. Dans l'obscurité croissante, la jeune fille ressentit un effroi nerveux. L'attention qu'excitait son costume lui devenait odieuse. Elle allait de côté et d'autre, cherchant Mélanie aux diverses portes; mais les abords en devenaient déserts. Elle rentra dans l'église, parcourut les nefs, sortit anxieuse. Tout était pour elle difficile et nouveau, même arrêter une voiture. Comme, cependant, elle allait se décider à se faire conduire à la gare, et qu'elle glissait sa main dans sa poche pour y prendre son porte-monnaie, elle poussa un cri d'effroi: elle se souvenait maintenant de l'avoir confié à sa cousine. Que faire? Mélanie était sans doute allée l'attendre à la gare.... Ses larmes coulaient sans contrainte, tandis qu'elle allait et venait sur le trottoir. Elle éprouva tout à coup un saisissement en entendant une voix masculine tout près d'elle.

—Pardonnez-moi de vous aborder, Mademoiselle, mais voici quelques instants que je vous vois évidemment embarrassée.... Êtes-vous égarée dans ce quartier? Puis-je vous donner un renseignement?

Les yeux effrayés de Léna rencontrèrent une figure rassurante, celle d'un homme d'une taille élevée, d'un aspect élégant, d'une physionomie sévère. Il tenait son chapeau à la main, et le ton grave et respectueux de ses paroles donna confiance à Léna.

—La parente qui m'accompagnait a été séparée de moi par la foule, il y a déjà quelques minutes, et elle ne revient pas....

—Peut-être vous attend-elle chez vous?

—Ou à la gare.... Mais....

Elle ne pouvait point dire à cet inconnu qu'elle n'avait pas d'argent.

—Est-ce loin, la gare Montparnasse, Monsieur?

—Très loin. Appellerai-je une voiture pour vous?

—C'est que.... Ne puis-je y aller à pied?

Elle tordait ses mains vides, et il devina.

—Madame votre parente a peut-être votre porte-monnaie? Voulez-vous m'autoriser à vous remettre ma carte, qui vous permettra d'acquitter le petit emprunt que vous allez être forcée de contracter?

Elle prit la carte, anxieuse, indécise. Le nom ne lui était pas connu, mais les manières de l'étranger la rassuraient.

Il appela un fiacre, puis tendit à Léna son porte-monnaie.

—Je ne sais rien... j'arrive à Paris.... Que dois-je donner?

—Cette pièce de deux francs, le trajet étant long.

—Merci, Monsieur.... Je demeure au presbytère de Boulommiers....

Il fit un geste de surprise, et la regarda plus attentivement.

—Alors, dit-il, ce doit être à Mlle de Coatlanguy que j'ai l'honneur de parler?... Mon cousin, Landry Desmoutiers, m'a rendu familiers le nom et l'hospitalité de monsieur votre oncle....

Un flot de sang monta au visage de Léna, et une chaleur de vie à son cœur. Jamais le cher vieux nom n'avait semblé plus doux à son oreille qu'en ce moment où il lui servait de passe-port sur le pavé de Paris. Mais, comme elle allait répondre, la disgracieuse silhouette de Mélanie se dressa devant elle. La pauvre fille était en sueur; son chapeau était plus que jamais de travers, et une mèche grise pendait, détachée de ses bandeaux.

—Enfin, te voilà! Je viens du poste de police, du bureau des tramways.... J'étais folle de peur!

—Et moi aussi, dit Léna, riant et pleurant. Voici une voiture où Monsieur allait me faire monter.... Oh! quel heureux hasard! Il est le cousin de M. Desmoutiers.

Séverin s'inclina.

—En effet, je suis son proche parent; mais j'ignorais le nom de Mademoiselle, quand j'ai cru devoir offrir à sa détresse évidente une aide d'ailleurs banale.

Les manières de Séverin étaient bien faites pour rassurer la sœur du curé.

—Merci, Monsieur, nous allons profiter de cette voiture.... Penser que cette enfant était perdue dans Paris, et avec ce costume! Merci encore, et que Dieu vous bénisse!

Elle entraîna Léna, qui répondit par un sourire timide au salut correct de son protecteur improvisé, et elle n'eut pas trop du trajet de la gare pour raconter ses craintes et sa désolation.

Quand elles rentrèrent, la servante annonça triomphalement que la voiture du Bon-Marché était venue, et qu'il y avait une quantité de cartons et de paquets.

Mélanie coupa les ficelles avec une hâte joyeuse et étala sur les deux lits la jupe et la jaquette d'étoffe grise, la blouse à carreaux bleus et blancs, le chapeau, les gants, le nœud de mousseline. Elle vérifia la note, et déclara que c'était une affaire merveilleuse, le costume ayant été laissé au rabais comme étant de l'an dernier.

—Vas-tu essayer cela tout de suite, Léna?

Mais voici qu'une tristesse envahissait Léna. Ce costume de demoiselle, qu'elle avait si souvent rêvé et envié, lui produisait un effet étrange, comme une angoisse.

