La Russie en 1839, Volume III
The Project Gutenberg eBook of La Russie en 1839, Volume III
Title: La Russie en 1839, Volume III
Author: marquis de Astolphe Custine
Release date: November 15, 2008 [eBook #27267]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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LA RUSSIE EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE
«Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.»
(Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126 Histoire de l'Empire de Russie, par Karamsin, t. II, p. 205.)
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE D'AMYOT, ÉDITEUR
1843
LETTRE DIX-NEUVIÈME.
Pétersbourg en l'absence de l'Empereur.—Contre-sens des architectes.—Rareté des femmes dans les rues de Pétersbourg.—L'oeil du maître.—Agitation des courtisans.—Les métamorphoses.—Caractère particulier de l'ambition des Russes.—Esprit militaire.—Nécessité qui domine l'Empereur lui-même.—Le tchinn.—Esprit de cette institution.—Pierre Ier.—Sa conception.—La Russie devient un régiment.—La noblesse anéantie.—Nicolas plus russe que Pierre Ier.—Division du tchinn en quatorze classes.—Ce qu'on gagne à faire partie de la dernière.—Correspondance des classes civiles avec les grades de l'armée.—L'avancement dépend uniquement de la volonté de l'Empereur.—Puissance prodigieuse.—Effets de l'ambition.—Pensée dominante du peuple russe.—Opinions diverses sur l'avenir de cet Empire.—Coup d'oeil sur le caractère de ce peuple.—Comparaison des hommes du peuple en Angleterre, en France, et en Russie.—Misère du soldat russe.—Danger que court l'Europe.—Hospitalité russe.—À quoi elle sert.—Difficulté qu'on éprouve à voir les choses par soi-même.—Formalités qualifiées de politesses.—Souvenirs de l'Orient.—Mensonge nécessaire.—Action du gouvernement sur le caractère national.—Affinité des Russes avec les Chinois.—Ce qui excuse l'ingratitude.—Ton des personnes de la cour.—Préjugés des Russes contre les étrangers.—Différence entre le caractère des Russes et celui des Français.—Défiance universelle.—Mot de Pierre-le-Grand sur le caractère de ses sujets.—Grecs du Bas-Empire.—Jugement de Napoléon.—L'homme le plus sincère de l'Empire.—Sauvages gâtés.—Manie des voyages.—Erreur de Pierre-le-Grand perpétuée par ses successeurs.—L'Empereur Nicolas seul y a cherché un remède.—Esprit de ce règne.—Mot de M. de La Ferronnays.—Sort des princes.—Architecture insensée.—Beauté et utilité des quais de Pétersbourg.—Description de Pétersbourg en 1718 par Weber.—Trois places qui n'en font qu'une.—Église de Saint-Isaac.—Pourquoi les princes se trompent plus que les nations sur le choix des sites.—La cathédrale de Kasan.—Superstition grecque.—L'église de Smolna.—Congrégation de femmes menée militairement.—Palais de la Tauride.—Vénus antique.—Présent du pape Clément XI à Pierre Ier.—Réflexions.—L'Ermitage.—Galerie de tableaux.—L'Impératrice Catherine.—Portraits par madame Le Brun.—Règlement de la société intime de l'Ermitage rédigé par l'Impératrice.
Pétersbourg, ce 1er août 1839.
La dernière fois que j'ai pu vous envoyer de mes nouvelles, je vous ai promis de ne pas revenir en France avant d'avoir poussé jusqu'à Moscou; depuis ce moment, vous ne pensez plus qu'à cette cité fabuleuse, fabuleuse en dépit de l'histoire[1]. En effet, le nom de Moscou a beau être assez moderne et nous rappeler les faits les plus positifs de notre siècle, la distance des lieux, la grandeur des événements le rendent poétique par-dessus tout autre nom. Ces scènes de poëme épique ont une grandeur qui contraste d'une manière bizarre avec l'esprit de notre siècle de géomètres et d'agioteurs. Je suis donc très-impatient d'atteindre Moscou; c'est maintenant le but de mon voyage; je pars dans deux jours, mais, d'ici là, je vous écrirai plus assidûment que jamais, car je tiens à compléter, selon mes moyens, le tableau de ce vaste et singulier Empire.
On ne saurait se figurer la tristesse de Saint-Pétersbourg les jours où l'Empereur est absent; à la vérité cette ville n'est, en aucun temps, ce qui s'appelle gaie; mais sans la cour, c'est un désert: vous savez d'ailleurs qu'elle est toujours menacée de destruction par la mer. Aussi, me disais-je ce matin en parcourant ses quais solitaires, ses promenades vides: «Pétersbourg va donc être submergé; les hommes ont fui, et l'eau revient prendre possession du marécage; cette fois la nature a fait raison des efforts de l'art.» Ce n'est rien de tout cela, Pétersbourg est mort parce que l'Empereur est à Péterhoff; voilà tout.
L'eau de la Néva, repoussée par la mer, monte si haut, les terres sont si basses, que ce large débouché avec ses innombrables bras ressemble à une inondation stagnante, à un marais: on appelle la Néva un fleuve, faute de lui trouver quelque qualification plus exacte. À Pétersbourg la Néva, c'est déjà la mer; plus haut, c'est un émissaire long de quelques lieues, et qui sert de décharge au lac Ladoga dont il apporte les eaux dans le golfe de Finlande.
À l'époque où l'on construisait les quais de Pétersbourg, le goût des édifices peu élevés était dominant chez les Russes; goût fort déraisonnable dans un pays où la neige diminue de six pieds pendant huit mois de l'année la hauteur des murailles, et où le sol n'offre aucun accident qui puisse couper d'une manière un peu pittoresque le cercle régulier que forme l'immuable ligne de l'horizon servant de cadres à des sites plats comme la mer.
Un ciel gris, une eau peu vive, un climat ennemi de la vie, une terre spongieuse, basse, infertile et sans solidité, une plaine si peu variée que la terre y ressemble à de l'eau d'une teinte légèrement foncée, tels sont les désavantages contre lesquels l'homme avait à lutter pour embellir Pétersbourg et ses environs. C'est assurément par un caprice, bien contraire au sentiment du beau, qu'on s'avise de poser sur une table rase une suite de monuments très-plats et qui marquent à peine leur place sur la mousse unie des marécages. Dans ma jeunesse, je m'enthousiasmais au pied des montagneuses côtes de la Calabre devant des paysages dont toutes les lignes étaient verticales, la mer exceptée. Ici au contraire la terre n'est qu'une surface plane qui se termine par une ligne parfaitement horizontale tirée entre le ciel et l'eau. Les hôtels, les palais et les colléges qui bordent la Néva paraissent à peine sortir du sol ou plutôt de la mer; il y en a qui n'ont qu'un étage, les plus élevés en ont trois, et tous semblent écrasés. Les mâts des bateaux dépassent les toits des maisons; ces toits sont de fer peint: c'est propre et léger; mais on les a faits très-plats à l'italienne; autre contre-sens! Les toits pointus conviennent seuls aux pays où la neige abonde. En Russie on est choqué à chaque pas des résultats d'une imitation irréfléchie.
Entre ces carrés d'édifices dont l'architecture veut être romaine, vous apercevez de vastes percées droites et vides qu'on appelle des rues; l'aspect de ces ouvertures, malgré les colonnades classiques qui les bordent, n'est rien moins que méridional. Le vent balaie sans obstacle ces routes alignées et larges comme les allées qui divisent les compartiments d'un camp.
La rareté des femmes contribue à la tristesse de la ville. Celles qui sont jolies ne sortent guère à pied. Les personnes riches qui veulent marcher ne manquent jamais de se faire suivre par un laquais; cet usage est ici fondé sur la prudence et la nécessité.
L'Empereur seul a la puissance de peupler cet ennuyeux séjour, seul il fait foule dans ce bivouac, abandonné sitôt que le maître a disparu. Il prête une passion, une pensée à des machines; enfin il est le magicien dont la présence éveille la Russie et dont l'absence l'endort: dès que la cour a quitté Pétersbourg, cette magnifique résidence prend l'aspect d'une salle de spectacle après la représentation. L'Empereur est la lumière de la lampe. Depuis mon retour de Péterhoff, je ne reconnais pas Pétersbourg; ce n'est plus la ville que j'ai quittée il y a quatre jours: si l'Empereur revenait cette nuit, demain on trouverait un vif intérêt à tout ce qui ennuie aujourd'hui. Il faut être Russe pour comprendre le pouvoir de l'oeil du maître; c'est bien autre chose que l'oeil de l'amant cité par La Fontaine.
Vous croyez qu'une jeune fille pense à ses amours en présence de l'Empereur. Détrompez-vous, elle pense à obtenir un grade pour son frère: une vieille femme, dès qu'elle sent le voisinage de la cour, ne sent plus ses infirmités; elle n'a pas de famille à pourvoir: n'importe; on fait de la courtisanerie pour le plaisir d'en faire, et l'on est servile sans intérêt; comme on aime le jeu pour lui-même. La flatterie n'a pas d'âge. Ainsi, à force de secouer le fardeau des ans, cette marionnette ridée perd la dignité de la vieillesse: on se sent impitoyable pour la décrépitude agitée, parce qu'elle est ridicule. C'est surtout à la fin de la vie qu'il faudrait savoir pratiquer les leçons du temps, qui ne cesse de nous enseigner le grand art de renoncer. Heureux les hommes qui de bonne heure ont su profiter de ces avertissements!!… le renoncement prouve la force de l'âme: quitter avant de perdre, telle est la coquetterie de la vieillesse.
Elle n'est guère à l'usage des gens de cour; aussi l'exerce-t-on à Saint-Pétersbourg moins que partout ailleurs. Les vieilles femmes remuantes me paraissent le fléau de la cour de Russie. Le soleil de la faveur aveugle les ambitieux et surtout les ambitieuses; il les empêche de discerner leur véritable intérêt qui serait de sauver sa fierté en cachant les misères de son coeur. Au contraire, les courtisans russes, pareils aux dévots perdus en Dieu, se glorifient de leur pauvreté d'âme: ils font flèche de tout bois, ils exercent leur métier à découvert. Ici le flatteur joue les cartes sur la table; et ce qui m'étonne, c'est qu'il puisse encore gagner à un jeu si connu de tout le monde. En présence de l'Empereur l'hydropique respire, le vieillard paralysé devient agile, il n'y a plus de malade, plus de goutteux: il n'y a plus d'amoureux qui brûle, plus de jeune homme qui s'amuse, plus d'homme d'esprit qui pense, il n'y a plus d'homme!!! C'est l'avanie de l'espèce. Pour tenir lieu d'âme à ces apparences humaines, il leur reste un dernier souffle d'avarice et de vanité qui les anime jusqu'à la fin: ces deux passions font vivre toutes les cours, mais ici elles donnent à leurs victimes l'émulation militaire; c'est une rivalité disciplinée qui s'agite à tous les étages de la société. Monter d'un grade en attendant mieux, telle est la pensée de cette foule étiquetée.
Mais aussi quelle prostration de force a lieu quand l'astre qui faisait mouvoir ces atomes flatteurs, n'est plus au-dessus de l'horizon! On croit voir la rosée du soir tomber sur la poussière, ou les nonnes de Robert-le-Diable se recoucher dans leurs sépulcres en attendant le signal d'une nouvelle ronde.
Avec cette continuelle tension de l'esprit de tous et de chacun vers l'avancement, point de conversation possible: les yeux des Russes du grand monde sont des tournesols de palais: on vous parle sans s'intéresser à ce qu'on vous dit, et le regard reste fasciné par le soleil de la faveur.
Ne croyez pas que l'absence de l'Empereur rende la conversation plus libre; il est toujours présent à l'esprit: alors à défaut des yeux c'est la pensée qui fait tournesol. En un mot, l'Empereur est le bon Dieu; il est la vie, il est l'amour pour ce malheureux peuple. C'est en Russie surtout qu'il faudrait répéter sans se lasser la prière du sage: «Mon Dieu, préservez-moi de l'ensorcellement des niaiseries!»
Vous figurez-vous la vie humaine réduite à l'espoir de faire la révérence au maître pour le remercier d'un regard? Dieu avait mis trop de passions dans le coeur de l'homme pour l'usage qu'il en fait ici.
Que si je me mets à la place du seul homme à qui l'on y reconnaisse le droit de vivre libre, je tremble pour lui. Terrible rôle à jouer que celui de la providence de soixante millions d'âmes!! Cette divinité, née d'une superstition politique, n'a que deux partis à prendre: prouver qu'elle est homme en se laissant écraser, ou pousser ses sectateurs à la conquête du monde pour soutenir qu'elle est Dieu; voilà comment en Russie la vie entière n'est que l'école de l'ambition.
Mais par quel chemin les Russes ont-ils passé pour arriver à cette abnégation d'eux-mêmes? Quel moyen humain a pu amener un tel résultat politique? le moyen?… le voici, c'est le tchinn: le tchinn est le galvanisme, la vie apparente des corps et des esprits, c'est la passion qui survit à toutes les passions!… Je vous ai montré les effets du tchinn: maintenant il est juste que je vous dise ce que c'est que le tchinn.
Le tchinn c'est une nation enrégimentée, c'est le régime militaire appliqué à une société tout entière, et même aux classes qui ne vont pas à la guerre. En un mot c'est la division de la population civile en classes, qui répondent aux grades de l'armée. Depuis que cette hiérarchie est instituée, tel homme qui n'a jamais vu faire l'exercice, peut obtenir le rang de colonel.
Pierre-le-Grand, c'est toujours à lui qu'il faut remonter pour comprendre la Russie actuelle: Pierre-le-Grand, importuné de certains préjugés nationaux qui ressemblaient à de l'aristocratie, et qui le gênaient dans l'exécution de ses plans, s'avisa un jour de trouver les têtes de son troupeau trop pensantes, trop indépendantes; voulant remédier à cet inconvénient, le plus grave de tous aux yeux d'un esprit actif et sagace dans sa sphère, mais trop borné pour comprendre les avantages de la liberté quelque profitable qu'elle soit aux nations, et même aux hommes qui les gouvernent; ce grand maître, en fait d'arbitraire, n'imagina rien de mieux dans sa pénétration profonde, mais restreinte, que de diviser le troupeau, c'est-à-dire, le pays en diverses classes indépendantes du nom, de la naissance des individus et de l'illustration des familles: si bien que le fils du plus grand seigneur de l'Empire peut faire partie d'une classe inférieure, tandis que le fils d'un de ses paysans peut monter aux premières classes selon le bon plaisir de l'Empereur. Dans cette division du peuple, chaque homme reçoit sa place de la faveur du prince; et voilà comment la Russie est devenue un régiment de soixante millions d'hommes, c'est ce qu'on appelle le tchinn, et c'est la plus grande oeuvre de Pierre-le-Grand.
Vous voyez de quelle manière ce prince, qui a fait tant de mal par précipitation, s'est affranchi en un jour des entraves des siècles. Ce tyran du bien, quand il a voulu régénérer son peuple, a compté la nature, l'histoire, le passé, le caractère, la vie des hommes pour rien. De tels sacrifices rendent les grands résultats faciles, aussi Pierre Ier a-t-il fait de grandes choses, mais avec d'immenses moyens; et ces grandes choses ont été rarement bonnes. Il sentait fort bien et savait mieux que personne que tant que la noblesse subsiste dans une société, le despotisme d'un seul n'y sera jamais qu'une fiction; donc il s'est dit: pour réaliser mon gouvernement il faut anéantir ce qui reste du régime féodal, et le meilleur moyen d'atteindre à ce but c'est de faire des caricatures de gentilshommes, d'accaparer la noblesse, c'est-à-dire de la détruire en la faisant dépendre de moi: aussitôt la noblesse a été sinon abolie, du moins transformée, c'est-à-dire annulée par une institution qui la supplée sans la remplacer. Il est des castes dans cette hiérarchie où il suffit d'entrer pour acquérir la noblesse héréditaire. Pierre-le-Grand, que j'appellerais plus volontiers Pierre-le-Fort, devançant de plus d'un demi-siècle les révolutions modernes, a écrasé la féodalité par ce moyen. Moins puissante à la vérité chez lui qu'elle ne l'était chez nous, elle a succombé sous l'institution moitié civile moitié militaire qui a fait la Russie actuelle. Il était doué d'un esprit lucide, et néanmoins de courte portée. Aussi, en élevant son pouvoir sur tant de ruines, n'a-t-il su profiter de la force exorbitante qu'il accaparait que pour singer plus à son aise la civilisation de l'Europe.
Avec les moyens d'action usurpés par ce prince, un esprit créateur eût opéré bien d'autres miracles. Mais la nation russe, montée après toutes les autres sur la grande scène du monde, a eu pour génie l'imitation: et pour organe, un élève charpentier! Avec un chef moins minutieux, moins attaché aux détails, cette nation eût fait parler d'elle plus tard, il est vrai, mais d'une manière plus glorieuse. Son pouvoir fondé sur des nécessités intérieures, eût été utile au monde; il n'est qu'étonnant.
Les successeurs de ce législateur en sayon, ont joint pendant cent ans l'ambition de subjuguer leurs voisins à la faiblesse de les copier. Aujourd'hui l'Empereur Nicolas croit enfin le temps venu où la Russie n'a plus besoin d'aller prendre ses modèles chez les étrangers pour dominer et pour conquérir le monde. Il est le premier souverain vraiment Russe qu'ait eu la Russie depuis Ivan IV. Pierre Ier, Russe par son caractère, ne l'était pas par sa politique; Nicolas, Allemand par nature, est Russe par calcul et par nécessité.
Le tchinn est composé de quatorze classes et chacune de ces classes a des priviléges qui lui sont propres. La quatorzième est la plus basse.
Placée immédiatement au-dessus des serfs elle a pour unique avantage celui d'être composée d'hommes intitulés libres. Cette liberté consiste à ne pouvoir être frappé sans que celui qui donne les coups encoure des poursuites criminelles. En revanche, tout individu qui fait partie de cette classe est tenu d'écrire sur sa porte son numéro de classe afin que nul supérieur ne puisse être induit en tentation ni en erreur; averti par cette précaution, le batteur d'homme libre deviendrait coupable et serait passible d'une peine.
Cette quatorzième classe est composée des derniers employés du gouvernement, des commis de la poste, facteurs, et autres subalternes chargés de porter ou d'exécuter les ordres des administrateurs supérieurs: elle répond au grade de sous-officier dans l'armée Impériale. Les hommes qui la composent, serviteurs de l'Empereur, ne sont serfs de personne; et ils ont le sentiment de leur dignité sociale; quant à la dignité humaine, vous le savez, elle n'est pas connue en Russie.
Toutes les classes du tchinn répondant à autant de grades militaires, la hiérarchie de l'armée se trouve pour ainsi dire en parallèle avec l'ordre qui règne dans l'état tout entier. La première classe est au sommet de la pyramide, et elle se compose aujourd'hui d'un seul homme: le maréchal Paskiewitch, vice-roi de Varsovie.
Je vous le répète, c'est uniquement la volonté de l'Empereur qui fait qu'un individu avance dans le tchinn. Ainsi un homme monté de degrés en degrés jusqu'au rang le plus élevé de cette nation artificielle, peut parvenir aux derniers honneurs militaires sans avoir servi dans aucune arme.
La faveur de l'avancement ne se demande jamais, mais elle se brigue toujours.
Il y a là une force de fermentation immense mise à la disposition du chef de l'État. Les médecins se plaignent de ne pouvoir donner la fièvre à certains patients pour les guérir des maladies chroniques: le Czar Pierre a inoculé la fièvre de l'ambition à tout son peuple pour le rendre plus pliable et pour le gouverner à sa guise.
L'aristocratie anglaise est également indépendante de la naissance, puisqu'elle tient à deux choses qui s'acquièrent: à la charge et à la terre. Or si cette aristocratie, toute mitigée qu'elle est, prête encore une énorme influence à la couronne, quelle ne doit donc pas être la puissance d'un maître de qui relèvent toutes ces choses à la fois, en droit comme en fait?…
Il résulte d'une semblable organisation sociale une fièvre d'envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l'ambition, que le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde. J'en reviens toujours à ce terme, parce qu'on ne peut s'expliquer que pour un tel but l'excès des sacrifices imposés ici à l'individu par la société. Si l'ambition excessive dessèche le coeur d'un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d'une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l'histoire de Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.
Ici s'élève une question capitale: la pensée conquérante qui est la vie secrète de la Russie, est-elle un leurre propre à séduire plus ou moins longtemps des populations grossières, ou bien doit-elle un jour se réaliser?
Ce doute m'obsède sans cesse, et malgré tous mes efforts je n'ai pu le résoudre. Tout ce que je puis vous dire, c'est que depuis que je suis en Russie, je vois en noir l'avenir de l'Europe. Pourtant ma conscience m'oblige à vous avouer que cette opinion est combattue par des hommes très-sages et très-expérimentés.
Ces hommes disent que je m'exagère la puissance russe, que chaque société a ses fatalités, que le destin de celle-ci est de pousser ses conquêtes vers l'Orient, puis de se diviser elle-même. Ces esprits qui s'obstinent à ne pas croire au brillant avenir des Slaves conviennent avec moi des heureuses et aimables dispositions de ce peuple; ils reconnaissent qu'il est doué de l'instinct du pittoresque, ils lui accordent le sentiment musical; ils concluent que ces dispositions peuvent l'aider à cultiver les beaux-arts jusqu'à un certain point, mais qu'elles ne suffisent pas à réaliser les prétentions dominatrices que je lui attribue ou que je suppose à son gouvernement. «Le génie scientifique manque aux Russes, ajoutent-ils, ils n'ont jamais montré de puissance créatrice; n'ayant reçu de la nature qu'un esprit paresseux et superficiel, s'ils s'appliquent, c'est par peur plus que par penchant; la peur les rend aptes à tout entreprendre, à ébaucher tout; mais aussi elle les empêche d'aller loin sur aucune route; le génie est de sa nature hardi comme l'héroïsme, il vit de liberté, tandis que la peur et l'esclavage n'ont qu'un règne et une sphère bornés comme la médiocrité dont ils sont les armes. Les Russes bons soldats sont mauvais marins; en général, ils sont plus résignés que réfléchis; plus religieux que philosophes, ils ont plus d'obéissance que de volonté, leur pensée manque de ressort comme leur âme de liberté[2]. Ce qui leur paraît le plus difficile et ce qui leur est le moins naturel, c'est d'occuper sérieusement leur intelligence et de fixer leur imagination, afin de l'exercer utilement: toujours enfants, ils pourront pour un moment être conquérants dans le domaine du sabre; ils ne le seront jamais dans celui de la pensée; or, un peuple qui n'a rien à enseigner aux peuples qu'il veut subjuguer n'est pas longtemps le plus fort.
«Physiquement même les paysans français et anglais sont plus robustes que les Russes: ceux-ci sont plus agiles que musculeux, plus féroces qu'énergiques, plus rusés qu'entreprenants; ils ont le courage passif, mais ils manquent d'audace et de persévérance: l'armée, si remarquable par sa discipline et par sa bonne tenue les jours de parade, est composée, à l'exception de quelques corps d'élite, d'hommes bien habillés quand ils se montrent en public, mais tenus salement lorsqu'ils restent dans l'intérieur des casernes. Le teint hâve des soldats trahit la souffrance et la faim; car les fournisseurs volent ces malheureux qui ne sont pas assez payés pour subvenir à leurs besoins, en prélevant sur leur solde de quoi se mieux nourrir: les deux campagnes de Turquie ont assez montré la faiblesse du colosse: bref, une société qui n'a pas goûté de la liberté en naissant, et chez laquelle toutes les grandes crises politiques ont été provoquées par l'influence étrangère, énervée dans son germe, n'a pas un long avenir…»
De tout cela l'on conclut que la Russie puissante chez elle, redoutable tant qu'elle ne luttera qu'avec des populations asiatiques, se briserait contre l'Europe le jour où elle voudrait jeter le masque et faire la guerre pour soutenir son arrogante diplomatie.
Telles sont, ce me semble, les plus fortes raisons opposées à mes craintes par les optimistes politiques. Je n'ai point affaibli les arguments de mes adversaires; ils m'accusent d'exagérer le danger. À la vérité, mon opinion est partagée par d'autres esprits tout aussi graves et qui ne cessent de reprocher aux optimistes leur aveuglement, en les exhortant à reconnaître le mal avant qu'il soit devenu irrémédiable. Je vous ai présenté la question sous ses deux faces; prononcez: votre arrêt sera pour moi d'un grand poids; toutefois, je vous préviens que si votre décision m'est contraire, elle n'aura d'autre résultat prochain que de me forcer à défendre mon opinion le plus longtemps et le plus vigoureusement possible, en tâchant de l'étayer par de meilleures raisons. Je vois le colosse de près, et j'ai peine à me persuader que cette oeuvre de la Providence n'ait pour but que de diminuer la barbarie de l'Asie. Il me semble qu'elle est principalement destinée à châtier la mauvaise civilisation de l'Europe par une nouvelle invasion; l'éternelle tyrannie orientale nous menace incessamment et nous la subirons si nos extravagances et nos iniquités nous rendent dignes d'un tel châtiment.
Vous n'attendez pas de moi un voyage complet; je néglige de vous parler de bien des choses célèbres ou intéressantes, parce qu'elles n'ont fait que peu d'impression sur moi: je veux rester libre, et ne décrire que ce qui me frappe vivement. Les nomenclatures obligées me dégoûteraient des voyages: il y a bien assez de catalogues sans que j'ajoute mes listes à tant de chiffres.
On ne peut rien voir ici sans cérémonie et sans préparation. Aller quelque part que ce soit, quand l'envie vous prend d'y aller, c'est chose impossible; s'il faut prévoir quatre jours d'avance où vous portera votre fantaisie, autant n'avoir point de fantaisie: c'est à quoi l'on finit par se résigner en vivant ici. L'hospitalité russe, hérissée de formalités, rend la vie difficile aux étrangers les plus favorisés; c'est un prétexte honnête pour gêner les mouvements du voyageur et pour borner la licence de ses observations. On vous fait soi-disant les honneurs du pays, et grâce à cette fastidieuse politesse, l'observateur ne peut visiter les lieux, examiner les choses qu'avec un guide; n'étant jamais seul, il a plus de peine à juger d'après lui-même, et c'est ce qu'on veut. Pour entrer en Russie, il faut déposer, avec votre passe-port, votre libre arbitre à la frontière. Voulez-vous voir les curiosités d'un palais? on vous donnera un chambellan qui vous en fera les honneurs du haut en bas, et vous forcera par sa présence à observer chaque chose en détail, c'est-à-dire à ne voir que de son point de vue et à tout admirer sans choix. Voulez-vous parcourir un camp, qui n'a d'autre intérêt pour vous que le site des baraques, l'aspect pittoresque des uniformes, la beauté des chevaux, la tenue du soldat sous la tente? un officier, quelquefois un général vous accompagnera: un hôpital? le médecin en chef vous escortera: une forteresse? le gouverneur vous la montrera ou plutôt vous la cachera poliment: une école, un établissement public quelconque? le directeur, l'inspecteur sera prévenu de votre visite, vous le trouverez sous les armes, et l'esprit bien préparé à braver votre examen: un édifice? l'architecte vous en fera parcourir toutes les parties, et vous expliquera de lui-même tout ce que vous ne lui demanderez pas afin d'éviter de vous instruire de ce que vous avez intérêt d'apprendre.
