La Russie en 1839, Volume III
Les paysannes ne sont pas les seules femmes mal soignées. J'ai vu des dames russes qui ont en voyage une toilette des plus négligées. Ce matin, dans une maison de poste où je m'étais arrêté pour déjeuner, j'ai rencontré toute une famille que je venais de laisser à Pétersbourg où elle habite un de ces palais élégants que les Russes sont fiers de montrer aux étrangers. Ces dames étaient là magnifiquement vêtues à la mode de Paris. Mais dans l'auberge où, grâce à de nouveaux accidents arrivés à ma voiture, je fus rejoint par elles, c'était d'autres personnes; je les trouvais si bizarrement métamorphosées qu'à peine pouvais-je les reconnaître; les fées étaient devenues sorcières. Figurez-vous des jeunes personnes que vous n'auriez vues que dans le monde et qui, tout à coup, reparaîtraient devant vous en costume de Cendrillon, et pire, coiffées de vieux serre-tête en toile soi-disant blanche, sans chapeaux ni bonnets, portant des robes sales, des fichus déguenillés et qui ressemblent à des serviettes, traînant aux pieds des savates en guise de souliers et de pantoufles: il y a bien là de quoi vous persuader que vous êtes ensorcelé.
Ce qu'il y avait de pis, c'est que les voyageuses étaient suivies d'un train considérable. Ce peuple de valets, hommes et femmes, affublés de vieux habits plus dégoûtants que ceux de leurs maîtresses, allant, venant, faisant un bruit infernal, complétaient l'illusion d'une scène du sabbat. Tout cela criait, courait çà et là; on buvait, on mangeait, on engloutissait les vivres avec une avidité capable d'ôter l'appétit à l'homme le plus affamé. Cependant ces dames n'oubliaient pas de se plaindre avec affectation devant moi de la malpropreté de la maison de poste, comme si elles eussent eu le droit de remarquer de la négligence quelque part; je me croyais tombé au milieu d'une halte de Bohémiennes, si ce n'est que les Bohémiennes n'ont pas de prétentions.
Moi qui me pique de n'être pas difficile en voyage, je trouve les maisons de poste établies sur cette route par le gouvernement, c'est-à-dire par l'Empereur, assez confortables; j'y ai fait presque bonne chère; on y pourrait même coucher pourvu qu'on se passât de lit: car ce peuple nomade ne connaît que le tapis de Perse ou de peau de mouton, ou même de natte étendue sur un divan, et sous une tente, tente de bois, de plâtre ou de toile: c'est toujours un souvenir du bivouac; l'usage du coucher comme meuble de première nécessité n'a pas encore été adopté par les peuples de race slave; le lit finit à l'Oder.
Quelquefois au bord des petits lacs dont est parsemé l'immense marécage qu'on appelle la Russie, on aperçoit de loin une ville, c'est-à-dire un amas de petites maisons en planches grises qui se reflètent dans l'eau et produisent un effet assez pittoresque. J'ai traversé deux ou trois de ces ruches d'hommes, mais je n'ai remarqué que la ville de Zimagoy. C'est une rue de maisons toutes en bois; cette rue assez montueuse a une lieue de long, et ce qui fait qu'on ne l'oublie pas, c'est qu'à quelque distance, on découvre de l'autre côté d'un des golfes du petit lac du même nom, un couvent romantique et dont les tours blanches se détachent pittoresquement au-dessus d'une forêt de sapins, qui m'a paru plus haute et plus touffue qu'aucune de celles que j'ai vues jusqu'à présent en Russie. Quand on songe à la consommation de bois que font les Russes, soit pour construire leurs maisons, soit pour les chauffer, on s'étonne qu'il reste des forêts dans leur pays.
Toutes celles que j'ai traversées jusqu'ici sont dégarnies d'arbres. On appelle cela des bois, mais ce sont des halliers fangeux et dévastés, où dominent de loin en loin des pins de peu d'apparence, et quelques bouleaux dont les maigres cépées ne peuvent servir qu'à empêcher de cultiver la terre.
(Suite de la même lettre.)
Torjeck, ce 5 août 1839.
On ne voit pas de loin dans les plaines parce que tout y fait obstacle à l'oeil; un buisson, une barrière, un palais vous cachent des lieues de terrain avec l'horizon qui les termine. Du reste ici nul paysage ne se grave dans la mémoire, nul site n'attire vos regards; pas une ligne pittoresque, les plans sont rares, sans mouvement, sans lignes contrariées; aussi ne contrastent-ils point entre eux; sur un terrain dénué d'accidents, il faudrait au moins les couleurs du ciel méridional: elles manquent à cette partie de la Russie, où la nature doit être comptée absolument pour rien.
Ce qu'on appelle les montagnes de Valdaï sont une suite de pentes et de contre-pentes aussi monotones que les plaines tourbeuses de Novgorod.
La ville de Torjeck est citée pour ses fabriques de cuir; c'est ici qu'on fait ces belles bottes ouvragées, ces pantoufles brodées en fils d'or et d'argent, délices de tous les élégants de l'Europe, surtout de ceux qui aiment les choses bizarres pourvu qu'elles viennent de loin. Les voyageurs qui passent par Torjeck y paient les cuirs fabriqués dans cette ville beaucoup plus cher qu'on ne les vend à Pétersbourg ou à Moscou.
Le beau maroquin, le cuir de Russie parfumé se fait à Kazan, et c'est surtout à la foire de Nijni qu'on peut, dit-on, l'acheter à bon marché, et choisir ce qu'on veut parmi des montagnes de peaux.
Torjeck a encore une autre spécialité, pour parler le langage du jour, ce sont les côtelettes de poulet. L'Empereur s'arrêtant un jour à Torjeck, dans une petite auberge, y a mangé des côtelettes de poulet farcies, et à son grand étonnement, il les a trouvées bonnes. Aussitôt les côtelettes de Torjeck sont devenues célèbres par toute la Russie. Voici leur origine[19]. Un Français malheureux avait été bien reçu et bien traité dans ce lieu par l'aubergiste; c'était une femme. Avant de partir il lui dit: «Je ne puis vous payer, mais je ferai votre fortune»; et il lui montra comment il fallait accommoder les côtelettes de poulet. Le bonheur voulut, m'a-t-on dit, que cette précieuse recette fût éprouvée d'abord sur l'Empereur et qu'elle réussît. L'aubergiste de Torjeck est morte; mais ses enfants ont hérité de sa renommée, et ils l'exploitent.
Torjeck, lorsque cette ville apparaît tout d'un coup aux yeux du voyageur qui vient de Pétersbourg, fait l'effet d'un camp au milieu d'un champ de blé. Ses maisons blanchies, ses tours, ses pavillons rappellent aussi les minarets des mosquées de l'Orient. On aperçoit les flèches dorées des dômes, on voit des clochers ronds, d'autres carrés, les uns sont à plusieurs étages, les autres sont bas, tous sont peints en vert, en bleu; quelques-uns sont ornés de petites colonnes; en un mot, cette ville annonce Moscou. Le terrain qui l'entoure est bien cultivé, c'est une plaine nue, ornée de seigle; je préfère de beaucoup encore cette vue à l'aspect des bois malades dont mes yeux ont été attristés depuis deux jours: la terre labourée est au moins fertile: on pardonne à une contrée de manquer de beautés pittoresques en faveur de sa richesse; mais une terre stérile et qui pourtant n'a pas la majesté du désert, est ce que je connais de plus ennuyeux à parcourir.
J'ai oublié de faire mention d'une chose assez singulière qui m'a frappé au commencement du voyage.
Entre Pétersbourg et Novgorod, pendant plusieurs relais de suite, je remarquai une seconde route parallèle à la chaussée principale qu'elle suivait sans interruption à une distance peu considérable. Cette espèce de contre-allée avait des barrières, des garde-fous, des ponts en bois pour aider à traverser les cours d'eau et les mares; enfin on n'avait rien négligé afin de rendre ce chemin praticable, quoiqu'il fût moins beau et beaucoup plus raboteux que la grande route. Arrivé à un relais je fis demander au maître de poste la cause de cette singularité: mon feldjæger me transmit l'explication de cet homme; la voici: cette route de rechange est destinée aux rouliers, aux bestiaux et aux voyageurs, quand l'Empereur ou les personnes de la famille Impériale se rendent à Moscou. On évite par cette séparation la poussière et les embarras qui incommoderaient et retarderaient les augustes voyageurs si la grande route restait publique au moment de leur passage. Je ne sais si le maître de poste s'est moqué de moi, il parlait d'un air très-sérieux, et trouvait fort simple à ce qu'il me parut, de laisser accaparer le chemin par le souverain dans un pays où le souverain est tout. Le roi qui disait: la France c'est mois! s'arrêtait pour laisser passer un troupeau de moutons, et sous son règne le piéton, le roulier, le manant qui suivait le grand chemin, répétait notre vieux adage aux princes qu'il rencontrait: «La route est pour tout le monde;» ce qui fait vraiment les lois, c'est la manière de les appliquer.
