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La Russie en 1839, Volume III

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LETTRE VINGT-SEPTIÈME.

Club anglais.—Nouvelle visite au trésor du Kremlin.—Caractère particulier de l'architecture de Moscou.—Mot de madame de Staël.—Avantage des voyageurs obscurs.—Kitaigorod, ville des marchands.—Madone de Vivielski.—Miracles russes attestés par un Italien.—Groupe de Minine et Pojarski—Église de Vassili Blagennoï.—Manière dont le czar Ivan récompensa l'architecte.—Porte sainte.—Pourquoi on ne la passe point sans ôter son chapeau.—Avantage de la foi sur le doute.—Contraste de l'extérieur et de l'intérieur du Kremlin.—Cathédrale de l'Assomption.—Artistes étrangers.—Pourquoi on fut obligé de les appeler à Moscou.—Peintures à fresque.—Clocher de Jean-le-Grand.—Église du Sauveur dans les bois.—La grande cloche.—Couvent des Miracles et couvent de l'Ascension.—Tombeau de la Czarine Hélène, mère d'Ivan IV.—Intérieur du trésor.—Hiérarchie des couronnes et des trônes.—Couronne de Monomaque.—Couronne de Sibérie.—Couronne de Pologne.—Réflexions.—Vases ciselés.—Verreries rares.—Brancard de Charles XII.—Citation de Montaigne.—Singularité historique.—Parallèle entre les grands-ducs de Russie et les autres princes régnants de l'Europe à la même époque.—Carrosses de parade des Czars et du patriarche de Moscou.—Palais actuel de l'Empereur au Kremlin.—Divers palais.—Palais anguleux.—Caractère de son architecture.—Nouveaux travaux commencés au Kremlin par ordre de l'Empereur.—Profanation.—Faute de l'Empereur Pierre Ier et de l'Empereur Nicolas.—Où est la vraie capitale de l'Empire russe.—Ce que pourrait devenir Moscou.—Incendie du palais de Pétersbourg: avertissement du ciel.—Plan de Catherine II, repris en partie par Nicolas.—Vue qu'on a de la terrasse du Kremlin, le soir.—Coucher de soleil.—Souterrain ouvert.—Poussière de Moscou, la nuit.—La montagne des Moineaux.—Souvenirs de l'armée française.—Mot de l'Empereur Napoléon.—Danger d'être soupçonné d'héroïsme en Russie.—Lutte de médiocrité.—Responsabilité des maîtres absolus.—Rostopchin.—Il craint de passer pour un grand homme.—Sa brochure.—Conséquence qu'on en doit tirer.—Chute de Napoléon: son dernier résultat.—Louis XIV.—Phénomène historique.

Moscou, ce 11 août 1839, au soir.

L'inflammation de mon oeil est diminuée, et je suis sorti de ma prison hier pour aller dîner au club anglais. C'est une espèce de salon de restaurateur où l'on ne peut être admis qu'à la demande d'un des membres de la société, laquelle est composée de personnes des plus distinguées de la ville. Cette institution assez nouvelle est imitée de l'Anglais, à l'instar de nos cercles de Paris. Je vous en parlerai une autre fois.

Dans l'état où la fréquence des communications a mis l'Europe moderne, on ne sait plus à quelle nation s'adresser pour trouver des moeurs originales, des habitudes qui soient l'expression vraie des caractères. Les usages adoptés récemment chez chaque peuple sont le résultat d'une foule d'emprunts: il résulte de cette triture de tous les caractères dans la mécanique de la civilisation universelle, une monotonie bien contraire au plaisir du voyageur; pourtant, à aucune époque, le goût des voyages ne fut plus répandu. C'est que la plupart des gens voyagent par ennui plus que par besoin de s'instruire. Je ne suis pas de ces voyageurs-là; curieux, infatigable, je reconnais chaque jour, à mes dépens, que les différences sont ce qu'il y a de plus rare en ce monde; les ressemblances font le désespoir du voyageur qu'elles réduisent au rôle de dupe, le plus difficile de tous à accepter précisément parce qu'il est le plus facile à jouer.

On voyage pour sortir du monde où l'on a passé sa vie; et l'on n'en peut pas sortir; le monde civilisé n'a plus de limites: c'est la terre. Le genre humain se refond, les langues s'effacent, les nations abdiquent, la philosophie réduit les religions à une croyance intérieure, dernier produit du catholicisme effacé, en attendant qu'il brille d'un nouvel éclat, et serve de base à la société future. Qui peut assigner le terme de ce remaniement du genre humain? Il est impossible de ne pas entrevoir ici un but providentiel. La malédiction de Babel touche à son terme, et les nations vont s'entendre malgré tout ce qui les a désunies.

Aujourd'hui j'ai recommencé mon voyage par une visite méthodique et détaillée au Kremlin sous la conduite de M***, à qui j'avais été recommandé; toujours le Kremlin! c'est pour moi tout Moscou, toute la Russie! le Kremlin c'est un monde! Mon domestique de place étant allé dès le matin au trésor prévenir le gardien, celui-ci nous attendait. Je croyais trouver un concierge comme tant d'autres; au lieu de cela nous avons été reçus par un officier, homme instruit et poli.

Le trésor du Kremlin fait à juste titre l'orgueil de la Russie; il pourrait tenir lieu de chronique à ce pays, c'est une histoire en pierres précieuses comme le Forum romanum était une histoire en pierres de taille.

Les vases d'or, les armures, les vieux meubles ne sont pas ici seulement pour être admirés; chacun de ces objets retrace quelque fait glorieux, singulier, digne de commémoration. Mais avant de vous décrire ou plutôt de vous indiquer rapidement les magnificences d'un arsenal qui n'a pas, je crois, son second en Europe, je veux vous faire suivre pas à pas le chemin par où l'on m'a conduit jusqu'à ce sanctuaire révéré des Russes, et justement admiré des étrangers.

En sortant de la grande Dmytriskoï pour me rendre au trésor, j'ai traversé, comme l'autre jour, plusieurs places où débouchent des rues montueuses, mais tirées au cordeau; puis arrivé en vue de la forteresse, j'ai passé sous une voûte que mon domestique de place m'a forcé d'admirer en faisant arrêter ma voiture d'autorité, sans juger seulement nécessaire de me consulter, tant l'intérêt qui s'attache à ce lieu est chose reconnue!!… Cette voûte forme le dessous d'une tour d'un aspect bizarre, comme tout ce qu'on aperçoit aux approches du vieux quartier de Moscou.

Je n'ai point vu Constantinople, mais je crois qu'après cette ville, Moscou est de toutes les capitales de l'Europe celle dont l'aspect général est le plus frappant. C'est la Byzance de terre ferme. Dieu merci, les places de la vieille capitale ne sont pas immenses comme celles de Pétersbourg, où Saint-Pierre de Rome se perdrait. À Moscou, les monuments sont moins espacés, et dès lors ils produisent plus d'effet. Le despotisme des lignes droites et des plans symétriques s'est vu gêné ici par l'histoire et par la nature; Moscou est surtout pittoresque. Le ciel, sans y être pur, prend une teinte argentée et brillante; des modèles de tous les genres d'architecture sont entassés là sans ordre et sans plan; aucun monument n'est parfait, néanmoins l'ensemble vous saisit, non d'admiration, mais d'étonnement. Les inégalités du sol multiplient les points de vue. Les églises avec leurs coupoles, dont le nombre varie et dépasse souvent de beaucoup le chiffre sacramental commandé aux architectes par l'orthodoxie, font scintiller dans l'air leurs magiques auréoles. Une multitude de pyramides dorées et de clochers en forme de minarets dessinent sur l'azur des profils reluisants de soleil; un pavillon oriental, un dôme indien vous transportent à Delhi; un donjon, une tourelle vous ramènent en Europe au temps des croisades; la sentinelle qui veille sur la tour de garde vous représente le muezzin invitant les fidèles à la prière; enfin, pour achever de confondre vos idées, la croix qui brille partout, avertissant le peuple de se prosterner devant le Verbe, semble tombée là du ciel au milieu de l'assemblée des nations de l'Asie pour les guider toutes ensemble dans l'étroite voie du salut: c'est devant ce poétique tableau, sans doute, que madame de Staël s'est écriée: Moscou est la Rome du Nord!

Le mot manque de justesse, car sous aucun rapport on ne pourrait établir un parallèle entre ces deux villes. C'est à Ninive, à Palmyre, à Babylone qu'on pense lorsqu'on entre à Moscou, non aux chefs-d'oeuvre de l'art dans l'Europe païenne, ou chrétienne; l'histoire, la religion de ce pays ne reportent pas davantage vers Rome l'esprit du voyageur. Rome est plus étrangère à Moscou que Pékin; mais madame de Staël pensait à toute autre chose qu'à regarder la Russie lorsqu'elle a traversé ce pays pour aller en Suède et en Angleterre, faire la guerre du génie et des idées à l'ennemi de toute liberté de pensée, à Bonaparte. Elle se sera débarrassée en quelques paroles de sa tâche de grand esprit arrivant dans une contrée nouvelle. Le malheur des personnes célèbres qui voyagent, c'est qu'elles sont obligées de semer des mots derrière elles, et si elles s'obstinent à n'en pas dire, on leur en prête.

Je n'ai de confiance qu'aux relations des voyageurs inconnus; vous direz que je prêche pour mon saint; je ne m'en défends pas, mais du moins je profite de mon obscurité pour chercher et pour découvrir le vrai. Le bonheur de rectifier les préventions et les préjugés d'un esprit tel que le vôtre, et du petit nombre de ceux qui lui ressemblent, suffirait à ma gloire. Vous voyez que mon ambition est modeste; car rien n'est plus facile à corriger que les erreurs des hommes distingués. Il me semble que s'il en est quelques-uns qui ne haïssent pas le despotisme autant que je le hais, ils le haïront malgré ses pompes, et grâce à ses oeuvres, après avoir lu le tableau véridique que j'offre à votre méditation.

La massive tour au pied de laquelle mon domestique de place m'a fait descendre de voiture, est percée pittoresquement de deux arches, elle sépare les murs du Kremlin, proprement dits, de leur continuation, qui sert d'enceinte au Kitaigorod, ville des marchands, autre quartier du vieux Moscou, fondé par la mère du Czar Jean Vassilievitch, en 1534. Cette date nous paraît nouvelle, mais elle est antique pour la Russie, le plus jeune des pays de l'Europe.

Le Kitaigorod, espèce d'annexe du Kremlin, est un immense bazar, un quartier, une ville toute percée de ruelles sombres et voûtées, ce qui les fait ressembler à des souterrains: ces catacombes marchandes ne sont rien moins qu'un cimetière; c'est une foire en permanence; labyrinthe de galeries, ces voûtes ressemblent un peu aux passages de Paris, quoiqu'elles aient moins d'élégance et d'éclat, et plus de solidité. Ce système de construction est motivé, il est conforme aux besoins du commerce sous ce climat: dans le Nord les rues couvertes remédient autant que possible aux inconvénients et aux rigueurs du ciel, pourquoi donc y sont-elles si rares? Les vendeurs et les acheteurs s'y trouvent à l'abri du vent, de la neige, du froid, et des inondations du dégel; au contraire, les légères colonnades à jour, les portiques aériens font là un contre-sens risible: au lieu des Grecs et des Romains les architectes russes auraient dû prendre pour modèles les taupes et les fourmis.

À chaque pas que vous faites dans Moscou vous rencontrez quelque chapelle vénérée par le peuple, et saluée par tout le monde. Ces chapelles ou ces niches renferment ordinairement une image de la Vierge, conservée sous verre et honorée d'une lampe qui brûle sans cesse. Ces châsses sont gardées par un vieux soldat. Les vétérans servent en Russie de suisses aux grands seigneurs, et de domestiques au bon Dieu. On en rencontre toujours quelques-uns à l'entrée de l'habitation des personnes riches dont ils gardent l'antichambre, et dans les églises, qu'ils balayent. La vie d'un vieux soldat russe qui ne serait recueilli ni par les riches ni par les prêtres, serait bien misérable. La pitié cachée est inconnue à ce gouvernement, qui lorsqu'il fait la charité bâtit des palais aux malades ou aux enfants; et les façades de ces pieux monuments attirent tous les regards.

Entre la double arcade de la tour est incrustée dans le pilier qui sépare ces deux passages la Vierge de Vivielski, ancienne image peinte dans le style grec, et très-vénérée à Moscou.

J'ai remarqué que toutes les personnes qui passaient devant cette chapelle, seigneurs, paysans, grandes dames, bourgeois et militaires s'inclinaient et faisaient de nombreux signes de croix; plusieurs, sans se contenter de cet hommage facile, s'arrêtaient; des femmes bien habillées se prosternaient jusqu'à terre devant la Vierge miraculeuse, et même elles touchaient de leur front humilié le pavé de la rue: des hommes qui n'étaient pas de simples paysans, s'agenouillaient et faisaient des signes de croix répétés jusqu'à la lassitude: ces actes religieux s'accomplissent en pleine rue avec une rapidité insouciante qui dénote plus d'habitude que de ferveur.

Mon domestique de place est Italien; rien de plus bouffon que le mélange de préjugés divers qui s'est opéré dans la tête de ce pauvre étranger, établi depuis un grand nombre d'années à Moscou, sa patrie adoptive; ses idées d'enfance, apportées de Rome, le disposent à croire à l'intervention des saints et de la Vierge, et sans se perdre dans des subtilités théologiques il prend pour bons, à défaut de mieux, les miracles des reliques et des images de l'Église grecque. Ce pauvre catholique devenu un adorateur zélé de la Vierge de Vivielski, me prouvait la toute-puissance de l'unanimité dans les croyances: cette unanimité, ne fût-elle qu'apparente, est d'un effet irrésistible. Il ne cessait de me répéter, avec sa loquacité italienne: «Signor, creda à me: questa madonna fa dei miracoli, ma dei miracoli veri, veri verissimi, non è come da noi altri; in questo paese tutti gli miracoli sono veri.»

Cet Italien, apportant la vivacité naïve et la bonhomie des gens de son pays dans l'Empire du silence et de la réserve, m'amusait parfaitement, en même temps qu'il m'épouvantait; quelle terreur politique révèle cette foi à une religion étrangère!

Un bavard en Russie, c'est un phénomène; cette rareté est précieuse à rencontrer: elle manque à chaque instant au voyageur opprimé par le tact et la prudence de tous les naturels du pays. Pour engager cet homme à parler, ce qui n'était pas difficile, je me hasardai à lui témoigner quelques doutes sur l'authenticité des miracles de sa vierge de Vivielski; j'aurais nié l'autorité spirituelle du pape que mon Romain n'eût pas été plus scandalisé.

En voyant ce pauvre catholique s'évertuer à me prouver le pouvoir surnaturel d'une peinture grecque, je pensais que ce n'est plus la théologie qui sépare les deux Églises. L'histoire des nations chrétiennes nous enseigne que la politique des princes a profité de l'opiniâtreté, de la subtilité et de la dialectique des prêtres pour envenimer les disputes religieuses.