—Il est tard, tante Mélanie.... Votre frère aimera à voir mon costume breton, ce soir encore....

—Ça, c'est vrai.... Eh bien! repose-toi un peu, je vais voir si le souper est prêt.

Et, ayant noué un tablier sur sa robe noire, usée jusqu'à la corde, la vieille fille, sans songer à sa fatigue, se hâta de rejoindre la servante.

Le curé s'était promis une soirée tranquille. Il avait aidé son vicaire à descendre un harmonium; il voulait faire redire à Léna ses chants préférés, et il venait de lui demander ar Baradoz, le cantique de saint Hervé, le moine aveugle, sur le paradis, lorsque la sonnette de l'entrée retentit.

Il y eut des pourparlers, puis Mélanie, qui était allée ouvrir la porte, revint en grommelant.

—Une rixe près de l'usine.... Un homme à moitié assommé.... Inutile d'y aller, mon frère, vous seriez insulté, et ils ne vous laisseraient pas arriver près du blessé.

Les deux prêtres se levèrent en même temps.

—Qui est venu, Mélanie?

—La Frisée, cette fainéante que vous avez secourue pendant des mois; c'est son frère qui est tombé... un ivrogne!

—C'est ma clientèle, Sandoz, dit naïvement le curé; c'est à moi à y aller, s'il vous plaît. Bonsoir, dites une prière pour cette âme....

Il était déjà parti, et l'on entendait le flic flac de ses souliers dans la boue du chemin.

—Vous permettez que je remonte travailler? murmura le vicaire.

—Oh! certes, et toi, tu es fatiguée... Monte, et dors bien vite!

Quelques instants après, Léna était couchée dans son étroit petit lit; mais une surexcitation inaccoutumée l'empêchait de dormir. Les impressions du voyage, de l'arrivée, le surmenage de cette journée, un certain désappointement vague, enfin les émotions qui avaient terminé l'après-midi, y compris l'apparition du cousin de Landry, tout cela tourbillonnait dans son cerveau et lui causait une sorte de fièvre. Puis, il y avait l'attente de demain. Elle verrait Landry, elle en était sûre, et sans doute il aurait hâte de la présenter à sa mère. Comme son cœur battait, à cette idée!

Elle essayait de se calmer et de fermer les yeux; mais il y avait mille bruits dans cette maison aux minces cloisons. Au-dessous d'elle, un clapotement régulier révélait une lessive nocturne. Mélanie ouvrait des portes, des armoires; puis le curé rentra, et fut de nouveau grondé.

La dernière vision qu'eut ce soir-là la jeune fille, ce fut sa cousine rentrant à pas de loup avec sa lampe, et se mettant en devoir de raccommoder de grands bas de laine noire dont elle coiffait son poing.

Chose bizarre, ses rêves, pressés, heurtés, ne retracèrent ni les incidents, ni les émotions de cette journée. Elle se trouva transportée au Coatlanguy, jouissant du charme austère d'un paysage hivernal, puis errant, avec une sensation de soulagement et de bien-être, dans les vastes chambres du manoir, pleines d'un rustique confort. Les figures familières de là-bas se pressaient autour d'elle, souriantes. Elle se retrouvait devant le bahut où était pliée sa robe brodée d'argent, elle effleurait d'une sorte de caresse la fine dentelle de ses coiffes, les plissés savants de ses cols. Puis c'était le cimetière verdoyant autour de l'église. Ici, elle s'angoissait, cherchant sans la trouver la tombe de son père. Et, chose étrange, ce fut ce rêve qui, à son réveil, persista à hanter sa pensée. Tandis qu'elle regardait autour d'elle, cherchant à reconnaître où elle se trouvait, sa mémoire engourdie s'efforçait de retrouver, si elle l'avait jamais entendu, le nom de la ville où était mort ce père inconnu.

XIII

Le jour tardif éclairait la pauvre petite chambre, et le lit de Mélanie était déjà drapé de la perse fanée.

Léna regarda sa montre d'argent: il était plus de sept heures et demie. Au Coatlanguy, Loïzik avait déjà entendu la messe, baratté le beurre, balayé «la salle», distribué le grain aux volailles, et elle était sans doute installée à coudre près de la fenêtre.

Léna sentit un vague attendrissement en songeant au vaste et rougeoyant foyer de la cuisine, tandis qu'elle frissonnait dans cette chambre sans feu. Mais une pensée heureuse vint dissiper cette impression qu'elle raillait elle-même: elle était à Paris... ou presque, et elle allait revoir Landry!

Elle se mit sans retard à sa toilette, avec la sensation de commencer une nouvelle vie. Sa coiffure l'embarrassa. Elle essaya vingt fois d'arranger ses cheveux comme les jeunes filles des châteaux. Était-ce la nouveauté? Si jolis que fussent ses cheveux souples et légers, elle se fit l'effet d'une étrangère, d'une inconnue, et se demanda si elle n'était pas mieux la veille, sous les barbes relevées de sa coiffe élégante.