En France les moeurs et les usages ont de tout temps rectifié les institutions politiques; en Russie ils les exagèrent dans l'application, ce qui fait que les conséquences deviennent pires que les principes.
Au reste, je dois dire que cette double route finit à Novgorod; on a sans doute pensé que l'encombrement serait plus grand aux environs de la capitale; ou peut-être a-t-on renoncé à continuer ce chemin de rebut.
Il faut convenir qu'avec le train dont on est mené en Russie, les troupeaux de boeufs que vous rencontrez à chaque instant sur la grande route, ainsi que les longues files de charrettes conduites par un seul roulier, peuvent occasionner des accidents graves et fréquents. La précaution de la double route est peut-être plus nécessaire ici qu'ailleurs; mais je ne voudrais pas qu'on attendît pour écarter le danger qu'il menaçât la vie de l'Empereur ou des membres de sa famille: ceci n'est pas dans l'esprit de Pierre-le-Grand, qui empruntait aux marchands de Pétersbourg le prix des drowskas de louage dans lesquels il se faisait voiturer, et qui lorsqu'on voulait fermer un de ses parcs au public, s'écriait: «Vous croyez donc que j'ai dépensé tant d'argent pour moi tout seul?»
Adieu; si je continue mon voyage sans accident ma première lettre sera datée de Moscou. Chacune des lettres que je vous écris est ployée sans adresse et cachée le plus secrètement possible. Mais toutes mes précautions seraient insuffisantes si l'on venait à m'arrêter et à fouiller ma voiture.
LETTRE VINGT-TROISIÈME.
Madame la comtesse O'Donnell.—Postillons enfants.—Leur manière de mener.—Elle ressemble à une tempête sur mer.—Souvenirs du cirque des anciens.—Pindare.—Marche poétique.—Adresse merveilleuse.—Routes encombrées de rouliers.—Chariots à un cheval.—Grâce naturelle du peuple russe.—Élégance qu'il donne aux objets dont il se sert.—Intérêt particulier que la Russie doit inspirer aux penseurs.—Costume des femmes.—Bourgeoises de Torjeck.—Leur toilette.—La balançoire.—Plaisirs silencieux.—Hardiesse des Russes.—Beauté des paysannes.—Beaux vieillards.—Beauté parfaite.—Chaumières russes.—Divans des paysans.—Bivouacs champêtres.—Penchant au vol.—Politesse, dévotion.—Dicton populaire.—Mon feldjæger vole les postillons.—Propos d'une grande dame.—Parallèle de l'esprit du grand monde en France et en Russie.—Femmes d'État.—Diplomatie, double emploi des femmes dans la politique.—Conversation des dames russes.—Manque de moralité chez les paysans.—Réponse d'un ouvrier à son seigneur.—Bonheur des serfs russes.—Ce qu'il faut en penser.—Ce qui fait l'homme social.—Vérité poétique.—Effets du despotisme.—Droits du voyageur.—Vertus et crimes relatifs.—Rapports de l'Église avec le chef de l'État.—Abolition du patriarcat de Moscou.—Citation de l'Histoire de Russie, par M. l'Évesque.—Esclavage de l'Église russe.—Différence fondamentale entre les sectes et l'Église mère.—L'Évangile instrument de révolution en Russie.—Histoire d'un poulain.—À quoi tiennent les vertus.—Responsabilité du crime: plus redoutée chez les anciens que chez les modernes.—Rêve d'un homme éveillé.—Première vue du Volga.—Souvenirs de l'histoire russe.—L'Espagne et la Russie comparées.—Rosées du Nord; leur danger.
À MADAME LA COMTESSE O'DONNELL[20].
Klin, petite ville à quelques lieues de Moscou, ce 6 août 1839.
Encore un temps d'arrêt et toujours pour la même cause! nous cassons régulièrement toutes les vingt lieues. Certes l'officier russe de Pomerania était un gettatore!…
Il y a des moments où, malgré mes réclamations et l'usage réitéré du mot tischné (doucement), les postillons me font perdre haleine; alors convaincu de l'inutilité de mes instances, je me tais et je ferme les yeux pour éviter le vertige. Au reste, parmi tant de postillons, je n'ai pas rencontré un maladroit, même plusieurs de ceux qu'on m'a donnés jusqu'à présent étaient d'une habileté surprenante. Les Napolitains et les Russes sont les premiers cochers du monde; les plus habiles étaient des vieillards et des enfants; les enfants surtout m'étonnent. La première fois que je vis ma voiture et ma vie confiées à un bambin de dix ans, je protestai contre une telle imprudence; mais mon feldjæger m'assura que c'était l'usage, et comme sa personne était exposée autant que la mienne, je crus ce qu'il me disait; et nous partîmes au galop de nos quatre chevaux dont l'ardeur sauvage et l'air indépendant n'étaient pas faits pour me rassurer. L'enfant expérimenté se gardait bien d'essayer de les arrêter, au contraire, les défiant à la course, il les lançait ventre à terre et la voiture suivait comme elle pouvait. Ce manége, plus d'accord avec le tempérament de l'animal qu'avec celui de l'équipage, durait tout le temps du relais; seulement au bout d'une verste, les rôles étaient changés, alors c'était le cocher toujours plus impatient qui pressait l'attelage essoufflé; à peine les chevaux paraissaient-ils vouloir ralentir leur course que l'homme les fouettait jusqu'à ce qu'ils eussent repris leur premier train, l'émulation qui s'établit facilement entre quatre chevaux courageux, menés de front, nous faisait conserver une extrême vitesse jusqu'au bout du relais. Ces ardents animaux courant tous quatre l'un à côté de l'autre, s'efforçaient de se devancer tout le temps du relais, ils mourraient plutôt qu'ils ne renonceraient à la lutte. En appréciant le caractère de cette race de chevaux et en voyant le parti que les hommes en tirent, je reconnus bientôt que le mot que j'avais appris à prononcer avec tant de soin, le mot tischné, ne servirait à rien dans ce voyage, et que même, je m'exposerais à des accidents, si je m'obstinais à ralentir le train ordinaire des postillons. Les Russes ont le don et le talent de l'équilibre; hommes et chevaux perdraient leur aplomb au petit trot; leur manière d'aller me divertirait beaucoup avec une voiture plus solide que la mienne; mais à chaque tour de roue, je crois sentir notre équipage tomber en pièces, nous cassons si souvent que mes appréhensions ne sont que trop justifiées. Sans mon valet de chambre italien qui me sert de charron et de serrurier, nous serions déjà restés en chemin; cependant j'admire l'air de nonchalance avec lequel nos cochers prennent possession de leur siége. Ils s'asseyent de côté avec une grâce non apprise, et bien préférable à l'élégance étudiée des cochers civilisés. Quand la route descend, ils se dressent tout à coup sur leurs pieds et mènent debout, le corps légèrement arqué, les bras et les huit rênes tendus. Dans cette attitude de bas-relief antique, on les prendrait pour des cochers du cirque. On fend l'air, des nuages de poussière semblables à l'écume des flots bouillonnants sous un navire marquent le passage des chevaux sur la terre qu'ils effleurent à peine. Alors les ressorts anglais font éprouver à la caisse de la voiture un balancement semblable à celui d'une barque emportée par un vent furieux, mais dont la violence est neutralisée par des courants contraires; dans ce choc des éléments, on sent le char près de s'effondrer: cependant il fuit dans la carrière; on croit relire Pindare, on croit rêver par cette foudroyante rapidité; il s'établit alors je ne sais quel rapport entre la volonté de l'homme et l'intelligence de la bête. Il y va de la vie pour tous; ce n'est pas seulement d'après une impulsion mécanique que l'équipage est guidé, on reconnaît qu'il y a là échange de pensées et de sentiments: c'est de la magie animale, un vrai magnétisme. Cette manière de marcher me paraît un prodige continuel. Le conducteur miraculeusement obéi, accroît la surprise du voyageur en faisant arrêter, tourner à volonté ses quatre animaux qu'il guide de front comme un seul cheval. Tantôt il les resserre au point de ne tenir guère plus de place qu'un attelage de deux chevaux et ils passent alors dans d'étroits défilés; tantôt il les espace de manière à ce qu'ils remplissent à eux seuls la moitié de la grande route. C'est un jeu, c'est une guerre qui tient sans cesse en haleine l'esprit et les sens. En fait de civilisation, tout est incomplet en Russie, parce que tout est moderne; sur le plus beau chemin du monde, il reste toujours quelque travail interrompu; à chaque instant, vous rencontrez des ponts volants ou provisoires, et que vous êtes obligé de traverser pour sortir brusquement de la chaussée principale, obstruée par quelque réparation urgente; alors le cocher, sans ralentir sa course, fait tourner le quadrige sur place et le mène hors de la route au grand galop comme un habile écuyer dirigerait sa monture. Reste-t-on sur la grande route, on n'y marche jamais droit, car presque tout le temps du relais, on serpente d'un côté du chemin à l'autre, et toujours avec la même adresse, la même rapidité furieuse, entre une multitude de petites charrettes à un cheval, dispersées sans ordre sur la chaussée, parce que dix de ces chariots au moins étant conduits par un seul roulier, cet homme unique ne peut maintenir en ligne un si grand nombre de voitures traînées chacune par un cheval quinteux. En Russie, l'indépendance s'est réfugiée chez les bêtes.