Au sortir, de la voûte qui perce la tour au pilier de laquelle s'est nichée cette fameuse madone et sur une place de médiocre dimension, est un groupe en bronze, d'un très-mauvais style soi-disant classique. Je me crois dans un atelier de sculpture, au Louvre, sous l'Empire, chez un artiste du second ordre. Ce groupe représente sous la figure de deux Romains, Minine et Pojarski, les libérateurs de la Russie dont ils ont chassé les Polonais au commencement du XVIIe siècle: singuliers héros pour porter le manteau romain!!… Ces deux personnages sont très à la mode aujourd'hui. Plus loin, que vois-je devant moi? c'est la merveilleuse église de Vassili Blagennoï dont l'aspect m'avait tant frappé de loin que, depuis mon arrivée à Moscou, ce souvenir m'ôtait le repos. Le style de ce grotesque monument contraste d'une manière par trop bizarre avec les statues classiques des libérateurs de Moscou. Dans mes promenades, entreprises seul et au hasard, j'avais pénétré au Kremlin par des portes éloignées, de sorte que l'église à peau de serpent, autrement dite de la protection de la Vierge, monument vraiment russe, s'était toujours dérobée à mes investigations. Enfin la voilà devant moi, cette fois j'y entre, mais quel désenchantement!!… une quantité de coupoles bulbeuses dont pas une n'est semblable à l'autre, un plat de fruits, un vase de fayence de Delft rempli d'ananas tout piqués de croix d'or, une cristallisation colossale: il n'y a pas là de quoi faire un monument d'architecture: celui-ci perd son prestige à n'être pas vu de loin. Cette église est petite comme toute église russe, à bien peu d'exceptions près; la flèche informe ne brille que de loin, et malgré l'incompréhensible bariolage de ses couleurs, elle n'intéresse pas longtemps l'observateur attentif: deux rampes assez belles conduisent à l'esplanade sur laquelle l'édifice est construit: de cette terrasse on entre dans l'intérieur qui est resserré, mesquin, sans caractère. Cette oeuvre impatientante a causé la perte de l'homme qui l'accomplit. Elle fut commandée en mémoire de la prise de Kazan, l'année 1554, par Ivan IV dit poliment le Terrible[49]. Ce prince que vous allez reconnaître, voulant, sans démentir son caractère, remercier dignement l'architecte d'avoir embelli Moscou, fit crever les yeux à ce pauvre homme sous prétexte qu'il ne voulait pas que ce chef-d'oeuvre pût être reproduit ailleurs.

Si ce malheureux n'eût pas réussi sans doute il eût été empalé: son succès a surpassé l'attente du grand prince, aussi n'a-t-il perdu que les yeux: alternative qui ne laisse pas que d'être encourageante pour les artistes.

En quittant l'Église de la protection nous avons passé sous la porte sainte du Kremlin; et selon l'usage religieusement observé par les Russes, j'ai eu soin d'ôter mon chapeau avant d'entrer sous cette voûte qui n'est pas longue. Cet usage remonte à ce qu'on assure au temps de la dernière attaque des Calmoucks, qu'une intervention miraculeuse des saints protecteurs de l'Empire aurait empêchés de pénétrer dans la forteresse sacrée. Les saints ont eu leurs moments de distraction; mais ce jour-là ils veillaient, le Kremlin fut sauvé, et la Russie reconnaissante perpétue, par une marque de respect à chaque instant renouvelée, le souvenir de la divine protection dont elle se glorifie.

Il y a dans ces manifestations publiques d'un sentiment religieux plus de philosophie pratique que dans l'incrédulité des peuples qui se disent les plus éclairés de la terre, parce qu'après avoir usé et abusé des forces de l'intelligence, blasés qu'ils sont sur le vrai et le simple, ils doutent du but de l'existence, ils doutent de tout et s'en vantent pour encourager les autres à les imiter, comme si leur perplexité était bien digne d'envie!… Vous voyez, disent-ils, combien nous sommes à plaindre, imitez-nous donc!… Les esprits forts sont des esprits morts qui répandent autour d'eux la torpeur dont ils sont atteints; ces redoutables sages privent les nations de leurs mobiles d'activité sans pouvoir remplacer ce qu'ils détruisent, car l'avidité de la richesse et du plaisir n'inspire aux hommes qu'une agitation fébrile et passagère, comme leur courte vie, dont elle subit les phases. C'est le cours du sang plus que la lumière de la pensée qui guide les matérialistes dans leur marche indécise, et toujours contrariée par le doute, car la raison d'un homme de bonne foi, fût-il le premier de son pays, fût-il Goethe, n'a pas encore atteint plus haut que le doute: or, le doute porte le coeur à la tolérance, mais il le détourne du sacrifice. Or, dans les arts, dans les sciences comme dans la politique, le sacrifice est la base de toute oeuvre durable, de tout effort sublime. On n'en veut plus; on reproche au christianisme de prêcher l'abnégation: c'est blâmer la vertu. Les prêtres de Jésus-Christ ouvrent à la foule une route qui n'était connue et pratiquée que par les âmes d'élite!! Qui peut dire où vont les peuples guidés par de si dangereux instituteurs?

Je ne me blase pas sur l'effet du Kremlin vu du dehors; ses bâtiments bizarres, ses prodigieux remparts, la multitude d'ogives, de voûtes, de vedettes, de clochers, d'assommoirs, de créneaux qu'on découvre à chaque pas qu'on fait autour de ce fabuleux monument; les dimensions prodigieuses de toutes ces choses, l'entassement de leurs masses, les déchirures des murailles, produisent sur mon imagination une impression toujours nouvelle. Les murs extérieurs inégalement dessinés, montant et descendant pour suivre les profondes et abruptes sinuosités des coteaux et des vallons, tant d'étages d'édifices d'un style étrange, portés les uns sur les autres, composent une décoration des plus originales et des plus poétiques qu'il y ait au monde; encore une fois, ce n'est pas à moi de vous montrer ces merveilles; les paroles me manquent pour en décrire l'effet: ce sont de ces choses dont les yeux seuls sont juges.

Mais comment vous peindre ma surprise lorsqu'en entrant dans l'intérieur de cette ville magique, je m'approchai du bâtiment moderne qu'on nomme le Trésor et que je vis devant moi un petit palais aux angles aigus, aux lignes roides, aux frontons grecs ornés de colonnes corinthiennes? Cette froide et mesquine imitation de l'antique à laquelle j'aurais dû être préparé, me parut si ridicule que je reculai de quelques pas, et que je demandai à mon compagnon la permission de retarder notre visite au Trésor sous prétexte d'aller admirer d'abord quelques églises. Depuis le temps que je suis en Russie, je devrais être fait à tout ce que le mauvais goût des architectes impériaux peut inventer de plus incohérent, mais cette fois la dissonance était trop criante, elle me frappa comme une nouveauté.

Nous avons donc commencé notre revue par une visite à la cathédrale de l'Assomption. Cette église possède une des innombrables peintures de la Vierge Marie que les bons chrétiens de tous les pays attribuent à l'apôtre saint Luc. L'édifice rappelle les constructions saxonnes et normandes plutôt que nos églises gothiques. Il est l'oeuvre d'un architecte italien du XVe siècle; cet artiste fut appelé à Moscou par un des grands princes parce que les Russes d'alors ne pouvaient se passer du secours des étrangers pour bâtir. Cette église avait croulé plusieurs fois sur les ignorants ouvriers employés à la construire par de plus ignorants architectes; enfin après deux années d'essais infructueux tentés par des artistes moscovites, on eut recours aux Italiens; celui qui fut appelé à Moscou n'a servi qu'à rendre l'oeuvre solide; pour le style des ornements, il s'est soumis au goût du pays. Les voûtes sont élevées, les murs épais et l'ensemble de l'édifice est confus, sans grandeur, ni clarté, ni beauté.

J'ignore la règle prescrite par l'Église grecque-russe relativement au culte des images; mais en voyant cette église entièrement ornée de peintures à fresque, de mauvais goût, et dessinées dans le style roide et monotone qu'on appelle le style grec moderne, parce que les modèles en étaient à Byzance, je me demande quelles sont donc les figures, quels sont donc les sujets qu'il est défendu de représenter dans les églises russes? apparemment on ne bannit de ces pieux asiles que les bons tableaux.

En passant devant la Vierge de saint Luc, mon cicerone italien m'a bien assuré qu'elle est authentique; il ajoutait avec la foi d'un mugic: «Signore, signore, è il paese dei miracoli…» «C'est le pays des miracles!…» Je le crois bien, la peur est le premier des thaumaturges! Quel curieux voyage que celui qui vous reporte en quinze jours à l'Europe d'il y a quatre cents ans! Et encore, chez nous, au moyen âge, l'homme sentait mieux sa dignité qu'il ne la sent aujourd'hui en Russie. Des princes aussi rusés, aussi faux que les héros russes du Kremlin n'auraient jamais été surnommés grands chez nous.

L'ichonostase de cette cathédrale est magnifiquement peint et doré depuis le pavé de l'église jusqu'au plus haut des voûtes. L'ichonostase est une cloison, un panneau élevé dans les églises grecques, entre le sanctuaire toujours caché par des portes et la nef de l'église, où se tiennent les fidèles; cette séparation monte ici jusqu'au faîte de l'édifice: elle est décorée magnifiquement. L'église à peu près carrée, très-haute, est si petite qu'en la parcourant, on croit marcher en long et en large dans le fond d'un cachot.

Cette cathédrale renferme les tombeaux de beaucoup de patriarches; il s'y trouve aussi des châsses très-riches et des reliques fameuses apportées de l'Asie; vu en détail, le monument n'est rien moins que beau; mais dans son ensemble, il a quelque chose d'imposant. À défaut d'admiration, on y est saisi de tristesse: c'est beaucoup; la tristesse dispose l'âme aux sentiments religieux: à qui recourir quand on souffre? Mais dans les grands monuments élevés par l'Église catholique, il y a plus que la tristesse chrétienne, il y a le chant de triomphe de la foi victorieuse.

La sacristie renferme des curiosités qu'il serait trop ennuyeux de vous décrire ici: n'attendez pas de moi une liste des richesses de Moscou, pas plus qu'un catalogue de ses monuments. Tout cela est curieux à voir en masse, mais insipide à peindre en détail. Je vous dis ce qui me frappe; pour le reste, je vous renvoie à Laveau et à Schnitzler, et surtout à nos successeurs qui feront mieux que moi. De nouveaux voyageurs ne peuvent tarder à explorer la Russie, car ce pays ne saurait rester longtemps aussi mal connu qu'il l'est.

Le clocher de Jean-le-Grand, Ivan Velikoï, est renfermé dans l'enceinte du Kremlin. C'est l'édifice le plus élevé de la ville; sa coupole, selon l'usage russe, est dorée en or de ducats. Nous avons passé devant cette riche tour de bizarre construction, et qui fait l'objet de la vénération des paysans moscovites. Tout est saint à Moscou, tant il y a de puissance de respect dans le coeur du peuple russe!

On m'a montré en passant l'église de Spassnaborou (du Sauveur dans les bois), la plus ancienne de Moscou; puis une cloche dont il manque un morceau, la plus grosse cloche du monde, à ce que je crois, qui est posée à terre et qui fait coupole à elle toute seule; cette cloche fut refondue, dit-on, après un incendie qui l'avait fait tomber, sous le règne de l'Impératrice Anne. M. de Montferrand, l'architecte français qui bâtit en ce moment l'église de Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg, est parvenu à tirer cette cloche du terrain où elle s'était à demi enfoncée. Le succès de cette opération, qui a exigé plusieurs essais et coûté beaucoup d'argent, a fait honneur à notre compatriote.

Nous avons encore visité deux couvents, toujours dans l'enceinte du Kremlin, celui des Miracles qui renferme deux églises avec des reliques de saints, et le couvent de l'Ascension où se trouvent les tombeaux de plusieurs Czarines, entre autres celui d'Hélène, la mère de Jean-le-Terrible; elle était digne de lui; impitoyable comme son fils, elle n'avait que de l'esprit; quelques-unes des épouses de ce prince sont également enterrées là. Les églises du couvent de l'Ascension étonnent les étrangers par leur richesse.

Enfin j'ai pris sur moi d'affronter les péristyles grecs, les colonnades corinthiennes du Trésor, et bravant, les yeux fermés, ces dragons du mauvais goût, je suis monté dans l'arsenal glorieux où se trouvent rangés comme dans un cabinet de curiosités les monuments historiques les plus intéressants de la Russie.

Quelle collection d'armures, de vases, et de bijoux nationaux! quelle profusion de couronnes et de trônes réunis dans une seule enceinte! La manière dont ces objets sont rangés ajoute à l'impression qu'ils produisent. On ne peut s'empêcher d'admirer le goût de décoration, et plus que cela l'intelligence politique, qui ont présidé à la disposition tant soit peu orgueilleuse de tant d'insignes et de trophées; mais l'orgueil patriotique est le plus légitime de tous les orgueils. On pardonne à la passion qui aide à remplir tant de devoirs. Il y a là une idée profonde dont les choses ne sont que le symbole.

Les couronnes sont posées sur des coussins portés par des piédestaux, et les trônes rangés près des murs sont exhaussés sur autant d'estrades. Il ne manque à cette évocation du passé que la présence des hommes pour qui toutes ces choses furent faites. Leur absence vaut un sermon sur la vanité des choses humaines. Le Kremlin sans ses Czars: c'est un théâtre sans lumière et sans acteurs.

La plus respectable, sinon la plus imposante des couronnes, est celle de
Monomaque; elle lui fut apportée de Byzance à Kiew en 1116.

Une autre couronne est également attribuée à Monomaque, quoique plusieurs la regardent comme plus ancienne encore que le règne de ce prince.

Viennent ensuite couronnes sur couronnes, mais qui toutes sont subordonnées à la couronne Impériale. On compte dans cette constellation royale les couronnes des royaumes de Kazan, d'Astrakan, de Géorgie: la vue de ces satellites de la royauté maintenus à une distance respectueuse de l'étoile qui les domine tous est singulièrement imposante: tout fait emblème en Russie, c'est un pays poétique… poétique comme la douleur! quoi de plus éloquent que les larmes qui coulent en dedans et retombent sur le coeur? La couronne de Sibérie se trouve parmi tant d'autres couronnes; celle-ci est de fabrique russe, c'est un insigne imaginaire qui fut déposé là comme pour mentionner un grand fait historique accompli par des aventuriers commerçants et guerriers sous le règne d'Ivan IV, époque d'où date non la découverte, mais la conquête de la Sibérie. Toutes ces couronnes sont couvertes des pierres les plus précieuses et les plus énormes du monde. Les entrailles de cette terre de désolation se sont ouvertes pour fournir un aliment à l'orgueil du despotisme dont elle est l'asile.

Le trône et la couronne de Pologne font partie de ce superbe firmament impérial et royal… Tant de joyaux renfermés dans un petit espace brillaient à mes regards comme la roue d'un paon. Quelle vanité sanglante! me répétais-je tout bas à chaque nouvelle merveille devant laquelle mes guides me forçaient de m'arrêter…

Les couronnes de Pierre Ier, de Catherine Ire et d'Élisabeth m'ont surtout frappé: que d'or, de diamants… et de poussière!!! Les globes Impériaux, les trônes, les sceptres, tout est réuni là pour attester la grandeur des choses, le néant des hommes, et quand on pense que ce néant s'étend jusqu'aux empires, on ne sait plus à quelle branche s'accrocher sur le torrent du temps.