Puis elle revêtit la robe grise. Interdite, cherchant vaguement son petit tablier de soie, elle monta sur une chaise pour essayer d'avoir de sa personne une vue d'ensemble. Ce fut impossible: le petit miroir de Mélanie ne reflétait que tour à tour la jupe et le corsage.

Une exclamation faillit précipiter Léna en bas de sa chaise. Mlle Mélanie, qui venait d'entrer, exprimait une admiration qui la rasséréna un peu.

—La robe va très bien, Léna! Elle est vraiment jolie! Je t'ai laissée dormir, car tu étais fatiguée.... Veux-tu déjeuner? Mon frère se met à table.... Oh! mais tu es tout à fait bien habillée!

Un peu embarrassée de son nouveau personnage, Léna releva soigneusement sa robe pour descendre l'escalier, et entra dans la salle à manger, où le curé se coupait en hâte un morceau de pain. Il laissa, de surprise, échapper son couteau.

—Déjà transformée en Parisienne! s'écria-t-il naïvement. Je suis sans doute incompétent, mais je regrette ma petite Bretonne....

—Vous la reverrez: j'ai la défense de rentrer au Coatlanguy autrement que j'en suis partie, répondit la jeune fille, cherchant vainement des yeux une glace qui la familiarisât avec son costume.

Le curé était moins loquace que la veille. On eût dit que cette autre Léna le déconcertait un peu, et qu'il n'avait plus le même entrain à lui parler de son pays.

Ce déjeuner tardif finissait à peine que la sonnette de la porte retentit si violemment que le curé se leva tout droit, tandis que la jeune fille, agitée d'un pressentiment heureux, cessait presque de respirer.

Oui, c'était Landry! Mais un Landry un peu différent de celui de Coatlanguy,—non plus le chasseur au costume sans gêne, avec le chapeau mou orné d'une plume de perdrix ou de râle, mais un personnage très élégant, très correct dans son pardessus bien coupé, son col de fourrure et ses gants irréprochables.

Elle rencontra son regard.... Un regard hésitant, étonné, désorienté, qui fit horriblement battre son cœur.

—Oh! c'est vous, enfin! dit-il, comme si, déconcerté par ce changement de costume, il ne l'eût reconnue qu'à la brillante rougeur de ses joues et à l'éclat de son regard.

Déjà, il se ressaisissait.

—Voulez-vous me présenter à monsieur le Curé?... Votre oncle a dû le préparer à ma visite....

Il y eut une présentation un peu confuse, pendant laquelle les yeux de Landry revenaient fréquemment vers Léna. Que pensait-il d'elle? Était-elle aussi jolie sous ce nouvel aspect? L'embarras qu'elle éprouvait à résoudre ces questions la paralysait horriblement. Elle sentait bien que son aisance l'avait abandonnée. Même ce petit tablier, qu'elle avait détesté, lui manquait: elle avait l'habitude de glisser le bout de ses doigts dans les poches minuscules, et en ce moment, elle ne savait justement que faire de ses mains. Quelques paroles banales avaient été échangées avec le curé, lorsque Mélanie entra en coup de vent, ébouriffée, avec une vieille robe tachée qu'elle mettait le matin pour balayer. La présentation recommença. Léna évoquait malgré elle le souvenir du Coatlanguy: les pittoresques déjeuners sur la table de la cuisine l'emportaient, certes, sur la scène que contemplait Landry, et elle se dépita de trouver cette salle de presbytère si sordide et sa cousine si vulgaire, comme si quelque chose de ces laideurs et de cette pauvreté eût dû rejaillir jusque sur elle.

Et c'était vrai, hélas! Landry, malgré son tact d'homme du monde, avait peine à déguiser l'impression inattendue, désolante, lamentable, qu'il avait ressentie à son entrée dans cette pauvre chambre.

Averti, la veille, par Séverin de l'arrivée de Léna, il accourait, ravi, pour lui transmettre une invitation de sa mère. Mais ce coup de foudre l'attendait: Léna, cette jeune fille quelconque, fagotée dans une toilette laide, mal seyante! Léna, la petite fée du vieux manoir majestueux dans sa déchéance, Léna, idéale dans ses jupes bordées de velours ou d'argent, sous ses transparentes dentelles!...

Et c'était sa parente, cette vieille fille aux cheveux embroussaillés, à la robe tachée, aux mains déformées par les rudes travaux!

Ici, plus de poésie pour voiler la réalité des choses; plus de Coatlanguy faisant revivre une race antique sous des habits de paysans: c'était, cette fois, la famille maternelle de Léna, vulgaire, sans prestige.... Et déjà, cette parenté semblait avoir déteint sur elle, sans qu'il s'avisât, d'ailleurs, de penser à tout ce qu'il y avait de grand, de saint, sous ces apparences, ni aux bénédictions découlant sur les races qui ont donné à Dieu des âmes sacerdotales.

