La Robe brodée d'argent
—Quelle surprise! Vous venez donc avec nous, enfin?
Il s'inclina froidement.
—J'aurai le regret de ne pas me joindre à vous: j'ai loué un fauteuil, ce matin... Landry a excité mon intérêt pour l'œuvre nouvelle; mais j'en veux jouir en sauvage....
A ce moment, la petite pendule sonna neuf heures d'un timbre vieillot, et les visiteuses se levèrent.
Mme Desmoutiers fit signe à son fils.
—Je rejoindrai ces dames un peu plus tard, dit Landry, lui jetant un regard mécontent.
—Mlle de Coatlanguy te permettra de les accompagner tout de suite.
—Oh! certes! dit Léna avec amertume.
Il y eut un petit débat, puis les amis prirent congé, tandis que Mme Desmoutiers laissait voir sa contrariété.
—Je suis désolée... commença Léna.
—Vous ne croyiez pas Landry capable d'une impolitesse! dit la voix claire de Séverin.
—Mais il arrivera trop tard.... Et vous?...
—On dit que le premier acte est médiocre.
Il essaya de reprendre la conversation interrompue; mais c'était fini. Mme Desmoutiers restait silencieuse et se montrait tout juste polie; Landry était nerveux, et Léna jetait sur la pendule des regards de plus en plus anxieux, tandis que le parfum léger laissé dans la chambre par ces deux brillantes inconnues lui causait un malaise pénible.
Tout à coup, la porte s'ouvrit, et le valet de chambre s'avança.
—La femme de chambre de Mademoiselle est là....
Léna devint pourpre, Landry eut l'air éploré, et Séverin regarda curieusement la jeune fille.
—Ce n'est pas une femme de chambre, dit-elle d'une voix émue, mais ferme, s'adressant à Mme Desmoutiers, mais ma cousine, la sœur du curé de Boulommiers. Permettez-moi de la rejoindre immédiatement, car elle n'oserait entrer.
—Mais il faut qu'elle entre, qu'elle prenne une tasse de thé avec nous! s'écria Mme Desmoutiers avec une affectation d'empressement.
—Elle ne le voudrait pas, et je ne saurais la faire attendre....
—Alors, au revoir, mademoiselle.... Vous voudrez bien, n'est-ce pas, nous faire le très grand plaisir de revenir?
—Je crains que mon séjour ne se prolonge pas très longtemps....
—Je le regretterais.... Mais où est Landry? Ah! le voici.... N'as-tu pu décider la cousine de Mademoiselle à entrer un instant?
—Non, mais je me suis assuré que la voiture est prête.... Le cocher de ma mère vous mettra en sûreté à la gare, mademoiselle.... Je vous y aurais accompagnée, s'il y avait eu une place pour moi.
Léna laissa à peine une seconde sa main toucher celle de Mme Desmoutiers. Elle jeta à Séverin un regard reconnaissant: dans l'amertume croissante qui remplissait son âme, il y avait une ombre d'attendrissement pour la bonté qu'il lui avait montrée. Suivie de Landry, elle gagna rapidement l'antichambre, où, modestement assise sur une banquette, disant son chapelet dans sa manche, Mélanie l'attendait, sans même penser qu'elle n'était pas à sa place.
—Je vous reverrai, mademoiselle Léna, murmura Landry, embarrassé.
—Je ne le crois pas! dit-elle sèchement.
Il tressaillit.
—Mais j'irai à Boulommiers!... Vous n'étiez pas vous, ce soir.... Quelque chose vous a-t-il froissée?
Elle se redressa et le regarda en face. L'éclair de ses yeux gris, qui devenaient d'acier, la lui rendit tout à coup.
—Léna, dit-il d'une voix basse et agitée, son cœur se fondant, il faudra dissiper ce malentendu! Je ne puis me l'expliquer!...
La lèvre de Léna se plissa légèrement, mais elle ne répondit pas. Il lui tendit la main, elle ne parut pas le voir. Il la suivit, anxieux, dans l'escalier. Sous la voûte, le petit coupé de Mme Desmoutiers, tout attelé, attendait. Il voulut l'y faire monter.
—Mille mercis, dit-elle de la même voix sèche, ma cousine a une voiture.
—Mais celle-ci vous mènera plus vite!... Léna! Oh! il n'est pas possible que vous partiez ainsi!... Mademoiselle, ne pouvez-vous la décider à prendre la voiture de ma mère?...
Léna entraîna hors de la maison la pauvre Mélanie qui, déçue en la voyant refuser ce joli coupé, se demandait la raison de son caprice; puis, se retournant vers Landry, elle lui jeta à demi-voix une phrase sifflante:
—Vous avez eu honte de moi!
Il n'eut pas le temps de la détromper.... ou d'essayer. Il était là, en frac, nu-tête, et elle, entraînant toujours Mélanie, avait déjà traversé la chaussée noire et boueuse.
XV
Séverin s'était dit, le lendemain matin: «Je vais avoir la visite de Landry.»
Mais ce ne fut qu'au moment où il achevait son déjeuner solitaire que Landry fit son entrée chez lui, très pâle, en proie à une agitation visible.
—Qu'es-tu devenu hier soir, Landry? Tu me prônes les trois derniers actes de Méhallah, et tu n'y parais point!
—J'en étais incapable.... Mon ami, je suis horriblement malheureux!
Séverin garda le silence.
Landry se jeta sur une chaise, et dit brusquement:
—Léna va repartir.
—Tu l'as vue, ce matin?
—Non, elle a refusé de me recevoir.... Je pense, après tout, qu'elle a un orgueil infernal, s'écria-t-il, et que je dois bénir le caprice qui à tout rompu!
—Est-ce bien à elle que revient la responsabilité d'une rupture? demanda Séverin avec calme. Sois sincère, Landry: tu as été, hier, profondément déçu, et tu l'as laissé voir.
Landry cacha son visage dans ses mains, avec une sorte de gémissement.
—Tu avais raison, j'étais fou!
—Je ne triompherai pas de toi. Le passé est le passé. Mais je t'avais dit qu'il ne fallait pas qu'elle vînt ici maintenant.
—Il fallait cependant bien que ma mère la vît!
—Il fallait faire son éducation de femme du monde, doucement, patiemment; il ne fallait pas la jeter brutalement, du fond de son vieux manoir, dans un monde raffiné, alambiqué. Si l'on avait eu l'idée machiavélique de la placer dans le cadre le plus désavantageux, on n'eût pas mieux réussi.
—Et ni toi ni ma mère ne pouvez évidemment comprendre mon aberration! dit Landry amèrement.
—Je puis tout comprendre, d'autant que je l'ai vue avant-hier dans le charme très réel de ce costume qui la laissait elle-même.
—Et tu admets alors que, la retrouvant si différente....
—Je n'admets pas, si l'on a réellement aimé une femme, que l'amour cède à des accidents de milieu et de costume; c'est ce qui me fait constater la vérité de mon impression première: ton cœur n'a jamais été touché; ton imagination seule s'est éprise de Léna.
Landry gémit de nouveau.
—Hier soir, son indignation la rendait si fière, si jolie, que j'ai cru l'aimer encore.... Et je me suis rappelé tes paroles: tu me trouvais engagé....
—Absolument! dit froidement Séverin.
—Eh bien! je suis allé, ce matin, dans ce lieu sordide où elle habite.... J'y suis allé avant de revoir ma mère, que je voulais mettre en présence du fait accompli.... Tu le vois, Séverin, j'avais l'intention d'agir en homme d'honneur, malgré le changement survenu en moi, malgré les inévitables réflexions qui m'assaillent au sujet de sa situation de famille, de son père....
—Et tu es ravi que des circonstances quelconques t'aient dispensé d'un devoir devenu onéreux!
—Mais enfin, pourquoi s'est-elle froissée? Ma mère a été très bonne....
—Très aimable, rectifia Séverin.
—N'ai-je pas tout fait pour lui donner l'impression d'un chez elle? N'ai-je pas été le même avec elle?
—Le même, Landry? Le même, quand tu avoues que tu as cru voir une autre femme?
—Mais je ne le lui ai pas montré!
—Penses-tu tromper un cœur aimant? Alors que moi je te sentais changé, alors que ta mère le voyait et s'en réjouissait, comment peux-tu supposer que tes impressions aient pu lui échapper, à elle?
—Séverin, je voudrais savoir s'il n'y a que cela.... Si j'ai eu des torts, je voudrais... c'est-à-dire je dois les réparer. Veux-tu aller trouver cette cousine, qui sans doute doit avoir sa confiance, et ce curé, qui peut la conseiller?
—A quoi bon? Si elle a refusé de te voir, c'est qu'elle te tient quitte de tout engagement. Et alors, mon avis est que tout est pour le mieux.
Un imperceptible soupir de soulagement échappa à Landry.
—Mais que dire à son oncle de Coatlanguy? Quel récit lui fera-t-elle? Dois-je lui écrire? Séverin, je t'en prie, va à Boulommiers!
Séverin haussa les épaules, et sonna son domestique.
—Ma pelisse, s'il vous plaît.... Il faut que ce soit pour toi, Landry. Je hais d'être mêlé à des histoires de mariage, que ce soit pour les arranger ou pour les rompre.
Il alluma un cigare, et, ayant dégagé sa main de celles de Landry qui la meurtrissaient, il suivi le quai avec l'intention de prendre la rue Bonaparte, où il avait affaire, pour gagner ensuite la gare Montparnasse.
Le froid était assez piquant, mais le soleil brillait, et une course à pied n'avait rien de désagréable. Séverin s'arrêtait de temps à autre devant les boutiques, par une vieille habitude, et tout à coup, il tomba en arrêt devant la petite toile qui avait, la veille, excité tant d'émotion chez Léna.
Il lui semblait y retrouver quelque chose de familier. Il interrogea ses souvenirs. Il n'avait jamais vu ce paysage; mais, comme sa mémoire était très précise, il se rappela tout à coup les cartes postales et les photographies que Landry avait rapportées de Bretagne, et en particulier celles du manoir, détaillées à grand renfort d'explications.
—Il paraît, monsieur, que c'est un vieux château breton, dit le marchand qui connaissait Séverin. Hier, deux dames ont reconnu le site. C'est d'un peintre estimé, qui vient de mourir, m'a-t-on dit, Hervé Lebreton.
—Hervé Lebreton, mort? Un de mes amis, qui revient de Venise, l'y a vu la semaine dernière, vieilli, d'ailleurs, et plus paresseux que jamais. Ceci doit être une œuvre de jeunesse, et ne vaut pas dix louis.
Il s'éloignait, le marchand le rappela.
—Hier, une dame m'en aurait volontiers donné deux cents francs, M. de Salles, une cheune et cholie provinciale qui pleurait presque devant cette vieille maison.... Allons, puisque vous êtes connaisseur, je vous laisserai la toile pour deux cent cinquante francs.
La pensée que la jeune et jolie dame que ce petit tableau avait émue pouvait être Léna elle-même, traversa l'esprit de Séverin.
—Comment cette dame était-elle habillée? demanda-t-il.
—A la mode de l'an dernier, ou de la province.... En gris... Elle dit «Oh! c'est... (un nom difficile, monsieur), et soupesa son porte-monnaie.
Séverin mit la main dans sa poche.
—Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Voulez-vous dix louis?
—Douze, monsieur.... Onze!... Non? Prenez-le pour deux cents francs! s'écria le Juif, voyant l'amateur s'en aller d'un pas décidé.
Et tout en enveloppant la petite toile, il répéta que c'était «une pien ponne affaire.»
Séverin regarda sa montre: le train de banlieue partait aux heures. Son tableau sous le bras, il pressa le pas, et arriva à la gare juste au moment où les derniers voyageurs se précipitaient au guichet.
XVI
—M. le curé?
—Il fait le catéchisme, monsieur.
—Et sa sœur? Puis-je la voir pour une affaire urgente?
—Je vais demander, monsieur.
La vieille femme boiteuse et à demi idiote, recueillie par charité sous prétexte d'aider Mélanie, se traîna au bas de l'escalier.
—Mademoiselle!
—Ma tante vient de sortir, répondit Léna, ouvrant sa porte. Avez-vous besoin d'elle, Nélie?
—C'est une affaire pressée. Descendez, s'il vous plaît, Mlle Léna; que ce soit l'une ou l'autre, probablement ça ne fait rien....
Son court séjour au presbytère avait suffi à convaincre Léna qu'il était superflu de discuter avec Nélie. Elle descendit, se demandant à quelle sorte de client elle allait avoir affaire. Ayant décidé de repartir le soir, elle avait déjà repris avec une hâte fiévreuse le costume abandonné la veille pour cette entrevue cruelle.
Elle ouvrit la porte de la salle à manger, et resta immobile de surprise en voyant Séverin.
Lui aussi eut une impression d'étonnement; mais il la domina aussitôt.
—J'avais demandé mademoiselle votre tante, dit-il, prenant rapidement son parti; mais, puisqu'une circonstance fortuite vous conduit ici, permettez-moi de m'acquitter du message dont je devais la charger pour vous....
Léna hésita un instant. Mais elle aussi s'était reprise, et, soutenue par son orgueil, elle indiqua un siège à ce visiteur inattendu.
—Landry, dit Séverin sans préambule, est au désespoir de l'étrange malentendu d'hier.... Il veut....
—Un malentendu! répéta Léna d'un ton hautain. Il me semble, à moi, que ç'a été, au contraire, la fin d'une erreur, la lumière jetée sur une situation fausse....
—Landry, reprit Séverin avec douceur, ne saurait oublier qu'il a eu l'honneur de demander votre main à monsieur votre oncle. Il la sollicite encore, et si quelque chose vous a, sans qu'il l'ait vu, froissée hier soir....
—Voulez-vous dire à M. Desmoutiers, interrompit Léna d'une voix sèche qui se brisait par instants, qu'il n'est pas le seul à avoir reconnu sa folie.... Si je lui suis apparue hier autre qu'au Coatlanguy, lui non plus n'est pas le même pour moi. Mais en fût-il autrement, Hélène de Coatlanguy est trop fière pour entrer de force dans un monde où on la dédaignerait, et trop sincère pour chercher seulement dans le mariage un peu d'éclat ou d'argent, quand elle ne pourrait donner son cœur....
Hélas! celui qui l'écoutait avait trop de pénétration pour ne pas deviner que ce cœur, qui se disait libre ou détaché, se brisait de chagrin. Il ne restait plus, chez elle, aucune trace de la timidité, de la gaucherie de la veille. La fierté d'une race l'animait, la fierté blessée qui inspirait ses paroles comme elle lui donnait la force de se tenir là, raidie, impassible. En reprenant son costume natal, elle avait retrouvé l'aisance, l'élégance inconsciente de ses manières, et Séverin, qui, plus que jamais depuis la veille jugeait ce mariage impossible, s'applaudit tout bas d'être venu à la place de Landry.
Il se leva.
—Voulez-vous me permettre, dit-il avec un profond respect, de vous exprimer, comme parent de Landry, mes regrets les plus sincères de ce qui s'est passé? Si la réflexion calme votre ressentiment... car, après tout, il n'y a eu que des impressions sans aucun fait décisif... mon cousin sait combien est sacré l'engagement qu'il a pris....
—Si vous me connaissiez, vous ne penseriez pas, encore une fois, que je sois femme à me targuer d'un engagement qu'on regrette....
Il s'inclina très bas, et il sortait déjà, lorsque les yeux de Léna tombèrent sur un objet qu'il oubliait sur son fauteuil.
—Ceci est-il à vous?...
Il tressaillit légèrement, et, après un instant d'hésitation, souleva le papier qui couvrait la petite toile.
—J'oubliais, en effet, que je voulais vous montrer cette étude, et vous demander si c'est bien le château de Coatlanguy qu'elle représente.
Elle jeta un regard avide sur la toile, et ressentit une émotion soudaine et indéfinissable à revoir cette maison qu'elle aimait, mais qui, en ce moment, lui apparaissait triste, sévère, où elle allait retrouver ses illusions mortes et ensevelir son secret désespoir.
—Oui, c'est le Coatlanguy... J'avais vu hier ce tableau dit-elle en soupirant.
Et reprise, malgré les émotions poignantes qu'elle venait de traverser, d'un intérêt inexprimable pour le peintre, elle formula une question presque malgré elle:
—Connaissez-vous celui qui a peint cela?
—Je l'ai vu deux ou trois fois.
—Il y a longtemps, alors, car il doit être mort depuis des années?
—Mort, Hervé Lebreton! Un de mes amis l'a rencontré ces temps derniers à Venise!
Le cœur de Léna eut un sursaut si vif, qu'elle crut perdre la respiration.
—Alors, ce n'est pas le même, dit-elle enfin avec une sensation désolée.
—Je sais très peu de chose de ce peintre, qui a du talent. On le disait neurasthénique, éprouvé par des chagrins intimes. Sa santé était délicate, il ne pouvait toujours travailler; aussi son œuvre est-elle peu considérable; mais les amateurs le connaissent bien.... Si j'osais laisser ici cette toile? Monsieur le curé est breton; peut-être serait-il bien aise de garder une étude qui, si jolie qu'elle soit, m'a été donnée, je m'empresse de vous le dire, pour un prix très minime.
—Un prix très minime? répéta Léna dont les yeux s'animèrent. Hier, on m'en demandait plus de trois cents francs!
Séverin la regarda.
—On abusait de votre inexpérience, mademoiselle.... Hervé Lebreton est un artiste charmant; mais, comme je vous le disais, ceci n'est qu'une étude, et date de ses débuts.... S'il pouvait vous être agréable de la garder? ajouta-t-il, hésitant.
—Cela dépend du prix que vous l'avez payée.... si vous voulez bien me la céder, répondit-elle d'un ton ferme.
—Cinquante francs... dit-il, de nouveau hésitant.
Pour la première fois depuis le commencement de cette entrevue, une ombre de joie rendit à Léna, au moins pour un instant, son expression d'autrefois. Elle glissa la main dans la petite poche de soie qui lui avait manqué la veille, et ouvrit son porte-monnaie.
—Cela ne vous coûte pas trop de vous en séparer, monsieur?
—Je serai trop heureux si vous emportez d'ici une seule impression agréable! dit-il gravement.
Il reçut de ses doigts bruns le billet de banque, et, la saluant de nouveau, sortit de la chambre.
—Léna!.... Que regardes-tu ainsi? s'écria le curé qui venait d'entrer sans qu'elle l'eût seulement entendu. Et te revoilà donc dans tes vêtements de chez nous? Et tu veux toujours partir, ma pauvre petite?
Il prit sa main, la força à s'asseoir près de lui, et la regarda d'un bon regard plein de compassion.
—Mélanie m'a dit, Léna, que tu es revenue, hier soir, malheureuse et courroucée... Veux-tu dire ce qui te trouble à ton vieil oncle, mon enfant, à un humble prêtre qui a vu s'ouvrir bien des cœurs devant lui? Peut-être, après tout, n'est-ce qu'un orage comme il s'en forme dans la jeunesse?
Léna ne put résister à cette bonté. Elle s'agenouilla comme si elle eût été au confessionnal, et murmura:
—C'est fini, tout à fait fini.... Il ne m'aime plus, et moi... je le déteste!
Le curé se garda bien de lui dire qu'il ne faut détester personne; le moment n'était pas venu.
—Je n'aimais pas beaucoup pour toi un mari très riche, très lancé dans un monde raffiné et exigeant. Enfin, tu aurais pu te mettre à son niveau: une vraie affection fond les vies, et puis tu as du bon sang dans les veines.... Maintenant, n'abandonnes-tu pas trop tôt ce rêve qui te rendait si heureuse? Ma petite fille, il ne faut pas écouter l'orgueil ni la rancune.... Que t'a-t-il fait? Se refuse-t-il à tenir sa promesse?
—Non, mais il ne m'aime plus....
Il y avait quelque chose de tragique dans ces paroles, dites un peu bas et très simplement.
Le curé porta la main à son front d'un geste embarrassé, et tourmenta les mèches grises que le vent venait d'ébouriffer.
—Il ne t'aime plus! Déjà! Alors, cet amour-là n'était pas bien fort, ma fille.... Mais en es-tu sûre?
—Croyez-vous que je puisse m'y tromper? Je l'ai trouvé si différent! Ah! je le vois bien, j'ai été pour lui la distraction d'une saison! Il m'oubliera, lui! Mais moi, bien que je sente mon amour mort comme le sien, je ne l'oublierai pas, parce que...
Elle appuya inconsciemment la main sur son cœur...
—Parce qu'il m'a fait aimer en vain, et puis parce qu'il m'a rendu le bonheur impossible....
—Allons, allons, dit le curé plus attendri qu'il ne voulait le paraître, ne disons pas, quand l'hiver dépouille les rosiers, qu'il n'y aura plus de roses.... Tu seras désormais moins confiante, ma petite fille, moins confiante dans les inconnus qui peuvent être sincères, mais qui sont légers.... En revanche, tu penseras que, puisque tu n'as plus de mère, ta Mère du ciel veillera sur toi, oui, même sur ton bonheur terrestre.... Qui sait si tout ce chagrin n'est pas pour le mieux? En tout cas, porte ta peine en Bretonne chrétienne et résignée; après tout, le bonheur n'est qu'un accident dans notre vie; notre vie, elle est faite pour le bon Dieu.... Et enfin, ma petite fille, tu pardonneras le chagrin qu'on te fait. Le pardon, vois-tu, est un baume qui guérit le cœur dont il sort.... Je te bénis, ajouta le prêtre, formant une petite croix sur son front, et je demande à Dieu qu'il fasse de toi une femme forte.
Il pria un instant; puis, voyant l'apaisement se faire sur le visage tourmenté de Léna, il voulut la distraire de tant de tristesse.
—Qu'est-ce que ce tableau que tu regardais? dit-il, prenant ses lunettes. Mais c'est le Coatlanguy!... O ma petite fille, comme cela réjouit mon vieux cœur de revoir la maison où j'ai joué enfant!... Et c'est Alain, là, près de la porte! Un beau gars! Oh! quel plaisir!... Et d'où vient ce tableau? ajouta-t-il, essuyant les verres qu'une larme venait de mouiller.
Il rouvrait dans l'esprit de Léna une source de trouble un instant oubliée.
—D'où vient ce tableau? répéta-t-elle. Ah! mon oncle, vous pouvez le dire mieux que moi, peut-être! Le nom de celui qui l'a peint est Hervé Lebreton, et vous savez sans doute si c'est mon père?
Son regard anxieux rencontra des yeux effrayés.
—Est-ce mon père? demanda-t-elle, tremblante.
—Je... je ne puis en être sûr.
—Mais vous le croyez? Oh! pourquoi me refuser la consolation de le savoir, de penser que je contemple une œuvre de ce pauvre père disparu? Il signait ainsi, n'est-ce pas?
—Eh bien!... oui!
—Et il est mort? Oh! parlez-moi de lui! Parfois, je me demande avec effroi ce qui pèse sur son souvenir, pour que personne ne veuille me donner les détails dont mon cœur a soif!
Le curé s'agitait sur sa chaise, évidemment inquiet.
—Et même... même est-il mort? dit soudain Léna, les yeux agrandis par l'angoisse. Celui qui a acheté le tableau prétend qu'Hervé Lebreton est encore vivant, hors de France. Se trompe-t-il, comme je l'ai cru d'abord?
Son cœur avait maintenant des battements désordonnés, tandis que ses regards interrogeaient avidement le prêtre.
—Mon enfant, dit celui-ci après un instant de silence, ton père n'a jamais rien fait qui ait pu le faire rougir devant son enfant. Il a été son propre ennemi, mais n'a fait tort à personne, et tu peux l'honorer dans ton cœur. Quant aux détails que ton oncle juge bon de te refuser, ne penses-tu pas que je trahirais sa confiance, si je disais à la nièce qu'il me confie ce qu'il croit devoir lui taire? Tout ce que je peux te promettre, c'est que je conseillerai à Alain de satisfaire ton légitime désir.
—Mais dites-moi, du moins, si mon père est vivant! s'écria Léna qui, distraite soudain de son amour meurtri, s'attachait avec passion à cette idée nouvelle.
—Il y a très longtemps que je n'ai entendu parler de lui; je ne sais vraiment pas s'il vit encore. Voici l'heure de mes confessions, ma fille, il faut que je te quitte....
Et, décidé à ne plus rien dire, le curé se glissa hors de la chambre.
Léna partit le soir même, sans vouloir tarder d'un jour, et sans avoir voulu avertir l'oncle Alain.
—Tu n'as même pas vu les Invalides, ni le musée Grévin! disait Mélanie, désolée, pendant le repas hâtif qu'on avait avancé.
—Vous n'êtes pas entrée à Notre-Dame, ni montée à Montmartre! murmurait le vicaire, presque scandalisé.
—Et tu as à peine joué sur l'harmonium descendu pour toi! ajouta le curé en soupirant.
Elle partit, laissant à Mélanie la toilette grise qui, pour elle, s'associait à ses amers déboires. Chose étrange, elle n'emportait de Paris d'autre souvenir tangible que la petite toile représentant le Coatlanguy.
Elle s'enveloppa dans sa mante, s'enfonça dans le coin du wagon des dames, et le même train qui l'avait amenée, radieuse d'espérance, l'emporta, déçue, amère, douloureuse.
—Pauvre petite Léna! murmura le curé, rentrant sans bruit dans la misérable salle que le costume breton avait éclairé pour lui d'un rayon vite éteint.
La nostalgie demeurait au cœur de ce vieillard qui, en vivant loin de «chez lui», offrait à Dieu un sacrifice silencieux, sans cesse renouvelé.
Il ouvrit l'harmonium, mit la sourdine, et ses doigts raides et maladroits ébauchèrent l'air doux et mélancolique du cantique de saint Hervé. A demi-voix, se consolant lui-même, il murmura la strophe touchante qui, jaillie du cœur d'un saint breton, ranimait son cœur d'exilé:
«Au Paradis, nous verrons encore, pleins de gloire et de grâce, nos pères, nos mères, nos frères, les hommes de notre pays....»