La route est donc nécessairement encombrée par tous ces chariots, et sans l'adresse des postillons russes à trouver un passage au milieu de ce labyrinthe mouvant, il faudrait que la poste marchât au train des rouliers, c'est-à-dire au pas. Ces voitures de transport ressemblent à de grandes tonnes coupées en long par la moitié et posées ainsi tout ouvertes sur des brancards à essieux: ce sont des espèces de coquilles de noix qui rappellent un peu nos chars de Franche-Comté, mais seulement sous le rapport de la légèreté, car la construction de l'équipage et la manière d'atteler sont particulières à la Russie. On voiture là-dessus, en fait de denrées, tout ce qu'on ne fait pas voyager par eau. Le chariot est attelé d'un seul cheval assez petit, mais dont la force est proportionnée à la charge qu'il traîne; cet animal courageux, plein de nerf, tire peu, mais il lutte longtemps avec énergie, il marche jusqu'à la mort et tombe avant de s'arrêter; aussi sa vie est-elle courte autant que généreuse; en Russie un cheval de douze ans est un phénomène.
Rien n'est plus original, plus différent de tout ce que j'ai vu ailleurs que l'aspect des voitures, des hommes et des bêtes qu'on rencontre sur les chemins de ce pays. Le peuple russe a reçu en partage l'élégance naturelle, la grâce qui fait que tout ce qu'il arrange, tout ce qu'il touche ou ce qu'il porte prend à son insu et malgré lui un aspect pittoresque. Condamnez des hommes d'une race moins fine à faire usage des maisons, des habits, des ustensiles des Russes, ces objets vous paraîtront tout simplement hideux; ici je les trouve étranges, singuliers, mais significatifs et dignes d'être peints. Condamnez les Russes à porter le costume des ouvriers de Paris, ils en feront quelque chose d'agréable à l'oeil; ou pour mieux dire, jamais Russe n'imaginerait des ajustements si dénués de goût. La vie de ce peuple est amusante, si ce n'est pour lui-même, au moins pour le spectateur; l'ingénieux tour d'esprit de l'homme a réussi à triompher du climat et des obstacles de tous genres que la nature opposait à la vie sociale dans un désert sans poésie. Le contraste de l'aveugle soumission politique d'un peuple attaché à la glèbe, et de la lutte énergique et continue de ce même peuple contre la tyrannie d'un climat ennemi de la vie, son indépendance sauvage vis-à-vis de la nature perce à chaque instant sous le joug du despotisme, et c'est une source inépuisable de tableaux piquants et de méditations graves. Pour faire un voyage de Russie complet, il faudrait associer un Horace Vernet à un Montesquieu.
Dans aucune de mes courses je n'ai regretté, comme je le fais dans celle-ci, de me sentir peu de talent pour le dessin. La Russie est moins connue que l'Inde, elle a été moins souvent décrite et dessinée: elle est néanmoins tout aussi curieuse que l'Asie, même sous le rapport de l'art, de la poésie, et surtout de l'histoire.
Tout esprit sérieusement préoccupé des idées qui fermentent dans le monde politique, ne peut que gagner à examiner de près cette société, gouvernée, en principe, à la manière des États le plus anciennement nommés dans les annales du monde, mais déjà toute pénétrée des idées qui fermentent dans les nations modernes les plus révolutionnaires… La tyrannie patriarcale des gouvernements de l'Asie en contact avec les théories de la philanthropie moderne, les caractères des peuples de l'Orient et de l'Occident incompatibles par nature et pourtant violemment enchaînés l'un à l'autre dans une société à demi barbare, mais régularisée par la peur; c'est un spectacle dont on ne peut jouir qu'en Russie; et certes, nul homme qui pense ne regrettera la peine qu'il faut prendre pour venir l'examiner de près.
L'État social, intellectuel et politique de la Russie actuelle, est le résultat, et pour ainsi dire le résumé des règnes d'Ivan IV, surnommé le Terrible, par la Russie elle-même, de Pierre Ier, dit le Grand, par des hommes qui se glorifient de singer l'Europe, et de Catherine II, divinisée par un peuple qui rêve la conquête du monde et qui nous flatte en attendant qu'il nous dévore; tel est le redoutable héritage dont l'Empereur Nicolas dispose… Dieu sait à quelle fin!… Nos neveux l'apprendront, car sur les faits de ce monde un homme de l'avenir sera aussi éclairé que la Providence l'est aujourd'hui.
J'ai continué de rencontrer de loin en loin quelques paysannes assez jolies; mais je ne cesse de me récrier contre la coupe disgracieuse de leur costume. Ce n'est pas d'après cet accoutrement qu'il faut juger du sens pittoresque que j'attribue aux Russes. L'ajustement de ces femmes défigurerait, ce me semble, la beauté la plus parfaite. Figurez-vous une manière de peignoir sans corsage, sans forme, un sac qui leur tient lieu de robe, et qu'elles froncent tout juste sous l'aisselle: ce sont, je crois, les seules femmes du monde qui aient la fantaisie de se faire une taille au-dessus et non au-dessous du sein, contrairement à l'usage indiqué par la nature et adopté par toutes les autres femmes; c'est l'exagération de nos modes du Directoire: non pas que les femmes moscovites aient imité les Françaises du pavillon d'Hanovre habillées à la grecque par David et ses élèves; mais sans le savoir, elles sont la caricature des statues antiques que Paris a vues se promener sur les boulevards après le temps de la terreur. Ces paysannes russes se font une taille qui n'en est pas une, puisqu'elle est raccourcie comme je viens de vous le dire, au point de s'arrêter au-dessus de la gorge. Voici ce qu'il en résulte: à la première vue, la personne entière ne représente plus qu'un grand ballot, où toutes les parties du corps sont confondues sans grâce et pourtant sans liberté. Mais ce costume a encore bien d'autres inconvénients assez difficiles à décrire; une de ses plus graves conséquences, sans contredit, c'est qu'une paysanne russe pourrait donner à téter par dessus l'épaule, comme les Hottentotes. Telle est l'inévitable difformité produite par une mode qui détruit la forme du corps; les Circassiennes qui comprennent mieux la beauté de la femme et le moyen de la conserver, portent, dès le jeune âge, autour des reins une ceinture qu'elles ne quittent jamais.
J'ai remarqué à Torjeck une variante dans la toilette des femmes; elle mérite, ce me semble, d'être mentionnée. Les bourgeoises de cette ville ont un manteau court, espèce de pèlerine plissée que je n'ai vue qu'à elles, car ce collet a cela de particulier qu'il est entièrement fermé par devant, un peu échancré par derrière, montrant à nu le col et une partie du dos, et qu'il s'ouvre au-dessus des reins, entre les deux épaules; c'est précisément le contraire de tous les collets ordinaires qui sont fendus par devant. Figurez-vous un grand falbala haut de huit à dix pouces de haut, en velours, en soie ou en drap noir, attaché au-dessous de l'omoplate, faisant par devant tout le tour de la personne comme un camail d'évêque et revenant s'agrafer à l'épaule opposée, sans que les deux extrémités de cette espèce de rideau se rejoignent ou se croisent par derrière. C'est plus singulier que joli ou commode; mais l'extraordinaire suffit pour amuser un passant; ce que nous cherchons en voyage, c'est ce qui nous prouve que nous sommes bien loin de chez nous; voilà ce que les Russes ne veulent pas comprendre. Le talent de la singerie leur est si naturel, qu'ils se choquent tout naïvement quand on leur dit que leur pays ne ressemble à aucun autre: l'originalité, qui nous paraît un mérite, leur semble un reste de barbarie; ils s'imaginent qu'après nous être donné la peine de venir les voir si loin, nous devons nous estimer fort heureux de retrouver, à mille lieues de chez nous, une mauvaise parodie de ce que nous venons de quitter, par amour pour le changement.
La balançoire est le grand plaisir des paysans russes: cet exercice développe le don de l'équilibre naturel aux hommes de ce pays. Ajoutez à cela que c'est un plaisir silencieux, et que les divertissements calmes conviennent à un peuple rendu prudent par la peur.
