La Robe brodée d'argent
Il se tut, l'interrogeant encore d'un regard grave, tranquille, austère, dans lequel ne se lisaient ni ardeur, ni impatience. Elle sentit son cœur étreint d'une impression étrange, glacée, et se demanda si jamais une telle demande avait été formulée en de pareils termes.
—Il est trop juste que vous preniez le temps de la réflexion, reprit-il avec le même calme. Je sens tout ce qu'a de singulier notre situation.... Je n'aurais, je le répète, osé adresser ma requête à aucune autre jeune fille, d'abord parce que peu de jeunes filles ont, à votre âge, expérimenté la souffrance; puis parce qu'il en est encore moins, peut-être, auxquelles l'argent soit indifférent comme je sens qu'il l'est pour vous. Je sais que vous ne me tromperez pas.... D'ailleurs, je ne vous demande que de m'aider à vivre une vie utile, austère peut-être, mais relevée par les devoirs qui sont toujours à notre portée. Puis-je vous demander quand vous voudrez bien me faire connaître votre décision?
—Oh! tout de suite... Pardonnez-moi de répondre ainsi à ce qui est de votre part très bon, j'en suis sûre.... Mais c'est impossible, tout à fait impossible!...
Il regarda attentivement son visage altéré, ses yeux remplis de larmes, et tout à coup devint très pâle.
—J'ai peut-être été brutal.... Je me suis sans doute mal expliqué.... Ce n'est pas une froide association que je vous offre, mais une protection affectueuse.... Il m'était impossible de vous laisser croire que je pouvais de nouveau être jeune, et goûter la forme de bonheur qui a été flétrie pour moi par la fausseté d'une femme.... Vous-même, vous êtes désenchantée, je l'ai bien senti....
—Vous avez été d'une loyauté absolue, dit-elle, l'interrompant. Mais vous cédez, sans vous en rendre compte, à une compassion qui vous égare.... Mon père se croit malade, à tort, j'en suis sûre, et vous vous demandez ce que je deviendrai après lui.... Dieu sera là, j'ai confiance en lui.... Oubliez cette pensée, dont je vous serai toujours reconnaissante.... Vous ne seriez pas heureux.... ni moi non plus.... Moi, je ne me marierai jamais!...
Elle dit ces mots lentement, avec une inconsciente solennité, comme si elle prononçait l'arrêt de sa jeunesse, puis répéta plus doucement, d'une voix plaintive:
—Jamais!...
Alors, sa pâleur s'accentuant, Séverin s'inclina profondément devant elle. Elle lui tendit la main, elle pleurait. Et sans ajouter un mot, ils se séparèrent ainsi.
Un instant après, agenouillée près de son lit, la tête cachée dans ses oreillers, pour étouffer ses sanglots, Léna connut la plus amère, la plus cruelle douleur de sa vie.
XXXIV
Séverin rentra chez lui comme dans un rêve. Il avertit l'hôtelier qu'il repartait dans la journée, puis s'assit à une table pour écrire à Hervé.
Il déchira plusieurs brouillons, et envoya enfin ces mots, qu'il ne voulut pas relire:
«Cher Monsieur, j'ai eu l'infini regret d'échouer dans la tentative que votre sympathie avait encouragée. Je pense que Mlle de Coatlanguy désire ne pas me revoir en ce moment. Je repars, reconnaissant de votre affection, sans avoir le courage de vous serrer la main.»
Ayant envoyé cette lettre, il songea que la comtesse Bolomei pourrait être informée de son passage à Venise, et il se résigna à aller la voir, avec la secrète espérance de ne pas la rencontrer. Mais la comtesse était chez elle, et elle l'accueillit avec une vive expansion.
—Enfin, vous voilà de retour! Mettez-moi au courant, car vous me faites l'effet d'un sphinx.... Est-ce ma lettre qui vous ramène?
—Oui, elle a confirmé les inquiétudes que me causait la santé de mon vieil ami Lebreton.
—Quand, vous m'avez écrit pour savoir s'il était vraiment malade, j'ai fait appeler Peponi, et je lui ai demandé la vérité. Et, comme je vous l'ai dit, le pauvre homme a une affection cardiaque qui peut lui laisser encore des années de vie, mais qui, cependant, a amené ces temps derniers des accidents menaçants. Dans quelle situation se trouverait cette malheureuse enfant, s'il lui manquait tout à coup! ajouta-t-elle, enveloppant Séverin d'un regard pénétrant.
—Je ne veux rien vous cacher, répliqua-t-il avec une affection de calme. J'ai pensé, comme vous, que sa situation serait cruelle.... Je ne puis oublier, vous le savez, que cette situation est un peu l'œuvre de ceux qui me tiennent de près.... Vous m'aviez répété si souvent que, même avec un cœur mort, on peut se faire un bonheur de surface, ou tout au moins, se bâtir un foyer et y édifier un devoir, que j'ai pensé.... que vous aviez raison.
La comtesse poussa un petit cri, et joignant les mains avec ravissement.
—Enfin!... O caro mio!... Oui, un foyer, una casa, e la felicita!... s'écria-t-elle, parlant italien comme cela lui arrivait quand elle était émue. Et avez-vous aussi pensé que c'était pour vous que je cultivais cette fleur... ce giglio pur et fier?... Je l'ai devinée du premier coup d'œil.... J'ai senti que jamais aucune de vos Parisiennes banales, taillées sur le même modèle fin de siècle, ne saurait guérir la plaie de votre cœur.... Il vous fallait une âme fraîche, encore imprégnée des souffles vierges d'un pays neuf, marquée au coin d'une éducation, d'une formation antique.... Elle est de race très noble, et le sang plébéien qui s'est mêlé dans ses veines au sang bleu de vos pairs lui a communiqué seulement sa vigueur et sa fierté.... Je me réjouis de la voir heureuse.... Car, sans s'en douter, elle vous aime, mon ami!
Séverin laissa s'écouler ce flux d'enthousiasme, puis dit froidement:
—Elle m'a refusé....
La foudre tombant sur le palazzo n'eût pas causé à la comtesse une plus soudaine, plus saisissante impression. Des exclamations étouffées s'échappèrent de ses lèvres.
—Santa Madonna!... Non, c'est impossible! Che cosa incredibile!... Vous n'avez pas su lui parler! Il fallait me laisser faire! Voyons, que lui avez-vous dit?
—La vérité.... Je la lui devais entière, si brutale qu'elle fût.
—Brutale? répéta la comtesse, bondissant sur son fauteuil.
—J'ai dû lui avouer que je n'ai plus d'amour à donner, que je lui offrais seulement une protection affectueuse, une communion de devoirs....
Les deux petites mains blanches et flétries de son interlocutrice s'élevèrent en signe de détresse.
—Vous lui avez dit cela!! D'abord, ce n'est pas vrai! Le cœur ne meurt jamais, et il n'est pas d'homme malheureux qui ne reprenne à la vie près d'une femme aimante, dont l'esprit et le cœur sont des merveilles!
—Mais Mlle de Coatlanguy est comme moi: elle a été déçue, et elle refuse, elle, de se marier.
La comtesse le regarda en face, avec un étonnement non affecté.
—Et vous avez trente-cinq ans! Et vous croyez que vous connaissez le cœur humain! Et vous prenez au sérieux les désappointements d'une fille de vingt ans!... Vraiment!... Elle briserait sa vie parce qu'un jeune fou qu'elle a connu pendant un mois a cessé d'être amoureux d'elle!...
—Mais puisqu'elle m'a refusé!
—Est-ce qu'elle pouvait faire autrement? C'était si tentant, n'est-ce pas, de s'entendre insinuer qu'elle ne serait jamais aimée, qu'elle ne consolerait jamais votre deuil, que vous la choisissiez uniquement comme l'associée de vos bonnes œuvres!
Séverin mordit sa lèvre.
—Vous exagérez, vous ridiculisez une situation qui devait être exposée loyalement, dit-il, piqué.
—C'est-à-dire que je débarasse votre discours des figures de rhétorique.... Je me demande seulement quelle raison vous avez pu lui donner pour lui adresser cette belle demande.... Auriez-vous poussé la franchise jusqu'à lui confier que vous aviez pitié de sa prochaine détresse, et que vous ne trouviez que ce moyen de faire «une œuvre», alors qu'il s'agissait d'elle?
—Je dois supporter vos épigrammes.... Je lui ai dit que j'étais très seul, elle très isolée, et....
—C'est cela, j'avais raison: la pitié! Et vous voulez qu'une femme douée d'une ombre de dignité cède à de pareils motifs!
—Mais puisqu'elle ne m'aime pas! Je n'ai pas la prétention d'être aimable, ni d'être aimé....
—Une jeune fille qui refuse un monsieur déclare, naturellement, qu'elle ne l'aime pas.... Quant à votre défaut de prétention, vous êtes absurde.... Écoutez-moi, et sachez que je ne parle pas à la légère: Hélène de Coatlanguy vous est profondément attachée, qu'elle s'en doute, ce qui est peu probable, ou non. J'ai bien vu qu'elle a souffert de votre départ!
—Je ne puis discuter avec vous.... Je suis obligé de m'en rapporter à son refus.... Et je pars tout à l'heure.
Les petites mains blanches recommencèrent à s'agiter désespérément.
—O aveugle! Allez, partez, passez à côté du bonheur.... Replongez-vous dans vos œuvres; elles sont belles, je n'en disconviens pas, mais elles gagneraient de la vie, de la fécondité, à être accomplies sous un rayon de soleil... ou de bonheur.... Vous êtes un caractère, un caractère admirable, mais il y a une exagération en vous.... Et croyez-moi, vous vivez en face d'un fantôme, vous édifiez votre existence sur une légende, la légende de votre chagrin.... Vous avez souffert, oui! Mais vous vous croyez inconsolable plutôt que vous ne l'êtes.... Voilà l'erreur que vous n'osez pas regarder en face.... Oh! je sais que je vous offense! Vos yeux brillent de colère.... Tant pis, quelqu'un vous aura dit la vérité.... Et maintenant adieu!... Que vous le vouliez ou non, vous penserez à ce que vous dit une vieille femme qui connaît le cœur humain....
Il s'inclina en silence, lui baisa la main, et sortit précipitamment.
XXXV
Le Paris des premières se presse au vernissage. C'est une des belles journées de ce gai printemps qui remplit les Champs-Élysées de jeune verdure, de thyrses roses et blancs, qui les peuple d'enfants, de bruit joyeux, de mouvement.
Au Salon, on se rencontre, retour du midi, ravi de son hiver, plus ravi encore de se retrouver dans ce cher vieux Paris. On échange de gais propos, de légers papotages, des nouvelles sensationnelles; puis les critiques légères, absurdes, se croisent dans l'air, crispant les artistes qui flânent devant leurs œuvres et celles des camarades.
—Chère, avez-vous vu la Symphonie rose de Pouget? Elle éclaire le Salon!
—Oui, mais, en revanche, Dally vieillit honteusement.... Sa vue baisse, il voit tout en gris: son paysage est funèbre!
—Et ces deux portraits de Lebreton! Voilà des choses que j'aime! Pensez-vous qu'il soit à Paris? J'aimerais à utiliser pour mon portrait la robe de velour taupe que cet horrible Lefalleux vient de me faire payer si cher.... Il ne produisait plus rien, cet homme-là!
—Qui, Lefalleux?
—Mais non, Lebreton! Venez voir cela....
Sur la cimaise, en bonne place et l'un près de l'autre, les deux portraits de même dimension attiraient les regards et, chose inouïe, réunissaient les suffrages. Léna apparaissait à ce public parisien sous sa double forme: vêtue de blanc, avec le boa de plumes et l'immense chapeau noir, la livrée moderne, la note du jour, puis en Fouesnantaise, dans sa robe brodée d'argent, avec les fines dentelles de la petite coiffe laissant transparaître l'or bruni de ses cheveux.
—Très élégante! déclara la cliente de Lefalleux. Cela a du genre, dans une note délicieusement simple. Le modèle est joli; il manque un peu de sveltesse....
—Il n'est pas anémié, dit un docteur à la mode qui passait. Voilà la femme comme nous la rêvons, élégante sans mièvrerie, n'ayant pas plus déformé sa taille dans les machines modernes que les jeunes Grecques d'autrefois!