—Ma mère espère que vous voudrez bien venir dîner ce soir chez elle, dit-il enfin avec effort, ne pouvant décidément réussir à identifier cette Léna inconnue avec la jeune fille qu'il avait aimée dans la montagne lointaine. Elle compte que monsieur le Curé et sa sœur lui feront l'honneur de se joindre à vous.

—Oh! moi, je n'accepte jamais d'invitations! dit le prêtre en souriant; mais si Mélanie veut accompagner Léna....

Mélanie devint toute rouge.

—Moi, Monsieur, franchement, je n'ai pas de toilette, dit-elle avec naïveté. Et puis, je suis une sauvage. Mais, comme la figure de cette petite devient sombre à l'idée de perdre un si grand plaisir, je vais vous dire ce que je ferai: j'irai la conduire, puis la rechercher à dix heures.... Nous reprendrons le dernier train. Une fois n'est pas coutume, n'est-ce pas, mon frère?

Le curé approuva, puis demanda la permission de se rendre à l'église. Mélanie, voyant que la conversation se traînait, murmura qu'on avait besoin d'elle, et Léna se trouva seule avec Landry.

Son cœur se serra en constatant un silence un peu long. Il n'était pas ainsi, au Coatlanguy!

—Comment trouvez-vous Paris? demanda-t-il enfin, avec un sourire contraint.

—Je pense que je n'en ai vu que les côtés désagréables, répondit-elle avec une amertume soudaine. Des foules brutales, des magasins où l'on étouffe, et puis... cette impression d'être perdue....

—Ah! oui, Séverin m'a conté votre aventure; j'en ai eu le cœur remué.... Je ne vous répéterai pas ce qu'il m'a dit de vous et de votre joli costume, lui qui ne regarde aucune femme.

Une ombre de sourire détendit la lèvre de Léna.

—Ah! mon costume! Croiriez-vous que moi, qui le détestais, j'ai été triste de le quitter, ce matin!

Il ne répondit pas.

—J'ai peur d'avoir mal choisi ma nouvelle toilette, dit-elle, vaguement inquiète; ou plutôt, c'est ma tante qui m'a guidée. Est-ce qu'il n'est pas bien?

—Oh! si, répondit-il sans conviction. Mais il faut demander à ma mère l'adresse d'une couturière qui est une vraie artiste, et qui vous habillera tout à fait bien.... Que désirez-vous voir, à Paris?

—Les Invalides, dit-elle naïvement, les boulevards, le musée Grévin, le Bois de Boulogne, que sais-je! Je ne parle pas des églises, naturellement. J'aimerais les jardins en été; mais, hier, j'ai vu les Tuileries, et j'ai été déçue.

—Et les musées? Il faut les voir!

—Je ne connais rien en peinture.

Il étouffa un soupir.... Mais c'était horrible, cette impression, cette idée qu'il voyait devant lui une jeune fille inconnue, d'un monde inférieur, qu'il n'avait jamais aimée!

—Votre mère va mieux? J'ai peur qu'elle n'ait retardé, à cause.... de moi, ce voyage qui devait lui faire du bien.

Une rougeur soudaine rendit à Léna quelque chose d'autrefois.

—Ne pensez pas cela; naturellement, ma mère partira si c'est nécessaire....

Il se détesta tout à coup pour ces paroles, comme s'il les avait dites pour préparer les choses de loin, au cas où... où tout ne s'arrangerait pas....

—Je ne puis rester maintenant. Mais je suis heureux de la pensée de vous voir ce soir....

Comme il mentait! Il était déchiré, misérable. Tout ce qui avait, ces dernières semaines, charmé sa vie, disparaissait lamentablement, ne laissant subsister qu'un engagement téméraire, odieux.... que Séverin avait déclaré sacré....

Il eut de faux sourires en prenant congé d'elle, et il la quitta en proie à un malaise indéfinissable. Il respira longuement en sortant du pauvre petit presbytère, et il se dirigea vers le bureau du télégraphe, où il barbouilla une dépêche pour Séverin:

«Viens dîner avec nous. Revu Léna; elle n'a plus son costume, ne l'ai pas reconnue. Besoin de toi ce soir.»

XIV

Une longue journée... Mlle Mélanie a des œuvres, et Léna est livrée à elle-même, ses pensées ballottées de l'entrevue du matin à la perspective du dîner de ce soir. Elle est mal à l'aise;—pas malheureuse, oh! non! Mais elle aussi a trouvé un Landry singulièrement différent de celui qu'elle connaissait; seulement, ce Landry nouveau est encore plus élégant, plus charmant,—tellement, même, qu'elle se demande comment il l'a aimée, comment il a pu vivre au Coatlanguy.... Et elle veut se persuader qu'elle est heureuse, qu'elle ne craint rien, qu'elle n'a pas même l'idée qu'il puisse regretter les paroles murmurées au seuil du manoir.

Enfin, Mélanie est libre et offre de partir de bonne heure pour Paris, afin de flâner devant les magasins, ce qu'elle suppose devoir plaire à Léna, et ce qui constitue pour elle-même une distraction aussi rare qu'appréciée.