Le silence préside à toutes les fêtes des villageois russes. Ils boivent beaucoup, parlent peu, crient encore moins: ils se taisent ou ils chantent en choeur d'une voix nasillarde des notes mélancoliques et soutenues, formant des accords d'une harmonie recherchée, mais peu bruyante. Les chants nationaux des Russes ont une expression triste; ce qui m'a surpris, c'est que presque toutes ces mélodies manquent de simplicité.
Le dimanche, en passant par des villages populeux, je voyais des rangées de quatre à huit jeunes filles se balancer par un mouvement à peine sensible sur des planches suspendues à des cordes, tandis, qu'à quelques pas plus loin, un nombre égal de jeunes garçons se trouvaient placés de la même manière en face des femmes: leur jeu muet dure longtemps, jamais je n'ai eu la patience d'en attendre la fin. Ce doux balancement n'est qu'une espèce d'intermède qui sert de délassement dans les intervalles du divertissement animé de la véritable balançoire. Celui-ci est très-vif, même il effraie le spectateur. Une haute potence d'où descendent quatre cordes soutient, à deux pieds de terre environ, une planche aux extrémités de laquelle se placent deux personnes; cette planche et les quatre poteaux qui la portent sont disposés de manière à ce que le balancement puisse se faire à volonté en long ou en large.
Je n'ai jamais vu dans les moments sérieux plus de deux personnes à la fois sur la planche; ces deux personnes sont tantôt un homme et une femme, tantôt deux hommes ou deux femmes: elles se placent toujours debout, droites sur leurs jambes, aux deux extrémités de la planche, où elles conservent l'équilibre en se tenant fortement aux cordes qui font aller la machine. Dans cette attitude elles sont lancées en l'air jusqu'à des hauteurs effrayantes, car à chaque volée on voit le moment où la machine fera le tour et où les jouteurs arrachés de leur place seront lancés à terre d'une hauteur de trente ou quarante pieds; car j'ai vu des poteaux qui je crois avaient bien vingt pieds de haut. Les Russes, dont le corps est svelte et la taille souple, trouvent aisément un aplomb qui nous étonne: ils montrent dans cet exercice beaucoup d'agilité, de grâce et de hardiesse.
Je me suis arrêté dans plusieurs villages à voir ainsi lutter des jeunes filles avec des jeunes gens, et j'ai enfin trouvé à admirer quelques visages de femmes parfaitement beaux. Elles ont le teint d'une blancheur délicate; leurs couleurs sont pour ainsi dire sous la peau, qui est transparente et d'une finesse extrême. Elles ont des dents éclatantes de blancheur, et chose rare!!… leur bouche est d'une forme parfaitement pure, et dessinée à l'antique; leurs yeux ordinairement bleus sont cependant fendus à l'orientale; ils sont à fleur de tête, et ils ont cette expression de fourberie et d'inquiétude naturelle au regard des Slaves, qui en général voient de côté et même derrière eux sans tourner la tête. Cet ensemble a bien du charme; mais soit par un caprice de la nature, soit par l'effet du costume, tous ces agréments se trouvent plus rarement réunis chez les femmes russes que chez les hommes. Entre cent paysannes on en rencontre une charmante, tandis que le grand nombre des hommes est remarquable par la forme de la tête et la pureté des traits. Il y a des vieillards aux joues roses, au front chauve encadré de cheveux d'argent, et dont la barbe également blanche et soyeuse descend sur leur large poitrine. À voir ces beaux visages on dirait que le temps leur prête en dignité tout ce qu'il leur ôte en jeunesse: ce sont des têtes plus belles à peindre que tout ce que j'ai vu de Rubens, de l'Espagnolet ou du Titien; mais je n'ai pas trouvé une seule tête de vieille femme à mettre dans un tableau.
Il arrive quelquefois qu'un profil régulièrement grec se réunit à des traits d'une si extrême finesse que l'expression de la physionomie ne perd rien à la perfection des lignes du visage: alors on reste frappé d'admiration. Pourtant ce qui domine dans les figures d'hommes et de femmes c'est le type calmouck: les pommettes des joues saillantes et le nez écrasé. Les femmes sont plus casanières que dans l'occident de l'Europe; elles vivent enfermées, on a peu d'occasions de les voir, si ce n'est le dimanche, ou dans les foires; encore ces jours-là même sortent-elles moins que leurs maris. Il n'y a guère plus de cent ans que les Russes ne gardent plus leurs femmes chez eux. Les chaumières russes sont mieux closes que celles de nos paysans; aussi la mauvaise odeur, l'obscurité qui règnent au fond de ces réduits font-elles repentir le voyageur lorsqu'il tente par curiosité de pénétrer dans l'intérieur d'un ménage rural.
À l'heure où les paysans se reposent, je suis entré dans plusieurs de ces cases presque privées d'air: point de lits: hommes et femmes sont étendus pêle-mêle sur des bancs de bois qui font divans tout autour de la salle; mais la malpropreté de ce bivouac champêtre m'a toujours arrêté, j'ai reculé; cependant jamais assez vite pour ne pas emporter dans mes habits quelque souvenir vivant en punition de mes indiscrètes tentatives.
Pour se garantir des courtes, mais vives chaleurs de l'été, il y a hors de quelques chaumières un divan en plein air; c'est un large balcon couvert, mais à jour: cette espèce de terrasse tourne autour de la maison, et sert de lit à la famille qui même choisit quelquefois pour sa couche la terre nue. Les souvenirs de l'Orient nous suivent partout.
À toutes les postes où je suis descendu pendant la nuit, j'ai trouvé une rangée de peaux de mouton noires jetées dans la rue le long des maisons. Ces toisons, que je prenais pour des sacs oubliés à terre, étaient des hommes couchés à la belle étoile pour jouir du frais. Nous avons cet été des chaleurs telles qu'on n'en a pas vu en Russie de mémoire d'homme. Le soleil lui-même penche pour cet Empire.
Les peaux de mouton, taillées en petites redingotes, servent non-seulement d'habits, mais encore de lits, de tapis et de tentes aux paysans russes. Les ouvriers qui, pendant la grande chaleur du jour, se reposent au milieu des champs, ôtent leur houppelande, et s'en font un toit pittoresque pour se défendre des rayons du soleil: ils passent, avec l'ingénieuse adresse qui les distingue des hommes de l'occident de l'Europe, les deux brancards de leur brouette dans les manches de cette pelisse, et tournent ensuite ce toit mouvant contre le jour pour s'en faire un abri, et dormir tranquillement à l'ombre de leur draperie rustique. Cet habit fort chaud est d'une forme élégante; il serait joli s'il n'était toujours vieux et graisseux; un pauvre paysan ne peut renouveler souvent un ajustement qui coûte si cher; ils le portent jusqu'à l'user.
Le paysan russe est industrieux, et sait se tirer d'embarras en toute occasion: il ne sort jamais sans sa hache, petit instrument de fer propre à tout dans les mains d'un homme adroit au milieu d'un pays où le bois ne manque pas encore. Avec un Russe à votre service, si vous vous perdiez dans une forêt, vous auriez une maison en peu d'heures pour y passer la nuit plus commodément peut-être et à coup sûr plus proprement que dans un vieux village. Mais si vous avez des objets de cuir, ils ne sont en sûreté nulle part: les Russes volent avec l'adresse qu'ils mettent à tout les courroies, les tabliers, les sangles de vos malles et de vos voitures; ce qui n'empêche pas ces mêmes hommes d'être fort dévots.
Je n'ai jamais achevé un relais sans que mon postillon fît au moins vingt signes de croix pour saluer autant de petites chapelles; puis, remplissant avec la même ponctualité ses devoirs de politesse, il saluait de son bonnet tous les charretiers qu'il rencontrait, et Dieu sait si le nombre en était grand!… Ces formalités accomplies, nous arrivions à la poste, où il se trouvait toujours que, soit en attelant, soit en dételant, l'adroit, le pieux, le poli filou nous avait volé quelque chose, une valise servant de ferrière, une courroie, une enveloppe de malle, ne fût-ce qu'une bougie de lanterne, un clou, une vis; enfin il ne retournait jamais au logis les mains nettes, et me rappelait, à mes dépens, le naïf et caractéristique dicton russe: «Notre-Seigneur volerait aussi s'il n'avait pas les mains percées.»
Ces hommes sont extrêmement avides d'argent, mais ils n'osent se plaindre quand on les paie mal. C'est ce qui arrivait souvent ces jours derniers à ceux qui nous menaient, parce que mon feldjæger gagnait sur le prix des guides dont je lui avais remis le montant d'avance à Pétersbourg avec celui des chevaux pour toute la route. Dans le cours du voyage, m'étant aperçu de cette supercherie, je suppléais de ma poche aux guides du malheureux postillon privé d'une partie du salaire que, d'après les habitudes des voyageurs ordinaires, il avait le droit d'espérer de moi, et le fripon de feldjæger s'étant aperçu à son tour de ma générosité (c'est ainsi qu'il appelait ma justice), s'en plaignit effrontément, en me disant qu'il ne pourrait plus répondre de moi en voyage si je continuais de le contrarier dans le légitime exercice de son autorité.