Comment s'attacher à un monde où la forme est la vie et où nulle forme ne dure? Si Dieu n'eût pas fait un paradis il se serait trouvé des âmes d'une trempe assez forte pour remplir cette lacune de la création… La pensée platonique d'un monde immuable et purement spirituel, type idéal de tous les univers, équivaut pour moi à l'existence même d'un tel monde. Comment pourrions-nous croire que Dieu fût moins fécond, moins riche, moins puissant et moins équitable que le cerveau de l'homme? Notre imagination dépasserait les bornes de l'oeuvre du Créateur, de qui nous tenons la pensée. Ah!… c'est impossible… cela implique contradiction. On a dit que c'est l'homme qui crée Dieu à son image: oui, comme un enfant fait la guerre avec des soldats de plomb; mais ce jeu ne suffit-il pas pour servir de preuve à l'histoire? Sans Turenne, sans Frédéric II et Napoléon, nos enfants s'amuseraient-ils à figurer des batailles?

Les vases ciselés à la manière de Benvenuto Cellini, les coupes ornées de pierreries, les armes, les armures, les étoffes précieuses, les broderies rares, les verreries de tous les pays et de tous les siècles abondent dans cette merveilleuse collection, dont un vrai curieux ne terminerait pas l'inventaire en une semaine. J'ai vu là, outre les trônes ou fauteuils de tous les princes russes de tous les siècles, les caparaçons de leurs chevaux, leurs vêtements, leurs meubles; et ces choses plus ou moins riches, plus ou moins rares éblouissaient mes yeux. Je vous fais penser aux palais des Mille et une Nuits, tant mieux, je n'ai plus que ce moyen de vous décrire un séjour fabuleux, si ce n'est enchanté.

Mais ici l'intérêt de l'histoire ajoute encore à l'effet de tant de merveilles: combien de faits curieux ne sont-ils pas enregistrés là pittoresquement, et attestés par de vénérables reliques!… Depuis le casque ouvragé de saint Alexandre Newski jusqu'au brancard qui portait Charles XII à Pultawa, chaque objet vous rappelle un souvenir intéressant, un fait singulier. Ce trésor est le véritable album des géants du Kremlin.

En terminant l'examen de ces orgueilleuses dépouilles du temps, je me suis rappelé, comme par inspiration, un passage de Montaigne que je vous copie, pour compléter par un contraste curieux cette description des magnificences du trésor moscovite. Vous savez que je ne voyage jamais sans Montaigne:

«Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette révérence aux Tartares quand ils envoyoient vers lui des ambassadeurs qu'il leur alloit au-devant à pied et leur présentoit un gobeau de laict de jument (breuvage qui leur est en délices) et si, en buvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaulx il estoit tenu de la leicher avec la langue[50].

«En Russie, l'armée que l'Empereur Bajazet y avoit envoyée feut accablée d'un si horrible ravage de neige que pour s'en mettre à couvert et sauver du froid plusieurs s'avisèrent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se jecter dedans et jouir de la chaleur vitale.»

Je cite ce dernier trait parce qu'il rappelle l'admirable et terrible description que M. de Ségur fait du champ de bataille de la Moskowa, dans son Histoire de la campagne de Russie. Voyez aussi pour confirmer la citation de Montaigne, le même trait de servilité, rapporté par le même M. de Ségur dans son Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand.

L'Empereur de toutes les Russies, avec tous ses trônes, avec toutes ses fiertés, n'est cependant que le successeur de ces mêmes grands-ducs que nous voyons si humiliés au XVIe siècle; encore ne leur a-t-il succédé que par des droits contestables; car sans parler de l'élection des Troubetzkoï, annulée par les intrigues de la famille Romanow et de ses amis, les crimes de plusieurs générations de princes ont seuls pu faire arriver au trône les enfants de Catherine II. Ce n'est donc pas sans motif qu'on cache l'histoire de Russie aux Russes, et qu'on voudrait la cacher au monde. Certes, la rigidité des principes politiques d'un prince assis sur un trône ainsi fondé n'est pas une des moindres singularités de l'histoire de ce temps-ci.

À l'époque où les grands-ducs de Moscou portaient à genoux le joug honteux qui leur était imposé par les Mongols, l'esprit chevaleresque florissait en Europe, surtout en Espagne où le sang coulait par torrents pour l'honneur et l'indépendance de la chrétienté. Je ne crois pas que malgré la barbarie du moyen âge, on eût trouvé dans l'Europe occidentale un seul Roi capable de déshonorer la souveraineté en consentant à régner d'après les conditions imposées aux grands-ducs de Moscovie aux XIIIe, XIVe et XVe siècles par leurs maîtres les Tatars. Plutôt perdre la couronne que d'avilir la majesté royale: voilà ce qu'eût dit un prince français, espagnol, ou tout autre Roi de la vieille Europe. Mais en Russie la gloire est de fraîche date comme tout le reste. Le temps qu'a duré l'invasion a divisé l'histoire de ce pays en deux époques distinctes; l'histoire des Slaves indépendants et l'histoire des Russes façonnés à la tyrannie par trois siècles d'esclavage. Et ces deux peuples n'ont à vrai dire de commun que le nom avec les anciennes tribus réunies en corps de nation par les Varègues.

Au rez-de-chaussée du palais du Trésor, on m'a montré les voitures de parade des Empereurs et des Impératrices de Russie; le vieux carrosse du dernier patriarche se trouve aussi parmi cette collection, plusieurs des glaces de ce coche sont en corne; c'est une vraie relique, et ce n'est pas l'un des objets les moins curieux de l'orgueilleux garde-meuble historique du Kremlin.

On m'a fait voir le petit palais qu'habite l'Empereur lorsque ce prince vient au Kremlin, et je n'y ai trouvé rien qui me parût digne de remarque, si ce n'est un tableau de la dernière élection d'un roi de Pologne. Cette turbulente diète, qui mit Poniatowski sur le trône et la Pologne sous le joug, a été curieusement représentée par un peintre français dont je n'ai pu savoir le nom.

D'autres merveilles m'attendaient ailleurs: j'ai visité le sénat, les palais Impériaux, l'ancien palais du patriarche, qui n'ont d'intéressant que leurs noms; et enfin le petit palais anguleux qui est un bijou et un joujou; cette construction rappelle un peu les chefs-d'oeuvre de l'architecture mauresque, elle brille par son élégance au milieu des lourdes masses qui l'environnent: on dirait d'une escarboucle enchâssée dans des pierres de taille; ce palais est à plusieurs étages dont les inférieurs sont plus vastes que ceux qu'ils supportent: ce qui multiplie les terrasses et donne à l'édifice entier une forme pyramidale d'un effet très-pittoresque. Chaque étage s'élève en retraite sur l'étage inférieur, et le dernier, qui forme la pointe de la pyramide, n'est qu'un petit pavillon. À chacun de ces étages, des carreaux de faïence vernissés à la manière des Arabes, dessinent les lignes d'architecture avec beaucoup de goût et de précision; l'intérieur vient d'être remeublé, vitré, colorié, restauré en entier non sans intelligence.

Vous dire le contraste produit par tant d'édifices divers entassés sur un seul point qui fait le centre d'une ville immense; et au milieu de cette confusion vous peindre l'effet de ce petit palais nouvellement reconstruit, mais dont les ornements sont d'un style ancien approchant du gothique et mélangé d'arabe, c'est impossible: ici des temples grecs, là des forts gothiques, plus loin des tours indiennes, des pavillons chinois, le tout bizarrement enchâssé dans une enceinte fermée par des murailles cyclopéennes: voilà ce qu'il faudrait vous montrer d'un mot comme on l'aperçoit d'un coup d'oeil.

Les paroles ne peignent les objets que par les souvenirs qu'elles rappellent: or, aucun de vos souvenirs ne peut vous servir à vous figurer le Kremlin. Il faut être Russe pour comprendre une pareille architecture.

L'étage inférieur de ce petit chef-d'oeuvre est presque entièrement occupé par une voûte énorme portée sur un seul pilier qui fait le milieu de la pièce. C'est la salle du trône, les Empereurs s'y rendent au sortir de l'église après leur couronnement. Là, tout rappelle les magnificences des anciens Czars et l'imagination est forcée de se reporter aux règnes des Ivan, des Alexis: c'est vraiment moscovite. Les peintures toutes nouvelles qui recouvrent les murs de ce palais m'ont paru d'assez bon goût: l'ensemble rappelle les dessins que j'ai vus de la tour de porcelaine à Pékin.

Ce groupe de monuments fait du Kremlin une des décorations les plus théâtrales du monde: mais aucun des édifices entassés l'un sur l'autre dans ce forum russe ne supporterait l'examen, pas plus que ceux qui se trouvent dispersés dans le reste de la ville. À la première vue, Moscou produit un effet prodigieux; ce serait la plus belle des villes pour un porteur de dépêches qui passerait au galop le long des murs de toutes ses églises, de ses couvents, de ses palais et de ses châteaux forts, constructions qui sont loin d'être d'un goût pur, mais qu'au premier coup d'oeil on prend pour le séjour d'êtres surnaturels.

Malheureusement, on bâtit aujourd'hui au Kremlin un nouveau palais, afin de rendre plus commode l'ancienne habitation de l'Empereur; mais s'est-on demandé si cette amélioration impie ne gâtera pas l'ensemble, unique au monde, des anciens édifices de la forteresse sainte? L'habitation actuelle du souverain est mesquine, j'en conviens, mais pour remédier à cet inconvénient on entame les édifices les plus respectables du vieux sanctuaire national: c'est une profanation. À la place de l'Empereur j'aurais suspendu mon nouveau palais dans les airs plutôt que d'abattre une pierre des vieux remparts du Kremlin.

Un jour à Saint-Pétersbourg lorsqu'il me parla de ces travaux, ce prince me dit qu'ils embelliraient Moscou: j'en doute, pensais-je: c'est comme si l'on voulait orner l'histoire. Certes l'architecture de l'ancienne forteresse n'était guère conforme aux règles de l'art: mais elle était l'expression des moeurs, des actes et des idées d'un peuple et d'un temps que le monde ne reverra plus; c'était sacré, comme l'irrévocable. Il y avait là le sceau d'une puissance supérieure à l'homme: la puissance du temps. Mais en Russie l'autorité touche à tout. L'Empereur qui sans doute vit sur ma figure une expression de regret, me quitta en m'assurant que son nouveau palais serait beaucoup plus vaste et plus conforme aux besoins de sa cour que ne l'était l'ancien. Cette raison répond à tout dans un pays comme celui-ci.

En attendant que la cour soit mieux logée, on englobe dans l'enceinte du nouveau palais la petite église du Sauveur dans les bois. Ce vénérable sanctuaire, le plus ancien du Kremlin et de Moscou, je crois, va donc disparaître sous les belles murailles unies et blanches dont on l'entourera, au grand regret des amateurs d'antiquités et de points de vue pittoresques.

Au surplus, cette profanation se commet avec un respect dérisoire qui me la rend plus odieuse: on se vante de laisser debout le vieux monument: c'est-à-dire qu'il ne sera pas rasé, mais qu'il sera enterré vif dans un palais. Tel est le moyen employé ici pour concilier le culte officiel du passé avec la passion du comfort nouvellement importée d'Angleterre. Cette manière d'embellir la ville nationale des Russes est tout à fait digne de Pierre-le-Grand. Ne suffisait-il pas que le fondateur de la nouvelle capitale eût abandonné l'ancienne? Voilà que ses successeurs la démolissent sous prétexte de l'orner.

L'Empereur Nicolas pouvait acquérir une gloire personnelle; au lieu de se traîner sur la route tracée par un autre, il n'avait qu'à quitter le palais d'hiver brûlé à Pétersbourg, et revenir fixer à jamais la résidence Impériale dans le Kremlin tel qu'il est; puis, pour les besoins de sa maison, pour les grandes fêtes de la cour, il eût bâti hors de l'enceinte sacrée tous les palais qu'il aurait cru nécessaires. Par ce retour il eût réparé la faute du Czar Pierre, qui, au lieu d'entraîner ses boyards dans la salle de spectacle qu'il leur bâtissait sur la Baltique, eût pu et dû les civiliser chez eux, en profitant des admirables éléments que la nature avait mis à leur portée et à sa disposition; éléments qu'il a méconnus avec un dédain, avec une légèreté d'esprit indignes d'un homme supérieur comme il l'était sous certains rapports. Aussi, à chaque pas que l'étranger fait sur la route de Pétersbourg à Moscou, la Russie, avec son territoire sans bornes, avec ses immenses ressources agricoles, grandit dans son esprit autant que Pierre-le-Grand rapetisse. Monomaque, au XIe siècle, était un prince vraiment russe; Pierre Ier, au XVIIIe, grâce à sa fausse méthode de perfectionnement, n'est qu'un tributaire de l'étranger, un singe des Hollandais, un imitateur de la civilisation qu'il copie avec la minutie d'un sauvage.

Si je voyais jamais le trône de Russie majestueusement replacé sur sa véritable base, au centre de l'Empire russe, à Moscou; si Saint-Pétersbourg, laissant ses plâtres et ses dorures retomber en poussière dans le marais ruineux où on les apporta, redevenait ce qu'il aurait dû être toujours, un simple port de guerre en granit, un magnifique entrepôt de commerce entre la Russie et l'Occident, tandis que, d'un autre côté, Kazan et Nijni serviraient d'échelles entre la Russie et l'Orient; je dirais: la nation slave, triomphant par un juste orgueil de la vanité de ses guides, vit enfin de sa propre vie, elle mérite d'atteindre au but de son ambition; Constantinople l'attend: là les arts et la richesse récompenseront naturellement les efforts d'un peuple appelé à devenir d'autant plus grand, plus glorieux, qu'il fut plus longtemps obscur et résigné.

Se figure-t-on la majesté d'une capitale assise au centre d'une plaine de plusieurs milliers de lieues; d'une plaine qui va de la Perse à la Laponie, d'Astrakan et de la mer Caspienne jusqu'à l'Oural, et à la mer Blanche avec son port d'Archangel? puis en redescendant vers les contrées plus naturellement habitables, elle borde la mer Baltique où se trouvent Saint-Pétersbourg et Kronstadt, les deux arsenaux de Moscou; enfin elle s'étend vers l'ouest et le sud, depuis la Vistule jusqu'au Bosphore; là les Russes sont attendus; Constantinople sert de porte de communication entre Moscou, la ville sainte des Russes, et le monde!!… Certes, la majesté de cette ville Impériale avec toutes ses succursales situées vers les quatre points du ciel, serait imposante entre toutes les puissances de ce monde et justifierait le superbe emblème des couronnes du trésor gardé au Kremlin.

L'Empereur Nicolas, malgré son grand sens pratique et sa profonde sagacité, n'a pas discerné le meilleur moyen d'atteindre un tel but: il vient de temps en temps se promener au Kremlin; ce n'est pas suffisant; il aurait dû reconnaître la nécessité de s'y fixer; s'il l'a reconnue, il n'a pas eu la force de se résigner à un tel sacrifice: c'est une faute. Sous Alexandre, les Russes ont brûlé Moscou pour sauver l'Empire; sous Nicolas, Dieu a brûlé le palais de Pétersbourg pour avancer les destinées de la Russie: et Nicolas n'a pas répondu à l'appel de la Providence. La Russie attend encore!… Au lieu de s'enraciner comme un cèdre dans le seul terrain qui lui soit propre, il remue, il bouleverse ce sol pour y bâtir des écuries et un palais. Il veut, dit-il, se loger plus commodément pendant ses voyages, et dans cet intérêt misérable, il oublie que chaque pierre de la forteresse nationale est un objet de vénération pour les vrais Moscovites, ou du moins, qu'elle devrait l'être. Ce n'était pas à lui, souverain superstitieusement obéi de son peuple, d'ébranler par un sacrilége le respect des Moscovites pour le seul monument vraiment national qu'ils possèdent. Le Kremlin est l'oeuvre du génie russe; mais cette merveille irrégulière, pittoresque, l'orgueil de tant de siècles, va subir enfin le joug de l'art moderne; c'est encore le goût de Catherine II qui règne sur la Russie.