Il résulte de ce cérémonial oriental que pour ne point passer votre temps à faire le métier de demander des permissions, vous renoncez à voir bien des choses; premier avantage!… Ou si votre curiosité est assez robuste pour vous faire persister à importuner les gens, vous serez au moins surveillé de si près dans vos perquisitions qu'elles n'aboutiront à rien; vous ne communiquerez qu'officiellement avec les chefs des établissements soi-disant publics, et l'on ne vous laissera d'autre liberté que celle d'exprimer devant l'autorité légitime votre admiration commandée par la politesse, par la prudence et par une reconnaissance dont les Russes sont fort jaloux. On ne vous refuse rien, mais on vous accompagne partout: la politesse devient ici un moyen de surveillance.
Voilà comme on vous tyrannise sous prétexte de vous faire honneur. Tel est le sort des voyageurs privilégiés. Quant aux voyageurs non protégés, ils ne voient rien du tout. Ce pays est organisé de façon que sans l'intervention immédiate des agents de l'autorité, nul étranger ne peut le parcourir agréablement ni même sûrement. Vous reconnaissez, j'espère, les moeurs et la politique de l'Orient déguisées sous l'urbanité européenne… Cette alliance de l'Orient et de l'Occident dont on retrouve les conséquences à chaque pas est ce qui caractérise l'Empire russe.
La demi-civilisation procède par des formalités; une civilisation raffinée les fait disparaître; c'est ainsi que la politesse parfaite exclut les façons.
Les Russes sont encore persuadés de l'efficacité du mensonge, et cette illusion m'étonne de la part de gens qui en ont tant usé… Ce n'est pas que leur esprit manque de finesse ou de compréhension; mais dans un pays où les gouvernants n'ont pas encore compris les avantages de la liberté, même pour eux, les gouvernés doivent reculer devant les inconvénients immédiats de la sincérité. On est forcé de le répéter à chaque instant: ici, peuples et grands, tous nous rappellent les Grecs du Bas-Empire.
Je ne suis peut-être pas assez reconnaissant des soins dont ce peuple affecte d'entourer un étranger connu; c'est que je vois le fond des pensées et que je me dis malgré moi: tout cet empressement montre moins de bienveillance qu'il ne trahit d'inquiétude.
On veut, d'après le judicieux précepte de Monomaque[3], que l'étranger sorte content du pays.
Ce n'est pas que le vrai pays se soucie de ce qu'on dit et pense de lui; mais quelques familles prépondérantes sont travaillées du puéril désir de refaire en Europe la réputation de la Russie.
Si je regarde plus avant, j'aperçois, sous le voile dont on se plaît à couvrir les objets, le goût du mystère pour le mystère même; c'est un effet de l'habitude et de la complexion… Ici la réserve est à l'ordre du jour, comme l'imprudence l'est à Paris.
En Russie le secret préside à tout: secret administratif, politique, social; discrétion utile et inutile, silence superflu pour assurer le nécessaire; tels sont les inévitables conséquences du caractère primitif de ces hommes, corroboré par l'influence de leur gouvernement. Tout voyageur est un indiscret; il faut le plus poliment possible garder à vue l'étranger toujours trop curieux, de peur qu'il ne voie les choses telles qu'elles sont, ce qui serait la plus grande des inconvenances. Bref les Russes sont des Chinois déguisés; ils ne veulent pas avouer leur aversion pour les observateurs venus de loin; mais s'ils osaient braver ainsi que les vrais Chinois le reproche de barbarie, ils nous refuseraient l'entrée de Pétersbourg comme on nous exclut de Pékin, et ils n'admettraient chez eux que les gens de métiers, en ayant soin de ne plus permettre à l'ouvrier qui serait reçu de retourner dans son pays. Vous voyez pourquoi l'hospitalité russe trop vantée m'importune plus qu'elle ne me flatte et ne me touche; on m'enchaîne sous prétexte de me protéger; mais de toutes les espèces de gênes, la plus insupportable me paraît celle dont je n'ai pas le droit de me plaindre. La reconnaissance que j'éprouve ici pour l'empressement dont je me vois l'objet est celle d'un soldat enrôlé de force: moi, indépendant avant tout, c'est-à-dire voyageur, je me sens passer sous le joug: on s'évertue sans cesse à discipliner mes idées… On ne sait faire autre chose ici que l'exercice; les esprits y manoeuvrent comme les soldats; chaque soir en rentrant chez moi, je me tâte pour voir quel uniforme je porte, j'examine mes pensées pour leur demander leur grade, car les idées sont classées en ce pays selon les personnes: à tel rang on a ou l'on professe telle manière de voir, et plus on monte, moins on pense, c'est-à-dire, moins on ose parler.
Ayant évité soigneusement de me lier avec beaucoup de grands seigneurs, je n'ai bien vu que la cour; je voulais conserver mes droits de juge indépendant et impartial, je craignais de me faire accuser d'ingratitude ou d'infidélité; je craignais surtout de rendre des personnes du pays responsables de mes opinions particulières. Mais à la cour j'ai passé en revue toute la société.
L'affectation du ton français, moins l'esprit de conversation naturel à la France, voilà ce qui m'a frappé d'abord. J'ai bien entrevu un esprit russe, esprit caustique, sarcastique, moqueur, et qui me paraîtrait amusant dans une conversation libre, sans jamais m'inspirer de sécurité ni de bienveillance. Mais cet esprit demeure caché aux étrangers comme tout le reste. Si je séjournais ici un peu de temps j'arracherais leur masque à ces marionnettes; car je m'ennuie de les voir copier les grimaces françaises. À mon âge on n'a plus rien à apprendre de l'affectation; la vérité seule intéresse toujours, parce qu'elle instruit; elle seule est toujours nouvelle.
Voilà donc pourquoi j'ai profité le moins possible de l'hospitalité des gens du grand monde; c'est bien assez de subir l'indispensable hospitalité des administrateurs et des employés de tous grades; cette surveillance, qu'on s'efforce de décorer d'un nom patriarcal, me rebute comme l'hypocrisie. Parlez-moi des pays où l'hospitalité n'est pas un impôt régulier! celle qu'on y reçoit a le prix d'une faveur.
J'ai remarqué dès le premier abord que tout Russe des basses classes, soupçonneux par nature, déteste les étrangers par ignorance, par préjugé national; j'ai trouvé ensuite que tout Russe des classes élevées, également soupçonneux, les craint parce qu'il les croit hostiles; il dit: «Les Français, les Anglais sont persuadés de leur supériorité sur tous les peuples,» ce motif suffit au Russe pour haïr l'étranger, comme en France le provincial se défie du Parisien. Une jalousie sauvage, une envie puérile, mais impossible à désarmer, domine la plupart des Russes dans leurs rapports avec les hommes des autres pays; et comme vous sentez partout cette disposition peu sociable, vous finissez, tout en vous en plaignant, par partager la méfiance que vous inspirez. Vous concluez qu'une confiance qui ne devient jamais réciproque est de la duperie, et dès lors vous restez froid, réservé, comme les coeurs au fond desquels vous lisez malgré vous et malgré eux.
Le caractère russe, sous beaucoup de rapports, est le contraire du caractère allemand. Voilà pourquoi les Russes disent qu'ils ressemblent aux Français; mais cette analogie n'est qu'apparente; dans le fond des âmes il y a une grande dissemblance. Vous pouvez admirer si bon vous semble en Russie la pompe, la dignité orientale, vous y pouvez étudier l'astuce grecque: gardez-vous d'y chercher la naïveté gauloise, la sociabilité, l'amabilité des Français quand ils sont naturels; vous y trouveriez encore moins, je l'avoue, la bonne foi, la solidité d'instruction, la cordialité germaniques. En Russie on rencontrera de la bonté puisqu'il y en a partout où il y a des hommes; mais on n'y rencontrera jamais de la bonhomie.
Tout Russe est né imitateur, donc il est observateur avant tout et même, pour tout dire, ce talent qui est celui des peuples enfants, dégénère souvent en un espionnage assez bas; il produit des questions importunes, impolies et qui deviennent choquantes de la part de gens toujours impénétrables eux-mêmes et dont les réponses ne sont que des faux-fuyants. On dirait ici que l'amitié même a quelqu'accointance avec la police. Comment se sentir à son aise avec des hommes si avisés, si discrets quant à ce qui les concerne et si inquisitifs à l'égard des autres? S'ils vous voyaient prendre avec eux des manières plus naturelles que celles qu'ils ont avec vous, ils vous croiraient leur dupe: gardez-vous donc de leur laisser voir de l'abandon, de leur témoigner de la confiance: pour des hommes qui ne sentent rien, il y a un amusement à observer les émotions des autres; mais je n'aime pas à servir à ce divertissement. Nous voir vivre, c'est le plus grand plaisir des Russes; si nous les laissions faire, ils se plairaient à lire dans notre coeur, à faire l'analyse de nos sentiments, comme on va au spectacle.
La défiance excessive des gens auxquels vous avez affaire ici, à quelque classe qu'ils appartiennent, vous avertit de vous tenir sur vos gardes: le danger que vous courez vous est révélé par la peur que vous inspirez.
L'autre jour à Péterhoff un traiteur n'a pas voulu permettre à mon domestique de place de me servir un mauvais souper dans ma loge d'acteur, sans lui en faire déposer le prix d'avance. Notez que la boutique de cet homme si prudent est à deux pas du théâtre. Ce que vous portez à votre bouche d'une main il faut le payer de l'autre; si vous commandez quelque chose à un marchand sans lui donner des arrhes, il croira que vous plaisantez et ne travaillera pas pour vous; nul ne peut quitter la Russie s'il n'a prévenu de son projet tous ses créanciers; c'est-à-dire s'il n'a fait annoncer son départ trois fois dans les gazettes et mis une distance de huit jours entre chaque publication. Ceci est de rigueur, à moins de payer la police pour abréger les délais, mais il faut que l'insertion ait eu lieu au moins une ou deux fois. On ne vous accorde des chevaux de poste que sur une attestation de l'autorité qui certifie que vous ne devez rien à personne.
Tant de précautions dénotent la mauvaise foi qui règne dans un pays; et comme jusqu'à présent les Russes ont eu personnellement peu de rapport avec les étrangers, ils n'ont pu prendre leçon de ruse que d'eux-mêmes. L'expérience ne leur est venue que des relations qu'ils ont entre eux. Ces hommes ne nous permettent pas d'oublier le mot de leur souverain favori Pierre-le-Grand: «Il faut trois juifs pour tromper un Russe.»
À chaque pas que vous faites ici vous reconnaissez ces politiques de Byzance dépeints par les historiens du temps des croisés et retrouvés par l'Empereur Napoléon dans l'Empereur Alexandre dont il disait souvent: «C'est un Grec du Bas-Empire!!…»
Il faut autant qu'on peut éviter d'avoir aucune affaire à traiter avec des esprits dont les modèles et les instituteurs furent toujours ennemis de la chevalerie; ces esprits sont esclaves de leurs intérêts, et souverains de leur parole; je me plais à le répéter: jusqu'à présent dans tout l'Empire russe je n'ai trouvé qu'une seule personne qui me parût sincère: c'est l'Empereur.
À la vérité la franchise coûte moins à un autocrate qu'elle ne coûte à ses sujets. Pour le Czar parler sans déguisement c'est faire acte d'autorité: le souverain absolu qui ment, abdique.
Mais combien ne s'en est-il pas trouvé qui ont méconnu sur ce point leur pouvoir et leur dignité! Les âmes basses ne se croient jamais au-dessus du mensonge; il faut donc savoir gré de sa sincérité même à un homme tout-puissant. L'Empereur Nicolas unit la franchise à la politesse; et ces deux qualités, qui s'excluent chez le vulgaire, se servent merveilleusement l'une l'autre chez ce prince.
Parmi les grands seigneurs, ceux qui ont bon ton l'ont parfait: c'est ce dont on peut s'assurer tous les jours à Paris et ailleurs. Mais un Russe de salon qui n'arrive pas à la vraie politesse, c'est-à-dire à l'expression facile d'une aménité réelle, est d'une grossièreté d'âme qui devient doublement choquante par la fausse élégance de ses manières et de son langage. Ces Russes mal élevés et déjà bien endoctrinés, bien habillés, tranchants, sûrs d'eux-mêmes, suivent au pas de charge l'élégance de l'Europe, sans savoir que l'élégance des habitudes n'a de prix qu'autant qu'elle annonce quelque chose de mieux dans le coeur de ceux qui la possèdent; apprentis de la mode ils prennent l'apparence pour la chose: ce sont des ours façonnés qui me font regretter les ours bruts; ils ne sont pas encore des hommes cultivés, qu'ils sont déjà des sauvages gâtés.
Puisque la Sibérie existe, et qu'on en fait parfois l'usage que vous savez, je voudrais la peupler de jeunes officiers ennuyés et de belles dames qui ont mal aux nerfs. «Vous demandez des passe-ports pour Paris, en voici pour Tobolsk.»
Voilà comment je voudrais que l'Empereur remédiât à la manie des voyages qui fait d'effrayants progrès en Russie parmi les sous-lieutenants à imagination et les femmes vaporeuses.
Si en même temps il reportait le siége de son Empire à Moscou, il aurait réparé le mal causé par Pierre-le-Grand autant qu'un homme peut atténuer les erreurs des générations.
Pétersbourg, cette ville bâtie contre la Suède plus encore que pour la Russie, ne devait être qu'un port de mer, un Dantzick russe: au lieu de cela, Pierre Ier construisit à ses boyards une loge sur l'Europe; il enferma dans une salle de bal ses grands seigneurs enchaînés, les laissant lorgner de loin avec envie une civilisation qu'on leur défendait d'atteindre; car forcer à copier, c'est empêcher d'égaler! Puis il leur dit: «Vous m'appellerez PIERRE-LE-GRAND sous peine de mort, parce que c'est moi qui vous civilise au prix de la vie de mon peuple et de la tête de mon fils!»
Pierre-le-Grand, dans toutes ses oeuvres, a compté l'humanité, le temps et la nature pour rien. Cette erreur, qui est le propre de la médiocrité obstinée et toute-puissante, c'est-à-dire de la tyrannie dont elle devient le cachet, ne peut être pardonnée à un homme qualifié de génie créateur par son peuple. Plus on examine la Russie et plus on se confirme dans l'opinion que ce prince a été trop exalté, même chez les étrangers; la postérité peut manquer d'équité par excès d'admiration. Si le Czar Pierre eût été aussi supérieur qu'on le dit, il eût évité la fausse route dans laquelle il a poussé son peuple, il eût prévu et détesté la frivolité d'esprit, l'instruction superficielle à laquelle il l'a condamné pour des siècles. Peut-on lui pardonner les abus de son despotisme, à lui qui avait vu le monde au XVIIIe siècle?
Il s'est servi de ses avantages moins en législateur qu'en tyran pour repétrir sa nation au gré de sa volonté. Malheureusement cette volonté fut d'un magicien plutôt que d'un esprit vaste et solide. Les grands hommes pour faire l'avenir n'annulent point le passé, ils l'acceptent afin d'en modifier les conséquences. Loin de continuer à diviniser cet ennemi de leur naturel, les Russes devraient lui reprocher d'avoir été la cause de ce qu'ils n'ont aucun caractère, c'est lui dont l'influence perpétuée par l'admiration irréfléchie de la postérité les empêche encore aujourd'hui de produire dans les arts et les sciences, un homme digne de faire époque chez les peuples étrangers[4]. Un législateur comme Confucius ne pouvait venir à la suite d'un réformateur tel que le charpentier de Saardam, et tel que le voyageur capricieux dont l'Europe d'alors avait vu la barbarie avec effroi, tout en admirant la force prodigieuse cachée sous cette rude écorce. Ce missionnaire couronné força un moment la nature parce qu'il le pouvait, mais c'est tout ce qu'il pouvait… S'il avait été dans sa vie ce qu'il est devenu dans l'histoire, grâce à la superstition des peuples et à l'exagération des écrivains, qu'aurait-il fait? il eût attendu; et, par cette patience, il eût mérité son brevet de grand homme: il a mieux aimé l'obtenir d'avance et se faire canoniser de son vivant.
Toutes ses idées avec les défauts de caractère dont elles étaient la conséquence ont encore été exagérées sous les règnes suivants; l'Empereur Nicolas le premier commence à remonter le torrent en rappelant les Russes à eux-mêmes: c'est une entreprise que le monde admirera quand il aura reconnu la fermeté de l'esprit qui l'a conçue. Après des règnes comme ceux de Catherine et de Paul, refaire de la Russie, telle que l'avait laissée l'Empereur Alexandre, un Empire russe, parler russe, penser en russe, avouer qu'on est Russe de coeur, tout en présidant une cour de grands seigneurs héritiers des favoris de la Sémiramis du Nord: c'est hardi!… Quel que soit le succès d'un tel plan, il honorera celui qui l'a tracé.
Les courtisans du Czar n'ont nuls droits reconnus et assurés, il est vrai; mais ils sont toujours forts contre leurs maîtres par les traditions perpétuées dans le pays; heurter de front les prétentions de ces hommes, se montrer dans le cours d'un règne déjà long aussi courageux contre d'hypocrites amis qu'on le fut contre des soldats révoltés, c'est assurément le fait d'un souverain fort supérieur: cette double lutte du maître contre ses esclaves furieux et contre ses impérieux courtisans est un beau spectacle: l'Empereur Nicolas tient ce qu'il a promis le jour de son avènement au trône; et certes, c'est dire beaucoup, car aucun prince n'a hérité du pouvoir dans des circonstances plus critiques, nul n'a fait face à un plus imminent péril avec plus d'énergie et de grandeur d'âme!…
Après l'émeute du 13 décembre, M. de La Ferronnays s'écriait: Je viens de voir Pierre-le-Grand civilisé: mot qui avait de la portée parce qu'il avait de la vérité; en voyant ce même homme dans sa cour développer ses idées de régénération nationale avec une persévérance infatigable et cela sans faste, sans bruit, sans violence, on peut s'écrier à plus juste titre encore: c'est Pierre-le-Grand qui revient pour réparer le mal fait par Pierre l'aveugle.
En cherchant à juger ce prince avec toute l'impartialité dont je suis capable, j'ai trouvé en lui tant de choses dignes d'éloges que je ne permets pas qu'on me parle de ce qui pourrait me troubler dans mon admiration.
Les pauvres souverains sont comme les statues: on les examine avec une si minutieuse attention que leurs moindres défauts magnifiés par la critique font oublier les mérites les plus rares et les plus réels. Mais plus j'admire l'Empereur Nicolas, plus vous me trouverez injuste peut-être envers le Czar Pierre. Cependant j'apprécie de mon mieux les efforts de volonté qu'il a faits pour tirer d'un marais gelé pendant huit mois de l'année, une ville telle que Pétersbourg. Mais, si j'ai le malheur d'apercevoir quelques-uns de ces misérables pastiches dont sa passion pour l'architecture classique, partagée par ses successeurs, a doté la Russie, mes sens et mon goût révoltés me font perdre tout ce que j'avais gagné par le raisonnement: des palais antiques pour servir de casernes à des Finois; des colonnes, des corniches, des frontons, des péristyles romains sous le pôle, et ces choses à refaire chaque année en beau plâtre blanc: vous conviendrez qu'une telle parodie de la Grèce et de l'Italie, moins le marbre et le soleil, peut bien me rendre toute ma colère; d'ailleurs je renonce avec d'autant plus de résignation au titre de voyageur impartial, que je suis persuadé que j'y ai droit.
Vous me menaceriez de la Sibérie, que vous ne m'empêcheriez pas de répéter que le manque de bon sens dans l'ensemble d'un monument, de fini et d'harmonie dans les détails, est insupportable. En architecture, le génie sert à trouver le moyen le plus court et le plus simple d'adapter les édifices à l'usage auquel on les destine. Or, devinez, je vous prie, à quelle fin des hommes de bon sens ont entassé tant de pilastres, d'arcades et de colonnades dans un pays qu'on ne peut habiter qu'avec de doubles châssis aux fenêtres hermétiquement closes pendant neuf mois de l'année. À Pétersbourg, c'est sous des remparts qu'il faudrait se promener, non sous des péristyles aériens. Que ne bâtissez-vous des tunnels et des galeries voûtées pour servir de vestibules, d'ouvrages avancés, de défense à vos palais[5]. Le ciel est votre ennemi, fuyez-en donc la vue; le soleil vous manque, vivez aux flambeaux; des fortifications et des casemates vous sont plus utiles que des promenoirs à découverte. Avec votre architecture méridionale vous affichez une prétention au beau climat qui me rend vos pluies et vos vents de l'été plus insupportables, sans parler des aiguilles de glace qu'on respire sur vos magnifiques perrons pendant vos interminables hivers.
Les quais de Pétersbourg sont une des plus belles choses de l'Europe: pourquoi? parce que le luxe est là dans la solidité. Des blocs de granit apportés dans un bas-fond pour y suppléer la terre, l'éternité du marbre, opposée à la puissance de destruction du froid, me donnent l'idée d'une force et d'une grandeur intelligentes. Pétersbourg est en même temps garanti contre la Néva et orné par les magnifiques parapets dont on a bordé cette rivière. Le sol nous manque, nous ferons un pavé de rocs pour porter notre capitale: cent mille hommes y mourront à la peine! peu nous importe; nous aurons une ville européenne et le renom d'un grand peuple. Ici, tout en déplorant l'inhumanité qui préside à cette gloire, je permets qu'on admire, et j'admire moi-même quoiqu'à regret!… J'admire encore quelques-uns des points de vue dont on jouit devant le palais d'hiver. Ce palais est bâti dans ce qu'on appelle l'île de l'Amirauté, aujourd'hui le plus beau quartier de la ville. Voici la description de Weber, faite, je crois, en 1718; je ne l'ai lue que dans Schnitzler, qui n'en indique pas clairement la date. «Le quartier contigu à celui du Jardin d'été, en descendant la Néva, est ce qu'on nomme l'île de l'Amirauté ou aussi la Slobode des Allemands, car c'est là que la plupart des étrangers sont établis. On y rencontre d'abord (là où la Moika sort de la Néva) la grande poste et la maison bâtie pour l'éléphant de Perse, mais où depuis l'on a placé le globe de Gottorp. L'église luthérienne des Finlandais et celle des catholiques, toutes deux en bois, sont dans cette partie de l'île appelée aussi Finnische Scheeren, parce qu'elle est occupée en majeure partie par des exilés de Finlande et de Suède. Les tristes cabanes de ce quartier ressemblent plus à des cages qu'à des maisons. Il serait difficile d'y trouver les personnes que l'on cherche, attendu qu'aucune rue ne porte un nom, et que toutes se désignent par quelques notables habitants qui y demeurent. Cependant les maisons de Millionne et celles du quai du Palais d'hiver offrent déjà un bel aspect[6].»
Voilà ce qu'était, il y a un peu plus de cent ans, le plus beau quartier du Pétersbourg actuel.
Quoique les plus grands monuments de cette ville se perdent dans un espace qui est plutôt une plaine qu'une place, le palais est imposant, le style de cette architecture du temps de la régence a de la noblesse, et la couleur rouge du grès dont l'édifice est bâti plaît à l'oeil. La colonne d'Alexandre, l'État-Major, l'Arc de Triomphe au fond de son demi-cercle d'édifices, les chevaux, les chars, l'Amirauté avec ses élégantes colonnettes et son aiguille dorée, Pierre-le-Grand sur son rocher, les ministères qui sont autant de palais, enfin l'étonnante église de Saint-Isaac en face d'un des trois ponts jetés sur la Néva; tout cela perdu dans l'enceinte d'une seule place n'est pas beau, mais c'est étonnamment grand… Cet enclos bâti est ce qu'on appelle la place du Palais. C'est réellement un composé de trois places immenses qui n'en font qu'une: Pétrofskii, Isaakskii, et la place du Palais d'hiver[7]. J'y trouve beaucoup de choses à critiquer; mais j'admire l'ensemble de ces édifices tout perdus qu'ils sont dans l'espace qu'ils devraient orner.
Je suis monté sur la coupole d'airain de l'église de Saint-Isaac. Les échafaudages de ce dôme, l'un des plus élevés du monde, sont à eux seuls des monuments. L'église n'étant pas terminée, je ne puis avoir l'idée de l'effet qu'elle produira dans son ensemble.
On voit de là Pétersbourg et ses plats environs; c'est toujours la même chose à perte de vue, l'homme ne peut vivre ici que par des efforts soutenus. Le triste et pompeux résultat de ces merveilles me dégoûte des miracles humains, et servira, j'espère, de leçon aux princes qui s'aviseraient encore une fois de compter la nature pour rien dans le choix des lieux où doivent s'élever leurs villes. Une nation ne tombe guère dans de telles erreurs, elles sont ordinairement le fruit de l'orgueil des souverains. Ceux-ci se croient le pouvoir de faire de grandes choses dans les lieux où la Providence avait voulu ne rien faire du tout; ils prennent la flatterie à la lettre, et se regardent comme des esprits créateurs. Ce que les princes craignent le moins, c'est d'être dupes de leur amour-propre; ils se défient de tout, hors d'eux-mêmes.
J'ai visité quelques églises: celle de la Trinité est belle, mais nue comme l'intérieur de la plupart des églises grecques que j'ai vues ici: en revanche l'extérieur des dômes est revêtu d'azur et parsemé d'étoiles d'or très-brillantes. La cathédrale de Kasan bâtie par Alexandre est vaste et belle; mais on y entre par un coin: c'est pour respecter la loi religieuse qui veut que l'autel grec soit invariablement tourné au levant. La rue dite la Perspective n'étant pas dirigée de manière à obéir à ce règlement, on a mis l'église de travers; les gens de l'art ont eu le dessous, les fidèles l'ont emporté, et l'un des plus beaux monuments de la Russie a été gâté par la superstition.