Cette fois, un soleil pâle est sorti des nuages et répand une gaieté suffisante dans les rues encombrées. Si l'attente n'ôtait à Léna la faculté de jouir, elle s'intéresserait davantage à ce qu'elle voit: Notre-Dame-des-Champs, avec sa belle fresque fleurie, Saint-Etienne-du-Mont, dont elle aime le jubé et où elle prie sur le tombeau de l'aimable sainte dont Landry lui a promis l'image. Ses poumons s'emplissent d'air, au Luxembourg. Elle regarde, avec un intérêt qui trahit son ignorance de l'art, les statues peintes des magasins de la rue Bonaparte et de la rue de Vaugirard, puis elle s'émerveille franchement en se trouvant sur les quais.

—Nous verrons Notre-Dame un matin, à l'heure où l'on visite le trésor, dit Mélanie. Il va être temps de nous diriger vers le quai d'Orsay; en attendant, regardons les magasins d'antiquités.

Ceci, tout à coup, intéresse Léna, d'abord en lui révélant la valeur de vieilles choses qu'elle dédaignait en Bretagne, et qu'elle s'étonne de voir cotées si haut. Puis elle ressent, devant ces amoncellements d'objets, de vrais attendrissements. Il y a au Coatlanguy des bahuts plus beaux que ceux-ci. Au château de Saint-Thonan, elle a vu des tapisseries dans le genre de celles qui pendent là.... Elle regarde les vieux fauteuils dont le crin sort, les faïences dont il y a des échantillons tout pareils dans le vaisselier de son oncle, les croix normandes, les dentelles, les portraits de famille, les toiles sans cadre.

Tout à coup, elle pousse un cri étouffé:

—Tante Mélanie, regardez ce tableau!...

Mélanie s'approche, et voit une peinture ternie, enfumée, dont ses mauvais yeux ne saisissent d'abord que les tons gris et verts.

—C'est le Coatlanguy! murmure Léna d'une voix changée.

—Pas possible!

Et la vieille fille cherche en hâte ses lunettes.

Oui, c'est le Coatlanguy, légèrement idéalisé. Le peintre a fait plus puissantes les rainures des chênes, plus fines les sculptures des fenêtres et l'ogive du porche. Mais on ne peut s'y méprendre: c'est l'avenue bordée de fougères rougissantes, c'est la cour avec son vieux puits, c'est le perron avec ses courbes veuves de leurs balustrades, c'est le revêtement de passiflore de la muraille grise, et dans la silhouette qui apparaît sur le seuil du manoir, on reconnaît Alain de Coatlanguy, jeune, mince, de fière mine dans sa veste à boutons.

Léna essaie de déchiffrer la signature.

—Une cholie toile, Mademoiselle, dit le marchand, sortant de l'ombre et dressant sur le trottoir sa taille épaisse, sa figure brune et bouffie. Elle est signée d'Hervé Lebreton, un peintre qui a eu son heure de célébrité. C'est une œuvre de cheunesse, pleine de fraîcheur.

Hervé Lebreton! Le prénom de son père, et le nom patronymique des Coatlanguy....

Léna savait très peu de chose de son père. La répugnance de son oncle à répondre à ses questions, le sentiment de rancune qui perçait dans ses paroles lorsqu'il prononçait le nom de son frère, tout avait convaincu la jeune fille qu'il y avait eu des différends entre eux, et qu'Alain n'avait jamais pardonné à Hervé l'abandon de la terre natale. Elle savait, cependant, qu'il peignait, et gardait en cachette quelques dessins informes, trouvés par hasard.

Une émotion profonde s'empara d'elle à la pensée que ce père à demi oublié avait probablement signé cette toile, et la vue de ce paysage familier, au milieu de l'isolement de Paris, amena des larmes à ses yeux.

—Tante Mélanie, murmura-t-elle, je suis sûre que c'est mon père qui a peint cela. Demandez le prix qu'on en veut.

Mélanie s'approcha du gros homme.

—Combien cette peinture, Monsieur?

Le marchand jeta un regard sur sa pauvre toilette.

—Ce sera pour vous un pieu pon marché, une occasion.... Vous gagnerez dessus avant huit chours.... Trois cent vingt-cinq francs....

Mélanie laissa échapper une exclamation, et Léna, qui avait pris son porte-monnaie, le laissa retomber dans sa poche.

—Allons, trois cents tout ronds! Le peintre est connu, bien qu'à ma connaissance, il ne produise plus grand'chose.

—Il est mort! dit Léna presque involontairement.

—Mort? Je n'ai vu cela dans aucun journal!

—Il y a longtemps... dit Léna, le cœur serré.

—Longtemps! Cela m'étonne! Mais il y aura peut-être une exposition posthume.... Je ne peux décidément pas laisser cette étude à moins de trois cents francs!

Les deux femmes s'éloignèrent silencieusement.

—Saviez-vous que mon pauvre père était connu? demanda Léna avec émotion. Il faudra que vous me parliez de lui, tante Mélanie. Vous deviez être sa petite amie d'enfance.