—J'aimerais beaucoup un costume comme celui-là pour la matinée de la marquise, dit une jeune femme, détaillant, à l'aide de son face à main, la fine et superbe broderie et la croix en filigrane d'or qui pendait sur le corsage. Croyez-vous qu'il soit authentique?
—Parfaitement! Une mariée de Fouesnant.... Un peu lourd pour danser.... Regardez Landry Desmoutiers.... Il ne quitte pas des yeux ces jolies toiles.... Il est amoureux du regard gris et profond de «la fille du peintre!»
Oui, ç'avait été pour Landry un coup de foudre de voir tout à coup devant lui cette double incarnation de son rêve d'un jour.... Ici, telle qu'il l'avait connue et aimée, là, telle qu'elle était devenue, telle qu'il l'aurait aimée encore, s'il avait eu foi en sa transformation.... La fille d'Hervé Lebreton! Était-ce possible! Le peintre connu, quasi célèbre, devait-il donc être identifié avec le bohème qu'Alain de Coatlanguy lui avait fait entrevoir à travers ses préjugés? Il éprouvait souvent, en pensant à Léna, un remords léger, se demandant si elle était consolée, si elle se marierait dans son pays. Mais il la revoyait toujours sous l'abri protecteur et mélancolique du vieux manoir, et après tout, il s'applaudissait d'avoir échappé à un mariage si absurde. Mais elle avait donc connu l'existence de son père? C'était donc près de lui qu'elle avait subi cette transformation, et repris l'allure aristocratique de ses aïeules les châtelaines?
En proie à une vive agitation, il s'approcha d'un peintre de ses amis, et le questionna sur Hervé Lebreton.
—Il faisait le mort, mais voici une magistrale résurrection, dit l'artiste. Je ne savais pas qu'il eût une famille.... Je comprends que cette belle et fraîche jeune fille ait inspiré son pinceau. Il habite Venise, pour ce que j'en sais....
Venise! Séverin y avait passé plusieurs semaines..... Se pourrait-il que Léna y fût, et l'aurait-il aperçue?
Landry ne regardait plus les toiles, et répondait à peine aux bonjours de ses amis. Il se dirigea vers la sortie, prit un fiacre, et donna l'adresse de Séverin: quai de Bourbon, sans savoir, d'ailleurs, si son cousin était de retour.
Il était revenu l'avant-veille, répondit la concierge.
Landry congédia sa voiture, et gravit en hâte l'escalier monumental, mais délabré, qui conduisait à l'appartement de Séverin.
Le domestique l'introduisit dans la pièce encombrée de livres que son maître avait à peu près exclusivement adoptée.
Séverin, qui, debout devant la fenêtre ouverte, regardait le fleuve couler entre ses rives de pierre, se retourna au bruit de la porte, et Landry laissa échapper une exclamation.
—Es-tu malade, Séverin? Tes pérégrinations semblent t'avoir réussi moins qu'à moi....
—Je me porte à ravir, dit Séverin avec calme, mais j'arrive à une période où l'on vieillit, ou, tout au moins, où l'on change.
Landry ne put s'empêcher de rire.
—Bah! tu as trente-cinq ans, l'âge par excellence!
Il se jeta dans un fauteuil, et, revenant tout à coup au but de sa visite, il dit à brûle-pourpoint:
—Séverin, je viens du vernissage.... Il y a là deux portraits qui vont être le succès du Salon.... deux portraits de Léna.
Sa voix s'altéra légèrement en prononçant ce nom. Séverin resta impassible.
—Je les ai vus, dit-il tranquillement.
—Tu étais à l'instant au Salon.
—J'y suis allé dès l'ouverture, et j'en suis parti comme la foule arrivait. Je hais les foules.
—Ils sont superbes, ces portraits! Elle est donc la fille d'Hervé Lebreton? On dit qu'il est à Venise.... Habite-t-elle près de lui? L'as-tu vue?
Une véritable anxiété était peinte sur sa figure; mais Séverin demeura très calme.
—Oui, je l'ai rencontrée, et avant de voir ces portraits au Salon, je les avais admirés dans l'atelier de son père.
—Mais c'est un roman, Séverin! Comment tout cela est-il arrivé?
—De la manière la plus naturelle. Lebreton s'est trouvé très malade, sa fille l'a su, et elle est allée le soigner. Ils ne se quitteront plus.
—Et qu'a dit l'intraitable Coatlanguy de Bretagne?
—Il ne veut voir ni son frère, ni sa nièce.
—Mais alors, le père de Léna n'est pas le vagabond, le bohème, l'homme déshonoré qu'il m'avait dépeint!
—L'intransigeance de M. de Coatlanguy, et aussi son inexpérience du monde, ont évidemment faussé son jugement.
—Et est-il vrai... est-il possible que Léna soit devenue cette belle et charmante personne qui fait pendant à ma délicieuse Fouesnantaise?
—Je l'ai vue ainsi, dit froidement Séverin, à une matinée musicale au palazzo Bolomei, chez cette jolie vieille femme à qui je t'ai présenté l'an dernier, chez l'ambassadeur d'Espagne.
Landry se mordit la lèvre.
—Alors elle est lancée dans le grand monde vénitien? Et est-il possible qu'elle y fasse bonne figure?
—Elle n'est pas lancée dans le grand monde, mais la comtesse lui prête son très précieux patronage et l'emmène chez quelques intimes.
—Et tu allais chez son père?
—Oui, j'ai connu Hervé Lebreton avant de savoir quels liens de parenté l'unissaient à cette jeune fille, et je les ai vus, tout naturellement.
—Est-elle aussi improved que le prétend son portrait? demanda Landry avec une affectation d'insouciance.
—Le portrait est absolument ressemblant, et la femme charmante.
Landry se leva avec agitation, et fit quelques pas dans la chambre.
—Séverin, dit-il tout à coup, la voix altérée, j'ai peur d'avoir passé à côté de mon bonheur!
Son cousin haussa les épaules.
—Parce que Mlle de Coatlanguy t'apparaît dans une toilette seyante? dit-il d'un ton ironique.
—Parce que je revois en elle une femme de notre monde, avec le charme original et un peu sauvage qui m'avait pris le cœur.
—Le cœur! Mon pauvre Landry, je crois que le cœur n'a rien à voir dans une flambée d'imagination comme celle que j'ai vu s'allumer et s'éteindre!
Landry rougit de colère. Le ton de son cousin l'irritait, et la contradiction produisait sur lui son effet ordinaire.
—Ce qui se rallume n'était pas éteint!... J'ai souvent pensé que j'avais eu des torts envers cette jeune fille.... Tu te montres aujourd'hui bien peu sympathique, Séverin! Tu me prétendais cependant engagé d'honneur!
—C'est elle qui t'a refusé, dit Séverin tranquillement; tu étais donc délié.
—Peut-être l'a-t-elle regretté, comme moi je regrette l'attitude qui a motivé cette rupture.... Voyons, Séverin, sois un bon ami! Puisque tu connais son père, écris-lui que je n'ai jamais cessé de déplorer ce malentendu, et que je serais le plus heureux des hommes si Léna m'agréait!
Séverin resta impassible, bien qu'un petit battement nerveux agitât ses paupières. Il haussa seulement les épaules.
—Tu parles et tu agis comme un enfant, dit-il. Ce n'est pas d'un homme de rompre et de renouer des mariages avec cette incroyable, cette insupportable légèreté!
Landry frappa violemment du pied.
—Alors, je pars pour Venise!
—Et tu entendras de sa bouche un nouveau refus.
—Elle m'en veut donc bien? dit Landry avec émotion. Séverin, tu peux au moins écrire à son père! Tu ne saurais me refuser cela!
Comme Séverin, en ce moment, avait l'air fatigué, presque vieux!...
—Notre roman était écrit, après tout, reprit Landry dont l'imagination s'échauffait. Malgré le désir de ma mère, je n'ai pu, depuis cette triste aventure, consentir à aucun des mariages qu'elle m'offrait.... J'ai la conviction que nous serions heureux.... Lebreton est un père très présentable, et je n'empêcherai jamais sa fille de le voir.
—Elle ne le quittera jamais, si je la connais bien.... C'est lui qui partira bientôt; il est très malade.
—Alors, que deviendra-t-elle toute seule, brouillée avec son oncle, Séverin? s'écria vivement Landry. Tu vois bien qu'il faut que je l'épouse!
Séverin passa la main sur son front. Il ne voyait plus clair ni en Léna, ni en lui-même. Elle l'avait refusé, quoi que pensât la comtesse Bolomei de ses sentiments intimes. Pourquoi, alors, empêcherait-il un autre de lui donner la protection qui lui serait bientôt nécessaire? Et qui sait si, malgré ses dénégations, elle n'aimait pas encore Landry?
—Si je consens à écrire à Lebreton, dit-il enfin d'une voix lassée, c'est à une double condition: tu réfléchiras pendant au moins une semaine, et ta mère me promettra de ne plus soumettre Mlle de Coatlanguy à une épreuve comme celle d'il y a six mois.... Il faut qu'elle entre en égale dans ta maison, et qu'elle y trouve de la bienveillance et des égards.
—Ma mère fera tout ce que je voudrai! dit impétueusement Landry.
—Alors, reviens la semaine prochaine me dire le résultat de tes impressions.... Veux-tu m'excuser si je te renvoie? J'ai une affaire pressée....
Landry lui serra la main à la meurtrir, et lui dit un bruyant au revoir.
XXXVI
Quelle longue semaine!...
Séverin est fatigué à mourir de l'agitation de ses pensées. Ce qu'il ne veut pas, ce contre quoi il déploie toute son énergie, c'est regarder en lui-même. Mais il songe sans cesse à Léna, essayant de déduire de tout ce qu'il a vu d'elle des conclusions qui puissent dicter sa conduite, une lumière qui éclaire cette étrange situation. Il revient sans cesse, malgré lui, aux paroles de sa vieille amie, et repasse leurs longs et agréables entretiens et leurs promenades charmantes, y cherchant un indice des sentiments de la jeune fille. Mais non, il n'est pas possible qu'elle l'aime: pourquoi l'aurait-elle refusé?
La comtesse assurait qu'aucune femme n'aurait accueilli sa demande si étrangement formulée. Mais Léna n'était pas comme les autres femmes. Elle était, elle, capable de comprendre, d'apprécier sa rude sincérité, et si, chose impossible, elle l'eût aimé, elle aurait été plutôt attirée vers lui par la désolation et le vide de son cœur et de son existence....
Non, elle ne l'aimait pas.... Car alors, si ce fait inouï avait existé.... Mais il fermait les yeux pour ne pas être ébloui, aveuglé par la lumière irréelle d'une telle supposition. Elle ne l'aimait donc pas.... Et alors, ne pouvait-elle être sensible aux regrets, aux remords de Landry, touchée par son retour?
Il semblait à Séverin que tout son être se soulevait à cette pensée. Pourtant, cette répugnance à admettre qu'elle accueillit son cousin, il se l'expliquait aisément à lui-même: il portait à Léna un intérêt assez sincère, assez amical pour s'inquiéter tout naturellement de son bonheur, et il ne croyait pas ce bonheur en sûreté entre les mains de Landry. Il avait vu de trop près tout ce qu'il y avait en elle de noblesse native, de sérieux, d'idéal, pour supporter la pensée qu'elle avait été méconnue, dédaignée, et que le retour dont elle était l'objet tenait au succès d'un portrait, au cachet d'une toilette.... Voilà ce qu'il se disait. Mais il se gardait d'évoquer les impressions de vide, de tristesse qui, récemment, avaient encore assombri sa vie, aussi bien que la douceur qu'il avait éprouvée à se souvenir d'une chère intimité, de relations tellement en dehors du convenu.
Et dans ces fluctuations, ce qui le faisait le plus souffrir, c'était la crainte de s'être trompé sur son compte, après tout, si elle revenait au sentiment ancien....
Pendant ces jours pénibles, il évita soigneusement Landry, et refusa les invitations de Mme Desmoutiers.