L'église de Smolna est la plus grande et la plus magnifique de toutes celles de Pétersbourg: elle appartient à une congrégation, c'est une espèce de chapitre de femmes et de filles fondé par l'Impératrice Anne. Des bâtiments énormes sont destinés à loger ces dames. En parcourant l'enceinte de ce noble asile, de ce cloître grand comme une ville, mais dont l'architecture serait plus appropriée à un établissement militaire qu'à une congrégation, on ne sait où l'on est; ce qu'on voit n'est ni palais ni couvent: c'est une caserne de femmes.
En Russie tout est soumis au régime militaire; la discipline de l'armée règne dans le chapitre des dames de Smolna.
Près de là, on voit le petit palais de la Tauride bâti en quelques semaines par Potemkin, pour Catherine: palais élégant, mais abandonné; or, dans ce pays, ce qui est abandonné est bientôt détruit, car les pierres mêmes n'y durent qu'à condition qu'on les soigne.
Un jardin d'hiver occupait tout un côté de l'édifice: cette magnifique serre chaude est vide dans la saison où nous sommes; je la crois négligée en toutes saisons. C'est de la vieille élégance dépourvue de la majesté que le temps imprime sur ce qui est antique; de vieux lustres prouvent qu'on a donné là des fêtes, qu'on y a dansé, qu'on y a soupé. Je crois que le dernier bal qu'a vu et que verra la Tauride a eu lieu pour le mariage de la grande-duchesse Hélène, femme du grand-duc Michel.
Il y a dans un coin une Vénus de Médicis, qu'on dit vraiment antique; vous savez que ce type a été souvent reproduit par les Romains.
Cette statue est placée sur un piédestal et l'on y lit l'inscription suivante écrite en russe:
PRÉSENT DU PAPE CLÉMENT XI, À L'EMPEREUR PIERRE Ier. 1717 ou 1719.
Cette Vénus, envoyée par un pape à un prince schismatique et dans le costume que vous connaissez, est sans contredit un singulier présent!… Le Czar, qui méditait depuis longtemps le projet d'éterniser le schisme en usurpant les dernières libertés de l'Église russe, a dû sourire à cette marque de bienveillance de l'évêque de Rome[8].
J'ai vu aussi les tableaux de l'Ermitage et je ne vous les décrirai pas, parce que je pars demain pour Moscou. L'Ermitage! n'est-ce pas un nom un peu prétentieux pour l'habitation de plaisance d'un souverain au milieu de sa capitale, à côté de son palais ordinaire? On passe de l'un de ces palais dans l'autre par un pont jeté sur une rue.
Vous savez comme tout le monde qu'il y a là des trésors surtout de l'école hollandaise. Mais… je n'aime pas la peinture en Russie; pas plus que la musique à Londres, où la manière dont on écoute les plus grands talents et les plus sublimes chefs-d'oeuvre me dégoûterait de l'art. Si près du pôle la lumière n'est pas favorable aux tableaux, et personne n'est disposé à jouir des merveilleuses nuances du coloris le plus savant avec des yeux affaiblis par la neige, ou éblouis par une lumière oblique et persistante. La salle des Rembrandt est admirable sans doute, néanmoins j'aime mieux ce que j'ai vu de ce maître à Paris et ailleurs.
Les Claude Lorrain, les Poussin, et quelques tableaux des maîtres italiens, surtout les Mantegna, les Giambellini, les Salvator Rosa méritent une mention.
Mais ce qui nuit à cette collection, c'est le grand nombre de tableaux médiocres qu'il faut oublier pour jouir des chefs-d'oeuvre. En formant la galerie de l'Ermitage, on a prodigué les noms des grands maîtres, ce qui n'empêche pas que leurs oeuvres authentiques n'y soient rares: ces pompeux baptêmes de tableaux très-ordinaires impatientent les curieux sans les séduire. Dans une collection d'objets d'art, le voisinage du beau sert au beau, le mauvais lui nuit: un juge ennuyé est incapable de juger: l'ennui rend injuste et cruel.
Si les Rembrandt et les Claude Lorrain de l'Ermitage produisent quelque effet c'est qu'ils sont exposés dans des salles où ils n'ont point de voisins.
Cette galerie est belle, mais elle me paraît perdue dans une ville où trop peu de personnes en jouissent.
Une tristesse inexprimable règne dans le palais devenu musée depuis la mort de celle qui l'animait de sa présence et l'habitait avec esprit. Cette souveraine absolue entendait mieux que personne la vie intime et la conversation libre. Ne voulant pas se résigner à la solitude à laquelle la condamnait sa charge, elle a su causer familièrement tout en régnant arbitrairement: c'était cumuler des avantages qui s'excluent; mais je crains que l'Impératrice ne se soit trouvée mieux que son peuple de cette espèce de tour de force.
Le plus beau portrait qui existe d'elle se voit dans une des salles de l'Ermitage. J'ai remarqué aussi un portrait de l'Impératrice Marie, femme de Paul Ier, par madame Le Brun. Il y a, de la même artiste, un génie écrivant sur un bouclier. Ce dernier ouvrage est un des meilleurs de l'auteur, dont le coloris qui brave le climat et le temps fait honneur à l'école française.
À l'entrée d'une salle j'ai trouvé sous un rideau vert ce que vous allez lire. C'est le règlement de la société intime de l'Ermitage à l'usage des personnes admises par la Czarine dans cet asile de la liberté… Impériale.
Je me suis fait traduire littéralement cette charte intime octroyée par le caprice de la souveraine de ce lieu jadis enchanté; on l'a copiée pour moi devant moi.
RÈGLES D'APRÈS LESQUELLES ON DOIT SE CONDUIRE EN ENTRANT.
ART. 1er.
«On déposera en entrant ses titres et son rang, de même que son chapeau et son épée.
2.
«Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l'orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte.
3.
«Soyez gai; toutefois ne cassez, ni ne gâtez rien.
4.
«Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne.
5.
«Parlez modérément et pas trop pour ne pas troubler les autres.
6.
«Discutez sans colère et sans vivacité.
7.
«Bannissez les soupirs et les bâillements, pour ne causer d'ennui et n'être à charge à personne.
8.
«Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres.
9.
«Mangez doucement et avec appétit, buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant.
10.
«Laissez les querelles à la porte; ce qui entre par une oreille doit sortir par l'autre avant de passer le seuil de l'Ermitage. Si quelqu'un manquait au règlement ci-dessus, pour chaque faute, et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d'eau fraîche (sans en excepter les dames): indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Telemachide (poëme de Frediakofsky); quiconque manquerait dans une soirée à trois articles du règlement sera tenu d'apprendre par coeur six lignes de la Telemachide. Celui qui manquerait au dixième article ne pourrait plus rentrer à l'Ermitage.»
Avant d'avoir lu cette pièce, je croyais à l'Impératrice Catherine un esprit plus léger. Est-ce une simple plaisanterie? alors elle est mauvaise puisqu'en fait de plaisanterie les plus courtes sont les meilleures. Ce qui ne me cause pas moins de surprise que le manque de goût que dénotent ces statuts, c'est le soin qu'on a pris ici de les conserver comme une chose précieuse.
Mais ce dont j'ai le plus ri, en lisant ce code social, qui fait le pendant des instructions galantes de l'Empereur Pierre Ier et de l'Impératrice Élisabeth à leurs sujets, c'est l'emploi qu'on y fait du poëme de Frediakofsky. Malheur au poëte immortalisé par un souverain!!…
Je pars après-demain pour Moscou.
LETTRE VINGTIÈME.
Le ministre de la guerre comte Tchernicheff.—Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.—Sa réponse.—Site de ce château fort.—On ne m'accorde la permission que pour les écluses.—Formalités.—Entraves; politesse gênante à dessein.—Hallucinations.—Exil du poëte Kotzebue en Sibérie.—Analogie de nos situations.—Mon départ.—Le feldjæger; effet de sa présence sur ma voiture.—Quartier des manufactures.—Influence du feldjæger.—Arme à deux tranchants.—Bords de la Néva.—Villages.—Maisons des paysans russes.—Le relais.—Venta russe.—Description d'une ferme.—L'étalon.—Le hangar.—Intérieur de la cabane.—Le thé des paysans.—Leur costume.—Caractère de ce peuple.—Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie.—Malpropreté des hommes du Nord.—Usage des bains.—Les femmes de la campagne.—Leur manière de s'habiller; leur taille.—Mauvais chemin.—Parties de route planchéiées.—Canal Ladoga.—La maison de l'ingénieur.—Sa femme.—Affectation des femmes du Nord.—Les écluses de Schlusselbourg.—La source de la Néva.—La forteresse de Schlusselbourg.—Site du château.—Promenade sur le lac.—Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé.—Détour que je prends pour obtenir la permission d'entrer dans la forteresse.—On nous y reçoit.—Le gouverneur.—Son appartement; sa femme; conversation traduite.—Mes instances pour voir la prison d'Ivan.—Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure.—Ornements d'église.—Prix des chapes.—Tombeau d'Ivan.—Prisonniers d'État.—Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression.—L'ingénieur gourmandé par le gouverneur.—Je renonce à voir la chambre du prisonnier d'Élisabeth.—Différence qu'il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays.—Mystère maladroit.—Cachots sous-marins de Kronstadt.—À quoi sert le raisonnement.—Abîme d'iniquité.—Le juge seul paraît coupable.—Dîner de cérémonie chez l'ingénieur.—Sa famille.—La moyenne classe en Russie.—Esprit de la bourgeoisie: le même partout.—Conversation littéraire.—Franchise désagréable.—Causticité naturelle des Russes.—Leur hostilité contre les étrangers.—Dialogue peu poli.—Allusions à l'ordre de choses établi en France.—Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l'ingénieur.—Conversation; madame de Genlis; Souvenirs de Félicie; ma famille.—Influence de la littérature française.—Dîner.—Livres modernes prohibés.—Soupe froide; ragoût russe: quartz, espèce de bière.—Mon départ.—Visite au château de ***.—Une personne du grand monde.—Différence de ton.—Prétentions bien fondées.—Avantage des ridicules.—Le grand et le petit monde.—Retour à Pétersbourg à deux heures du matin.—Ce qu'on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.
Pétersbourg, ce 2 août 1839.
Le jour de la fête de Péterhoff, j'avais demandé au ministre de la guerre comment je devais m'y prendre pour obtenir la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.
Ce grave personnage est le comte Tchernicheff: l'aide-de-camp brillant, l'élégant envoyé d'Alexandre à la cour de Napoléon est devenu un homme sérieux, important et l'un des ministres les plus occupés de l'Empire: il ne se passe pas de matinée qu'il ne travaille avec l'Empereur. Il me répondit: «Je ferai part de votre désir à Sa Majesté.» Ce ton de prudence, mêlé de quelque surprise, me fit trouver la réponse significative. Ma demande, quelque simple qu'elle m'eût paru, avait de l'importance aux yeux d'un ministre. Penser à visiter une forteresse devenue historique depuis la détention et la mort d'Ivan VI, arrivée sous le règne de l'Impératrice Élisabeth: c'était d'une hardiesse énorme!… je reconnus que j'avais touché sans m'en douter une corde sensible, et je me tus.
À quelques jours de là, c'est-à-dire avant-hier, au moment où je me préparais à partir pour Moscou, je reçus une lettre du ministre de la guerre qui m'annonçait la permission de voir les écluses de Schlusselbourg.
L'ancienne forteresse suédoise, dénommée la clef de la Baltique par Pierre Ier, est située précisément à l'origine de la Néva dans une île du lac Ladoga, dont cette rivière est, à proprement parler, l'émissaire; espèce de canal naturel par lequel le lac envoie ses eaux jusqu'au golfe de Finlande. Mais ce canal, qui est la Néva, se grossit encore d'une abondante gerbe d'eau qu'on regarde exclusivement comme la source du fleuve, on la voit sourdre au fond des eaux qui la recouvrent précisément sous les murs de la forteresse de Schlusselbourg, entre la rivière et le lac, dont les flots s'écoulant par l'émissaire se confondent aussitôt avec celles de la source qu'elles entraînent dans leur cours; c'est une curiosité naturelle des plus remarquables qu'il y ait en Russie; et le site, quoique très-plat, comme tous ceux du pays, est l'un des plus intéressants des environs de Pétersbourg.
Moyennant les écluses, les bateaux évitent le danger, ils longent le lac sans passer sur la source de la Néva, et ils arrivent dans le fleuve, environ à une demi-lieue au-dessous du lac qu'ils ne sont plus obligés de traverser.
Voilà le beau travail qu'on me permettait d'examiner en détail; j'avais demandé une prison d'État, on me répond par des écluses.
Le ministre de la guerre terminait son billet en m'annonçant que l'aide-de-camp-général, directeur des voies de communications de l'Empire, avait reçu l'ordre de me donner les moyens de faire ce voyage avec facilité.
Quelle facilité!… bon Dieu!… à quels ennuis m'avait exposé ma curiosité! et quelle leçon de discrétion ne me donnait-on pas par tant de cérémonies qualifiées de politesses! Ne pas profiter de la permission quand les ordres étaient envoyés pour moi sur toute la route, c'eût été m'exposer au reproche d'ingratitude; examiner les écluses avec la minutie russe, sans même voir le château de Schlusselbourg, c'était donner volontairement dans le piége et perdre un jour; perte grave en cette saison déjà bien avancée pour tout ce que j'ai le projet de voir encore en Russie, sans toutefois y passer l'hiver.
Je résume les faits: vous en tirerez les conséquences. On n'est pas arrivé ici jusqu'à parler librement des iniquités du règne d'Élisabeth; tout ce qui fait réfléchir sur l'espèce de légitimité du pouvoir actuel passe pour une impiété; il a donc fallu mettre ma demande sous les yeux de l'Empereur; celui-ci ne veut ni l'accorder ni la refuser directement: il la modifie et me permet d'admirer une merveille d'industrie à laquelle je n'avais pas songé: de l'Empereur cette permission redescend au ministre, du ministre au directeur général, du directeur général à un ingénieur en chef, et enfin à un sous-officier chargé de m'accompagner, de me servir de guide et de répondre de ma sûreté pendant tout le temps du voyage, faveur qui rappelle un peu le janissaire dont on honore les étrangers en Turquie… Cette marque de protection me paraissait trop semblable à une preuve de défiance pour me flatter autant qu'elle me gênait: ainsi, tout en rongeant mon frein et en broyant dans mes mains la lettre de recommandation du ministre, je disais: «Le prince *** que j'ai rencontré sur le bateau de Travemünde, avait bien raison quand il s'écriait que la Russie est le pays des formalités inutiles.»
Je suis allé chez l'aide-de-camp-général, directeur des voies de communication, etc., etc., etc., pour réclamer l'exécution de la parole suprême.
Le directeur ne recevait pas, ou il était sorti: on me renvoie au lendemain; ne voulant pas perdre un jour de plus, j'insiste: on me dit de revenir le soir. Je reviens et je parviens enfin jusqu'à ce grave personnage; il me reçoit avec la politesse à laquelle m'ont habitué ici les hommes en place, et après une visite d'un quart d'heure, je sors de chez lui, muni, notez ceci, des ordres nécessaires pour l'ingénieur de Schlusselbourg, mais non pour le gouverneur du château! En me reconduisant jusqu'à l'antichambre, il me promit qu'un sous-officier serait à ma porte le lendemain dès quatre heures du matin.
Je ne dormis pas; j'étais frappé d'une idée qui vous paraîtra folle: de l'idée que mon protecteur pourrait devenir mon bourreau. Si cet homme, au lieu de me conduire à Schlusselbourg à dix-huit lieues de Pétersbourg, exhibe au sortir de la ville l'ordre de me déporter en Sibérie pour m'y faire expier ma curiosité inconvenante, que ferai-je, que dirai-je? il faudra commencer par obéir; et plus tard, en arrivant à Tobolsk, si j'y arrive, je réclamerai;… la politesse ne me rassure pas, au contraire; car je n'ai point oublié les caresses d'Alexandre à l'un de ses ministres saisi par le feldjæger au sortir même du cabinet de l'Empereur qui avait donné l'ordre de le conduire en Sibérie, à partir du palais, sans le ramener un seul instant chez lui. Bien d'autres exemples d'exécutions de ce genre venaient justifier mes pressentiments et me troubler l'imagination.
La qualité d'étranger n'est pas non plus une garantie suffisante[9]: je me retraçais les circonstances de l'enlèvement de Kotzebue qui, au commencement de ce siècle, fut également saisi par un feldjæger et transporté d'un trait ainsi que moi (je me voyais déjà en chemin) de Pétersbourg à Tobolsk.
Il est vrai que l'exil du poëte allemand ne dura que six semaines; aussi dans ma jeunesse m'étais-je moqué de ses lamentations; mais cette nuit, je n'en riais plus. Soit que l'analogie possible de nos destinées m'eût fait changer de point de vue, soit que l'âge m'eût rendu plus équitable, je plaignais Kotzebue du fond du coeur. Un pareil supplice ne doit pas s'apprécier d'après sa durée: le voyage de dix-huit cents lieues en téléga sur des rondins et sous ce climat est déjà une torture que bien des corps ne pourraient supporter; mais sans s'arrêter à ce premier inconvénient, quel homme n'aurait compassion d'un pauvre étranger enlevé à ses amis, à sa famille et qui, pendant six semaines, croit qu'il est destiné à finir ses jours dans des déserts sans noms, sans limites parmi des malfaiteurs et leurs gardiens, voire même parmi des administrateurs à grades plus ou moins élevés? Une telle perspective est pire que la mort et suffit pour la donner, ou au moins pour troubler la raison.
Mon ambassadeur me réclamera; oui, mais pendant six semaines j'aurai subi le commencement d'un exil éternel! Ajoutez que nonobstant toute réclamation, si l'on trouve un intérêt sérieux à se défaire de moi, on répandra le bruit qu'en me promenant en petite barque sur le lac Ladoga, j'ai chaviré. Cela se voit tous les jours. L'ambassadeur de France ira-t-il me repêcher au fond de cet abîme? On lui dira qu'on a fait de vaines recherches pour retrouver mon corps: la dignité de notre nation à couvert, il sera satisfait et moi perdu.
Quelle avait été l'offense de Kotzebue? Il s'était fait craindre, parce qu'il publiait ses opinions et qu'on pensait qu'elles n'étaient pas toutes également favorables à l'ordre de choses établi en Russie. Or, qui m'assure que je n'ai pas encouru précisément le même reproche ou, ce qui serait suffisant, le même soupçon? C'est ce que je me disais en arpentant ma chambre, faute de pouvoir trouver le sommeil dans mon lit. N'ai-je pas aussi la manie de penser et d'écrire? Si je donne ici le moindre ombrage, puis-je espérer qu'on aura plus d'égards pour moi qu'on n'en a eu pour tant d'autres plus puissants et plus en évidence? J'ai beau répéter à tout le monde que je ne publierai rien sur ce pays, on croit d'autant moins sans doute à mes paroles que j'affecte plus d'admiration pour ce qu'on me montre; on a beau se flatter, on ne peut penser que tout me plaise également. Les Russes se connaissent en mensonges prudents… D'ailleurs je suis espionné; tout étranger l'est: on sait donc que j'écris des lettres, que je les garde; on sait aussi que je ne sors pas de la ville, ne fût-ce que pour un jour, sans emporter avec moi ces mystérieux papiers dans un grand portefeuille; on sera peut-être curieux de connaître ma pensée véritable. On me préparera un guet-apens dans quelque forêt; on m'attaquera, on me pillera pour m'enlever mes lettres, et l'on me tuera pour me faire taire.
Telles sont les craintes qui m'obsédèrent toute la nuit d'avant-hier, et quoique j'aie visité hier sans accident la forteresse de Schlusselbourg, elles ne sont pas tellement déraisonnables que je m'en sente tout à fait à l'abri pour le reste de mon voyage. J'ai beau me répéter que la police russe, prudente, éclairée, bien informée, ne se permet, en fait de coups d'État, que ceux qu'elle croit nécessaires; que c'est attacher bien de l'importance à mes remarques et à ma personne que de me figurer qu'elles puissent inquiéter les hommes qui gouvernent cet Empire: ces motifs de sécurité et bien d'autres encore que je me dispense de noter me paraissent plus spécieux que solides; l'expérience ne m'a que trop prouvé l'esprit de minutie qui règne chez les personnages trop puissants; tout importe à qui veut cacher qu'il domine par la peur; et quiconque tient à l'opinion ne peut dédaigner celle d'un homme indépendant qui écrit: un gouvernement qui vit de mystère et dont la force est dans la dissimulation, pour ne pas dire la feinte, s'effarouche de tout; tout lui paraît de conséquence; en un mot, l'amour-propre s'accorde avec la réflexion et avec mes souvenirs pour me persuader que je cours ici quelques dangers.
Si j'appuie sur ces inquiétudes, c'est parce qu'elles vous peignent le pays. Supposez que mes craintes soient des visions, ce sont au moins des visions qui ne pourraient me troubler l'esprit qu'à Pétersbourg et à Maroc: voilà ce que je veux constater. Toutefois mes appréhensions se dissipent dès qu'il faut agir; les fantômes d'une nuit d'insomnie ne me suivent pas sur le grand chemin. Téméraire dans l'action, je ne suis pusillanime que dans la réflexion; il m'est plus difficile de penser que d'agir énergiquement. Le mouvement me rend autant d'audace que l'immobilité m'inspirait de défiance.
Hier, à cinq heures du matin, je suis parti dans une calèche attelée de quatre chevaux de front; dès qu'on fait une course à la campagne ou un voyage en poste, les cochers russes adoptent cet attelage antique, qu'ils mènent avec adresse et témérité.
Mon feldjæger s'est placé devant moi sur le siége, à côté du cocher, et nous avons traversé Pétersbourg très-rapidement, laissant derrière nous le quartier élégant; puis, le quartier des manufactures, où se trouvent entre autres celle des glaces, qui est magnifique, puis d'immenses filatures de coton, ainsi que bien d'autres usines, pour la plupart dirigées par des Anglais. Cette partie de la ville ressemble à une colonie: c'est la cité des fabricants.
Comme un homme n'est apprécié ici que d'après ses rapports avec le gouvernement, la présence du feldjæger sur ma voiture produisait beaucoup d'effet. Cette marque de protection suprême faisait de moi un personnage et mon propre cocher, qui me mène depuis que je suis à Pétersbourg, paraissait s'enorgueillir soudain de la dignité trop longtemps ignorée de son maître: il me regardait avec un respect qu'il ne m'avait jamais témoigné; on eût dit qu'il voulait me dédommager de tous les honneurs dont jusqu'alors il m'avait privé mentalement par ignorance. Les paysans à pied, les cochers de drowska, et les charretiers, tout le monde subissait la magique influence de mon sous-officier: celui-ci n'avait pas besoin de montrer son cantchou; d'un signe du doigt il écartait les embarras comme par magie; et la foule, ordinairement assez peu pliable, était devenue pareille à un banc d'anguilles au fond d'un vivier où elles se tordent en tout sens, s'écartent rapidement, s'anéantissent, pour ainsi dire, afin d'éviter la fouine qu'elles ont aperçue de loin dans la main du pêcheur; ainsi faisaient les hommes à l'approche de mon sous-officier.
Je remarquais avec épouvante l'efficacité merveilleuse de ce pouvoir chargé de me protéger, et je pensais qu'il se ferait obéir avec la même ponctualité s'il recevait l'ordre de m'écraser. La difficulté qu'on éprouve pour s'introduire dans ce pays m'ennuie, mais elle m'effraie peu; ce dont je suis frappé, c'est de celle qu'on aurait à s'enfuir. Les gens du peuple disent: «Pour entrer en Russie les portes sont larges; pour en sortir elles sont étroites.» Quelque grand que soit cet Empire, j'y suis à la gêne; la prison a beau être vaste, le prisonnier s'y trouve toujours à l'étroit. C'est une illusion de l'imagination, j'en conviens, mais il fallait venir ici pour y être sujet.
Sous la garde de mon soldat, j'ai suivi rapidement les bords de la Néva; on sort de Pétersbourg par une espèce de rue de village un peu moins monotone que les routes que j'ai parcourues jusqu'ici en Russie. Quelques échappées de vue sur la rivière à travers des allées de bouleaux, une suite de fabriques, des usines en assez grand nombre et qui paraissent en grande activité; des hameaux de bois varient un peu le paysage. N'allez pas vous figurer une nature vraiment pittoresque dans l'acception ordinaire de ce terme; cette partie du pays est moins désolée que ce qu'on a vu de l'autre côté; voilà tout. D'ailleurs, j'ai de la prédilection pour les sites tristes; il y a toujours quelque grandeur dans une nature dont la contemplation porte à la rêverie. J'aime encore mieux, comme paysage poétique, les bords de la Néva, que le revers de Montmartre du côté de la plaine de Saint-Denis, ou que les riches champs de blé de la Beauce et de la Brie.
L'apparence de certains villages m'a surpris: il y a là une richesse réelle et même une sorte d'élégance rustique qui plaît; les maisons sont alignées le long d'une rue unique; ces habitations, toujours en bois, paraissent assez soignées. Elles sont peintes sur la rue, et les extrémités de leurs toits sont chargées d'ornements qu'on peut dire prétentieux; car en comparant ce luxe extérieur avec la rareté des choses commodes et le manque de propreté dont on est frappé dans l'intérieur de ces joujoux, on regrette de voir régner déjà le goût du superflu chez un peuple qui ne connaît pas encore le nécessaire. En y regardant de près on voit que ces baraques sont réellement fort mal bâties. Ce sont des poutres et des solives à peine équarries, échancrées aux deux bouts, et enchevêtrées l'une dans l'autre pour former les coins de la cabane; ces madriers, grossièrement entassés les uns sur les autres, laissent entre eux des interstices soigneusement calfeutrés de mousse goudronnée, dont l'odeur sauvage se répand dans toute l'habitation et même au dehors.
Les ornements ajustés aux toits des chaumières consistent en une espèce de dentelle de bois; ces ciselures peintes ressemblent aux découpures des papiers de confiseurs. Ce sont des planches appliquées sur le pignon de la maison, toujours tourné vers la rue; elles descendent de la pointe jusqu'au bout du toit. Les dépendances rurales se trouvent dans une cour planchéiée. Ne voilà-t-il pas des mots qui sonnent bien à votre oreille? mais aux yeux c'est triste et fangeux. Néanmoins, ces cabanes, ainsi galonnées sur la rue, m'amusent à voir du dehors, mais je ne puis les croire destinées à servir d'habitations aux paysans que je vois dans les champs. Avec leurs planches extrêmement ouvragées, percées à jour et bariolées de mille couleurs, elles ressemblent à des cages entourées de guirlandes de fleurs, et leurs habitants me paraissent des marchands forains dont les baraques vont être enlevées après la fête.