—Ah! oui, il y a longtemps, ma petite! J'étais encore bien jeune quand mon frère est venu dans ce diocèse, où l'on demandait des prêtres.... Ma mère vivait... Elle avait gardé son costume.

—Mais mon père?...

—Oui, oui, le pauvre! Il a eu tant de chagrin de perdre ta mère! C'est si triste! Tiens, j'ai connu un jeune bijoutier, marié à vingt-trois ans.... Ah! prends garde aux voitures! Il fait nuit, on serait vite écrasé!

Et elle continua à parler avec volubilité de toutes choses, sauf du père de Léna, jusqu'au moment où elle s'arrêta devant un vieil hôtel majestueux, dont la porte cochère était close.

—Te voilà au numéro indiqué. Moi, je vais demander à souper à mon amie de la rue du Bac, une vieille fille comme moi.... J'achèterai, en passant, un peu de jambon et deux babas, pour ne pas la surprendre.... Là, je tire le bouton.... Je reviendrai, un peu avant dix heures, et je te ferai prévenir; mais je n'entrerai pas chez cette belle dame, ma robe est trop maussade.

La porte venait de s'entre-bâiller, et Mélanie s'éloignait déjà de son pas trottinant.

Léna poussa le battant et vit, à la porte de la loge, un fonctionnaire en bonnet de velours, dont le gilet était agrémenté d'une lourde chaîne d'or.

—Qui demandez-vous?

—Mme Desmoutiers, répondit la jeune fille, vexée de sentir sa voix trembler.

Le concierge l'enveloppa d'un regard rapide, se demandant «pour lequel des escaliers» était cette personne médiocrement vêtue. Quelque chose, dans l'expression de Léna, l'empêcha d'indiquer l'escalier de service.

—A droite, au premier!

Elle referma, avec un soulagement instinctif, la porte vitrée qui la séparait de cet homme insolent. Un escalier monumental, dont les marches de marbre étaient couvertes d'un tapis d'Orient, se dressait devant elle, et sur la blancheur des murs stuqués, des plantes gigantesques s'élevaient à chaque palier!

Le cœur de Léna défaillait. Jamais elle n'avait éprouvé une impression aussi poignante d'isolement. Elle cherchait à s'encourager en se disant que Landry était tout près; mais elle avait peur de retrouver la sensation du matin: celle de voir un autre Landry, intimidant, presque inconnu.

Elle attendit que les battements de son cœur fussent calmés, pour appuyer sur le timbre son doigt tremblant. La porte s'ouvrit sans bruit, et un domestique en habit noir parut devant elle.

Interdite, ne sachant sur quel ton parler à cet homme imposant, dont la chemise luisait sous la lumière électrique et dont la cravate blanche était tout à fait solennelle, elle balbutia le nom de Mme Desmoutiers.

—Est-ce Mademoiselle que Madame attend pour dîner? demanda le valet de chambre d'un ton énigmatique.

Elle fit signe que oui, et aussitôt, une femme de chambre élégante, délicieusement coiffée, avec un joli petit chiffon de batiste brodée en guise de tablier, surgit d'un angle et lui offrit de la débarrasser de son chapeau.

Une grande glace s'élevait en face d'elle, et pour la première fois depuis le matin, elle se vit toute entière dans sa nouvelle toilette.

Une affreuse anxiété la saisit. Un instinct subtil, plutôt qu'un goût défini, lui fit entrevoir que le ton de sa robe était terne, que la blouse s'ajustait mal, que le nœud de mousseline était commun, et qu'enfin, ébouriffée par le vent, décoiffée par son chapeau trop lourd, elle était infiniment moins bien que la femme de chambre qui s'empressait autour d'elle avec des regards curieux.

Une inexprimable détresse l'envahissait. Elle eut envie de reprendre précipitamment son chapeau et de se sauver; elle n'avait plus le courage d'entrer seule dans ce salon qui la terrifiait d'avance, ni d'affronter, ainsi vêtue, ainsi enlaidie, les regards de Landry. Mais il était trop tard. Le valet de chambre avait déjà ouvert une porte, soulevé une portière, et, du fond d'un salon qui lui parut féerique, Landry s'avançait vivement à sa rencontre.

Elle éprouva une impression de soulagement en revoyant son visage familier; oui, mais une impression rapide et passagère, car elle constata aussitôt dans son regard le même désappointement mal contenu, dans ses manières, le même embarras qui l'avaient fait souffrir le matin.

Elle plaça machinalement dans la main qu'il lui tendait ses doigts qui se glaçaient dans ses gants trop foncés et trop larges, et se sentit entraînée sur le tapis moelleux, à travers des sièges et d'élégants petits meubles, vers la femme tant redoutée qui attachait sur elle un regard aigu.

Malgré son trouble, une admiration sans borne la saisit en voyant cette jolie femme de cinquante ans, qui, à ses yeux inexpérimentés, semblait très jeune, et dont les cheveux blancs, l'air délicat, les paupières bleuies semblaient être des attraits de plus.