Cette femme qui, malgré l'étendue de son esprit, ne connaissait rien aux arts ni à la poésie, non contente d'avoir couvert l'Empire de monuments informes, copiés d'après les chefs-d'oeuvre de l'antiquité, a laissé un plan pour rendre plus régulière la façade du Kremlin; et voilà que son petit-fils exécute en partie ce projet monstrueux: des surfaces planes et blanches, des lignes roides, des angles droits remplacent les pleins et les vides où se jouaient les ombres et la lumière; les terrasses, les escaliers extérieurs, les rampes, les admirables saillies et les renfoncements, sources de contrastes et de surprises qui plaisaient à l'oeil et faisaient rêver l'esprit: ces murailles peintes, ces façades incrustées de tuiles mauresques, ces palais de faïence de Delft dont l'aspect parlait à l'imagination, vont disparaître. Qu'on les démolisse, qu'on les enterre ou qu'on les regrette, peu importe, ils feront place à de belles murailles bien lisses, à de belles baies de fenêtres bien carrées et à de grandes portes cérémonieuses;… non, Pierre-le-Grand n'est pas mort; des Asiatiques enrégimentés sous leur chef, voyageur comme lui, comme lui imitateur de l'Europe, qu'il continue de copier tout en affectant de la dédaigner, poursuivent leur oeuvre de barbarie, soi-disant de civilisation, trompés qu'ils sont par la parole d'un maître qui a pris pour devise l'uniformité et pour emblème l'uniforme.

Il n'y a donc pas d'artistes en Russie; il n'y a pas d'architectes: tout ce qui conserve quelque sentiment du beau devrait se jeter aux pieds de l'Empereur et lui demander la grâce de son Kremlin. Ce que l'ennemi n'a pu faire l'Empereur l'accomplit: il détruit les saints remparts dont les mines de Bonaparte ont à peine fait sauter un coin.

Et moi qui suis venu au Kremlin pour voir gâter cette merveille historique, j'assiste à l'oeuvre impie sans oser jeter un seul cri de douleur, sans demander au nom de l'histoire, au nom des arts et du goût le salut des vieux monuments condamnés à disparaître sous les conceptions avortées de l'architecture moderne. Je proteste, mais tout bas contre ce crime de lèse-nationalité, de lèse-bon goût, contre ce mépris de l'histoire; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu'il y ait ici osent m'écouter, voici ce qu'ils m'osent répondre: «L'Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l'était l'ancienne; de quoi vous plaignez-vous?» (convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) «Il a ordonné qu'elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres? il n'y aura rien de changé.»

Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués: le courage de l'absurde!! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l'exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme Impérial!!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi: les arts sont une religion, et de nos jours ce n'est pas la moins puissante ni la moins révérée.

La vue qu'on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique: c'est surtout le soir qu'il faut l'admirer; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean-le-Grand, la tour Velikoï, la plus élevée du Kremlin, et je crois de Moscou; de là j'ai vu coucher le soleil, et j'y reviendrai souvent, car rien ne m'intéresse à Moscou comme le Kremlin.

Les plantations nouvelles dont depuis quelques années on a entouré la plus grande partie de ses remparts sont un ornement de fort bon goût. Elles embellissent la ville marchande, ville toute moderne et en même temps elles encadrent l'Alcazar des vieux Russes. Les arbres ajoutent à l'effet pittoresque des murailles anciennes. Il y a de vastes espaces dans l'épaisseur des murs de ce château fabuleux; on y voit des escaliers dont la hardiesse et la hauteur font rêver; on y suit de l'oeil tout une population de morts qu'on ressuscite en esprit, et qui descendent des pentes douces, qui parcourent des terre-pleins, qui s'appuient sur des balustrades, au sommet de leurs vieilles tours, lesquelles sont portées sur des voûtes étonnantes d'audace et de solidité; de là elles jettent sur le monde le regard froid et dédaigneux de la mort: plus je contemple ces masses inégales et d'une variété de forme infinie, et plus j'en admire l'architecture biblique et les poétiques habitants.

Quand le soleil disparaît derrière les arbres du jardin, ses rayons éclairent encore le sommet des tourelles du palais et des églises, qui brillent dans l'azur foncé du ciel, avec tous leurs clochers: c'est un tableau magique.

Il y a au milieu de la promenade qui fait extérieurement le tour des remparts une voûte que je vous ai déjà décrite, mais qui vient de m'étonner comme si je l'eusse aperçue pour la première fois, c'est un souterrain monstre. Vous quittez une ville au sol inégal, une ville toute hérissée de tours qui s'élèvent jusqu'aux nues, vous vous enfoncez sous un chemin couvert et sombre; vous montez dans ce souterrain obscur dont la pente est longue et rapide: parvenu au sommet, vous vous retrouvez sous le ciel et vous planez au-dessus d'une autre partie de la ville jusque-là inaperçue qui se confond avec la poussière animée des promenades et s'étend sous vos pieds au bord d'une rivière à demi desséchée par l'été, la Moskowa; quand les derniers rayons du soleil sont près de s'éteindre, on voit le reste d'eau oublié dans le lit de ce fleuve se colorer d'une teinte de feu. Figurez-vous ce miroir naturel encadré dans de gracieuses collines dont les masses sont rejetées aux extrémités du paysage comme la bordure d'un tableau: c'est imposant! Plusieurs de ces monuments lointains, entr'autres l'hospice des enfants trouvés, sont grands comme une ville, ce sont des établissements de charité, des écoles, des fondations pieuses. Figurez-vous la Moskowa avec son pont de pierre, figurez-vous les vieux couvents avec leurs innombrables coupoles, avec leurs petits dômes métalliques qui représentent au-dessus de la ville sainte des colosses de prêtres perpétuellement en prière, représentez-vous le tintement adouci des cloches dont le son est particulièrement harmonieux en ce pays, murmure pieux qui s'accorde avec le mouvement d'une foule calme, et cependant nombreuse, continuellement animée, mais jamais agitée par le passage silencieux et rapide des chevaux et des voitures dont le nombre est grand à Moscou comme à Pétersbourg; et vous aurez l'idée d'un soleil couchant dans la poussière de cette vieille cité. Toutes ces choses font que, chaque soir d'été, Moscou devient une ville unique au monde: ce n'est ni l'Europe ni l'Asie: c'est la Russie, et c'en est le coeur.

Au delà des sinuosités de la Moskowa, au-dessus des toits enluminés et de la poussière pailletée de la ville, on découvre la montagne des Moineaux. C'est du haut de cette côte que nos soldats aperçurent Moscou pour la première fois…

Quel souvenir pour un Français!! En parcourant de l'oeil tous les quartiers de cette grande ville, j'y cherchais en vain quelques traces de l'incendie qui réveilla l'Europe et détrôna Bonaparte. De conquérant, de dominateur qu'il était en entrant à Moscou, il est sorti de la ville sainte des Russes, fugitif et désormais condamné à douter de la fortune dont il croyait l'inconstance vaincue.

Le mot cité par l'abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne ce me semble la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l'ambition désordonnée d'un soldat: «Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas,» s'écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi! dans ce moment solennel, il ne pensait qu'à la figure qu'il allait faire dans un article de journal!… Certes, les cadavres de tant d'hommes qui périssaient pour lui n'étaient rien moins que ridicules! la colossale vanité de l'empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre qui fera trembler les nations jusqu'à la fin des siècles et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S'occuper de soi dans un moment si solennel, c'est pousser la personnalité jusqu'au crime. Le mot cité par l'archevêque de Malines est le cri du coeur de l'égoïste, un instant maître du monde, mais qui n'a pu l'être de soi. Ce trait d'inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l'histoire lorsqu'elle aura pris le temps de devenir équitable.

J'aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d'épopée, le plus étonnant événement des temps modernes: mais tous s'efforcent ici de faire oublier les grandes choses: un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d'hommes naturellement et nécessairement discrets et prudents, chacun s'efface pour lutter d'insignifiance et d'obscurité. On n'aspire qu'à disparaître, on s'annule à l'envi et l'on jette les nobles actions, les hauts faits à la tête de ses rivaux, de ses ennemis, comme ailleurs les ambitieux s'entre-reprochent les bassesses. Je n'ai trouvé personne ici qui voulût répondre à mes questions sur le trait de patriotisme et de dévouement le plus glorieux de l'histoire de Russie.

En rappelant aux étrangers de tels faits je ne me sens pas humilié dans mon orgueil national. Quand je pense à quel prix ce peuple a reconquis son indépendance, je reste fier, quoique assis sur les cendres de nos soldats: la défense donne la mesure de l'attaque; l'histoire dira que l'une fut au niveau de l'autre; mais, comme elle est incorruptible, elle ajoutera que la défense fut plus juste.

C'est à Napoléon de répondre à ceci: la France était alors dans la main d'un seul homme; elle agissait, elle ne pensait plus; elle était ivre de gloire comme les Russes sont ivres d'obéissance; c'est à ceux qui pensent pour tout un peuple de répondre des événements. Ici maintenant toutes ces grandes choses ne sont bonnes qu'à être oubliées, et si l'on s'en souvient, ce n'est pas pour s'en vanter, c'est pour s'en excuser.

Rostopchin, après avoir passé des années à Paris, où il avait même établi sa famille, eut la fantaisie de retourner dans son pays. Mais, redoutant la gloire patriotique attachée à tort ou à raison, à son nom, il se fit précéder auprès de l'Empereur Alexandre par une brochure publiée uniquement dans le but de prouver que l'incendie de Moscou avait éclaté spontanément, et que cette catastrophe n'avait pas été le résultat d'un plan concerté d'avance. Ainsi Rostopchin mettait tout son esprit à se justifier en Russie de l'héroïsme dont il était accusé par l'Europe étonnée de la grandeur et, depuis sa brochure, de la misère de cet homme, né pour servir un meilleur gouvernement!… Quoi qu'il en soit, cachant, reniant son courage, il se plaignait amèrement de cette espèce de calomnie d'un genre nouveau, par laquelle on voulait faire d'un général obscur le libérateur de son pays!

L'Empereur Alexandre, de son côté, n'a cessé de répéter qu'il n'avait jamais donné l'ordre d'incendier sa capitale.

Ce combat de médiocrité est caractéristique; on ne peut assez s'étonner de la sublimité du drame, en voyant par quels acteurs il fut joué. Jamais comédiens se sont-ils donné tant de peine pour persuader aux spectateurs qu'ils ne comprenaient rien à ce qu'ils faisaient?

Aussitôt que j'eus lu Rostopchin, je l'ai pris au mot, car je me suis dit: un homme qui a si peur de passer pour grand est bien ce qu'il prétend être. En ce genre, on doit croire les gens sur parole; la fausse modestie elle-même est sincère malgré elle; c'est un brevet de petitesse; car les hommes vraiment supérieurs n'affectent rien: ils se rendent justice tout bas, et s'ils sont forcés de parler d'eux, ils le font sans orgueil, mais aussi sans trompeuse humilité, il y a longtemps que j'ai lu cette singulière brochure; jamais elle ne m'est sortie de la mémoire, parce qu'elle m'a révélé dès lors l'esprit du gouvernement et de la nation russes.

Au moment où j'ai quitté le Kremlin, il faisait presque nuit; les teintes des édifices de Moscou, dont quelques-uns sont grands comme des villes, et celles des coteaux lointains s'étaient doucement rembrunies; le silence et la nuit descendaient sur la ville; les sinuosités de la Moskowa n'étaient plus dessinées en traits éclatante; le soleil ne réfléchissait plus ses lueurs brillantes dans les flaques d'eau du fleuve à demi desséché; la flamme de l'occident assoupie, éteinte, était devenue brune; ce site grandiose et tous les souvenirs que son aspect réveillait en moi me serraient le coeur; je croyais voir l'ombre d'Ivan IV, d'Ivan-le-Terrible, se lever sur la plus haute des tours de son palais désert et, à l'aide de sa soeur et amie, Élisabeth d'Angleterre, s'efforcer de noyer Napoléon dans une mare de sang!… Ces deux fantômes semblaient applaudir à la chute du géant qui, par un arrêt fatal, devait en tombant laisser ses deux ennemis plus puissants qu'il ne les avait trouvés.

L'Angleterre et la Russie ont sujet de rendre des actions de grâces à Bonaparte, aussi ne les lui refusent-elles point. Tel ne fut pas pour la France le résultat du règne de Louis XIV. Aussi la haine européenne a-t-elle survécu pendant un siècle et demi au grand roi, tandis que le grand capitaine est déifié depuis sa chute, et que, à de rares exceptions près, ses geôliers ne craignent pas de mêler leur voix discordante au concert de louanges parties de tous les bouts de l'Europe; phénomène historique que je crois unique dans les annales du monde, et qui ne s'explique que par l'esprit d'opposition dominant aujourd'hui chez toutes les nations civilisées. Au surplus le règne de cet esprit-là tire à sa fin. Nous pouvons donc espérer de lire bientôt des écrits où Bonaparte sera jugé en lui-même, et sans allusions malignes contre le pouvoir régnant en France ou ailleurs.

J'aspire à voir se lever le jour du jugement pour cet homme, aussi étonnant par les passions qu'il fomente après sa mort que par les actions de sa vie. La vérité n'atteint encore que le piédestal de cette figure, défendue jusqu'à présent contre l'équitable sévérité de l'histoire par le double prestige des fortunes et des infortunes les plus inouïes.

Il faudra pourtant bien que nos neveux apprennent qu'il avait plus d'étendue d'esprit que de dignité de caractère, et qu'il fut plus grand par son talent à profiter du succès que par sa constance à lutter contre les revers. Alors, mais seulement alors, les terribles conséquences de son immoralité politique et de tous les mensonges de son gouvernement machiavélique seront atténuées.

Descendu des terrasses du Kremlin, je suis rentré chez moi fatigué comme un homme qui vient d'assister à une horrible tragédie, ou plutôt comme un malade qui se réveille du cauchemar avec la fièvre.

LETTRE VINGT-HUITIÈME.

Aspect oriental de Moscou.—Les chefs-d'oeuvre manquent à cette ville.—Rapport qui existe entre son architecture et le caractère de ses habitants.—Ce que les Russes répondent au reproche d'inconstance qu'on leur adresse.—Fabriques de soie.—Apparences de liberté.—À quoi elles tiennent.—Club anglais.—Isolement de Moscou au milieu d'un vaste continent.—Piété des Russes.—Entretien sur ce sujet avec un homme d'esprit.—L'Angleterre sait bien tirer parti de l'hypocrisie.—L'Église anglicane.—Ses inconséquences.—Les vrais dévots et les hommes d'État.—Erreur des libéraux lorsqu'ils repoussent le catholicisme.—Politique de l'Angleterre.—Sur quoi elle s'appuie.—Vrai moyen de faire la guerre à l'Angleterre.—Sacerdoce des journaux.—Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques?—Église gréco-russe.—Silence officiel.—Point de prédication.—Point d'enseignement religieux en public.—Sectes nombreuses.—Le calvinisme y domine.—Mauvaise politique.—Secte qui favorise la polygamie.—Corps des marchands.—Fête publique au monastère de Devitscheipol.—Vierge miraculeuse.—Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale.—Cimetière.—Foule populaire.—Caractère particulier des paysages.—Le pays dans la ville.—Ivrognerie: vice des Russes.—Ce qui l'excuse.—Emblème de la nation et de son gouvernement.—Place où se donne la fête.—Site du couvent.—Singularité de cette fête.—Physionomie du peuple.—Poésie cachée.—Chant des Cosaques du Don.—Mélodie analogue aux folies d'Espagne.—Style de la musique chez les peuples septentrionaux.—Les Cosaques.—Leur caractère.—Subterfuge indigne employé par les officiers.—Courage extorqué.—L'Attelage: fable polonaise traduite.