Au surplus, faut-il s'étonner de voir les hommes du commun dénués de sentiments délicats dans un pays où les grands regardent les plus simples règles de la probité comme des lois bonnes pour régir les bourgeois, mais qui ne peuvent atteindre des hommes de leur rang? Ne croyez pas que j'exagère: je vous dis ce que je vois; un orgueil aristocratique, dégénéré et contraire au véritable honneur, règne en Russie dans la plupart des familles prépondérantes. Dernièrement, une grande dame me fit, sans s'en douter, un aveu naïf; son discours m'a trop frappé pour que je ne sois pas sûr de vous le rendre mot à mot; de pareils sentiments, assez communs ici parmi les hommes, sont rares parmi les femmes qui ont conservé mieux que leurs maris ou que leurs frères la tradition des idées véritablement nobles. Voilà pourquoi ce langage m'a doublement surpris dans la bouche de la personne qui le tenait.
«Nous ne saurions, disait-elle, nous faire une juste idée d'un état social tel que le vôtre; on m'assure qu'en France aujourd'hui le plus grand seigneur pourrait être mis en prison pour une dette de deux cents francs: c'est révoltant; voyez la différence: il n'y a pas dans toute la Russie un fournisseur, un marchand qui osât nous refuser du crédit pour un temps illimité; avec vos opinions aristocratiques, ajouta-t-elle, vous devez vous trouver à l'aise chez nous. Il y a plus de rapports entre les Français de l'ancien régime et nous, qu'entre aucune des autres nations de l'Europe.»
Il est certain que j'ai rencontré plusieurs vieux Russes qui ont la réputation de faire très-bien de petits couplets impromptus.
Je ne saurais vous dire ce qu'il m'a fallu d'empire sur moi-même pour ne pas protester soudain et hautement contre l'affinité dont se vantait cette dame. Cependant malgré ma prudence obligée, je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer qu'un homme qui passerait aujourd'hui chez nous pour un aristocrate ultra pourrait bien être rangé, à Pétersbourg, parmi les libéraux les plus exagérés; et je finis en ajoutant: «Quand vous m'assurez que, dans vos familles, on ne pense pas qu'il soit nécessaire de payer ses dettes, je ne vous en crois pas sur parole.
—Vous avez tort; plusieurs d'entre nous ont des fortunes énormes, mais ils seraient ruinés s'ils voulaient payer ce qu'ils doivent.»
J'ai regardé d'abord ce langage comme une vanterie de mauvais goût, ou même comme un piége tendu à ma crédulité; mais les informations que j'ai prises plus tard m'ont prouvé qu'il était sérieux.
Pour me faire comprendre à quel point les personnes du grand monde en Russie ont l'esprit français, la même dame me racontait qu'un de ses parents chez lequel on jouait un jour des vaudevilles, répondit par des vers improvisés à d'autres vers chantés en l'honneur du maître de la maison, le tout sur le même air: «Vous voyez combien nous sommes Français,» ajoutait-elle avec un orgueil qui me faisait rire tout bas. «Oui, plus que nous, répondis-je,» et nous parlâmes d'autre chose. Je me figurais l'étonnement de cette dame franco-russe, arrivant à Paris dans les salons[22] de madame ***, et demandant à notre France actuelle ce qu'est devenue la France du temps de Louis XV.
Sous l'Impératrice Catherine, la conversation du palais et celle de quelques personnes de la cour ressemblait à celle des salons de Paris: aujourd'hui nous sommes plus sérieux en paroles, ou du moins plus hardis qu'aucun des peuples de l'Europe, et sous ce rapport nos Français modernes sont loin de ressembler aux Russes, car nous parlons de tout et les Russes ne parlent de rien.
Le règne de Catherine a laissé dans la mémoire de quelques dames russes des traces profondes; ces dames aspirant au titre de femmes d'État, ont le génie de la politique, et comme plusieurs d'entre elles joignent à ce don des moeurs qui rappellent tout à fait celles du XVIIIe siècle, ce sont autant d'Impératrices voyageuses remplissant l'Europe du bruit de leur dévergondage, mais qui sous ce cynisme de conduite cachent un profond esprit de gouvernement et d'observation. Grâce au génie d'intrigue de ces Aspasies du Nord, il n'y a presque pas une capitale en Europe qui n'ait deux ou trois ambassadeurs russes: l'un public, accrédité, reconnu et revêtu de tous les insignes de sa charge: les autres, secrets, non avoués, non responsables, et faisant en jupe et en bonnet le double rôle d'ambassadeur indépendant et d'espion de l'ambassadeur officiel.
Dans tous les temps des femmes ont été employées avec succès aux négociations politiques; plusieurs des révolutionnaires modernes se sont servis de femmes pour conspirer plus habilement, plus en sûreté, et avec plus de secret; l'Espagne a vu de ces infortunées devenues des héroïnes par le courage avec lequel elles ont subi la punition de leur dévouement amoureux, car la galanterie entre toujours pour beaucoup dans le courage d'une Espagnole. Chez les femmes russes, au contraire, l'amour est l'accessoire. La Russie a toute une diplomatie féminine organisée, et l'Europe n'est peut-être pas assez attentive à ce singulier moyen d'influence. Avec son armée cachée d'agents amphibies, d'amazones politiques, à l'esprit fin et mâle, au langage féminin, la cour de Russie recueille des nouvelles, reçoit des rapports, des avis qui, s'ils étaient connus, expliqueraient bien des mystères, donneraient la clef de bien des contradictions, révéleraient bien des petitesses.
La préoccupation politique de la plupart des femmes russes rend leur conversation insipide, d'intéressante qu'elle pourrait être. Ce malheur arrive surtout aux femmes les plus distinguées, qui sont naturellement les plus distraites lorsque l'entretien ne roule pas sur des sujets graves: il y a un monde entre leurs pensées et leurs discours: les paroles qu'elles vous disent vous trompent, car leur esprit est ailleurs; elles pensent toujours à autre chose qu'à ce dont elles parlent; il résulte de cette division un manque d'accord, une absence de naturel, en un mot, une duplicité fatigante dans les rapports ordinaires de la vie sociale. La politique est de sa nature une chose peu divertissante; on en supporte les ennuis par le sentiment du devoir, et il en sort quelquefois des traits de lumière qui animent la conversation des hommes d'État; mais la politique frauduleuse, la politique d'amateur est le fléau de la conversation. L'esprit qui se livre par choix à cette occupation mercenaire s'avilit, s'annule, et perd son éclat sans compensation comme sans excuse.
On m'assure que le sentiment moral n'est presque pas développé parmi les paysans russes, et mon expérience journalière confirme les récits que j'entends faire aux personnes le moins instruites.
Un grand seigneur m'a conté qu'un homme à lui, habile en je ne sais quel métier, était venu en permission exercer son talent à Pétersbourg: au bout de deux ans révolus, on lui donne congé pour quelques semaines, qu'il désire aller passer dans son village, près de sa femme. Il revient à Pétersbourg au jour prescrit.
«Es-tu content d'avoir revu ta famille? lui dit son maître.
—Fort content, réplique naïvement l'ouvrier; ma femme m'avait donné deux enfants de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir.»
Ces pauvres gens n'ont rien à eux, ni leur chaumière, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni même leur coeur: ils ne sont pas jaloux; de quoi le seraient-ils?… d'un accident?… l'amour chez eux n'est pas autre chose… Telle est pourtant l'existence des hommes les plus heureux de la Russie: des serfs!!… J'ai souvent entendu envier leur sort par les grands, et peut-être à juste titre.
«Ils n'ont point de soucis, dit-on, nous sommes chargés d'eux et de leurs familles (Dieu sait comment on s'acquitte de cette charge, quand les paysans deviennent vieux et inutiles); assurés du nécessaire pour leur vie et celle de leurs descendants, ils sont moins à plaindre cent fois que les paysans libres ne le sont chez vous.»
Je me taisais en écoutant ce panégyrique du servage: mais je pensais: s'ils n'ont point de soucis, ils n'ont point de famille, et partant point d'affections, point de bonheur, point de sentiment moral; point de compensation aux peines matérielles de la vie; ils ne possèdent rien, et c'est la propriété particulière qui fait l'homme social, parce que seule elle constitue la famille.
Les faits que je vous cite me paraissent en contradiction avec les sentiments poétiques exprimés par l'auteur de Thelenef. Ma mission n'est pas de concilier les contradictions; je ne suis obligé qu'à peindre les contrastes: les expliquera qui pourra.