—Soyez mille fois la bienvenue, mademoiselle.... Je suis heureuse de vous recevoir à mon tour, car je vous garde une vraie reconnaissance pour l'accueil et les soins que mon pauvre Landry a trouvés chez vous.

Les paroles étaient chaleureuses, le ton ne l'était pas. La voix était mesurée, étudiée, et, si peu préparée aux nuances que dût être Léna, elle sentit dans cette exagération même d'amabilité une espèce de condescendance et une invisible barrière.

Elle ne sut que répondre, et comprit qu'elle paraissait odieusement sotte et gauche.

—Voulez-vous me faire l'honneur de me présenter à Mlle de Coatlanguy, qui ne me reconnaît évidemment pas?

Léna se retourna brusquement, en entendant cette voix qui évoquait en elle un souvenir. Le cher vieux nom venait de caresser littéralement son oreille et de lui rendre une ombre d'assurance. Après tout, si dépaysée qu'elle fût dans ce salon parisien, elle était, en effet, Hélène de Coatlanguy, dont les ancêtres avaient été alliés aux ducs de Bretagne, et qui demeurait apparentée à la noblesse de sa province.

Devant elle, en frac, comme Landry, se tenait le passant qui était venu à son aide, la veille.

—Mon cousin, M. de Salles.... Asseyez-vous, mademoiselle.... Puis-je vous demander si votre première impression est bonne? Aimez-vous Paris?

—Je ne le connais presque pas encore....

—Et le quartier horrible qu'habite Mlle de Coatlanguy a dû lui causer des désappointements, dit Landry, s'approchant.

Il cherchait à la retrouver, à la reconnaître; mais, sauf le dessin des traits, il n'y avait plus rien en elle de la charmante fille qui avait conquis son cœur, là-bas, dans la montagne. Son cœur? Avait-il été conquis, après tout?... Plus de sourires montrant les dents blanches, encore moins de rires perlés s'égrenant sous les solives majestueuses, plus de manières gracieuses, de mouvements aisés; plus rien non plus de ce joli costume: une pensionnaire gênée, maladroite, ne sachant comment se mouvoir dans sa toilette vulgaire, n'osant remuer sur sa chaise, et semblant effrayée du son de sa propre voix.

Le dîner fut annoncé presque immédiatement. Léna se sentait si peu harmonisée avec le nouveau Landry qui lui offrait le bras, que le trajet du salon à la salle à manger lui fut un supplice.

—Je pensais qu'on me recevrait tout simplement, murmura-t-elle, retenant ses larmes. Et votre mère est si élégante! Et vous êtes en habit!... Puis il y a ici une étiquette qui me fait peur!

Il fut un peu attendri.

—Peur, chez ma mère!... Si je suis ainsi vêtu, c'est que, puisque vous devez vous retirer si tôt, j'ai accepté d'aller finir la soirée à l'Opéra avec des amis, et j'ai entraîné mon cousin.... De grâce, n'ayez pas peur, et redevenez vous-même! Je tiens tant à ce que vous plaisiez à ma mère!

Cette parole fut désastreuse. Léna, sans rien définir, eut l'intuition que Landry n'était pas aussi indépendant qu'elle l'avait cru. Cette charmante femme, aux manières suaves, à la voix musicale, était évidemment l'arbitre de son bonheur, à elle, Léna. Et elle sentit non moins vivement qu'il n'y aurait jamais entre elles ni sympathie, ni même un terrain commun sur lequel elles pussent s'entendre.

Mme Desmoutiers commença à causer avec elle, ou plutôt à lui adresser des questions polies, marquées au coin de cette condescendance qui exaspérait secrètement Léna. Il lui semblait qu'une seconde vue lui était donnée, qu'elle lisait dans les pensées de son interlocutrice, et tandis que les douces paroles coulaient comme un flot, elle les interprétait ainsi: «Ce que je vous demande ne m'intéresse pas, et ce que vous répondez m'ennuie profondément; il n'y a rien de commun entre nous: nous sommes d'essences dissemblables, comme une petite bruyère sauvage diffère d'une plante de serre.... Je prétends vous saturer du luxe de ma maison, de la recherche de mes habitudes, des raffinements de mon esprit, et vous jugerez vous-même si vous êtes assez audacieuse pour vous glisser dans notre vie, ou pour entraîner mon fils dans votre sphère rustique.»

Et la pauvre Léna, qui avait paru à Landry si intelligente et si spirituelle au Coatlanguy, répondait par monosyllabes, ne sachant même plus décrire son pays, sans doute parce qu'elle avait conscience de la suprême indifférence, du secret dédain de celle qui l'écoutait.

Landry était au supplice. Il essayait sincèrement de mettre en lumière des facultés qu'il connaissait, de réveiller cette gaieté, cet entrain qu'il avait aimés, de faire surgir en cette personne raidie, gênée, qui cherchait ses paroles et peut-être ses idées, la Léna charmante qu'il avait voulu imposer à sa mère.