XVII
Décrire la situation d'esprit de Léna serait impossible. Le court passé joyeux de son amour, ses rêves enivrants, tout cela s'était effondré, et il lui semblait avoir roulé dans un abîme de désolation. La vie, la lumière, le bonheur, l'amour, elle avait tout perdu. Des sommets qu'elle avait un instant touchés, elle retombait dans l'ennui inexorable de sa solitude sauvage, dans le dégoût de son existence monotone, et une impossibilité d'aimer de nouveau, d'être heureuse, se dressait devant elle comme un mur noir infranchissable.
Tandis que le mouvement du train secouait ses membres fatigués par la fièvre, et que ses yeux dilatés essayaient de percer les ténèbres sur lesquelles s'accentuaient encore des ombres fantastiques, elle ravivait ses souvenirs, sachant bien, d'ailleurs, que c'était rouvrir ses blessures. Elle revoyait ce jeune passant, surgissant sur le fond terne de sa vie, lui révélant des sphères inconnues et éveillant dans son cœur imprudent un sentiment mystérieux. Oh! la douceur de ces jours d'automne, les plus beaux, les plus riants qu'elle eût vécus sur ses pentes arides!.... Oh! la transformation magique de ce vieux manoir délabré, la beauté presque surnaturelle du feuillage d'or, des couchers de soleil empourprés, des blancheurs dont la jeune lune ouatait le paysage!.... Oh! la féerie des doux entretiens, de la musique entendue sous le vieux plafond bas, et des promenades sur la lande balayée par le vent de la montagne!...
Vains rêves! Comme ces trésors des nains de la légende qui, le jour venu, se changent en feuilles sèches, l'amour, l'espoir, tout avait disparu dans la brutale réalité, ou plutôt, tout s'était transformé en douleurs cuisantes, en regrets inconsolables, parmi lesquels dominait l'épreuve suprême... celle d'avoir donné son cœur à un être qui n'en était pas digne.
Car, enfin, elle eût moins souffert, pensait-elle, ou du moins elle eût souffert avec moins d'amertume, si elle eût été condamnée à suivre le cercueil d'un fiancé fidèle. Mais avoir été l'objet d'un caprice fugitif, sentir sur son cœur le grand froid de l'indifférence, d'un mortel dédain, cela lui semblait au-dessus de ses forces, et elle ne se résignait pas à l'humiliation de revenir si tôt près de ceux qui n'avaient pas approuvé son choix, ni bien auguré de son avenir.
Elle ne ferma pas les yeux un seul instant, et quand elle descendit à la station, dans l'obscurité froide de ce matin de novembre, elle se sentait étourdie et lasse, le cœur engourdi à force d'avoir souffert, mais son orgueil demeurant bien entier, bien vivace, prêt à affronter sa situation douloureuse.
—Déjà de retour, Mlle Léna! dit le chef de gare, prenant son billet. La voiture du maire n'est pas là, il y a sûrement un malentendu. Vous n'allez pas faire plus d'une demi lieue dans ce brouillard!
—Oh! je ne crains pas le brouillard, et il y aura au manoir un grand feu et du café chaud! dit-elle, affectant un ton de plaisanterie. Gardez ma malle jusqu'à tantôt, s'il vous plaît; mon oncle l'enverra chercher.
Elle releva ses jupes de drap autour d'elle, jeta son capuchon sur sa tête, et s'en alla dans la nuit, sous la petite pluie fine qui détrempait les chemins. Le chef de gare la regardait s'éloigner de son pas vif et jeune. La lueur du dernier réverbère de la station la lui montra une dernière fois, au tournant, élancée dans sa mante aux longs plis, puis elle disparut, et, sans s'occuper d'elle davantage, il rentra dans son bureau enfumé.
C'était un triste retour, et par un triste temps. Mais il semblait à Léna que ce ciel bas et gris, que cette pluie continue, que ces arbres maigres, dressant leurs branches nues comme des bras éplorés, s'harmonisaient mieux que ne l'eussent fait le soleil et la verdure avec l'orage de douleur déchaîné au-dedans d'elle. Elle n'avait pas de sabots pour affronter la boue épaisse et les flaques jaunâtres; ses souliers à boucles d'argent furent bientôt traversés, et elle entendait, à chaque pas, un petit clapotement sous la plante de ses pieds. Le drap fin de sa cape fut même pénétré par cette pluie impitoyable, et elle sentit, sous l'abri insuffisant de son capuchon, les barbes de sa coiffe se coller à ses tempes....
Elle s'arrêta un instant au seuil du Coatlanguy. Le jour, terne, blafard, se levait maintenant, donnant un aspect triste aux murs gris et au revêtement de rameaux dépouillés et de brindilles noirâtres qui les tapissait.
A l'intérieur de la maison, il y avait encore des lumières, mais, à travers la pluie, le reflet en était rouge et sinistre. Elle se dirigea vers la porte ouverte de la cuisine, et eut un élan presque sauvage vers ce lieu familier, qu'égayait la grande flamme du foyer, et où Loïzik préparait les bols du déjeuner.
—Loïzik, c'est moi!
Sa cousine tressaillit en voyant dans le cadre de la porte cette lamentable apparition.... Léna avait rejeté son capuchon; les mèches de ses cheveux, collées à son front, lui donnaient un aspect tragique, et dans son regard, il y avait une expression qui fit reculer Loïzik.
—Léna!... Qu'est-il arrivé? Sans prévenir!.... Mais tu es malade!
Elle l'entraînait près du feu, frissonnant au contact de ces mains glacées. Elle la fit asseoir sur le vieux banc de chêne qu'abritait le manteau de la cheminée, et elle dégrafa sa cape. Puis, jetant un coup d'œil sur les souliers pleins de boue, elle les défit d'un geste vif, arracha les bas mouillés, et, s'agenouillant, prit avec pitié dans ses mains tièdes les pauvres petits pieds transis.
—Marianna, vite, du café bouillant.... Et le flacon de rhum.... Ma pauvre! Pourvu que tu ne tombes pas malade!
Les traits rigides de Léna se détendirent. Elle s'inclina pour baiser le visage de sa cousine.
—Écoute, dit-elle fiévreusement, je m'étais trompée.... Sa mère est une grande dame hautaine, si, si polie envers moi, qu'elle en était insolente... Comprends-tu?
Loïzik la regardait avec effroi.
—C'est un autre monde que le nôtre, te dis-je. Je pourrais être chez moi dans nos châteaux d'alentour; mais là, j'étouffais.... Je n'étais pas désirée, et même....
Elle s'interrompit comme si elle suffoquait, puis reprit avec effort:
—Même lui était changé.... Il voulait bien encore m'épouser, mais je ne pouvais y consentir, car il ne m'aime plus. Alors je suis revenue, Loïzik, car en moi aussi, l'amour est mort....
Sa voix s'éteignit dans un sanglot, et elle cacha son visage sur le cœur de Loïzik, qu'elle sentait battre de pitié.
—Veux-tu, dit-elle, relevant tout à coup la tête, aller dire à mon oncle et à Goulven que je m'étais trompée, que je hais Paris, que je me suis éveillée de mon rêve? Et demande-leur de ne plus jamais, jamais, me parler de cet horrible voyage!
Après cela, elle parut soulagée, et consentit à prendre la boisson chaude que sa cousine lui avait préparée. Puis elle monta dans sa chambre pour changer de costume, et reprit immédiatement, malgré sa lassitude, ses occupations ordinaires.
Le maire la vit à l'heure du repas.
—Eh bien! Lénik, tu n'as pas eu un beau temps, à Paris? dit-il, lui adressant un petit signe d'amitié. Le curé et Mélanie vont bien? C'est-il joli, chez eux?
Léna répondit brièvement. D'un commun accord, tout souvenir pénible était supprimé; le voyage de Paris était censé n'avoir eu d'autre but que de voir les parents exilés. Le maire n'était point curieux; il n'était pas, non plus, de ces sages qui aiment à triompher des erreurs d'autrui. Satisfait de voir sa nièce revenue, content de la rupture des projets qu'il avait désapprouvés, il se trouvait suffisamment renseigné par les explications de Loïzik, et jugeait que le silence achèverait d'étouffer les regrets de Léna, s'il lui en restait encore.
—Du moment que c'est elle qui a rompu, tout va bien! avait-il dit à Loïzik d'un ton d'orgueil soulagé.
La journée se passa, pour Léna, comme dans un rêve. Elle s'était juré d'anéantir son amour, et à vrai dire, l'attitude de Landry l'avait à peu près tué. Elle pleurait en lui le rêve, plutôt que l'homme, qu'elle méprisait maintenant. Elle travailla tout le jour, elle brisa son corps pour étouffer sa pensée; elle essaya de chanter, comme jadis, en faisant sa besogne. Une sorte de brouillard enveloppait son esprit. Par moments, elle se demandait où elle était; il y avait comme des trous dans ses souvenirs; elle se surprenait à chercher quelque chose d'oublié, à raviver une idée qui lui avait échappé.
Le soir, sa malle arriva. Loïzik lui offrit de ranger ses affaires. Une secrète curiosité l'animait; elle savait que son oncle avait donné de l'argent à Léna pour acheter un costume, et elle mourait d'envie de voir ce costume de Paris.
Sa cousine la devina.
—Tu cherches ma toilette neuve? dit-elle avec amertume. Elle m'a trop fait souffrir: je l'ai laissée à tante Mélanie.
Loïzik n'osa même pas demander de quelle couleur était la robe.
Tout à coup, Léna tressaillit. La petite peinture venait d'apparaître, et Loïzik demandait la permission de la déballer.
—C'est un souvenir que tu as rapporté, Lénik? Puis-je voir?
Sur un signe, elle ôta le papier, et poussa un cri.
—Le Coatlanguy!... Quoi! on le connaît, à Paris? dit-elle naïvement. Oh! que c'est bien! Ainsi, après tout, tu aimes le pays plus que tu ne le pensais, chérie, puisque, de tant de jolies choses que tu as vues, tu ne rapportes que l'image de la vieille maison!
Les lèvres serrées, l'œil brillant, Léna retrouva tout à coup l'idée fixe échappée à son cerveau surmené, le souvenir perdu, l'obsession un instant voilée.
Elle devait savoir si son père était encore vivant. Mais elle résolut de se fier à la promesse du curé de Boulommiers, et d'attendre qu'il eût préparé les voies.
XVIII
Ce fut le surlendemain matin que le facteur apporta la lettre du presbytère. Léna la reçut de ses mains, et alla la déposer sur le bureau du maire.
Une anxiété insupportable s'empara d'elle; de la secousse qu'elle avait subie, il lui demeurait une singulière surexcitation des nerfs.
Tantôt exaltée, tantôt déprimée, elle n'était plus comme jadis maîtresse d'elle-même, et pour conserver des dehors tranquilles, il lui fallait déployer une énergie douloureuse, qui, elle le sentait, épuiserait vite ses forces physiques.
Quand son oncle se mit à table, il avait dû lire la lettre. Il n'en dit pas un mot, et rien, dans ses manières ni dans le ton de sa voix, n'indiqua qu'il fût troublé.
Léna endura tout le jour un vrai supplice, se demandant si elle était ou non orpheline, si elle aurait à apprendre des choses pénibles pour son cœur, ou à plaider la cause d'un exilé.
Le soir vint. Le maire, aussi libre d'esprit que jamais, causa de choses et d'autres, sans faire même une allusion à la missive reçue.
Mais une nuit d'insomnie acheva de surexciter l'imagination de Léna. Dans le grand vide de son cœur, elle cherchait inconsciemment un aliment, et se rejetait avec une angoisse cruelle sur cette question pleine de mystère, sur cette possibilité d'avoir encore un père à chérir.
La matinée du lendemain s'étant encore passée sans que son oncle lui dît un mot, elle fit appel à tout son courage, et, ayant pris la petite toile qui, elle en était presque sûre, était l'œuvre de son père, elle entra dans le bureau, où le maire alignait des chiffres sur un registre.
—Mon oncle puis-je vous parler?
Il se retourna, jeta un coup d'œil sur le tableau qu'elle tenait, et devint d'une couleur de cendre, sans que, toutefois, rien eût fléchi dans le dessin dur de ses traits.
—Parle, quoique tu me déranges....
La sécheresse de ces paroles ne la rebuta point. Elle plaça la toile devant lui, et épia son impression.
Une respiration un peu plus pressée.... Ce fut tout. Il détourna les yeux du tableau, des yeux résolus, impitoyables.
—Eh! bien? dit-il brutalement.
Mais elle n'avait pas peur de lui, que sa force fût ou non factice.
—Je viens vous demander, dit-elle avec un calme voulu, si cette signature est celle de mon père, et si mon père est vivant.
Leurs regards se croisèrent. Une flamme brilla dans celui du maire.
—As-tu jamais manqué d'affection, de soins? N'as-tu pas été élevée en honnête fille, comblée de tout ce que tu pouvais désirer dans ta situation? demanda-t-il sévèrement, prenant l'offensive.
—Oui, dit-elle hardiment, vous m'avez donné tout cela; mais ne m'avez-vous pas ôté encore davantage, si vous m'avez privée de l'amour de mon père?
Elle tressaillit en l'entendant éclater d'un rire strident.
—L'amour de ton père!... Un père qui a abandonné son enfant, parce qu'il ne pouvait supporter qu'elle eût coûté la vie à sa mère! Un père qui, malgré cette farouche douleur, a épousé une femme de théâtre! Un père qui n'a pas seulement perdu son patrimoine, mais qui a sali son nom dans des entreprises véreuses! Voilà l'amour vraiment tendre et l'honorable protection dont je t'ai privée! Voilà l'éducateur dont je t'ai préservée! Voilà la honte dont je voulais te garder! Et maintenant, accuse-moi, si tu l'oses!
Jamais Léna n'avait vu son oncle emporté par une telle colère. Un flot de sang colorait jusqu'à son front; les veines de ses tempes saillaient comme des cordes, et sa parole saccadée s'élevait à un diapason furieux. A mesure qu'il parlait, elle sentait se glacer son sang: non qu'elle eût peur de lui, mais elle frémissait de souffrance en entendant énumérer les torts de ce père inconnu, en constatant son indifférence, en redoutant son indignité.
Elle se ressaisit, cependant. Tout cela était-il possible? Elle se souvenait du ton de pitié et de sympathie avec lequel le curé avait parlé d'Hervé de Coatlanguy, un pauvre être n'ayant jamais fait de tort qu'à lui-même.
—Il sait que je vis? dit-elle d'une voix presque inintelligible.
Le maire réussit tout à coup à se dominer. Essuyant la sueur de son front, il répondit, plus calme:
—Oui, il le sait....
Et comme malgré lui, il ajouta:
—Je lui donne de tes nouvelles une ou deux fois chaque année.
—Et pouvez-vous me jurer qu'il ne m'a jamais demandée, qu'il n'a jamais désiré embrasser sa fille? s'écria-t-elle avec une douleur indicible.
Le maire respira péniblement. Elle saisit à deux mains son poignet noueux.
—Mon oncle, vous ne pouvez pas me tromper! N'est-ce pas trop de m'avoir laissé croire que je n'avais plus de père? Dites-moi qu'il n'a jamais cherché à me voir, qu'il n'a jamais exprimé de regret.... et je vous croirai, et j'essaierai de penser que je suis orpheline!
Il ne répondit pas, mais la même respiration entrecoupée s'échappa de ses lèvres.
—Alors, s'écria-t-elle avec une douloureuse expression de triomphe, alors il faut que je le voie, au moins une fois dans ma vie!
—Jamais, tant que je vivrai, il ne franchira ce seuil! Jamais, avec ma permission, tu n'iras partager sa vie vagabonde! répliqua-t-il violemment. En te séparant de lui, j'ai agi pour ton bien. En effaçant son nom de notre arbre généalogique, j'ai agi selon mon droit, ce droit d'aînesse, de chef de famille, que les lois modernes essaient de dénier, mais qui a fait la force des vieilles races, gardé leur honneur intact, maintenu leur tronc vivace, fût-ce par l'extirpation douloureuse, mais nécessaire, des branches pourries.... Je l'ai jugé indigne, je l'ai renié. Mais j'ai recueilli sa tâche paternelle, je l'ai faite mienne, et lui, je l'ai aidé de ma bourse tant qu'il en a eu besoin.
Il se tut brusquement, se leva, et faillit la renverser en courant hors du bureau.
XIX
LÉNA A L'ABBÉ LEDU
«Mon cher oncle.
»Merci à vous et à votre sœur de votre hospitalité. Vous savez que je souffrais trop pour en profiter plus longtemps....
»Maintenant, c'est une autre torture qui vient presque dominer ma cruelle déception....
»Je vous demande, je vous adjure, comme parent, comme prêtre, oui, comme ministre du Dieu de vérité, de me dire, si mon père est vraiment indigne, s'il a déshonoré son nom, s'il a oublié sa fille....
»J'attends votre réponse avec une impatience qui me tue!»
L'ABBÉ LEDU A LÉNA
»Ma chère petite enfant, j'ai d'autant moins le droit de te refuser la vérité, qu'il ne m'est pas permis de laisser planer une erreur et une injustice sur ton père. Non, il n'est pas indigne de ton respect filial. Il n'a pas su diriger sa vie, il a été faible et imprudent, mais non pas coupable.
»Quelques années après son veuvage, il a épousé une jeune orpheline, que ses oncles avaient placée au Conservatoire et destinaient au théâtre. Elle n'y est point restée; elle s'est toujours conduite honorablement, et j'ai eu la consolation de bénir ses derniers moments.
»Ton père avait placé les débris de sa petite fortune dans une de ces affaires qui trompent les ignorants. Une triste éclaboussure a rejailli sur lui; mais il était innocent des escroqueries auxquelles on mêlait son nom, et il a tout donné pour désintéresser sa conscience; ton oncle a fait le reste.
»Quant à toi, on lui disait que ta santé réclamait l'air des champs. C'était vrai et, dans sa vie errante, il ne pouvait te donner le régime qui devait te rendre plus forte que ta pauvre mère.... Alain est de bonne foi. Absolu comme il l'est, il a vu les torts sans leurs excuses, les faits sans leurs circonstances atténuantes. En donnant de l'argent à ton père pour le libérer de la prison, il a cru acheter le droit de te garder. Il a toujours pensé agir pour ton bien. Et si je l'ai blâmé de t'avoir caché l'existence de ton père, je dois dire que la vie errante d'Hervé, sa vie d'artiste, créait un milieu peu fait pour une jeune fille.
»Enfin, je dois ajouter que si Hervé a tenté autrefois quelques efforts douloureux pour revoir l'enfant inconnue qu'il avait quittée au berceau, il n'a éprouvé ni les désirs ardents, ni les regrets inconsolables que tu lui supposes. C'est un être attrayant, mais faible, passif, résigné aux refus d'une volonté plus énergique que la sienne, et conservant assez de sagesse, peut-être assez d'abnégation, pour laisser sa fille dans un milieu honorable, dans une maison aisée, parmi les protecteurs capables d'assurer son sort.
»J'ai écrit à Alain. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Il n'a pas le droit d'empêcher un père de correspondre avec sa fille, et il faut qu'il soit étrangement aveuglé par ses préjugés et ses rancunes, pour refuser de pardonner à son frère.... Mais il s'imagine lui avoir pardonné.
»J'espère qu'un jour, il verra clair. Quant à toi, tu dois attendre, en priant le bon Dieu pour que les choses s'arrangent; tu dois trop à ton oncle pour rompre avec lui et pour t'en aller là où tu n'es guère plus désirée. Patience, ma petite fille, et obtenons que ton père rentre un jour au Coatlanguy.»
Léna lut et relut cette lettre. Elle lui causait un mélange singulier de soulagement et d'amertume. Mais le conseil qui la terminait lui semblait froid, presque cruel, impossible à suivre.
Elle se disait bien que le prêtre, ayant pris en main cette affaire, ne cesserait plus de prêcher «à temps et à contre-temps» cette conscience qui s'obstinait, sous prétexte de devoir, dans une rancune inavouée. Mais la révélation de l'existence de son père arrivait trop à propos, dans le paroxysme de son chagrin et le désarroi de sa vie, pour ne pas surmener son imagination et exalter ses sentiments.
Elle ne pouvait ni admettre l'indifférence de son père, ni excuser la sévérité de son oncle. En rappelant ses souvenirs, elle se rappelait, à la vérité, que celui-ci ne lui avait jamais dit clairement, ouvertement, qu'Hervé était mort; mais il le lui avait laissé croire, à elle comme aux autres, et elle avait beau se dire qu'il avait erré par amour pour elle, par excès de sollicitude pour son éducation et son avenir, elle sentait contre lui un ressentiment qui s'aggravait de toutes ses larmes d'orpheline. Elle était prête à le rendre responsable de l'insouciance de son propre père, qu'il avait frustré d'une tâche rédemptrice. Et sans qu'elle s'en rendît compte, peut-être lui en voulait-elle surtout de ne pas être l'idéal absolu qu'elle avait aimé et admiré. Car, tout en discutant, ses idées et la forte discipline dont elle avait parfois souffert, elle était fière de lui, de l'harmonie de sa conduite et de ses principes, de la tâche qu'il avait poursuivie sans défaillance, du bien social qu'il avait réalisé. Elle avait surtout été attendrie de sa bonté pour elle, pour les pauvres, pour les petits, cette bonté qui semblait deux fois plus touchante en une nature si ferme. Et voilà qu'il montrait ses pieds d'argile, qu'il se révélait capable d'injustice, de dureté, presque de haine!...
Les jours passaient, et une sourde contrainte régnait au manoir. Le maire, toujours inflexible, était plus brusque, plus silencieux, et sa prédilection pour Léna faisait place à une sévérité confinant à l'injustice. Il lui adressait à tout propos des remarques ironiques, des reproches brutaux; il lui imposait des tâches qu'il n'avait pas jusqu'alors cru faites pour elle, et l'obéissance dédaigneuse, le silence hautain et obstiné avec lesquels elle subissait cette manière d'être nouvelle, exaspéraient encore plus l'impérieux vieillard.
Loïzik était consternée; mais, pas plus que Goulven, elle ne pouvait s'expliquer un tel changement.
Cependant, Léna maigrissait et changeait visiblement. Chaque jour qui s'écoulait semblait enlever quelque chose à sa jeunesse et à sa beauté. Sa bouche avait des lignes dures, une ombre s'étendait sous ses yeux, et un jour qu'elle cousait près de Loïzik, une de ses vieilles bagues tomba de son doigt aminci.
Il n'y avait pas eu, entre elle et son oncle, d'autre explication. Ils restaient ainsi en face l'un de l'autre, presque comme deux antagonistes, dans l'attente inconsciente d'un orage.
Un soir, avant souper, Léna s'était retirée dans sa chambre, et, ayant allumé une de ces chandelles minces qui lui causaient jadis tant d'agacement, elle regardait la petite toile de son père, cherchant à surprendre les sentiments qui avaient inspiré cette peinture. La complaisance qu'il avait mise à l'idéaliser montrait son amour pour la vieille demeure. Quand l'avait-il peinte, et dans quel pressant besoin s'en était-il séparé?
Un pas pesant se fit tout à coup entendre dans le corridor, et Léna écouta avec surprise: son oncle, qui couchait au rez-de-chaussée, montait rarement au premier étage. Mais les pas s'arrêtèrent devant sa porte, et, sans même frapper, avec l'autorité d'un maître, le maire souleva bruyamment le loquet primitif.
—Que fais-tu ici toute seule? demanda-t-il brusquement. Est-il utile de brûler de la chandelle, quand il y a une lampe en bas? Ces manières ne me conviennent pas, surtout...
Il s'interrompit eu voyant le petit tableau entre les mains de sa nièce, et une colère soudaine s'alluma dans ses yeux.
—Encore cette idée fixe! Ah! c'est ainsi que tu t'entretiens dans ta révolte!... Donne-moi cela!
Avec un geste d'effroi, mais résolue, elle serra le tableau entre ses doigts.
—Donne-le-moi, te dis-je! répéta-t-il, les dents serrés.
—Il est à moi! Je l'ai acheté.... Vous n'avez pas le droit de m'enlever une œuvre de mon père! s'écria-t-elle, courageuse devant sa colère.
—Je n'ai pas le droit d'agir en maître chez moi?...
Et, d'un geste violent, il arracha des mains crispées de sa nièce la toile qu'elle essayait de défendre.
—Mon oncle, c'est mal! C'est lâche! cria-t-elle, frémissante.
Mais il s'éloignait déjà avec le tableau, et elle entendit son pas pressé dans l'escalier. Alors elle se jeta sur son lit, et fondit en larmes de rage et de douleur.
La cloche du souper sonna sans qu'on la vît paraître.
Le maire, qui, sombre comme la nuit, venant d'entrer dans la cuisine, regarda sa place vide.
—Va appeler Léna, Loïzik! dit-il d'un ton impérieux.
Loïzik gravit précipitamment les marches, et, à la lueur fumeuse de la chandelle, vit sa cousine secouée par des sanglots, le visage enseveli dans son oreiller.
—Ma Lénik!... Qu'y a-t-il? Ne peux-tu l'oublier? Le bon Dieu t'enverra un bon mari, mignonne, et alors, tu comprendras que tout ceci n'est qu'un orage de mai....
Léna releva brusquement la tête, et montra sa figure marbrée.
—Ce n'est pas lui que je pleure, Loïzik; mais mon oncle devient pour moi un tyran, et je ne pourrai pas rester ici!
—Seigneur! ayez pitié de nous! Que dis-tu, Léna!... Il faut bien être patient avec ses parents, et l'oncle Alain est comme ton père! Il a peut-être des soucis, mais cela passera.
Léna la regarda, hésitante. Allait-elle lui dire son secret?
Tout à coup, la voix du maire retentit, menaçante:
—Laisse-la, si elle ne veut pas descendre, Loïzik! Je n'ai jamais prié personne!