Mais avant que la semaine fût écoulée, il reçut une lettre de son cousin:
«Mon cher ami, j'ai réfléchi, comme tu m'en avais donné le très sage conseil, et j'ai causé avec ma mère. Pauvre mère! Elle souffre autant que jadis à la pensée de ce mariage, et ce qui m'a le plus touché, c'est qu'elle m'assure qu'elle ne s'y oppose pas.... Mais je ne crois décidément pas que Mlle de Coatlanguy revienne sur sa décision. Cette jolie tête doit être de granit, comme celle de ses compatriotes.... Et je ne veux pas m'exposer à une seconde humiliation.... Enfin, je doute, avec ma mère, du changement opéré en elle, d'un changement capable d'assimiler nos goûts et de l'acclimater à notre monde. A te vrai dire, je l'avais presque oubliée.... Serait-il sage de renouer sur la vue d'un portrait peut-être idéalisé par une main paternelle? Mais, mon ami, peut-être ma vraie raison est-elle la crainte de peiner cette chère mère.... Elle a été très bonne pour moi.... J'ai fait tout dernièrement une grosse sottise: j'ai joué. Oh! c'est fini, je ne recommencerai plus, sois tranquille!... Elle a deviné que j'avais un souci, m'a arraché hier un aveu, et, sans un reproche, va payer mes dettes. Décidément, les mères sont nos meilleurs guides, et il est sage de les laisser arranger notre bonheur. Qui plus qu'elles le désire!
«Ainsi donc, n'écris pas à Venise. Le souvenir du Coatlanguy demeurera frais et charmant dans ma mémoire.... Ce ne sera qu'un souvenir.»
Séverin sourit amèrement. Voilà donc où avaient abouti les velléités d'indépendance de Landry! Cette fois, l'abandon de la femme qu'il croyait aimer était le prix que demandait sa mère pour réparer une folie!
Il ressentit cependant, tout d'abord, un soulagement infini, comme si Léna eût échappé à un danger ou à un malheur. Il se trouvait heureux de n'avoir pas à se mêler d'un mariage mal assorti, à prendre une responsabilité dans les regrets probables de deux êtres dissemblables.
Pendant toute la journée, il demeura sous cette impression irraisonnée de satisfaction; puis, le lendemain, une vague anxiété le reprit, et à travers le trouble qui arrivait insensiblement à l'angoisse, il éprouva le regret mal tendu, étrange à coup sûr, de ne pas pouvoir mettre Léna à l'épreuve en la replaçant en face du passé. Si elle avait accepté la demande de Landry, c'en était fait; il reconnaissait, lui, qu'il s'était mépris sur elle, il la voyait dépouillée de son prestige, et il oubliait les heures très douces passées dans ce milieu quasi familial. Si elle avait refusé.... Qui sait ce qui serait arrivé?... Non, non, il ne voulait pas même se le demander, car c'eût été descendre dans son propre cœur, et c'était justement ce qu'il désirait éviter à tout prix....
Cependant, comment sortir de cet état douloureux? Comment retrouver le calme morbide qu'il avait pris pour la paix, pour un mode définitif de son être? Il effleura vingt projets: voyages, études absorbantes, œuvres multipliées. Mais son esprit ne pouvait s'attacher à rien; il éprouvait cette impression poignante d'attendre.... Quoi? De nouvelles souffrances, sans doute, car plus il y pensait, plus il trouvait folles les idées de la comtesse Bolomei.
XXXVII
Le curé de Boulommiers ouvre son courrier. Il se compose surtout de lettres de solliciteurs et de prospectus de marchands d'objets pieux. Tout à coup, il lève les yeux sur sa sœur, qui répare une vieille soutane.
—Un timbre d'Italie pour la collection de Sandoz, dit-il, ouvrant la lettre avec un peu de hâte.
—Ce doit être de Léna! s'écria Mélanie posant son ouvrage.
—Non, ce n'est pas son écriture, répondit le curé, dépliant un feuillet de papier épais et satiné.
Sa sœur saisit l'enveloppe, et, après avoir regardé l'écriture fine et régulière, s'extasia sur un cachet armorié en cire blanche.
—Une couronne de comte!... murmura-t-elle, épiant curieusement le visage de son frère.
Elle vit la surprise s'y peindre, puis une émotion évidemment pénible. Il soupira, leva sur elle un regard troublé, et lui tendit la lettre.
—Lis cela, Mélanie, et dis-moi ce que tu penses....
La vieille fille arracha presque le feuillet des mains de son frère, et lut avidement ce qui suit:
«Monsieur le curé,
«Voulez-vous permettre à une vieille amie de Mlle de Coatlanguy de venir vous faire part d'une situation pénible, et même inquiétante?
«M. Lebreton de Coatlanguy est très malade, et sa fille l'ignore. Il peut succomber soudainement à l'affection cardiaque dont il est atteint depuis longtemps, et qui fait des progrès terribles. Ses forces s'usent sans qu'il s'en doute, sans qu'Hélène s'inquiète; tous deux espèrent que l'été le guérira.
«Il m'a semblé que la famille de cette enfant, si terriblement isolée, devait être prévenue. Elle m'a parlé souvent avec une affection attendrie du bon curé de Boulommiers. Je sais aussi que M. Lebreton a un frère, et que le désir ardent, maladif, qu'il a de le revoir, contribue à user ce qui lui reste de vie....
«Que Dieu et sa sainte Mère vous inspirent!
«Et croyez, Monsieur le curé, à mon religieux respect.»
—Ce que je pense? dit Mélanie, les yeux encore attachés sur la signature de la comtesse Bolomei, ce que je pense!... Hélas! mon pauvre Yves, je dis que c'est triste d'être pauvre; je serais allée soigner Hervé, et toi le préparer aux derniers sacrements....
—Il y a sans doute un bon prêtre près de lui, ma sœur; on peut se fier à Léna, et d'ailleurs, le pauvre garçon n'a jamais, que je sache, abandonné la foi de sa jeunesse.... Mais je ne puis penser sans frémir au remords qu'aura Alain, si son frère meurt sans le revoir.
—Écris-lui!
—Mes lettres n'ont jamais entamé sa rancune.... Cependant, il cédera peut-être quand il saura le danger.... Donne-moi du papier, Mélanie.
Elle se leva, ouvrit un tiroir, et en tira un encrier et un cahier de papier à lettre. Mais, comme elle le posait sur la table, une idée lui vint, et elle pâlit de ce qu'elle allait dire.
—Yves, si tu parlais toi-même à Alain, il céderait peut-être....
Le prêtre la regarda, saisi.
—Parler à Alain! Ah! il me semble que je trouverais des mots pour lui faire voir la vérité! Mais, ma pauvre fille, c'est impossible!
—Pourquoi? En troisième, un billet d'aller et retour ne coûte pas cher.
A son tour il pâlit, et il devait se rappeler longtemps, avec remords, qu'un instant l'idée enivrante de revoir son pays lui fit oublier tout le reste, dans un élan de joie irraisonné. Mais il se ressaisit aussitôt, et, secrètement humilié et désolé d'avoir eu une pensée personnelle, même involontaire, il secoua la tête tristement.
—Le peu que cela coûte est encore trop pour nous, Mélanie.
—Quand il s'agit d'un bien à faire! Consoler un mourant, réconcilier des frères, ramener une âme obstinée dans les voies de la charité! Ah! mon frère, cela vaut bien un sacrifice!
—Oui, oui.... Mais il faudrait encore savoir sur quoi faire porter ce sacrifice.... Tu as des dettes, ma sœur, malgré ton économie.... La justice doit passer avant la charité.
Elle baissa la tête, puis, tout à coup, la releva d'un air de triomphe.
—J'ai trouvé! dit-elle. Arrange-toi pour partir ce soir.... Je suis sûre que j'aurai l'argent!
—Sans faire d'emprunt, Mélanie?
—Fie-toi à moi, répondit-elle vaguement.
Et, pliant la vieille soutane, elle remonta précipitamment dans sa chambre pour prendre son chapeau.
Le curé connaissait ses allures un peu mystérieuses, et son goût naïf pour les surprises. Il n'essaya pas de lui arracher son secret, et il prit son bréviaire avec un calme qui n'était pas sans mérite.
Trois quarts d'heure après, Mélanie, rouge, essoufflée, fatiguée par l'ardeur d'un soleil de mai, montait le vieil escalier de pierre de Séverin de Salles. En sonnant, elle eut pour la première fois l'idée qu'il pouvait être sorti; mais ce désappointement lui fut épargné, et le domestique, accoutumé aux visites parfois singulières qu'attiraient à son maître les œuvres dont il s'occupait, l'introduisit dans la bibliothèque où, pour la première fois, elle se trouvait en présence de Séverin.
Une femme d'un certain âge, proprement, mais pauvrement vêtue à la mode d'il y a dix ans, ce ne pouvait être qu'une solliciteuse, qu'elle quêtât pour elle ou pour d'autres. Il approcha un fauteuil et s'informa poliment du but de sa visite. Mais maintenant, l'ardeur de la pauvre fille tombait. Ce qu'elle avait à dire était, après tout, difficile, et elle eut peine à retenir les larmes qui venaient à ses yeux.
—Je serai heureux si je puis vous être utile, dit Séverin avec bonté.
Il avait l'expérience des quémandeuses, et constatait chez celle-ci un embarras sincère.
Elle prit son parti.
—Il faut d'abord que je me nomme, monsieur.... Je suis la sœur du curé de Boulommiers, et voici la carte de mon frère, ajouta-t-elle en fouillant dans son sac de mérinos noir. Ce n'est pas lui qui me l'a remise, d'ailleurs, il ignore ma démarche, et peut-être l'aurait-il blâmée....
—Je n'ai pas eu l'honneur de vous voir quand je suis allé au presbytère, dit Séverin, dont la politesse s'accentua; mais Mlle de Coatlanguy m'a souvent parlé avec une sincère affection de sa bonne tante Mélanie.
Elle rougit de plaisir, flattée de penser qu'il se souvenait de son nom.
—Et moi, monsieur, je prie souvent pour vous. Mon frère a été si reconnaissant du don généreux qui a suivi votre visite à Boulommiers! Il lui a permis d'acheter une chasuble violette, et de placer à l'orphelinat la fille de notre bedeau, qui venait de mourir.
Il sourit; mais ce qu'elle venait de dire lui remit en mémoire l'objet de sa visite, et elle devint nerveuse.
—Je vais vous sembler bien audacieuse et bien indiscrète, monsieur.... Votre bonté devrait vous épargner des demandes comme celle que je vais vous adresser.... Et cependant, il s'agit de... ma nièce, ou plutôt de ceux à qui elle tient de près....
Il écoutait avidement et, voyant qu'elle s'arrêtait, il l'encouragea.
—Ne craignez rien, mademoiselle, je ne vous trouverai pas indiscrète.
Elle le regarda d'un air désespéré.
—Alors, dit-elle très vite, voulez-vous nous prêter cinquante francs pour que mon frère aille en Bretagne? Mon cousin Hervé est très malade, et il faudrait réconcilier son frère avec lui....
Séverin ne comprit pas très bien; d'ailleurs, un seul mot l'avait frappé.
—M. Lebreton est très malade! répéta-t-il, pensant à l'isolement terrible de Léna.
—Il ne se doute pas du danger, ni sa fille non plus; c'est une comtesse qui écrit au curé.... Alain, le frère d'Hervé, a refusé de le voir jusqu'ici.... Peut-être les lettres seraient-elles impuissantes; mais on ne résiste pas à la parole d'un prêtre, d'un parent, n'est-ce pas, monsieur?... Si mon frère pouvait partir, je suis sûre qu'il toucherait le cœur d'Alain. Mais nous n'avons pas l'argent nécessaire.... Alors j'ai pensé que vous voudriez bien nous le prêter.... Votre adresse était imprimée sur la lettre que vous aviez écrite à mon frère.... Excusez-moi d'être venue....
Séverin prit ses mains avec chaleur.
—Vous ne pouvez comprendre quelle reconnaissance j'éprouve! dit-il. Je savais la santé de votre cousin très atteinte, et l'isolement de sa fille est navrant.... Certes, il faut donner à ce pauvre père une dernière joie! Laissez-moi non pas prêter, mais offrir à M. le curé, pour ses œuvres (ceci en est une, et bien belle!), une somme qu'il emploiera à son gré.... J'insiste pour qu'il ne fasse pas ce voyage en troisième classe. Le temps presse, d'ailleurs, et les rapides n'en comportent pas.... Et si j'osais vous demander, en implorant la faveur de me charger des frais du voyage, d'aller aider à consoler cette pauvre fille!...