D'ailleurs les poëtes russes ont le monopole du mensonge comme tous les autres poëtes: si ces privilégiés de la pensée imaginent, c'est pour être plus vrais que les historiens.
La vérité morale est la seule qui mérite notre culte, et c'est à la saisir que tendent tous les efforts de l'esprit humain, quelle que soit la sphère de ses travaux.
Si dans mes voyages, je mets un soin extrême à peindre le monde tel qu'il est, c'est pour exciter dans tous les coeurs et surtout dans le mien le regret de ne pas le trouver tel qu'il devrait être. C'est pour réveiller dans les âmes le sentiment de l'immortalité en nous rappelant à chaque injustice, à chaque abus inhérents aux choses de la terre, le mot de Jésus-Christ: «Mon royaume n'est pas de ce monde.»
Jamais je n'ai eu tant d'occasions d'appliquer ce mot que depuis mon séjour en Russie: il me revient à chaque instant; sous le despotisme, toutes les lois sont calculées pour profiter à l'oppression; c'est-à-dire que plus l'opprimé aura sujet de se plaindre, moins il en aura le droit ni la hardiesse. Il faut avouer cependant que devant Dieu, la mauvaise action d'un citoyen est plus criminelle que la même mauvaise action d'un serf; celui qui voit tout, tient compte de l'insensibilité de sa conscience à l'homme abruti par le spectacle de l'iniquité toujours triomphante.
Le mal est mal partout, dira-t-on, et l'homme qui vole à Moscou est un voleur tout comme le filou de Paris. Voilà précisément ce que je nie. C'est de l'éducation générale que reçoit un peuple que dépend en grande partie la moralité de chaque individu, d'où il suit qu'une effrayante et mystérieuse solidarité de torts et de mérites a été établie par la Providence entre les gouvernements et les sujets, et qu'il vient un moment dans l'histoire des sociétés où l'État est jugé, condamné, exterminé comme un seul homme.
Il faut le répéter souvent; les vertus, les vices, les crimes des esclaves n'ont pas la même signification que ceux des hommes libres: ainsi lorsque j'examine le peuple russe, je puis constater comme un fait qui n'implique pas ici le même blâme qu'il impliquerait chez nous, qu'en général il manque de fierté, de délicatesse, de noblesse; et qu'il supplée à ces qualités par la patience et la finesse: tel est mon droit d'exposition, droit acquis à tout observateur véridique; mais je l'avoue, à tort ou à raison, je vais plus loin encore; je condamne ou je loue ce que je vois; ce n'est pas assez de peindre, je juge; si vous me trouvez passionné, permis à vous d'être plus raisonnable que moi.
L'impassibilité est une vertu facile au lecteur; tandis qu'elle a toujours paru difficile si ce n'est impossible à l'écrivain.
«Le peuple russe est doux,» me dit-on; à cela je réponds: «Je ne lui en sais nul gré, c'est l'habitude de la soumission…» D'autres me disent: «le peuple russe n'est doux que parce qu'il n'ose montrer ce qu'il a dans le coeur: le fond de ses sentiments et de ses idées, c'est la superstition et la férocité.» À ceci, je réponds: «Pauvre peuple! il est si mal élevé.»
Voilà pourquoi les paysans russes me font grande pitié, quoiqu'ils soient les hommes les plus heureux, c'est-à-dire, les moins à plaindre de la Russie.
De tout ce que je vois en ce monde et surtout en ce pays, il résulte que le bonheur n'est pas le vrai but de la mission de l'homme ici-bas. Ce but est tout religieux: c'est le perfectionnement moral, la lutte et la victoire.
Mais depuis les usurpations de l'autorité temporelle, la religion chrétienne en Russie a perdu sa vertu: elle est stationnaire; c'est un des rouages du despotisme: voilà tout. Dans ce pays où rien n'est défini nettement, et, pour cause, on a peine à comprendre les rapports actuels de l'Église avec le chef de l'État, qui s'est fait aussi l'arbitre de la foi, sans cependant proclamer positivement cette prérogative: il se l'est arrogée; il l'exerce de fait; mais il n'ose la revendiquer comme un droit; il a conservé un synode: c'est un dernier hommage rendu par la tyrannie au Roi des Rois et à son Église ruinée. Voici comment cette révolution religieuse est racontée dans l'Évesque que je lisais tout à l'heure.
J'étais descendu de voiture à la poste, et pendant qu'on allait me chercher un forgeron pour raccommoder une des mains de derrière de ma calèche, je parcourais l'Histoire de Russie, d'où j'ai extrait ce passage, que je vous copie sans y changer un mot.
«1721. Depuis la mort d'Adrien[23], Pierre[24] avait paru différer toujours de se prêter à l'élection d'un nouveau patriarche. Pendant vingt années de délai, la vénération religieuse du peuple pour ce chef de l'Église s'était insensiblement refroidie.
«L'Empereur crut pouvoir déclarer enfin que cette dignité était abolie pour toujours. Il partagea la puissance ecclésiastique, réunie auparavant tout entière dans la personne d'un grand pontife, et fit ressortir toutes les matières qui concernent la religion d'un nouveau tribunal qu'on appelle le saint synode.
«Il ne se déclara pas le chef de l'Église; mais il le fut en effet par le serment que lui prêtèrent les membres du nouveau collége ecclésiastique. Le voici: «Je jure d'être fidèle et obéissant serviteur et sujet de mon naturel et véritable souverain… Je reconnais qu'il est le juge suprême de ce collége spirituel.»
«Le synode est composé d'un président, de deux vice-présidents, de quatre conseillers et de quatre assesseurs. Ces juges amovibles des causes ecclésiastiques sont bien éloignés d'avoir ensemble le pouvoir que possédait seul le patriarche, et dont autrefois avait joui le métropolite. Ils ne sont point appelés dans les conseils; leur nom ne paraît point dans les actes de la souveraineté; ils n'ont même, dans les matières qui leur sont soumises, qu'une autorité subordonnée à celle du souverain. Comme aucune marque extérieure ne les distingue des autres prélats, et que leur autorité cesse dès qu'ils ne siégent plus sur leur tribunal; enfin, comme ce tribunal lui-même n'a rien de fort imposant, ils n'inspirent point au peuple une vénération particulière.»
(Histoire de Russie et des principales nations de l'Empire russe, par Pierre-Charles l'Évesque; 4e édition, publiée par Malte-Brun et Depping, volume 5, pages 89 et 90. Paris, 1812. Fournier, rue Poupée, n° 7; Ferra, rue des Grands-Augustins, n° 11.)
Ce qui me console des accidents arrivés à ma voiture, c'est que ces retards sont favorables à mes travaux.
Le peuple russe est de nos jours le plus croyant des peuples chrétiens: vous venez de voir la principale cause du peu d'efficacité de sa foi. Quand l'Église abdique la liberté, elle perd la virtualité morale; esclave, elle n'enfante que l'esclavage. On ne peut assez le répéter, la seule Église véritablement indépendante, c'est l'Église catholique, qui seule aussi a conservé le dépôt de la vraie charité; toutes les autres Églises font partie constitutive des États qui s'en servent comme de moyens politiques pour appuyer leur puissance. Ces Églises sont d'excellents auxiliaires du gouvernement; complaisantes pour les dépositaires du pouvoir temporel, princes ou magistrats, dures pour les sujets, elles appellent la Divinité au secours de la police; le résultat immédiat est sûr, c'est le bon ordre dans la société; mais l'Église catholique, tout aussi puissante, politiquement, vient de plus haut et va plus loin. Les Églises nationales font des citoyens: l'Église universelle fait des hommes. Chez les sectaires, le respect pour l'Église se confond avec l'amour de la patrie; chez les catholiques, l'Église et l'humanité régénérée ne font qu'un.
En Russie, le respect pour l'autorité est encore aujourd'hui l'unique ressort de la machine publique; ce respect est nécessaire sans doute, mais, pour civiliser profondément le coeur des hommes, il faut leur enseigner quelque chose de plus que l'obéissance aveugle.
Le jour où le fils de l'Empereur Nicolas (je dis le fils, car cette noble tâche n'appartient pas au père, obligé qu'est celui-ci d'employer son règne laborieux à resserrer les liens de la vieille discipline militaire qui est tout le gouvernement moscovite): du jour où le fils de l'Empereur aura fait pénétré parmi toutes les classes de cette nation l'idée que celui qui commande doit du respect à celui qui obéit, une révolution morale se sera opérée en Russie; et l'instrument de cette révolution, c'est l'Évangile.
Plus je vis dans ce pays, plus je reconnais que le mépris pour le faible est contagieux; ce sentiment devient si naturel ici que ceux qui le blâment le plus vivement finissent par le partager. J'en suis la preuve.