—Va-t-en, dit Léna, amère. Je ne m'assiérai pas près de lui, ce soir!
—Mais je te monterai ton dîner quand il sera couché, murmura la pauvre Loïzik, consternée.
—Non, je ne veux rien! Son pain m'étoufferait!
Elle poussa doucement sa cousine jusqu'à la porte, puis tira le verrou.
M. de Coatlanguy ne parla plus d'elle. Quand Loïzik remonta, cachant sous son tablier un bol de bouillon et un morceau de fars, elle ne put obtenir que la porte s'ouvrît.
XX
Le lendemain, le maire partit de bonne heure avec son fils pour faire, en voiture, un voyage de quelques jours. Il possédait des terres du côté des montagnes Noires et sur la côte, et quand ses fermiers étaient venus lui apporter leur loyer, à la Saint-Michel il leur avait promis d'aller examiner par lui-même l'opportunité des réparations qu'ils demandaient.
Il ne fixa point le jour de son retour, de même qu'il n'avait pas complètement arrêté son itinéraire.
Quand le bruit des roues eut cessé de se faire entendre, Léna descendit dans la cuisine, où sa cousine préparait la pâte des crêpes.
—Es-tu mieux, ce matin, ma Léna?
—Mieux! Si tu m'aimes, tu demanderas que je meure bien vite!
Scandalisée, mais effrayée aussi, car une souffrance mystérieuse semblait vraiment miner la vie de sa cousine, Loïzik la regarda, les larmes aux yeux.
—Tu sais bien que si Dieu nous laisse ici-bas, c'est pour y faire sa volonté en travaillant ou en souffrant. Et si tu es malade, tu n'as pas le droit de te laisser mourir....
Elle alla vers Léna, et approcha tendrement sa joue fraîche du visage pâle de la jeune fille.
—Ne veux-tu pas me parler de tes peines, chérie? Je t'aime, tu sais!
Les lèvres de Léna tremblèrent.
—Non, je ne peux rien dire.... Tu es destinée à vivre près de l'oncle Alain, il est inutile de te faire constater combien son cœur est dur.
—Oh! Léna, dur en apparence, mais si sensible au fond! Il est si loyal, si sincère!
—Loyal! Sincère! Il m'a trompée!
Mais après cet éclat, qui terrifia Loïzik, elle refusa d'ajouter un mot.
Vers le soir, un incident inattendu vint rompre le pesant silence de cette journée. La femme qui servait d'exprès pour le télégraphe entra dans la cuisine, agitant un papier bleu. C'était là une chose extraordinaire; on ne recevait presque jamais de dépêche, au Coatlanguy.
—Et mon oncle qui est absent! s'écria Loïzik, cherchant dans sa poche une pièce de deux sous.
—Il y a une réponse à donner, une réponse payée, dit la porteuse, indiquant un papier passé en travers de l'enveloppe.
—Si encore Goulven était ici! Que faire, Léna? Peut-être est-ce mon oncle qui est malade.... Ou bien notre cousin le notaire demande qu'on le prenne au train....
—Pourquoi n'ouvrez-vous pas? demanda la femme. Puisqu'il y a une réponse à donner, c'est que c'est pressé; il n'y a peut-être pas de secret dans la dépêche, et souvent, c'est affaire de vie ou de mort.
—Alors, Léna, faut-il que j'ouvre?
—Je pense que oui.
Les doigts tremblants de Loïzik déchirèrent l'enveloppe, et elle jeta un regard craintif sur la petite bande imprimée collée à l'intérieur. Mais ses yeux, pleins d'embarras, se relevèrent presque aussitôt.
—Je ne comprends pas!
Léna prit le télégramme. Il était daté de Venise, et ainsi conçu:
«Lebreton très gravement malade. Adresse: Casa Livori, Riva degli Schiavoni.
«Docteur Peponi.»
Léna, saisie, éperdue, ne put d'abord proférer un mot.
—Qui est-ce qui est malade? dit Loïzik, reprenant la dépêche. Et ce docteur!... Et d'où vient la dépêche?... Oh! c'est une erreur!
Mais, revenant à elle, Léna saisit le papier destiné à la réponse, et courut prendre un encrier placé sur l'appui de la fenêtre.
—Est-ce là qu'il faut écrire? demanda-t-elle à la porteuse d'une voix que sa cousine reconnut à peine.
—Oui, c'est là.
Elle copia soigneusement l'adresse, et ajouta ces mots:
«Sa fille part.»
—Que fais-tu? s'écria Loïzik qui lisait par-dessus son épaule. Comment sais-tu ce qu'il faut répondre? Tu as donc compris?
Léna lui prit violemment les deux mains.
—Celui qui est malade est mon père, et il faut que je le voie avant qu'il meure! dit-elle d'une voix étouffée.
...Une hâte fièvreuse.... Léna aurait voulu ne pas perdre une minute; mais l'express du soir ne s'arrête pas aux petites stations voisines, et elle n'a plus le temps de gagner Morlaix, les deux chevaux disponibles n'étant pas revenus du marché. Il faut donc attendre le lendemain, et cette nuit perdue la rend à demi folle. Elle cherche à tromper son angoisse en préparant sa malle, en multipliant les ordres pour le départ du lendemain; mais des images terrifiantes viennent la hanter: son père va peut-être mourir! Hélas! elle ne connaît pas même son visage. Elle essaie de se représenter l'oncle Alain pâli, émacié, mourant; puis elle rêve une figure plus fine, plus douce.... Et tout le temps, Loïzik, méconnaissable à force de pleurer, la suit partout, essayant d'ébranler sa résolution. Léna combat avec patience ses objections, ses adjurations.
—Je t'affirme, Loïzik, que je ne serais pas partie sans la permission de mon oncle.... je n'ai pas encore désappris à lui obéir.... Mais tu vois bien que le temps presse, et je ne sais comment l'avertir, puisque nous ne connaissons pas son itinéraire.... Quelque chose m'a poussée à répondre à cette dépêche, c'était plus fort que moi, et je ne peux pas le regretter....
—Attends un ou deux jours! Peut-être partirait-il avec toi!... Aller si loin, toute seule!
—Mon bon ange me gardera.... Je ne peux attendre.... Songe à ce que souffrirais si j'arrivais trop tard!
—L'oncle ne te pardonnera jamais!
—Et mon père me pardonnerait-il, s'il mourait seul en terre étrangère? Loïzik, la peur que tu as de mon oncle t'égare; mon premier devoir, c'est de me rendre à l'appel de ce pauvre mourant. Sais-tu, seulement, s'il y a près de lui une âme chrétienne pour lui parler d'extrême-onction?
Loïzik n'osa répondre à cet argument. Terrifiée des confidences de sa cousine, partagée entre le chagrin de trouver son oncle impitoyable et l'habitude d'accepter toutes ses idées comme sages et justes, elle ne pouvait, en outre, s'empêcher de faire un retour sur elle-même, et de redouter les reproches de son terrible parent.
—Je ne devrais pas te laisser partir! répétait-elle au milieu de ses sanglots.
—Tu ne peux pas m'en empêcher, tu le sais bien!
—Mais as-tu seulement de l'argent? dit tout à coup Loïzik, se raccrochant à un vague espoir.
—Oui certes, j'en ai; mon oncle m'avait remis une grosse part de mes fermages pour mon voyage et pour le trousseau que je n'ai pas acheté, et il ne m'avait pas encore redemandé mon compte.
Loïzik eut beau pleurer, le lendemain matin la malle de Léna fut hissée sur le vieux char à bancs qui devait la conduire à Morlaix. Le jour n'était pas levé, et de même qu'à son arrivée, une pluie froide glaçait l'atmosphère, en noyant les contours indécis du paysage.
Léna était pâle comme une morte, bien que ses yeux brillassent d'un éclat fébrile. Elle embrassa sa cousine avec une sorte de violence.
—Là, dans le bureau, il y a une lettre que j'ai écrite à mon oncle.... Je l'aime, tu sais bien, je n'oublie pas ce qu'il a fait pour moi.... Ma lettre est même plus tendre que je ne l'aurais voulu....
—Léna, tu reviendras!
Une souffrance passa sur les traits de Léna, tandis qu'elle embrassait d'un regard étrange la maison grise revêtue de rameaux dépouillés, la figure grave de Marianna, l'attitude brisée de sa cousine.
—Si je reviens, ce sera avec mon père! dit-elle énergiquement. Il a droit, lui aussi, de s'abriter sous le toit de ses parents.... Mais le trouverai-je vivant?
Sa voix faiblit brusquement, et elle embrassa Loïzik.
—Nous avons été heureuses ensemble.... Que Dieu te bénisse... toi et Goulven.... Je voudrais être paisible comme toi....
Elle s'arracha à l'étreinte de sa cousine, et sauta sur le marche-pied.
Aussitôt, la voiture s'ébranla.
Alors, elle s'essuya les yeux, et les reporta au loin, sur l'horizon au-delà duquel elle entrevoyait des choses vagues et mystérieuses, et peut-être l'ombre de la mort.
XXI
Léna souffrit une torture, tandis que la vieille jument l'entraînait loin de la maison qui avait été la sienne, vers un inconnu à tout prendre redoutable. Son père pouvait vivre; mais n'était-il pas désaccoutumé de l'idée même de la connaître? Trouverait-elle près de lui l'affection qui lui était nécessaire et qui, elle se le répétait malgré elle, ne lui avait pas manqué au Coatlanguy?
Elle regardait, avec un serrement de cœur inattendu, ce paysage mouillé de pluie, drapé de vapeurs grises. Elle avait cru jadis pouvoir s'en éloigner avec joie, et voici que tout cela la ressaisissait, gardant un lambeau de sa vie, faisant surgir le passé, mais avec un prestige, une douceur nouvelle, inconnue....
Elle arriva juste à temps pour l'express, et s'installa dans un wagon de seconde classe. Elle ne se mêla pas aux conversations des femmes qui s'y trouvaient: elle se sentait déjà en dehors de ces intérêts locaux, semi rustiques. Bientôt elle s'endormit, vaincue par la fatigue, et quand elle ouvrit les yeux après quelques heures d'un sommeil à demi conscient, elle avait franchi les limites de sa province. Alors, elle se dit qu'il était temps de préparer la seconde partie de son voyage, et elle acheta un indicateur à la gare de Laval.
Un indicateur est chose fatidique pour une jeune villageoise. Mais Léna était intelligente, et après quelques découragements, elle parvint à démêler les grandes lignes de son itinéraire. Un express partait à 10 heures 30 de la gare de Paris-Lyon, et ceci lui laissait plus de trois heures pour des achats indispensables. Elle avait déjeuné des provisions que Loïzik lui avait glissées au départ, mais elle commençait à souffrir de la faim comme de la fatigue en débarquant, le soir venu, à Montparnasse. Elle eut un affreux moment de détresse, puis se décida à s'adresser à l'un des sous-chefs, qui avait des cheveux gris.
—Ce serait une charité, Monsieur, de me donner quelques renseignements, dit-elle de sa voix douce et traînante qui, en ce moment, tremblait de timidité. Je pars à 10 h. 30 pour Venise, où je vais rejoindre mon père mourant. Je ne sais où est la gare, et il faut que je trouve un chapeau: on ne peut aller si loin dans le costume de mon pays, ajouta-t-elle naïvement.
Le sous-chef, étonné de la distinction de ses manières, l'enveloppa d'un regard pénétrant.
—Vous êtes bien jeune pour faire seule un voyage si long! dit-il.
—Je ne peux faire autrement; j'irai en dames seules... J'ai vingt et un ans, Monsieur.... Puis-je avoir ma malle?
Il y avait tant de candeur sur ce joli visage, que le brave homme fut ému de pitié. Il avait justement une fille du même âge.
—Attendez cinq minutes, là, dans mon bureau, et donnez-moi votre bulletin de bagages....
Elle se sentit rassérénée, et s'assit dans le petit bureau où un poële mettait une chaleur ardente, pendant que le sous-chef appelait un employé et lui donnait des instructions.
Elle n'attendit pas très longtemps. Son protecteur improvisé revint avec l'homme d'équipe.
—Une voiture vous attend, Mademoiselle, et votre malle est déjà chargée. Suivez l'employé, qui va vous conduire. La voiture est prise à l'heure; vous ferez arrêter devant un magasin de modes, et voici ma carte pour le conducteur du train de Modane; n'oubliez pas de la lui remettre, il prendra soin de vous.
De belles larmes brillantes montèrent aux yeux de Léna.
—Merci, Monsieur, que Dieu vous bénisse! Et si vous avez une fille, puisse-t-elle trouver, en cas de besoin, une aide comme celle que vous me donnez!
Le sous-chef la regarda s'éloigner avec une toute petite émotion, puis retourna à son service.
L'employé conduisit Léna par un passage privé, jusqu'à une voiture sur laquelle elle reconnut sa malle. Il donna lui-même des instructions au cocher.
—Gare de Lyon, grandes lignes, à l'heure; vous arrêterez sur le passage devant un magasin de modes....
Et la voiture partit.
Il y avait, à cette heure, une circulation intense, même sur les boulevards moins fréquentés qu'on suivait. Léna se sentit d'abord étourdie et effrayée de voir les énormes lanternes des tramways, les phares éblouissants des autos, les petites lumières des bicyclettes, tout cela semblant se précipiter avec furie sur la voiture. Mais, aucun abordage ne se produisant, elle reprit confiance et regarda le chemin inconnu qu'elle parcourait.
Rue de Lyon, le fiacre s'arrêta devant un magasin brillamment éclairé. Le flair parisien du cocher avait bien servi Léna: derrière les glaces, il n'y avait pas seulement des fantaisies plus ou moins rutilantes, mais aussi de modestes feutres, vraies coiffures de voyage. Enfin, d'autres articles se trouvaient encore à la devanture, y compris des sacs et des couvertures.
Rougissant de la curiosité qu'excitait son entrée, Léna demanda un chapeau de feutre noir.
—Très bien!
—Quelque chose de discret, dit la jeune fille à la vendeuse qui l'entraînait vers un rayon écarté, tout en admirant les malines de sa coiffe.
Pauvre petite coiffe! Léna l'ôta d'une main tremblante, avec l'impression de dépouiller son passé, puis commença à essayer des chapeaux devant une psyché.
—Voici qui va très bien.... Un genre sérieux s'alliant avec votre mante... Faut-il y joindre un voile de gaze?... De la gaze blanche; ce sera comme il faut, et cela donne une impression de protection....
Tout en parlant, la demoiselle de comptoir jeta un regard sur le grand col empesé, raide, aux mille tuyaux, qui se voyait sous la cape.
—Si Mademoiselle me permet un conseil? le col est très pittoresque, mais ne va qu'avec la coiffure.... Nous avons des cols très simples, un peu grands, modestes, en toile brodée à la main.... Cela attirerait moins l'attention.
Avait-elle seulement le souci commercial d'écouler un col en broderie anglaise, ou une sympathie de jeune fille la portait-elle à aider de ses avis de Parisienne expérimentée une pauvre étrangère? Léna sentit, en tous cas, que le conseil était judicieux; en un instant, le col fut posé sur son corsage orné de velours.
—Mademoiselle est très bien! dit la jeune fille, sincère. Ce manteau et ce corsage ne sont pas ceux de tout le monde: c'est original et comme il faut....
Léna acheta une couverture et un sac; puis, près de sortir, elle se ravisa.
—Vous avez été très obligeante, dit-elle. Voulez-vous encore me dire où je trouverai un endroit convenable pour dîner avant mon départ?
—Il ne manque pas de restaurants près de la gare; mais à votre place, puisque vous êtes seule, j'aimerais mieux payer un peu plus cher et aller au buffet....
Léna remercia chaleureusement. Un coup d'œil sur la grande glace, devant laquelle elle repassait, lui causa une impression de soulagement. Livrée, cette fois, à son propre goût, elle sentait qu'elle n'était ni endimanchée, ni ridicule. La mante au capuchon doublé de soie et orné de velours retombait en plis amples autour d'elle, et le petit chapeau enroulé de gaze lui seyait comme si elle l'eût toujours porté.
Elle arriva sans encombre à la gare, entra au buffet, et constata avec une satisfaction infinie que son nouveau personnage n'excitait aucune attention qu'il lui fût désagréable de subir.
Bien avant l'heure, elle se trouva devant les guichets encore fermés; elle se sentait moins en détresse, en voyant l'empressement poli avec lequel on la renseignait. Mais aussi elle ne se doutait pas du charme singulier qui émanait d'elle, de la dignité inconsciente de son allure, de l'originalité chaste de sa mise un peu singulière.
Les guichets s'ouvraient enfin. Guidée par un homme d'équipe qui flairait chez elle une générosité naïve, elle prit son billet de deuxième classe pour Venise, fit enregistrer sa malle, et elle se dirigeait vers la salle d'attente, lorsqu'un groupe pressé passa devant elle: une femme couverte de fourrures, deux hommes portant des pelisses, une femme de chambre et un domestique chargés de paquets.
Il semble à Léna que son cœur cessait de battre: dans ces voyageurs qui l'avaient presque heurtée sans la voir, elle avait reconnu Landry, sa mère et Séverin de Salles.
XXII
Elle tremblait comme une feuille lorsqu'elle se laissa tomber sur une des banquettes de la salle d'attente, essayant de calmer son émoi et de remettre un peu d'ordre dans ses pensées.
L'apparition soudaine de Landry avait rouvert sa blessure, et le lieu où elle le rencontrait rendait sa souffrance encore plus vive. Dans les allusions voilées qu'il avait faites si souvent devant elle, il y avait l'espoir d'un voyage d'Italie. Il avait dit que c'était le voyage de noces idéal, qu'il rêvait d'y conduire sa femme. Et, par une ironie des choses, ils se retrouvaient réunis dans cette gare, ils allaient faire ensemble cette route de rêve,—ensemble, mais aussi séparés qu'on peut l'être ici-bas, lui courant avec sa mère tendrement tyrannique, au milieu de toutes les recherches du luxe, vers le plaisir, l'art, le farniente raffiné,—elle seule, pauvre, s'en allant vers le devoir, la tristesse, la mort peut-être, reniée par son oncle, indifférente à son père. Elle eut un mouvement de révolte, une minute de découragement, avec l'impression profonde du mal que lui avait fait Landry; mais, à ce moment, l'homme d'équipe revenait la chercher, et l'idée de n'être point reconnue prima toutes les autres. Elle baissa son voile, à travers lequel il était impossible de la reconnaître, et gagna rapidement le wagon dans lequel on lui avait réservé un coin.
L'employé lui donna quelques renseignements complémentaires, et se chargea de prévenir le conducteur du train qu'elle avait une recommandation pour lui.
Alors, derrière l'abri de son voile, elle vit passer le groupe élégant dont la vue l'agitait cruellement. Après avoir installé Mme Desmoutiers dans un wagon-lit, les deux jeunes gens se promenèrent sur le quai, fumant tranquillement. Landry jetait des regards curieux dans l'intérieur des voitures, et tout à coup, il s'arrêta devant celle de Léna.
—Julie n'a point trouvé de place dans la voiture de Florence, elle changera en route, dit-il, parlant évidemment de la femme de chambre.
Léna respira: elle avait craint qu'ils n'allassent à Venise.
—As-tu vu cette dame qui se dirigeait vers les secondes, avec un manteau à capuchon? reprit Landry sans prendre la peine de baisser la voix. Cela m'a fait un drôle d'effet... tout à fait la mante bretonne.... Eh! la voilà, à l'extrémité de ce wagon.... Ce doit être une Anglaise.
Il reprit sa promenade, tandis que Séverin jetait un coup d'œil rapide dans l'intérieur du compartiment. Léna respira plus vite; mais elle savait qu'il était impossible de distinguer ses traits sous l'abri miroitant de son voile.
Le conducteur du train vint lui parler, lut la carte du sous-chef de gare, et lui promit de veiller sur elle. Séverin s'approcha de lui un peu après.
—Il y a, dit-il, dans la voiture 1040, une dame qui a très peu l'habitude des voyages. Puis-je vous demander de vouloir bien vous occuper d'elle, notamment à la frontière?
—Une Bretonne? Un des sous-chefs de Montparnasse me l'a déjà recommandée, répondit le conducteur. Elle va à Venise.
Séverin lui glissa dans la main une pièce de cinq francs, et regagna le wagon-lit.
Il s'abstint de faire part de sa découverte à Landry. Mais son œil perçant avait reconnu Léna non seulement à son attitude, mais encore au mouvement d'effroi avec lequel, en l'apercevant, elle avait détourné la tête.
Pourquoi s'en allait-elle ainsi toute seule? Ne pouvait-elle plus supporter la vie austère qu'elle avait cru échanger contre le bonheur? Avait-elle là-bas quelque parent, ou quelque amie pouvant lui offrir le soulagement d'un changement de lieu? Cherchait-elle la bienfaisante distraction du travail? Quoi que Landry pensât de sa situation, avait-elle eu besoin d'un emploi rétribué?
Ce problème le tint éveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment très vif du tort irréparable causé à cette enfant par son cousin au cœur léger; depuis surtout qu'il avait vu Léna, il se rendait compte de ce qu'elle avait pu souffrir, et de l'abîme qu'un brillant espoir avait creusé entre son passé et son présent. S'il avait consenti à accompagner à Florence sa cousine et son fils, c'était pour étudier ce dernier, pour surprendre en lui un honnête regret, un sentiment sincère. Mais le dernier mot de Landry devant l'apparition d'une mante bretonne venait de dissiper sa dernière illusion, et de lui prouver que ce caprice d'une imagination volontaire était déjà oublié. Un remords le prenait de donner quelques semaines de sa vie à deux êtres pour lesquels il n'éprouvait, en ce moment, rien moins que de la sympathie. Il se sentait presque honteux d'être de leur famille, comme si l'astuce de Mme Desmoutiers et la légèreté de Landry eussent rejailli sur lui, comme s'il avait une responsabilité dans la manière odieuse dont avait été traitée cette jeune fille. Il éprouvait un vague désir de réparation, un secret besoin de la protéger, au moins d'une manière invisible, et lorsqu'il tomba enfin dans cet état à demi conscient pendant lequel les idées prennent des formes incomplètes, dans lequel le convenu cesse d'exister, il songea à changer son itinéraire, et à aller jusqu'à Venise, pour veiller, sans se montrer, sur cette enfant, et pour avoir le soulagement de la voir saine et sauve aux mains de gens respectables, capables de la protéger.
Et cette idée prit corps en lui. Il était accoutumé à céder à ses impressions, n'ayant aucun devoir précis l'empêchant de les suivre, et il avait déjà regretté, en se mettant en route, d'avoir pris un billet pour Florence....
A Modane, on dut descendre pour la visite de la douane. Léna qui, depuis déjà quelque temps, contemplait avidement le décor, nouveau pour elle, des montagnes et des lacs, baissa soigneusement son voile, l'entortilla autour de son cou, et alla, comme les autres, se placer derrière sa malle. Heureusement elle était très loin de Landry, qui avait les yeux gonflés de sommeil, et qui essayait de suivre les recommandations de sa mère, demeurée dans le wagon, et d'épargner à ses objets de toilette le contact trop brusque des mains des douaniers.
Léna fut libérée une des premières, et, ayant pris quelques provisions, elle regagna son compartiment sans avoir été reconnue.
L'angoisse qui lui serrait le cœur, la perspective du terrible inconnu qui l'attendait, la torture enfin de savoir si près d'elle celui qui aurait dû être son compagnon de voyage dans ce pays enchanté, tout cela l'empêchait de jouir de la beauté des sites. Lorsque, aux stations, Landry descendait et passait devant elle, elle endurait de vraies terreurs, et elle ne respirait que lorsqu'il était remonté en wagon.
Ce supplice, du moins, prit fin à Turin. Elle savait que là avait lieu la bifurcation. Elle accueillit avec un soulagement intense le coup de sifflet qui annonçait le départ de son train, et avec ceux qu'elle laissait derrière elle, son affreux cauchemar disparut.
La température devenait plus douce; elle se débarrassa du voile qui était une petite torture pour elle, accoutumée à affronter les rudes brises d'Arrez, et elle put s'intéresser dans une certaine mesure au paysage qui se déroulait devant elle.
Succombant à la lassitude, elle s'endormit à la tombée du jour. Tout à coup, un souffle d'air humide et salé pénétra dans le wagon, et elle s'éveilla en sursaut, regardant autour d'elle. Une jeune lune répandait une lueur diffuse, qui lui permit cependant de voir autour d'elle une immensité mouvante: le train était engagé sur l'étroite chaussée qui traverse l'Adriatique et mène à la ville des lagunes.
Alors, toute son anxiété pour son père se réveilla, et elle essaya de préparer son esprit à cette parole fatale: «Il est mort....»
Le train s'arrêta. Les lumières de la gare l'éblouirent au sortir de l'obscurité; la foule sortant des wagons l'entoura et la heurta; des appels bruyants retentirent dans une langue inconnue, et elle se sentit lamentablement perdue, se demandant si quelqu'un était là pour elle, et comment on pourrait la reconnaître. Elle éprouva, en cette minute, la sensation de détresse la plus intense de sa vie; et, comme on prétend que les gens qui se noient revivent en une seconde leur existence antérieure, elle eut la vision simultanée du presbytère de Boulommiers et de la grande cuisine au chaud foyer du Coatlanguy.
—Voulez-vous me permettre de vous demander si quelqu'un vous attend? Puis-je avoir l'honneur de vous être utile?
La joie soudaine et irraisonnée d'entendre parler français se dissipa aussitôt, dans la stupeur mêlée d'effroi qu'elle ressentit en voyant Séverin de Salles devant elle. Elle regarda instinctivement s'il était seul: il la comprit.
—Personne ne m'attend, dit-il, je suis seul, tout à fait libre, et heureux si je puis vous être utile.