Toujours le même goût pour ce qui saute aux yeux!!… Le paysan est ici traité comme le seigneur se traite lui-même; les uns et les autres trouvent plus naturel et plus agréable d'orner la route que d'embellir l'intérieur de la maison; on se nourrit ici de l'admiration peut-être de l'envie qu'on inspire. Mais le plaisir, le vrai plaisir où est-il? les Russes eux-mêmes seraient bien embarrassés de répondre à cette question.
L'opulence en Russie est une vanité colossale; moi qui n'aime de la magnificence que ce qui ne paraît pas, je blâme dans ma pensée tout ce qu'on espère me faire admirer ici. Une nation de décorateurs et de tapissiers ne réussira jamais qu'à m'inspirer la crainte d'être sa dupe; en mettant le pied sur ce théâtre où les fausses trappes dominent, je n'ai qu'un désir: le désir d'aller regarder derrière la coulisse et j'éprouve la tentation de lever un coin de la toile de fond. Je viens voir un pays, je trouve une salle de spectacle.
J'avais envoyé un relais à dix lieues de Pétersbourg: quatre chevaux frais et tout garnis m'attendaient dans un village. J'ai trouvé là une espèce de venta russe, et j'y suis entré. En voyage, j'aime à ne rien perdre de mes premières impressions; c'est pour les sentir que je parcours le monde, et pour les renouveler que je décris mes courses. Je suis donc descendu de voiture afin de voir une ferme russe. C'est la première fois que j'aperçois les paysans chez eux. Péterhoff n'était pas la Russie naturelle: la foule entassée là pour une fête changeait l'aspect ordinaire du pays, et transportait à la campagne les habitudes de la ville. C'est donc ici mon début dans les champs.
Un vaste hangar tout en bois; murs en planches de trois côtés, planches sous les pieds, planches sur la tête; voilà ce que je remarque d'abord; j'entre sous cette halle énorme qui occupe la plus grande partie de l'habitation rustique, et, malgré les courants d'air, je suis saisi par l'odeur d'oignons, de choux aigres et de vieux cuir gras qu'exhalent les villageois et les villages russes.
Un magnifique étalon attaché à un poteau absorbait l'attention de plusieurs hommes occupés à le ferrer, non sans peine. Ces hommes étaient munis de cordes pour garrotter le fougueux animal, de morceaux de laine pour lui couvrir les yeux, de caveçon et de torche-nez pour le mater. Cette superbe bête appartient, m'a-t-on dit, au haras du seigneur voisin; dans la même enceinte, au fond du hangar, un paysan monté sur une voiture fort petite, comme toutes les charrettes russes, entasse dans un grenier du foin non bottelé, et qu'il enlève par fourchetées afin de l'élever au-dessus de sa tête; un autre homme s'en empare et va le serrer sous le toit. Huit personnes environ restent occupées autour du cheval: tous ces hommes ont une taille, un costume et une physionomie remarquables. Cependant la population des provinces attenantes à la capitale n'est pas belle, elle n'est même pas russe, étant fort mêlée d'hommes de race finoise et qui ressemblent aux Lapons.
On dit que dans l'intérieur de l'Empire je retrouverai les types des statues grecques dont j'ai déjà remarqué quelques modèles à Saint-Pétersbourg, où les seigneurs élégants se font servir par des hommes nés dans leurs domaines lointains. Une salle basse et peu spacieuse est attenante à ce prodigieux hangar: j'y pénètre et me crois dans la chambre principale de quelque bateau plat naviguant sur une rivière: je me crois aussi dans un tonneau; tout est en bois; les murs, le plafond, le plancher, les siéges, la table, ne sont qu'un assemblage de madriers et de douves de diverses longueurs et grossièrement travaillés. L'odeur du chou aigre et de la poix domine toujours.
Dans ce réduit presque privé d'air et de lumière, car les portes en sont basses et les fenêtres petites comme des lucarnes, j'aperçois une vieille femme occupée à servir du thé à quatre ou cinq paysans barbus, couverts de pelisses de mouton dont la laine est tournée en dedans (il fait assez froid déjà depuis quelques jours, le 1er août); ces hommes, de petite taille pour la plupart, sont assis à une table; leur pelisse de cuir drape l'homme de plusieurs manières, elle a du style, mais elle a encore plus de mauvaise odeur; je ne connais que les parfums des seigneurs qui soient pires. Sur la table brille une bouilloire en cuivre jaune et une théière. Le thé est toujours de bonne qualité, fait avec soin, et si l'on ne veut pas le boire pur on trouve partout du bon lait. Cet élégant breuvage, servi dans des bouges meublés comme des granges, je dis granges pour m'exprimer poliment, me rappelle le chocolat des Espagnols. C'est un des mille contrastes dont le voyageur est frappé à chaque pas qu'il fait chez ces deux peuples également singuliers dans des genres aussi différents que les climats qu'ils habitent.
J'ai souvent lieu de vous le répéter, le peuple russe a le sentiment de ce qui prête à la peinture: parmi les groupes d'hommes et d'animaux qui m'environnaient dans cet intérieur de ferme russe un peintre aurait trouvé le sujet de plusieurs charmants tableaux.
La chemise rouge ou bleue des paysans, boutonnée sur la clavicule et serrée autour des reins avec une ceinture, par-dessus laquelle le haut de cette espèce de sayon retombe en plis antiques, tandis que le bas flotte comme une tunique, et recouvre le pantalon où on ne l'enferme pas[10]: la longue robe à la persanne souvent ouverte, et qui lorsque l'homme ne travaille pas recouvre en partie cette blouse, les cheveux longs des côtés séparés sur le front, mais coupés ras par derrière un peu plus haut que la nuque, ce qui laisse à découvert la force du col: tout cet ensemble ne compose-t-il pas un costume original et gracieux?… L'air doux et sauvage à la fois des paysans russes n'est pas dénué de grâce: leur taille élégante, leur force qui ne nuit pas à la légèreté, leur souplesse, leurs larges épaules, le sourire doux de leur bouche, le mélange de tendresse et de férocité qui se retrouve dans leur regard sauvage et triste, rend leur aspect aussi différent de celui de nos laboureurs que les lieux qu'ils habitent et le pays qu'ils cultivent sont différents du reste de l'Europe. Tout est nouveau ici pour un étranger. Les personnes y ont un certain charme qu'on sent et qui ne s'exprime pas: c'est la langueur orientale jointe à la rêverie romantique des peuples du Nord; et tout cela sous une forme inculte, mais noble, qui lui donne le mérite des dons primitifs. Ce peuple inspire beaucoup d'intérêt sans confiance: c'est encore une nuance de sentiment que j'ai appris à connaître ici. Les hommes du peuple en Russie sont des fourbes amusants. On pourrait les mener loin si on ne les trompait pas, mais les paysans, lorsqu'ils voient que leurs maîtres ou les agents de leurs maîtres mentent plus qu'eux, s'abrutissent dans la ruse et la bassesse. Il faut valoir quelque chose pour savoir civiliser un peuple: la barbarie du serf accuse la corruption du seigneur.
Si vous êtes étonné de la malveillance de mes jugements, je vous étonnerai davantage en ajoutant que je ne fais qu'exprimer l'opinion générale, seulement je dis ingénument ce que tout le monde dissimule ici avec une prudence que vous cesseriez de mépriser si vous voyiez comme moi à quel point cette vertu, qui en exclut tant d'autres, est nécessaire à qui veut vivre en Russie.
La malpropreté est grande en ce pays; mais celle des maisons et des habits me frappe plus que celle des individus: les Russes prennent assez de soin de leurs personnes; à la vérité leurs bains de vapeur nous paraissent dégoûtants; ce sont des émanations d'eau chaude: j'aimerais mieux l'eau pure à grands flots; cependant ce brouillard bouillant lave le corps et le fortifie, tout en ridant la peau prématurément. Néanmoins, grâce à l'usage de ces bains, on voit souvent des paysans qui ont la barbe et les cheveux nets tandis qu'on s'en peut dire autant de leurs habits. Des vêtements chauds coûtent cher: on est forcé de les porter longtemps; et ils paraissent sales bien avant d'être usés; des chambres où l'on ne pense qu'à se garantir du froid sont nécessairement moins aérées que ne le sont les logements des hommes du Midi. En général la saleté du Nord, toujours renfermée, est plus repoussante et plus profonde que celle des peuples qui vivent au soleil: l'air qui purifie manque aux Russes pendant neuf mois de l'année; la saleté de leurs maisons et celle de leurs personnes est donc plutôt l'inévitable résultat du climat sous lequel ils vivent que l'effet de leur complexion et de leur négligence.
Dans certaines contrées les hommes qui travaillent portent sur la tête une casquette de drap bleu foncé en forme de ballon. Cette coiffure ressemble à celle des bonzes: ils ont plusieurs autres manières de se couvrir la tête; toutes ces toques et tous ces bonnets de formes diverses sont assez agréables à l'oeil. Que de goût, en comparaison de la négligence prétentieuse des gens du peuple, aux environs de Paris!
Lorsqu'ils travaillent nu-tête, ils seraient gênés par leurs longs cheveux; pour remédier à cet inconvénient ils s'avisent de se couronner d'un diadème[11]: ils se nouent un ruban, une ficelle, un roseau, un jonc, une lanière de cuir autour de la tête; ce diadème grossier, mais toujours attaché avec soin, leur coupe le front et lisse leurs cheveux; il sied aux jeunes gens, et comme les hommes de cette race ont en général la tête ovale et d'une jolie forme, ils se sont fait une parure d'une coiffure de travail.
Mais que vous dirai-je des femmes? Jusqu'ici celles que j'ai aperçues m'ont paru repoussantes. J'espérais dans cette excursion rencontrer quelques belles villageoises. Mais c'est ici comme à Pétersbourg, elles ont de grosses tailles courtes et elles se mettent la ceinture aux épaules un peu au-dessus de la gorge, qui continue de s'étendre librement sous la jupe; c'est hideux! Ajoutez à cette difformité volontaire de grosses bottes d'hommes, en cuir puant et gras, et une espèce de houppelande de peau de mouton, pareille à celle des pelisses de leurs maris, et vous vous ferez l'idée d'une créature souverainement désagréable; malheureusement cette idée sera exacte. Pour comble de laideur la fourrure des femmes est coupée d'une manière moins gracieuse que la petite redingote des hommes, et, ceci tient sans doute à une louable économie, elle est aussi d'ordinaire plus mangée des vers; elle tombe en lambeaux, à la lettre!!… Telle est leur parure. Nulle part assurément le beau sexe ne se dispense de coquetterie plus que chez les paysannes russes (je parle du coin de pays que j'ai vu); néanmoins ces femmes sont les mères des soldats dont l'Empereur est fier, et des beaux cochers qu'on aperçoit dans les rues de Pétersbourg, portant si bien l'armiak et le cafetan: costume imité de l'habit persan.
À la vérité, la plupart des femmes qu'on rencontre dans le gouvernement de Pétersbourg sont de race finoise. On m'assure que dans l'intérieur du pays que je vais visiter il y a de fort belles paysannes.
La route de Pétersbourg à Schlusselbourg est mauvaise dans quelques passages: ce sont tantôt des sables profonds, tantôt des boues mouvantes sur lesquelles on a jeté des planches insuffisantes pour les piétons, et nuisibles aux voitures; ces morceaux de bois mal assujétis font la bascule et vous éclaboussent jusqu'au fond de votre calèche; c'est là le moindre des inconvénients du chemin; il y a quelque chose de pis que les planches, je veux parler des rondins non fendus et posés tout bruts en travers, sur certaines portions de terrains spongieux qu'il faut franchir de distance en distance, et dont le sol sans solidité engloutirait tout autre encaissement qu'une route de bûches. Malheureusement ce rustique et mobile parquet posé sur la bourbe est construit en bouts de bois mal joints, inégaux; tout l'édifice branlant danse à la fois sous les roues dans un terrain sans fond, toujours détrempé, et qui à la moindre pression devient élastique. Au train dont on voyage en Russie on a bientôt brisé sa voiture sur de pareilles grandes routes: les hommes s'y cassent les os et de verste en verste les boulons des calèches sautent de tous côtés; le fer des roues se coupe, les ressorts éclatent; ceci doit réduire les équipages à leur plus simple expression, à quelque chose d'aussi primitif que la téléga.
Excepté la fameuse chaussée de Pétersbourg à Moscou, la route de Schlusselbourg est encore un des chemins où il y a le moins de ces redoutables rondins. J'y ai compté beaucoup de ponts en mauvaises planches, et l'un de ces ponts m'a semblé périlleux. La vie humaine est peu de chose en Russie. Avec soixante millions d'enfants, peut-on avoir des entrailles de père?
À mon arrivée à Schlusselbourg où j'étais attendu, je fus reçu par l'ingénieur chargé de diriger les travaux des écluses.
Le canal Ladoga, tel qu'il est aujourd'hui, longe la partie du lac qui se trouve entre la ville du même nom et Schlusselbourg: c'est un magnifique ouvrage; il sert à préserver les bateaux des dangers auxquels les tempêtes du lac les exposaient jadis; maintenant les barques tournent cette mer orageuse, et les ouragans ne peuvent plus interrompre une navigation qui passait autrefois, même parmi les plus hardis mariniers, pour très-périlleuse[12].
Il faisait un temps gris, froid, venteux; à peine descendu de voiture devant la maison de l'ingénieur, bonne habitation toute de bois, je fus introduit par lui-même dans un salon convenable, où il m'offrit une légère collation en me présentant avec une sorte d'orgueil conjugal à une jeune et belle personne; c'était sa femme. Elle m'attendait là toute seule, assise sur un canapé d'où elle ne se leva pas à mon arrivée; elle ne disait mot, parce qu'elle ne savait pas le français, et n'osait se mouvoir, je ne sais pourquoi; elle prenait peut-être l'immobilité pour de la politesse, parce qu'elle confondait les airs guindés avec le bon goût; sa manière de me faire les honneurs de chez elle consistait à ne se permettre aucun mouvement; elle semblait s'appliquer à représenter devant moi la statue de l'hospitalité vêtue de mousseline blanche doublée de rose. Dans cette parure plus recherchée qu'élégante, elle me faisait l'effet d'une belle apparition; ou plutôt, en considérant avec attention sa jupe brochée, ouverte par devant et doublée de soie, et tous les pompons dont elle s'était affublée pour éblouir l'étranger; en voyant, dis-je, cette figure de cire, rose, impassible, étalée sur un grand sofa duquel on eût dit qu'elle ne pouvait se détacher, je la prenais pour une madone grecque sur l'autel; il ne lui manquait que des lèvres moins roses, des joues moins fraîches, qu'une châsse et des applications d'or et d'argent pour rendre l'illusion complète. Je mangeais et me réchauffais en silence; elle me regardait sans presque oser détourner les yeux de dessus moi; c'eût été les mouvoir, et le parti de l'immobilité était si bien pris que ses regards mêmes étaient fixes. Si j'avais pu soupçonner qu'il y eût au fond de ce singulier accueil de la timidité, j'aurais éprouvé de la sympathie; je ne sentis que de l'étonnement: le sentiment en pareil cas ne me trompe guère, car je me connais en timidité.
Mon hôte me laissa contempler à loisir cette curieuse pagode, qui me prouva ce que je savais, c'est que les femmes du Nord sont rarement naturelles, et que leur affectation est quelquefois si grande qu'elle n'a pas besoin de paroles pour se trahir; ce brave ingénieur me parut flatté de l'effet que son épouse produisait sur un étranger; il prenait mon ébahissement pour de l'admiration; cependant, voulant remplir sa charge en conscience, il finit par me dire: «Je regrette de vous presser de sortir, mais nous n'avons pas trop de temps pour visiter les travaux que j'ai reçu l'ordre de vous montrer en détail.»
J'avais prévu le coup sans pouvoir le parer, je le reçus avec résignation et me laissai conduire d'écluses en écluses, toujours pensant avec un inutile regret à cette forteresse, tombeau du jeune Ivan dont on ne voulait pas me laisser approcher. J'avais sans cesse présent à la pensée ce but non avoué de ma course: vous verrez bientôt comment il fut atteint.
Le nombre de quartiers de granit que j'ai vus pendant cette matinée, de vannes enchâssées dans des rainures pratiquées au milieu des blocs de cette même pierre, de dalles de la même matière employées à paver le fond d'un canal gigantesque, ne vous importe guère, et j'en suis fort aise, car je ne pourrais vous le dire: sachez seulement que depuis dix ans que les premières écluses sont terminées, elles n'ont exigé aucune réparation. Étonnant exemple de solidité dans un climat comme celui du lac Ladoga, où le granit, les pierres, les marbres les plus solides ne durent que quelques années.
Ce magnifique ouvrage est destiné à égaliser la différence de niveau qu'il y a entre le canal Ladoga et le cours de la Néva près de sa source, à l'extrémité occidentale de l'émissaire qui débouche dans la rivière par plusieurs déversoirs. On a multiplié les écluses avec un luxe admirable afin de rendre aussi facile et aussi prompte que possible une navigation que la rigueur des saisons laisse à peine libre pendant trois ou quatre mois de l'année.
Rien n'a été épargné pour la solidité ni pour la précision du travail; on se sert autant que possible du granit de Finlande pour les ponts, pour les parapets, même, je le répète avec admiration, pour le fond du lit du canal; les ouvrages en bois sont soignés de manière à répondre à ce luxe de matériaux: bref, on a profité de toutes les inventions, de tous les perfectionnements de la science moderne; et l'on a complété à Schlusselbourg un travail aussi parfait dans son genre que le permettent les rigueurs de la nature sous ces climats ingrats.
La navigation intérieure de la Russie mérite d'occuper toute l'attention des hommes du métier; c'est une des principales sources de la richesse du pays; moyennant un système de canalisation colossale, comme tout ce qui s'exécute dans cet Empire, on est parvenu, depuis Pierre-le-Grand, à joindre sans danger pour les bateaux, la mer Caspienne à la mer Baltique par le Volga, le lac Ladoga et la Néva. L'Europe et l'Asie sont ainsi traversées par des eaux qui joignent le Nord au Midi. Cette pensée, hardie à concevoir, prodigieuse à réaliser, a fini par produire une des merveilles du monde civilisé: c'est beau et bon à savoir, mais j'ai trouvé que c'était ennuyeux à voir, surtout sous la conduite d'un des exécuteurs du chef-d'oeuvre; l'homme du métier accorde à son ouvrage l'estime qu'il mérite sans doute, mais pour un simple curieux tel que moi l'admiration reste étouffée sous des détails minutieux et dont je vous fais grâce. Nouvelle preuve de ce que je vous ai dit ailleurs: abandonné à soi-même, un voyageur en Russie ne voit rien: protégé, c'est-à-dire escorté, gardé à vue, il voit trop, ce qui revient au même.
Quand je crus avoir strictement accordé ce qui était dû de mon temps et de mes éloges aux merveilles que j'étais contraint de passer en revue pour répondre à la grâce qu'on croyait me faire, je revins au premier motif de mon voyage, et déguisant mon but pour le mieux atteindre, je demandai à voir la source de la Néva. Ce désir, dont l'insidieuse innocence ne put dissimuler l'indiscrétion, fut d'abord éludé par mon ingénieur qui me répondit: «Elle surgit sous l'eau à la sortie du lac Ladoga, au fond du canal qui sépare ce lac de l'île où s'élève la forteresse.»
Je le savais.
«C'est une des curiosités naturelles de la Russie, repris-je. N'y aurait-il pas moyen d'aller visiter cette source?
—Le vent est trop fort; nous ne pourrons apercevoir les bouillonnements de l'eau, il faudrait un temps calme pour que l'oeil pût distinguer une gerbe d'eau qui s'élance au fond des vagues; cependant je vais faire ce que je pourrai afin de satisfaire votre curiosité.»
À ces mots, l'ingénieur fit avancer un fort joli bateau conduit par six rameurs élégamment habillés, et nous partîmes soi-disant, pour aller voir la source de la Néva, mais réellement pour nous approcher des murs du château fort, ou plutôt de la prison enchantée dont on me refusait l'accès avec la plus habile politesse: mais les difficultés ne faisaient qu'exciter mon envie; j'aurais eu parole d'y pouvoir délivrer quelque malheureux prisonnier que mon impatience n'eût guère été plus vive.
La forteresse de Schlusselbourg est bâtie sur une île plate, espèce d'écueil peu élevé au-dessus du niveau des eaux. Ce roc divise le fleuve en deux; il sépare également le fleuve du lac proprement dit, car il sert d'indication pour reconnaître la ligne où les eaux se confondent. Nous tournâmes autour de la forteresse afin, disions-nous, d'approcher le plus près possible de la source de la Néva. Notre embarcation nous porta bientôt tout juste au-dessus de ce tourbillon. Les rameurs étaient si habiles à couper les lames que malgré le mauvais temps et la petitesse de notre barque, nous sentions à peine le balancement de la vague qui pourtant s'agite en cet endroit comme au milieu de la mer. Ne pouvant distinguer la source dont le tourbillon était caché par le mouvement des vagues qui nous emportaient, nous fîmes d'abord une promenade sur le grand lac, puis au retour, le vent un peu calmé nous permit d'apercevoir à une assez grande profondeur quelques flots d'écume: c'était la source même de la Néva au-dessus de laquelle nous voguions.
Lorsque le vent d'ouest fait refluer le lac, le canal qui tient lieu d'émissaire à cette mer intérieure reste presque à sec, et alors cette belle source paraît à découvert. Dans ces moments, heureusement fort rares, les habitants de Schlusselbourg savent que Pétersbourg est sous l'eau, et ils attendent d'heure en heure le récit de la nouvelle catastrophe. Ce récit n'a jamais manqué de leur arriver le lendemain, parce que le même vent d'ouest qui repousse les eaux du lac Ladoga, et met à sec la Néva près de sa source, fait refluer, lorsqu'il est violent, les eaux du golfe de Finlande dans l'embouchure de la Néva. Aussitôt le cours de cette rivière s'arrête: et l'eau trouvant le passage barré par la mer, rebrousse chemin en débordant sur Pétersbourg et sur les environs.
Quand j'eus bien admiré le site de Schlusselbourg, bien vanté cette curiosité naturelle, bien contemplé avec la lunette d'approche la position de la batterie placée par Pierre-le-Grand pour bombarder le château fort des Suédois, enfin bien vanté tout ce qui ne m'intéressait guère; «allons voir l'intérieur de la forteresse, dis-je de l'air du monde le plus dégagé: elle est dans un site qui me paraît bien pittoresque», ajoutai-je un peu moins adroitement, car c'est surtout en fait de finesse qu'il ne faut rien de trop. Le Russe jeta sur moi un regard scrutateur dont je sentis toute la portée; ce mathématicien devenu diplomate reprit:
«Cette forteresse n'a rien de curieux pour un étranger, monsieur.
—N'importe, tout est curieux dans un pays aussi intéressant que le vôtre.
—Mais, si le commandant ne nous attend pas, on ne nous laissera pas entrer.
—Vous lui ferez demander la permission d'introduire un voyageur dans la forteresse; d'ailleurs je crois qu'il nous attend.»
En effet, on nous admit sur le premier message de l'ingénieur, ce qui me fit supposer que ma visite avait été sinon annoncée comme certaine, au moins indiquée comme probable.
Reçus avec le cérémonial militaire, nous fûmes conduits sous une voûte à travers une porte assez mal défendue, et, après avoir traversé une cour où l'herbe croît, on nous introduisit dans… la prison?… Point du tout, dans l'appartement du commandant. Il ne sait pas un mot de français, mais il m'accueillit avec honnêteté, affectant de prendre ma visite pour une politesse dont lui seul était l'objet; il me faisait traduire par l'ingénieur les remercîments qu'il ne pouvait m'exprimer lui-même. Ces compliments astucieux me paraissaient plus curieux que satisfaisants. Il fallut faire salon et avoir l'air de causer avec la femme du commandant, qui lui non plus ne parlait guère le français, il fallut prendre du chocolat, enfin s'occuper à tout autre chose qu'à visiter la prison d'Ivan, ce prix fabuleux de toutes les peines, de toutes les ruses, de toutes les politesses et de tous les ennuis du jour. Jamais l'accès d'un palais de fées ne fut désiré plus vivement que je souhaitais l'entrée de ce cachot.
Enfin, quand le temps d'une visite raisonnable me parut écoulé, je demandai à mon guide s'il était possible de voir l'intérieur de la forteresse. Quelques mots, quelques coups d'oeil furent rapidement échangés entre le commandant et l'ingénieur, et nous sortîmes de la chambre.
Je croyais toucher au terme de mes efforts; la forteresse de Schlusselbourg n'a rien de pittoresque; c'est une enceinte de murailles suédoises peu élevées et dont l'intérieur ressemble à une espèce de verger où l'on aurait dispersé divers bâtiments tous très-bas; savoir: une église, une habitation pour le commandant, une caserne, enfin des cachots invisibles et masqués par des jours dont la hauteur n'excède pas celle du rempart. Rien n'annonce la violence, le mystère est ici dans le fond des choses, il n'est pas dans leur apparence. L'aspect presque serein de cette prison d'État me semble plus effrayant pour la pensée que pour la vue. Les grilles, les ponts-levis, les créneaux, enfin l'appareil un peu théâtral qui décorait les redoutables châteaux du moyen âge ne se retrouvent point ici. En sortant du salon du gouverneur on a commencé par me montrer de superbes ornements d'église! les quatre chapes qui furent solennellement déployées devant moi ont coûté trente mille roubles, à ce que le commandant a pris la peine de me dire lui-même. Las de tant de simagrées, j'ai parlé tout simplement du tombeau d'Ivan VI; à cela on a répondu en me montrant une brèche faite aux murailles par le canon du Czar Pierre, lorsqu'il assiégeait en personne la forteresse suédoise, la clef de la Baltique.
«Le tombeau d'Ivan, ai-je repris, sans me déconcerter, où est-il?» Cette fois on m'a mené derrière l'église, près d'un rosier du Bengale: «il est ici», m'a-t-on dit.
Je conclus que les victimes n'ont pas de tombeau en Russie.
«Et la chambre d'Ivan», poursuivis-je avec des instances qui devaient paraître aussi singulières à mes hôtes que l'étaient pour moi leurs scrupules, leurs réticences et leurs tergiversations.
L'ingénieur me répondit à demi-voix qu'on ne pouvait pas montrer la chambre d'Ivan, parce qu'elle était dans une des parties de la forteresse actuellement occupée par des prisonniers d'État.