Moscou, ce 12 août 1839.

Avant de venir en Russie, j'avais lu, je crois, la plupart des descriptions de Moscou publiées par les voyageurs; cependant je ne me figurais pas le singulier aspect de cette cité montueuse, sortant de terre comme par magie, et apparaissant dans des espaces unis, immenses, avec ses collines encore exhaussées par les bâtiments qu'elles supportent au milieu d'une plaine onduleuse. C'est une décoration de théâtre. Moscou est à peu près le seul pays de montagnes qu'il y ait au centre de la Russie… N'allez pas, sur ce mot, vous imaginer la Suisse ou l'Italie: c'est un terrain inégal, voilà tout. Mais le contraste de ces accidents du sol au milieu d'espaces où l'oeil et la pensée se perdent comme dans les savanes de l'Amérique ou comme dans les steppes de l'Asie, produit des effets surprenants. C'est la ville des panoramas. Avec ses sites pompeux et ses édifices bizarres, qui auraient pu servir de modèles aux fantastiques compositions de Martin, elle rappelle l'idée qu'on s'est formée, sans trop savoir pourquoi, de Persépolis, de Bagdad, de Babylone, de Palmyre: romanesques capitales de pays fabuleux, dont l'histoire est une poésie et l'architecture un rêve; en un mot, à Moscou, on oublie l'Europe. Voilà ce que j'ignorais en France.

Les voyageurs ont donc manqué à leur devoir. Il en est un surtout auquel je ne puis pardonner de ne m'avoir pas fait jouir de son séjour en Russie. Nulle description ne vaut les dessins d'un peintre exact et pittoresque à la fois, comme Horace Vernet. Quel homme fut jamais mieux doué pour sentir et pour faire sentir aux autres l'esprit qui vit dans les choses? La vérité de la peinture, c'est la physionomie des objets: il la comprend comme un poëte, et la reproduit comme un artiste: aussi je ne sors pas de colère contre lui, chaque fois que je reconnais l'insuffisance de mes paroles: regardez les Horace Vernet, vous dirais-je, et vous connaîtrez Moscou; ainsi j'atteindrais mon but sans peine, tandis que je me fatigue à le manquer.

Ici tout fait paysage. Si l'art a peu fait pour cette ville, le caprice des ouvriers et la force des choses y ont créé des merveilles. L'aspect extraordinaire des groupes d'édifices, la grandeur des masses frappent l'imagination. À la vérité, c'est une jouissance d'un ordre inférieur: Moscou n'est pas le produit du génie, les connaisseurs n'y trouveraient aucun monument digne d'un examen attentif; ce n'est pas non plus une majestueuse solitude où le temps démolit en silence ce qu'a fait la nature: c'est l'habitation désertée de quelque race de géants, race intermédiaire entre Dieu et l'homme; c'est l'oeuvre des cyclopes. On ne saurait la comparer au reste de l'Europe; mais dans une ville où nul grand artiste en aucun genre n'a laissé l'empreinte de sa pensée, on s'étonne, rien de plus; or, l'étonnement s'épuise vite, et l'âme ne se complaît guère à l'exprimer.

Toutefois il n'y a pas jusqu'au désenchantement qui suit ici la première surprise, dont je ne tire quelque leçon; il marque un rapport intime entre l'aspect de la ville et le caractère des hommes. Les Russes aiment ce qui brille, ils se laissent séduire par l'apparence, et c'est aussi ce qui séduit en eux: faire envie, n'importe à quel prix, voilà leur bonheur! L'orgueil ronge l'Angleterre, la vanité rouille la Russie.

Je sens le besoin de vous rappeler ici que les généralités passent toujours pour des injustices. Toutefois le retour périodique de cette précaution oratoire doit vous ennuyer autant qu'il me fatigue; je voudrais donc, une fois pour toutes, faire réserve des exceptions, et protester de mon respect, de mon admiration pour les mérites et les agréments individuels qui échappent naturellement à mes critiques. Après tout, je me rassure en pensant que nous ne sommes pas à la Chambre, et que nous ne discutons pas mes opinions à coups d'amendements et de sous-amendements.

D'autres voyageurs ont dit avant moi que moins on connaît un Russe et plus on le trouve aimable: on leur a répondu qu'ils parlaient contre eux-mêmes, et que le refroidissement dont ils se plaignaient ne prouvait que leur peu de mérite: «Nous vous avons bien accueillis, leur disent les Russes, parce que nous sommes naturellement hospitaliers; et si nous avons changé pour vous, c'est que nous vous avions d'abord estimé plus que vous ne valez.» Cette réponse a été faite il y a longtemps à un voyageur français, écrivain habile, mais d'une excessive réserve, commandée par sa position, et dont je ne veux citer ici ni le livre ni le nom. Le petit nombre de vérités qu'il avait laissé entrevoir dans ses récits pâles de prudence, lui ont attiré néanmoins beaucoup de désagréments. C'était bien la peine de se refuser l'usage de l'esprit qu'il avait pour se soumettre à des exigences qu'on ne satisfait jamais, pas plus en les flattant qu'en en faisant justice! Il n'en coûte pas plus de les braver: c'est ce que je fais comme vous le voyez.

Moscou s'enorgueillit du progrès de ses fabriques; les soieries russes luttent ici avec celles de l'Orient et de l'Occident. La ville des marchands, le Kitaigorod, ainsi que la rue surnommée le pont des Maréchaux, où se trouvent les boutiques les plus élégantes, sont comptés parmi les curiosités de cette capitale. Si j'en fais mention, c'est parce que je pense que les efforts du peuple russe pour s'affranchir du tribut qu'il paie à l'industrie des autres peuvent avoir de graves conséquences politiques en Europe.

La liberté qui règne à Moscou n'est qu'une illusion; cependant on ne peut nier que, dans les rues de cette ville, il n'y ait des hommes qui paraissent se mouvoir spontanément, des hommes qui pour penser et pour agir n'attendent l'impulsion que d'eux-mêmes. Moscou est en cela bien différent de Pétersbourg.

Parmi les causes de cette singularité je mets en première ligne la vaste étendue et les accidents du territoire au milieu duquel Moscou a pris racine. L'espace et l'inégalité (je prends ici ce mot dans toutes ses acceptions) sont des éléments de liberté, car l'égalité absolue est synonyme de tyrannie, puisque c'est la minorité mise sous le joug; la liberté et l'égalité s'excluent, à moins de réserves et de combinaisons plus ou moins habiles qui dénaturent ou neutralisent les choses tout en conservant les mots.

Moscou reste comme enterré au milieu même du pays dont il est la capitale. De là le cachet d'originalité empreint sur ses édifices; de là l'air de liberté qui distingue ses habitants; de là enfin le peu de goût des Czars pour cette résidence à physionomie indépendante. Les Czars, ces anciens tyrans, mitigés par la mode, qui les a métamorphosés en Empereurs, bien plus, en hommes aimables, fuient Moscou. Ils préfèrent Pétersbourg malgré tous ses inconvénients, parce qu'ils ont besoin d'être en rapport continuel avec l'occident de l'Europe. La Russie, telle que Pierre-le-Grand l'a faite, ne se fie pas à elle-même pour vivre et pour s'instruire. À Moscou, on ne pourrait recevoir en sept jours des pacotilles d'anecdotes de Paris, et rester au courant des moindres commérages relatifs à la société, à la littérature éphémère de l'Europe. Ces détails, tout misérables qu'ils nous paraissent, sont cependant ce qui intéresse le plus la cour, et par conséquent la Russie.

Si les neiges glacées et les neiges fondantes ne rendaient les chemins de fer nuls en ce pays pendant six et huit mois de l'année, vous verriez le gouvernement russe devancer les autres dans la construction de ces routes qui rapetissent la terre; car, plus que tout autre, il souffre de l'inconvénient des distances. Mais on aura beau multiplier les lignes de fer, augmenter la vitesse des transports, une vaste étendue de territoire est et sera toujours le plus grand obstacle à la circulation de la pensée, car le sol ne se laisse pas sillonner en tous sens comme la mer; l'eau, qui au premier coup d'oeil paraît destinée à diviser les habitants de ce monde, est ce qui les unit. Merveilleux problème: l'homme prisonnier de Dieu n'en est pas moins le roi de la nature.

Certes, si Moscou était un port de mer, ou seulement le centre d'un vaste réseau, de ces ornières de métal, conducteurs électriques de la pensée humaine, et qui semblent destinées à satisfaire quelques-unes des impatiences du siècle où nous vivons, on n'y verrait pas ce que j'ai vu hier au club anglais: des militaires de tout âge, des messieurs élégants, des hommes graves et de jeunes étourdis, faire le signe de la croix et se recueillir quelques instants avant de se mettre à table, non pas en famille; mais, à table d'hôte, entre hommes. Les personnes qui s'abstiennent de ce devoir religieux (il y en avait un assez grand nombre) regardaient faire les autres sans s'étonner: vous voyez bien qu'il y a encore huit cents bonnes lieues de Paris à Moscou.

Le palais où ce club est installé me paraît grand et beau, tout l'établissement est conçu et dirigé convenablement; on y trouve à peu près ce qu'on trouve ailleurs dans les clubs. Ceci ne m'a pas surpris; mais ce que j'admire de très-bonne foi, c'est la piété des Russes. Et je l'ai dit à la personne qui m'avait présenté à ce cercle.

Nous causions en tête à tête après le dîner, au fond du jardin du club. «Il ne faut pas nous juger sur l'apparence, me répondit mon introducteur qui est un Russe des plus éclairés, comme vous l'allez voir.—C'est justement cette apparence, repris-je, qui m'inspire de l'estime pour votre nation. Chez nous, on ne craint que l'hypocrisie; le cynisme est pourtant bien plus funeste aux sociétés.—Oui, mais il révolte moins les coeurs nobles.—Je le crois, repris-je, mais par quelle bizarrerie est-ce surtout l'incrédulité qui crie au sacrilége dès qu'elle suppose au fond du coeur d'un homme un peu moins de piété qu'il n'en affiche dans ses actes et dans ses paroles? Si nos philosophes étaient conséquents, ils toléreraient l'hypocrisie comme un des étais de la machine de l'État. La foi est plus tolérante.—Je ne m'attendais pas à vous entendre faire l'apologie de l'hypocrisie.—Je la déteste comme le plus odieux de tous les vices; mais je dis que ne nuisant à l'homme que dans ses rapports avec Dieu, l'hypocrisie est moins pernicieuse pour les sociétés que l'incrédulité effrontée, et je soutiens que les âmes vraiment pieuses ont seules le droit de la qualifier de profanation. Les esprits irréligieux, les hommes d'État philosophes devraient la traiter avec indulgence, et pourraient même s'en servir comme d'un puissant auxiliaire politique; néanmoins, c'est ce qui n'est arrivé en France que rarement, et à de longs intervalles, parce que la sincérité gauloise se refuse à tirer parti du mensonge pour gouverner les hommes; mais le génie calculateur d'une nation rivale a su se plier mieux que nous au joug des fictions salutaires. La politique de l'Angleterre, pays où règne l'esprit pratique par excellence, n'a-t-elle pas généreusement rémunéré chez elle l'inconséquence théologique et l'hypocrisie religieuse? L'Église anglicane est certes beaucoup moins réformée que ne l'est l'Église catholique, depuis que le concile de Trente a fait droit aux réclamations légitimes des princes et des peuples; il est absurde de détruire l'unité, sous prétexte d'abus, tout en perpétuant ces mêmes abus pour l'abolition desquels on s'est arrogé le funeste droit de faire secte; pourtant, cette Église fondée sur des contradictions patentes et appuyée par l'usurpation, aide encore aujourd'hui le pays à poursuivre la conquête du monde, et le pays la récompense par une protection hypocrite; cela peut paraître révoltant, mais c'est un moyen de force. Aussi je soutiens que ces inconséquences et ces hypocrisies monstrueuses aux yeux des hommes sincèrement religieux, ne sauraient choquer des philosophes ni des hommes d'État.—Vous ne prétendez pas dire qu'il n'y ait nuls chrétiens de bonne foi chez les anglicans?—Non, j'admets des exceptions, il y en a toujours à tout; je soutiens seulement que chez ces chrétiens-là, le grand nombre manque de logique, ce qui n'empêche pas, je vous le répète, que je n'envie pour la France la politique religieuse de l'Angleterre, de même qu'ici j'admire à chaque pas que je fais la pieuse soumission du peuple russe. Chez les Français, tout prêtre en crédit devient un oppresseur aux yeux des esprits forts qui gouvernent le pays en le désorganisant depuis tantôt cent trente ans, soit ouvertement par leur fanatisme révolutionnaire, soit tacitement par leur indifférence philosophique.»

L'homme vraiment éclairé avec qui je causais parut réfléchir sérieusement; puis après un silence assez long, il reprit: «Je ne suis pas si loin que vous le pensez de partager votre opinion; car depuis l'expérience que j'ai acquise pendant mes voyages, une chose m'a toujours paru impliquer contradiction, c'est l'éloignement des libéraux pour la religion catholique. Je parle même de ceux qui se disent chrétiens. Comment ces esprits (il y en a qui raisonnent juste, et poussent les arguments jusqu'à leurs dernières conséquences), comment ne voient-ils pas qu'en renonçant à la religion romaine, ils se privent d'une garantie contre le despotisme local que tout gouvernement, de quelque nature qu'il soit, tend toujours à exercer chez soi?—Vous avez bien raison, répliquai-je; mais le monde se conduit par la routine; et pendant des siècles, les meilleurs esprits ont tellement crié contre l'intolérance et l'avidité de Rome, que personne encore n'a pu s'habituer chez nous à changer de point de vue, et à regarder le pape en sa qualité de chef spirituel de l'Église, comme l'immuable appui de la liberté religieuse dans toute la chrétienté; et en sa qualité de souverain temporel, comme une puissance vénérable, embarrassée dans ses devoirs de double nature, complication inévitable peut-être pour conserver son indépendance au vicaire de Jésus-Christ, dont la politique est devenue inoffensive au dehors, à force de faiblesse au dedans. Comment ne voit-on pas d'un coup d'oeil qu'il suffirait qu'une nation fût sincèrement catholique pour devenir inévitablement l'adversaire de l'Angleterre, dont la puissance politique s'appuie uniquement sur l'hérésie? Que la France arbore et défende de toute la force de sa conviction la bannière de l'Église catholique, elle fait par cela seul, d'un bout du monde à l'autre, une guerre terrible à l'Angleterre. Ce sont de ces vérités qui devraient sauter aux yeux de tout le monde aujourd'hui, et qui pourtant n'ont frappé jusqu'à présent chez nous que l'esprit de quelques personnes intéressées, et dès lors sans autorité; car, et ceci est une autre bizarrerie de notre époque, on se figure en France qu'un homme a tort dès qu'on soupçonne qu'il a quelque intérêt à avoir raison: le bon sens aurait plus de crédit, s'il était bien prouvé qu'il ne rapporte jamais rien…

«Tel est le désordre d'idées produit par cinquante ans de révolutions et cent ans et plus de cynisme philosophique et littéraire. N'ai-je pas raison de vous envier votre foi?