En Russie, le besoin de voyager vite devient une passion, et cette passion sert de prétexte à toutes sortes d'actes inhumains. Mon courrier la partage et me la communique; d'où il suit que je me rends souvent sans me l'avouer complice de ses injustices. Il se fâche lorsque le cocher descend de son siége pour rajuster un harnais, ou que cet homme s'arrête en chemin sous tout autre prétexte.
Hier au soir, au commencement d'un relais, un jeune enfant qui nous menait avait été plusieurs fois menacé de coups par mon feldjæger pour un semblable délit, et je partageais l'impatience et la colère de cet homme; tout à coup un poulain, âgé seulement de quelques jours et bien connu de l'enfant, s'échappe d'un enclos voisin de la route et se met à galoper et à hennir auprès de ma voiture, car il prenait une des juments de notre attelage pour sa mère. Le jeune postillon, déjà coupable de retard, veut encore une fois s'arrêter pour venir en aide au poulain qu'il voit à chaque instant menacé d'être écrasé sous ma voiture. Mon courrier lui défend impérieusement de descendre; l'enfant immobile sur son siége, obéit en bon Russe qu'il est, et continue de nous mener au galop sans proférer une plainte: j'appuie l'acte de sévérité de mon courrier: «il faut soutenir l'autorité, même quand elle fait une faute, me dis-je, c'est l'esprit du gouvernement russe; mon feldjæger n'a pas trop de zèle; si je le décourage lorsqu'il montre de l'empressement à faire son devoir, il laissera tout aller au hasard et ne me servira plus à rien; d'ailleurs, c'est l'usage: pourquoi serais-je moins pressé qu'un autre, il y va de ma dignité de voyager vite; avoir du temps, c'est se déshonorer; il faut être impatient pour être important dans ce pays…» Pendant que je me faisais à moi-même ces raisonnements et bien d'autres, la nuit était venue.
Je m'accuse d'avoir eu la dureté, plus que russe, car je n'ai pas pour excuse mes habitudes d'enfance, de laisser le pauvre poulain et le malheureux enfant se lamenter de concert, l'un en hennissant de toute sa force, l'autre, en pleurant tout bas, différence qui donnait à la brute un avantage réel sur l'homme. J'aurais dû interposer mon autorité pour faire cesser ce double supplice: mais non, j'ai assisté, j'ai contribué au martyre avec indifférence. Il fut long, car le relais était de six lieues; l'enfant, forcé de torturer l'animal qu'il aurait voulu sauver, souffrait avec une résignation qui m'aurait touché, si je n'avais eu déjà le coeur endurci par mon séjour dans ce pays: chaque fois qu'un paysan paraissait de loin sur la route, l'enfant sentait renaître l'espoir de délivrer son cher poulain; il faisait de loin des signes, il se préparait à parler, il criait de cent pas au-devant du piéton, mais n'osant ralentir l'impitoyable galop de nos chevaux, il ne parvenait jamais à se faire comprendre à temps. Si parfois un paysan, plus avisé que les autres, pensait de lui-même à s'emparer du poulain, la voiture lancée ne le laissait point approcher, et le jeune cheval, collé aux flancs d'une de nos bêtes, passait hors d'atteinte devant l'homme déconcerté; la même chose avait lieu dans les villages; à la fin, le découragement de notre postillon devint tel que l'enfant abruti n'appelait même plus les gens au secours de son protégé. Cette courageuse bête, âgée de huit jours, au dire du postillon, eut assez de nerf pour faire ses six lieues au galop.
Là, notre esclave, c'est de l'homme que je parle, se voyant enfin délivré du joug rigoureux de la discipline, put appeler le village tout entier au secours du poulain; l'énergie de ce généreux animal était telle que, malgré la fatigue d'une course forcée, malgré la raideur de ses membres ruinés avant d'être formés, il fut encore très-difficile à prendre. On ne put s'en saisir qu'en le faisant entrer dans une écurie à la suite de la jument qu'il avait adoptés pour mère. Quand on lui eut mis un licol, on l'enferma près d'une autre jument qui lui donna son lait; mais il n'avait plus la force de téter. Les uns disaient qu'il téterait plus tard, d'autres qu'il était fourbu, et qu'il allait mourir. Je commence à comprendre quelques mots de russe; en écoutant cet arrêt, prononcé par l'ancien du village, notre petit postillon s'identifiait avec le jeune animal, et prévoyant sans doute le traitement réservé au gardien des poulains, il paraissait consterné, comme s'il eût dû recevoir lui-même les coups dont on allait accabler son camarade. Jamais je n'ai vu l'expression du désespoir plus profondément empreinte sur un visage d'enfant; mais pas un regard, pas un geste de reproche contre mon cruel courrier ne lui échappa. Tant d'empire sur soi-même, tant de contrainte à cet âge me faisait peur et pitié.
Cependant le courrier, sans s'occuper un instant du poulain, sans accorder un regard à l'enfant désolé, remplissait gravement sa tâche, et s'occupait, avec l'air d'importance requis en pareil cas, de nous faire amener un nouvel attelage.
Sur cette route, la principale et la plus fréquentée de la Russie, les villages où se trouvent les relais sont peuplés de paysans établis là pour desservir la poste; à l'arrivée d'une voiture, le directeur Impérial envoie de maison en maison chercher des chevaux et un homme disponibles: quelquefois les distances sont assez considérables pour faire perdre aux voyageurs pressés un quart d'heure et beaucoup plus; j'aimerais mieux relayer plus promptement, et faire la poste avec un peu moins de rapidité. Au moment où je quittai le poulain surmené et le jeune postillon désespéré, je ne sentis pas le remords. Il ne m'est venu qu'en réfléchissant, et surtout en vous écrivant: la honte a réveillé le repentir. Vous voyez qu'on se corrompt vite à respirer l'air du despotisme… que dis-je? en Russie le despotisme est sur le trône, mais la tyrannie est partout.
Si vous faites la part de l'éducation et des circonstances, vous reconnaîtrez que le seigneur russe le plus habitué à subir et à exercer le pouvoir arbitraire, ne peut commettre au fond de sa province une barbarie plus blâmable que l'acte de cruauté dont je me suis rendu coupable hier au soir par mon silence.
Moi, Français, qui me crois doux de caractère, qui prétends à être civilisé de longue date, qui voyage chez un peuple dont j'observe les moeurs avec une attention sévère, voilà qu'à la première occasion d'exercer un petit acte de férocité inutile, je succombe à la tentation; le Parisien se conduit en Tatare! le mal est dans l'air…
En France, où l'on sait respecter la vie, même chez les animaux, si mon postillon n'eût pas songé à sauver le poulain, j'aurais fait arrêter pour appeler moi-même des paysans, et je n'aurais continué ma route qu'après avoir mis la bête en sûreté: ici j'ai contribué à sa perte par un silence impitoyable. Soyez donc fier de vos vertus quand vous êtes forcé de reconnaître qu'elles dépendent des circonstances plus que de vous!! Un grand seigneur russe, qui dans un accès de colère ne bat pas à mort un de ses paysans, mérite des éloges, il est humain; tandis qu'un Français peut être cruel pour avoir laissé courir un poulain sur une route.
J'ai passé la nuit à méditer sur le grand problème des vertus et des vices relatifs; et j'ai conclu qu'on n'a pas assez éclairci de nos jours un point de morale politique fort important. C'est la part de mérite ou de responsabilité que chaque individu a le droit de revendiquer dans ses propres actions, et celle qui revient à la société où il est né. Si la société se glorifie des grandes choses que produisent quelques-uns de ses enfants, elle doit aussi se regarder comme solidaire des crimes de quelques autres. Sous ce rapport, l'antiquité était plus avancée que nous ne le sommes; le bouc émissaire des Juifs nous montre à quel point la nation craignait la solidarité du crime. De ce point de vue, la peine de mort n'était pas seulement le châtiment plus ou moins juste du coupable, elle était une expiation publique, une protestation de la société contre toute participation au forfait et à la pensée qui l'inspire. Ceci nous sert à comprendre comment l'homme social a pu s'arroger le droit de disposer légalement de la vie de son semblable; oeil pour oeil, dent pour dent, vie pour vie: la loi du talion, en un mot, était politique; une société qui veut subsister doit rejeter de son sein le criminel: quand Jésus-Christ est venu mettre sa charité à la place de la rigoureuse justice de Moïse, il savait bien qu'il abrégeait la durée des royaumes de la terre; mais il ouvrait aux hommes le royaume du ciel… Sans l'éternité et l'immortalité, le christianisme coûterait à la terre plus qu'il ne lui rapporte. C'est à quoi je rêvais tout éveillé cette nuit.