L'excuse me parut légitime, je m'y attendais; mais ce qui me surprit, ce fut la colère du commandant de la place; soit qu'il entendît le français mieux qu'il ne le parlait, soit qu'il eût voulu me tromper en faisant semblant d'ignorer notre langue, soit enfin qu'il eût deviné le sens de l'explication qu'on venait de me donner, il réprimanda sévèrement mon guide à qui son indiscrétion, ajouta-t-il, pourrait quelque jour devenir funeste. C'est ce que celui-ci, piqué de la semonce, trouva le moyen de me dire en choisissant un instant favorable, et en ajoutant que le gouverneur l'avait averti d'une manière très-significative, de s'abstenir désormais de parler d'affaires publiques, ni d'introduire des étrangers dans une prison d'État. Cet ingénieur a toutes les dispositions nécessaires pour devenir bon Russe, mais il est jeune et ne sait pas encore le fond de son métier… Ce n'est pas de celui d'ingénieur que je veux parler.
Je sentis qu'il fallait céder; j'étais le plus faible, je me reconnus vaincu et je renonçai à visiter la chambre où le malheureux héritier du trône de Russie était mort imbécile, parce qu'on avait trouvé plus commode de le faire crétin qu'Empereur. Je ne pouvais assez m'étonner de la manière dont le gouvernement russe est servi par ses agents. Je me souvenais de la mine du ministre de la guerre, la première fois que j'osai témoigner le désir de visiter un château devenu historique par un crime commis du temps de l'Impératrice Élisabeth; et je comparais avec une admiration, mêlée d'effroi, le désordre des idées qui règne chez nous à l'absence de toute pensée, de toute opinion personnelle, à la soumission aveugle qui fait la règle de conduite des chefs de l'administration russe, aussi bien que des employés subalternes: l'unité d'action de ce gouvernement m'épouvantait; j'admirais en frémissant l'accord tacite des supérieurs et des subordonnés pour faire la guerre aux idées et même aux faits. Je me sentais autant d'envie de sortir, que l'instant d'auparavant j'avais eu d'impatience d'entrer, et rien ne pouvant plus attirer ma curiosité dans une forteresse, dont on n'avait voulu me montrer que la sacristie, je demandai de retourner à Schlusselbourg. Je redoutais de devenir par force un des habitants de ce séjour des larmes secrètes et des douleurs ignorées. Dans mon angoisse toujours croissante, je n'aspirais plus qu'au plaisir physique de marcher, de respirer; et j'oubliais que le pays même que j'allais revoir est encore une prison: prison d'autant plus redoutable, qu'elle est plus vaste, et qu'on en atteint et franchit plus difficilement les limites.
Une forteresse russe!!! ce mot produit sur l'imagination une impression différente de ce qu'on ressent en visitant les châteaux forts des peuples réellement civilisés, sincèrement humains. Les puériles précautions qu'on prend en Russie pour dissimuler ce qu'on qualifie de secrets d'État, me confirment plus que ne le feraient des actes de barbarie à découvert dans l'idée que ce gouvernement n'est qu'une tyrannie hypocrite. Depuis que j'ai pénétré dans une prison d'État russe, et que j'ai moi-même éprouvé l'impossibilité d'y parler de ce que tout étranger vient pourtant chercher dans un lieu pareil, je me dis que tant de dissimulation doit servir de masque à une profonde inhumanité: ce n'est pas le bien qu'on voile avec un pareil soin.
Si, au lieu de chercher à déguiser la vérité sous une fausse politesse, on m'eût mené simplement dans les lieux qu'il est permis de montrer; si l'on eût répondu avec franchise à mes questions sur un fait accompli depuis un siècle, j'eusse été moins occupé de ce que je n'aurais pu voir; mais ce qu'on m'a refusé trop artificieusement m'a prouvé le contraire de ce qu'on voulait me persuader. Tous ces vains détours sont des révélations aux yeux de l'observateur expérimenté. Ce qui m'indignait, c'était que les hommes qui usaient avec moi de ces subterfuges pussent croire que j'étais la dupe de leurs ruses d'enfants. On m'assure, et je tiens ceci de bon lieu, que les cachots sous-marins de Kronstadt renferment, entre autres prisonniers d'État, des infortunés qui s'y trouvent relégués depuis le règne d'Alexandre. Ces malheureux sont abrutis par un supplice dont rien ne peut excuser ni motiver l'atrocité; s'ils venaient maintenant à sortir de terre, ils se lèveraient comme autant de spectres vengeurs qui feraient reculer d'effroi le despote lui-même, et tomber en ruine l'édifice du despotisme; tout peut se défendre par de belles paroles et même par de bonnes raisons; les arguments ne manquent à pas une des opinions qui divisent le monde politique, littéraire et religieux; mais on dira ce qu'on voudra, un régime dont la violence exige qu'on le soutienne par de tels moyens est un régime profondément vicieux.
Les victimes de cette odieuse politique ne sont plus des hommes: ces infortunés, déchus du droit commun, croupissent étrangers au monde, oubliés de tous, abandonnés d'eux-mêmes dans la nuit de leur captivité, où l'imbécillité devient le fruit et la dernière consolation d'un ennui sans terme; ils ont perdu la mémoire, et jusqu'à la raison, cette lumière humaine qu'aucun homme n'a le droit d'éteindre dans l'âme de son semblable. Ils ont oublié même leur nom, que les gardiens s'amusent à leur demander, par une dérision brutale et toujours impunie; car il règne au fond de ces abîmes d'iniquité un tel désordre, les ténèbres y sont si épaisses, que les traces de toute justice s'y effacent.
On ignore jusqu'au crime de certains prisonniers, qu'on retient pourtant toujours, parce qu'on ne sait à qui les rendre, et qu'on pense qu'il y a moins d'inconvénient à perpétuer le forfait qu'à le publier. On craint le mauvais effet de l'équité tardive, et l'on aggrave le mal, pour n'être pas forcé d'en justifier les excès…; atroce pusillanimité qui s'appelle respect pour les convenances, prudence, obéissance, sagesse, sacrifice au bien public, à la raison d'État…, que sais-je?… Les paroles ne manquent pas aux oppresseurs; n'y a-t-il pas deux noms pour toutes choses dans les sociétés humaines? C'est ainsi qu'on nous dit à chaque instant qu'il n'y a pas de peine de mort en Russie. Enterrer vif, ce n'est pas tuer! Quand on pense d'un côté à tant de malheurs, de l'autre à tant d'injustice et d'hypocrisie, on ne connaît plus de coupable en prison; le juge seul paraît criminel, et, ce qui porte au comble mon épouvante, c'est que je sais que ce juge inique n'est point féroce par plaisir. Voilà ce qu'un mauvais gouvernement peut faire des hommes intéressés à sa durée!… Mais la Russie marche au-devant de ses destinées; ceci répond à tout. Certes si l'on mesure la grandeur du but à l'étendue des sacrifices, on doit présager à cette nation l'empire du monde.
Au retour de cette triste visite, une nouvelle corvée m'attendait chez l'ingénieur: un dîner de cérémonie avec des personnes de la classe moyenne. L'ingénieur avait réuni chez lui, pour me faire honneur, des parents de sa femme et quelques propriétaires des environs. Société qui m'eût paru curieuse à observer, si dès le début je n'eusse reconnu que je n'avais rien à y apprendre. Il y a peu de bourgeois en Russie; mais la classe des petits employés et des propriétaires, obscurs bien qu'anoblis, y représente la bourgeoisie des autres pays. Envieux des grands, mais en butte à l'envie des petits, ces hommes ont beau s'appeler nobles, ils se trouvent exactement dans la position où les bourgeois étaient en France avant la révolution; les mêmes données produisent partout les mêmes résultats.
Je sentis qu'il régnait dans cette société une hostilité mal déguisée contre la véritable grandeur et contre l'élégance réelle de quelque pays qu'elle fût. Cette roideur de manières, cette aigreur de sentiments mal déguisées sous un ton doucereux et des airs patelins ne me rappelaient que trop l'époque où nous vivons et que j'avais un peu oubliée en Russie où je vois uniquement la société des gens de la cour. J'étais chez des ambitieux subalternes, inquiets de ce qu'on doit penser d'eux; et ces hommes-là sont les mêmes partout.
Les hommes ne me parlèrent pas et parurent faire peu d'attention à moi, ils ne savent le français que pour le lire, encore difficilement: ils formaient un groupe dans un coin de la chambre et causaient en russe. Une ou deux femmes de la famille portaient tout le poids de la conversation française. Je vis avec surprise qu'elles connaissaient de notre littérature tout ce que la police russe en laisse pénétrer dans leur pays.
La toilette de ces dames, qui, excepté la maîtresse de la maison, étaient toutes des personnes âgées, me parut manquer d'élégance; le costume des hommes était encore plus négligé: de grandes redingotes brunes traînant presque à terre remplaçaient l'habit national, qu'elles rappelaient un peu cependant, tout en le faisant regretter; mais, ce qui m'a surpris plus que la tenue négligée des personnes de cette société, c'est le ton mordant et contrariant de leurs discours et le manque d'aménité de leur langage. La pensée russe, déguisée avec soin par le tact des hommes du grand monde, se montrait ici à découvert. Cette société, plus franche, était moins polie que celle de la cour, et je vis clairement ce que je n'avais fait que pressentir ailleurs, c'est que l'esprit d'examen, de sarcasme et de critique domine dans les relations des Russes avec les étrangers: ils nous détestent comme tout imitateur hait son modèle; leurs regards scrutateurs nous cherchent des défauts avec le désir de nous en trouver. Quand j'eus reconnu cette disposition, je ne me sentis nullement porté à l'indulgence.
J'avais cru devoir adresser quelques mots d'excuses sur mon ignorance de la langue russe, à la personne qui s'était chargée d'abord de causer avec moi, je finis ma harangue en disant que tout voyageur devrait savoir la langue du pays où il va, attendu qu'il est plus naturel qu'il se donne la peine de s'exprimer comme les personnes qu'il vient chercher que de leur imposer celle de parler comme il parie.
À ce compliment on répondit sur un ton d'humeur: disant qu'il fallait cependant bien me résigner à entendre estropier le français par les Russes sous peine de voyager en muet.
«C'est ce dont je me plains, répliquai-je; si je savais estropier le russe comme je le devrais, je ne vous forcerais pas à changer vos habitudes pour parler ma langue.
—Autrefois nous ne parlions que français.
—C'était un tort.
—Ce n'est pas à vous de nous le reprocher.
—Je suis vrai avant tout.
—La vérité est donc encore bonne à quelque chose en France?
—Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est qu'on doit aimer la vérité sans calcul.
—Cet amour-là n'est plus de notre siècle.
—En Russie?
—Nulle part, ni surtout dans un pays gouverné par les journaux.»
J'étais de l'avis de la dame; ce qui me donna le désir de changer de conversation, car je ne voulais ni parler contre mon opinion, ni acquiescer à celle d'une personne qui, même lorsqu'elle pensait comme moi, exprimait sa manière de voir avec une âpreté capable de me dégoûter de la mienne. Je ne dois pas oublier de noter que cette disposition hostile, espèce de bouclier opposé d'avance à la moquerie française, était déguisée sous un son de voix fluté, factice, et d'une douceur extrêmement désagréable.
Un incident vint fort à propos faire diversion à l'entretien. Un bruit de voix dans la rue attira tout le monde à la fenêtre: c'était une querelle de bateliers; ces hommes paraissaient furieux; la rixe menaçait de devenir sanglante; mais l'ingénieur se montre sur le balcon, et la vue seule de son uniforme produit un coup de théâtre. La rage de ces hommes grossiers se calme, sans qu'il soit nécessaire de leur dire une parole; le courtisan le plus rompu aux faussetés de cour ne pourrait mieux dissimuler son ressentiment. Je fus émerveillé de cette politesse de manants.
«Quel bon peuple!» s'écria la dame qui m'avait entrepris.
Pauvres gens, pensais-je en me rasseyant, car je n'admirerai jamais les miracles de la peur; toutefois je jugeai prudent de me taire…
«L'ordre ne se rétablirait pas ainsi chez vous», poursuivit mon infatigable ennemie, sans cesser de me percer de ses regards inquisitifs.
Cette impolitesse était nouvelle pour moi; en général j'avais trouvé à tous les Russes des manières presque trop affectueuses à cause de la malignité de leur pensée, que je devinais sous leur langage patelin; ici je reconnaissais un accord encore plus désagréable entre les sentiments et l'expression.
«Nous avons chez nous les inconvénients de la liberté, mais nous en avons les avantages, répliquai-je.
—Quels sont-ils?
—On ne les comprendrait point en Russie.
—On s'en passe.
—Comme de tout ce qu'on ne connaît pas.»
Mon adversaire piquée, tâcha de me cacher son dépit en changeant subitement le sujet de la conversation.
«Est-ce de votre famille que madame de Genlis parle si longuement dans les Souvenirs de Félicie, et de votre personne dans ses Mémoires?»
Je répondis affirmativement; puis je témoignai ma surprise de ce qu'on connût ces livres à Schlusselbourg. «Vous nous prenez pour des Lapons, repartit la dame avec le fond d'aigreur que je ne pus parvenir à lui faire quitter, et qui à la longue réagissait sur moi au point de me monter au même diapason.
—Non, madame, mais pour des Russes qui ont mieux à faire que de s'occuper des commérages de la société française.
—Madame de Genlis n'est point une commère.
—Tant s'en faut; mais ceux de ses écrits où elle ne fait que raconter avec grâce les petites anecdotes de la société de son temps ne devraient, ce me semble, intéresser que les Français.
—Vous ne voulez pas que nous fassions cas de vous et de vos écrivains.
—Je veux qu'on nous estime pour notre vrai mérite.
—Si l'on vous ôte l'influence que vous avez exercée sur l'Europe par l'esprit de société, que vous restera-t-il?»
Je sentis que j'avais affaire à forte partie: «Il nous restera la gloire de notre histoire et même celle de l'histoire de Russie, car cet Empire ne doit sa nouvelle influence en Europe qu'à l'énergie avec laquelle il s'est vengé de la conquête de sa capitale par les Français.
—Il est sûr que vous nous avez prodigieusement servis, quoique sans le vouloir.
—Avez-vous perdu quelque personne chère dans cette terrible guerre?
—Non monsieur.»
J'espérais pouvoir m'expliquer par quelque ressentiment trop légitime l'aversion contre la France qui perçait à chaque mot dans la conversation de cette rude dame. Mon attente fut trompée.
La conversation qui ne pouvait devenir générale languit jusqu'au dîner sur le même ton inquisitif et amer d'une part, contraint et forcément réservé de l'autre. J'étais décidé à garder beaucoup de mesure, et j'y réussissais tant que la colère ne me faisait pas oublier la prudence. Je cherchai à détourner l'entretien vers notre nouvelle école littéraire: on ne connaissait que Balzac qu'on admire infiniment et qu'on juge bien… Presque tous les livres de nos écrivains modernes sont prohibés en Russie; ce qui atteste l'influence qu'on leur suppose.
Enfin, après une mortelle attente, on se mit à table. La maîtresse de la maison, toujours fidèle à son rôle de statue, ne fit de la journée qu'un seul mouvement: elle se transporta, sans remuer les yeux ni les lèvres, de son canapé du salon à sa chaise de la salle à manger; ce déplacement opéré spontanément me prouva que la pagode avait des jambes.
Le dîner se passa non sans gêne, mais il ne fut pas long et me parut assez bon, hors la soupe dont l'originalité passait les bornes. Cette soupe était froide et remplie de morceaux de poissons qui nageaient dans un bouillon de vinaigre très-épicé, très-sucré, très-fort. À part ce ragoût infernal et le quarss aigre qui est une boisson du pays, je mangeai et bus de tout avec appétit. On servit d'excellent vin de Bordeaux et de Champagne; mais je voyais clairement qu'on s'imposait une grande gêne à mon égard: ce qui me mettait moi-même au supplice. L'ingénieur n'était pas complice de tant de contrainte; tout entier à ses écluses il s'annulait absolument chez lui, et laissait sa belle-mère faire les honneurs de sa maison avec la grâce dont vous avez pu juger.
À six heures du soir, mes hôtes et moi, avec un contentement réciproque et non dissimulé, il faut l'avouer, nous prîmes congé les uns des autres, et je partis pour le château de ***, où j'étais attendu.
La franchise de ces bourgeoises m'avait raccommodé avec les minauderies de certaines grandes dames: tout vaut mieux qu'une sincérité déplaisante. On espère triompher de l'affectation; le naturel est invincible.
Tel fut mon début dans les classes moyennes et tel fut le premier essai que je fis de cette hospitalité russe tant vantée en Europe.
Il faisait encore jour quand j'arrivai à ***, qui n'est qu'à six ou huit lieues de Schlusselbourg; je passai là le reste de la soirée à me promener au crépuscule dans un jardin fort beau pour le pays; à voguer en petit bateau sur la Néva et surtout à jouir de l'élégante et gracieuse conversation d'une personne du grand monde. J'avais besoin de cette diversion aux souvenirs de la politesse ou plutôt de l'impolitesse bourgeoise que je venais d'essuyer. J'appris dans cette journée qu'en fait de prétentions les pires ne sont pas les plus mal fondées, car toutes celles dont on m'avait fait souffrir étaient justifiées; c'est ce que je reconnaissais avec un dépit comique. J'avais causé avec une femme qui prétendait parler assez bien le français: elle ne le parlait pas mal, quoique moyennant beaucoup de temps entre chaque phrase et d'accent à chaque mot; elle prétendait connaître la France; elle la jugeait assez bien, quoiqu'avec prévention; elle prétendait aimer son pays, elle l'aimait trop; enfin elle voulait se montrer capable de faire sans fausse humilité les honneurs de la maison de sa fille à un Parisien, et elle m'accabla du poids de tous ses avantages: c'était un aplomb imperturbable, une phraséologie d'hospitalité plutôt cérémonieuse que polie, mais irréprochable au moins aux yeux d'une dame russe du second rang en province.
Je conclus que ces pauvres ridicules tant bafoués sont quelquefois bons à quelque chose, quand ce ne serait qu'à mettre à leur aise ceux qui s'en croient exempts: j'ai trouvé là des personnes désagréablement hostiles. Mais tous les inconvénients de leur conversation portaient sur moi et ne prêtaient nullement à rire à leurs dépens, comme il arrive en pareille circonstance dans les pays à bonnes gens, à esprits naïfs; la surveillance continuelle qu'elles exerçaient sur elles-mêmes et sur moi me prouvait que rien ne pourrait leur produire une impression nouvelle; toutes leurs idées étaient fixées depuis vingt ans; cette conviction a fini par me faire sentir mon isolement en leur présence, au point de regretter la bonhomie des esprits moins difficiles à émouvoir et à satisfaire; j'ai presque dit: la crédulité des sots!… voilà où m'a réduit la malveillance trop visible des Russes de province. Ce que j'en ai vu à Schlusselbourg ne me fera pas rechercher les occasions d'affronter des interrogatoires tels que ceux que j'ai subis dans cette société-là. De pareils salons ressemblent à des champs de bataille. Le grand monde avec tous ses vices me paraît valoir mieux que ce petit monde avec ses vertus.
Revenu à Pétersbourg après minuit, j'avais fait dans ma journée à peu près trente-six lieues par des chemins sableux ou fangeux, avec deux attelages de chevaux de remise.
Ce qu'on fait faire aux bêtes est en proportion de ce qu'on exige des hommes: les chevaux russes ne durent guère plus de huit à dix ans. Il faut convenir que le pavé de Pétersbourg est funeste aux animaux, aux voitures et même aux personnes; dès que vous sortez des incrustations de bois qui n'existent que dans un petit nombre de rues, la tête vous fend. Il est vrai que les Russes, qui mettent beaucoup de luxe aux choses mal faites, dessinent sur leur détestable pavé de beaux compartiments en grosses pierres, ornement qui accroît encore le mal, car il rend les rues plus cahoteuses. Lorsque les roues passent sur ces cordons, semblables pour le coup d'oeil aux dessins d'un parquet, la voiture et ceux qu'elle transporte éprouvent une secousse à tout briser. Mais qu'importe aux Russes que les choses qu'ils font servent à l'usage auquel ils les destinent? Un certain air d'élégance, l'apparence de la magnificence, la fanfaronnade de la richesse et de la grandeur: voilà uniquement ce qu'ils cherchent en toutes choses. Ils ont commencé le travail de la civilisation par le superflu; si c'était là le moyen d'aller loin, il faudrait crier: Vive la vanité! à bas le sens commun!
Je pars sans faute après-demain pour Moscou; pour Moscou, entendez-vous bien!
LETTRE VINGT ET UNIÈME.
Adieux à Pétersbourg.—Rapport qu'il y a entre l'absence et la nuit.—Effets de l'imagination.—Description de Pétersbourg au crépuscule.—Contraste du ciel au couchant et au levant.—La Néva la nuit.—Lanterne magique.—Tableaux naturels.—Mythologie du Nord expliquée par les sites.—Dieu visible par toute la terre.—Ballade de Coleridge.—René vieillissant.—La pire des intolérances.—Conditions nécessaires pour vivre dans le monde.—De quoi se compose le succès.—Contagion des opinions.—Diplomatie de salon.—Défaut des esprits solitaires.—Flatterie au lecteur.—Le pont de la Néva la nuit.—Sens symbolique du tableau.—Pétersbourg comparé à Venise.—L'Évangile dangereux.—On ne prêche pas en Russie.—Janus.—Soi-disant conspirations polonaises.—Ce qui en résultera.—Argument des Russes.—Scènes de meurtres au bord du Volga.—Le loup de La Fontaine.—Avenir certain, époque douteuse.—Visite inattendue.—Communication intéressante.—Histoire du prince et de la princesse Troubetzkoï.—Émeute lors de l'avènement de l'Empereur au trône.—Dévouement de la princesse.—Quatorze années dans les mines de l'Oural.—Ce que c'est que cette vie.—Justice humaine.—Comment un despote flatte.—Opinion de beaucoup de Russes sur la condition des condamnés aux mines.—Le 18 fructidor.—Froid de 40 degrés.—Première lettre au bout de sept ans de galères.—Les enfants de galériens.—Réponse de l'Empereur.—Justice russe.—Ce qu'on appelle en Sibérie, coloniser.—Les enfants chiffrés.—Désespoir, humiliation d'une mère.—Seconde lettre au bout de quatorze ans.—Ce qui prouve l'éternité.—Réponse de l'Empereur à la 2e lettre de la princesse.—Comment il faut qualifier de tels sentiments.—Ce qu'il faut entendre par l'abolition de la peine de mort en Russie.—La famille des exilés.—L'Empereur supplié par la mère de famille.—Éducation involontaire qu'elle donne à ses enfants.—Apostrophe de Dante.—Changements dans mes projets et dans mes sentiments.—Conjectures.—Parti que je prends pour cacher mes lettres.—Moyen détourné de tromper la police.—Note touchant la peine de mort.—Citation de la brochure de M. Tolstoï.—Ce qu'on y apprend.
Pétersbourg, ce 2 août 1839, à minuit.
Je viens de jeter un dernier coup d'oeil sur cette ville extraordinaire: j'ai dit adieu à Pétersbourg… Adieu!! c'est un mot magique!! il prête aux lieux comme aux personnes un attrait inconnu. Pourquoi Pétersbourg ne m'a-t-il jamais paru si beau que ce soir? c'est que je le vois pour la dernière fois. L'âme riche d'illusions a donc le pouvoir de métamorphoser le monde dont la figure n'est jamais pour nous que le reflet de notre vie intérieure? Ceux qui disent que rien n'existe hors de nous ont peut-être raison; mais moi, philosophe sans le vouloir, métaphysicien sans autre mission que le laisser aller naturel de mon esprit, inclinant toujours vers les questions insolubles, j'ai tort sans doute de chercher à me rendre compte de cet incompréhensible prestige. Le tourment de ma pensée, le plus grand défaut de mon style, tient au besoin de définir l'indéfinissable; ma force se perd à la poursuite de l'impossible, mes paroles n'y suffisent non plus que mes sentiments, que mes passions… Nos rêves, nos visions, sont aux idées nettes ce qu'un horizon de nuages brillants est aux montagnes dont ils imitent quelquefois la chaîne entre le ciel et la terre. Nulle expression ne peut rendre ces fugitives créations de la fantaisie qui s'évanouissent sous la plume de l'écrivain, comme les brillantes perles d'une eau vive et courante échappent aux filets du pêcheur.
Expliquez-moi ce que peut ajouter à la beauté réelle d'un lieu l'idée que vous allez le quitter. En songeant que je le regarde pour la dernière fois, je crois le voir pour la première.
Notre destin est si mobile, comparé à l'immobilité des choses, que tout ce qui nous retrace la brièveté de nos jours nous inspire un redoublement d'admiration: ce respect pour ce qui dure plus que nous nous porte à faire un retour sur nous-mêmes. Le courant que nous descendons est tellement rapide que ce que nous laissons sur le bord nous semble à l'abri du temps. L'eau de la cascade doit croire à l'immortalité de l'arbre qui l'ombrage; et le monde nous paraît éternel, tant nous passons précipitamment.
Peut-être la vie du voyageur n'est-elle si féconde en émotions que parce que les départs dont elle se compose sont une répétition de la mort. Voilà sans doute une des raisons qui font qu'on voit en beau ce qu'on quitte; mais il y en a une autre qu'à peine j'ose indiquer ici.
Dans certaines âmes le besoin de l'indépendance va jusqu'à la passion; la peur des liens fait qu'on ne s'attache qu'à ce qu'on fuit, parce que l'attrait qu'on sent pour ce qu'on va laisser derrière soi n'engage à rien. On s'enthousiasme sans conséquence; on part! Partir, n'est-ce pas faire acte de liberté? Par l'absence on se dégage des entraves du sentiment; l'homme jouit en toute sécurité du plaisir d'admirer ce qu'il ne reverra jamais; il s'abandonne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte: il sait qu'il a des ailes!!… Mais quand, à force de les déployer et de les reployer, il sent qu'il les use; quand il découvre que le voyage l'instruit moins qu'il ne le fatigue, alors le temps du retour et du repos est venu; je m'aperçois qu'il approche pour moi.