Elle eut alors la même impression qu'au presbytère: une confiance d'enfant en face d'un respect profond, chevaleresque.
—Mon père a dû m'envoyer quelqu'un, dit-elle, rassurée.
Et, lisant la surprise dans son regard, elle reprit aussitôt:
—Mon père habite Venise.... Il est peintre, c'est Hervé Lebreton. Mais il est très malade....
Sa voix faiblit, tandis qu'un soulagement instinctif venait à Séverin, bien qu'il ne comprît guère.
—La gare se vide, il va devenir aisé de se reconnaître.... Voyez ces deux personnes: elles cherchent quelqu'un.
Léna regarda avidement. Un homme d'âge moyen, très brun, bien vêtu, surveillait les voyageurs. Près de lui était une vieille femme, nu-tête, avec un long châle noir aux franges traînantes. Séverin se dirigea immédiatement vers eux, et leur adressa la parole en italien; puis ils revinrent vers Léna.
—Le docteur Peponi, le médecin de monsieur votre père, dit Séverin.
—Oh! mon Dieu! Vit-il?
Le docteur comprit son angoisse plutôt que ses paroles, et Séverin se hâta de traduire sa réponse, qui fit revivre la pauvre fille: M. Lebreton était certainement mieux.
Ils sortaient de la gare, et Léna tressaillit de surprise en voyant devant elle l'eau scintillant sous les lumières mouvantes des gondoles, et sur le ciel étoile, les profils sombres des hautes constructions.
Comme en rêve, elle descendit les degrés et entra dans la noire gondole avec le docteur et la vieille Italienne, qui ramenait frileusement son châle sur sa tête. Maintenant qu'elle savait son père vivant, il lui semblait qu'elle ne pourrait plus souffrir.
Séverin, demeuré sur la marche glissante, se découvrit du même geste respectueux qui inspirait à la jeune fille une confiance irraisonnée.
—Me permettez-vous d'aller prendre demain des nouvelles de monsieur votre père, que j'ai eu l'honneur de connaître autrefois? dit-il. Je viens d'expliquer au docteur par quel hasard je vous ai aperçue dans le train.
Léna donna un assentiment empressé, puis essaya de parler au médecin. Mais ils se comprenaient si mal que, rassurée, après tout, elle s'absorba dans l'étrange et déconcertante nouveauté de ce qui l'entourait.
Les petites lumières se croisaient par centaines sur le canal Grande. Les gondoles, minces et noires, passaient comme l'éclair. Parfois, une façade mieux éclairée rayonnait un instant d'une blancheur de marbre, et les faîtes des palais découpaient sur le ciel des lignes bizarres. La gondole tourna court, et, pour abréger, se lança dans un canal étroit et sinueux. Là, les murailles se resserraient. Parfois, un pont dessinait sa courbe au-dessus de l'eau sombre. Aux tournants, un cri doux et tranquille avertissait ceux qui venaient en sens inverse, sans que jamais un choc ou un heurt eût lieu dans ces rencontres.
Léna avait une sensation de rêve; elle perdait même la notion du temps. La seule chose réelle qui demeurât pour elle, c'était l'ombre d'une gondole suivant la sienne, et, sans qu'elle sût pourquoi, une impression de sécurité semblant liée à cette escorte silencieuse.
Elle se retrouva tout à coup dans le canal Grande. Les lumières redevenaient nombreuses; on distinguait les palais gothiques, puis la coupole superbe de la Salute apparut, avec ses volutes de marbre, puis le campanile de San-Giorgio, tandis qu'à gauche se massaient les arbres du jardin royal. Tout à coup, ce fut la Piazetta, avec ses deux hautes colonnes; San-Marco, dont un rayon de lune faisait étinceler les mosaïques fond d'or, puis la colonnade du palais ducal, supportant les murs percés d'ogives.
Léna comprenait les mots brefs par lesquels son compagnon lui désignait ces merveilles. Elle vit encore le Ponte dei Sospiri, tout blanc. Puis la gondole se rangea devant un embarcadère; c'était le quai des Esclavons, le terme du voyage.
Guidée par le docteur et suivie par la silencieuse Italienne, dont les yeux parlaient, à défaut de la langue, Léna pénétra dans une haute maison sombre. La vieille femme alluma une petite lampe posée près de la porte, et monta la première, éclairant de son mieux l'escalier noir et les murailles de marbre verdies par l'humidité. Il semblait à Léna qu'elle montait depuis un temps infini, lorsque le docteur l'arrêta sur un large palier.
—È qui....
La vieille femme glissa une clef dans une serrure, et la petite lampe éclaira vaguement une antichambre au fond de laquelle une veilleuse brûlait devant une Madone. Léna vit briller des pierreries sur la robe et le voile, et murmura un Ave. Il lui était doux, en franchissant ce seuil inconnu, de saluer l'image de la Vierge-Mère.
Le docteur lui fit signe d'attendre, et pénétra dans une pièce intérieure. Le cœur de la jeune fille battait à grands coups. Comment allait-elle trouver son père, et quel accueil lui ferait-il?
Elle n'attendit pas longtemps. La porte se rouvrit, et le docteur lui prit la main et l'entraîna....
La chambre était vaste, avec un plafond très élevé, orné de peintures, et un sol carrelé sur lequel étaient jetés quelques tapis. La première personne que Léna aperçut fut une religieuse vêtue de noir avec une guimpe et une cornette blanches, qui lui causa une joie tumultueuse en lui souhaitant le bonsoir en français, et qui lui montra d'un geste un lit très bas, sur lequel un homme encore beau, avec des cheveux gris et des yeux trop brillants, tendait les bras vers elle.
Alors elle tomba à genoux, et, fondant en larmes, répéta le mot qu'elle n'avait jamais dit, et qui imprégnait ses lèvres d'une douceur étrange:
—Papa!... Oh! cher, cher papa!...
Et, pour la première fois aussi, elle entendit une voix basse et faible murmurer:
—Ma petite fille!...
...Elle reste agenouillée près du lit, regardant avidement, avec un mélange de joie et d'angoisse, ces traits minces et tirés, ces yeux fiévreux enfoncés dans de profondes orbites, ces mains maigres et nerveuses qui cherchent les siennes. Elle l'aime déjà, et la pensée qu'il est encore très malade la torture.
—Votre père a eu une crise de poitrine, dit la Sœur. Parler ce soir lui est interdit, il faut craindre la fatigue. La joie de votre arrivée est presque trop forte pour lui, en ce moment; vous devez consentir à le quitter, à le laisser s'habituer tout seul à ce bonheur. Demain, vous prendrez votre place près de lui.
Léna appuya ses lèvres, oh! avec quelle ferveur, sur ce front un peu étroit, bien modelé, rayé de mille petites rides. Il lui sourit, et la laissa aller. Alors elle remercia le docteur, et suivit la Sœur et la vieille femme qui l'attendaient.
Dans un cabinet voisin, on avait dressé un lit et une table de toilette; cela avait l'air d'une installation provisoire, et cette pièce étroite, aux murs délabrés, d'une élévation hors de proportion avec sa largeur, sans tentures, presque sans meubles, n'offrait rien de séduisant. Mais Léna était trop heureuse pour ne pas voir en beau toutes choses; son père était vivant, elle avait senti sa tendresse, le reste lui importait peu; quelques soucis qui lui fussent réservés, elle se sentait capable de tout supporter désormais.
Elle était brisée de fatigue, et le sommeil avait enfin raison d'elle. Elle ne voulut cependant pas quitter la Sœur avant de savoir qu'il y avait chez son père une amélioration réelle.
—Oui, il peut vivre, chère demoiselle. Seulement, ce sera maintenant à vous à le soigner, car il est très usé, plus vieux que son âge.... Et il était bien seul....
—Ce n'était pas ma faute! dit Léna, dont les larmes jaillirent.
—Mais tout est maintenant pour le mieux. Je resterai aussi longtemps que vous aurez besoin de moi, je vous aiderai à vous faire comprendre de Giuseppa, la femme de journée. Nous sommes, au couvent, trois Sœurs françaises....
—C'est un bienfait de Dieu pour moi, ma Sœur.
La religieuse lui indiqua d'un geste une petite image de la Sainte Vierge, qu'elle avait piquée au mur à l'aide d'une épingle, et se retira avec un bon sourire.
Alors Léna fit une courte prière, et tomba endormie sur son dur matelas et son oreiller de laine.
XXIII
Elle dormit d'un trait; mais elle était trop accoutumée à un réveil matinal pour prolonger bien longtemps son sommeil.
Le jour n'était pas encore levé. Il faisait froid. Elle s'enveloppa de sa mante et courut vers la fenêtre. Au-delà du large quai, l'eau scintillait devant elle sous les lueurs multiples des réverbères et des bateaux.
Une raie lumineuse filtrait sous la porte de son père, et en s'approchant, elle entendit la Sœur parler. Alors, elle s'habilla rapidement, et, pensant que son père aimerait à la voir en Fouesnantaise, elle défripa de son mieux son col empesé et sa coiffe, et les ajusta avec une émotion inattendue, comme si leurs plis légers eussent contenu quelque chose du Coatlanguy.
Elle frappa à la porte, et la Sœur, qui vint ouvrir, poussa une exclamation:
—Oh! la jolie Bretonne!... Cher monsieur, vous allez être bien content!...
Elle éleva la lampe, et Léna apparut à son père dans toute la grâce de ce costume, jadis familier aux yeux du peintre.
D'abord interdit, il ébaucha un geste de ravissement.
—En Fouesnantaise! Comme ta mère!... Oh! ma petite Hélène, j'aime à te voir ainsi! Quand nous serons seuls, tu reprendras ce costume, n'est-ce pas? Il me rappelle les meilleures, les plus douces années de ma vie!
—M. Lebreton, il vous est défendu de parler!
—Il faut cependant que je sache.... Alain t'a laissée venir?
—Il était absent, je suis venue de moi-même....
—Alors, tu savais que tu avais encore un pauvre père isolé, un paria banni—justement, peut-être,—par l'aîné de la famille, pour avoir perdu sa vie et erré, sans être pourtant très coupable?...
—Je savais tout depuis peu de jours.... Mon cœur allait vers vous.... C'est moi qui ai ouvert le télégramme.... Et je suis partie.
Il la regarda avec admiration.
—Si brave!... Moi, je ne l'ai jamais été. Je n'osais même pas réclamer mon enfant; on me disait que je lui aurais nui....
Sa voix faiblit.
—Père, nous sommes ensemble, personne ne nous séparera plus, dit-elle, les larmes aux yeux.
—Mais Alain!
—Pas même lui! C'est lui qui a erré en se montrant implacable.... Ne pensez qu'à moi.... Plus tard, je vous raconterai comment un de vos tableaux, une vue du Coatlanguy, m'a révélé mon père.
Il sourit, et la Sœur étant de nouveau intervenue, il se résigna à un silence que sa faiblesse lui rendait moins pénible.
Léna se rapprocha de la religieuse, et essaya d'obtenir quelques renseignements sur la situation de son père. Elle devait être gênée, car il ne travaillait presque plus.
La jeune fille était énergique, ses habitudes étaient austères, et elle ne s'effrayait pas de la pauvreté qui allait peut-être hanter cette demeure. Elle avait sa petite fortune, environ trois mille francs de revenus, et si ce n'était pas assez, elle travaillerait: elle donnerait des leçons de français.
Elle trouva une douceur infinie à aider la Sœur dans les soins que celle-ci rendait à son père. Après la visite du médecin, qui ne trouva pas d'aggravation, malgré l'émotion ressentie la veille, ce cher père lui fut confié, et elle eut la joie de le voir, sous sa garde, s'endormir d'un sommeil paisible.
Alors, elle chercha à se recueillir, et à se rendre compte de sa nouvelle situation.
Car elle sentait bien qu'une vie différente commençait pour elle, une vie dans laquelle elle aurait à prendre des initiatives, des résolutions. Pliée à une soumission passive, astreinte à des habitudes qui avaient presque l'austérité et la régularité d'une règle monacale, elle eût pu sembler mal préparée à cette existence différente; mais il y avait dans sa nature une indépendance native, qui, violemment comprimée jusque-là, l'aidait à soutenir la responsabilité. L'absolue nouveauté de ce qui l'entourait avait en outre un côté salutaire, en la distrayant de ses regrets et de ses désappointements. Même, elle trouva le courage de se réjouir d'être libre, et de pouvoir remplir avec usure ce devoir filial si tard entrevu.
Elle regardait son père endormi avec un sentiment étrange d'étonnement et d'attendrissement. Il ne ressemblait pas à son frère: plus délicat, plus affiné, il avait vécu d'une autre vie, de rêves dissemblables; et cependant, il avait quelque chose de ce profil busqué des Coatlanguy, quelques traits de race, et les mêmes cheveux tendant à boucler. Seulement, une conviction lui venait: elle ne trouverait en lui ni appui, ni conseils; c'était elle qui le soutiendrait, qui le relèverait dans les tristesses que révélaient ce ravage, ces traits trop tôt flétris, et ces mille petites rides rayant le visage transparent. Une sorte d'instinct protecteur se glissait en elle. Elle le devinait, le comprenait avant qu'ils eussent causé: l'espèce de frayeur que lui causait son frère, son admiration pour ce qu'il appelait le courage de sa fille, cela avait suffi pour faire entrevoir vaguement à celle-ci cette nature ardente et faible à la fois, passive surtout, prête à subir les influences, se soumettant sans révolte aux sévérités et aux injustices. Tel qu'il apparaissait, ce caractère pouvait être moins beau que celui de son frère; il était probablement plus séduisant. Il était, évidemment, de ceux à qui l'on ne peut beaucoup demander, et dont les erreurs trouvent toujours des excuses. Comment un tel rejeton avait-il poussé sur la rude souche des Coatlanguy? Mystère! Mais aussi il avait végété dans l'atmosphère trop âpre, et avait été impitoyablement coupé et jeté au loin.
Naturellement, Léna n'était pas à même de faire de son père une étude psychologique. A la longue seulement, elle devait comprendre les ressorts complexes de cette nature, les attraits et les lacunes de ce cœur tendre et léger, les raffinements et les sensibilités de ce tempérament d'artiste, ses joies faciles, ses souffrances aiguës, mais promptement distraites. Cependant, dès ce premier moment, elle eut, comme je l'ai dit, l'intuition qu'il fallait lui accorder, avec de la tendresse, une douce indulgence, et ne jamais exiger de lui ce que seuls peuvent donner les êtres forts.
Elle songea tout à coup à visiter son nouveau domaine.
Les chambres que louait son père, dans la casa Livori, étaient en nombre restreint: celle où il couchait, le cabinet arrangé pour elle, un petit débarras, et l'atelier qu'éclairait une grande baie vitrée. C'était là le clou du pauvre petit appartement. Des tapisseries flamandes couvraient en partie le marbre brut des murs, et de vieux tapis d'Orient, dont la valeur échappait à la jeune fille, non encore initiée, étaient amoncelés sur le carreau. Cent objets divers, dépareillés, ornaient les angles, les étagères, encombraient les sièges de toutes les époques, et gisaient même sur le sol. C'étaient des cuivres, des plâtres, des terres cuites, des marbres, des toiles sans cadre, des cartons à dessins. Enfin, des vitrines contenaient les collections les plus variées, depuis des bouts de précieuses dentelles et des bijoux anciens, jusqu'à des fragments de poteries étrusques et de statuettes veuves d'un bras ou d'une tête.
Léna regardait ce désordre avec une véritable stupeur. Et cependant, une corde nouvelle s'éveillait en elle; son œil étonné s'arrêtait sur la draperie merveilleuse d'un torse de marbre, sur le col élégant d'une amphore, sur le profil ébauché d'une Vénitienne aux cheveux roux, posé sur un chevalet.
Elle avait le vague sentiment que puisque son père, un grand artiste, avait rassemblé toutes ces choses, c'est qu'elles avaient de la valeur; mais son sens de ménagère s'éveillait en même temps, et elle rêvait de ranger tout cela dans un ordre au moins relatif.
Elle revint près de son père, qui dormait toujours. Alors, elle s'approcha de la fenêtre et s'absorba, émue d'une admiration soudaine, dans la contemplation du spectacle incomparable qu'elle avait sous les yeux.
Dans l'après-midi, Giuseppa vint lui faire comprendre qu'un signore francese la demandait.
Elle n'avait plus pensé à changer de costume, et en entrant dans l'atelier, où elle savait rencontrer Séverin, elle fut presque saisie d'apercevoir sa petite coiffe bretonne dans un beau vieux miroir qui, au temps de sa splendeur, n'avait guère reflété que des costumes aristocratiques.
Elle rougit et, quand elle eut répondu aux questions que M. de Salles lui adressait sur la santé de son père, elle éprouva le besoin de s'excuser.
—J'ai voulu que mon père revît ces vêtements, dit-elle. Il en a été content; ma mère était ainsi.
—Oh! ne vous excusez pas! Votre costume est charmant; il est regrettable qu'on ne puisse le porter dans une ville comme celle-ci.
—Naturellement.... Vous connaissiez Venise?
—J'y suis venu souvent; j'y avais passé les premiers mois de mon veuvage.
Léna se rappela tout à coup qu'en lui parlant de son cousin, Landry lui avait dit, en effet, qu'il était veuf, inconsolable de la perte de sa femme,—si inconsolable qu'il avait rompu avec toutes les habitudes et les conventions de son monde. Elle éprouva pour lui une sympathie soudaine; il savait aussi ce qu'il en coûte d'avoir aimé, et de traîner dans la vie un cœur vide!
—Vous fait-on espérer un prompt rétablissement pour monsieur votre père?
—Hélas! non; on ne me cache pas qu'il est très usé. Mais je le soignerai! dit-elle avec énergie; je ne l'ai pas retrouvé pour le perdre de nouveau!
Elle se rappella alors confusément l'histoire du tableau. C'était Séverin qui lui avait révélé l'existence de son père, et il devait s'étonner qu'elle l'eût cru mort. Elle eut la vague impression qu'elle devait lui donner une explication, et elle se sentit en confiance avec cet homme grave, beaucoup plus âgé qu'elle, qui était veuf, et qui lui témoignait un respect presque touchant.
—C'est grâce à vous, dit-elle avec émotion, que j'ai eu l'idée que mon père vivait encore, et que j'ai pu ainsi comprendre le télégramme annonçant sa maladie.... Il y avait eu entre lui et mon oncle de pénibles dissentiments.... On ne me parlait jamais de lui, et, peut-être sans qu'on eût dit rien de formel, je le pleurais secrètement comme si j'eusse été orpheline.
Séverin n'avait rien oublié des confidences de Landry sur un père indigne, une sorte de vagabond dont la jeune fille ignorait l'existence. Il lui sembla étrange d'avoir été mêlé à ce grand changement dans la vie de Léna.
—Vous allez laisser un vide à vos parents de Bretagne, dit-il, un peu embarrassé. Ne prévoyez-vous pas que vous retournerez près d'eux, dans un certain temps?
—Je ne rentrerai au Coatlanguy qu'avec mon père, et je crains que mon oncle ne veuille pas l'y recevoir! dit-elle avec un soupir involontaire.
—Et votre ancienne vie ne vous manquera pas trop?
Elle soupira de nouveau.
—Je l'ai parfois trouvée monotone, oppressante; cependant, si je pouvais ramener mon père dans la maison qui a été la sienne, je crois que je serais heureuse.
—En attendant, vous aimerez Venise, et monsieur votre père fera votre éducation artistique. Vous ne savez pas quelles jouissances vous sont réservées ici. C'est une vie à part, étrange, pittoresque, et les palais, les églises débordent de trésors sans nombre.... Voulez-vous m'autoriser à vous remettre mon adresse pour M. Lebreton? Quand il pourra me faire la faveur de me recevoir, je viendrai me rappeler à son souvenir. Je demeure, moi aussi, sur ce quai lumineux et gai.... J'espère que vous verrez Saint-Marc aujourd'hui?
—La Sœur veut m'y envoyer.
—Alors, permettez-moi de vous faire remettre quelques livres, des guides qui vous aideront à jouir de Venise.
Elle le remercia, et rentra près de son père, qui se souvint, après quelques efforts, du jeune Français qui venait le regarder peindre, et causer avec lui des maîtres vénitiens.
Un quart d'heure après, elle recevait les livres promis, et elle les feuilleta avec un intérêt ardent jusqu'au moment où la Sœur la força à s'habiller et à sortir.
XXIV
La journée n'était pas avancée, et il y avait encore du soleil lorsque Léna arriva sur la Piazetta. Elle ressentait cette impression de surprise qui, à Venise, accompagne toutes les admirations. Les deux colonnes élancées portant la statue de saint Théodore et le lion ailé de Saint-Marc, le merveilleux palais royal, l'incomparable palais ducal formaient un ensemble vraiment étourdissant pour cette enfant jusque-là ignorante du beau. Mais lorsque, quelques pas plus loin, elle se trouva sur cette grandiose, splendide place Saint-Marc, cette sensation de la beauté envahit son être, et un enthousiasme si vif qu'il en était presque douloureux, vint lui prouver qu'elle était bien la fille d'un artiste, et que des cordes jusqu'alors endormies venaient de vibrer en elle avec une violence éperdue. Chose remarquable, c'étaient les lignes plus simples, plus austères, des vieilles Procuraties qui attiraient ses regards plutôt que les nouvelles. Mais, presque aussitôt, elle n'eut plus d'yeux que pour Saint-Marc.
C'était quelque chose d'absolument nouveau. Accoutumée aux vieilles églises gothiques, d'un ton sévère, aux dentelles de pierres grises, aux minces clochers à jours de son pays, elle contemplait avec une sorte de stupeur cette antique et vénérable basilique, ce déploiement inconnu de richesses, ces coupoles revêtues de lames de cuivre, ces mosaïques fraîches et brillantes sur leur fond étincelant, et cet étonnant quadrige de bronze piaffant au-dessus du porche. Elle croyait rêver lorsqu'elle pénétra dans l'église, et elle eut l'impression que des siècles de prières l'enveloppaient, que des générations sans nombre avaient laissé là quelque chose de leurs vœux, de leurs tristesses, de leurs joies, de leurs espoirs. Elle s'avançait avec une sorte de frayeur religieuse sur ce pavement précieux qui, ça et là, semble avoir cédé sous les pas des foules; son regard s'arrêtait un instant sur les murs de marbre rouge dont les jaspures se devinaient sous les dernières lueurs du jour, et montait aux superbes, vénérables, incomparables mosaïques retraçant, sur leur or d'un éclat étonnant, les scènes de l'Écriture Sainte. Elle resta émerveillée devant le jubé et ses statues de marbre, puis s'agenouilla devant l'autel. Là, au milieu de ces splendeurs byzantines et gothiques, sous le marbre, à l'abri des mosaïques d'or, reposait le corps vénérable de l'Évangéliste dont la parole écrite, dictée par l'Esprit-Saint, demeurera jusqu'au dernier jour le trésor de l'Église, et fera circuler la vie dans les âmes. Une émotion profonde s'emparait d'elle: il lui semblait avoir remonté les siècles, devant ce corps saint qu'avaient regardé avec tendresse les yeux du Christ et de sa Mère. Elle n'avait jamais senti plus vivement le lien qui nous rattache aux temps apostoliques, et elle se sentait plus près du Sauveur pour avoir vénéré les reliques de son disciple. Près du Sauveur! Mais il était là lui-même, présent, vivant, comme dans la petite église de Lanrouara, comme dans la pauvre chapelle de Boulommiers! Les catholiques le retrouvent partout, et sont ainsi partout chez eux....
Le jour avait baissé, car elle avait passé dans l'église plus de temps qu'elle ne croyait. Les lumières s'allumaient sous les galeries des Procuraties, et une nuée de pigeons regagnaient leurs abris.
Léna eût aimé à s'enfoncer dans les étroits passages de la Merceria; mais elle songea à son nouveau devoir filial, et se dirigea vers le quai.
Il lui semblait que, de minute en minute, son esprit s'ouvrait, très large, à tant d'admirations nouvelles. Elle sentit encore mieux la beauté sévère de ce palais ducal, majestueux et massif sur ses frêles colonnes de marbre. Elle reprit le quai, passant sur les ponts en dos d'âne jetés sur les canaux transversaux, entrevoyant dans chacun de ces canaux des palais, des masses de feuillage sombre. Sur le Grand Canal, un mouvement régnait, des croisements de gondoles, de bateaux à vapeur, et en face, l'île de San-Giorgio, la Dogana, puis la Salute ressortaient dans la lueur dorée du couchant.
Léna fit sourire la Sœur en lui disant ses impressions; mais une véritable joie éclaira le visage de son père comme il constatait son enthousiasme. La Sœur sortit à son tour pour faire sa prière, et la jeune fille vint s'asseoir près du lit, empêchant le malade de parler, mais lui dépeignant naïvement, avec un entrain plein de fraîcheur, ses admirations et ses émotions nouvelles.
Un repas frugal, pris dans l'atelier avec la religieuse, termina cette journée.
—Mon enfant, dit la Sœur, si vous devez rester ici, il faut vous faire des habitudes. Votre père vit retiré; ce sera grave pour vous, et vos journées seront longues!
—Je ne crois pas qu'on puisse s'ennuyer ici, ma Sœur! Mais je suis habituée à travailler.
—C'est très bien. Le travail est la grande sauvegarde, avec notre sainte religion. Notre Supérieure est Française; il faudra venir la voir, elle vous guidera sagement.... Car vous comptez rester? répéta-t-elle.
Lénik inclina la tête. Et le pauvre cœur humain est ainsi fait qu'elle soupira en songeant à la maison qu'elle avait si souvent souhaité quitter, et dont elle était sans doute pour toujours bannie.
XXV
LÉNA A LOÏZIK
«Ma chère cousine, l'annonce de mon arrivée t'a rassurée; mais ce n'est qu'aujourd'hui que je puis trouver un peu de temps et te donner les détails que tu me demandes. J'adresserai ma lettre à M. le Recteur, de crainte que mon oncle ne t'empêche de la lire.