Vraiment, il semblait demander une grâce! Mélanie rougit d'émotion.
—Il ne faut pas l'inquiéter, dit-elle sagement. Si elle avait besoin de moi, j'accepterais simplement, pour l'amour d'elle, ce que vous m'offrez, mais je suis nécessaire ici.
Il ouvrit rapidement un tiroir, prit un billet et attira à lui une enveloppe. Mais elle avait eu le temps de voir un chiffre énorme, éblouissant, qui dansait devant ses yeux ébahis.
—Monsieur!... Mille francs!... Vous vous trompez peut-être! Non? Mais c'est trop! La vingtième partie suffirait pour le voyage!
—Eh bien! le bedeau défunt a peut-être laissé d'autres orphelins, dit Séverin avec le rare sourire qui le rajeunissait. Ne me remerciez pas, de grâce! ajouta-t-il vivement. C'est moi, encore une fois, qui vous dois de la reconnaissance pour m'associer à cette œuvre.
Et, donnant ordre à son domestique d'aller chercher une voiture, il y installa lui-même la pauvre fille qui fondait en larmes.
Deux heures plus tard, le presbytère était sens dessus dessous. Le curé, épongeant son front humide, adressait des recommandations à son vicaire, tout en suivant de l'œil les mouvements de Mélanie, qui préparait une valise. Bien avant l'heure, il était à la gare Montparnasse, ne quittant pas du regard le wagon dans lequel sa valise et son parapluie marquaient sa place. Mélanie l'avait accompagné, cachant héroïquement la souffrance, le supplice de Tantale que lui était la vue de ce train de Bretagne.
—Si tu étais venue aussi.... murmura le prêtre, défaillant devant la peine qu'il devinait sous ses recommandations fiévreusement gaies.
—D'abord, j'ai le catéchisme des enfants de la laïque, répondit-elle d'un ton péremptoire. Et puis, en conscience, nous ne pouvons rien prendre pour mon plaisir sur l'argent de ce bon monsieur.
Le curé courba la tête. On ferma les portières. Encore agile, il sauta dans le wagon, et serra la main de sa sœur.
—Prie bien pour le succès de ma visite, dit-il, penché à la portière.
Elle eut encore le courage de lui sourire. Mais quand le train précipita sa marche, quand elle ne vit plus flotter le mouchoir rouge qu'agitait son frère, son sourire s'effaça.
«Prier! pensa-t-elle. Oui, mais souffrir aussi!»
XXXVIII
Un joyeux dimanche de juin.
Les cloches de Lanrouara s'ébranlent dans l'air tranquille, les paysans en habit de drap se pressent sur les routes, échangeant de tranquilles bonjours. Loïzik n'est pas de «grand'messe» mais le maire et son fils se dirigent vers l'église.
—Il faudrait inviter le recteur à dîner, Goulven, dit Alain, prenant le sentier du presbytère. Loïzik a mis la viande et le fars au four, et elle m'a bien recommandé de ramener le recteur.
Loïzik est maintenant Mme de Coatlanguy, et elle a pris insensiblement, aux yeux de son beau-père, une importance nouvelle. Elle dirige le ménage sans contrôle, et il s'incline volontiers devant son bon sens, surtout maintenant qu'elle a moins peur de lui.
—Voilà devant nous, dit le maire, s'interrompant tout à coup, un pauvre prêtre bien fatigué.... Il arrive de la gare, sans doute; il ne savait pas que la carriole ne fait pas de service, le dimanche....
Bien las, en effet, le curé de Boulommiers arrivait à pied, à jeun, surmontant sa fatigue pour célébrer sa messe. Il arriva au presbytère le premier, sans s'apercevoir que d'autres visiteurs le suivaient de près.
Le maire souleva le loquet de la porte, et entra tout droit dans la cuisine.
—Hé! Marie-Yvonne, je voudrais dire un mot au recteur.
—M. le recteur est avec un prêtre étranger qui veut dire sa messe tout de suite.... Les voilà qui sortent par la petite porte du jardin.... Il n'y a pas beaucoup de temps avant la grand'messe.
—Alors, faites-lui ma commission, je l'attends à dîner, sans faute.
—Mais il y a le prêtre étranger, Monsieur le maire!
—Qu'il l'amène, la table est assez grande! Viens-tu, Goulven? Il faut que j'aille donner des signatures à la mairie, avant la messe....
Le maire expédia ses affaires, et entra dans son banc comme le dernier son tintait. Dans une stalle, faisant son action de grâce il y avait un prêtre en surplis, dont la tête grisonnante était tournée vers l'autel.
La messe commença; le recteur monta en chaire pour le prône, puis annonça à ses paroissiens qu'un prêtre du pays, absent depuis de longues années, demandait à leur dire quelques mots.
Il y eut un remous parmi les têtes chevelues et les coiffes blanches, une curiosité évidente, des murmures échangés.
Les yeux perçants du maire s'attachèrent sur le visage aux traits maigres et accusés du prêtre qui, les yeux baissés, suivaient le bedeau vers la chaire.
Il eut un battement de cœur.
—Goulven, murmura-t-il, poussant le coude de son fils, j'ai dans l'idée que c'est mon cousin Yves Ledu!
Goulven, vivement intéressé, regarda le prêtre qui, maintenant, apparaissait en chaire, et promenait sur l'auditoire deux yeux d'un bleu clair, en ce moment voilés par les larmes.
—C'est lui, j'en suis sûr! dit le maire, qui avait légèrement pâli.
Les murmures s'étaient tus, et chacun attendait avidement que le prêtre parlât.
Il commença, en langue bretonne, bien entendu, avec une légère hésitation, mais correctement, sans guère chercher ses mots:
«Mes frères,
»Ce mot, qui est doux à mes lèvres, est l'expression de la vérité. Vous n'êtes pas seulement mes frères comme fils de l'Église, ma Mère, mais encore parce que la même terre nous a enfantés, vous et moi; parce que nos yeux, en s'ouvrant à la lumière, ont vu les monts d'Arrez, et que c'est dans la même langue que nous avons dit notre première prière. J'ai été élevé parmi vous. Ceux qui, autour de moi, ont des cheveux gris, sont mes amis d'enfance.... Et votre recteur et moi, nous avons senti ensemble naître notre vocation. Si je vous ai quittés, c'est qu'on demandait des prêtres dans un pays stérile, qui n'en produit pas comme celui-ci. Vous autres, vous êtes fiers de donner à Dieu des fils qui reviennent vous évangéliser. Là-bas, «la moisson est grande, et il y a peu d'ouvriers.»
»J'avais fait à Dieu le sacrifice de mon pays. Il permet que je le revoie: qu'il soit béni! Mon cœur est gonflé de joie, et vous m'excuserez de parler imparfaitement la chère langue que, cependant, je n'ai pas oubliée, et dont les mots, je le sens, se presseront sur mes lèvres quand j'invoquerai Dieu sur mon lit de mort.
»J'étais votre ami, je reviens comme votre père, et puisqu'il m'est permis de vous parler, je veux vous dire le salut du bon Maître à ses disciples, à ses amis, quand, après avoir disparu à leurs yeux dans la mort, il se montra de nouveau à eux: «La paix soit avec vous!»
»La paix, c'est le premier des biens. Je vous souhaite, du fond de mon cœur profondément ému, d'abord la paix avec Dieu, dans sa grâce, dans la soumission à sa volonté, dans l'acceptation du travail et des peines, dans la fréquentation des saints sacrements.
»Puis la paix dans vos familles. Qu'aucun sentiment amer, qu'aucune idée de vengeance ou de rancune ne vienne altérer cette union que Dieu a voulue, dont il a donné l'exemple dans la sainte maison de Nazareth, et dont il fait la condition de l'avenir même des races et des familles: «Toute maison divisée contre elle-même périra», parce que dans la division il y a un germe de mort pour les foyers aussi bien que pour les âmes.
»Enfin, la paix avec vous-mêmes, dans l'intime de votre conscience, la paix qui ne peut régner que dans les cœurs soumis à la loi de Dieu, à la loi d'amour, dans les cœurs qui ont rejeté toute amertume, tout ressentiment.
»Et si, dit Notre-Seigneur, faisant votre offrande à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère; ensuite, vous reviendrez faire votre offrande.»
«Et, après cette vie ainsi écoulée dans la paix du Seigneur, celui qui n'est qu'un passant parmi vous, mais dont la pensée habite vos montagnes, vous souhaite la lumière et la paix sans fin du paradis!»
Il y avait des pleurs étouffés dans l'humble assemblée. Ces âmes primitives avaient senti passer un grand souffle d'amour, ces rudes natures avaient vibré sous le choc de cette émotion profonde. Le nom du curé circulait déjà parmi la foule, et quand la grand'messe finit, la petite sacristie fut envahie par tous ceux qui voulaient lui parler et lui serrer la main.
Et le maire?
Les premières paroles du prêtre avaient été droit à son cœur de Breton. Puis, soudain, il avait été atteint en pleine conscience par ces paroles de paix qui lui semblaient dites pour lui. Une révolte se mêlait singulièrement au remords mal assoupi qu'elles éveillaient. Après tout, il avait pardonné à son frère, puisqu'il lui avait jadis envoyé de l'argent! Le revoir n'était pas une obligation: il était si sûr qu'ils ne pouvaient plus s'entendre! Cependant, les paroles du livre divin étaient formelles: il n'était pas commandé de faire un don à son frère, de lui accorder un pardon fictif, mais d'aller, et de se réconcilier avec lui....
Le trouble de ses pensées et le ressentiment qu'il éprouvait contre le curé retinrent son élan. Il attendit que les paysans eussent quitté la sacristie, et s'avança alors, non sans une certaine répugnance, suivi de son fils.
Mais quand il vit briller de bonheur les yeux clairs qui, dans ce visage vieilli, demeuraient les mêmes qu'il se rappelait éclairant une figure d'enfant, quelque chose en lui se fondit tout à coup, et il oublia son impression désagréable pour tomber dans les bras de son ami.
—Ainsi, après tant d'années, tu arrives sans crier gare! Et tu ne viens pas d'abord chez moi!
—Il y avait ma messe.... Mais je suis si heureux, Alain, je vais revoir le Coatlanguy avec tant de bonheur!
—Voici mon fils Goulven.... Tu vas voir sa femme, Loïzik Le Braz, ta nièce aussi.... Si tu restes quelques jours, je te ferai faire la connaissance de mon fils, le notaire. Et puisque tu n'as pas trouvé le moyen de venir marier ce garçon-là, il faudra que tu t'arranges pour faire un baptême, si Dieu bénit notre foyer.
—Ah! j'en serais trop heureux, mon ami!... Goulven ressemble à sa défunte mère.... Oui, oui, j'aimerais à revenir; mais les voyages coûtent cher....
—Pas à toi, dit brusquement le maire, car je te le paierais, et même à Mélanie.
Le pauvre curé crut étouffer de joie.
—Alors, si Loïzik devient mère, et si Monseigneur permet une seconde absence... dit-il d'une voix, étranglée.
Il passa son bras sous celui de son cousin, et les paysans souriaient à les voir s'en aller ainsi, grands tous les deux, encore robustes, avec leurs figures accentuées, burinées de rides, mais gardant la jeunesse du regard.
—Goulven, dit le maire, reste attendre le recteur, qui prolonge son action de grâces.... Nous allons prendre la traverse, et faire une belle surprise à Loïzik, qui entend toujours parler de son oncle le curé, et qui va être bien contente....
Le prêtre avait oublié l'objet de sa venue. Une joie telle gonflait son cœur, qu'elle en était presque douloureuse. Il foulait donc encore sa terre natale! Son œil ravi errait sur les ajoncs éclatants.... Les nappes jaunissantes du froment ondulaient sous une brise fraîche, le thym couvrait les pentes arides des monts, et au bord du sentier, un ruisseau très clair clapotait rudement sur des pierres noires et lisses. Au-dessus de sa tête s'étendait ce cher ciel breton, d'un bleu si pâle, si doux, à nul autre semblable, traversé de minces traits blancs, comme des coups de pinceau.... Le soleil brillait sur tout cela, prêtant de l'éclat à ces tons ternes, une richesse apparente à cette terre stérile qui, elle aussi, semblait se faire belle pour fêter le retour de son prêtre, et enfin les cloches qui sonnaient l'Angélus avaient l'air d'annoncer qu'il était revenu....