—Mais le résultat de votre politique religieuse serait de mettre la nation aux pieds de ses prêtres.

—Les exagérations pieuses ne sont pas ce que je vois de plus à redouter dans notre siècle; mais quand la piété des fidèles serait aussi menaçante qu'elle me le paraît peu, je ne reculerais pas pour cela devant les conséquences de mes principes; tout homme qui veut obtenir ou faire quelque chose de positif en ce monde, se met nécessairement aux pieds de quelqu'un, pour me servir de votre expression.

—D'accord, mais j'aime encore mieux flatter le gouvernement des journalistes que celui des prêtres; la liberté de la pensée a plus d'avantages que d'inconvénients.

—Si vous aviez vu de près, comme je les ai vus, la tyrannie de l'esprit et les résultats du pouvoir arbitraire de la plupart des hommes qui dirigent la presse périodique en France, vous ne vous contenteriez pas de ce beau mot: liberté de la pensée; vous demanderiez la chose, et bientôt vous reconnaîtriez que le sacerdoce des journalistes s'exerce avec autant de partialité et beaucoup moins de moralité que l'autorité des ecclésiastiques. Laissant un moment de côté la politique, allez demander aux journaux ce qui les décide dans la part de renommée qu'ils accordent à chacun… la moralité d'un pouvoir dépend de l'école par laquelle sont obligés de passer les hommes qui se destinent à en user. Or, vous ne croyez pas que l'école du journalisme soit plus capable d'inspirer des sentiments vraiment indépendants, vraiment humains, que ne l'est l'école sacerdotale. Toute la question est là; et la France d'aujourd'hui est appelée à la résoudre ainsi que bien d'autres questions, par des transactions conformes à l'esprit du temps; car quelle que soit l'opinion qui prévaudra, je me rassure en pensant que Dieu n'applique jamais rigoureusement la logique humaine au gouvernement de ce monde, et que les hommes à sentiments inflexibles, à idées absolues, exclusives, ne conservent que pendant bien peu de moments le pouvoir qu'ils usurpent quelquefois…

«Mais laissons là les considérations générales, et donnez-moi une idée de l'état de la religion dans votre pays; dites-moi quelle est la culture d'esprit des hommes qui enseignent et qui expliquent l'Évangile en Russie?»

Bien qu'adressée à un homme fort supérieur, cette question eût été indiscrète à Pétersbourg; à Moscou, je sentis qu'on pouvait la risquer par la raison qu'ici règne cette liberté mystérieuse dont on use sans s'en rendre compte, qu'on ne peut motiver ni définir, mais qui est réelle, quoique la trompeuse confiance qu'elle inspire puisse parfois se payer bien cher[51]. Voici en résumé ce que m'a répondu mon Russe philosophe: j'emploie le mot dans l'acception la plus favorable. Vous savez déjà de quelle nature sont ses opinions: après des années de séjour dans les divers pays de l'Europe il est revenu en Russie très-libéral, mais très-conséquent. Voici ce qu'il m'a dit:

«On a toujours prêché fort peu dans les églises schismatiques, et chez nous, l'autorité politique et religieuse s'est opposée plus qu'ailleurs aux discussions théologiques; sitôt qu'on a voulu commencer à expliquer les questions débattues entre Rome et Byzance, le silence a été imposé aux deux partis. Les sujets de dispute ont si peu de gravité que la querelle ne peut se perpétuer qu'à force d'ignorance. Dans plusieurs institutions de filles et de garçons, à l'instar des jésuites, on a fait donner quelques instructions religieuses; mais l'usage de ces conférences n'est que toléré, et de temps à autre on l'abroge: un fait qui vous paraîtra incompréhensible, quoiqu'il soit positif, c'est que la religion n'est pas enseignée publiquement en Russie[52]. Il résulte de là une multitude de sectes dont le gouvernement ne vous laisse pas soupçonner l'existence.

«Il y en a une qui tolère la polygamie: une autre va plus loin: elle pose en principes et met en pratique la communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes.

«Il est défendu à nos prêtres d'écrire, même des chroniques: à chaque instant un paysan interprète un passage de la Bible, qui, pris isolément et appliqué à faux, donne aussitôt lieu à une nouvelle hérésie, calviniste le plus souvent. Quand le pope du village s'en aperçoit, l'hérésie a déjà gagné une partie des habitants de la commune, et grâce à l'opiniâtreté de l'ignorance, elle s'est même enracinée jusque chez les voisins: si le pope crie, aussitôt les paysans infectés sont envoyés en Sibérie, ce qui ruine le seigneur, lequel, s'il est prévoyant, fait taire le pope par plus d'un moyen; et quand, malgré tant de précautions, l'hérésie arrive au point d'éclater aux yeux de l'autorité suprême, le nombre des dissidents est si considérable qu'il n'est plus possible d'agir: la violence ébruiterait le mal sans l'étouffer, la persuasion ouvrirait la porte à la discussion, le pire des maux aux yeux du gouvernement absolu; on n'a donc recours qu'au silence qui cache le mal sans le guérir, et qui, au contraire, le favorise.

«C'est par les divisions religieuses que périra l'Empire russe; aussi, nous envier, comme vous le faites, la puissance de la foi, c'est nous juger sans nous connaître!!»

Telle est l'opinion des hommes les plus clairvoyants et les plus sincères que j'aie rencontrés en Russie…

Un étranger digne de foi, établi depuis longtemps à Moscou, vient aussi de me raconter qu'un marchand de Pétersbourg le fit dîner, il y a quelques années, avec ses trois femmes; non pas ses concubines, ses femmes légitimes: ce marchand était un dissident, sectateur secret d'une nouvelle église. Je pense que les enfants que lui ont donnés ses trois épouses n'ont pas été reconnus pour légitimes par l'État, mais sa conscience de chrétien était tranquille.

Si je tenais ce fait d'un homme du pays, je ne vous le raconterais pas, car vous savez qu'il est des Russes qui s'amusent à mentir pour dérouter les voyageurs trop curieux et trop crédules, ce qui ne laisse pas que d'entraver un métier difficile partout pour qui veut l'exercer en conscience, mais plus difficile ici que partout ailleurs: le métier d'observateur.

Le corps des négociants est très-puissant, très-ancien et très-considéré à Moscou; l'existence de ces riches trafiquants rappelle la condition des marchands de l'Asie: nouveau rapport entre les moeurs moscovites et les usages de l'Orient, si bien retracés dans les contes arabes. Il y a tant de points de ressemblance entre Moscou et Bagdad, que lorsqu'on voyage en Russie, on perd la curiosité de voir la Perse: on la connaît.

J'ai assisté à une fête populaire autour du monastère de Devitscheipol. Là les acteurs sont des soldats et des mugics; les spectateurs sont des gens du monde qui ne laissent pas que d'y venir en grand nombre. Les tentes et les baraques où l'on boit sont plantées près du cimetière: le culte des morts sert de prétexte au plaisir du peuple. La fête a lieu en commémoration de je ne sais quel saint dont on visite scrupuleusement les reliques et les images entre deux libations de kwass. Il se fait ce soir-là une consommation fabuleuse de cette boisson nationale.

La Vierge miraculeuse de Smolensk, d'autres disent sa copie, est conservée dans ce couvent qui renferme huit églises.

Vers la fin du jour, je suis entré dans la principale; elle m'a paru imposante: l'obscurité ajoutait à l'impression du lieu. Les nonnes ont le soin d'orner les autels de leurs chapelles, et elles s'acquittent très-exactement de ce devoir, le plus facile de leur état, sans doute; quant aux devoirs les plus difficiles, ils sont, à ce qu'on m'assure, assez mal observés, car s'il en faut croire des personnes bien instruites, la conduite des religieuses de Moscou n'est rien moins qu'édifiante.

Cette église renferme les tombeaux de plusieurs Czarines et princesses, notamment celui de l'ambitieuse Sophie, soeur de Pierre-le-Grand, et le tombeau de la Czarine Eudoxie, la première épouse de ce prince. Cette malheureuse femme répudiée, je crois, en 1696, fut forcée de prendre le voile à Sousdal.

L'Église catholique a tant de respect pour l'indissoluble noeud du mariage, qu'elle ne permet à une femme mariée de se faire religieuse que lorsque son époux entre en même temps dans les ordres ou prononce comme elle des voeux monastiques. Telle est la règle; mais chez nous comme ailleurs, les lois ont souvent plié sous les intérêts; toutefois, l'histoire atteste que le clergé catholique est encore celui qui, dans le monde entier, sait le mieux défendre les droits sacrés de l'indépendance religieuse contre les usurpations de la politique humaine.

L'Impératrice nonne mourut à Moscou, au monastère de Devitscheipol, en 1731.

Le préau de l'église est en partie consacré au cimetière qui est beau. En général, les couvents russes ont plutôt l'air d'une agglomération de petites maisons, d'un quartier de ville muré que d'une retraite religieuse. Souvent détruits et rebâtis, ils ont une apparence moderne sous ce climat où rien ne dure, nul édifice ne peut résister ici à la guerre des éléments. Tout s'use en peu d'années et tout se refait à neuf; aussi le pays a-t-il l'apparence d'une colonie fondée de la veille. Le Kremlin seul semble destiné à braver le climat, et à vivre autant que l'Empire dont il est l'emblème et le boulevard.

Mais si les couvents russes n'imposent pas par le style de l'architecture, l'idée de l'irrévocable est toujours solennel. En sortant de cette enceinte, je n'étais guère en train de me mêler à la foule dont le bruit m'importunait. La nuit montait jusqu'au faîte des églises; je me mis à examiner un des plus beaux sites de Moscou et des environs; dans cette ville, les points de vue abondent. Du milieu des rues, vous n'apercevez que les maisons qui les bordent; mais traversez une grande place, montez quelques degrés, ouvrez une fenêtre, sortez sur un balcon, sur une terrasse, vous découvrez aussitôt une ville nouvelle, immense, répandue sur des collines assez profondément séparées par des champs de blé, des étangs, des bois même: l'enceinte de cette cité est un pays, et ce pays se prolonge jusque vers des campagnes inégales, mais dont les ondulations ressemblent aux vagues de la mer. La mer, vue de loin, fait toujours l'effet d'une plaine, quelqu'agités que soient ses flots.

Moscou est la ville des peintres de genre; mais les architectes, les sculpteurs et les peintres d'histoire n'ont rien à y voir, rien à y faire. Des masses d'édifices espacés dans des déserts y forment une multitude de jolis tableaux, et marquent hardiment les premiers plans des grands paysages qui rendent cette vieille capitale un lieu unique dans le monde, parce qu'elle est la seule grande cité qui, tout en se peuplant, soit encore restée pittoresque comme une campagne. On y compte autant de routes que de rues, de champs cultivés que de collines bâties, de vallons déserts que de places publiques. Sitôt qu'on s'éloigne du centre on se trouve dans un amas de villages, d'étangs, de forêts plutôt que dans une ville: ici vous apercevez de distance en distance d'imposants monastères qui s'élèvent, avec leurs multitudes d'églises et de clochers; là vous voyez des coteaux bâtis, d'autres coteaux ensemencés, ailleurs une rivière presqu'à sec en été; un peu plus loin ce sont des îles d'édifices extraordinaires autant que variés; des salles de spectacle avec leurs péristyles antiques sont environnées de palais de bois, les seules habitations d'architecture nationale, et toutes ces masses de constructions diverses sont à moitié cachées sous la verdure; enfin cette poétique décoration est toujours dominée par le vieux Kremlin aux murailles dentelées, aux tours extraordinaires et dont la couronne rappelle la tête chenue des chênes d'une forêt. Ce Parthénon des Slaves commande et protége Moscou; on dirait d'un doge de Venise assis au milieu de son sénat.

Ce soir les tentes où s'entassaient les promeneurs de Devitscheipol étaient empestées de senteurs diverses dont le mélange produisait un air fétide; c'était du cuir de Russie parfumé, c'était des boissons spiritueuses, de la bière aigre, du chou, c'était de la graisse aux bottes des Cosaques, du musc et de l'ambre sur la personne de quelques seigneurs venus là par désoeuvrement, et qui paraissaient décidés à s'ennuyer, ne fût-ce que par orgueil aristocratique; il m'eût été impossible de respirer longtemps cet air méphitique.

Le plus grand des plaisirs de ce peuple, c'est l'ivresse, autrement dit, l'oubli. Pauvres gens! il leur faut rêver pour être heureux; mais ce qui prouve l'humeur débonnaire des Russes, c'est que lorsque des mugics se grisent, ces hommes, tout abrutis qu'ils sont, s'attendrissent au lieu de se battre et de s'entre-tuer selon l'usage des ivrognes de nos pays; ils pleurent et s'embrassent: intéressante et curieuse nation!… il serait doux de la rendre heureuse. Mais la tâche est rude, pour ne pas dire impossible à remplir. Trouvez-moi le moyen de satisfaire les vagues désirs d'un géant, jeune, paresseux, ignorant, ambitieux et garrotté au point de ne pouvoir bouger ni des pieds ni des mains!… Jamais je ne m'attendris sur le sort du peuple de ce pays sans plaindre également l'homme tout-puissant qui le gouverne.

Je m'éloignai des tavernes et me mis à parcourir la place: des nuées de promeneurs y soulevaient des flots de poussière. L'été d'Athènes est long, mais les jours en sont courts, et, grâce à la brise de mer, l'air n'y est guère plus chaud qu'il l'est à Moscou pendant le rapide été du Nord. Cette saison est en Russie d'une chaleur insupportable; elle tire à sa fin, la nuit revient et l'hiver la suit à grands pas; il va me forcer d'abréger mon séjour, malgré l'intérêt que je trouverais à prolonger ce voyage.

On ne souffre pas du froid à Moscou, c'est le refrain de tous les apologistes du climat de la Russie; peut-être disent-ils vrai, mais huit mois d'emprisonnement, de fourrures, de doubles fenêtres et de précautions pour se garantir d'une gelée de 15 à 30 degrés, n'y a-t-il pas là de quoi nous faire hésiter?

Le couvent de Devitscheipol est situé près de la Moskowa qu'il domine; le champ de foire, comme on dit en Normandie, c'est-à-dire la place où se donne la fête, est un terrain vague, descendant en pente, tantôt douce, tantôt rapide, jusqu'au lit de la rivière qui, cette année, ressemble à une route inégalement large, sablonneuse, sillonnée dans toute sa longueur par un filet d'eau. D'un côté vers la campagne, s'élèvent les tours du couvent qui bornent l'espace, et du côté opposé apparaissent les édifices du vieux Moscou, qu'on entrevoit dans le lointain; les échappées de vue sur la plaine et les masses de maisons coupées par des masses d'arbres, les planches grises des cabanes à côté du plâtre et de la chaux des splendides palais, les lointaines forêts de pins entourant la ville d'une ceinture de deuil, les teintes lentement décroissantes d'un long crépuscule: tout concourt ici à grandir l'effet des monotones paysages du Nord. C'est triste, mais c'est imposant. Il y a là une poésie écrite dans une langue mystérieuse que nous ne connaissons pas: en foulant cette terre opprimée, j'écoute sans les comprendre les lamentations d'un Jérémie ignoré; le despotisme doit enfanter ses prophètes: l'avenir est le paradis des esclaves et l'enfer des tyrans! quelques notes d'un chant douloureux, des regards obliques, fourbes, furtifs, rusés, me font interpréter la pensée qui germe dans le coeur de ce peuple; mais le temps et la jeunesse, qui bien qu'on la calomnie, est plus favorable à l'étude que ne l'est l'âge mûr, pourraient seuls m'enseigner nettement tous les mystères de cette poésie de la douleur.