»Mais j'espère que Goulven, lui, ne t'empêchera pas de m'aimer.... Et quand vous serez mariés, quand une autre petite Loïzik lui murmura un doux nom, il comprendra qu'on ne peut empêcher une fille d'aller à son père....
»Mon père! Il te prendrait le cœur, j'en suis sûre. Il ne ressemble pas, d'ailleurs, à l'oncle Alain: il n'a de commun avec lui qu'un grand amour pour cette Bretagne dont il s'est vu banni sans même songer à se révolter.
»Il se remet étonnamment, mais il aura besoin toute sa vie, me dit-on, de précautions et de soins. Je suis là pour l'en entourer. Sais-tu, Loïzik, ce qui m'a le plus aidée à me résigner au grand déchirement de ma vie? C'est qu'il m'a faite libre pour ma nouvelle tâche.
»J'ai pris la direction de la maison. Mon père se trouve pauvre; mais il a de l'argent placé,—pour moi, dit-il. Si tu savais quel effort, quel amour cette épargne représente pour une nature insouciante comme la sienne! Il voulait que j'apprisse un jour qu'il pensait à moi. Avec ce que nous possédons, nous vivrons, très modestement. Ici, ce n'est pas comme chez nous, et j'ai quelque peine à me passer de beurre, à supporter la cuisine à l'huile, à marchander en italien avec les femmes de la campagne dans le grand marché où des barques apportent chaque jour d'innombrables provisions.
»J'ai commencé une broderie, je me fais une robe, et je lis. Le temps se passe ainsi, avec quelques promenades qui seront plus longues quand mon père m'accompagnera. Quelle ville étrange et superbe! Je prends une gondole pour aller faire mes achats; mais on peut errer à pied dans les étroites rues de la Merceria, le quartier commerçant, et dans certains quartiers étonnants où des ponts, des berges étroites, des ruelles semblables à des couloirs permettent de circuler à pied. Je n'ai pas encore vu les musées, ni le palais ducal. La place Saint-Marc est une merveille, et l'église me console de mon isolement.
»Car je suis isolée, naturellement. Je ne connais d'autres Françaises que les Sœurs du Bon-Secours, qui sont très occupées, et le seul Français qui vienne chez nous, c'est, chose étrange, ce cousin de M. Desmoutiers dont je t'ai parlé, qui avait essayé de renouer le lien entre nous.
»Écris-moi, parle-moi de tous, de mon oncle, que j'aime toujours avec tendresse, de toi et de Goulven.... Hélas! je ne serai pas ta demoiselle d'honneur!... Et de tout, dans la maison, des chiens, de la vieille chatte grise, et de mes géraniums, et des oignons de jacinthes.... De quelle couleur seront-ils?
»Prie, chérie, pour qu'un jour cette barrière contre nature cesse de diviser deux frères qui s'aimaient jadis....»
LOÏZIK A LÉNA
»Ma Lénik, j'ai pleuré en recevant ta lettre. Et je sens que le Coatlanguy te manque, au milieu de ces merveilles. Pauvre chérie! Mon oncle n'est pas près de te rappeler. J'aime mieux te le dire: je n'ai pas osé lui parler de ta lettre. Il a été si effrayant, quand il a appris ton départ et qu'il est revenu sans visiter ses fermes! Ce n'est pas qu'il ait montré sa colère, mais elle le tuait à demi en dedans. Il n'a rien dit, excepté qu'il fallait te renvoyer tout ce qui était a toi, et que nous ne devions plus prononcer ton nom. Je ne sais s'il a lu ta lettre, il n'en a pas parlé.
»Mais, depuis ces tristes jours, il a terriblement vieilli. Il y a plus de rides sur son visage, ses cheveux sont plus blancs, et ses yeux plus ternes. Que le bon Dieu nous aide! Le bonheur est parti d'ici avec toi, Lénik....
»Tout le reste va bien. La chatte ronronne sur la pierre du foyer; le chien noir va gémir à ta porte; tes géraniums sont superbes, derrière les vitres de la salle. Quel dommage d'être si loin! Je t'aurais fait des crêpes....
»Écris-moi chez le recteur, Goulven veut bien.»
En même temps que cette lettre, une caisse arriva de Bretagne, et Léna eut une impression poignante en voyant ainsi dépaysées, exilées comme elle, ces choses faites de son passé, avec lesquelles des visions se levaient, flottant entre les murs de marbre, sous les peintures italiennes.... C'étaient les livres, les cantiques bretons, la statuette de Notre-Dame de Lourdes et celle de Sainte-Anne d'Auray; c'étaient les vêtements de drap noir ornés de velours, les petits tabliers de taffetas ou de brocart, les cols plissés et les coiffes aux barbes dépliées, garnies de vraies dentelles; puis les bijoux: croix d'or et d'argent, chaînes à l'ancienne mode, bagues ornées de roses sans valeur, d'améthystes ou de grenats. Même, Loïzik avait envoyé les jolies épingles de clinquant choisies aux pardons, blanches, bleues, vertes, avec leurs pendeloques en imitation de filigrane. Que de souvenirs tout cela rappelait à Léna!... Que de jours joyeux, de naïfs plaisirs, de fêtes innocentes!... Et, tout au fond de la caisse, enveloppée dans des mousselines passées au bleu, il y avait le costume de fête, la robe brodée d'argent qui devait être une robe de noces. La dernière fois qu'elle l'avait mise, c'était à la procession du Rosaire, et Landry l'avait admirée....
M. Lebreton, avec le besoin qu'ont les malades de distractions puériles, avait exigé qu'on défît la caisse sous ses yeux, ne comprenant peut-être pas ce qu'il y avait pour sa fille de poignant, d'irrévocable dans le renvoi de ces vêtements. Elle retint, à cause de lui, les larmes qui venaient à ses yeux, et elle se prêta à sa fantaisie lorsqu'il voulut toucher, voir de tout près des objets qui, à lui aussi, rappelaient tout un passé.
—Tes épingles des pardons! Elles sont plus jolies qu'autrefois.... Piques-en une à ton col, Hélène; c'est joli, qu'importe que ce soit sans valeur? Cette croix! Ta mère la portait avec un ruban de velours.... Et j'ai vu ces bagues aux doigts de ma mère, à moi....
La robe brodée excita son ravissement.
—Je veux te peindre ainsi vêtue! s'écria-t-il avec une vivacité soudaine. Au prochain salon, il faut que j'envoye ton portrait! Ils verront que je ne suis pas tout à fait fini.... Et l'on mettra cette mention: La Fille du Peintre.... Mon enfant, le docteur me reprochait de manquer du désir de guérir.... Mais je veux peindre encore! Je veux te peindre, Hélène!
Depuis quelques jours, elle sentait en elle une susceptibilité morbide. Était-ce ce grand changement qui l'avait brisée? Ou bien le développement subit de son être, dans ce milieu intensif, avivait-il, raffinait-il sa sensibilité? Elle souffrit de l'entendre dire qu'il voulait vivre pour son art, alors qu'il n'avait pas trouvé la force de guérir pour sa fille. En ce moment, elle constatait encore plus vivement qu'elle ne l'avait encore fait, que ce n'est pas assez des liens du sang pour fondre les âmes, qu'à son affection, qui se traduisait en un sincère dévouement, il manquait un passé. Son père et elle ne connaissaient guère rien l'un de l'autre, et tout à coup, en voyant déborder ses jupes bretonnes sur les tapis orientaux et le carreau de marbre, elle sentit la nostalgie l'alanguir. Il n'y avait plus rien d'elle là-bas, et ici, elle était étrangère: même ce nom d'Hélène, que lui donnait son père, soulignait en elle comme une transformation. Elle eut un besoin fou de se retrouver elle-même, de se revoir dans son ancien cadre, et, saisissant fiévreusement la main d'Hervé, elle lui dit, dévorant ses larmes:
—Appelez-moi Léna, comme chez nous!...
XXVI
C'est la vieille de Noël, et Hervé compte joyeusement les jours, le docteur lui ayant promis de le laisser sortir dès que la température serait assez douce. Il a repris sa place dans l'atelier, rangé par sa fille. Il a émis quelques critiques, et formulé des approbations. Il lui apprend, maintenant, à mettre en lumière tels objets de prix, à grouper les œuvres qui se font valoir, à agencer les effets de lumière et de couleur. Il l'initie à l'art, non en émettant devant elle des théories ou en lui donnant des leçons, mais inconsciemment, sans y songer, par un mot, un geste, une appréciation. Il lui indique ce qu'elle doit voir dans les églises, se réservant de la conduire dans les musées. Et, comme il connaît Venise à fond, il l'envoie en gondole dans tel canal étroit où il y a un vieux palais gothique, où un jardin met une note rare et gaie dans ces amas de marbre, où des touffes de cactus ou des bouquets de laurier produisent un effet étrangement pittoresque. Il lui décrit chaque palais du Canal Grande, lui conte leur histoire. Ainsi, quand elle sort, les récits ou les descriptions de son père ont tout animé pour elle, et elle s'initie rapidement à ces impressions tellement spéciales à Venise.
Et cependant, une note de vie manque à tout cela, pour elle. Ses admirations, ses sensations d'art, elle ne peut les échanger. Elle est toujours seule, et elle sent que, si artiste que soit son père, elle n'est pas en communion complète avec lui, parce qu'il a, lui, un côté technique qui lui fait défaut, à elle. Il peut s'enthousiasmer pour la note plastique, pour le savoir-faire, pour la partie matérielle de l'art. Elle est, elle, une primitive, tout sentiment, et il faut que l'art la touche et lui parle à l'âme. Elle a, en outre, quelquefois vaguement souffert de constater chez son père quelque chose de léger, d'un peu sceptique. Il ne la comprend pas toujours: peut-être après si longtemps, a-t-il oublié l'âme bretonne. D'ailleurs, elle a vainement essayé de fondre leurs deux passés, de faire revivre cette longue durée de leurs existences qu'ils ne connaissent pas. Hervé a peur de souffrir, fut-ce de l'évocation des choses évanouies; il ne désire pas ranimer les cendres des chagrins disparus, et, content de voir près de lui cette fille tendre et attentive dont la beauté réjouit son œil d'artiste, dont les soins lui rendent un confort oublié, il ne ressent aucune curiosité au sujet des années qu'elle a passées loin de lui, ni des impressions naïves d'une jeunesse écoulée dans un milieu rustique.
Ses amis ont repris le chemin de son atelier. Ils sont, pour la plupart, d'un certain âge et cosmopolites. Il s'anime facilement, comme les gens nerveux, et justifie sa réputation de causeur brillant. Les Français qui se piquent d'art ne manquent pas de venir le voir. Les Italiens aiment son enthousiasme pour leur pays, et l'œuvre que ce pays lui a en grande partie inspirée. Les Américains paient très cher ses études du Canal Grande et de la Giudeca. On fume chez lui de bons cigares, on boit du café et de la limonade, et Léna se sent de plus en plus étrangère à ce milieu de touristes ou de cosmopolites, où son père lui apparaît sous un jour nouveau.
Elle travaille d'ordinaire dans l'atelier. D'abord, elle gardait le silence sur des questions qui lui étaient inconnues; mais peu à peu, son goût s'est formé; peu à peu, elle se sent capable de formuler une idée, un avis, et quelques-uns de ces visiteurs lui deviennent sympathiques. En revanche, il y en a d'autres qu'elle déteste. Elle sent bien que son père lui-même la regarde avec embarras lorsque ceux-ci arrivent, et elle a coutume, alors, de plier son ouvrage et de se retirer dans la petite chambre qu'elle a réussi à rendre a peu près habitable.
Mais enfin, aucun de ces gens n'est pour son père un ami. Lui aussi doit le sentir, car il arrive souvent qu'après ces heures joyeuses pendant lesquelles il a retrouvé l'entrain, l'esprit de sa jeunesse, il tombe dans des accès de spleen. Alors, ses yeux se ternissent, ses rides se creusent, son regard cherche quelque chose de vague, d'introuvable, d'inaccessible, et si Léna veut lui parler, le distraire, il ne l'entend pas, mais il l'interrompt inconsciemment par une question sur les monts d'Arrez ou le Coatlanguy.
Ainsi, le mal mystérieux que ressent le curé de Boulommiers, dans sa vie héroïquement dévouée, entre les murs sordides du pauvre presbytère, vient hanter le peintre épris des beautés d'Italie, en face du Grand Canal joyeusement sillonné de gondoles, sous les plafonds où éclatent gaiement les riches couleurs de la plus brillante école du monde.
Naturellement, Séverin fréquentait l'atelier d'Hervé Lebreton. Il peignait, lui aussi, et demandait des conseils. Mais ce qui l'attirait, ce n'était pas seulement le talent du peintre où l'agrément de sa conversation, c'était le sentiment de vague inquiétude qu'il ressentait au sujet de Léna.
Il continuait à éprouver pour le compte de ses parents de véritables remords. Eux les avaient secoués, dans leur brillante saison de Florence. Quand il lisait les enthousiastes descriptions de Landry, qu'il le voyait épris des beautés de la ville des fleurs, ravi du cercle d'élite dans lequel sa mère l'avait introduit, il relisait avec une sorte d'indignation ces autres lettres, vieilles de quelques semaines, d'un autre Landry, amoureux alors de simplicité, de rudesse, de pays sauvages et de mœurs primitives. Landry avait oublié ce prétendu éveil de sa personnalité dans ses courses solitaires. Il ne pensait plus au charme rustique du vieux manoir, et s'il se souvenait de la jeune fille dont il avait brisé le cœur, c'était pour rendre un hommage égoïste à la perspicacité de sa mère, et pour s'applaudir d'avoir échappé à un sort désastreux.
Séverin jugeait, lui, que les siens avaient fait à Léna un tort très réel, et qu'une réparation quelconque lui était due. Laquelle? Il ne le savait pas; mais en attendant, de même qu'il s'était occupé d'elle pendant son voyage, il se croyait tenu de veiller sur cette enfant jetée dans un milieu exclusivement masculin, à la préserver des contacts brutaux et décevants, à faire, dans la mesure du possible, que son initiation à l'art, que le complément de son éducation, que le raffinement enfin donné à son esprit n'atteignissent en elle rien de ce qui fait le charme de la jeune fille.
Il ne pouvait être question de la conseiller. Il pouvait seulement l'entretenir dans des courants d'idées très pures et très hautes, dégager pour elle la notion la plus élevée de l'art, insinuer à son père certains avis très sages dont la finesse du peintre devait faire son profit, et enfin renseigner directement Léna sur les amis que recevait Hervé. Il résolut, en outre, de lui procurer quelques relations féminines, capables de la soutenir dans l'isolement un peu dangereux de sa vie.
Cette veille de Noël, il trouva Hervé et sa fille seuls, évidemment déprimés, plus silencieux qu'à l'ordinaire. Lorsque luisent au ciel des familles les fêtes qui, en élevant les âmes, rapprochent les cœurs et resserrent les liens, la nostalgie s'abat, plus lourde, sur les exilés.
—Je contais à Léna les Noëls de mon enfance, dit le peintre, qui était frileusement étendu sur une chaise longue, recouvert d'une fourrure.
Léna essaya de sourire.
—Mon ami, dit Hervé, soudain ranimé par l'apparition d'une figure familière, il faut que vous enduriez les radotages d'un vieil être mélancolique qui vit ce soir très loin d'ici, dans les monts d'Arrez....
—J'aime beaucoup les voyages en chambre, dit Séverin avec une affectation de gaieté, et les contrastes me plaisent: de Venise en Bretagne, ce sera piquant!
—Quand je parle des monts d'Arrez, reprit Hervé, regardant les profondeurs sombres de l'atelier, ne vous imaginez pas de vraies montagnes, mais une chaîne sauvage de collines monotones, entrecoupées de vallées arides, tapissées de thym et d'une petite bruyère maigre et rose.... Le vent qui souffle toujours s'en imprègne, et il me semble en respirer, ce soir, l'âpre parfum....
Léna se recula sans bruit en dehors du rayonnement de la lampe.
—Vous ne pouvez pas vous figurer cette pauvre terre, continua Hervé; mais si vous la voyiez, tout blasé que vous soyez sur les pays superbes et pittoresques, c'est dans les monts d'Arrez que notre Arvor vous prendrait le cœur....
Il se tut un instant, et Séverin entendit un faible soupir du côté de Léna. Ce soir même, il venait de relire les impressions de Landry, toutes pareilles à celles qu'exprimait le peintre; il songeait—et Léna le pensait aussi,—combien ces impressions avaient été fugitives.
—Au pied des monts, presque sur leurs dernières pentes, il y a un vieux manoir, une maison grise, extraite des flancs mêmes de notre terre de granit, une demeure qui s'est appelée un château, et où une race noble a vécu un passé d'honneur.... Léna m'a dit que vous lui avez cédé une petite étude de ma jeunesse.... Vous avez donc vu le Coatlanguy, et vous pouvez comprendre combien il est pittoresque, sauvage, hospitalier....
Hospitalier!... Plût au ciel que le vieux manoir se fût fermé, un soir d'automne, devant le passant perfide qui avait pris le cœur de Léna!
—La race qui l'habite est toujours forte et saine.... Elle sait, d'ailleurs, se débarrasser de ses rejetons quand ils ne peuvent pas utiliser sa sève.... Elle s'est retrempée dans le cœur même du pays, alliée avec les rudes travailleurs de la terre.... Mais elle garde l'empreinte de sa vieille origine.... Mon père et mon frère avaient des traits de gentilshommes.
—Et vous, père! dit la voix faible de Léna.
—Mais voici Noël.... Je ne suis plus vieux.... Je retrouve mes joies d'enfant.... Voici l'heure de la veillée, dans la grande cuisine où Léna pétrissait la pâte le mois dernier,—la grande cuisine aux solives noires et luisantes, aux murs étincelants de cuivres antiques, au foyer gigantesque.... Oh! ce foyer!... Les bancs de chêne y sont toujours, Léna?
—Oui, père....
—Les vieux y prenaient place, pendant que ma mère allait et venait, s'occupant du réveillon. Un tronc d'arbre brûlait dans l'âtre: c'était notre bûche de Noël. Grand'mère nous contait la nuit de Judée, la détresse de «Madame la Vierge, Itroun Vari,» ne trouvant pas d'abri. Et mon frère s'écriait: «Ah! si elle était venue au Coatlanguy!...» Tout à coup, des chants très doux s'entendaient au dehors; des petits arrivaient, par bandes, chanter de porte en porte les vieux Noëls bretons. On les faisait entrer, et ma mère leur servait de la soupe chaude. Puis je m'endormais.... C'était délicieux de ne pas dormir dans son lit, d'avoir la conscience vague qu'on causait près de moi, la sensation douce de la belle flamme claire. Mais voici l'heure de partir.... Oui, même nous, tout le monde s'en allait à la messe, excepté la vieille bonne qui restait à garder la maison. Ma mère jetait son capuchon sur sa coiffe, et me serrait contre elle, m'abritant sous les plis amples de sa mante. Quelquefois il neigeait, et alors la joie était complète, de sentir craquer le sol tout blanc sous nos petits sabots, de voir sous ces voiles immaculés les chênes, les talus, les pentes de la montagne, les toits de chaume et les toits de l'église. La messe était très belle; tout le monde chantait le Gloria à plein cœur, et je pensais que nous étions, cette nuit-là, comme les anges, et que nous devions réveiller tous les endormis.... Le petit Jésus était là, entouré de lumière, sur la botte de paille que mon père offrait tous les ans; je trouvais que la Vierge au voile bleu ressemblait à ma mère.... Et le retour! On se croisait gaîment, on grelottait sans se plaindre, on songeait au réveillon et aux sabots glissés dans la cheminée. Les fenêtres éclairées nous souriaient de loin; et quelle sensation c'était de passer de la cour noire et glacée à l'atmosphère chaude de notre grande cuisine!...
Il se tut un instant, et Séverin vit Léna étouffer un sanglot en appuyant son mouchoir sur ses lèvres.
—Les sabots étaient toujours remplis, reprit Hervé, et aucun petit riche gâté, blasé, ne peut comprendre la joie que nous donnaient nos pommes rouges, nos noix, et le petit Jésus de sucre placé dessus.... Et alors, c'était le réveillon. Tous les domestiques le partageaient avec nous.... Ma mère apportait elle-même à deux mains—oh! ces mains robustes et tendres, les mains de la femme forte!...—l'oie énorme qu'elle avait engraissée et bourrée de châtaignes. Et nous disions toujours qu'elle était encore plus grosse que celle de l'an dernier.... Le réveil du matin était très doux. Nous retournions à la grand'messe, et puis le recteur venait, à midi, dîner chez nous.... Nous étions gais tout le jour; cette gaieté était la forme enfantine de la douceur céleste qui nous avait pénétrés: l'Enfant Jésus était venu....
Il y eut un long silence. Le contraste de cet atelier, encombré d'objets disparates, lambeaux de la vie d'inconnus, avec la grande cuisine d'une demeure familiale, la différence de ce poêle triste avec la flamme claire d'un foyer, tout cela n'était encore rien auprès de l'isolement de ces trois êtres, transportés loin de leur pays, de leurs familles. L'intérieur d'Hervé n'était guère pour Léna une maison paternelle, et Séverin avait vu s'éteindre la lumière de son foyer. Ils se sentirent en même temps le cœur étreint par cet isolement, et Hervé tendit la main à sa fille.
—Léna, Noël est-il toujours pareil au Coatlanguy?
—Oui, père, rien n'y change, sauf qu'il n'y a plus de tout petits.
—Mais tu m'as dit que ton cousin va se marier.... Alain aura encore des jours heureux.... Sais-tu ce que je pensais, mon enfant? Si tu demandais à M. de Salles, qui est, comme nous, un solitaire, de venir demain partager notre dîner de Noël? Nous n'avons pas, ici, les belles oies qu'engraissait ma mère; mais nous parlerons des choses de France, et ce sera, pour toi et moi, du moins, un plaisir qui marquera ce jour joyeux....
Involontairement ému, Séverin regarda la jeune fille. Un mélange de satisfaction et de crainte se lisait sur ses traits.
—Si vous saviez, père, dit-elle, dans quel milieu raffiné M. de Salles vit à Paris, vous n'oseriez pas le livrer à l'inexpérience d'une pauvre petite maîtresse de maison telle que moi....
Séverin tressaillit à cette allusion faite à la maison de sa cousine. Mais il n'y avait nulle amertume dans l'accent de Léna, et elle semblait plutôt désirer qu'il acceptât.
—Moi! Je vis comme un sauvage, dit-il, et loin de redouter l'hospitalité de Mlle de Coatlanguy, je serai profondément reconnaissant de m'asseoir à votre table.
—Alors, c'est convenu, dit Hervé, soudain rasséréné. Quelle sensation étrange d'entendre appeler une fille du vieux nom de Coatlanguy!
—Mais c'est le vôtre! dit-elle vivement.
—Oui.... J'avais promis de ne plus le porter....
—On n'avait pas le droit de vous arracher une telle promesse! répliqua-t-elle avec une violence contenue.
—Quelque nom que vous portiez, vous lui faites honneur! dit courtoisement Séverin.
Quelque chose était détendu dans ce lieu tout à l'heure si triste. Ils causèrent des fêtes de Noël, des vieilles traditions des peuples. Séverin laissa voir l'émotion religieuse qu'éveillait en lui cette nuit solennelle. Il ouvrit le piano d'Hervé, sur lequel Léna n'avait pas encore eu le courage de poser ses doigts, et joua des Noëls anciens, gais et naïfs. Lorsque minuit sonna, il s'arrêta un instant, puis il plaqua les accords solennels du Te Deum. L'âme de Léna vibra: elle sentit qu'il priait, et s'unit à son action de grâces.
—«Un Enfant nous est né!» murmura Hervé. Puisse-t-il mettre la paix dans les cœurs!
Et alors, Léna pensa au Coatlanguy, et pria silencieusement pour que son père y revécût une nuit de Noël.
XXVII
Il n'était pas encore permis à Hervé de sortir. Léna se leva de grand matin et se rendit à Saint-Marc. La foule remplissait l'église, se pressant devant les autels. A la table sainte, elle eut une distraction involontaire: c'était Séverin de Salles qui se trouvait agenouillé près d'elle.
Elle pria ardemment, et sentit descendre dans son cœur des flots de cette paix divine venue en terre avec l'Enfant-Dieu. Elle n'éprouvait plus à l'égard de son oncle ce ressentiment des premiers jours. Le souvenir de sa tendresse, presque étrange en un cœur si fort, remportait maintenant sur l'amertume qu'elle avait eue contre lui; pour la première fois, elle eut l'intuition de la secrète jalousie avec laquelle il l'aimait, et de ce qu'il avait dû souffrir en la sachant près d'un autre père, et d'un père qu'il jugeait indigne.
Elle pria de nouveau pour que l'union régnât dans leur famille, et il lui sembla voir dans une vive et soudaine lumière à quelle tâche la réservaient des déboires jadis si impatiemment endurés. Si elle était devenue la femme de Landry, elle n'aurait pu soigner son père, et jamais, sans doute, il n'y aurait eu entre les deux frères d'espoir de réconciliation. D'ailleurs, l'apaisement se faisait sur son chagrin. Landry n'était pas l'homme qu'elle avait cru: elle avait aimé une chimère, et il lui semblait qu'un temps très long s'était écoulé depuis ces jours cruels de Paris....
Quand elle rentra, rapportant dans son livre une petite image de la Madone dite de la Nicopeja, particulièrement vénérée à Saint-Marc, elle retrouva dans les mains de son père le paroissien qu'elle lui remis en lui recommandant naïvement de lire la messe de Noël.
Il leva sur elle des yeux pensifs.