Il regarde avidement le vieux manoir.... Oui, oui, il est bien tel qu'il le gardait dans son souvenir, seulement il lui semble plus petit. La coiffe blanche de Loïzik, que Goulven a appelée joyeusement, met une tache sur la muraille grise, et il croit voir sa sœur avant qu'elle eût été forcée d'adopter ses pauvres chapeaux de paille noire....
Il entre d'abord dans la cuisine où le feu, qui rougeoie gaiement, mire ses flammes claires dans les bassins de cuivre jaune suspendus aux murs. Il respire l'effluve oublié de ce pot-au-feu rustique, rempli de légumes frais et de viande savoureuse; il entend le pétillement du beurre sur la poêle; il voit remuer lentement, sur le vieux tourne-broche mécanique, les poulets qui se dorent devant le foyer.... Et tout cela est un symbole, tout cela a une histoire, tout cela évoque pour lui un passé disparu. Il revoit les vieux parents qui s'asseyaient sur les bancs de chêne, les enfants bruyants qui sont devenus des vieillards ou qui ont été, tout jeunes, ravis dans les demeures célestes.... Et enfin, quand le recteur l'ayant rejoint, ils passent dans la «salle» et qu'on l'invite à bénir la table où il s'était assis, petit enfant, ses yeux se mouillent de larmes, et sa voix faiblit tout à coup....
Cependant, le joyeux tohu-bohu de l'arrivée se calme, et les questions pressées, les nouvelles échangées, les souvenirs ravives, tout cela a un terme. Le curé se rappelle maintenant qu'il n'est pas venu ici pour son plaisir, qu'il y a à remplir une tâche pénible. L'espèce d'ivresse de l'arrivée se dissipe, le souci qui le hantait revient l'envahir, et il se reproche maintenant d'avoir pu oublier un instant le parent malade, la jeune fille isolée dont il était venu défendre la cause.
Le maire aussi s'est calmé. Le petit sermon de son cousin lui revient à la mémoire, ramenant une arrière-pensée, un ressentiment. Son orgueil se cabre à l'idée qu'on a osé lui donner une leçon, fût-ce du haut de la chaire, et il ne doute plus que le curé ne soit venu au Coatlanguy avec un but arrêté: le contraindre à recevoir son frère.... Cela, jamais!
L'heure des vêpres, cependant, a sonné; de nouveau les cloches tintent dans l'air tranquille; de nouveau, les groupes de paysans en habits de dimanche se dirigent vers le bourg. Ce n'est pas encore le moment des explications.
Ils s'en vont tous à l'église, et Loïzik trouve le moyen de rester un peu en arrière avec le curé.
—Savez-vous si ma cousine Léna va bien? dit-elle, baissant la voix, bien que son beau-père, qui cause avec le recteur, soit trop loin pour l'entendre.
—Léna m'écrit quelquefois. Elle est toujours pieuse, dévouée à son devoir, et le bon Dieu lui a procuré des amis.
—Alors, elle ne regrette pas le Coatlanguy? dit Loïzik, attristée.
—Oh! si, elle le regrette, bien plus même qu'elle ne s'y serait attendue.... As-tu deviné que je suis ici à cause d'elle, ma fille?
Loïzik pâlit.
—Je l'avais pensé.... Mais mon père ne veut pas la revoir.... Ma pauvre Lénik! Jamais elle ne reviendra, je le sais bien!
—Qui peut le savoir? Il y a des événements qui ouvrent les cœurs les plus fermés, mon enfant.... Je suis venu dire à Alain que son frère est très malade.... Pendant les vêpres, tu vas prier de tout ton cœur, et le bon Dieu viendra à notre aide....
Le visage de la jeune femme s'était assombri. Pendant que le curé de Boulommiers, revêtu de la plus belle chape qui fût à la sacristie, chantait les vêpres que le recteur accompagnait sur l'harmonium, elle pria, en effet, ardemment, pour sa chère cousine et pour cet oncle Hervé qui devait être un si grand coupable....
Et ce fut au retour, dans le jardin du manoir, entre les troncs rugueux des vieux pommiers, que le curé aborda la question poignante qui l'amenait.
XXXIX
Décidément, un embarras pénible se glissait entre les deux cousins. Alain était défiant; tout en fumant sa pipe de bruyère, il jetait sur l'abbé des regards attentifs. Il se préparait à tenir tête à l'orage. L'orage, si c'en était un, le prit par surprise.
—Alain, dit tout à coup le curé, posant la main sur la manche de drap fin du maire, ton frère est très mal....
Alain sentit un coup au cœur, et regarda machinalement autour de lui comme s'il cherchait, dans ce qui l'entourait, la confirmation de ce fait inattendu. Mais c'étaient des souvenirs très anciens qui, soudain, lui revenaient en foule.
Très malade.... A ce pommier, il voyait son frère, enfant, grimper lestement en poussant des cris de victoire... Dans cette allée, Hervé promenait un mouton favori dont les bêlements semblaient encore frapper les oreilles du maire.... Sous ce vieux noyer, il dessinait des arbres informes au milieu desquels s'élevait toujours la tourelle du manoir....
Très malade.... Comment pouvait-il être, maintenant? Vieilli, naturellement, comme lui, comme Yves Le Du. Mais quels changements le temps avait-il apportés en lui? Avait-il gardé ses traits fins, son sourire un peu indécis? Ses cheveux, en blanchissant, étaient-ils restés doux et bouclés?...
Toutes ces pensées traversèrent comme l'éclair l'esprit d'Alain, tandis que, ainsi qu'un glas, les mots: très mal les accompagnaient.
Il ne savait pas lui-même quelle expression d'angoisse troublait son regard quand il le reporta enfin sur l'abbé.
—Comment le sais-tu? demanda-t-il avec une espèce de brutalité.
—Par une dame, amie de Léna. La pauvre petite l'ignore.
Une soudaine défiance contracta les traits du maire.
—Elle ignore que son père est malade! Allons, c'est un piège qu'on me tend! Léna soignait toutes les maladies du bourg, et elle s'y connaît encore, je pense!
—Il y a des désordres intérieurs qui déjouent l'expérience d'une jeune fille: Hervé est atteint d'une maladie du cœur.
—On vit trente ans avec cela! dit le maire, ébranlé.
—Il ne vivra ni trente ans, ni trente mois! dit le prêtre avec fermeté. Tu ne supposes pas que mon habit, à défaut de ma conscience, me permette de te tromper, ni même d'être pris comme complice d'un mensonge! Je te répète que ton frère est très malade, qu'un malheur est imminent, et je te laisse te représenter ce que c'est que de mourir en terre étrangère, laissant après soi une fille de vingt ans!
Une pâleur grise couvrait les traits du maire. Maintenant, c'était sa mère qu'il revoyait toute jeune dans l'allée envahie par l'herbe, et à son oreille retentissait cette phrase, entendue si souvent: «Alain, tiens la main de ton petit frère...»
Il essuya son front, couvert de sueur froide.
—Il n'était plus un Coatlanguy... Il avait compromis son nom... J'avais juré qu'il ne franchirait plus ce seuil! murmura-t-il dans une dernière lutte contre son ressentiment.
—C'était un serment exécrable! dit le prêtre avec énergie. Tu l'as d'ailleurs mal jugé, mal compris... Il a gardé l'âme d'un enfant... Rejeté par ton cœur impitoyable, il a trouvé ailleurs la sympathie, l'honneur, la gloire humaine, même... Il a illustré le nom de Lebreton autant que ses ancêtres les batailleurs... Je ne te demande pas de lui pardonner, mais de réparer ton injustice!
Une sorte de majesté transformait ce prêtre timide, et celui dont il avait redouté la colère se courbait sous l'autorité sacerdotale qui avait enfin raison de sa rancune.
Le maire regarda son cousin avec angoisse, et, pour la première fois de sa vie, demanda humblement un conseil.
—Que faut-il que je fasse? Est-il en état de revenir... ici?
L'abbé soupira.
—C'est un trop grand voyage...
—Alors....
Son cœur battit si vite, si violemment, que toutes les glaces qui l'enserraient se rompirent...
—Alors, partons ce soir, toi et moi, et allons l'embrasser!
Le prêtre ouvrit les bras en pleurant, et une étreinte pareille à celles de leur enfance les réunit un instant.
Mais, presque aussitôt, le maire reprit possession de lui-même, et tira sa grosse montre d'argent.
—Nous pouvons partir ce soir.... Loïzik nous fera manger un morceau, et Goulven nous conduira à Morlaix pour l'heure de l'express.... Tu peux venir avec moi, n'est-ce pas?
—Il faut que je télégraphie à Monseigneur, mais il ne me refusera pas.... Écoute, Alain, c'est une grande dépense, mais je puis y pourvoir en ce qui me concerne, grâce à la charité d'un ami généreux....
—Point d'aumône, je te prie, quand mon frère et moi sommes en jeu! interrompit sèchement le maire. C'est moi qui t'emmène, et je peux, Dieu merci, payer cette dépense!
Il revint vers la maison d'un pas vif. Sauf la pâleur qui demeurait sur son visage, on n'eût pas deviné qu'il venait de subir un si profond bouleversement. Il appela Loïzik de sa voix impérieuse:
—Prépare-nous un peu de soupe et de la viande froide, dit-il. Je pars ce soir, avec l'abbé.
Elle le regarda, surprise et inquiète, sans oser l'interroger.
—Je vais très loin d'ici, reprit-il, s'efforçant de garder son inflexion décidée, en Italie, à Venise.... L'abbé m'a apporté de mauvaises nouvelles de... mon frère Hervé....
Loïzik tressaillit en l'entendant prononcer ce nom pour la première fois.
—Oh! mon père!... Et Léna?...
Une soudaine émotion détendit les traits sévères d'Alain.
—S'il arrive un malheur, je la ramènerai, dit-il avec une douceur soudaine.
Elle se mit à sangloter, et, oubliant sa réserve ordinaire et sa timidité en face de son beau-père, elle se jeta à son cou d'un geste passionné. Chose inouïe, il l'embrassa doucement au front. Mais, en l'entendant murmurer d'une voix attendrie: «Pauvre petite Léna!» elle comprit que ce baiser n'était pas pour elle....
Un peu plus tard, comme il revenait de donner des ordres en vue d'une absence plus ou moins longue, il s'approcha de sa belle-fille qui, les yeux rougis de larmes, préparait un repas sommaire, et lui dit d'un ton bas, comme s'il voulait être entendu d'elle seule:
—Il est très mal.... Mais tant qu'il y a vie, il y a espoir, et les médecins peuvent se tromper, n'est-ce pas, ma fille?
—Oh! oui! dit-elle avec, ferveur.
—S'il guérit, ou tout au moins s'il va mieux, je compte l'amener ici.... Dès demain, tu prépareras la chambre où nous couchions jadis, lui et moi, celle où est le grand bahut aux Apôtres.... Que le lit soit bon, la chambre aérée.... Tu y mettras le petit portrait de ma mère, et son vieux crucifix.... Et puis....
Il rougit soudain sous la couche de hâle qui couvrait sa figure, et acheva avec effort:
—Et puis... les artistes ont des idées.... Il aimait les fleurs.... Vous autres, jeunes femmes, vous savez arranger les bouquets. Les roses vont fleurir.... Ça lui plaira....
Après ces recommandations extraordinaires, il reprit son air impassible et son ton bourru. Seulement, en lui disant adieu, au moment de monter en voiture, il murmura encore:
—Je t'aime bien, Loïzik; mais quand Léna sera là, il me semble que je t'aimerai encore davantage!
Il prit donc le train de Paris, dans sa veste à boutons, portant son grand chapeau à boucle d'argent et à rubans de velours. Goulven, craignant pour lui la fraîcheur des nuits, l'avait contraint à emporter un manteau doublé de peau d'agneau blanche et frisée.
Il fit des signes d'adieu à son fils aussi longtemps qu'il le vit; puis, reprenant sa place, tendit la main au curé.
Dieu te bénisse, Yves! Tu as bien fait de venir!