Maintenant, son orgueil s'en mêlait. Quelque chose de subtil, dans les manières de Mme Desmoutiers, lui semblait une raillerie. Il avait besoin d'avoir raison, besoin que sa mère et Séverin comprissent ce qu'ils appelaient une folie. Et il en voulait à Léna d'être si peu elle-même, de ne pas se prêter à cette espèce de démonstration qu'il prétendait faire, et il en arrivait à ne plus comprendre lui-même qu'il eût pu l'aimer.

Tout à coup, Mme Desmoutiers renonça à l'effort de cette conversation à bâtons rompus. Se tournant vers Séverin, jusque-là spectateur à peu près impassible de cette sorte de joute, elle commença à lui parler de mille choses parisiennes, naturellement étrangères à Léna: le dernier livre de tel auteur célèbre, une première annoncée aux Français, une exposition dans un cercle à la mode, un bruit de mariage, une élection prochaine à l'Académie. Tout cela fut effleuré légèrement, spirituellement, entre gens parlant la même langue. Léna se sentait encore plus en dehors d'un tel monde. Landry essayait vainement de lui faire place dans cette conversation; ses explications ne servaient qu'à souligner l'incompétence, l'absolue ignorance de la jeune fille.

Au supplice qu'elle endurait se joignaient les petits embarras matériels du repas, et les maladresses involontaires qu'elle commettait. Elle ne savait pas se servir de la spatule à poisson; elle usait mal de certains ustensiles, comme la pelle à foie gras ou le service à glace, et elle lisait sur les traits de Landry une contrariété mal déguisée, tandis qu'il suivait du regard les mouvements de ses mains bien faites, mais étrangement brunes sur la nappe satinée....

Les deux jeunes gens renoncèrent à fumer, et évitèrent ainsi à la pauvre fille la terreur d'un tête-à-tête avec Mme Desmoutiers. Mais elle jetait sur la pendule des regards éplorés; un sourd désespoir envahissait son cœur, elle avait hâte de sortir de cette maison pour pleurer à son aise et regarder en face cette situation inattendue.

Alors Séverin vint s'asseoir près d'elle, et, du même ton respectueux et sympathique qui lui avait donné confiance, la veille, au milieu d'une rue de Paris, il lui parla de la Bretagne et des impressions que lui-même en avait rapportées, quelques années auparavant.

Séverin avait passé pour un causeur prestigieux. Depuis la mort de sa femme, il avait cessé de paraître dans le monde; mais ce soir, il condescendit, en faveur de cette enfant angoissée, à faire revivre des dons que sa cousine elle-même avait presque oubliés.

Et bientôt, il ne se borna plus à endormir, par le charme de sa parole et de sa sympathie, les blessures que Léna sentait toutes vives en son cœur; il tira des étincelles de cet esprit à demi terrifié, il la fit parler, et s'il ne réussit pas à éveiller complètement la personnalité jeune et aimable que Landry lui avait dépeinte, il obtint d'elle assez d'animation pour laisser voir qu'elle était intelligente et pouvait être cultivée. Il prenait surtout un souci touchant de la relever à ses propres yeux, de l'entourer, dans ce milieu étranger, presque hostile, de ce qui, dans son pays, la faisait honorer et admirer. Ses amis disaient qu'il savait tout. Il connaissait, en tous cas, des particularités des vieilles familles bretonnes alliées aux Coatlanguy, et il encadrait de leur prestige cette pauvre petite dédaignée. Landry sentait diminuer son découragement, tandis que sa mère, vexée, essayait d'accaparer la conversation et de déjouer ce qu'elle appelait la trahison de Séverin. Mais des auxiliaires inattendus lui vinrent en aide, rendant de nouveau Léna à son mutisme et à sa frayeur. Les amis que Landry devait rejoindre à l'Opéra arrivèrent inopinément pour passer une demi-heure avec leur chère amie, Mme Desmoutiers.

Léna vit entrer deux jeunes femmes étourdissantes de luxe, avec un homme très décoré et très décoratif. Ignorante des mystères de l'art, elle fut éblouie de l'éclat de leur teint, de la profondeur de leurs yeux légèrement ombrés. Elle n'avait jamais rêvé de toilettes semblables: velours, dentelles, diamants, manteaux du soir en brocart ornés de fourrures ou de plumes, c'était pour elle une féerie, bien qu'elle rougit involontairement en présence des premières femmes décolletées—très décolletées,—qu'elle eût jamais vues.

Elle fut correctement présentée, et entendit des titres et des noms plus éclatants que le sien; mais, après un petit salut dédaigneux et un regard visiblement surpris jeté sur son invraisemblable toilette, on cessa de s'occuper d'elle, et elle assista à un marivaudage qui acheva de l'étourdir, de l'isoler, de la désespérer. Landry, avec ces deux dames, n'était plus le même. Il avait comme elles des mots vifs, des répliques drôles, des saillies spirituelles. Séverin, retombé dans ses habitudes de silence, fut tout à coup interpellé par l'une des nouvelles venues.

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