—Je l'ai lue, Léna, dit-il, touchant légèrement le livre. Je l'avais un peu oublié, cet office de Noël.... Il est de toute beauté! La joie, le triomphe y éclatent, d'autant plus admirables, qu'il s'agit d'un faible enfant.... «Un Enfant nous est né....» Et quel enthousiasme plein d'inspiration dans cette adjuration à Jérusalem, chantée le jour des Rois: «Lève-toi, Jérusalem, et sois illuminée!...» Ma mère, lorsqu'elle m'expliquait la liturgie, me disait que cette Jérusalem qui devait surgir dans sa joie et sa lumière, c'était aussi l'âme de l'homme.... Comprends-tu la beauté de ces pensées, ma fille? L'âme devenant la cité de Dieu!...
Elle se pencha, impressionnée, et appuya ses lèvres sur le front de son père avec recueillement. Elle sentait, en cette nature d'artiste, une note mystique qu'elle n'avait pas soupçonnée, et, si fugitive que pût être chez lui cette impression, elle contribua à fondre avec l'âme de sa fille son âme attendrie.
Elle déjeuna près de lui, sur une petite table, ayant l'air de jouer à la dînette, et il lui dit tout à coup en souriant:
—N'as-tu pas été un peu effrayée quand j'ai invité M. de Salles à dîner? Nous allons éprouver tes talents de ménagère, Léna.... Je voudrais que ce fût bien....
—Très bien? dit-elle, hésitante.
—Oh! je ne prétends pas que tu dépenses une grosse somme! Je crois ce convive peu intéressé à ce qu'il mange, et Giuseppa ne sait pas faire grand'chose. Mais il faut arranger un joli décor.
—Je ferai le dîner, mon père.
—Vraiment? A la condition, alors, que tu n'aies pas les joues enflammées ni les mains brûlantes.... Arrangeons le décor.... Ouvre ce bahut, qui doit contenir des nappes et des chiffons brodés....
Léna, étonnée, obéit, et déplia avec admiration des napperons anciens, un peu jaunis, mais brodés, les uns en blanc, les autres en soie de couleur.
—C'est du temps où je collectionnais d'anciennes broderies. Tu en agenceras deux ou trois sur cette table.
—Nos assiettes sont écornées, père.
—Qui te parle de l'horrible faïence blanche dans laquelle Giuseppa nous sert ses viandes carbonisées? Prends dans ce vaisselier un assortiment d'assiettes variées, peu importe que ce soit du vieux Japon, du Rouen, ou de l'émail italien. Il y a des verres de Venise, dans cette vitrine, qui feraient passer sur le plus aigre verjus, et aussi quatre ou cinq couverts qui ont bien près de deux siècles, et qui m'amusent à regarder.... Tu as le choix parmi les aiguières, et il y a plus de cristaux qu'il n'en faut pour arranger quelques fleurs, que tu choisiras tantôt. M. de Salles est artiste, et je veux faire de ce couvert une nature morte digne d'une exposition.
Léna entra avec une joie amusée dans les idées de son père. Elle arrangea sous sa direction un couvert sans prix, délicieux à voir, impossible à évaluer. La main diaphane et adroite du peintre redressa de pâles roses dans un porte-bouquet, et sema de grosses violettes de Parme sur le napperon jauni. Comme il commandait le modeste menu: un poulet rôti et une terrine de foie gras, un colis fut apporté du chemin de fer, un panier en jonc, portant une large adresse de l'écriture de Loïzik. Léna l'ouvrit, en pleurant si fort, qu'elle voyait à peine ce qu'elle déballait; c'étaient des perdrix, la chasse de Goulven, un pâté succulent dans une croûte de ménage, des pommes de reinette jaunes et ridées, et du houx constellé de baies rouges.
Hervé, avec une agitation soudaine, voulut lui-même disposer ce houx, cueilli, il le reconnaissait, près de la tourelle au nord du jardin, et les pommes dont la vue et le parfum lui causaient une émotion profonde.
Léna alla s'enfermer avec tous ces trésors dans le cabinet qu'elle avait transformé en cuisine; puis, quand tout fut préparé, elle alla à l'église. Avant de rentrer, elle se rendit au bureau du télégraphe, et écrivit une dépêche pour le Coatlanguy:
«Heureux Noël à tous!»
Quand Séverin, un peu avant sept heures, pénétra dans l'atelier, son hôte avait, en son honneur, revêtu un veston de velours, et noué à son cou une pittoresque cravate pourpre, qui rendait plus délicate la pâleur de son visage, et plus brillante la blancheur de ses cheveux. Presque aussitôt Léna parut, et son père lui sourit. Elle avait arrangé sur son corsage un fichu de mousseline, suspendu à son cou une de ses croix bretonnes, et relevé ses cheveux à l'aide d'un antique peigne d'argent bruni.
La vie sédentaire qu'elle menait avait pâli son teint, d'où le hâle avait disparu. Ses mains aussi étaient redevenues blanches. Elle n'était plus, maintenant, embarrassée pour arranger ses beaux cheveux châtain aux reflets d'or, et telle qu'elle apparaissait, elle était si jolie, si vraiment distinguée, avec une pointe d'étrangeté dans son costume, que Séverin se demanda si elle était vraiment la même qui s'était assise dans une désastreuse toilette grise et terne à la table de Mme Desmoutiers, six semaines auparavant. Il se dit que si Landry l'eût vue ainsi, les choses auraient sans doute tourné d'une manière différente. Mais pouvait-il le regretter? Est-il possible de fonder le bonheur de deux vies sur un sentiment aussi fragile, tenant à des accidents extérieurs de cadre et de toilette?
Les soins intimes et vulgaires auxquels elle venait de se livrer n'avaient laissé nulle trace sur son visage frais et reposé. Elle avait l'air paisible d'une personne qui a passé sa journée à se promener ou à lire. Un éclair de plaisir passa dans son regard quand Séverin exprima son admiration pour le couvert, et un seul souci lui demeurait en se mettant à table: la crainte des bévues de Giuseppa.
Comme elle servait le potage, apporté dans un énorme bol de Chine, un rapprochement se présenta tout à coup à son esprit: la seule fois qu'elle eût dîné avec Séverin, c'était chez la mère de Landry. Une vive rougeur trahit son émotion, et Séverin en devina le sujet. Mais il réussit à l'en distraire.
—J'ai pris, aujourd'hui, la liberté de m'occuper de vous, dit-il, se tournant vers elle.
—De moi?
—Je désirais pour vous une ou deux relations féminines.... Une de mes vieilles amies est désireuse de faire votre connaissance, et aussi de voir l'atelier de M. Lebreton.... Si vous le permettez, je l'amènerai, demain.
—C'est très bon à vous, dit Léna, un peu nerveuse. Mais je suis si peureuse! Le seul coin du monde que j'aie entrevu m'a seulement donné le désir de me replonger dans ma sauvagerie!
Il sourit.
—La comtesse Bolomei, reprit-il, fait partie, je ne peux le nier, du monde le plus choisi. Mais elle est la simplicité même, et si vous la receviez par hasard au Coatlanguy, dans votre belle cuisine au feu clair, elle serait ravie, et offrirait de vous aider à pétrir vos gâteaux.... Son père a été ambassadeur à Paris, elle connaît toutes les grandes villes d'Europe, et est l'interlocutrice la plus charmante. Mais, encore une fois, elle est parfaitement naturelle, et recevra comme une amie Mlle Hélène de Coatlanguy, présentée par votre humble serviteur.
Léna ne put retenir un sourire.
—J'admire, dit-elle, la finesse avec laquelle vous vous servez de ce cher vieux nom en guise de baume pour les blessures de mon orgueil.... C'est ainsi qu'à la table de Mme Desmoutiers, vous essayiez de me rendre un peu de confiance en moi-même.
Le peintre rit, et Séverin, surpris et heureux de l'entendre faire allusion avec tant de tranquillité à un souvenir pénible, sourit à son tour.
—Vous avez beaucoup changé depuis, dit-il gaiement, et ma terrible cousine serait bien forcée d'admirer ce soir votre très simple, mais très pittoresque toilette.... Elle ne sera pas déplacée dans le salon de la comtesse, qui, elle, mesure d'ailleurs les gens à leur valeur.... D'après ce que je lui ai dit, elle se fait un vrai plaisir de vous montrer des tableaux.
—J'avais hâte qu'Hélène en vît! s'écria son père. Mais elle ne pouvait s'en aller toute seule dans les galeries.
—Celle du palais Bolomei commencera son éducation artistique.
—Je la connais, naturellement, mais je l'ai vue en l'absence des propriétaires. J'y ai copié en réduction une sainte Marguerite, de Bordone, et des anges de Carpaccio. Léna, tu me donneras, tout à l'heure, ce grand carton vert, qui contient des ébauches....
Le dîner s'acheva presque gaiement. Tout fut à point. Séverin se demandait, malgré lui, ce que Landry penserait de ce nouveau cadre, et de celle qui s'y mouvait avec une grâce inconsciente. Ce curieux atelier, où elle avait remis de l'ordre et de la vie, éclairé par des torchères et rempli d'objets d'art, cette table délicieusement ornée eussent satisfait l'œil le plus délicat. Ce père tant redouté, si injustement décrié, était le plus aimable des compagnons. Et enfin Léna, consciente de la sympathie qu'elle inspirait, s'était extraordinairement développée dans ce milieu nouveau, et ne gardait plus de traces de la gaucherie que Séverin avait dû constater en elle.
«Si je ne m'abuse, se dit-il, il y a en elle l'étoffe d'une femme distinguée.... Il faut que j'avertisse donna Margherita de ne pas trop la cultiver, surtout si elle doit un jour retourner dans son pays poétique et sauvage...»
La soirée s'acheva délicieusement. Hervé livra ses trésors, et parla avec une éloquence merveilleuse de l'art et des écoles d'Italie. Séverin, selon sa coutume, mettait en lumière les dons de ses interlocuteurs. Minuit sonnait encore une fois quand il quitta l'atelier, adressant à Léna et à son père un remerciement ému pour cette soirée, qui lui avait donné l'illusion d'une famille.
XXVIII
Dès le lendemain, Léna reçut la visite redoutée de la comtesse Bolomei.
L'atelier était gai et agréable, encore orné des fleurs de la veille, et Hervé disposait une toile, songeant à commencer le portrait de sa fille, lorsque Giuseppa, effrayée, souleva la portière sans dire un mot, et introduisit la visiteuse que suivait Séverin de Salles.
Léna, d'abord interdite, vit une petite personne mince, avec un de ces teints délicats de vieille femme qui sont, d'ordinaire, le privilège du Nord, et des grappes de boucles blanches, démodées et seyantes, encadrant un visage très fin, qu'éclairaient des yeux très noirs.
Elle était vêtue d'une étoffe de soie sombre à ramages, d'une jaquette de loutre, et coiffée d'un chapeau garni de plumes. Son aspect était éminemment distingué, mais extrêmement simple. Elle avait gardé ou atteint la perfection du naturel.
Léna rencontra un regard bienveillant, un aimable sourire, et, pendant que Séverin accomplissait les rites des présentations, elle eut le temps de reprendre son sang-froid.
—M. de Salles me procure un vif plaisir que je désirais depuis longtemps, dit la comtesse, tendant la main au peintre. Je suis très heureuse de connaître l'aimable artiste qui a adopté ma chère Venezzia pour sa seconde patrie, et dont nos compatriotes admirent spécialement les œuvres ravissantes.... Mon mari, qui ne s'aperçoit pas que je deviens vieille et laide, aimerait, dit-il, à avoir encore un portrait de moi,—la maison en est remplie,—si le pinceau de M. Lebreton se prêtait à peindre un visage fané.
Les yeux d'Hervé brillèrent.
—La contessa devrait savoir, artiste comme on la dit, que ce serait pour moi un vrai bonheur de la peindre en son automne.
Elle rit d'un joli rire argentin.
—Alors, nous reparlerons de cela.... Quel délicieux coin! Quelle vue ravissante! Je reste une enthousiaste de Venise.... Et vous, mademoiselle, l'aimez-vous?
—Oh! madame, qui pourrait ne pas l'aimer? Et je sais quels trésors elle me réserve, car je l'ai encore trop peu vue, dit Léna timidement.
—M. de Salles prétend que je suis un guide passable. Si monsieur votre père, en attendant que sa santé soit remise, veut vous confier à moi une ou deux fois par semaine, je serais charmée de vous montrer nos galeries....
Léna s'étonna de sentir le calme revenir dans son esprit. Si grande dame que fût évidemment la comtesse, elle était beaucoup moins intimidante que Mme Desmoutiers. Elle fut charmante. Elle regarda les études d'Hervé, parla d'art avec une compétence réelle, bien que sans prétention, fit causer Léna, tout cela dans un français impeccable et spirituel, et lorsqu'elle se leva, elle offrit à la jeune fille de l'emmener faire une promenade.
—Il fait encore grand jour; nous irons à l'église dei Frari, à la Salute, et à Santa-Maria Formosa, voir la Sainte Barbe de Palma il Vecchio....
—Comment vous remercier! dit Hervé, touché. Ma fille sort si peu, et, en ce moment, sa vie est si triste!
—Oh! nous changerons cela! dit en souriant la comtesse. Allez mettre votre chapeau, chère mademoiselle, il faut profiter du jour.
Léna obéit, émue et joyeuse. Quelques instants après, elle prenait place dans le petit compartiment fermé de la gondole, tout noir, sauf les armoiries: drap des tentures, coussins de cuir, franges et galons. Deux gondoliers, vêtus de laine blanche avec des ceintures bleues, firent aussitôt glisser la gondole sur le canal.
A sa secrète surprise, Léna revenait rapidement de son trouble. Il est vrai que la présence de Séverin l'encourageait, et que, selon son habitude, il prenait soin de la faire valoir. Elle fut naturelle, et plut ainsi visiblement à sa nouvelle connaissance. L'ignorance qu'elle avouait n'était pas niaise: on sentait que, très intelligente, douée pour l'art, l'occasion seule lui avait manqué de développer ses facultés. Avec des initiateurs comme ses compagnons, elle goûta la beauté des œuvres qu'on lui montrait, peintures, monuments et tombeaux, et surtout, peut-être, l'admirable Sainte Barbe, si belle, si chaste dans ses splendides draperies de pourpre.
Et, comme le soir tombait, la comtesse donna l'ordre de faire une promenade sur le Canal. Elle prit la peine de nommer elle-même à Léna les palais devant lesquels on passait.
—Voici le nôtre, un des modestes, dit-elle tout à coup.
—L'un des plus délicieux! rectifia Séverin.
Léna regarda avidement, et vit une façade gothique d'une rare élégance, avec une corniche sculptée délicatement; devant la façade, dont l'eau verte battait les longs degrés, il y avait des poteaux peints en bleu et rouge, pour amarrer les gondoles.
—Je suis chez moi les mardis soirs, dit la comtesse, et, si monsieur votre père aime la musique, il faudra qu'il devienne avec vous un de nos habitués.... M. de Salles, qui est si sauvage, ne pourra refuser de vous accompagner, ne fût-ce que comme interprète, jusqu'à ce que vous parliez l'italien....
La gondole s'arrêta devant la casa Livori. Léna remercia chaleureusement l'aimable femme; puis, Séverin l'ayant accompagnée jusqu'à sa porte, elle remonta d'un pas léger, tandis que lui revenait prendre place près de la comtesse.
—Que pensez-vous d'elle? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
—Mais beaucoup de bonnes choses.... D'abord, elle est remarquablement jolie, non d'une joliesse de marchande de modes, mais de cette beauté saine et fraîche que peut seule donner la vie des champs.... Les Grecs avaient déifié la santé, et elle fait partie de mon idéal féminin.... Je crois cette jeune fille intelligente, et elle est beaucoup moins rustique que je ne m'y attendais. Elle rectifiera vite ses expressions de terroir, et comprendra les nuances.... Elle m'est sympathique, conclut l'Italienne.
—Je suis heureux de vous l'entendre dire.... Mais.... vous allez me trouver désagréable, ingrat.... Me permettez-vous de vous demander si votre bonté ne vous entraîne pas trop loin?... J'ai souhaité que cette jeune fille devienne pour son père une compagne agréable, et qu'elle soit à même de profiter de son séjour en Italie.... Je désirais surtout pour elle une influence féminine, heureuse et sage, qui la préservât des relations douteuses, qui gardât sa dignité intacte dans un milieu où manque la présence d'une femme, d'une mère.... Mais j'ai peur que de fréquenter un salon comme le vôtre ne lui fasse entrevoir des horizons inaccessibles pour elle.... Souvenez-vous de ce que je vous ai conté de sa situation assez étrange: issue d'une race très noble, très ancienne, et d'une race paysanne,—fille d'un peintre,—pauvre, destinée, si son père ne vit pas longtemps, à retourner dans un pays désert, dans un milieu, très sain, très élevé moralement, mais fruste....
—Oui, oui, je sais tout cela. Mais il faut bien occuper cette enfant; il vaut mieux qu'elle vienne écouter de la musique chez moi, que d'aller au théâtre avec son père et ses amis. Elle semble délicate, artiste; j'espère accroître sa valeur morale, et ce que je lui donnerai ne fera qu'ajouter aux ressources intellectuelles avec lesquelles une femme peut braver la solitude, et même supporter un milieu inférieur. D'ailleurs, pourquoi voulez-vous qu'elle reprenne sa vie d'autrefois? Son avenir ne peut-il se fixer avant que son père la quitte? Si elle cultive ses facultés natives, ne peut-elle, jolie comme elle l'est, et fille d'un peintre comme Lebreton, trouver un honnête et agréable mari?
Séverin retint un sourire: une des innocentes manies de la comtesse était de faire des mariages. Après tout, pourquoi pas?
—Vous n'avez pas, dit-elle tout à coup, une idée de derrière la tête? Il faudrait me la dire: j'entends qu'on soit sincère avec moi!
Il la regarda, surpris.
—Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. J'ai été sincère. J'ai cru, en effet, que, vous demandant de vouloir bien vous occuper de Mlle de Coatlanguy, je vous devais sous le sceau du secret, et sa pauvre petite histoire, et le motif pour lequel je me croyais engagé envers elle.... Mon cousin, je vous l'ai dit, et surtout sa mère, ont eu envers elle des torts qui me font rougir, et si elle est ici très seule, brouillée avec sa famille bretonne, j'en porte la responsabilité involontaire, lui ayant appris, sans m'en douter, l'existence de son père.
—Encore une fois, je sais tout cela. Mais, en désirant ainsi préserver et affiner cette jeune fille, avez-vous l'idée que ce mariage avec votre cousin pourrait se renouer?
—Non, cent fois non! Je ne le voudrais pas! s'écria Séverin énergiquement. Je la crois supérieure à lui comme valeur morale, et je ne puis que mépriser un sentiment qui tiendrait à la coupe d'une robe ou à la timidité de manières inexpérimentées!
—Très bien.... Alors, confiez-moi cette enfant, et soyez tranquille... Me voici chez moi... dites à Luigi où vous voulez qu'on vous conduise.
Une ombre de sourire relevait la lèvre fine de la comtesse comme elle disparaissait sous la porte ogivale de son palais.
XXIX
Le premier jour de l'an se levait, et le soleil faisait miroiter l'eau du Canal. Léna rentra d'une messe matinale, et frappa doucement à la porte de son père. Le poêle ronflait doucement dans la chambre, et il était déjà levé, vêtu de son veston de velours noir.
—Bonne année, papa! dit-elle d'une voix un peu tremblante.
Trop ému pour parler, il la serra sur son cœur. Combien d'années avaient lui et s'étaient éteintes sans qu'ils eussent échangé une seule parole de tendresse! C'était la première fois qu'il entendait les vœux de sa fille. Et en ce moment, tous deux pensaient justement à ce temps écoulé pendant lequel ils avaient vécu a part leur vie propre, sans que rien de leur cœur se mêlât. Peut-être n'avaient-ils jamais senti si vivement tout ce qui les séparait, ni combien, après tout, ils étaient étrangers, inconnus l'un à l'autre. Et, chose étrange, Léna, pour sa part, ne désirait plus combler cette lacune, éclairer cet inconnu. Qu'eût-elle appris de ce passé? Pouvait-elle être curieuse de l'existence que son père s'était faite loin d'elle, du bonheur qu'il avait demandé à une étrangère, du foyer éphémère qu'il s'était bâti sur les ruines de l'ancien? N'eût-elle pas craint de raviver en elle-même une blessure mal fermée en constatant la passivité, sinon l'insouciance avec laquelle il s'était laissé ravir sa fille?
Et lui, n'aurait-il pas redouté, en cherchant à lire dans le cœur de Léna, d'y trouver un regret pour le pays natal, pour la maison hospitalière, pour les affections qui avaient enveloppé son enfance? Mieux valait se prendre ainsi, commencer leur vie nouvelle à l'heure présente, sans chercher à lui faire prendre racine dans le passé.... Seulement, les affections qui n'ont pas de passé gardent toujours une lacune.
—J'ai travaillé pour vous, dit la jeune fille, essayant d'être gaie. J'ai pensé qu'il vous fallait un bon coussin pour vos siestes, et j'ai copié celui-ci sur un modèle des magasins de la Piazetta.
Hervé aimait tout ce qui est joli. L'ouvrage de Léna était artistique, et surtout l'attention le toucha.
—Il y a bien longtemps que je n'avais eu d'étrennes, ma fille! dit-il, les larmes aux yeux. C'est charmant!... Décidément, tu es une artiste, ma petite Léna, et, j'ai des velléités de t'apprendre à peindre les fleurs que tu brodes si bien.... Moi non plus, je ne t'ai pas oubliée, et j'ai chargé M. de Salles d'un choix que je ne pouvais faire, puisqu'on ne me permet de sortir qu'un instant au soleil....
Il lui tendait un écrin, et Léna, surprise, joyeuse d'avance, vit, sur le fond de velours blanc, une minuscule et ravissante branche de gui, émail vert et perles.
—Oh! père, c'est trop joli! s'écria-t-elle, les yeux brillants. Et c'est un souvenir de nos vieux chênes!
—Ce bijou ornera ta première toilette d'apparat, dit-il en souriant, ou en relèvera une plus simple. Car tu vas faire tes débuts dans le monde de Venise.... Vois ce qu'on m'a apporté, à mon réveil....
Léna prit vivement la carte que son père lui tendait: un carré de vélin blanc, timbré d'une toute petite couronne, sur lequel étaient tracés ces mots:
«Cher Monsieur, le 5, on fait de la musique chez moi. Ce sera dans la journée, et je suis sûre qu'il y aura un beau soleil pour vous. D'ailleurs, je vous enverrai ma gondole, dont l'abri est confortable.
«Voulez-vous me faire le plaisir de remettre à votre chère fille quelques bonbons qui lui rappelleront les jours de l'an de son pays?»
Un sac de moire brodée accompagnait cet aimable billet,—un sac de chocolats venant de chez Marquis. Léna eut les larmes aux yeux.
—C'est très bon de sa part, papa.... Pensez-vous que je puisse lui envoyer des fleurs?
—Certainement, je te donnerai tout à l'heure une adresse.... Il faut penser à ta toilette, Léna.
Elle s'effraya.
—Oh! ne pourrions-nous pas refuser? J'aurais si peur chez elle! Et puis, je ne saurais pas même choisir une robe!
—Mais moi, je saurai! dit-il en souriant. Un peintre décide des toilettes de ses modèles.... Une matinée chez la contessa Bolomei, je connais cela.... le genre habillé.... Tu auras une robe de drap blanc, un boa de plumes, et un très grand chapeau noir.
Elle le regarda avec un effroi mêlé d'incrédulité.
—Et savez-vous ce que coûterait une pareille toilette!
—Cela me regarde, chérie.... Je veux que tu sois à peindre... et je te peindrai peut-être aussi dans ce costume là.... Fie-toi à un vieil artiste, Léna, et à un homme qui a beaucoup fréquenté ces palazzi qui te font peur.
Encore effrayée, et espérant secrètement qu'il renoncerait à ce projet, se demandant d'ailleurs, dans son inexpérience, si la toilette qu'il décrivait ne serait pas d'une originalité intolérable, Léna se promit de demander l'avis de Séverin. Elle apporta une petite table près du poêle, et elle s'asseyait pour déjeuner avec son père, lorsque le docteur Peponi entra. Il était devenu le grand ami de la jeune fille, et il l'aborda avec un bon regard.
—Je viens, dit-il, vous apporter vos étrennes: la permission, pour il maëstro, de faire une promenade par ce temps admirable.
Léna serra les mains du bon docteur, et essaya de lui dire en italien tout ce qu'elle lui souhaitait d'heureux. Elle lui avait pris le cœur: il l'invita, lorsqu'il partit, à venir voir sa femme et ses filles.
—Oh! père, quelle joie de faire avec toi une vraie promenade! dit-elle avec ravissement. Nous allons faire un itinéraire.... Si M. de Salles était ici, il nous conseillerait....
On eût dit que ces paroles étaient une évocation, car à peine les eut-elle prononcées, que Séverin entra dans la chambre. Il portait une gerbe de fleurs.... A quel doux miracle Léna devait-elle de les voir si loin de leur sol natal? C'étaient des genêts d'or et des bruyères.
D'abord, elle ne put parler, tant l'émotion l'étouffait; mais ses yeux reconnaissants disaient la joie poignante causée par ces fleurs.
Hervé garda quelque temps dans les siennes la main de Séverin.
—Vous avez, murmura-t-il, toutes les intuitions, toutes les délicatesses....
—Je viens de rencontrer le docteur, dit Séverin, se dérobant à ses remerciements. Il m'a dit qu'il vous laisse sortir.... Si vous vouliez me donner des étrennes, à moi aussi, vous m'accorderiez ma requête....
—Oh! ce serait si bon à vous de nous demander quelque chose! dit Léna avec simplicité.
—Eh bien! laissez-moi vous emmener au Lido! Nous aurons une gondole avec une cabine fermée, et nous profiterons des heures ensoleillées....
—Pourquoi pas? répondit Hervé, souriant au regard suppliant de sa fille.