XL
Léna commence à s'inquiéter. Ce n'est pas que son père souffre, ni qu'il y ait des crises, ni que le mal procède par secousses apparentes. Il avance si lentement, au contraire, si sournoisement, que, pour l'apercevoir, il faut se reporter en arrière, et constater que le pauvre cher père ne peut plus faire ce qu'il faisait il y a un mois... quinze jours... une semaine. Quelquefois, la vie paraît suspendue, le cœur s'arrête; mais cela ne dure pas, et la belle figure d'Hervé, de plus en plus sereine, n'en est pas sensiblement altérée.
Il ne descend guère plus, parce que les étages sont trop hauts. La comtesse Bolomei, cependant, envoie de temps à autre ses gondoliers, deux hommes souples et robustes, qui l'enlèvent comme un enfant, et le portent dans la gondole que surmonte maintenant une tente légère, ornée de franges. A demi couché sur les coussins, il revoit les beaux vieux palais qu'a caressés son pinceau, les ombrages du Lido, les méandres que forment les étroits canaux entre leurs murailles de marbre.
Quelquefois, il est plus fort; alors il se traîne sous les galeries des Procuraties, effleure du regard les belles choses qu'il aimait: les marbres, les verreries, les perles, les dentelles; puis il s'assied avec Léna au café Florian, la force à prendre des glaces, et se réjouit d'entendre les étrangers admirer sa saine et fraîche beauté.
Il ne se croit pas très malade. Après avoir dit que la chaleur le guérirait, il prétend que c'est la chaleur qui le fatigue. Cependant, il aime à voir souvent, plus souvent qu'autrefois, un capucin, un vieil ami, le Padre Matteo, dont il aime la parole poétique et imagée, et aussi la belle figure basanée, avec sa longue barbe blanche et la couronne monacale qui ceint d'argent son front.
—Padre, je ferai votre portrait, dit-il gaiement, et quand vous serez canonisé, le souvenir de votre peintre se mêlera à votre culte.
Mais, en regardant ses doigts diaphanes qui tremblaient légèrement même en tournant les pages d'un livre, Léna commençait à se demander s'il peindrait jamais encore....
Le sentiment de son isolement prenait une forme désolée. Elle résolut d'écrire à l'abbé Le Du et même à son oncle. Qui sait s'il ne se laisserait pas toucher? Qui sait si l'air natal ne ranimerait pas cette vie usée?
Elle voulut mettre cette tentative sous la protection aimée de la Madone, et entra à San-Marco. Il y avait des touristes dans l'église, mais ils n'étaient ni bruyants, ni irrespectueux. Les uns, sous la conduite du custode, admiraient la Pala d'oro avec ses innombrables pierreries; les autres, tranquillement assis, regardaient à loisir les mosaïques représentant des scènes bibliques qui ressortaient, vives et fraîches, sur leur fond d'or éclatant au-dessus des murs sombres en marbre rouge. Elle s'agenouilla devant l'image antique de la Nicopeja, et pria avec une ferveur soudaine, presque inspirée, et si vive qu'elle épuisa presque ses forces.... C'était un dimanche, à l'heure des vêpres, juste au moment où Loïzik mouillait de ses larmes l'accoudoir du vieux banc de famille, et où la voix tremblante de l'abbé Le Du entonnait le Deus in adjutorium meum intende....
La soirée fut très douce. Comme son père sommeillait, tranquille, dans son fauteuil, Léna alla vers la fenêtre ouverte, regardant vaguement le mouvement du quai, où les groupes joyeux passaient, les uns causant, les autres chantant. Les femmes, nu-tête, portaient avec une grâce majestueuse leurs longs châles traînants, les enfants s'appelaient, les gondoles glissaient sur l'eau sombre, et la coupole de la Salute ressortait, harmonieuse, sur un fond de ciel orangé.
Comme elle reportait son regard au-dessous d'elle, elle vit un homme d'une taille élevée, arrêté devant la maison et les yeux levés vers la fenêtre; elle tressaillit: elle venait de reconnaître Séverin.
Mais il ne monta pas. Seulement, Léna éprouva un secret et étrange réconfort en sachant tout près cet ami fidèle.
A son réveil, un télégramme lui fut remis. Il était daté de la veille, signé de l'abbé Le Du, et singulièrement long pour les habitudes économiques du bon prêtre.
«Ai décidé Alain à réconciliation. Arriverons après-demain mardi, trop tard. Vous verrons mercredi matin.»
Elle dut relire cette nouvelle inattendue, stupéfiante, pour se persuader que c'était vrai, qu'elle ne rêvait pas, que ses deux oncles seraient là la nuit prochaine, que les deux frères allaient oublier leur longue séparation.... Oh! c'était trop beau, trop doux!... Dieu, qui voulait lui laisser savourer cette joie, permit qu'elle ne s'inquiétât pas de cette soudaine arrivée, même de la venue du curé. Mais elle se souvint de la prière incroyablement ardente faite la veille, et remercia la Mère si tendre qui rendait la paix à leur famille.
Quand elle entra chez son père, il avait l'air plus animé qu'à l'ordinaire.
—Figure-toi, Léna, dit-il, que j'ai vu ma mère en rêve....
Sans savoir pourquoi, elle tressaillit.
—C'était dans une allée de notre jardin. Comme à chaque printemps, l'herbe envahissait cette allée, et il y avait de petites marguerites serrées comme des gouttes de lait. Ma mère me regardait courir, et comme Alain venait au-devant de moi, elle lui dit, dans le rêve, comme elle disait jadis: «Tiens la main de ton petit frère....»
Il soupira, et ajouta doucement:
—Ah! le printemps de la vie, la primavera della gioventù est passé, et les fleurs avec lui; mais c'est quand la route devient sombre et qu'on approche du but, qu'on voudrait s'appuyer sur les siens.... Pauvre Alain! Il ne pressera plus la main de son frère.... Et peut-être regrettera-t-il un jour d'avoir été si impitoyable!
Léna s'assit près de lui.
—Cher père, que diriez-vous si j'avais une bonne, très bonne nouvelle à vous annoncer?
Il la regarda avec un mélange de surprise et d'espoir, et, sa pensée s'éloignant de son frère pour revenir à une autre chose qui le hantait, il dit:
—M. de Salles est revenu?
Léna s'effraya presque. Était-ce une espèce de divination ou de seconde vue qui semblait l'avertir de la présence de ceux qui occupaient son esprit? Cette lucidité, ou cet effet de télépathie, signifiait-il un changement dans son état?
—Je crois, en effet, que M. de Salles est arrivé, répondit-elle avec un peu d'effort; je suis à peu près sûre de l'avoir vu, hier soir, de ma fenêtre.... Mais c'est autre chose, c'est une vraie joie que j'ai à vous annoncer.
—Celle-là en serait une! dit-il presque bas.
Elle ne parut pas l'entendre, et reprit avec une affectation de gaieté:
—Je ne vous disais pas, de peur de vous agiter, que le bon curé de Boulommiers rêvait toujours de vous réconcilier avec l'oncle Alain.... Eh bien! il est si bon, si pieux, ce cher curé, qu'il devait réussir.... Père, s'écria-t-elle, le voyant se soulever haletant, il faut être calme.... La joie ne doit pas vous faire mal!... Eh bien! oui, il a réussi!
Un ravissement soudain prêta une beauté et une jeunesse nouvelles au fin visage d'Hervé. Léna ne put s'empêcher de sentir une ombre de jalousie: même lorsqu'elle était arrivée, elle ne l'avait pas vu ainsi.
—Alain! Il veut bien me revoir! murmura-t-il avec une douceur extasiée.
—Il reconnaît ainsi qu'il a eu des torts envers vous! dit Léna vivement. Mais vous savez que quand il a décidé une chose, il ne sait pas attendre.... Et, ajouta-t-elle, mesurant ses paroles à la force de celui qui l'écoutait, vous serez heureux, mais non pas surpris de savoir que... qu'il va arriver, et qu'il voudra vous emmener au Coatlanguy....
—Alain arrive! répéta Hervé, appuyant la main sur ce pauvre cœur dont les battements redevenaient irréguliers. Comment le sais-tu Léna?
—Par un télégramme; mais moi, j'étais préparée à cette surprise, puisque je savais tout ce que tentait l'abbé....
Il voulut voir la dépêche.
—Demain soir... trop tard.... Non, Léna, s'écria-t-il d'un ton décidé, il ne faut jamais remettre ce qui est heureux. Je ne dors guère la nuit, et je veux embrasser mon frère le soir même.... M. de Salles ira le chercher. Car il va venir, je pense? Ne pourrais-tu le faire demander? Il doit être à son ancien hôtel.... Et puis, Léna, il faut voir la signora Livori; je sais qu'il y a des chambres libres dans la maison.... Tu les arrangeras toi-même... Ou plutôt....
Il saisit la main de sa fille, et la regarda d'un air suppliant.
—Nous dormions l'un près de l'autre quand nous étions enfants.... Cette chambre est grande et aérée.... Fais-y mettre un lit pour Alain, je t'en prie! Il doit, lui, avoir gardé son sommeil de terrien, et j'aimerais à le regarder dormir....
Quelque chose que Léna ne définissait pas l'empêchait, non pas seulement de refuser, mais de discuter les désirs de son père.
Elle appuya ses lèvres sur ce front dont le bonheur semblait avoir tout à coup effacé les rides; puis, prenant une des cartes d'Hervé, elle y traça ces mots au-dessous de son nom: «Serait heureux de voir M. de Salles.»
Giuseppa fut priée de se presser pour porter cette carte à l'hôtel voisin.
Depuis la réception du télégramme, Léna avait l'impression de vivre dans l'irréel. Quelque chose en elle était changé, ou plutôt, c'était sa manière de sentir. Concentrée dans l'attente du grand événement qui réunissait enfin les deux frères, préoccupée de la manière dont son père supportait physiquement des émotions presque joyeuses, elle s'étonna presque de revoir Séverin sans éprouver d'embarras, comme s'il n'y avait pas eu entre eux cette étrange demande et ce cruel refus.
Lui aussi savait tout: il correspondait par le télégraphe avec l'abbé Le Du, et il accepta avec empressement d'aller chercher à la gare les voyageurs si impatiemment attendus.
Il s'installa près d'Hervé pendant que Léna s'occupait des préparatifs nécessaires, et elle lui fut reconnaissante de l'action bienfaisante qu'il exerçait sur le malade. En effet, son père était heureux sans agitation et cherchait à prévoir, avec un plaisir enfantin quelles seraient les impressions de son frère en arrivant à Venise.
—Songez qu'il n'est jamais allé plus loin que Rennes! disait-il gaiement. Imaginez sa surprise en traversant Paris, puis en voyant des montagnes, et enfin en se trouvant dans cette ville unique, comme en un rêve. Les natures primitives comme la sienne sont profondément sensibles aux impressions neuves. Je regrette de ne pouvoir assister à son arrivée; mais je compte bien le promener en gondole.
La journée s'écoula rapidement dans cette douce attente, et le lendemain, à son réveil, il accueillit sa fille avec un sourire très doux.
—C'est ce soir, Léna!...
Il paraissait vivifié par ce bonheur. Sa jeunesse semblait revenir avec son frère et, comme Léna se trouvait seule un instant avec Séverin, elle le regarda avec une expression d'espérance.
—Ne trouvez-vous pas mon père bien mieux... presque comme autrefois?... S'il pouvait partir pour le Coatlanguy!
—La joie est un grand médecin, répondit-il, sans avoir le courage de lui ôter confiance.
XLI
Et l'heureux moment est arrivé. Séverin est parti pour la gare, et Léna fait tout ce qu'elle peut pour maintenir son père dans le calme. Elle s'étonne que ce soit si facile, et il en est effet surprenant que cette nature ardente et nerveuse supporte avec sérénité une joie aussi profonde, aussi inattendue.
—Léna, dit-il tout à coup avec un sourire, penses-tu que je vais revoir mon frère dans sa veste de drap, avec sa ceinture de coton lilas et son grand chapeau?
—Certes oui, père! S'agirait-il d'aller voir un roi, l'oncle Alain ne renierait jamais son costume... Et peut-être, ajouta-t-elle, hésitant légèrement, peut-être, pour lui faire plaisir, aurais-je dû remettre le mien...
—Non, répondit-il avec une décision très rare chez lui, non, Léna... C'est le passé, il est clos! Tu es entrée dans une autre sphère, tu es destinée à une autre vie, et dès la première heure, Alain doit le comprendre!