À défaut de documents positifs je m'amuse au lieu de m'instruire; la physionomie du peuple, son costume moitié oriental, moitié finlandais, contribuent incessamment à divertir le voyageur; je m'applaudis d'être venu à cette fête si peu gaie, mais si différente de tout ce que j'ai vu ailleurs.

Les Cosaques se trouvaient mêlés en grand nombre parmi les promeneurs et les buveurs qui remplissaient la place. Ils formaient des groupes silencieux autour de quelques chanteurs dont les voix perçantes psalmodiaient des paroles mélancoliques sur une mélodie très-douce, quoique le rhythme en soit fortement marqué. Cet air est le chant national des Cosaques du Don. Il a quelque analogie avec la vieille mélodie des folies d'Espagne; mais il est plus triste, c'est doux et pénétrant comme la tenue du rossignol quand on l'entend de loin, la nuit, au fond des bois. Quelquefois les assistants répétaient en choeur les dernières paroles de la strophe.

En voici la traduction en prose vers par vers, qu'un Russe vient de m'apporter.

LE JEUNE COSAQUE.

     Ils poussent le cri d'alarme,
     J'entends mon cheval frapper la terre;
     Je l'entends hennir,
     Ne me retiens pas.

LA JEUNE FILLE.

     Laisse les autres courir à la mort,
     Toi, trop jeune et trop doux,
     Tu veilleras encore cette fois sur notre chaumière;
     Tu ne passeras pas le Don.

LE JEUNE COSAQUE.

     L'ennemi, l'ennemi, aux armes!…
     Je vais me battre pour vous;
     Doux avec toi, fier avec l'ennemi,
     Je suis jeune, mais j'ai du courage,
     Le vieux Cosaque rougirait de honte et de colère
     S'il partait sans moi.

LA JEUNE FILLE.

     Vois ta mère pleurer,
     Vois ses genoux trembler;
     C'est elle et moi que va frapper ta lance
     Avant d'avoir atteint l'ennemi.

LE JEUNE COSAQUE.

     En racontant la campagne,
     On me nommerait comme un lâche;
     Si je meurs, mon nom célébré par mes frères,
     Te consolera de ma mort.

LA JEUNE FILLE.

     Non, le même tombeau nous réunira:
     Si tu meurs, je te suivrai,
     Tu pars seul, mais nous succomberons ensemble,
     Adieu; je n'ai plus de pleurs.

Le sens de ces paroles me paraît moderne, mais la mélodie leur prête un charme d'ancienneté, de simplicité qui fait que je passerais des heures sans ennui à les entendre répéter par les voix du pays.

À chaque refrain, l'effet augmente: autrefois on dansait à Paris un pas russe que cette musique me rappelle. Mais sur les lieux, les mélodies nationales produisent une tout autre impression; au bout de quelques couplets on se sent pénétré d'un attendrissement irrésistible.

Il y a plus de mélancolie que de passion dans le chant des peuples du Nord; mais l'impression qu'il cause ne peut s'oublier, tandis qu'une émotion plus vive s'évanouit bientôt. La mélancolie dure plus longtemps que la passion. Après avoir écouté cet air plusieurs fois, je le trouvais moins monotone et plus expressif; c'est l'effet que produit ordinairement la musique simple, la répétition lui donne une puissance nouvelle. Les Cosaques de l'Oural ont aussi des chants particuliers; je regrette de ne les avoir pas entendus.

Cette race d'hommes mériterait une étude à part; mais ce travail n'est pas facile à faire pour un étranger pressé comme je le suis; les Cosaques, mariés pour la plupart, sont une famille militaire, une horde domptée plutôt qu'une troupe assujettie à la discipline du régiment. Attachés à leurs chefs comme un chien l'est à son maître, ils obéissent au commandement avec plus d'affection et moins de servilité que les autres soldats russes. Dans un pays où rien n'est défini, ils se croient les alliés, ils ne se sentent pas les esclaves du gouvernement Impérial. Leur agilité, leurs habitudes nomades, la vitesse et le nerf de leurs chevaux, la patience et l'adresse de l'homme et de la bête identifiés l'un à l'autre, endurcis ensemble à la fatigue, aux privations, sont une puissance. On ne peut s'empêcher d'admirer quel instinct géographique aide ces sauvages éclaireurs de l'armée à se guider sans routes dans les contrées qu'ils envahissent: dans les plus désertes, les plus stériles, comme dans les plus civilisées et les plus peuplées. À la guerre, ce seul nom de Cosaque ne répand-il pas d'avance la terreur chez les ennemis? Des généraux qui savent bien employer une telle cavalerie légère ont un grand moyen d'action que n'ont pas les capitaines des armées plus civilisées.

Les Cosaques sont, dit-on, d'un naturel doux; ils ont plus de sensibilité qu'on n'aurait droit d'en attendre d'un peuple aussi grossier; mais l'excès de leur ignorance me fait de la peine pour eux et pour leurs maîtres.

Quand je me rappelle le parti que les officiers tirent ici de la crédulité du soldat, tout ce que j'ai de dignité dans l'âme se révolte contre un gouvernement qui descend à de tels subterfuges, ou qui ne punit pas ceux de ses serviteurs qui osent y recourir.

Je tiens de bonne part que plusieurs chefs des Cosaques conduisant leurs hommes hors du pays, lors de la guerre de 1814 à 1815, leur disaient: «Tuez beaucoup d'ennemis, frappez vos adversaires sans crainte. Si vous mourez dans le combat, vous serez avant trois jours revenus auprès de vos femmes et de vos enfants; vous ressusciterez en chair et en os, corps et âme, qu'avez-vous donc à redouter?»

Des hommes habitués à reconnaître la voix de Dieu le Père dans celle de leurs officiers, prenaient à la lettre les promesses qu'on leur faisait, et se battaient avec l'espèce de courage que vous leur connaissez: c'est-à-dire qu'ils fuient en maraudeurs tant qu'ils peuvent échapper au danger; mais si la mort est inévitable ils l'affrontent en soldats.

Quant à moi, s'il fallait nécessairement recourir à de tels moyens ou à des moyens semblables pour conduire ces pauvres braves gens, je ne consentirais pas à rester huit jours leur officier. Tromper les hommes, dût le mensonge créer des héros, me paraîtrait une tâche indigne d'eux et de moi; je veux bien user du courage de ceux que je commande, mais je veux pouvoir l'admirer tout en en profitant; les exciter par des moyens légitimes à braver le danger, c'est le devoir d'un chef; les décider à mourir en leur cachant la mort, c'est ôter la vertu à leur courage, la dignité morale à leur dévouement; c'est agir en escamoteur d'âmes: escobarderie militaire qui ne vaut pas mieux qu'une escobarderie religieuse. Si la guerre excusait tout comme certaines gens le prétendent, qui excuserait la guerre?

Mais peut-on se figurer sans épouvante et sans dégoût l'état moral d'une nation dont les armées étaient dirigées de la sorte il n'y a pas vingt-cinq ans? Ce qui se passe aujourd'hui, je l'ignore et je crains de l'apprendre.

Ce trait est venu à ma connaissance, mais vous pouvez penser combien d'autres ruses pires que celle-ci peut-être ou semblables à celle-ci, me sont restées inconnues. Quand une fois on a recours à la puérilité pour gouverner les hommes, où peut-on s'arrêter? Toutefois la supercherie n'a qu'un effet borné; mais un mensonge par campagne et la machine de l'État marche: à chaque guerre suffit sa fraude.

Je finis par une fable qui semble avoir été faite exprès pour justifier ma colère. L'idée est d'un Polonais, l'évêque de Warmie, fameux par son esprit, sous le règne de Frédéric II; l'imitation en français est du comte Elzéar de Sabran.

L'ATTELAGE.—FABLE.

     Un habile cocher menait un équipage,
     Avec quatre chevaux par couples attelés;
     Après les avoir muselés,
     En les guidant il leur tint ce langage:
     Ne vous laissez pas devancer,
     Disait-il à ceux de derrière;
     Ne vous laissez pas dépasser,
     Ni même atteindre, en si belle carrière,
     Disait-il à ceux de devant,
     Qui l'écoutaient le nez au vent;
     Un passant dans cette occurrence,
     Lui dit alors à ce propos:
     Vous trompez ces pauvres chevaux.
     Il est vrai, reprit-il, mais la voiture avance.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

NOTES

[1: Ceci répond à une lettre reçue de Paris.]

[2: Voir le portrait des Russes, lettre trente-deuxième, Moscou.]

[3: Voyez l'épigraphe tome Ier et la conclusion tome IV.]

[4: Les Russes, superficiels en tout, ne sont profonds que dans l'art de feindre.]

[5: Voyez la description de Moscou.]

[6: Voyez la Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez Jules Renouard, 1835, p. 193.—Je dois dire une fois pour toutes que ce bon et utile ouvrage, protégé à Pétersbourg, est extrêmement partial, du moins dans la forme du langage, condition nécessaire si l'on veut faire tolérer en Russie ce qu'on écrit touchant ce pays.]

[7: Voyez pour les nomenclatures, les mesures, les monuments et pour toute la partie technique de la description des lieux, la statistique de Schnitzler, page 200.]

[8: Voyez tome III, la lettre vingt-troisième.]

[9: Voyez dans l'Appendice, tome IV, l'histoire de l'emprisonnement d'un Français, de M. Pernet, à Moscou.]

[10: Voir lettre dix-huitième la description du costume de Fedor par le prince *** dans l'histoire de Thelenef.]

[11: Voyez l'histoire de Thelenef dans la lettre dix-huitième.]

[12: «Pierre Ier, en joignant par un canal la Msta à la Twer, avait établi une communication entre la mer Caspienne et le lac Ladoga, c'est-à-dire entre les rivages de la Perse et ceux de la mer Baltique; mais le lac, souvent orageux, est hérissé d'écueils, sur lesquels la Russie perdait chaque année un grand nombre de bâtiments. L'Empereur Pierre Ier conçut le projet d'épargner au commerce ce passage funeste en réunissant, par un nouveau canal, le Volkof à la Néva. Il commença les travaux; mais il fut mal secondé. Les ingénieurs qui obtinrent sa confiance se trompèrent et le trompèrent lui-même; les nivellements furent mal pris, et cet ouvrage utile ne fut terminé que sous le règne de Pierre II.»

(Histoire de Russie et des principales nations de l'Empire russe, par Pierre Charles l'Évêque, 4e édition, publiée par Malte-Brun, Depping.)

Si j'insère ici cet extrait, c'est par un sentiment d'équité. Je juge Pierre Ier d'une manière différente de la plupart des écrivains, et j'ai trouvé juste de citer, à propos des travaux qui font honneur aux règnes suivants, un trait propre à mettre en relief la sagacité d'esprit du fondateur de l'Empire russe moderne. Il s'est trompé en général dans la direction de sa politique intérieure, mais il apportait un jugement sûr, un tact fin dans les détails de l'administration.]

[13: Voyez tome II. treizième lettre, conversation de l'Empereur.]

[14: À quoi servent les institutions dans un pays où le gouvernement est au-dessus des lois, où le peuple languit dans l'oppression à côté de la justice, qui lui est montrée de loin comme on présente un morceau friand à un chien qu'on bat s'il ose en approcher, comme une curiosité qui subsiste à condition que personne n'y touche. On croit rêver quand sous un régime aussi cruellement arbitraire, on lit dans la brochure de M. J. Tolstoï, intitulée: Coup d'oeil sur la législature russe, suivi d'un léger aperçu sur l'administration de ce pays, ces paroles dérisoires: «C'est elle (l'Impératrice Élisabeth) qui décréta l'abolition de la peine de mort; cette question si difficile à résoudre, que les publicistes les plus éclairés, les criminalistes et les jurisconsultes de nos jours ont examinée, controversée et débattue sous toutes ses faces sans parvenir à en trouver la solution, Élisabeth l'a résolue il y a environ un siècle dans un pays qu'on ne cesse de représenter comme une terre barbare.» Ce chant de triomphe exécuté d'un air si délibéré nous donne un échantillon de la manière dont les Russes comprennent la civilisation. En fait de progrès politique et législatif, la Russie jusqu'à présent s'est contentée du mot; à la manière dont les lois sont observées dans ce pays on ne risque rien de les faire douces. C'est ainsi que par un système opposé on les faisait sévères dans l'Europe occidentale du moyen âge et avec tout aussi peu de succès! On devrait dire aux Russes: commencez par décréter la permission de vivre, vous raffinerez ensuite sur le code pénal.

En 1836, la soeur d'un M. Pawlof, employé dans je ne sais quelle administration, avait été séduite par un jeune homme qui refusait de l'épouser, malgré les sommations du frère. Celui-ci apprenant que le séducteur allait épouser une autre femme, attend le fiancé à la porte de sa maison au moment où le cortége revient de la messe et il poignarde le marié. Le lendemain, Pawlof fut dégradé, il allait subir la peine légale de l'exil, lorsque l'Empereur, mieux informé, casse l'arrêt de l'Empereur mal informé!… Le surlendemain, l'assassin est réhabilité.

Lors de l'affaire d'Alibaud, un Russe, qui n'est pas un paysan puisqu'il est le neveu d'un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie, déclamait contre le gouvernement français: quel pays, s'écriait-il; juger un pareil monstre!… que ne l'exécutait-on le lendemain de son attentat!!…

Voilà l'idée que les Russes se font du respect qu'on doit à la justice et au monarque.

La courte brochure de M. J. Tolstoï n'est qu'un hymne en prose en l'honneur du despotisme, qu'il confond sans cesse, soit à dessein, soit naïvement, avec la monarchie tempérée; cet ouvrage est précieux par les aveux qui s'y trouvent renfermés sous la forme de louanges: il a d'ailleurs un caractère officiel comme tout ce que publient les Russes qui veulent continuer de vivre dans leur pays. Voici quelques exemples de cette flatterie innocente qui ailleurs s'appellerait insulte; mais ici l'encens n'est pas raffiné. L'auteur loue l'Empereur Nicolas des réformes introduites par ce prince dans le code des lois russes: grâce à ces améliorations, dit-il, aucun noble ne pourra désormais être mis aux fers quelle que soit sa condamnation. Ce titre de gloire du législateur, rapproché des actes de l'Empereur, et particulièrement des faits que vous venez de lire, vous donne la mesure de la confiance que vous pouvez accorder aux lois de ce pays et à ceux qui s'enorgueillissent tantôt de leur douceur, tantôt de leur efficacité. Ailleurs le même courtisan…, j'allais dire écrivain, poursuit son cours de louanges et nous exalte en ces termes ce qu'il prend pour la constitution de son malheureux pays: «En Russie, la loi qui émane directement du souverain, acquiert plus de force que les lois qui proviennent des assemblées délibérantes par la raison qu'il y a un sentiment religieux attaché à tout ce qui dérive de ce principe, l'Empereur étant le chef-né de la religion du pays; et le peuple que des doctrines déicides n'ont pas encore entamé, considère comme sacré tout ce qui découle de cette source.»