Et une heure après, Séverin revenait, chargé de plaids. Une gondole à deux rameurs les attendait, avec sa petite cabine noire, et elle glissa bientôt sur l'eau verte et frémissante.
Oh! quel trajet idéal pour l'homme triste et veilli qui avait cru mourir solitaire, et qui revenait à la vie dans les bras de sa fille,—et pour Léna, heureuse de le voir là, presque guéri, souriant, heureuse pour elle-même de contempler ce spectacle incomparable, d'être à Venise, et d'aller au Lido!
Séverin, lui, éprouvait la douceur mélancolique qu'éprouvent à voir sourire les autres ceux dont le bonheur est mort.
Ils passèrent le long du jardin public, devant l'entrée de l'Arsenal; ils longèrent les gigantesques navires de guerre, et croisèrent d'innombrables gondoles.... Quelle douce, charmante journée! C'était délicieux d'aborder sur la terre ferme, de revoir des arbres, même dépouillés par l'hiver.... C'était nouveau et amusant pour Léna de se trouver dans un hôtel élégant, de s'asseoir à une petite table pour déjeuner confortablement, de voir des types de touristes, et surtout de jouir de tout cela dans cette intimité charmante et joyeuse.
Et quelle station délicieuse sur la grève dorée par le soleil, devant cette immensité qui ne rappelait pas la mer bretonne, mais qui avait sa beauté superbe, impressionnante, qui retenait irrésistiblement le regard!
Quand ils revinrent, une vie plus intense animait le visage du peintre.
—C'est encore un jour de fête, dit-il. Sauf à embarrasser ma petite ménagère, revenez ce soir finir avec nous cette soirée du nouvel an.... Seulement, vous jeûnerez si vous n'aimez pas les crêpes.
Séverin regarda Léna, qui était devenue écarlate.
—J'aimerai les crêpes, et surtout l'atmosphère française, dit-il. Je ne puis assez vous remercier....
Et ce fut encore une douce et agréable soirée. Comme jadis chez Mme Desmoutiers, Séverin déploya son talent de causeur, et tint ses hôtes sous le charme.
Au moment où ils se séparaient, où Léna (Giuseppa s'étant retirée,) se tenait sur le palier pour éclairer l'escalier à peu près obscur, elle se souvint de l'invitation de la comtesse.
—Nous sommes invités au palais Bolomei le 5, dit-elle, embarrassée.
—Je le savais, et l'on y compte sur votre acceptation.
—Mais mon père dit.... Est-il vrai qu'on garde un chapeau avec une robe claire, toute la journée?
Séverin rit.
—Oui, c'est une matinée.
—Pardonnez-moi de vous ennuyer de semblables questions, mais je suis si inexpérimentée!... Mon père a un goût d'artiste: mais si cela allait être excentrique!
—Comment sera cela? demanda Séverin avec un sourire qui le rajeunit tout à coup.
—Une robe de drap blanc et un grand chapeau noir, répondit Léna, inquiète.
—Parfait! Tout à fait dans la note! s'écria Séverin sincèrement. Et j'oubliais la commission de ma vieille amie: elle s'offre à vous donner l'adresse d'une couturière.
—Comme elle est bonne!
—Alors, c'est convenu.... Au revoir, mademoiselle, et encore une fois, merci!
Elle le regarda descendre, puis se pencha sur la rampe, et, avec une confiance naïve:
—Je voudrais, dit-elle, que ce ne fût pas très cher....
XXX
La journée mémorable du 5 a lui. La robe de drap blanc s'étale sur l'étroite couchette de Léna, très simple, seulement ornée de piqûres. Le chapeau est à côté, à grands bords, relevé d'un côté, et orné d'une longue plume. Léna est partagée entre le plaisir de voir cette toilette et le remords de la grosse somme qu'elle coûte. Mais son père lui a dit avec insouciance qu'il lui suffirait, pour la payer, de se défaire d'une petite peinture représentant la cour du Palais Ducal, qu'on lui demandait depuis longtemps.
...Elle s'habille et se glisse dans l'atelier, où il y a une grande glace.... Alors, la surprise la saisit. Elle voit une jeune femme d'une stature un peu au-dessus de la moyenne, dont la taille non pas forte, mais dépourvue de toute sveltesse maladive, reste souple sous le tissu qui la drape. Le boa de plumes est seyant, et sur ses cheveux châtain clair, qui ont des reflets d'or, le grand chapeau fait merveille....
Léna rêve un peu, et s'angoisse soudain. Si Landry la revoyait ainsi, que penserait-il? Ce port inconsciemment fier, ces traits légèrement aquilins ne trahissent-ils pas tout a coup le sang bleu qui circule dans ses veines? Et n'est-elle pas redevable aussi à sa famille maternelle de cette grâce robuste, de ce teint d'une saine fraîcheur?
Landry! Elle sourit amèrement. Eût-il été là devant elle, avec le même regard d'admiration qui lui avait tourné la tête au Coatlanguy, c'est elle qui, maintenant, eût rejeté avec dédain cet amour trompeur, sans racines, sans fond. Mais le souvenir de ce qu'elle avait souffert demeurait; elle sentait douloureusement, à cette heure, les désappointements qu'elle avait déjà expérimentés.... Était-il une de ses affections qui ne fût marquée de cette tare d'imperfection, si cruelle à constater pour les jeunes et les absolus?... Faux et léger, l'homme à qui elle avait donné la première fleur de ses rêves et de son amour.... Injuste et implacable, le parent qu'elle aimait comme un père, et auquel elle avait prêté un caractère sans défauts.... Faible, dépourvu d'énergie, et peut-être incapable d'affections profondes, le père qu'elle avait retrouvé, et sur lequel elle ne pouvait s'appuyer.... Son cœur se serrait en pensant à toutes ces insuffisances d'ici-bas, au besoin toujours déçu d'admirer sans réserve ce qu'on aime.... Pourquoi cette souffrance, vague et mal définie ces temps derniers, s'accentuait-elle, se précisait-elle tout à coup, à cette heure où elle allait goûter un plaisir, où elle venait de se trouver belle, où elle prenait conscience du progrès accompli en elle, où elle constatait la force et la fraîcheur de son être, où l'avenir eût dû lui inspirer confiance? Vraiment, elle ne se l'expliquait pas. Mais lorsque son père entra, souriant, une tendre admiration peinte sur son fin visage, elle sentit pour lui un amour indulgent et protecteur, comprenant—elle ne savait toujours pas pourquoi c'était à ce moment même,—qu'elle l'aimait sans aveuglement, qu'elle lui donnait plus qu'elle ne recevrait de lui, et qu'elle ne pourrait jamais s'appuyer sur ce cœur faible et tendre....
—Voici, dit-il, le complément de ta toilette....
Il tenait à la main quelques roses pourpres. Avec un art merveilleux, sans essayer, sans chercher, il les attacha lui-même sur le corsage de drap blanc, puis il arrangea sur les épaules de sa fille la mante qu'il aimait à lui voir.
La gondole de la comtesse, avec sa cabine bien close, les attendait. Il lui nommait les féeriques maisons de marbre: le palais Dario, le palais Giustiniani, le palais Tiépolo, le palais Corner, la Ca d'ora.
Il lui en soulignait les détails superbes ou charmants, et lui en indiquait rapidement les origines.
Il y avait un grand nombre de gondoles élégantes entre les poteaux rouges et bleus plantés devant le palazzo Bolomei. Léna pénétra dans le vestibule dont la hauteur était celle même de l'édifice, et dans lequel se déployait un majestueux escalier, tendu de ces tapisseries flamandes qui portent, en Italie, le nom générique d'arrazzi.
Au premier étage, on la fit entrer dans un petit salon peint à fresque, où une femme de chambre la débarrassa de sa mante; puis un domestique en livrée foncée souleva une portière et demanda qui il devait annoncer. Léna devina plutôt qu'elle ne comprit. A l'entrée du salon, elle voyait Séverin qui guettait sa venue, et, poussée par une impulsion presque involontaire, ce fut elle qui répondit en donnant leur nom,—leur nom entier,—illustré par le talent de l'artiste, mais célèbre bien avant dans les fastes de sa province: Lebreton de Coatlanguy.
Malgré l'émoi qu'elle ressentait d'entrer dans ce salon déjà rempli de monde, elle jeta un rapide regard sur son père.... Elle le vit pâlir, puis relever imperceptiblement la tête, comme s'il reprenait possession de sa complète personnalité.
Déjà l'aimable hôtesse s'avançait vers elle, et passait son bras sous le sien....
—Cher monsieur, vous avez ici beaucoup de vieux amis avec lesquels vous devrez faire votre paix.... Je vais présenter votre aimable fille à quelques personnes qui lui plairont....
Légèrement éperdue, entraînée à travers le salon richement tendu de soie rouge et or et orné d'objets d'un grand prix, Léna entendit des titres et des noms aristocratiques, vit des femmes souriantes et bienveillantes, des jeunes filles sympathiques, et elle sentit un attendrissement en pensant qu'elle devait à son père d'être ainsi accueillie dans ce monde aimable et brillant.
La comtesse l'amena enfin du côté où Séverin, la suivant des yeux, semblait l'attendre.
—Avant qu'on commence le trio, voulez-vous mener Mlle de Coatlanguy dans la galerie, pour lui en donner un premier aperçu?
Et, son long gant blanc posé sur le bras de Séverin, Léna pensa, en voyant son image reflétée au passage, qu'elle ne saurait lui faire honte.
—Voulez-vous me permettre de vous dire sans aucune flatterie que votre toilette est à peindre? dit-il avec sa nuance respectueuse.
—Vraiment? Et pas excentrique?...
—Absolument distinguée.... Voici la galerie, restreinte, mais très remarquable. Elle n'est point ouverte au public, il faut des recommandations spéciales pour obtenir la faveur d'y pénétrer.
Quelques groupes erraient devant les tableaux. Séverin était un merveilleux cicerone. Il connaissait à fond et aimait les toiles qu'il faisait remarquer à Léna, et elle regretta presque d'entendre les premiers coups d'archet qui l'enlevaient à sa contemplation.
Mais une autre jouissance l'attendait. C'était, à vrai dire, la première fois qu'elle entendait de la musique et le goût italien s'opposait à ce que cette musique fût trop technique ou trop sérieuse. Elle n'eût probablement pas encore compris les savantes orchestrations et les difficultés harmoniques des compositions modernes; mais elle était ravie des sonates de Mozart, et des mélodies chantées sur le violon, ou dites par des voix admirables et pathétiques.
La comtesse jeta à plusieurs reprises un regard sur elle, et lorsque Léna essaya de lui dire son plaisir, elle l'interrompit en riant.
—Ne dites rien: votre visage extasié est assez éloquent. Donna Clelia Cavalli va dire des vers... Je suis sûre que vous les comprendrez à peu près...
Après les harmonieuses stances italiennes, il y eut un intermède, pendant lequel on servit des glaces et du chocolat. Séverin rejoignit Léna, qu'entouraient quelques jeunes filles.
—Il est déjà difficile de vous aborder, dit-il en souriant. Et cependant, je voudrais connaître votre impression sur cette matinée et cette maison... N'êtes-vous pas un peu étourdie?
—Oh! oui, et cependant vous ne devineriez jamais l'idée fixe qui me hante, me suit partout, semblant descendre de ces plafonds superbes, s'incarner dans ces tableaux, murmurer dans cette musique...
Il l'écoutait, intéressé.
—Je pense au Coatlanguy! dit-elle soudain avec une sorte de ferveur. Comment ce luxe, féerique pour moi, évoque-t-il les murs de pierre de notre grande salle? Comment ces femmes parées me rappellent-elles nos paysannes vêtues de drap noir qui, en ce moment, reviennent des vêpres, et pourquoi, dans ces mélodies délicieuses ou émouvantes, entends-je les cloches de Lanrouara ou la brise d'Arrez?... Voyez mon père, qui semble ici dans son milieu, qui paraît n'avoir gardé de son ascendance que ce qui était aux Coatlanguy.... A côté de lui, invisible, je vois mon oncle, noble aussi de visage et d'attitude, mais plus robuste, tenant plus à la terre que cultivaient une partie de ses aïeux,—fidèle au sol natal, poursuivant cette tâche de lui garder des bras et des âmes,—vêtu en paysan dans son vieux château...
Comme elle était jolie, ainsi emportée dans son rêve, participant, comme celui qu'elle venait de dépeindre, à la double origine qui avait marqué en elle un cachet si profond! Oh! il était heureux que Landry ne fût pas ici, car il aurait été séduit de nouveau, et si elle lui avait pardonné, c'eût été pour son malheur, à elle.
XXXI
Le printemps s'annonce, et les étrangers animent la ville silencieuse et étrange, encombrant les galeries des Procuraties, remplissant les musées, flânant dans la Merceria.
Léna laisse tomber son ouvrage sur ses genoux, et essaie de dresser le bilan de ces derniers mois.
D'abord, elle a l'impression qu'un temps indéfini s'est écoulé depuis qu'elle a quitté le Coatlanguy et changé la forme de sa vie. Elle a fait beaucoup de chemin, en effet.... Elle a dépassé la région sans nuages des illusions, l'état vaguement heureux où l'on attend le bonheur avec une confiance absolue. Elle a appris de dures leçons, et expérimenté l'imperfection des êtres et des choses d'ici-bas. Son existence nouvelle l'a développée, affinée, mais aussi l'a éclairée sur l'esprit de son siècle; maintenant, elle ressent plus d'indulgence pour la mère de Landry, et commence à comprendre la folie de son idylle. Seulement, le mal qu'on lui a fait n'est pas guéri; elle pense qu'elle ne pourra plus aimer, et qu'en tout cas, le mari qui pourrait toucher son cœur ne descendrait pas jusqu'à sa pauvreté.
Car elle est pauvre. Son père, qui s'est remis à peindre, dépense promptement l'argent qu'il gagne aisément. Il ne sait pas résister à ses coûteux caprices de collectionneur. Il cède à la fantaisie qui le mène; il improvise un voyage, il invite des amis, il donne des bijoux à sa fille; puis, à ces prodigalités succèdent des périodes de gêne intense, qu'il endure stoïquement, et pendant lesquelles sa ressource suprême est de se défaire d'un objet jadis acquis à grand prix.
Cette vie semble odieuse à Léna. Elle a vainement essayé d'y mettre de l'ordre, d'établir un budget. Hervé ne dit jamais non, il admire la justesse de ses idées, et retombe dans ses folies. Oh! elle est lasse de toujours compter, de toujours prêcher, d'user ses heures en combinaisons mesquines. Combien elle aimait mieux la vie simple, mais large du manoir! Comme elle sent, à ces heures-là, qu'elle a dans les veines du sang de ces travailleurs patients qui pratiquaient l'épargne pour pouvoir être dignes et généreux!
Mais ce n'est pas tout. Malgré l'attrait goûté, compris des jouissances artistiques, le charme des relations que lui a procurées la comtesse Bolomei, elle n'a pas de racines dans ce sol étranger, pas d'amitiés, pas d'épanchement, pas d'horizon non plus.
Séverin est parti pour Rome, et ce départ lui a laissé un vide étrange. A son insu, elle s'appuyait sur lui. Il connaissait quelque chose de sa vie antérieure:—son grand chagrin, d'abord, puis aussi ses amis du presbytère. Elle éprouvait pour lui une sympathie très vive parce qu'il avait souffert et que, ainsi qu'elle, il ne pouvait refaire sa vie. Enfin, elle avait une confiance irraisonnée, presque inconsciente, en son sens élevé, en son point de vue, en son âme de chrétien. Sans songer à la prêcher dans ses découragements, il jetait dans leurs entretiens des mots lumineux qui demeuraient en elle pour éclairer ses ténèbres. Il la reportait, dans ses déboires, vers la seule perfection qui ne trompe pas. Que de fois en le voyant prier dans les églises, elle avait compris le refuge divin offert aux cœurs souffrants!
Le reverrait-elle? Et quand?... Serait-il toujours inconsolable et solitaire!... Quel idéal devait être la femme ainsi pleurée! Parfois, il semblait à Léna qu'elle eût trouvé doux de payer de sa vie quelques jours d'un amour si profond...
La comtesse Bolomei avait été fidèle à la tâche qu'elle avait acceptée. Elle invitait souvent Léna, et formait insensiblement son goût, ses manières, son langage même. Elle la maintenait à un niveau élevé, traitant devant elle les questions qui devaient élargir son esprit. Elle lui donnait part à ses œuvres de charité, l'emmenant dans ces ruelles étonnantes, misérables et pittoresques, ou dans ces vieux palais délabrés, devenus l'asile de la misère, où l'on voit flotter des loques sur les façades de marbre, où, dans des débris de poterie, des fleurs communes poussent sur les fenêtres en ogive. Elle lui procurait ainsi cette saine impression qui consiste à mettre la souffrance physique en regard des peines morales, et qui fait envisager d'une manière plus juste la croix qu'on a à porter. Enfin, elle l'encourageait à dessiner sous la direction un peu capricieuse de son père, elle lui prêtait des livres, dirigeait ses études littéraires, parlait italien avec elle, et contrôlait, sans en avoir l'air, ses relations. Seulement, tout cela fait,—et c'était certes beaucoup,—elle ne songeait pas à gagner la confiance de cette enfant; elle ne se doutait même pas du vide affreux de son cœur, du sentiment morbide de désillusion qui l'avait envahie. Ce qui sauvait Léna, c'étaient les fortes semences jetées jadis en son âme. Elle souffrait, mais du moins elle ne se complaisait pas en sa souffrance, et ne l'irritait pas par d'inutiles et dangereuses analyses. Elle gardait la notion chrétienne de l'épreuve, du mérite, et surtout de l'amour de Dieu qui allège les fardeaux. Et elle se prêtait aux distractions, heureuse de constater que le progrès de son esprit rendait son père fier d'elle; elle le soutenait dans ses faciles découragements, toujours prête à satisfaire ses fantaisies, et à s'oublier elle-même, science nouvellement acquise, et singulièrement méritoire à son âge.
...Mais sa tâche filiale est parfois un peu lourde. Elle n'a pas été préparée, par son milieu, par les caractères de granit qui l'entouraient en Bretagne, à comprendre cette nature flexible, fuyante, tombant des enthousiasmes aux découragements, ardente et mobile, tendre et oublieuse, passant, en somme, à travers la vie comme dans un rêve créé par sa propre fantaisie. Elle se sent vis-à-vis de lui de plus en plus protectrice; mais l'indulgence lui est souvent difficile, justement parce qu'il n'y a pas d'affinités naturelles entre elle et lui. Si brutalement injuste que lui semble son oncle, elle le comprend plus facilement. Cependant, elle ne montre jamais à son père ni impatience vis-à-vis de ses caprices, ni dédain pour sa faiblesse. Il est, du moins, une chose qu'elle peut admirer sans réserve en lui: c'est ce don merveilleux qui fait de lui un grand artiste. Elle pose patiemment devant son chevalet, et son image, sous différentes formes, emprunte des titres divers: en robe blanche et en grand chapeau, elle est «la Fille du peintre»; en Fouesnantaise, elle anime un paysage breton auquel le Coatlanguy sert de fond. Les deux portraits vont partir pour le Salon, et Léna se demande d'abord ce que pensera Landry,—puis si Séverin se rappellera avec plaisir son séjour à Venise, et les heures passées dans l'atelier de la riva degli Schiavoni....
Elle reçoit des lettres furtives de Loïzik; Loïzik se mariera après Pâques. Elle exprime de sincères regrets de ne pouvoir fléchir son oncle, qui ne parle jamais d'elle, son chagrin de ne pas avoir sa cousine comme «fille d'honneur», puis s'étend avec une complaisance ravie sur les préparatifs de ses noces. Il y aura un millier d'invités. On dressera des tentes, on les enguirlandera de feuillage. Les bœufs sont déjà marqués pour le sacrifice, les barriques de vin arrivent par les lourdes charrettes, les cuisinières fameuses de la région sont retenues, les pauvres avertis et conviés. Car, en ces agapes nuptiales, les questions sociales sont pacifiquement résolues: les châtelains et les pauvres hères, les riches et les mendiants, tous sont assis dans une même pensée joyeuse, tous portent des toasts à la mariée, tous, au milieu du repas, se lèvent et confondent dans une même prière le souvenir de leurs défunts toujours chers.
Léna éprouve un chagrin profond de ne pas être de ces fêtes. Elle eût aimé à en surveiller les heureux préparatifs, à tresser des guirlandes, à remuer la pâte des fars noirs ou blancs, et surtout à attacher au corsage de Loïzik les boutons d'oranger. Heureuse Loïzik! Aucun rêve imprudent ne l'a élevée hors de sa sphère; aucun mécontentement ne l'a disposée à écouter des paroles trompeuses. Ses tranquilles pensées ne franchiront pas les limites bénies de son devoir heureux; elle poursuivra avec Goulven l'œuvre de son oncle, préservera des vies et des bonheurs, et élèvera dans les antiques traditions d'honneur et de travail une nouvelle génération de Coatlanguy....
Son père la surprend, cette lettre à la main, et elle n'a pas le temps d'essuyer ses larmes.
—Ah! Léna, tu regrettes le Coatlanguy! dit-il avec une inflexion jalouse. J'ai craint, quelquefois, que tu n'aies le mal du pays!
Mais Léna lui sourit déjà.
—Avec vous, père! Mais c'est chez vous qu'est mon pays, et si je devais vous quitter, j'aurais, à en mourir, le mal de mon cher père!
Il se laissa tomber sur un fauteuil, un peu las. Il avait de ces dépressions soudaines qui inquiétaient un peu sa fille, mais qui ne duraient pas.
—J'ai connu la nostalgie, et j'en subis encore quelquefois les atteintes. J'en ai eu un accès en te revoyant, Léna. Mais il paraît que tu m'as apporté assez d'effluves bretons, dans les plis de ta mante et de ta jupe de drap, pour satisfaire mes vieilles aspirations, car je ne désire plus retourner au Coatlanguy: j'aurais peur d'être déçu en le revoyant avec mes yeux d'aujourd'hui. Oui, ma fille, tu es pour moi le pays perdu; tu es la fleur de ce sol jadis tant aimé, tu m'en parles la langue oubliée, la couleur de son océan et de son ciel se reflète dans tes yeux, et j'y vois parfois passer ses incurables mélancolies....
Il resta un instant immobile, perdu dans ses pensées, puis reprit d'un ton rêveur, comme s'il épelait ses propres sentiments:
—C'est étrange, Léna, mais je n'ai plus de désirs personnels. Il me vient, par instants, une grande indifférence, qui m'envahit lentement, comme doit le faire le froid de la mort. Pour moi, te dis-je, je ne désire plus rien, sinon revoir mon frère, et, le voulût-il, je n'aurais pas le courage d'aller jusqu'à lui. Mais je peux encore former des vœux pour toi, ma fille, et je m'inquiète de ton avenir.
Elle s'effraya de cette sollicitude soudaine.
—Cher papa, laissez mon avenir à Dieu, et jouissons d'être ensemble.... Vous avez confiance en Dieu, n'est-ce pas?
—Une humble et ferme confiance! répondit-il avec ferveur. Ma vie a eu des lacunes, Léna; j'ai pu me tromper, j'ai pu fléchir sous des fardeaux qu'un autre eût portés plus vaillamment; mais j'ai gardé ma foi de Breton, et quand j'évoque les œuvres de mon pinceau, je pense avec soulagement que les yeux purs de ta mère auraient pu les contempler....
Elle fut remuée au fond de l'âme en comprenant qu'en cette vie ballotée, il était demeuré quelque chose de la candeur d'un enfant. Mais dans l'affection très tendre qu'elle avait pour lui, il y avait des sursauts et des réactions, et elle sentit tout à coup son cœur se glacer quand il ajouta, après un long silence:
—M. de Salles m'a promis de revenir à Venise.... J'ai pensé quelquefois qu'il dépend de toi de devenir sa femme, Léna.
Ces paroles inattendues avaient quelque chose de si soudain, de si cru, de si peu en rapport avec la nature de son père, et même avec le tact et la délicatesse qu'elle était habituée à trouver chez lui, qu'elle resta un instant sans parler, horriblement choquée de cette ouverture presque brutale. En une minute, des idées pénibles traversèrent son esprit. Serait-il possible qu'il eût provoqué le retour de Séverin? Formait-il des plans en vue d'une chose si... si impossible?
Le ressentiment de sa dignité froissée perçait dans le ton de ses paroles lorsqu'elle put enfin répondre.
—M. de Salles ne se remariera jamais, dit-elle vivement. En outre, il y aurait entre lui et moi des obstacles qu'aucun de nous ne songerait à surmonter.... Vous ne savez pas dans quel milieu raffiné il vit! Vous me peineriez cruellement, mon père, si vous ajoutiez un mot.... Je ne voudrais pas revoir M. de Salles, s'il soupçonnait ce que vous avez pensé!
La véhémence de sa fille ne parut pas émouvoir le peintre.
—Je suis plus sceptique que toi au sujet des deuils éternels, dit-il en soupirant. Nous autres hommes, nous n'avons pas vos fidélités invincibles.... J'ai aimé ta mère avec un paroxysme de tendresse... sa mort m'a brisé pour toujours, et m'a ôté même, pour un temps, la force de te chérir.... Hélas! Léna, j'ai pourtant cédé à la tentation de rebâtir un nouveau foyer! Et quant à la différence du milieu dont tu parles, ajouta-t-il avec une décision inaccoutumée, tu l'exagères.... Tu oublies ton origine très noble, très pure; tu ne sais pas le prestige que peut avoir en outre, même dans le monde de M. de Salles, la fille d'Hervé Lebreton; enfin, tu ne te rends pas compte de la culture nouvelle de ton esprit, de l'affinement de tes manières....
Elle éprouva de nouveau un froissement, à l'entendre parler de cet affinement comme d'une chance de fortune et d'avenir.