Elle le regarda, un peu surprise.
—Tu pourras le remettre une fois, ce cher costume, ajouta-t-il, s'il te plaît de te marier en Fouesnantaise, comme ta mère....
Elle ne discutait plus avec lui, et elle s'abstint de lui dire qu'elle ne se marierait jamais. Mais cette parole lui avait causé une involontaire souffrance...
Un silence presque absolu régnait maintenant sur la Riva, où passaient seuls quelques promeneurs tranquilles. Les gondoles se faisaient rares sur le canal, et les cloches des églises sonnant les heures étaient entendues clairement dans ce grand calme de la nuit.
Hervé commença tout à coup à s'agiter légèrement. Il s'était assis dans son atelier, et il demandait toujours plus de lumière. Il se levait pour aller à la grande fenêtre d'où il voyait glisser les petites lueurs sur l'eau, pour inspecter la table du souper, à laquelle Léna avait donné un air de fête. Il regarda sa fille, et parut satisfait: elle avait sa robe de drap noir, avec un de ces grands cols brodés qu'il aimait à lui voir. Il alla vers un long tube de verre émaillé dans lequel baignaient des roses. Il en choisit une d'un rouge éclatant, et l'attacha à son corsage sans qu'elle protestât: elle était une part du décor qu'aimaient ses yeux d'artiste.
Et enfin, l'attente eut un terme, et Séverin, étant monté le premier en messager, entra dans l'atelier et alla serrer la main du peintre.
—Ils sont là, et votre frère est plus ému encore que vous, dit-il gaiement.
—Cher Alain!...
Hervé se leva pour accueillir son frère, le chef de la famille.... Les deux frères se trouvèrent tout à coup en face l'un de l'autre, hésitants, éperdus, cherchant désespérément à se reconnaître.... Sur ces visages changés, vieillis, quelque chose demeurait, cependant, du passé: c'étaient les yeux, pareils de couleur, divers d'expression, toujours comme autrefois. Mais soudain, la même tendresse passionnée s'y peignit, prêtant à Hervé une énergie inaccoutumée, à Alain une émotion presque féminine.... Un moment, ils se ressemblèrent. Et ils s'étreignirent avec une joie poignante, pendant que Léna pleurait silencieusement.
...Quelques minutes se sont écoulées, Hervé est de nouveau assis dans son fauteuil, maintenant très calme. Seulement, ses traits se sont tirés et amincis. Alors, Alain cherche autour de lui, et reste un instant saisi de surprise, peut-être de désappointement, en voyant Léna venir à lui. Mais il a compris, lui aussi, qu'il faut accepter l'irrévocable. Après l'avoir embrassée, il la regarde d'un œil perçant.
—Ah! c'est, du moins, ta robe d'autrefois!
—Et demain, je mettrai ma mante pour sortir avec vous, oncle Alain!
Il l'aime chèrement, et la pensée de la revoir a allégé les longues heures de voyage; cette tendresse secrète était, jusqu'ici, le défaut de cette cuirasse de fermeté, de sévérité dont il était revêtu. Et cependant ce n'est pas elle qui l'absorbe, qui le passionne en ce moment. Il n'a d'yeux que pour ce frère retrouvé; il s'assied près de lui, et il prend sa main transparente dans ses mains robustes et rugueuses à lui, avec la vague idée de lui communiquer de la vie, de la force, un fluide sauveur.
—Comme tu as supporté ce long voyage! dit Hervé avec admiration. On dirait que la fatigue n'a pas de prise sur ton corps de fer! Et ce cher Yves!... Ses travaux, à lui usent plus, je pense, que le labeur de la terre....
—Oui, mais on remporte des victoires! dit le maire avec effort.
Il cherche un moyen de dire à son frère qu'il regrette le passé.... L'abbé, qui le devine, s'éloigne un peu pour causer avec Léna et Séverin. Alors Alain se penche, une sueur venant à son front.
-C'est un doux, que l'abbé.... Mais il est dit que les doux posséderont la terre.... Et il est venu remuer la terre inculte de mon cœur, de ce cœur trop dur.... Il est prêtre, et nous devons l'écouter.... Tout est oublié, Hervé? dit-il d'une voix que la honte et l'angoisse étranglent.
Hervé passe son bras autour de ce cou robuste.
—J'avais des torts, et tu avais des droits! dit-il doucement.
Mais cette douceur même acheva de briser le cœur altier du maire.
—Hervé! ne parle pas ainsi! Maintenant je vois clair! Dis-moi que tu ne m'en veux pas!
—Mais je ne t'ai jamais blâmé, dit Hervé, dont les clairs yeux bleus eurent une lueur de tendresse.
Alors, la tête sur l'épaule de son frère, pendant deux ou trois secondes Alain pleura....
—Vous oubliez l'heure! dit l'abbé, se rapprochant. Pour moi je ne puis prendre ma part des bonnes choses qu'a préparées Léna, car il y a longtemps que minuit est passé, et je compte bien dire ma messe à Saint-Marc; mais le maire a grand'faim, j'en suis sûr....
—Vous n'allez pas nous quitter.... Vous avez été si bon! dit Léna à Séverin, qui prenait son chapeau pour partir.
Il la regarda.
—Faut-il vraiment que je reste?
—Oh! oui! Vous avez été pour nous le meilleur des amis!...
Encore une fois, il s'assit à sa table. Le curé causait avec Hervé, qui ne prenait rien, et Léna prit place entre son oncle et Séverin. Un poids était ôté de l'esprit du maire. Il lui semblait que de longues années de rancune étaient supprimées de sa vie, et, trompé lui aussi en voyant son frère debout, n'ayant d'ailleurs aucun point de repère pour constater que la maladie l'avait changé, il s'abandonnait à la joie de le revoir, au plaisir maintenant pleinement senti de retrouver sa nièce, et à la satisfaction intime d'une conscience apaisée.
Il sympathisa tout de suite avec Séverin, dont l'abbé lui avait parlé avec enthousiasme. Il lui exposa ses principes, le but auquel il avait voué sa vie; puis, se tournant vers sa nièce, il lui demanda à brûle-pourpoint si son père se plairait à la campagne.
—Car j'ai l'intention de vous ramener au Coatlanguy, naturellement! ajouta-t-il. Si tu n'as pu être la «fille d'honneur» de Loïzik, c'est toi qu'elle prendra comme marraine de son premier enfant, et Hervé aura peut-être le même succès, en peignant un baptême breton, que les journaux lui ont fait pour ton portrait en Fouesnantaise, Lénik....
Il allait inviter aussi Séverin dans un élan de cordialité; mais il se rappela à temps ce qu'il leur en avait coûté d'introduire au manoir «un monsieur de Paris,» et il retint à temps son invitation.
Il fut sensible à la pensée qu'avait eue Léna de lui faire des crêpes de dentelle, et désigna d'un geste un panier posé près de la porte.
—Si précipité qu'ait été mon départ, ma fille, la bonne petite Loïzik a pensé à toi. Il y a là du beurre frais et un gâteau.... Je crois que ce n'est pas le premier envoi qu'elle te fait.... on ne me trompe pas facilement, même quand il me plaît de fermer les yeux, dit-il en souriant.
Une heure après, il dormait sur son oreiller de laine. Appuyé contre les nombreux coussins amoncelés sur son lit, son frère le regardait avec ravissement.
Léna pria une partie de la nuit. Quant à Séverin, il ne se coucha même pas, et demeura tranquillement à sa fenêtre, regardant briller les lumières sur le canal, puis épiant au ciel les premières lueurs de l'aurore.
De grand matin, la jeune fille conduisit à l'église le bon curé, qui poussait à chaque pas des exclamations de surprise. Il tomba à genoux au seuil de la basilique, pénétré d'une émotion profonde, presque inattendue, puis se dirigea vers la sacristie, pour montrer son celebret. Comme il revenait vers l'autel de la Nicopeja, revêtu des ornements sacerdotaux, Séverin, sortant de l'ombre, dit un mot aux choristes, et s'agenouilla sur la marche pour répondre la messe....
Tout cela était la réponse de la Sainte Vierge, de la Mère si tendre que Léna avait invoquée. Mais elle ne savait pas encore le sens complet de cette réponse, ni ce que signifiait, devant cet autel où elle était venue, désolée et éperdue, la présence inattendue de Séverin.
XLII
La journée fut étonnement bonne; le docteur constata un relèvement de forces inespéré, et avoua à Léna que, averti par Séverin et redoutant pour son malade une émotion trop vive, il était venu, la nuit précédente, sans vouloir d'ailleurs se montrer, pour le cas où une subite défaillance se serait produite.
Hervé et Alain ne se quittèrent guère, et le curé était naturellement en tiers dans leurs souvenirs. Ils revivaient leur enfance, ils redisaient les noms des vivants, et rappelaient ceux des morts. Cela semblait étrange à Léna de les entendre. Elle se rendait compte, non sans une certaine mélancolie, que dans cette évocation d'un passé, elle n'avait pas sa place, et que, malgré toute sa tendresse et son dévouement, elle ne pouvait donner à son père l'inexprimable joie qu'il goûtait en ce moment.
—Il faudra, dit tout à coup Hervé, s'arrachant à cette conversation si douce, que Léna vous montre Venise.
—Oui, dit le maire gaiement, car nous ne pouvons prolonger notre séjour,—ni Yves, qui est attendu par ses apaches et ses vauriennes, ni moi, qui ai des ouvriers là-bas.... Mais naturellement, Hervé, je t'emmène!
Léna, rougissant d'émotion, regarda son père. Il attachait sur Alain des yeux un peu troublés.
—C'est bien loin! dit-il de sa voix douce et lassée. J'ai ardemment désiré retourner chez nous, mais il me semble que le Coatlanguy est venu à moi.... J'y ai vécu depuis hier.... Tout ce qui m'entoure s'est transformé: il me semble que je vois devant moi nos grandes cheminées, nos lambris de chêne noir, et nos poutres solides et tordues ondulant au-dessus de ma tête.... J'entends les cloches de Lanrouara, et ma mémoire me rend les chansons de nos jeunes filles battant le linge au lavoir....
Le cœur d'Alain se serra.
—Tu ne me feras pas le chagrin de rester ici! Loïzik a déjà mis des draps à ton lit, et les marguerites dont elle veut te faire des bouquets seront vite passées.... Léna doit assister au pardon, et, pour une fois, elle se mettra en Fouesnantaise, afin de plaire à son vieil oncle!
Hervé détourna brusquement son regard.
—L'été va me rendre des forces, dit-il d'un ton qui voulait être confiant. Et alors, j'irai te retrouver.... Ou bien, tu me feras un sacrifice, et tu attendras....
Attendre... quoi? Un frisson agita le maire.
Hervé regarda le curé, et reprit avec un accent léger, presque joyeux:
—Je veux guérir vite, naturellement.... Et j'ai résolu de m'unir aux prières de ma chère fille.... Le docteur ne veut pas que je sorte le matin.... Mais le bon Dieu descend vers les souffrants, et le Padre Matteo viendra... demain; c'est arrangé avec Yves.
Il y eut un silence. Une lumière cruelle se faisait tout à coup en Léna. Brusquement, le danger lui était révélé, un danger pressant, imminent, que son père savait sans avoir voulu le dire. Elle contint, à force d'énergie, le cri de douleur qui venait à ses lèvres, et essaya, comme lui, de parler d'une voix calme et joyeuse.
—Oh! que c'est bien, père chéri! le Tout-Puissant médecin achèvera votre guérison!
—Il faudra que ce soit dans l'atelier, ma fille.... Tu y mettras des fleurs, tu allumeras la lampe antique en argent et les vieilles torchères.... Je voudrais que tous ceux que j'aime fussent là....
Il la regardait avec des yeux qui la priaient, et répéta: «Tous!»
—Vous voulez dire.... M. de Salles, père? dit-elle avec effort.
—Oui, oui! C'est un vrai ami....
Il effleura d'un regard les visages consternés, contractés, qui l'entouraient, et reprit avec sa douceur sereine:
—Souvenez-vous que le bon Dieu peut me guérir très vite, et que j'assisterai peut-être au baptême de l'enfant de Goulven! Alain, j'ai à te parler....
Alain s'approcha, et Léna, bien que son père parlât à voix basse, surprit ses paroles.