C'était la nuit: l'obscurité a son prestige comme l'absence, comme elle, elle nous force à deviner; aussi vers la fin de la journée l'esprit s'abandonne à la rêverie, le coeur s'ouvre à la sensibilité, aux regrets; quand tout ce qu'on voit disparaît, il ne reste que ce qu'on sent: le présent meurt, le passé revient; la mort, la terre, rendent ce qu'elles avaient pris, et la nuit riche d'ombre laisse tomber sur les objets un voile qui les agrandit et les fait paraître plus touchants; l'obscurité comme l'absence captive la pensée par l'incertitude, elle appelle le vague de la poésie au secours de ses enchantements: la nuit l'absence et la mort sont des magiciennes et leur puissance à toutes les trois est un mystère aussi bien que tout ce qui agit sur l'imagination. L'imagination dans ses rapports avec la nature, dans ses effets, dans ses prestiges ne sera jamais définie d'une manière satisfaisante par les esprits les plus subtils, ni les plus sublimes. Définir clairement l'imagination ce serait remonter à la cause des passions. Source de l'amour, véhicule de la pitié, instrument du génie, don redoutable entre tous les dons, car il fait de l'homme un nouveau Prométhée, l'imagination est la force du Créateur, prêtée pour un instant à la créature; l'homme la reçoit, il ne la mesure pas; elle est en lui, elle n'est pas à lui.
Quand la voix cesse de chanter, quand l'arc-en-ciel s'efface, savez-vous où sont allés les sons et les couleurs? pouvez-vous dire d'où ils étaient venus? Tels sont, mais bien plus incalculables, bien plus variés, plus fugitifs et surtout plus inquiétants les prestiges de l'imagination!!… Je l'ai senti toute ma vie avec un inutile effroi, j'ai beaucoup trop d'imagination pour ce que j'en fais: je devais me rendre le maître de cette faculté; j'en suis resté le jouet et devenu la victime.
Abîme de désirs et de contradictions, c'est elle encore qui me presse de parcourir le monde, et c'est elle qui m'attache aux lieux dans le moment même où elle m'appelle ailleurs. Ô illusions! que vous êtes perfides quand vous nous séduisez, et cruelles quand vous nous quittez!!…
Il était plus de dix heures: je revenais de la promenade des îles. C'est le moment où l'aspect de la ville est d'un effet singulier et bien difficile à décrire; car la beauté de ce tableau ne consiste pas dans les lignes puisque le site est entièrement plat, elle est dans la magie des vaporeuses nuits du Nord; nuits lumineuses et qu'il faut voir pour en comprendre la poétique majesté.
Du côté du couchant la ville restait sombre; la ligne tremblante qu'elle dessinait à l'horizon ressemblait à une petite découpure en papier noir collé sur un fond blanc: ce fond, c'est le ciel de l'Occident, où le crépuscule luit longtemps après que le soleil a disparu, tandis que par un effet contraire la même lueur illumine au loin les édifices du quartier opposé dont les élégantes façades se détachent en clair sur une partie du ciel de l'Orient, moins transparente et plus profonde que celle où brille la gloire du couchant. Il arrive de cette opposition qu'à l'ouest la ville est noire et que le ciel est clair, tandis qu'à l'est, ce qui s'élève sur la terre est éclairé et se détache en blanc sur un ciel sombre; ce contraste produit à l'oeil un effet que les paroles ne rendent que très-imparfaitement. La lente dégradation des teintes du crépuscule, qui semble perpétuer le jour en luttant contre l'obscurité toujours croissante, communique à toute la nature un mouvement mystérieux: les terres basses de la ville, avec leurs édifices peu élevés au bord de la Néva, semblent osciller entre le ciel et l'eau: on s'attend à les voir disparaître dans le vide.
La Hollande, quoiqu'elle ait un meilleur climat et une plus belle végétation, pourrait donner l'idée de quelques-unes des vues de Pétersbourg, mais seulement en plein jour, car les nuits polaires ont des apparitions merveilleuses.
Plusieurs des tours et des clochers de la ville sont, comme je vous l'ai dit ailleurs, surmontés de flèches aiguës et qui ressemblent à des mâts de vaisseau; la nuit, ces aigrettes des monuments russes, dorées selon l'usage national, nagent dans le vague de l'air, sous un ciel qui n'est ni noir ni clair, et lorsqu'elles ne s'y détachent pas en ombre, elles brillent de mille reflets semblables à la moire des écailles du lézard.
Nous sommes au commencement du mois d'août, c'est la fin de l'été sous cette latitude: pourtant une petite partie du ciel reste encore lumineuse pendant toute la nuit; cette auréole de nacre fixés sur l'horizon se reflète dans la Néva, qui, les jours calmes, paraît sans courant; le fleuve, ou plutôt le lac, ainsi éclairé, devient semblable à une immense plaque de métal, et cette plaine argentée n'est séparée du ciel blanc comme elle que par la silhouette d'une ville. Ce peu de terre qu'on voit se détacher et trembler sur l'eau comme une écume apportée par l'inondation, ces petits points noirs et irréguliers, à peine marqués entre le blanc du ciel et le blanc du fleuve, seraient-ils la capitale d'un vaste empire? ou bien tout cela n'est-il qu'une apparence, qu'un effet d'optique? Le fond du tableau est une toile et les figures sont des ombres animées un instant par la lanterne magique qui leur prête une existence imaginaire; et tandis qu'elles mènent dans l'espace leur ronde silencieuse la lampe va s'éteindre, la ville va retomber dans le vide, et le spectacle finira comme une fantasmagorie.
J'ai vu l'aiguille de l'église de la cathédrale où sont déposés les restes des derniers souverains de la Russie se détacher en noir sur la toile blanche du ciel: cette flèche domine la forteresse et la cité: plus haute et plus aiguë que la pyramide d'un cyprès, elle produisait sur le gris de perle du lointain l'effet d'un coup de pinceau trop dur et trop hardi, donné par l'artiste dans un moment d'ivresse: un trait qui attire l'oeil gâterait un tableau; il embellit la réalité: Dieu ne sait pas peindre comme nous. C'était beau… peu de mouvement, mais un calme solennel, un vague inspirateur. Tous les bruits, toutes les agitations de la vie ordinaire étaient interrompus; les hommes avaient disparu, la terre restait livrée aux puissances surnaturelles: il y a dans ces restes de jour, dans ces inégales et mourantes clartés des nuits boréales des mystères que je ne saurais définir et qui expliquent la mythologie du Nord. Je comprends aujourd'hui toutes les superstitions des Scandinaves. Dieu se cache dans la lumière du pôle comme il se révèle dans le jour éclatant des tropiques. Tous les lieux, tous les climats sont beaux aux yeux du sage qui ne veut voir dans la création que le Créateur.
En quelque coin du monde que l'inquiétude de mon coeur me fasse porter mes pas, c'est toujours le même Dieu que j'admire, toujours la même voix que j'interroge. Partout où l'homme abaisse son regard religieux, il reconnaît que la nature est le corps dont Dieu est l'âme.
Vous vous rappelez la ballade de Coleridge, où le matelot anglais voit le spectre d'un vaisseau glisser sur la mer: c'est à quoi je songeais tout à l'heure devant le spectre d'une ville endormie. Ces prestiges nocturnes sont pour les habitants des régions polaires, ce qu'est la Fata Morgana en plein jour pour les hommes du Midi: les couleurs, les lignes, les heures sont différentes; l'illusion est la même.
En contemplant avec attendrissement une des contrées de la terre où la nature est la plus pauvre et passe pour la moins digne d'admiration, j'aime à me reposer sur cette consolante pensée que Dieu a départi assez de beautés à chaque point du globe pour que ses enfants puissent le reconnaître partout à des signes non douteux, et qu'ils aient sujet de lui rendre grâce quelles que soient les zones où sa providence les appelle à vivre. La physionomie du Créateur est empreinte sur toutes les parties de la terre, qu'elle rend saintes à l'oeil de l'homme.
Je voudrais pouvoir passer un été à Pétersbourg uniquement occupé à faire chaque soir ce que j'ai fait aujourd'hui.
Quand j'ai trouvé le beau site d'un pays ou d'une ville, je m'y attache avec passion, j'y reviens tous les jours à l'heure favorable. C'est le même refrain sans cesse répété, mais qui chaque fois nous dit quelque chose de nouveau. Les lieux ont leur âme, selon l'expression si poétique de Jocelyn; je ne puis me lasser d'un site qui me parle; l'enseignement que j'en retire suffit au modeste bonheur de ma vie. Le goût des voyages n'est chez moi ni une mode, ni une prétention, ni une consolation. Je suis né voyageur comme on naît homme d'État: ma patrie à moi est partout où j'admire, où je reconnais Dieu dans ses oeuvres; or, de toutes les oeuvres de Dieu, celle que je comprends le plus facilement, c'est l'aspect de la nature et ses affinités avec les créations de l'art. Dieu est là qui se révèle à mon coeur par les indéfinissables rapports établis entre son Verbe éternel et la pensée fugitive de l'homme: j'y trouve le sujet d'une méditation féconde. Cette contemplation toujours la même et toujours nouvelle est l'aliment de ma pensée, le secret, la justification de ma vie; elle emploie mes forces morales et intellectuelles, elle occupe mon temps, elle absorbe mon esprit. Oui, dans l'isolement mélancolique mais délicieux auquel me condamne cette vocation de pèlerin, ma curiosité me tient lieu d'ambition, de puissance, de crédit, de carrière…; ces rêveries, je le sais, ne sont plus de mon âge; M. de Chateaubriant était trop grand poëte pour nous peindre un René vieillissant. Les langueurs de la jeunesse excitent la sympathie, son avenir lui tient lieu de force et d'espérance; mais la résignation de René grisonnant ne prête guère à l'éloquence; pourtant mon destin, à moi pauvre glaneur dans le champ de la poésie, était de vous montrer comment vieillit un homme né pour mourir jeune; sujet plus triste qu'intéressant, tâche ingrate entre toutes les tâches! Mais je vous dis tout sans crainte, sans scrupule, parce que je n'affecte rien.
Appelé par mon caractère, qui a fait mon sort, à voir passer la vie des autres plutôt qu'à vivre moi-même, si vous me refusez la rêverie sous prétexte que j'ai joui trop longtemps de cette ivresse des enfants et des poëtes, vous m'ôtez avant l'heure ce que Dieu m'avait départi d'existence.
Mais que deviendrait la société, dites-vous, si tous les hommes faisaient ce que vous faites? Singulière crainte des serviteurs du siècle! Ils croient toujours leur idole menacée d'abandon. Je n'ai garde de les prêcher; néanmoins je rappellerai à ces glorieux esprits que la pire des intolérances est l'intolérance philosophique.
Je ne puis vivre de la vie du monde parce que ses intérêts, son but ou du moins les moyens qu'il emploie pour les défendre et pour l'atteindre n'ont rien qui m'inspire cette émulation salutaire, sans laquelle un homme est vaincu d'avance dans les luttes d'ambition ou de vertu qui font la vie des sociétés. Là le succès se compose de deux problèmes contraires: vaincre ses rivaux et faire proclamer sa victoire par ses rivaux. Voilà pourquoi il est si difficile à conquérir une fois, si rare pour ne pas dire si impossible à obtenir longtemps…
J'y ai renoncé même avant l'âge du découragement. Puisque je dois cesser de lutter un jour, j'aime mieux ne pas commencer: c'est ce que mon coeur me disait en me rappelant la belle expression du prédicateur des gens du monde: «Tout ce qui finit est si court!» Là-dessus je laisse défiler sans envie comme sans dédain le cortége de nos audacieux jouteurs qui croient que le monde est à eux parce qu'ils se donnent à lui.
Accordez-moi mon congé sans craindre que jamais les soldats viennent à manquer aux luttes de ce monde, et laissez-moi tirer tout le parti possible de mon loisir et de mon indifférence; ne voyez-vous pas d'ailleurs que l'inaction n'est qu'apparente, et que l'intelligence profite de la liberté pour observer plus attentivement, pour réfléchir sans distraction?
L'homme qui voit les sociétés à distance est plus lucide dans ses jugements que celui qui s'expose toute sa vie au froissement de la machine politique; l'esprit discerne d'autant mieux la figure des mécaniques employées à la fabrication des choses de ce monde, qu'il demeure plus étranger à leur triture: ce n'est pas en grimpant sur une montagne qu'on en distingue les formes.
Les hommes d'action n'observent que de mémoire et ne pensent à peindre ce qu'ils ont vu que lorsqu'ils sont retirés du théâtre; mais alors aigris par une disgrâce ou sentant s'approcher leur fin, fatigués, désenchantés, ou livrés à des accès d'espérance dont l'inutile retour est une inépuisable source de déception, ils gardent presque toujours pour eux seuls le trésor de leur expérience.
Croyez-vous que si j'eusse été poussé à Pétersbourg par le courant des affaires, j'aurais deviné, j'aurais aperçu le revers des choses comme je les vois, et en si peu de temps? Renfermé dans la société des diplomates, j'aurais considéré ce pays de leur point de vue; obligé de traiter avec eux, il m'eût fallu conserver ma force pour l'affaire en discussion; et sur tout le reste, j'aurais eu intérêt à me concilier leur bienveillance par une grande facilité; ne croyez pas que ce manége puisse s'exercer longtemps sans réagir sur le jugement de celui qui s'en impose la contrainte. J'aurais fini par me persuader que, sur beaucoup de points, je pensais comme ils pensent, ne fût-ce que pour m'excuser à mes propres yeux de la faiblesse de parler comme ils parlent. Des opinions que vous n'osez réfuter, quelque peu fondées que vous les trouviez d'abord, finissent par modifier les vôtres: quand la politesse va jusqu'à une tolérance aveugle, elle équivaut à une trahison envers soi-même: elle nuit au coup d'oeil de l'observateur qui doit vous montrer les choses et les personnes non comme il les veut, mais comme il les voit.
Et encore, malgré toute l'indépendance dont je me targue, suis-je souvent forcé pour ma sûreté personnelle de flatter l'amour-propre féroce de cette nation ombrageuse, parce que tout peuple à demi barbare est défiant. Ne croyez pas que mes jugements sur les Russes et sur la Russie étonnent ceux des diplomates étrangers qui ont eu le loisir, le goût et le temps d'apprendre à connaître cet Empire: soyez sûr qu'ils sont de mon avis; mais c'est ce dont ils ne conviendront pas tout haut… Heureux l'observateur placé de manière à ce que personne n'ait le droit de lui reprocher un abus de confiance!
Toutefois je ne me dissimule pas les inconvénients de ma liberté: pour servir la vérité, il ne suffit pas de l'apercevoir; il faut la manifester aux autres. Le défaut des esprits solitaires, c'est qu'ils sont trop de leur avis, tout en changeant à chaque instant de point de vue; car la solitude livre l'esprit de l'homme à l'imagination qui le rend mobile.
Mais vous, vous pouvez et vous devez mettre à profit mes apparentes contradictions pour retrouver l'exacte figure des personnes et des choses à travers mes capricieuses et mouvantes peintures. Remerciez-moi: peu d'écrivains sont assez courageux pour abandonner au lecteur une partie de leur tâche et pour braver le reproche d'inconséquence plutôt que de charger leur conscience d'un mérite affecté. Quand l'expérience du jour dément mes conclusions de la veille, je ne crains pas de l'avouer: avec la sincérité dont je fais profession, mes voyages deviennent des confessions: les hommes de parti pris sont tout méthode, tout ordonnance, et par là ils échappent à la critique pointilleuse; mais ceux qui, comme moi, disent ce qu'ils sentent sans s'embarrasser de ce qu'ils ont senti, doivent s'attendre à payer la peine de leur laisser aller. Ce naïf et superstitieux amour de l'exactitude est sans doute une flatterie au lecteur, mais c'est une flatterie dangereuse par le temps qui court. Aussi m'arrive-t-il parfois de craindre que le monde où nous vivons ne soit pas digne du compliment.
J'aurai donc tout risqué pour satisfaire l'amour de la vérité, vertu que personne n'a; et dans mon zèle imprudent, sacrifiant à une divinité qui n'a plus de temple, prenant au positif une allégorie, je manquerai la gloire du martyre et passerai pour un niais! Tant il est vrai, que dans une société où le mensonge trouve toujours son salaire la bonne foi est nécessairement punie!… Le monde a des croix pour chaque vérité.
Pour méditer sur ces matières et sur bien d'autres je me suis arrêté longtemps au milieu du grand pont de la Néva: je désirais me graver dans la mémoire les deux tableaux différents dont j'y pouvais jouir en me retournant seulement et sans changer de place.
Au levant, le ciel sombre, la terre brillante; au couchant, le ciel clair et la terre dans l'ombre: il y avait dans l'opposition de ces deux faces de Pétersbourg à l'occident et à l'orient un sens symbolique que je croyais pénétrer: à l'ouest est l'ancien, à l'est le moderne Pétersbourg; c'est bien cela, me disais-je: le passé, la vieille ville, dans la nuit; l'avenir, la ville nouvelle, dans la lumière… Je serais demeuré là longtemps, j'y serais encore si je n'avais voulu me hâter de rentrer chez moi pour vous peindre, avant d'en avoir perdu la mémoire, une partie de l'admiration rêveuse que me faisaient éprouver les tons décroissants de ce mouvant tableau. L'ensemble des choses se rend mieux de souvenir, mais, pour peindre certains détails, il faut saisir ses premières impressions au vol.
Le spectacle que je viens de vous décrire me remplissait d'un attendrissement religieux et que je craignais de perdre. On a beau croire à la réalité de ce qu'on sent vivement, on n'est point arrivé à l'âge que j'ai sans savoir qu'entre tout ce qui passe, rien ne passe si vite que les émotions tellement vives qu'elles nous semblent devoir durer toujours.
Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur: Venise fut l'oeuvre de la peur toute simple: les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne; Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d'une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l'obéissance un dogme. Le peuple russe passe pour très-religieux, soit: mais qu'est-ce qu'une religion qu'il est défendu d'enseigner? On ne prêche jamais dans les églises russes. L'Évangile révélerait la liberté aux Slaves.
Cette crainte de laisser comprendre une partie de ce qu'on veut faire croire m'est suspecte: plus la raison, plus la science resserrent le domaine de la foi, et plus cette lumière divine concentrée dans son foyer répand d'éclat; on croit mieux quand on croit moins. Les signes de croix ne prouvent pas la dévotion; aussi, malgré leurs génuflexions et toutes leurs marques extérieures de piété, il me semble que les Russes dans leurs prières pensent à l'Empereur plus qu'au bon Dieu. À ce peuple idolâtre de ses maîtres, il faudrait, comme au Japonais, un second souverain: un Empereur spirituel pour le conduire au ciel. Le souverain temporel l'attache trop à la terre. «Réveillez-moi quand vous en serez au bon Dieu», disait un ambassadeur endormi dans une église russe par la liturgie Impériale.
Quelquefois je me sens prêt à partager la superstition de ce peuple. L'enthousiasme devient communicatif lorsqu'il est général, ou seulement qu'il le paraît; mais sitôt que le mal me gagne, je pense à la Sibérie, à cet auxiliaire indispensable de la civilisation moscovite, et soudain je retrouve mon calme et mon indépendance.
La foi politique est plus ferme ici que la foi religieuse; l'unité de l'Église grecque n'est qu'apparente: les sectes, réduites au silence par le silence habilement calculé de l'Église dominante, creusent leurs chemins sous terre; mais les nations ne sont muettes qu'un temps: tôt ou tard le jour de la discussion se lève: la religion, la politique, tout parle, tout s'explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel: c'est par les dissensions religieuses qu'arrivera quelque jour une révolution sociale en Russie.
Lorsque je m'approche de l'Empereur, que je vois sa dignité, sa beauté, j'admire cette merveille; un homme à sa place, c'est chose rare à rencontrer partout; mais sur le trône, c'est le phénix. Je me réjouis de vivre dans un temps où ce prodige existe, vu que j'aime à respecter comme d'autres se plaisent à insulter.
Toutefois j'examine avec un soin scrupuleux les objets de mon respect; il arrive de là que lorsque je considère de près ce personnage unique sur la terre, je crois que sa tête est à deux faces comme celle de Janus, et que les mots violence, exil, oppression, ou leur équivalent à tous, Sibérie, sont gravés sur celui des deux fronts que je ne vois pas.
Cette idée me poursuit sans cesse, même quand je lui parle. J'ai beau m'efforcer de ne penser qu'à ce que je lui dis, mon imagination voyage malgré moi de Varsovie à Tobolsk, et ce seul nom de Varsovie me rend toute ma défiance.
Savez-vous qu'à l'heure qu'il est les chemins de l'Asie sont encore une fois couverts d'exilés nouvellement arrachés à leurs foyers, et qui vont à pied chercher leur tombe comme les troupeaux sortent du pâturage pour marcher à la boucherie? Ce renouvellement de colère est dû à une soi-disant conspiration polonaise; conspiration de jeunes fous, qui seraient des héros s'ils avaient réussi, quoique pour être désespérées leurs tentatives n'en soient, ce me semble, que plus généreuses. Mon coeur saigne pour les bannis, pour leur famille, pour leur pays!!… qu'arrivera-t-il quand les oppresseurs de ce coin de terre où fleurit naguère la chevalerie, auront peuplé la Tartarie de ce qu'il y avait de plus noble et de plus courageux parmi les enfants de la vieille Europe? Alors, achevant de combler leur glacière politique, ils jouiront de leur succès: la Sibérie sera devenue le royaume et la Pologne le désert.
Ne devrait-on pas rougir de honte en prononçant le mot de libéralisme, quand on pense qu'il existe en Europe un peuple qui fut indépendant, et qui ne connaît plus d'autre liberté que celle de l'apostasie? Les Russes, lorsqu'ils tournent contre l'Occident les armes qu'ils emploient avec succès contre l'Asie, oublient que le même mode d'action qui aide au progrès chez les Calmoucks, devient un crime de lèse-humanité chez un peuple depuis longtemps civilisé. Je m'abstiens, vous voyez avec quel soin, de proférer le mot de tyrannie: il serait pourtant à sa place; mais il prêterait des armes contre moi à des hommes blasés sur les plaintes qu'ils excitent sans cesse. Ces hommes sont toujours prompts à crier aux déclamations révolutionnaires! Ils répondent aux arguments par le silence, cette raison du plus fort; à l'indignation par le mépris, ce droit du plus faible usurpé par le plus fort; connaissant leur tactique, je ne veux pas les faire sourire… Mais de quoi me vais-je inquiéter? Passé quelques pages, ils ne me liront pas: ils mettront le livre à l'index et défendront d'en parler; ce livre n'existera pas, il n'aura jamais existé pour eux, ni chez eux; leur gouvernement se défend en faisant le muet comme leur Église; une telle politique a réussi jusqu'à ce jour et doit réussir longtemps encore dans un pays où les distances, l'isolement, les marais, les bois, et les hivers tiennent lieu de conscience aux hommes qui commandent, et de patience à ceux qui obéissent.
On ne peut assez le répéter, leur révolution sera d'autant plus terrible qu'elle se fera au nom de la religion: la politique russe a fini par fondre l'Église dans l'État, par confondre le ciel et la terre: un homme qui voit Dieu dans son maître n'espère le paradis que de la grâce de l'Empereur.
Les scènes du Volga continuent; et l'on attribue ces horreurs aux provocations des émissaires polonais: imputation qui rappelle la justice du loup de La Fontaine. Ces cruautés, ces iniquités réciproques préludent aux convulsions du dénouement et suffisent pour nous faire prévoir quelle en sera la nature. Mais dans une nation gouvernée comme l'est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d'éclater; le péril a beau s'approcher d'heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde; nos petits-enfants ne verront peut-être pas l'explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd'hui comme inévitable, mais sans en prédire l'époque.
(Suite de la lettre précédente.)
Pétersbourg, ce 3 août 1839.
Je ne partirai jamais, le bon Dieu s'en mêle!… encore un retard!… mais celui-ci est légitime, vous ne me le reprocherez pas… J'allais monter en voiture; un de mes amis insiste pour me voir: il entre. C'est une lettre qu'il veut me faire lire à l'instant même. Quelle lettre, bon Dieu!!… Elle est de la princesse Troubetzkoï, qui l'adresse à une personne de sa famille chargée de la montrer à l'Empereur. Je désirais la copier pour l'imprimer sans y changer un mot, c'est ce qu'on n'a pas voulu me permettre. «Elle parcourrait la terre entière, disait mon ami, effrayé de l'effet qu'il venait de produire sur moi.
—Raison de plus pour la faire connaître, répondis-je.
—Impossible. Il y va de l'existence de plusieurs individus; d'ailleurs on ne me l'a prêtée que pour vous la montrer sous parole d'honneur et à condition qu'elle sera rendue dans une demi-heure.»
Malheureux pays, où tout étranger apparaît comme un sauveur aux yeux d'un troupeau d'opprimés, parce qu'il représente la vérité, la publicité, la liberté chez un peuple privé de tous ces biens.
Avant de vous dire ce que contient cette lettre, il faut vous conter en peu de mots une lamentable histoire. Vous en connaissez les principaux faits, mais vaguement comme tout ce qu'on sait d'un pays lointain et auquel on ne prend qu'un froid intérêt de curiosité: ce vague vous rend cruel et indifférent comme je l'étais avant de venir en Russie: lisez et rougissez; oui, rougissez, car quiconque n'a pas protesté de toutes ses forces contre la politique d'un pays où de pareils actes sont possibles, en est jusqu'à un certain point complice et responsable.
Je renvoie les chevaux par mon feldjæger sous prétexte d'indisposition subite, et je le charge de dire à la poste que je ne partirai que demain; débarrassé de cet espion officieux, je me mets à vous écrire.
Le prince Troubetzkoï fut condamné aux galères il y a quatorze ans; jeune alors il venait de prendre une part très-active à la révolte du quatorze décembre.
Il s'agissait de tromper les soldats sur la légitimité de l'Empereur Nicolas. Les chefs des conjurés espéraient profiter de l'erreur des troupes pour opérer à la faveur d'une émeute de caserne une révolution politique, dont heureusement ou malheureusement pour la Russie, eux seuls jusqu'alors avaient senti le besoin. Le nombre de ces réformateurs était trop peu considérable pour que les troubles excités par eux pussent aboutir au résultat qu'ils se proposaient: c'était faire du désordre pour le désordre.
La conspiration fut déjouée par la présence d'esprit de l'Empereur[13] ou mieux par l'intrépidité de son regard; ce prince, dès le premier jour d'autorité, puisa dans l'énergie de son attitude toute la force de son règne.
La révolution arrêtée, il fallut procéder à la punition des coupables. Le prince Troubetzkoï, un des plus compromis, ne put se justifier, on l'envoya comme forçat aux mines de l'Oural pour quatorze ou quinze ans et pour le reste de sa vie en Sibérie dans une de ces colonies lointaines que les malfaiteurs sont destinés à peupler.