La sécurité avec laquelle cette flatterie est dispensée rend toute remarque superflue, nulle satire ne pourrait porter coup après de tels éloges. Le choix du point de vue de l'écrivain, homme du monde, homme d'esprit, homme d'affaires, vous en apprend plus sur la législation de son pays, ou plutôt sur la confusion religieuse, politique et juridique qu'on appelle l'ordre social en Russie, sur la vie civile, sur l'esprit, les opinions et les moeurs des Russes que tout ce que j'essaierais de vous développer dans des volumes de réflexions.]

[15: Je n'ai pas cette crainte en publiant mon voyage, car ayant écrit librement mon opinion sur toutes choses, je ne puis être soupçonné de parler, en cette circonstance, à la prière d'une famille ou d'une personne.]

[16: Je pensais, non sans fondement, que ces flatteries circonstanciées saisies à la frontière assureraient ma tranquillité pendant le reste de mon voyage.]

[17: Voir pour la description de ce qui reste de cette ville célèbre la relation écrite au retour de Moscou.]

[18: Il y a un peu plus de cent ans que les femmes russes vivaient renfermées.]

[19: Il n'y a rien qu'un Empereur de Russie ne puisse mettre à la mode dans son pays; à Milan, si le vice-roi protége un artiste, celui-ci est perdu de réputation et sifflé impitoyablement.]

[20:

Milan, ce 1er janvier 1842.

Trois années ne se sont pas encore écoulées depuis le jour que cette lettre fut écrite, et madame la comtesse O'Donnell à qui elle était adressée, n'existe plus; à peine arrivée jusqu'au milieu de la vie, elle est morte, quasi subitement, sans presque avoir été malade, sans pouvoir préparer sa famille, ses amis à la douleur de la perdre.

Nous qui comptions sur ses soins ingénieux pour nous consoler dans les inévitables chagrins de la vieillesse, faut-il que nous l'ayons vue, jeune encore, aimée, entourée, nous devancer sur cette pente que nous descendrons vieux et délaissés en regrettant à chaque pas l'appui que nous promettait son coeur généreux, son charmant esprit?

Hélas! sans craindre désormais de la compromettre en lui adressant mes jugements sur le singulier pays que je décris, je mets ici son nom à l'abri du tombeau. Aussi ce nom paraîtra-t-il seul cette fois parmi les lettres que je publierai.

C'est celui d'une des femmes les plus aimables, les plus spirituelles que j'aie connues; elle était en même temps l'une des plus dignes d'inspirer, comme des plus capables d'éprouver une amitié véritable. Elle savait à la fois diriger hardiment et doucement embellir la vie de ses amis; sa raison courageuse lui inspirait les conseils les plus sages, son coeur lui dictait les résolutions les plus nobles, les plus fortes; et la gaieté de son esprit rendait l'existence facile aux plus malheureux; comment désespérer de l'avenir quand on rit du présent?

C'était un caractère sérieux, un esprit léger, piquant, aussi prompt à la réplique, qu'indépendant dans ses aperçus; esprit plein de ressort, esprit imprévu comme les circonstances qui provoquaient ses saillies; esprit toujours prêt à répondre au besoin qu'on avait de lui, et qu'il avait de lui-même, car ses reparties étaient parfois une défense terrible.

Ennemie éclairée de toute affectation, elle compatissait à la faiblesse; elle usait avec discernement des armes que lui fournissait sa pénétration naturelle; équitable jusque dans ses plaisanteries, juste même dans ses vivacités, elle ne frappait que sur les ridicules évitables; douée d'un jugement droit et en même temps exempte de toute pédanterie, elle rectifiait les préjugés des autres avec une adresse d'autant plus efficace qu'elle était mieux cachée; sans la sincérité du sentiment qui la guidait dans ce travail bienfaisant, on aurait pris son habile instinct, son goût sûr et délicat pour de l'art, tant elle réussissait à corriger les défauts, et même à redresser les torts sans blesser les personnes. Mais cet art était de la bonté. Sa finesse ne lui a jamais servi qu'à réaliser les désirs bienveillants de son coeur.

Lorsqu'elle croyait de son devoir d'éclairer la raison d'un ami elle disait des vérités sévères sans irriter l'amour-propre, car sa franchise était une preuve d'intérêt, et rien n'était plus flatteur que de l'intéresser, parce qu'elle avait l'âme trop noble pour n'être pas indépendante; exclusive dans ses affections, elle jugeait ce qu'elle aimait; car elle avait l'esprit d'une rare justesse, qualité sans laquelle toutes les autres sont perdues.

Ce qu'elle montrait de son caractère était agréable, ce qu'elle en cachait était attachant; elle avait toujours l'envie de faire du bien, mais elle n'avouait ordinairement que celle d'amuser et de plaire.

D'autant plus ingénu, plus élégant, plus libre dans ses allures qu'il s'appliquait moins à produire, son esprit aimait à se jeter par la fenêtre comme l'or des riches. Elle disait qu'elle jouissait mieux du talent des autres, parce qu'elle ne possédait que celui de l'apprécier.

La vie de famille lui avait fourni d'abord plus qu'à personne les exemples nécessaires et les occasions favorables au développement de cette aimable disposition innée à jouir sincèrement des productions d'autrui[21], faculté qu'elle sut exercer ensuite d'une manière gracieuse au profit de tout le monde.

Toutefois, on se serait trompé si l'on eût pris au mot sa modestie naturelle: un esprit si fécond en aperçus fins, en expressions originales et pittoresques, brillant parmi les plus brillants, prime-sautier, comme dirait Montaigne, équivaut bien au talent; c'était l'esprit de conversation de la société parisienne au meilleur temps, mais appliqué à juger notre époque qu'elle comprenait comme un philosophe, et peignait comme un miroir. Tant de qualités diverses, tant de solidité de caractère, de bonté de coeur, de mouvement d'esprit, un si heureux mélange de raison et de gaieté faisait d'elle un des types de ces femmes françaises, qui avec leur énergie cachée sous des grâces dont elles seules ont le secret sont selon les temps des coquettes séduisantes ou des héros. Les révolutions éprouvent le fond des coeurs et mettent au jour les vertus ignorées.

Naturellement obligeante, elle était heureuse du bien qu'elle faisait plus que des services qu'on lui rendait et pourtant… faculté rare!… elle avait poussé la délicatesse de l'amitié au point d'apprendre à recevoir aussi bien qu'à donner; c'est avoir atteint la perfection du sentiment.

Veillant de près et de loin sur ses amis, sans jamais les importuner de sa sollicitude; toujours sincère avec elle-même et patiente envers les autres; résignée à leurs imperfections comme à la nécessité, cachant avec un soin contraire à celui que prennent les femmes ordinaires, une sagesse profonde sous la légèreté du discours, elle voyait les hommes comme ils sont, et les choses du côté consolant. Ceux qui l'ont connue, savent aussi bien que moi tout ce qu'il y avait de philosophie, de courage dans sa manière prompte et simple de se soumettre aux circonstances, et de charité, d'élévation, de pénétration dans ses jugements sur les caractères.

Eclairée sur les objets de ses affections, elle les aimait malgré leurs défauts qu'elle ne cherchait à cacher qu'aux yeux du monde, elle les aimait dans leurs succès comme dans leurs revers, car elle était exempte d'envie, et ce qui est plus rare, et plus beau, elle savait en même temps s'abstenir de toute générosité de parade.

Ses procédés envers les amis malheureux paraissaient le résultat d'une douce inspiration plutôt que le produit d'un calcul de vertu formulé d'avance: rien en elle n'annonçait la contrainte, et tout avait le charme du naturel: mère, fille, soeur, amie excellente, elle n'employait sa vie qu'à faire du bien aux personnes qui lui étaient chères, et loin de se vanter de tant de dévouement, elle était la dernière à s'apercevoir des sacrifices qu'elle faisait; elle en obtenait le prix sans le demander; enfin on pardonnait en elle ce qu'on hait dans les autres: la jalousie; elle était jalouse.. mais seulement des affections et jamais des avantages; cette inquiétude exempte d'exigence et de vanité désarmait les coeurs les plus fiers et les attachait sans les révolter: l'envie inspire le mépris, la jalousie mérite la compassion.

Telle était la femme à qui j'écrivais cette lettre au moment d'entrer à Moscou; celui qui m'aurait dit alors qu'avant de la publier j'y ajouterais une si triste note, m'aurait découragé pour tout le reste du voyage.

Elle était si aimée, si vivante, qu'on ne peut croire à sa mort, même en la pleurant. Elle revit dans tous nos souvenirs; chacun de nos plaisirs, chacune de nos peines, la font renaître dans notre imagination, et désormais notre vie ne sera qu'une continuelle évocation de cette vie que nous n'eussions jamais dû voir s'éteindre.

Ce n'est pas moi seul que je désigne ici par ce mot nous, je parle pour tous ceux qui l'ont aimée, c'est-à-dire bien connue, pour sa famille, surtout pour sa mère qui lui ressemble, et je suis assuré que malgré la distance qui nous sépare en ce moment ils retrouveront une partie de leurs sentiments dans l'expression des miens.]

[21: Madame O'Donnell était fille de madame Sophie Gay et soeur de madame Delphine de Girardin.]

[22: Les salons d'une femme, expression nouvellement empruntée aux restaurateurs par les gens du grand monde.]

[23: Le dernier patriarche de Moscou. (Note du Voyageur.)]

[24: L'Empereur. (Ibid.)]

[25: Peu s'en fallut que ce malheur auquel je croyais avoir échappé ne m'arrivât. Le mal d'yeux qui commençait, quand j'écrivais cette lettre, n'a fait qu'augmenter pendant tout mon séjour à Moscou et plus loin; enfin, au retour de la foire de Nijni, il a dégénéré en une ophthalmie dont je me ressens encore.]

[26: Schnitzler, dans sa statistique, décrit ainsi le territoire du gouvernement de Moscou; je copie littéralement:

«Généralement le sol est maigre, fangeux et peu fertile, et quoique près de la moitié de sa surface soit en culture, il n'est nullement proportionné à la population et ne donne qu'un produit très-médiocre, insuffisant pour la consommation,» etc., etc. (La Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler, Paris, chez J. Renouard, 1835. Page 37.)]

[27: C'est le titre qu'on donnait alors aux grands-ducs de Moscou. (Note du Voyageur.)]

[28: Le palais d'hiver à Pétersbourg fut brûlé le 29 décembre 1837.]

[29: Karamsin n'a sûrement pas cherché à exagérer ce qui pouvait déplaire à de tels juges.]

[30: M. de Tolstoï, que j'ai cité ailleurs, expose en ces termes la doctrine des hommes politiques de son pays:

«Et qu'on ne dise pas qu'un seul homme peut faillir, que ses aberrations peuvent amener de graves catastrophes, d'autant plus qu'aucune responsabilité ne domine ses actes.

[…]

«Est-il possible d'admettre l'absence du sentiment patriotique dans un homme appelé par la Providence à gouverner ses semblables? un tel prince serait une exception monstrueuse.

«Pour ce qui regarde la responsabilité, elle existe dans la malédiction des peuples[31] et dans les tables de l'histoire qui burine sans pitié les méfaits des puissants de la terre. Où en serait l'Empire de Russie si Pierre-le-Grand eût été gêné dans l'exercice de son pouvoir?

«Où en seraient les Russes, si des députés se réunissaient chaque année pour passer six mois à délibérer sur des mesures dont la plupart d'entre eux n'ont aucune idée? Car la science gouvernementale n'est pas innée; et que deviendrions-nous, si nous n'avions pas à la tête des destinées de la Russie un monarque dont la pensée sage et énergique, libre de tout contrôle, n'est dirigée que vers un seul but: le bonheur de la Russie[32]?» (Coup d'oeil sur la Législation russe. Pages 143, 144.)]

[31: Elle n'existe pas dans un pays où l'on bénit la tyrannie dans ses derniers excès. (Note du Voyageur.)]

[32: Ceci suffit, je pense, pour prouver que les idées politiques des Russes les plus éclairés de nos jours ne diffèrent pas beaucoup de celles des sujets d'Ivan IV, et que dans leur idolâtrie monarchique ils ne cessent de confondre le despotisme absolu avec un gouvernement tempéré. (Ibid.)]

[33: Karamsin d'où ceci est extrait cite les sources. (Ibid.)]

[34: Les enfants boyards sont un corps de trois cent mille hommes tenanciers de la couronne, institués comme une noblesse secondaire par Ivan III, aïeul d'Ivan IV.]

[35: Le supplice de ceux-ci fut simple: grâce enviée de bien des malheureux sous ce règne. (Note du Voyageur.)]

[36: Donc la commune était la Russie entière, moins les six mille bandits gagés par le Czar. (Ibid.)]

[37: Qui plus tard fut l'assassin de l'héritier du trône et l'usurpateur de la couronne. (Ibid.)]

[38: Ce dévouement de la victime du tyran est certainement une espèce de fanatisme particulière aux hommes de l'Asie et aux Russes. (Ibid.)]

[39: On peut voir tous les jours à la cour de l'Empereur Nicolas un grand seigneur, surnommé tout bas l'empoisonneur, et qui plaisante de ce sobriquet.]

[40: Je suppose qu'il y a ici une erreur du traducteur, et qu'il faudrait substituer le mot d'autocratie à celui d'aristocratie; mais je copie littéralement. (Note du Voyageur.)]

[41: Tel est le terme assigné par Karamsin à la tyrannie d'Ivan IV, qui régna cinquante ans. (Ibid.)]

[42: Comparaison vraiment russe et qui montre combien l'étude de l'histoire est inutile quand on en tire des conséquences forcées. Néanmoins, il faut le répéter, Karamsin est un esprit distingué; mais il est né et il a vécu en Russie. (Ibid.)]

[43: Et vous osez qualifier du titre de martyre une telle servilité! (Ibid.)]

[44: Copie littérale. (Ibid.)]

[45: Voyez dans son Code ou Concordance des lois au chap. VI, les art. 1, 2, 6 et 8.]

[46: Bruce.]

[47: Ici Pierre-le-Grand n'est-il pas plus odieux, s'il est possible, qu'Ivan IV le Terrible?]

[481: Pleurer sur sa victime est un des traits du caractère russe. (Note du voyageur.)]

[49: Ceci est pris de Laveau. J'ai lu ailleurs que cette église avait été construite sous Vassili-le-Béni, auquel on attribuait le même trait d'inhumanité dont Laveau accuse Ivan IV.]

[50: Voyez la Chronique de Moscovie, par P. Petrius suédois, imprimée en allemand, à Leipsick, en 1620, in-4, part. II, p. 159. Cette espèce d'esclavage commença vers le milieu du XIIIe siècle et dura près de deux cent soixante ans. Note par Coste. Essais de Montaigne, livre Ier, chap. 48 des Destriès, p. 14 de l'édition de Paris, Firmin Didot frères, 1836, en un seul volume. (Note de l'Éditeur de Montaigne.)]

[51: Voir plus loin le danger d'une telle illusion et la détention arbitraire d'un Français. Vol. IV, APPENDICE.]

[52: Je savais ce fait, et je l'ai noté ailleurs.]

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