—Je voudrais te dire quelque chose de mes collections et de mes tableaux. Ce sera une petite fortune pour Léna, et M. de Salles te donnera à ce sujet....
Elle ne put en entendre davantage. Elle s'enfuit de la chambre et entra dans l'atelier, en proie à une douleur qui, enfin, éclatait en pleurs désespérés.
Ainsi, c'était fini! A moins d'un miracle, elle allait perdre ce père à peine entrevu! Elle ne se souvenait plus, en ce moment, des lacunes ou des imperfections de cette nature un peu faible, qu'elle avait jugée dénuée de profondeur.... Elle se rappelait seulement cette douceur inaltérable, cet esprit facile et brillant, et ce courage passif qui lui faisait dissimuler ses souffrances et jusqu'aux affres de la mort pour lui épargner une angoisse.
Elle n'entendit pas la porte s'ouvrir, mais une impression subtile lui révéla qu'elle n'était plus seule, et, levant vivement la tête, elle vit devant elle Séverin de Salles.
Il était en pleine lumière, éclairé par le jour cru de la grande baie ouverte, et elle remarqua malgré elle qu'il était très changé, de la manière dont vous change non la fatigue ou la maladie, mais une souffrance intime. Elle eut un élan vers lui, instinctivement sûre d'être comprise.
—Je sais... oh! je sais maintenant qu'il va mourir!
Il n'essaya pas de la tromper. Il prit sa main, et attacha sur elle un regard profond, animé d'une expression qu'elle ne lui avait pas connue.
—Je suis revenu parce qu'il me l'a demandé, parce qu'il savait ce que vous alliez souffrir....
Elle essaya brusquement de retirer sa main, mais il la tint plus fort.
—...Et puis, reprit-il, il me semble que, maintenant, j'ai le droit de me tenir avec vous à son chevet, de pleurer comme vous et d'adoucir vos larmes, parce que....
Il s'arrêta, respirant plus vite....
—Parce que j'ai enfin vu clair en moi, et que le cœur que j'avais cru mort vous aime chèrement, Léna, aussi ardemment qu'il a pu aimer aux jours de ma jeunesse....
Cette fois, elle retira brusquement sa main et baissa rapidement les yeux; mais une couleur plus vive s'étendit sur ses joues, et elle garda le silence.
—Donnons-lui, reprit-il d'une voix qui, elle aussi, résonnait, inconnue, à son oreille, donnons-lui la joie de voir réaliser ce qu'il avait deviné.... Ce n'est pas profaner votre douleur, c'est adoucir ses derniers jours, les illuminer.... Je ne puis penser que vous m'aimez; mais si, moi, j'ai pu renaître à la vie, il y a dans mon âme assez de puissance et de tendresse pour éveiller en vous le sens oublié du bonheur....
Alors, elle leva lentement son regard vers lui, et soudain il y lut le secret de son cœur.
XLIII
Un jour nouveau a lui.
Hervé n'a pas dormi, mais il dit en souriant qu'il n'a pas eu trop de temps pour savourer ses bonheurs. Séverin est venu, de grand matin, aider Léna à dresser un autel, et le malade suit d'un œil attendri leurs préparatifs.
—J'aime à voir ce que j'ai aimé servir à cet usage avant d'être dispersé.... C'est une part de la dot de Léna.
—La dot de Léna? répète Séverin. Mais non pour qu'elle l'échange jamais contre de l'argent! Si Dieu nous écoute, nous jouirons avec vous de ces trésors. Jamais ils ne nous quitteront.
Le peintre sourit, effleurant un instant du regard ce qui l'entourait, puis il abaissa ses paupières et se recueillit en silence.
Alors le vieux capucin entra, et déposa sur l'autel improvisé le Viatique sacré. Mais ce fut l'abbé Yves qu'il laissa adresser au mourant une dernière parole.
Cette parole, suprême encouragement de l'âme apaisée qui allait partir, fut la même qui avait changé le cœur altier d'Alain.
—«La paix soit avec vous!» Tu la goûtes déjà, mon ami, mon frère.... La terre ne te l'a pas donnée; mais voici l'heure de la joie et de la lumière. Celui qui va reposer sur ton cœur a rassemblé près de toi les amis de ton enfance, et celui qui va être le protecteur de ton enfant: c'est là le prélude de la réunion éternelle.... Car notre Dieu bon admet dans son paradis même les joies de la terre transfigurées: ton cher et saint patron, au milieu de son bonheur de voir le Christ et sa Mère, s'attendrissait de retrouver ses parents et ses Bretons ar Baradoz!
Le vieux moine, prenant le ciboire d'or, déposa la nourriture sacrée sur ces lèvres mourantes, et la pensée de l'au-delà plana sur cette scène où la vie, une vie mystérieuse et puissante, avait, après tout, raison de la mort....
—Alain!
Le maire s'approcha. Ses paupières paraissaient sanglantes, brûlées qu'elles étaient par les larmes amères, corrosives, qu'il avait versées.
—C'est toi qui la conduiras à l'autel, dit Hervé d'une voix qui s'affaiblissait.
Un sanglot échappa à cet homme qui s'était cru impassible, et il se laissa glisser sur ses deux genoux.
—Jamais je ne me consolerai si je ne te ramène pas au Coatlanguy!
—Si, il faudra te consoler, car je ne regrette plus rien. Le bon Dieu me le montrera de là-haut.... Il permettra à mon âme d'aller errer autour de votre foyer, d'être présente dans vos bonheurs et vos peines.... Tu m'as donné une joie suprême, sois-en béni!
Léna et Séverin s'agenouillèrent à leur tour, et il leva la main pour les bénir....
Oh! toute pensée qui ne l'eût pas eu pour objet aurait semblé sacrilège à sa fille! Seulement, elle éprouvait une douceur à sentir sa douleur partagée.
Il sembla mieux, après avoir reçu les onctions suprêmes. La journée fut calme, entrecoupée de sommeils légers. Une fois, il murmura des paroles presque incohérentes; son frère, se penchant sur lui, entendit le nom de sa mère, et ces paroles: «Tiens la main de ton frère....»
Et, en effet, le frère aîné garda dans la sienne cette main que sa chaude pression empêchait de se glacer.... Il la garda jusqu'à la fin....
XLIV
SÉVERIN DE SALLES A LA COMTESSE BOLOMEI.
«Le Coatlanguy, 13 juillet 18..
«....Si hospitalière qu'ait été pour lui votre Italie, il ne pouvait dormir en terre étrangère, notre cher grand artiste.... Il a franchi une fois encore le seuil paternel, et a reposé une nuit sous les solives noircies qu'il avait revues dans ses rêves. Ses Bretons ont défilé pieusement devant son cercueil, tels qu'il les avait retracés sur les toiles que vous aimiez, et sa fille a suivi son convoi, couverte de sa mante, selon le rite du deuil de son pays.
»Vous avez été si secourable à ma chère Hélène, vous avez eu tant de part à ce qui nous a rapprochés et unis, que je sens le besoin de vous associer à toutes ces émotions, poignantes, à la vérité, mais sur lesquelles plane la douceur infinie de notre amour.
»Jamais je n'oublierai de quel cœur vous avez accueilli ma fiancée, de quelle main douce et habile vous avez façonné sa riche nature; jamais, surtout, je ne saurai trop vous dire merci, pour avoir déchiré les voiles qui me cachaient à moi-même l'aspiration de mon cœur.
»Je suis heureux, oh! profondément, avec quelque chose de plus intime, de plus haut, de plus sûr, que je n'avais pas connu dans le triste roman de ma jeunesse. Je m'appuie sur Léna comme sur le granit de son sol, et ce qui nous lie survit à ce monde.
»Que vous dirai-je du cadre étrange dans lequel, pour un peu de temps, je l'ai replacée? Avec votre largeur d'esprit, votre acuité de sentiment, votre sens subtil de la poésie, vous aimeriez ce cadre, si différent qu'il soit de votre patrie. Au sortir de vos palais de marbre, les murs gris de ce vieux château sont pauvres et sévères; les antiques bahuts sculptés semblent barbares auprès de vos cabinets incrustés, et les seuls tableaux qu'on y voie sont les paysages austères qui s'encadrent dans les fenêtres à meneaux: collines aux tons bruns et ternes, arbres grêles, ciel gris-perle, touffes d'ajoncs. Cependant, encore une fois, vous en goûteriez l'âpre poésie, de même que vous comprendriez ces rudes natures éprises de devoir, concentrant leur force en une idée qu'elles poursuivent sans dévier.
»Je sens par quelles racines, par quelles fibres ignorées d'elle-même Léna tient à ce sol qu'elle avait un jour rêvé de quitter; je ne l'en détacherai pas. J'y bâtirai pour elle une demeure où elle viendra, chaque année, dire à ses chers paysans que la Bretagne est la plus douce, la plus belle, la plus prenante des petites patries, et où un jour, je l'espère, nos enfants s'imprégneront de foi et de vaillance.
«J'aime cette vie rustique; il me plaît de voir Léna s'y reprendre avec joie, en attendant que je lui révèle le nouveau cadre où elle est appelée à se mouvoir, et auquel vous l'avez si délicatement préparée.
»Nos noces, qui sont prochaines, auront lieu sans faste, sauf pour les pauvres, conviés de toutes parts. Elle me mènera alors à travers son pays, que je dois connaître comme une patrie d'adoption; puis nous irons, l'automne venu, faire à Venise un double pèlerinage de souvenir et d'amitié.
»Chère comtesse, je mets à vos pieds l'hommage de mon respect très affectueux, et la gratitude de mon immense bonheur....
»P. S. Vous me demandez ce qu'a dit mon cousin Landry. Il m'a écrit une lettre où perce un regret amer. Mais je sais que chez lui tout est à fleur de peau, les chagrins comme les attachements, et sa mère lui arrangera, à mi-côte de l'amour, un avenir qui le consolera vite.»
XLV
Les moissons étaient coupées dans les maigres champs qui tapissaient le pied de la montagne, la passiflore épanouissait ses fleurs violettes sur les murs du Coatlanguy, et les roses-thé fleurissaient la tombe d'Hervé lorsque le maire de Lanrouara conduisit à l'église la mariée, habillée, pour la dernière fois, de sa robe aux broderies d'argent.
Naturellement, ce fut le curé de Boulommiers qui maria sa chère petite Léna, qu'il appelait la protégée de Madame Marie, Itroun Vari, et naturellement aussi, Mélanie, était là, recueillant du bonheur et des souvenirs pour le reste de sa vie.
Avant de quitter sa riche robe de paysanne, Léna alla avec Séverin s'agenouiller sur les tombes fleuries du cimetière.
Puis, vers le soir, une nouvelle Léna apparut dans la «salle» ornée de fleurs, tellement différente dans son costume de voyage, que Loïzik resta un instant interdite.
—Tu as changé de costume, Léna, dit le maire brusquement; c'est dans l'ordre, ma fille, et je sais que tu gardes le même cœur sous de nouveaux habits.... Je sais que tu ne rougiras jamais de ma veste ni des coiffes de Loïzik, et quand tu reviendras, tu nous aideras à garder les traditions du pays.
Elle l'embrassa en pleurant: dans ses yeux attendris, elle retrouvait maintenant quelque chose de son père....
Mais la voiture est à la porte, et Séverin entraîne doucement sa femme.
—N'ai-je pas eu tout de même une idée heureuse, Yves, murmure Mélanie en s'essuyant les yeux, le jour où j'ai demandé à Séverin l'argent de ton voyage!...
Les mariés, cependant, jettent un dernier regard sur la vieille maison de famille. Une des fenêtres reste close: celle de la chambre qu'on avait préparée pour Hervé, et où le maire n'a plus le courage d'entrer. Cependant, il y a un air de fête dans la cour, débarrassée des instruments aratoires, et ornée des vieux orangers qu'on a tirés d'une serre délabrée, un air de fête aussi dans le revêtement fleuri qui pousse des branches échevelées jusqu'au toit, et même dans la fumée bleue qui, en montant des cheminées, rappelle l'abondance du repas des noces.
—Bien-aimée, dit Séverin avec ferveur, que bénie soit la demeure de vos pères, la maison qui vous a vue naître, et où Dieu a disposé votre vie, vos peines elles-mêmes, pour vous conduire à moi et nous permettre d'aller ensemble vers Lui!
FIN