Le prince avait une femme dont la famille tient à ce qu'il y a de plus considérable dans le pays; on ne put jamais persuader à la princesse de ne pas suivre son mari dans le tombeau. «C'est mon devoir, disait-elle; je le remplirai: nulle puissance humaine n'a le droit de séparer une femme de son mari; je veux partager le sort du mien.» Cette noble épouse obtint la grâce d'être enterrée vivante avec son époux. Ce qui m'étonne depuis que je vois la Russie, et que j'entrevois l'esprit qui préside à ce gouvernement, c'est que, par un reste de vergogne, on ait cru devoir respecter cet acte de dévouement pendant quatorze années. Qu'on favorise l'héroïsme patriotique, c'est tout simple, on en profite; mais tolérer une vertu sublime qui ne s'accorde pas avec les vues politiques du souverain, c'est un oubli qu'on a dû se reprocher. On aura craint les amis des Troubetzkoï; une aristocratie, quelque énervée qu'elle soit, conserve toujours une ombre d'indépendance, et cette ombre suffit pour offusquer le despotisme. Les contrastes abondent dans cette société terrible: beaucoup d'hommes y parlent entre eux aussi librement que s'ils vivaient en France: cette liberté secrète les console de l'esclavage public qui fait la honte et le malheur de leur pays.
Donc dans la crainte d'exaspérer des familles prépondérantes, on aura cédé à je ne sais quel genre de prudence ou de miséricorde: la princesse est partie avec son mari le galérien; et ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'elle est arrivée. Voyage immense, et qui était à lui seul une épreuve terrible. Vous savez que ces voyages se font en téléga, petite charrette découverte, sans ressorts; on roule pendant des centaines, des milliers de lieues sur des rondins qui brisent les voitures et les corps. La malheureuse femme a supporté cette fatigue et bien d'autres après celle-là: j'entrevois ses privations, ses souffrances, mais je ne puis vous les décrire, les détails me manquent, et je ne veux rien imaginer: la vérité dans cette histoire m'est sacrée.
L'effort vous paraîtra plus héroïque quand vous saurez que jusqu'à l'époque de la catastrophe les deux époux avaient vécu assez froidement ensemble. Mais un dévouement passionné ne tient-il pas lieu d'amour? n'est-ce pas l'amour lui-même? L'amour a plusieurs sources et le sacrifice est la plus abondante.
Ils n'avaient point eu d'enfants à Pétersbourg; ils en eurent cinq en
Sibérie!
Cet homme glorifié par la générosité de sa femme est devenu un être sacré aux yeux de tout ce qui s'approche de lui. Eh! qui ne vénérerait l'objet d'une amitié si sainte!
Quelque criminel que fut le prince Troubetzkoï, sa grâce, que l'Empereur refusera probablement jusqu'à la fin, car il croit devoir à son peuple et se devoir à lui-même une sévérité implacable, est depuis longtemps accordée au coupable par le Roi des Rois; les vertus presque surnaturelles d'une épouse peuvent apaiser la colère d'un Dieu, elles n'ont pu désarmer la justice humaine. C'est que la toute-puissance divine est une réalité, tandis que celle de l'Empereur de Russie n'est qu'une fiction.
Il y a longtemps qu'il aurait pardonné s'il était aussi grand qu'il le paraît, mais la clémence, outre qu'elle répugne à son naturel, lui semble une faiblesse par laquelle le Roi manquerait à la royauté; habitué qu'il est à mesurer sa force à la peur qu'il inspire, il regarderait la pitié comme une infidélité à son code de morale politique.
Quant à moi qui ne juge du pouvoir d'un homme sur les autres que par celui que je lui vois exercer sur lui-même, je ne crois son autorité assurée que lorsqu'il a su pardonner; l'Empereur Nicolas n'a osé que punir. C'est que l'Empereur Nicolas, qui se connaît en flatterie, puisqu'il est flatté toute sa vie par soixante millions d'hommes, lesquels s'évertuent à lui persuader qu'il est au-dessus de l'humanité, croit devoir rendre à son tour quelques grains d'encens au peuple dont il est adoré, et cet encens empoisonné inspire la cruauté. Le pardon serait une leçon dangereuse à donner à un peuple aussi rude encore au fond du coeur que l'est le peuple russe. Le prince se rabaisse au niveau de ses sauvages sujets; il s'endurcit avec eux, il ne craint pas de les abrutir pour se les attacher: peuple et souverain luttent entre eux de déceptions, de préjugés et d'inhumanité. Abominable combinaison de barbarie et de faiblesse, échange de férocité, circulation de mensonge qui fait la vie d'un monstre, d'un corps cadavéreux dont le sang est du venin: voilà le despotisme dans son essence et dans sa fatalité!…
Les deux époux ont vécu pendant quatorze ans à côté, pour ainsi dire, des mines de l'Oural, car les bras d'un ouvrier comme le prince avancent peu le travail matériel de la pioche; il est là pour y être… voilà tout; mais il est galérien, cela suffit… Vous verrez tout à l'heure à quoi cette condition condamne un homme… et ses enfants!!…
Il ne manque pas de bons Russes à Pétersbourg; et j'en ai rencontré qui regardent la vie des condamnés aux mines comme fort supportable et qui se plaignent de ce que les modernes faiseurs de phrases exagèrent les souffrances des conspirateurs de l'Oural. À la vérité, ils conviennent qu'on ne peut leur faire parvenir aucun argent; mais leurs parents ont la permission de leur envoyer des denrées: ils reçoivent ainsi des vêtements et des vivres… des vivres!… Il est peu d'aliments qui puissent traverser ces distances fabuleuses sous un tel climat sans se détériorer. Mais quelles que soient les privations, les souffrances des condamnés, les vrais patriotes approuvent sans restriction le bagne politique d'invention russe. Ces courtisans des bourreaux trouvent toujours la peine trop douce pour le crime.
Au 18 fructidor, les républicains français ont usé du même moyen: l'un des cinq directeurs, Barthélémy, fut déporté à Cayenne, ainsi qu'un nombre considérable de personnes accusées et convaincues de n'avoir pas adopté avec assez d'enthousiasme les idées philanthropiques du parti de la majorité; mais au moins ces malheureux furent exilés sans être dégradés; on les traitait en citoyens quoiqu'en ennemis vaincus. La République les envoyait mourir dans des pays où l'air empoisonne les Européens, mais en les tuant pour se débarrasser d'eux, elle n'en faisait pas des parias.
Quoi qu'il en soit des délices de la Sibérie, la santé de la princesse Troubetzkoï est altérée par son séjour aux mines: on a peine à comprendre qu'une femme habituée au luxe du grand monde dans un pays voluptueux, ait pu supporter si longtemps les privations de tous genres auxquelles elle s'est soumise par choix. Elle a voulu vivre; elle a vécu, elle est devenue grosse, elle est accouchée, elle a élevé ses enfants sous une zone où la longueur et le froid de l'hiver nous paraissent contraires à la vie. Le thermomètre y descend chaque année de 36 à 40 degrés: cette température seule suffirait pour détruire la race humaine… Mais la sainte femme a bien d'autres soucis.
Au bout de sept années d'exil, lorsqu'elle vit ses enfants grandir, elle crut devoir écrire à une personne de sa famille pour tâcher qu'on suppliât humblement l'Empereur de permettre qu'ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre grande ville, afin d'y recevoir une éducation convenable.
La supplique fut portée aux pieds du Czar, et le digne successeur des Ivan et de Pierre Ier a répondu que des enfants de galérien, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants.
Sur cette réponse, la famille,… la mère,… le condamné, ont gardé le silence pendant sept autres années. L'humanité, l'honneur, la charité chrétienne, la religion humiliés, protestaient seuls pour eux, mais tout bas; pas une voix ne s'est élevée pour réclamer contre une telle justice.
Cependant aujourd'hui un redoublement de misère vient de tirer un dernier cri du fond de cet abîme.
Le prince a fait son temps de galères, et maintenant les exilés libérés, comme on dit, sont condamnés à former, eux et leur jeune famille, une colonie dans un coin des plus reculés du désert. Le lieu de leur nouvelle résidence, choisi à dessein par l'Empereur lui-même, est si sauvage que le nom de cet antre n'est pas même encore marqué sur les cartes de l'état-major russe, les plus fidèles et les plus minutieuses cartes géographiques que l'on connaisse.
Vous comprenez que la condition de la princesse (je ne nomme qu'elle), est plus malheureuse depuis qu'on lui permet d'habiter cette solitude (remarquez que dans cette langue d'opprimés, interprétée par l'oppresseur, les permissions sont obligatoires); aux mines elle se chauffait sous terre; là du moins cette famille avait des compagnons d'infortune, des consolateurs muets, des témoins de son héroïsme: elle rencontrait des regards humains qui contemplaient et déploraient respectueusement son martyre inglorieux, circonstance qui le rendait plus sublime. Il s'y trouvait des coeurs qui battaient à sa vue; enfin, sans même avoir besoin de parler, elle se sentait en société, car les gouvernements ont beau faire de leur pis, la pitié se fera jour partout où il y aura des hommes.
Mais comment attendrir des ours, percer des bois impénétrables, fondre des glaces éternelles, franchir les bruyères spongieuses d'un marais sans bornes, se garantir d'un froid mortel dans une baraque? comment enfin subsister seule avec son mari et ses cinq enfants, à cent lieues, peut-être plus loin de toute habitation humaine, si ce n'est de celle du surveillant des colons? car c'est là ce qu'on appelle en Sibérie coloniser!…
Ce que j'admire autant que la résignation de la princesse, c'est ce qu'il lui a fallu trouver dans son coeur d'éloquence et de tendresse ingénieuse pour surmonter la résistance de son mari, et pour réussir à lui persuader qu'elle était encore moins à plaindre en restant avec lui, en souffrant comme lui, qu'elle ne le serait à Pétersbourg entourée de toutes les commodités de la vie, mais séparée de lui. Quand je considère ce qu'elle est parvenue à donner et à faire recevoir, je reste muet d'admiration; c'est ce triomphe du dévouement récompensé par le succès, puisqu'il est consenti par l'objet de tant d'amour, que je regarde comme un miracle de délicatesse, de force et de sensibilité; savoir faire le sacrifice de soi-même, c'est noble et rare; savoir faire accepter un pareil sacrifice, c'est sublime…
Aujourd'hui, ce père et cette mère dénués de tout secours, sans force physique, contre tant d'infortunes, épuisés par les trompeuses espérances du passé, par l'inquiétude de l'avenir, perdus dans leur solitude, brisés dans l'orgueil de leur malheur qui n'a plus même de témoins, punis dans leurs enfants, dont l'innocence ne sert que d'aggravations au supplice de leurs parents: ces martyrs d'une politique féroce ne savent plus comment vivre eux et leur famille. Ces petits forçats de naissance, ces parias impériaux ont beau porter des numéros en guise de noms, s'ils n'ont plus de patrie, plus de place dans l'État, la nature leur a donné des corps qu'il faut nourrir et vêtir: une mère, quelque dignité, quelque élévation d'âme qu'elle ait, verra-t-elle périr le fruit de ses entrailles sans demander grâce? non; elle s'humilie;… et cette fois ce n'est pas par vertu chrétienne; la femme forte est vaincue par la mère au désespoir; prier Dieu ne suffit que pour le salut éternel, elle prie l'homme pour du pain: que Dieu lui pardonne!… elle voit ses enfants malades sans pouvoir les secourir, sans avoir aucun remède à leur administrer pour les soulager, pour les guérir peut-être, pour leur sauver la vie qu'ils vont perdre… Aux mines, on pouvait encore les faire soigner; dans leur nouvel exil ils manquent de tout. Dans ce dénûment extrême, elle ne voit plus que leur misère; le père, le coeur flétri par tant de malheur, la laisse agir selon son inspiration, bref, pardonnant… (demander grâce, c'est pardonner?…) pardonnant avec une générosité héroïque à la cruauté d'un premier refus, la princesse écrit une seconde lettre du fond de sa hutte; cette lettre est adressée à sa famille, mais destinée à l'Empereur. C'était se mettre sous les pieds de son ennemi, c'était oublier ce qu'on se doit à soi-même; mais qui ne l'absoudrait, l'infortunée?… Dieu appelle ses élus à tous les genres de sacrifices, même à celui de la fierté la plus légitime; Dieu est généreux et ses trésors sont inépuisables… Oh! l'homme qui pourrait comprendre la vie sans l'éternité n'aurait vu des choses de ce monde que le beau côté! il aurait vécu d'illusions comme on voudrait me faire voyager en Russie.
La lettre de la princesse est arrivée à sa destination, l'Empereur l'a lue; et c'est pour me communiquer cette lettre qu'on m'a empêché de partir; je ne regrette pas le retard: je n'ai rien lu de plus simple ni de plus touchant: des actions comme les siennes dispensent des paroles: elle use de son privilége d'héroïne, elle est laconique, même en demandant la vie de ses enfants… C'est en peu de lignes qu'elle expose sa situation, sans déclamations, sans plaintes. Elle s'est placée au-dessus de toute éloquence: les faits seuls parlent pour elle; elle finit en implorant pour unique faveur la permission d'habiter à portée d'une apothicairerie, afin, dit-elle, de pouvoir donner quelque médecine à ses enfants quand ils sont malades… Les environs de Tobolsk, d'Irkutsk ou d'Orenbourg lui paraîtraient le paradis. Dans les derniers mots de sa lettre elle ne s'adresse plus à l'Empereur, elle oublie tout, excepté son mari, c'est à la pensée de leur coeur qu'elle répond avec une délicatesse et une dignité qui mériteraient l'oubli du forfait le plus exécrable: et elle est innocente!… et le maître auquel elle s'adresse est tout-puissant, et il n'a que Dieu pour juge de ses actes!… «Je suis bien malheureuse, dit-elle, pourtant si c'était à refaire, je le ferais encore.»
Il s'est trouvé dans la famille de cette femme une personne assez courageuse, et quiconque connaît la Russie doit rendre hommage à cet acte de piété, une personne assez courageuse pour oser porter cette lettre à l'Empereur et même pour appuyer d'une humble supplication la requête d'une parente disgraciée. On n'en parle au maître qu'avec terreur comme on parlerait d'une criminelle; cependant devant tout autre homme que l'Empereur de Russie, on se glorifierait d'être allié à cette noble victime du devoir conjugal. Que dis-je? il y a là bien plus que le devoir d'une femme, il y a l'enthousiasme d'un ange.
Néanmoins il faut compter pour rien tant d'héroïsme; il faut trembler, demander grâce pour une vertu qui force les portes du ciel; tandis que tous les époux, tous les fils, toutes les femmes, tous les humains devraient élever un monument en l'honneur de ce modèle des épouses, tous devraient tomber à ses pieds en chantant ses louanges; on la glorifierait devant les saints; on n'ose la nommer devant l'Empereur!!… Pourquoi règne-t-on, si ce n'est pour faire justice à tous les genres de mérite? Quant à moi, si elle revenait dans le monde, j'irais la voir passer, et si je ne pouvais m'approcher d'elle et lui parler, je me contenterais de la plaindre, de l'envier, et de la suivre de loin comme on marche derrière une bannière sacrée.
Eh bien! après quatorze ans de vengeance suivie sans relâche, mais non assouvie… Ah! laissez éclater mon indignation, ménager les termes en racontant de tels faits ce serait trahir une cause sacrée! Que les Russes réclament s'ils l'osent: j'aime mieux manquer de respect au despotisme qu'au malheur. Ils m'écraseront s'ils le peuvent, mais au moins l'Europe apprendra qu'un homme à qui soixante millions d'hommes ne cessent de dire qu'il est tout-puissant, se venge!… Oui, c'est le mot vengeance que je veux attacher à une telle justice!! Donc après quatorze ans, cette femme ennoblie par tant d'héroïques misères, obtient de l'Empereur Nicolas, pour toute réponse, les paroles que vous allez lire, et que j'ai recueillies de la bouche même d'une personne à qui le courageux parent de la victime venait de les répéter: «Je suis étonné qu'on ose encore me parler… (deux fois en quinze ans!…) d'une famille dont le chef a conspiré contre moi.» Doutez de cette réponse, j'en doute moi-même, cependant j'ai la preuve qu'elle est vraie. La personne qui me l'a redite, mérite toute confiance; d'ailleurs les faits parlent: la lettre n'a rien changé au sort des exilés.
Et la Russie se vante de l'abolition de la peine de mort[14]!! Modérez votre zèle, abolissez seulement le mensonge qui préside à tout, défigure tout, envenime tout chez vous et vous aurez fait assez pour le bien de l'humanité.
Les parents des exilés, les Troubetzkoï, famille puissante, vivent à Pétersbourg; et ils vont à la cour!!!… Voilà l'esprit, la dignité, l'indépendance de l'aristocratie russe. Dans cet Empire de la violence, la peur justifie tout!.. bien plus, elle est assurée d'une récompense. La peur, embellie du nom de prudence et de modération, est le seul mérite qui ne reste jamais oublié.
Il y a des personnes ici qui accusent la princesse Troubetzkoï de folie: «Ne peut-elle revenir seule à Pétersbourg?» dit-on. La dérision de la bassesse, c'est le coup de pied de l'âne. Fuyez un pays où l'on ne tue pas légalement, il est vrai, mais où l'on fait des familles de damnés au nom d'un fanatisme politique qui sert à tout absoudre.
Plus d'hésitation, plus d'incertitude; pour moi l'Empereur Nicolas est enfin jugé… C'est un homme de caractère et de volonté, il en faut pour se constituer le geôlier d'un tiers du globe; mais il manque de magnanimité: l'usage qu'il fait de son pouvoir ne me le prouve que trop. Que Dieu lui pardonne; je ne le verrai plus heureusement! Je lui dirais ce que je pense de cette histoire et ce serait le dernier degré de l'insolence… D'ailleurs par cette audace gratuite, je porterais le coup de grâce aux infortunés dont j'aurais pris la défense sans mission, et je me perdrais moi-même[15].
Quel coeur ne saignerait à l'idée du supplice volontaire de cette malheureuse mère? Mon Dieu! si c'est là ce que vous destinez sur la terre à la vertu la plus sublime, montrez-lui votre ciel, ouvrez-le pour elle avant l'heure de la mort!… Se figure-t-on ce que doit éprouver cette femme quand elle jette les yeux sur ses enfants, et qu'aidée de son mari, elle tâche de suppléer à l'éducation qui leur manque? l'éducation!.. c'est du poison pour ces brutes numérotées! et cependant des gens du monde, des personnes élevées comme nous, peuvent-elles se résigner à n'enseigner à leurs enfants que ce qu'ils doivent savoir pour être heureux dans la colonie sibérienne? Peuvent-elles renier tous leurs souvenirs, toutes leurs habitudes pour dissimuler le malheur de leur position aux innocentes victimes de leur amour? L'élégance native des parents ne doit-elle pas inspirer à ces jeunes sauvages des idées qu'ils ne pourront jamais réaliser? quel danger, quel tourment de tous les instants pour eux et quelle mortelle contrainte pour leur mère! Cette torture morale ajoutée à tant de souffrances physiques est pour moi un rêve affreux dont je ne puis me réveiller: depuis hier matin, à chaque instant du jour ce cauchemar me poursuit; je me surprends disant: que fait maintenant la princesse Troubetzkoï? Que dit-elle à ses enfants: de quel oeil les regarde-t-elle? Quelle prière adresse-t-elle à Dieu pour ces créatures damnées avant de naître par la providence des Russes? Ah! ce supplice qui tombe sur une génération innocente déshonore toute une nation!!…
Je finis par l'application trop méritée de ces vers de Dante. Quand je les appris par coeur j'étais loin de me douter de l'allusion qu'ils me fourniraient ici:
Ahi Pisa! vituperio delle genti
Del bel paese là dove 'l si sona;
Poi ch' i vicini a to punir son lenti,
Muova si la Capraia e la Gorgona;
E faccian siepe ad Arno in su la foce,
Si ch'egli annieghi in to ogni persona:
Che se 'I conte Ugolino aveva voce
D'aver tradita te de le castella;
Non dovei tu i figluioi porre à tal croce.
Innocenti i facea l'eta novella,
Novella Tebe, Uguiccion, e 'l Brigata
E gli altri due, ch' el canto suso appella.
«Ah! Pise! honte des peuples de cette belle contrée, où le oui est sonore; puisque les voisins sont lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona s'ébranlent et forment digue à l'Arno près de la mer afin qu'il noie chez toi tous tes citoyens. Que si le comte Ugolin passait pour avoir livré tes forteresses, devais-tu condamner ses enfants à un tel supplice? Innocents les faisait leur âge encore nouveau, nouvelle Thèbes, Uguiccion et le Brigata et les autres, que j'ai chantés plus haut.»
J'achèverai mon voyage, mais sans aller à Borodino, sans assister à l'entrée de la cour au Kremlin; sans vous parler davantage de l'Empereur: qu'aurais-je à vous dire de ce prince que vous ne sachiez maintenant aussi bien que moi? Songez, pour vous faire une idée des hommes et des choses de ce pays, qu'il s'y passe bien d'autres histoires du genre de celles que vous venez de lire: mais elles sont et resteront ignorées: il a fallu un concours de circonstances que je regarde comme providentiel pour me révéler les faits et les détails que ma conscience me force à consigner ici.
Je vais recueillir toutes les lettres que j'ai écrites pour vous depuis mon arrivée en Russie, et que vous n'avez pas reçues, car je les ai conservées par prudence; j'y joindrai celle-ci; et j'en ferai un paquet bien cacheté, que je déposerai en mains sûres, ce qui n'est pas chose facile à trouver à Pétersbourg. Puis je terminerai ma journée en vous écrivant une autre lettre, une lettre officielle qui partira demain par la poste; toutes les personnes, toutes les choses que je vois ici seront louées à outrance dans cette lettre. Vous y verrez que j'admire ce pays sans restriction avec tout ce qui s'y trouve et tout ce qui s'y fait… Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je suis persuadé que la police russe et que vous-même vous serez également les dupes de mon enthousiasme de commande et de mes éloges sans discernement ni restrictions[16].
Si vous n'entendez plus parler de moi, pensez qu'on m'a emporté en Sibérie: ce voyage seul pourrait déranger celui de Moscou, que je ne différerai pas davantage, car mon feldjæger revient me dire que les chevaux de poste seront irrévocablement à ma porte demain matin.
LETTRE VINGT-DEUXIÈME.
Route de Pétersbourg à Moscou.—Rapidité du voyage.—Nature des matériaux.—Balustrades des ponts.—Cheval tombé.—Mot de mon feldjæger.—Portrait de cet homme.—Postillon battu.—Train dont on mène l'Empereur.—Asservissement des Russes.—Ce que l'ambition coûte aux peuples.—Le plus sûr moyen de gouverner.—À quoi devrait servir le pouvoir absolu?—Mot de l'Évangile.—Malheur des Slaves.—Desseins de Dieu sur l'homme.—Rencontre d'un voyageur russe.—Ce qu'il me prédit touchant ma voiture.—Prophétie accomplie.—Le postillon russe.—Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d'Espagne.—Femmes de la campagne.—Leur coiffure, leur ajustement, leur chaussure.—La condition des paysans; meilleure que celle des autres Russes.—Résultat bienfaisant de l'agriculture.—Aspect du pays.—Bétail chétif.—Question.—La maison de poste.—Manière dont elle est décorée.—Des distances en Russie.—Aspect désolé du pays.—Habitations rurales.—Montagnes de Valdaï: exagération des Russes.—Toque des paysans; plumes de paon.—Chaussures de nattes.—Rareté des femmes.—Leur costume.—Rencontre d'une voiture de dames russes.—Leur manière de s'habiller en voyage.—Petites villes russes.—Petit lac; couvent dans un site romantique.—Forêts dévastées.—Plaines monotones.—Torjeck.—Cuir brodé, maroquin.—Côtelettes de poulet.—Aspect de la ville.—Ses environs.—Double chemin.—Troupeaux de boeufs.—Charrettes.—Encombrement de la route.
Pomerania, ce 3 août 1839, maison de poste à dix-huit lieues de
Pétersbourg.
Voyager en poste sur la route de Pétersbourg à Moscou, c'est se donner pendant des jours entiers la sensation qu'on éprouvait lorsqu'on descendait les montagnes russes à Paris. On fait bien d'apporter une voiture anglaise à Pétersbourg, uniquement pour avoir le plaisir de parcourir sur des ressorts réellement élastiques (ceux des voitures russes ne le sont que de nom) cette fameuse route, la plus belle chaussée de l'Europe, au dire des Russes et je crois des étrangers. Il faut convenir qu'elle est bien soignée, mais dure, à cause de la nature des matériaux qui tout cassés qu'ils sont, et même en assez petits morceaux, s'incrustent dans le corps de la chaussée, où ils forment de petites aspérités immobiles et secouent les boulons au point d'en faire sauter un ou deux par poste; d'où il arrive qu'on perd au relais le temps qu'on a gagné sur la route, où l'on tourbillonne dans la poussière avec l'étourdissante rapidité d'un ouragan chassant les nuages devant lui. La voiture anglaise est bien agréable pour les premiers relais, mais à la longue on sent ici le besoin d'un équipage russe pour résister au train des postillons et à la dureté du chemin. Les garde-fous des ponts sont en belles grilles de fer ornées d'écussons aux armes impériales, et les poteaux qui soutiennent ces élégantes balustrades sont des piliers de granit équarris avec luxe; toutes ces choses ne font qu'apparaître aux yeux du voyageur abasourdi, le monde fuit derrière lui comme les rêves d'un malade.
Cette route, plus large que les routes d'Angleterre, est tout aussi unie quoique moins douce, et les chevaux qui vous traînent sont petits, mais pleins de nerf.
Mon feldjæger a des idées, une tenue, une figure qui ne me permettent pas d'oublier l'esprit qui règne dans son pays. En arrivant au second relais, un de nos quatre chevaux attelés de front manque des quatre pieds et tombe sous la roue. Heureusement le cocher, sûr de ceux qui lui restent, les arrête sur place; malgré la saison avancée, il fait encore dans le milieu du jour une chaleur brûlante, et la poussière rend l'air étouffant. Je pense que le cheval tombé vient d'être frappé d'un coup de soleil, et que si on ne le saigne à l'instant il va mourir; j'appelle mon feldjæger, et, tirant de ma poche un étui contenant une flamme de vétérinaire, je la lui offre en lui disant d'en faire usage tout de suite, s'il veut sauver la pauvre bête. Il me répond avec un flegme malicieux, sans prendre l'instrument que je lui présente, sans regarder l'animal: «C'est bien inutile, nous sommes au relais.»