—J'espère, dit-elle avec une froideur involontaire, que vous n'avez pas demandé à M. de Salles de revenir dans le but de provoquer une demande en mariage! Ah! si je pouvais le penser, tous les souvenirs agréables de notre bonne amitié me deviendraient odieux, à commencer par ce dîner de Noël, qui avait l'air, j'y songe maintenant, d'une fête de famille! Oh! père! père!...
Et elle fondit en larmes.
Une surprise désolée se peignit sur le visage d'Hervé.
—Léna, ne te fâche pas! Ne t'afflige pas! Personne ne songe à te marier malgré toi, ma chérie! Je... lui ai écrit... ou plutôt répondu.... Ne te souviens-tu pas qu'il nous a envoyé des photographies?... Je lui disais seulement que... j'étais un peu souffrant, que j'espérais qu'il ne quitterait pas l'Italie sans revenir nous voir....
Ses explications avaient des allures d'excuses, et elles firent mal à Léna.
—J'aime à croire, dit-elle, essuyant ses larmes, que M. de Salles ne supposera de votre part aucune arrière-pensée.... Mais moi je ne veux pas me marier!... Jamais! dit-elle, retenant une explosion de douleur.
—J'espère, Léna, que je ne te laisserai pas seule au monde murmura-t-il avec cette expression d'humilité qui était chez lui l'indice qu'il cédait à une volonté plus forte que la sienne, et qui faisait toujours souffrir Léna.
XXXII
Elle éprouva alors un impérieux besoin de se distraire, de fuir ces chambres resserrées où sa pensée semblait, faute d'espace, retomber sur elle-même. Elle prétexta un achat, et sortit au hasard, essayant de secouer l'idée douloureuse qui venait de s'implanter dans son cerveau.
Elle erra d'abord sous les arcades de la place Saint-Marc. Mais elle ne pouvait s'intéresser à rien. Ni les verreries merveilleuses de Salviati, ni les dentelles sans prix de Jesurum, ni les marbres, ni les aquarelles, ni les bijoux ne retenaient son regard troublé. Elle s'enfonça dans la Merceria, entra un instant à San-Salvatore, toujours ouvert, pour y chercher un peu d'apaisement et y revoir aussi la Transfiguration du Titien, et le tombeau de cette poétique Catherine Cornaro, reine de Chypre; puis elle erra dans les ruelles, traversant, sur les ponts en dos d'âne, les étroits et pittoresques canaux, découvrant ici une église, là un palais, plus loin un jardin minuscule épandant sur l'eau le feuillage tremblant d'un saule, ou y mirant des touffes de giroflées. Elle se contraignait à ne plus penser, et à s'intéresser à ses découvertes. Et combien l'on en fait de tout genre, à Venise! Elle tressaillit d'une émotion soudaine en se trouvant dans l'église de San-Zaccaria, en face des restes vénérables du père du Précurseur. Elle oublia ses soucis pour tomber à genoux. Ainsi que devant le tombeau de Saint-Marc, elle remontait les siècles, émue d'être si près de ce corps sanctifié, de ces bras qui portèrent l'Enfant Prophète.
L'apaisement souhaité s'était soudain fait dans son âme, et elle redevenait capable de surmonter son angoisse, de dépasser pour ainsi dire les pensées troublantes et douloureuses qui s'offraient à elle.
Elle avait continué à marcher sans but, tantôt arrêtée par une impasse, tantôt suivant une berge étroite, tantôt, enfin, s'égarant dans un de ces labyrinthes dont les passages sont parfois si resserrés qu'on n'y peut, à la lettre, ouvrir un parapluie. Et quand elle reprit conscience du lieu où elle se trouvait, elle s'aperçut qu'elle était près du Canal Grande, mais très loin de chez elle, devant le pittoresque Palais di Turchi, dont elle avait visité le musée. Alors, elle se rendit à la station des bateaux à vapeur, pour regagner plus vite son logis.
C'était toujours pour elle un plaisir nouveau de passer devant ces palais incomparables dont un grand nombre, hélas! sont devenus des centres d'industrie ou des caravansérails à la mode. Elle était redevenue elle-même lorsque, dans le crépuscule, elle débarqua au quai des Esclavons, et s'engagea dans l'escalier sombre de sa maison.
Comme elle ouvrait la porte de l'appartement, un bruit de voix frappa son oreille. Il y avait quelqu'un avec son père, et son cœur cessa un instant de battre en reconnaissant l'accent familier de Séverin de Salles.
Elle n'entra pas dans l'atelier. Elle se glissa sans bruit dans sa chambre, jeta son chapeau sur son lit, et alla appuyer son front contre la fenêtre, regardant sans le voir le mouvement intense du quai et du canal.
Ainsi, il avait répondu sans perdre une heure à l'appel d'Hervé! Quel mobile l'amenait? La sympathie pour un grand talent? La compassion pour un homme fatigué, qui se croyait malade? Car ce ne pouvait pas, non, ce ne pouvait pas être un autre sentiment! Qui aurait pu lutter contre ce souvenir indestructible d'une morte qui avait dû être la perfection même!... Mais qu'avait-il pensé de cette demande, de ce rappel, de la part d'un homme qui, après tout, n'était pour lui qu'un étranger? Avait-il deviné un mobile secret, intéressé, une intrigue, en un mot, dans cette démarche? Était-il possible qu'il l'eût cru inspirée par Léna elle-même? A cette idée, une rougeur brûlante couvrit son visage. Une terreur la prenait de rencontrer Séverin. Elle resta immobile, espérant que son père ignorerait qu'elle était rentrée. La visite fut longue. La nuit était venue, elle n'osait pas aller chercher sa lampe, et elle restait là, seule dans les ténèbres, respirant à peine, et trouvant les minutes démesurément longues.
Séverin partit enfin. Elle prêta l'oreille au bruit de ses pas dans l'escalier; puis, ayant rafraîchi d'eau froide son visage brûlant, elle entra chez son père.
—Viens-tu seulement de rentrer? Je te guettais, cependant, Léna, dit-il. N'as-tu pas rencontré M. de Salles?
Il y avait dans sa voix une émotion inquiète et quelque chose de suppliant. Il avait baissé l'abat-jour de sa lampe, et son visage restait dans l'ombre.
—Non, dit Léna avec une sécheresse involontaire, je ne l'ai pas rencontré.
—Il reviendra; il a été déçu de ne pas te voir... très déçu, Léna.
Elle ne répondit rien, et se mit en devoir de préparer la petite table du dîner. Ses mouvements étaient fiévreux, et son cœur battait à l'idée d'entendre une parole qui la froisserait et diminuerait son père à ses yeux.
Mais Hervé ne parla plus de Séverin. Avec un peu d'effort d'abord, puis avec un intérêt réel, il questionna sa fille sur ce qu'elle avait vu dans sa promenade, et lui donna sur les palais et les églises de ces détails dont sa mémoire était riche, et qui, sous sa parole imagée et facile, prenaient un intérêt extraordinaire.
Mais, comme distraite malgré elle et instinctivement soulagée, elle prenait son ouvrage près de la lampe pour passer une tranquille soirée, le timbre de la porte d'entrée résonna deux fois sous une pression nerveuse, et presque aussitôt, celui qu'elle avait redouté de voir parut à la porte de l'atelier.
—Vous voyez que je suis indiscret: je reviens déjà, dit-il avec un sourire que Léna trouva contraint. Vous m'avez habitué tous deux à croire que cette maison était un peu la mienne....
Tous deux! Quoi! avait-il pu se méprendre au plaisir qu'elle témoignait de sa venue? Pouvait-il croire qu'elle avait désiré, indirectement sollicité son retour? Elle se sentait faiblir à cette pensée odieuse....
Il s'aperçut certainement de son embarras; mais elle se demanda avec angoisse comment il l'interprétait. Avec son tact habituel, il parla aussitôt de choses banales, puis de son séjour à Rome.
—N'êtes-vous pas allé à Florence? demanda Hervé qui, lui aussi, était en proie à une pénible anxiété.
—Non, j'avais besoin de solitude.
—Mme Desmoutiers et son fils y sont-ils encore? dit Léna avec une tranquillité affectée.
Il se tourna vivement vers elle, peut-être surpris de la voir aborder ce sujet.
—Non; ma cousine n'est pas femme à jouir tout un hiver des souvenirs moyenâgeux et des merveilles artistiques de Florence. Après quelques semaines, elle est allée finir l'hiver à Nice.
—Et vous, vous retournez à Paris, dit Léna d'un ton affirmatif, comme si c'était une chose entendue.
Il la regarda, de nouveau étonné.
—Mes projets sont encore incertains... Combien j'ai pensé à vous, à Rome! ajouta-t-il, cherchant à dissiper le malaise inexpliqué qui planait sur eux tous. Vous jouiriez tant de ses trésors, et surtout de son atmosphère!
—Mon père m'y conduira peut-être quelque jour, répliqua-t-elle avec une légère sécheresse.
Il essayait vainement de l'animer, et cherchait évidemment l'énigme de cette attitude nouvelle. Hervé était au supplice. Au bout d'une demi-heure, Séverin, découragé, se leva pour prendre congé, sans que personne le retînt.
Léna parut oublier qu'elle avait pris l'habitude amicale de tenir pour lui sa lampe au-dessus des ténèbres béantes de l'escalier. Dès qu'il eut refermé la porte, elle alluma un bougeoir d'un geste fiévreux et, avec un bonsoir précipité, elle se retira dans sa chambre.
XXXIII
Léna eut une nuit de cauchemar.
Il lui semblait que toutes les tristesses et les angoisses de sa jeune vie surgissaient devant elle en des images heurtées, brisées, singulièrement enchevêtrées. Elle était assise à la table de Mme Desmoutiers, et elle essayait de cacher ses mains, qui apparaissaient brunes sur la nappe satinée.... Elle tournait la tête, et soudain, elle errait dans le cimetière de Lanrouara, cherchant la tombe de son père.... Landry passait près d'elle, ayant à son bras une jeune femme élégante, qui riait d'elle. Puis son oncle la jetait hors du Coatlanguy et la poursuivait dans l'avenue, le bras levé. Enfin, son père lui amenait Séverin, à qui il criait d'une voix passionnée: «—Épousez-la, car elle est pauvre, et elle vous aime!»
L'horreur de cette dernière vision l'éveilla. Il faisait à peine jour. Elle se jeta hors de son lit pour fuir ces affreux rêves, et s'habilla en hâte pour une messe matinale. La grande paix de l'église la calma. Elle eut de nouveau conscience d'une atmosphère de prières très anciennes, traversée d'une pluie incessante de grâces. Elle ne put formuler une oraison; elle craignait trop de voir clair en elle-même, d'y faire surgir une souffrance précise, une humiliation, une colère, que sais-je! Elle berça sa pensée d'une unique supplication:
«Sainte Mère de Dieu, portez-moi!»
Et l'image archaïque de la Madone de la Nicopeja lui était un apaisement; elle regardait avidement son visage naïvement bienveillant, le petit Jésus tenu tout droit sur sa poitrine, présenté à l'adoration, à la confiance, et à demi voilé sous les colliers suspendus au cou de la Vierge.
Il était encore très tôt quand elle sortit de l'église, si tôt que deux heures au moins devaient s'écouler avant le moment où elle entrait chez son père. La place était presque déserte; des vols de pigeons s'y abattaient en liberté, si nombreux que leurs roucoulements rappelaient, de loin, le murmure rythmé des flots. Une brise fraîche soufflait; de petits nuages légers flottaient sur un ciel encore pâle, d'une ravissante nuance azurée. On sentait le printemps dans l'air, mais on ne le voyait pas dans cette ville de marbre et d'eau. Léna eut tout à coup le désir ardent, invincible, de voir des arbres, et, presque sans réfléchir, courut prendre le bateau qui menait au jardin public.
Il était encore désert. Les arbres avaient revêtu leur parure d'un vert tendre, et les pins et les lauriers semblaient plus noirs près de cette fraîche éclosion. C'était une sensation délicieuse d'errer à cette heure matinale sous les ombrages nouveaux, d'entendre des oiseaux... et de penser à l'âpre et tardif printemps qui, là-bas, commençait seulement à étoiler d'or les ajoncs, et d'argent les haies d'épines. Elle s'assit sur un banc, soulagée d'être seule, et essayant de s'absorber dans le charme de cette heure avant d'aller reprendre ses soucis.
Mais, ayant levé la tête au bruit d'un pas solitaire, elle tressaillit en reconnaissant ce promeneur inattendu: Séverin de Salles passait devant elle.
Lui aussi s'arrêta, surpris. Il hésita un instant, puis se découvrit.
—Je n'ai pas besoin, dit-il, de vous assurer qu'un pur hasard m'a amené ici.... Je ne me permettrais pas de m'asseoir près de vous; mais je puis, du moins, vous adresser une requête: voulez-vous m'accorder un entretien chez monsieur votre père, aujourd'hui, à l'heure qu'il vous plaira de me fixer?
Elle se leva tremblante, en proie à une cruelle agitation.
—Un entretien?... A quoi bon?... N'avons-nous pas déjà abusé de votre sympathie pour des isolés?... dit-elle d'une voix à peine intelligible.
Le regard de Séverin exprima une surprise presque pénible.
—Si ma présence vous semble indiscrète, dit-il, légèrement froissé, si j'ai abusé à mon insu de votre accueil amical, je ne vous fatiguerai pas plus longtemps de mes visites.... Mais un motif sérieux me fait désirer l'entretien que je sollicite de vous, après en avoir demandé la permission à M. Lebreton....
—Je suis sûre, je sais que c'est... inutile, balbutia-t-elle, serrant nerveusement ses mains l'une contre l'autre.
—Vous en jugerez après m'avoir entendu.... Ne pouvez-vous avoir confiance en moi? ajouta-t-il avec une émotion visible.
Elle savait qu'il voulait demander sa main... elle savait aussi qu'elle ne pouvait, qu'elle ne devait pas permettre que les intrigues de son père réussissent.... Oh! quel mot!... Et qu'il était dur de juger ainsi ce pauvre père faible et tendre!... Mais pouvait-elle, si certaine qu'elle fût de sa demande impossible, la refuser avant qu'il la formulât? Après tout, il voulait peut-être seulement lui parler de Landry, lui transmettre un message.... D'ailleurs, son père avait approuvé cette entrevue....
Elle s'inclina légèrement.
—Je serai toute la matinée chez moi, dit-elle, essayant de raffermir sa voix brisée.
Et elle se dirigea rapidement vers l'embarcadère du bateau à vapeur.
Jamais, peut-être, elle n'avait ressenti une plus cruelle souffrance. La pensée que Séverin avait été pour ainsi dire pris au piège, attiré honteusement par le seul mobile capable d'agir sur son cœur mort et sa nature loyale: la pitié,—cette pensée la mettait hors d'elle, d'autant qu'elle ne pouvait savoir ce que son père lui avait dit. Si Séverin allait supposer qu'elle l'aimait!... Si ce n'était pas seulement par compassion pour les soucis paternels d'un homme malade, inquiet de l'avenir de sa fille, qu'il voulait la demander, mais par pitié pour elle-même, si on lui avait persuadé qu'elle souffrait à cause de lui!...
Elle tarda à entrer chez son père, tant elle sentait en elle de soulèvement et de rancune. Elle dut faire appel à toute son énergie pour l'embrasser comme à l'ordinaire. Il la regardait avec une inquiétude, presque une peur, qui, cependant, l'attendrit légèrement.
—Vous avez autorisé M. de Salles à me demander un entretien, mon père? dit-elle d'une voix dont elle s'efforçait d'apaiser les frémissements.
—Pourquoi pas, Léna? répliqua-t-il avec la douceur humiliée qui choquait à sa fille.
—S'il prétend me demander en mariage, comme je n'ai que trop lieu de craindre que l'idée n'en vienne pas de lui, et comme, d'autre part, je ne veux pas me marier, je regrette d'avoir avec lui une explication qui ne peut que nous faire mal à tous deux....
—Léna, dit-il, malheureux, comment peux-tu croire que j'eusse voulu jeter mon enfant aux bras d'un indifférent!... Je t'assure que je n'ai rien fait, rien écrit de contraire à notre dignité! Je suis sûr qu'il t'aime, et je désire ardemment te laisser à un protecteur tel que lui. Ne t'obstine pas à refuser ton bonheur par une vaine susceptibilité.... Crois-moi, j'ai lu dans son cœur!
—Ne pourriez-vous, dit-elle sans répondre, vous charger de lui exprimer vous-même ma détermination, qui est immuable? Cela nous épargnerait une souffrance....
—Non, ma fille, je ne peux rien faire de la sorte, parce qu'il ne m'a pas dit le sujet de l'entrevue qu'il veut avoir avec toi, et que je ne pouvais refuser à un homme tel que lui....
Elle ne protesta plus et, prenant son ouvrage, elle rentra dans sa chambre, et se mit à coudre fiévreusement et en silence près de sa fenêtre.
Elle souffrit une torture pendant cette attente. Elle aurait voulu tour à tour presser les minutes, pour en finir avec cette horrible souffrance, et les retenir, pour retarder un moment qui lui semblait au-dessus de ses forces.
Mais l'heure fatale vint. Elle entendit s'ouvrir la porte du petit vestibule, un pas ferme résonna sur le carreau de marbre, puis Giuseppa vint l'avertir que le signore francese la demandait.
Elle s'agenouilla un instant devant le minuscule autel qu'elle avait élevé dans un coin de sa chambre à la Sainte Vierge et à sainte Anne, puis entra avec un calme affecté dans l'atelier que le soleil emplissait d'une lumière joyeuse, et où elle allait tant souffrir.
Séverin était d'une pâleur qui l'impressionna.... Comme il devait lui en coûter de venir, par pure compassion, demander la main d'une femme qu'il ne pouvait aimer!...
—Hier, quand je suis arrivé, dit-il, il me semblait facile de venir vous dire tout ce qu'il faut que vous sachiez.... Me trompé-je en trouvant votre ancienne et amicale attitude changée, et en m'imaginant qu'il y a entre vous et moi je ne sais quel malentendu?
—Je ne vous comprends pas.... Pourquoi y aurait-il quelque chose de changé entre nous? répliqua-t-elle d'un ton qui sembla élargir la distance bien réelle que sentait Séverin.
Il la regarda avec un étonnement douloureux.
—Quoi qu'il en soit, je dois vous parler, dit-il avec un soupir. Nous avons eu, quel que puisse être l'avenir, des rapports cordiaux, je n'ose dire affectueux, et vous m'avez témoigné assez de confiance pour qu'il me répugne de ne pas y répondre.... Il me semble que vous devez d'abord, avant tout, savoir la vérité de ma vie, connaître ce que je dérobe aux autres; en un mot, je crois devoir faire tomber devant vous la légende dont on m'a entouré....
Surprise, troublée, elle ne sut que répondre. La vérité de sa vie! C'étaient là des mots singuliers; mais elle n'eut pas l'idée que cette vérité ne dût être digne de l'opinion qu'elle s'était faite de lui.
—Je me suis d'abord demandé, reprit-il, si j'avais le droit de dépouiller une morte d'un prestige même emprunté; mais encore une fois, vous avez le droit de tout savoir....
—Quel droit pourrais-je avoir à vos confidences? dit-elle avec agitation. Monsieur de Salles, j'aimerais mieux que vous arrêtiez là un entretien qui peut devenir pénible....
—Il faut que je vous parle, répondit-il d'un ton ferme. Vous savez quel respect j'ai pour vous, et je veux espérer que rien de douloureux ne sortira de cette conversation.
Les yeux gris de Léna devinrent un peu durs, et sa bouche se serra tandis qu'elle se résignait à l'écouter.
—On a cru, reprit Séverin, étouffant un soupir, que ma vie a été brisée par la perte de ma femme.... On a répété que je l'avais trop aimée pour l'oublier jamais, et que le souvenir idéal d'une créature parfaite m'empêchait de penser à aucune femme, si charmante fût-elle.... Peut-être étais-je capable de porter jusqu'à la fin le deuil d'une créature qui m'eût aimé comme moi je l'avais chérie.... Mais si j'ai gardé des années ce veuvage austère après ces quelques mois de vie conjugale, si j'ai rompu avec le monde, si je suis devenu incapable de goûter les joies d'ici-bas, ce n'est pas parce que je pleurais une femme aimée et aimante....
Il s'arrêta un instant, oppressé....
—...C'est parce que j'avais été cruellement trompé, et que je ne pouvais plus croire au bonheur....
Il y eut encore un silence, pendant lequel Léna crut entendre les battements de son cœur.
—Quand je la connus, reprit Séverin d'une voix plus basse, elle avait tout ce qui peut charmer: esprit, beauté, douceur, talents, que sais-je!... Tout, hors la fortune, et c'était pour moi un bonheur de plus de lui rendre la situation et les jouissances qu'elle avait connues dans sa première jeunesse. Dire combien je l'aimais, serait impossible. J'étais jeune, ardent; j'avais conscience des dons que j'avais reçus, et je bénissais Dieu de pouvoir les prodiguer à son bonheur. Ce que je lui ai donné, personne ne peut le savoir, elle-même ne l'a jamais soupçonné; j'étais si riche de tendresse, d'enthousiasme, que je lui prêtais ce qu'elle n'avait pas.... Je ne voulais pas m'avouer sa froideur, je la voyais telle que la faisait mon amour.... Cela dura trois mois, pendant lesquels la ferveur de mon affection, de mon admiration, ne s'épuisa pas. Puis un mal soudain l'enleva.... Je ne puis penser encore à l'agonie que j'endurai.... La dernière parole intelligible qu'elle me dit fut: «Pardon!» Je vis dans ce mot la délicatesse d'une tendresse pareille à la mienne. Ma foi chrétienne m'empêcha seule de devenir fou. Mais lorsqu'il fallut, d'une main frémissante de douleur, toucher à ce qui lui avait appartenu, je trouvai son journal intime....
Il s'arrêta, de nouveau oppressé.
Léna l'écoutait maintenant avec un intérêt poignant, sans penser à elle, sans se demander pourquoi il lui faisait cette étrange confidence.
—J'appris alors d'elle-même, par ce témoignage posthume, reprit-il d'une voix changée, que je n'avais jamais été aimé.... Elle avait horreur de la pauvreté, et avait lâchement, vulgairement cédé à l'attrait de ma fortune. Pour m'épouser, elle avait rompu, oui, rompu une promesse, renoncé à un homme qu'elle aimait.... Je trouvais dans ces pages la trace de la lutte qu'elle avait livrée entre cet amour et sa cupidité.... Oh! je lui dois cette justice qu'elle a été envers moi une épouse fidèle.... Mais elle ne m'a jamais aimé; elle m'a laissé, avec des sourires perfides, prodiguer tout ce que j'avais de meilleur,—sans retour....
Les yeux de Léna n'étaient plus froids ni durs; il pouvait y lire une sincère sympathie.
—Alors, dit-elle avec un soupir, vous aussi, vous avez connu cette souffrance d'avoir vu son cœur méprisé, d'avoir aimé... dans le vide!
—Pis que dans le vide: elle était fausse! murmura-t-il, essuyant les gouttes de sueur qu'avait amenés à ses tempes l'effort cruel qu'il venait de faire. Et voilà pourquoi je ne puis plus aimer aucune femme. Si, dans la fleur de ma jeunesse, dans l'éclat des facultés brillantes que je peux reconnaître aujourd'hui comme s'il s'agissait d'un autre, je n'ai pas réussi à éveiller la sympathie, l'écho que méritait mon cœur, comment l'aurais-je espéré plus tard, comment ne serais-je pas devenu sceptique? Si l'amertume n'a pas envahi mon âme, si ma vie n'a pas été stérilisée par cette déception, plus amère qu'on ne peut l'imaginer, je le dois à la foi chrétienne qui m'a gardé du désespoir, du découragement, qui m'a montré la volonté divine, toujours adorable, bien qu'incompréhensible, dans l'épreuve, qui m'a imposé des devoirs, et qui m'a aidé à porter le poids d'une vie solitaire où la joie ne devait plus luire....
Il ne pouvait plus être heureux.... Alors, il ne songeait pas à demander la main de Léna?
Elle se demandait quel était le but de cette étrange confidence; elle n'attendit pas longtemps.
—Ce que j'ai à vous dire maintenant, poursuivit-il avec un peu d'effort, je ne le dirais pas à une autre femme, et le secret que je vous ai confié serait pour toute autre aussi, un bien étrange préambule à la demande que je vais vous adresser.... Mais vous avez, comme moi, subi une amère désillusion; comme le mien, votre cœur est libre, et vous m'avez laissé entendre que vous ne pouvez plus croire à ce sentiment qu'on a tant parodié.... Je suis très solitaire, et un jour peut venir—Dieu veuille qu'il soit éloigné!—où votre vie, à vous, sera terriblement isolée, où vous serez placée dans l'alternative de vivre seule ou de reprendre, auprès d'un parent offensé, une vie qui vous était à charge avant même que vous connussiez d'autres horizons. En dehors des illusions de la jeunesse, il peut y avoir une affection grave, solide, basée sur la communauté des croyances, des aspirations, sur un même désir du bien.... Voulez-vous me faire le très grand honneur de me confier votre existence?... Je n'ai plus, maintenant que ma jeunesse est passée et que la souffrance m'a rendu austère, indifférent à la plupart des choses de ce monde, je n'ai plus, dis-je, la prétention d'être aimé comme j'avais jadis rêvé de l'être. Je sais que, vous non plus, vous ne demanderiez pas l'attachement romanesque dont vous avez d'ailleurs connu l'inanité. Mais je sais aussi que je peux avoir foi en votre loyauté, qu'un motif indigne de vous n'entraînerait pas votre décision, que vous êtes trop fière et trop haute pour vous marier pour de l'argent ou pour une situation. Peut-être, cependant, pensez-vous aussi qu'il faut à une femme une protection, un but dans la vie, un devoir enfermé dans des limites précises.... Ai-je besoin de vous dire que je ne vous séparerais jamais de votre père?...