Là-dessus, au lieu d'aider le malheureux postillon à dégager l'animal, il entre dans l'écurie voisine pour nous faire préparer un autre attelage.
Les Russes sont encore loin d'avoir comme les Anglais une loi pour protéger les animaux contre les mauvais traitements des hommes; chez eux au contraire les hommes auraient besoin qu'on plaidât leur cause comme on plaide à Londres pour les chiens et les chevaux. Mon feldjæger ne croirait pas à l'existence d'une telle loi.
Cet homme, Livonien d'origine, parle allemand, heureusement pour moi. Sous les dehors d'une politesse officielle, à travers un langage obséquieux, on lui lit dans la pensée beaucoup d'insolence et d'obstination. Sa taille est grêle, ses cheveux d'un blond de filasse donnent à ses traits un air enfantin que dément l'expression dure de sa physionomie et surtout de ses yeux, dont le regard est faux et cruel; ils sont gris, bordés de cils presque blancs; son front est bombé, mais bas; ses épais sourcils sont d'un blond fade; son visage est sec; sa peau serait blanche, mais elle est tannée par l'action habituelle de l'air; sa bouche fine, toujours serrée au repos, est bordée de lèvres si minces, qu'on ne les entrevoit que lorsqu'il parle. Son uniforme, vert russe, proprement tenu, bien coupé, fixé autour des reins au moyen d'une ceinture de cuir bouclée par devant, lui donne une sorte d'élégance. Il a la démarche légère, mais l'esprit extrêmement lent.
Malgré la discipline qui l'a façonné, on s'aperçoit qu'il n'est pas Russe d'origine: la race moitié suédoise, moitié teutonne qui peuple la côte méridionale du golfe de Finlande, est très-différente de celle des Slaves et des Finois qui dominent dans le gouvernement de Pétersbourg. Les vrais Russes valaient primitivement mieux que les populations bâtardes qui défendent les abords du pays.
Ce feldjæger m'inspire peu de confiance; officiellement il s'appelle mon protecteur, mon guide; mais je vois en lui un espion déguisé, et je pense qu'à chaque instant il pourrait recevoir l'ordre de se déclarer sbire ou geôlier… De telles idées troubleraient le plaisir de voyager; mais je vous ai déjà dit qu'elles ne me viennent que lorsque j'écris: en route le mouvement qui m'emporte et la succession rapide des objets me distraient de tout.
Je vous ai dit aussi que les Russes entre eux font assaut de politesse et de brutalité; tous se saluent et se frappent à l'envi les uns des autres: voici, entre mille, un nouvel exemple de cet échange de compliments et de mauvais traitements. Le postillon qui vient de me conduire à la maison de poste d'où je vous écris ceci, avait encouru au départ je ne sais par quelle faute, une peine qu'il est plus habitué à subir que je ne le suis à la voir infligée par un homme à un autre homme. Celui-ci donc tout jeune, on peut même dire tout enfant qu'il est, a été foulé aux pieds avant de me mener, et rudement frappé à coups de poing par son camarade, le chef de l'écurie. Les coups étaient forts, car je les entendais de loin retentir dans la poitrine du patient. Quand l'exécuteur des hautes oeuvres, le justicier de la poste fut las de sa tâche, la victime se releva sans proférer une parole: essoufflé, tremblant, le malheureux rajuste sa chevelure, salue son supérieur, et, encouragé par le traitement qu'il vient de recevoir de lui, il monte légèrement sur mon siége, pour me faire faire au triple galop quatre lieues et demie ou cinq lieues en une heure. L'Empereur en fait sept. Les wagons du chemin de fer auraient de la peine à suivre sa voiture. Que d'hommes doivent être battus, que de chevaux doivent crever, pour rendre possible une si étonnante vélocité, et cela pendant cent quatre-vingts lieues de suite!… On prétend que l'incroyable rapidité de ces voyages en voiture découverte nuit à la santé: peu de poitrines résistent à l'habitude de fendre l'air si rapidement. L'Empereur est constitué de manière à supporter tout, mais son fils, moins robuste, se ressent des assauts qu'on livre à son corps, sous prétexte de le fortifier. Avec le caractère que ses manières, sa physionomie et son langage font supposer, ce prince doit souffrir dans son pays moralement autant que physiquement. C'est le cas d'appliquer le mot de Champfort: «Dans la vie de l'homme, il vient inévitablement un âge où il faut que le coeur se bronze ou se brise.»
Le peuple russe me fait l'effet de ces hommes d'un talent gracieux et qui se croient nés exclusivement pour la force: avec le laisser aller des Orientaux il possède le sentiment des arts, ce qui équivaut à dire que la nature lui a donné le besoin de la liberté: au lieu de cela leurs maîtres en font des machines à oppression. Un homme, pour peu qu'il s'élève d'une ligne au-dessus de la tourbe, acquiert aussitôt le droit, bien plus, il contracte l'obligation de maltraiter d'autres hommes auxquels il est chargé de transmettre les coups qu'il reçoit d'en haut; quitte à chercher, dans les maux qu'il inflige, des consolations à ceux qu'il subit. Ainsi descend d'étage en étage l'esprit d'iniquité jusque dans les fondements de cette malheureuse société qui ne subsiste que par la violence; mais une violence telle qu'elle force l'esclave à se mentir à lui-même pour remercier le tyran; et de tant d'actes arbitraires dont se compose chaque existence particulière, naît ce qu'on appelle ici l'ordre public, c'est-à-dire une tranquillité morne, une paix effrayante, car elle tient de celle du tombeau; les Russes sont fiers de ce calme. Tant qu'un homme n'a pas pris son parti de marcher à quatre pattes, il faut bien qu'il s'enorgueillisse de quelque chose, ne fût-ce que pour conserver son droit au titre de créature humaine… Que si l'on parvenait à me prouver la nécessité de l'injustice et de la violence pour obtenir de grands résultats politiques, j'en conclurais que le patriotisme, loin d'être une vertu civique, comme on l'a dit jusqu'à présent, est un crime de lèse-humanité.
Par esprit de réaction contre les doctrines chrétiennes on est convenu dans le monde, surtout depuis un siècle, de préconiser l'ambition, comme si ce n'était pas la plus cruelle, la plus impitoyable des passions, et comme si l'État se voyait à chaque instant menacé de manquer de talents orgueilleux, de coeurs avides, d'esprits dominateurs. Mais c'est surtout aux gouvernements qu'on permet l'ambition; il semble que les chefs des peuples aient le privilége de l'iniquité. Quant à moi, je ne vois nulle différence morale entre l'injuste convoitise d'une nation conquérante, et le vol à main armée d'un brigand. La seule distinction à établir entre les crimes publics et les forfaits isolés, c'est que les uns font un grand, et les autres un petit mal.
Les Russes s'excusent à leurs propres yeux par la pensée que le gouvernement qu'ils subissent est favorable à leurs ambitieuses espérances; mais tout but qui ne peut être atteint que par de tels moyens est mauvais. Ce peuple est intéressant; je reconnais chez les individus des dernières classes une sorte d'esprit dans leur pantomime, de souplesse, de prestesse dans leurs mouvements, de finesse, de mélancolie, de grâce dans leur physionomie qui dénote des hommes de race: on en a fait des bêtes de somme. Me persuadera-t-on qu'il faille superposer les dépouilles de ce bétail humain dans le sol, pour que la terre s'engraisse pendant des siècles avant de pouvoir produire des générations dignes de recueillir la gloire que la Providence promet aux Slaves? La Providence défend de faire un petit mal, même dans l'espoir du plus grand bien.
Ce n'est pas à dire qu'on doive et qu'on puisse aujourd'hui gouverner la Russie comme on gouverne les autres pays de l'Europe; seulement, je soutiens qu'on éviterait bien des maux si l'exemple de l'adoucissement des moeurs était donné d'en haut. Mais qu'espérer d'un peuple de flatteurs, flatté par son souverain? Au lieu de les élever à lui, il s'efforce de s'abaisser à leur niveau.
Si la politesse de la cour influe sur les manières des hommes des dernières classes, n'est-il pas permis de penser que l'exemple de la clémence donné par un prince absolu, inspirerait le sentiment de l'humanité à tout son peuple?
Usez de sévérité contre ceux qui abusent et de mansuétude contre ceux qui souffrent, et bientôt vous aurez changé votre troupeau en nation… problème difficile à résoudre sans doute; mais n'est-ce pas pour exécuter ce qui serait impossible à d'autres que vous êtes déclaré et reconnu tout-puissant ici-bas? L'homme qui occupe la place de Dieu sur la terre ne doit reconnaître d'impossible que le mal. Il est obligé de ressembler à la Providence pour légitimer la puissance qu'il s'attribue.
Si le pouvoir absolu n'est qu'une fiction qui flatte l'amour-propre d'un seul homme aux dépens de la dignité d'un peuple, il faut l'abolir; si c'est une réalité, elle coûte trop cher pour ne servir à rien.
Vous voulez gouverner la terre comme les anciennes sociétés: par la conquête; vous prétendez vous emparer par les armes des pays qui sont à votre convenance, et de là opprimer le reste du monde par la terreur: tel est votre but; et les moyens que vous prenez vous y mèneront, dites-vous… c'est possible; mais moi je déteste et votre but et vos moyens.
L'extension de puissance que vous rêvez n'est point intelligente, elle n'est point morale; et si Dieu vous l'accorde ce sera pour le malheur du monde.
Je le sais trop, la terre n'est pas le lieu où la justice absolue triomphe. Néanmoins le principe reste immuable, le mal est mal en lui sans égard à ses effets: soit qu'il serve à la perte ou à l'agrandissement d'un peuple, à la fortune ou au déshonneur d'un homme, il pèse toujours du même poids dans la balance éternelle. Ni la perversité d'un individu, ni les crimes d'un gouvernement ne sont jamais entrés dans les desseins de la Providence; Dieu n'excuse pas plus les forfaits d'un Roi et de son peuple que ceux d'un chef de bandits et de sa troupe. Mais s'il n'a pas voulu les actions coupables, le résultat des événements s'accorde toujours avec les vues de sa justice, car cette justice veut toutes les conséquences du crime qu'elle ne voulait pas. Dieu fait l'éducation du genre humain, et toute éducation est une suite d'épreuves.
Les conquêtes de l'Empire romain n'ont pas ébranlé la foi chrétienne; le pouvoir oppressif de la Russie n'empêchera pas la même foi de subsister dans le coeur des justes. La foi durera sur la terre autant que l'inexplicable et l'incompréhensible.
Dans un monde où tout est mystère, depuis la grandeur et la décadence des nations jusqu'à la reproduction et la disparition d'un brin d'herbe, où le microscope nous en apprend autant sur l'intervention de Dieu dans la nature que le télescope dans le ciel, que la renommée dans l'histoire, la foi se fortifie de l'expérience de chaque jour, car elle est la seule lumière analogue aux besoins d'un être entouré de ténèbres et qui de sa nature n'atteint qu'au doute.
Si nous étions destinés à souffrir l'ignominie d'une nouvelle invasion, le triomphe des vainqueurs ne m'attesterait que les fautes des vaincus.
Aux yeux de l'homme qui pense, le succès ne prouve rien, si ce n'est que la vie de la terre n'est ni le premier ni le dernier mode de la vie humaine. Laissons aux juifs leur croyance intéressée et rappelons-nous le mot de Jésus-Christ: Mon royaume n'est pas de ce monde.
Ce mot si choquant pour l'homme charnel, on est bien forcé de le répéter à chaque pas qu'on fait en Russie; à la vue de tant de souffrances inévitables, de tant de cruautés nécessaires, de tant de larmes non essuyées, de tant d'iniquités volontaires et involontaires, car ici l'injustice est dans l'air; devant le spectacle de ces calamités répandues non sur une famille, non sur une ville, mais sur une race, sur un peuple habitant le tiers du globe, l'âme éperdue est contrainte de se détourner de la terre, et de s'écrier: «C'est bien vrai, mon Dieu! votre royaume n'est pas de ce monde.»
Hélas! pourquoi mes paroles ont-elles si peu de puissance? Que ne peuvent-elles égaler par leur énergie l'excès d'un malheur qu'on ne saurait consoler que par un excès de pitié! Le spectacle de cette société, dont tous les ressorts sont tendus comme la batterie d'une arme qu'on va tirer, me fait peur au point de me donner le vertige.
Depuis que je vis en ce pays, et que je connais le fond du coeur de l'homme qui le gouverne, j'ai le fièvre et je m'en vante, car si l'air de la tyrannie me suffoque, si le mensonge me révolte, je suis donc né pour quelque chose de mieux, et les besoins de ma nature, trop nobles pour pouvoir être satisfaits dans des sociétés comme celle que je contemple ici, me présagent un bonheur plus pur pour moi et pour mes semblables. Dieu ne nous a pas doués de facultés sans emploi. Sa pensée nous assigne notre place de toute éternité; c'est à nous de ne pas nous rendre indignes de la gloire qu'il nous réserve et du poste qu'il nous destine. Ce qu'il y a de meilleur en nous a son terme en lui.
Savez-vous ce qui vous condamne à lire ces réflexions? c'est un accident arrivé à ma voiture et qui me donne le loisir de vous peindre tout ce qui naît dans ma pensée.
À deux heures d'ici, j'ai rencontré un Russe de ma connaissance qui avait été visiter une de ses terres et revenait à Pétersbourg. Nous nous arrêtons pour causer un instant; le Russe, en regardant ma voiture, se met à rire et à me montrer un lisoir, une traverse, des brides, l'encastrure, les mains de derrière et une des jambes de force d'un ressort.
«Vous voyez toutes ces pièces? me dit-il, elles n'arriveront pas entières à Moscou. Les étrangers qui s'obstinent à se servir de leurs voitures chez nous, partent comme vous partez et reviennent en diligence.
—Même pour n'aller qu'à Moscou?
—Même pour n'aller qu'à Moscou.
—Les Russes m'ont dit que c'était la plus belle route de l'Europe; je les ai crus sur parole.
—Il y a des ponts qui manquent, des parties de chemins à refaire; on quitte la chaussée à chaque instant pour traverser des ponts provisoires en planches inégales, et grâce à l'inattention de nos postillons les voitures étrangères cassent toujours dans ces mauvais passages.
—Ma voiture est anglaise et éprouvée par de longs voyages.
—Nulle part on ne mène aussi vite que chez nous; les voitures ainsi emportées éprouvent tous les mouvements d'un vaisseau: le tangage et le roulis combinés comme dans les grands orages; pour résister à ces longs balancements sur une route unie comme celle-ci, mais dont le fond est dur, il faut, je vous le répète, qu'elles aient été construites dans le pays.
—Vous avez encore le vieux préjugé des voitures lourdes et massives; ce ne sont pourtant pas les plus solides.
—Bon voyage! vous me direz des nouvelles de la vôtre, si elle arrive à
Moscou.»
À peine avais-je quitté cet oiseau de mauvais augure qu'un lisoir a cassé. Nous étions près du relais, où me voici arrêté. Notez que je n'ai fait encore que dix-huit lieues sur cent quatre-vingts… Je serai forcé de renoncer au plaisir d'aller vite, et j'apprends un mot russe pour dire: doucement, c'est le contraire de ce que disent les autres voyageurs.
Un postillon russe, vêtu de son cafetan de gros drap, ou s'il fait chaud comme aujourd'hui, couvert de sa simple chemise de couleur qui fait tunique, paraît au premier coup d'oeil un homme de race orientale; à voir seulement l'attitude qu'il prend en s'asseyant sur son siége on reconnaît la grâce asiatique. Les Russes ne mènent qu'en cochers, à moins qu'une voiture très-lourde n'exige un attelage de six ou huit chevaux, et même dans ce cas le premier postillon mène du siége. Ce postillon ou cocher tient dans ses mains tout un sac de cordes; ce sont les huit rênes du quadrige: deux pour chacun des chevaux attelés de front. La grâce, la facilité, la prestesse et la sûreté avec lesquelles il dirige ce pittoresque attelage; la vivacité de ses moindres mouvements, la légèreté de sa démarche lorsqu'il met pied à terre, sa taille élancée, sa manière de porter ses vêtements, toute sa personne enfin rappelle les peuples les plus naturellement élégants de la terre, et surtout les gitanos d'Espagne. Les Russes sont des gitanos blonds.
Déjà j'ai aperçu quelques paysannes moins laides que celles des rues de Pétersbourg. Leur taille manque toujours de finesse, mais leur visage a de l'éclat, leur teint est frais et brillant; dans cette saison, leur coiffure consiste en un mouchoir d'indienne lié autour de la tête et dont les pointes retombent par derrière avec une grâce qui me paraît naturelle à ce peuple. Elles portent quelquefois une petite redingote coupée aux genoux, liée à la taille avec une ceinture et fendue au-dessous des hanches pour former deux basques qui s'ouvrent par devant en laissant voir la jupe. La forme de cet ajustement a de l'élégance, mais ce qui dépare ces femmes, c'est leur chaussure: elle consiste en une paire de bottes de cuir gras à grosses semelles arrondies du bout. Les pieds de ces bottes sont larges, grimaçants, et la tige en est plissée au point de cacher entièrement la forme de la jambe, on dirait qu'elles ont dérobé la chaussure de leurs maris.
Les maisons ressemblent à celles que je vous ai décrites en revenant de Schlusselbourg; mais elles ne sont pas toutes aussi élégantes. L'aspect des villages est monotone: un village, c'est toujours deux lignes plus ou moins longues de chaumières en bois, régulièrement plantées, à une certaine distance de la grande route, car en général la rue du village dont la chaussée fait le milieu, est plus large que l'encaissement de cette route. Chaque cabane construite en pièces de bois assez grossières, a le pignon tourné vers le chemin. Ces habitations se ressemblent toutes; mais, malgré l'inévitable ennui qui résulte d'une telle uniformité, il m'a paru qu'un air d'aisance et même de bien-être régnait dans les villages. Ils sont champêtres sans être pittoresques, on y respire le calme de la vie pastorale, dont on jouit doublement en quittant Pétersbourg. Les habitants des campagnes ne me paraissent pas gais, mais ils n'ont pas non plus l'air malheureux comme les soldats et les employés du gouvernement; de tous les Russes ce sont ceux qui souffrent le moins de l'absence de la liberté; s'ils sont les plus esclaves, ils sont les moins inquiets.
Les travaux de l'agriculture sont propres à réconcilier l'homme avec la vie sociale, quelque prix qu'elle coûte; ils lui inspirent la patience, et lui font supporter tout pourvu qu'on lui permette de se livrer sans trouble à des occupations qui toutes sont analogues à sa nature.
Le pays que j'ai parcouru jusqu'ici est une mauvaise forêt marécageuse où l'on ne découvre à perte de vue que de petits bouleaux avortés et de misérables pins clair-semés dans une plaine stérile. On ne voit ni campagne cultivée, ni bois touffus et productifs; l'oeil ne se repose que sur de maigres champs ou sur des forêts dévastées. Le bétail est ce qui rapporte le plus; mais il est chétif et de mauvaise qualité. Ici le climat opprime les bêtes comme le despotisme tyrannise l'homme. On dirait que la nature et la société luttent d'efforts pour y rendre la vie difficile. Quand on pense aux données physiques d'où il a fallu partir pour organiser ici une société, on n'a plus le droit de s'étonner de rien, si ce n'est de trouver la civilisation matérielle aussi avancée qu'elle l'est chez un peuple si peu favorisé par la nature.
Serait-il vrai qu'il y eût dans l'unité des idées et dans la fixité des choses des compensations à l'oppression même la plus révoltante? Quant à moi je ne le pense pas, mais s'il m'était prouvé que ce régime fût le seul sous lequel pouvait se fonder et se soutenir l'Empire russe, je répondrais par une simple question: était-il essentiel aux destinées du genre humain que les marais de la Finlande fussent peuplés, et que des hommes réunis là pour leur malheur y bâtissent une ville merveilleuse à voir, mais qui au fond n'est qu'une singerie de l'Europe occidentale? Le monde civilisé n'a gagné à l'agrandissement des Moscovites que la peur d'une invasion nouvelle et le modèle d'un despotisme sans miséricorde comme sans exemple, si ce n'est dans l'histoire ancienne. Encore, s'il était heureux, ce peuple!… mais il est la première victime de l'ambition dont se nourrit l'orgueil de ses maîtres.
La maison d'où je vous écris est d'une élégance qui contraste grossièrement avec la nudité des campagnes environnantes, elle est à la fois poste et auberge, et je la trouve presque propre. On la prendrait pour l'habitation de campagne de quelque particulier aisé; des stations de ce genre, quoique moins soignées que celle de Pomerania, sont bâties et entretenues de distance en distance sur cette route aux frais du gouvernement: les murs et les plafonds de celle-ci sont peints à l'italienne; le rez-de-chaussée, composé de plusieurs salles spacieuses, ressemble assez à un restaurateur de province en France. Les meubles sont recouverts en cuir; les siéges sont en canne et propres en apparence: partout on voit de grands canapés pouvant tenir lieu de lits, mais j'ai déjà trop d'expérience pour risquer d'y dormir; je n'ose même pas m'y asseoir; dans les auberges russes, sans excepter les plus recherchées, les meubles de bois à coussins rembourrés sont autant de ruches où fourmille et pullule la vermine.
Je porte avec moi mon lit, qui est un chef-d'oeuvre d'industrie russe. Si je casse encore une fois d'ici à Moscou, j'aurai le temps de profiter de ce meuble, et de m'applaudir de ma précaution; mais à moins d'accident on n'a pas besoin de s'arrêter entre Pétersbourg et Moscou. La route est belle, et il n'y a rien à voir: il faut donc être forcé à descendre de voiture pour interrompre le voyage.
(Suite de la même lettre.)
Yedrova entre Novgorod-la-Grande et Valdaï, ce 4 août 1839.
Il n'y a pas de distance en Russie: c'est ce que disent les Russes, et ce que tous les voyageurs sont convenus de répéter. J'avais adopté comme les autres ce jugement tout fait; mais l'incommode expérience me force de dire précisément le contraire. Tout est distance en Russie: il n'y a pas autre chose dans ces plaines vides à perte de vue; deux ou trois points intéressants sont séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces intervalles sont des déserts sans beautés pittoresques: la route de poste détruit la poésie de la steppe; il ne reste que l'étendue de l'espace, et l'ennui de la stérilité. C'est nu et pauvre, ce n'est pas imposant comme un sol illustré par la gloire de ses habitants, comme la Grèce ou la Judée dévastées par l'histoire et devenues le poétique cimetière des nations; ce n'est pas non plus grandiose comme une nature vierge: ce n'est que laid, c'est une plaine tantôt aride, tantôt marécageuse, et ces deux espèces de stérilité varient seules l'aspect des paysages. Quelques villages de moins en moins soignés à mesure qu'on s'éloigne de Pétersbourg, attristent le paysage au lieu de l'égayer. Les maisons ne sont que des amas de troncs d'arbres assez bien joints, supportant des toits de planches auxquels on ajoute quelquefois pour l'hiver une double couverture en chaume. Ces habitations doivent être chaudes, mais leur aspect est attristant: elles ressemblent aux baraques d'un camp; seulement elles sont plus sales que l'intérieur des baraques provisoires des soldats.
Les chambres de ces cases sont infectes, noires, et l'on y manque d'air. Il ne s'y trouve pas de lits: l'été on dort sur des bancs qui forment divan le long des murs de la salle, et l'hiver sur le poêle, ou sur le plancher autour du poêle, c'est-à-dire qu'un paysan russe campe toute sa vie. Le mot demeurer suppose une manière de vivre confortable, des habitudes domestiques ignorées de ce peuple.
En passant par Novgorod-la-Grande[17], je n'ai vu aucun des anciens édifices de cette ville qui fut longtemps une république, et qui devint le berceau de l'Empire russe, je dormais profondément quand nous l'avons traversée; si je retourne en Allemagne par Vilna et Varsovie, je n'aurai vu ni le Volkof, ce fleuve qui fut le tombeau de tant de citoyens, car la turbulente république n'épargnait pas la vie de ses enfants, ni l'église de Sainte-Sophie à laquelle se rattache le souvenir des événements les plus glorieux de l'histoire russe, avant la dévastation et l'asservissement définitif de Novgorod par Ivan IV, ce modèle de tous les tyrans modernes.
On m'avait beaucoup parlé des montagnes de Valdaï que les Russes appellent pompeusement la Suisse moscovite. J'approche de cette ville, et depuis une trentaine de lieues je remarque que le terrain devient inégal, sans qu'on puisse dire qu'il soit montagneux: ce sont de petits ravins où la route est tracée de manière à ce qu'on monte et descende les pentes au galop; on continue d'être bien mené tout en perdant du temps à chaque relais: les postillons russes sont lents à garnir et à atteler leurs chevaux.
Les paysans de ce canton portent une toque aplatie et large du haut, mais très-serrée contre la tête: cette coiffure ressemble à un champignon: elle est quelquefois entourée d'une plume de paon roulée autour du bandeau qui touche le front: si l'homme porte un chapeau, le même ornement est fixé autour du ruban. Le plus souvent leur chaussure est faite de nattes de roseau tissées par les paysans eux-mêmes et attachées aux jambes en guise de bottines avec des ficelles pour servir de lacets. C'est plus beau en sculpture qu'agréable à voir dans la vie usuelle. Quelques statues antiques nous prouvent l'ancienneté de cet ajustement.
Les paysannes sont toujours rares[18]; on voit dix hommes avant de rencontrer une femme: celles que j'ai pu apercevoir avaient un costume qui annonce l'absence totale de coquetterie: c'est une espèce de peignoir très-large qui s'agrafe au col et tombe jusqu'à terre. Ce surtout qui ne marque nullement la taille, est fermé par devant au moyen d'un rang de boutons, un grand tablier de la même longueur et attaché derrière les épaules par deux courtes bretelles croisées sans aucune grâce, car elles ressemblent aux cordons d'un sac, complète le costume champêtre. Elles marchent presque toutes pieds nus; les plus riches ont toujours pour chaussures les grosses bottes que j'ai déjà décrites. Elles se couvrent la tête avec des mouchoirs d'indienne ou des morceaux de toile en façon de serre-tête. La vraie coiffure nationale des femmes russes ne se porte que les jours de fête: c'est encore aujourd'hui celle des dames de la cour: elle consiste en une espèce de shako ouvert d'en haut, ou plutôt de diadème extrêmement élevé qui fait le tour de la tête. Il est brodé de pierreries pour les dames, et de fleurs en fils d'or et d'argent pour les paysannes. Cette couronne a de la noblesse et ne ressemble à aucune autre coiffure si ce n'est à la tour de Cybèle.