Un cortége d'idées indécises, fantômes de l'intelligence, active à demi, à demi engourdie, défilait lentement dans ma tête; le galop des chevaux qui m'emportaient me semblait plus rapide que le travail de mon esprit appesanti; le corps avait des ailes, la pensée était de plomb; je la laissais, pour ainsi dire, derrière moi, en roulant dans la poussière plus vite que l'imagination ne traverse l'espace: les steppes, les marais avec leurs pins étiolés et leurs bouleaux difformes, les villages, les villes fuyaient devant mes yeux comme des figures fantastiques sans que je pusse me rendre compte de ce qui m'avait amené devant ce mouvant spectacle où l'âme ne parvenait pas à suivre le corps, tant la sensation était prompte!… Ce renversement de la nature, ces illusions de l'esprit dont la cause était matérielle, ce jeu d'optique appliqué au mécanisme des idées, ce déplacement de la vie, ces songes volontaires étaient prolongés par les chants monotones des hommes qui conduisaient mes chevaux; tristes notes semblables aux psalmodies du plain-chant dans nos églises, ou plutôt aux accents nasillards des vieux juifs dans les synagogues allemandes. C'est à quoi se sont réduits pour moi jusqu'à présent les airs russes tant vantés. On dit ce peuple très-musical: nous verrons plus loin; je n'ai rien entendu encore qui mérite la peine d'être écouté: la conversation chantée du cocher avec ses chevaux pendant la nuit était lugubre; ce roucoulement sans rhythme, espèce de rêverie déclamée où l'homme confie son chagrin à la brute, la seule espèce d'amis dont l'homme n'ait point à se défier, me remplissait l'âme d'une mélancolie plus profonde que douce.
Il y a un moment où la route s'abat brusquement sur un pont de bateaux très-bas en ce moment, parce que la sécheresse a resserré le fleuve qu'il traverse. Ce fleuve, large encore, quoique rétréci par les chaleurs de l'été, a un grand nom: c'est le Volga: sur le bord de ce fleuve fameux, une ville m'apparaît au clair de lune: ses longues murailles blanches brillent dans la nuit, qui n'est qu'un crépuscule favorable aux évocations; une route nouvellement rechargée tourne autour de cette ville nouvellement recrépie et où je retrouve les éternels frontons romains et les colonnades de plâtre que les Russes aiment tant, parce qu'ils croient prouver par là qu'ils s'entendent aux arts; on ne peut avancer qu'au pas sur cette route encombrée. La ville, dont je fais le tour, me paraît immense: c'est Twer; ce nom me retrace les interminables disputes de famille qui ont fait l'histoire de Russie jusqu'à l'invasion des Tatares: j'entends les frères insulter leurs frères; le cri de guerre retentit; j'assiste au massacre; le Volga roule du sang; du fond de l'Asie les Calmoucks viennent le boire et en verser d'autre. Mais moi, pourquoi suis-je mêlé à cette foule altérée de carnage? c'est pour avoir un nouveau voyage à vous raconter; comme si le tableau d'un pays où la nature n'a rien fait, où l'art n'a produit que des ébauches ou des copies pouvait vous intéresser après la description de l'Espagne, de cette terre où le peuple le plus original, le plus gai, le plus indépendant de caractère, et même le plus libre de fait si ce n'est de droit, lutte sourdement contre le gouvernement le plus sombre; où l'on danse, où l'on prie ensemble en attendant qu'on s'égorge et qu'on pille les églises: voilà le tableau qu'il faut vous faire oublier par la peinture d'une plaine de quelques mille lieues, et par la description d'une société qui n'a d'original que ce qu'elle cache… La tâche est rude.
Moscou même ne me dédommagera pas de la peine que je me donne pour l'aller voir. Renonçons à Moscou, faisons tourner bride au postillon, et partons en toute hâte pour Paris. J'en étais là de mes rêveries quand le jour est venu. Ma calèche était restée découverte et dans mon demi-sommeil je ne m'apercevais pas de la maligne influence des rosées du Nord: mes habits étaient traversés, mes cheveux comme trempés de sueur, tous les cuirs de ma voiture baignés d'une eau malfaisante. J'avais mal aux yeux, un voile était sur ma vue; je me rappelais le prince de *** devenu aveugle en vingt-quatre heures pour avoir bivouaqué en Pologne sous la même latitude dans une prairie humide[25].
Mon domestique m'annonce que ma voiture est raccommodée: je pars, et si l'on ne m'a pas ensorcelé, si quelque accident nouveau ne me retient pas en chemin, si je ne suis pas destiné à faire mon entrée à Moscou en charrette ou à pied, ma première lettre sera datée de la ville sainte des Russes, où l'on me fait espérer d'arriver dans quelques heures.
Me voyez-vous occupé à cacher mes écritures, car chacune de mes lettres, même celle qui vous paraîtrait le plus innocente, suffirait pour me faire envoyer en Sibérie. J'ai soin de m'enfermer pour écrire, et quand c'est mon feldjæger ou quelqu'un de la poste qui frappe à ma porte, je serre mes papiers avant d'ouvrir et fais semblant de lire. Je vais glisser cette lettre-ci entre la forme et la doublure de mon chapeau: ces précautions sont superflues, je l'espère bien, mais je crois nécessaire de les prendre; c'est assez pour vous donner une idée du gouvernement russe.
LETTRE VINGT-QUATRIÈME.
Première apparition de Moscou.—Flotte en pleine terre.—Campaniles des églises grecques: leur nombre sacramentel.—Sens symbolique de cette architecture.—Peinture des toits et des clochers, décoration métallique des églises.—Château de Pétrowski.—Style de son architecture.—Entrée de Moscou.—Privilége de l'art.—Aspect du Kremlin.—Couleur du ciel.—L'église de Saint-Basile vue de loin.—Les Français à Moscou.—Anecdote relative à la marche de notre armée au delà de Smolensk.—La cassette du ministre de la guerre.—Bataille de la Moskowa.—Le Kremlin est une cité.—Origine du titre de Czar.—Intérieur de Moscou.—Auberge de madame Howard.—Précautions qu'elle prend pour maintenir la propreté chez elle.—Promenade nocturne.—Description de la ville pendant la nuit.—Aspect du Kremlin au clair de lune.—Poussière des rues; nuées de drowskas.—Chaleurs de l'été.—Population de Moscou.—Illuminations officielles.—Réflexions.—Plantations sous les murs du Kremlin.—Aspect de ses remparts.—Ce que c'est que le Kremlin.—Souvenir des Alpes.—Ivan III.—Chemin voûté.—Magie de la nuit et de l'architecture.—Bonaparte au Kremlin.
Moscou, ce 7 août 1839.
Ne vous est-il jamais arrivé, aux approches de quelque port de la Manche ou du golfe de Biscaye, d'apercevoir les mâts d'une flotte derrière des dunes peu élevées qui vous cachaient la ville, les jetées, la plage, la mer elle-même avec la coque des navires qu'elle portait? Vous ne pouviez découvrir au-dessus du rempart naturel qu'une forêt dépouillée, portant des voiles éclatantes de blancheur, des vergues, des pavillons bariolés, des banderoles flottantes, des oriflammes de couleurs vives et variées: et vous restiez surpris devant cette apparition d'une escadre en pleine terre; c'est ce qui m'est arrivé quelquefois en Hollande, et un jour en Angleterre après avoir pénétré dans l'intérieur du pays à une certaine distance de la Tamise entre Gravesende et l'embouchure du fleuve: eh bien! tel est exactement l'effet qu'a produit sur moi la première vue de Moscou: une multitude de clochers brillait seule au-dessus de la poudre de la route, et le corps de la ville disparaissait sous ce nuage tourbillonnant, tandis qu'au-dessus des derniers lointains du paysage la ligne de l'horizon s'effaçait derrière les vapeurs du ciel d'été toujours un peu voilé dans ces parages.
La plaine inégale, à peine habitée, à demi cultivée, infertile à l'oeil, ressemble à des dunes où croîtraient de maigres bouquets de sapins et où des pêcheurs auraient bâti de loin en loin quelques cabanes peu solides, mais suffisantes pour abriter leur indigence. C'est du milieu de cette solitude que je vis tout à coup sortir des milliers de tours peintes et de campaniles étoiles dont je n'apercevais pas la base: c'était la ville; les maisons basses restaient encore cachées dans une des ondulations du sol, tandis que les flèches aériennes des églises, les formes bizarres des tours, des palais et des vieux couvents attiraient déjà mes regards comme une flotte à l'ancre et dont on ne peut découvrir que les mâts planant dans le ciel[26].
Cette première vue de la capitale de l'Empire des Slaves qui s'élève brillante dans les froides solitudes de l'Orient chrétien, produit une impression qu'on ne peut oublier.
On a devant soi un paysage triste, mais grand comme l'Océan, et pour animer ce vide, une ville poétique et dont l'architecture n'a point de nom, comme elle n'a point de modèle.
Pour bien comprendre la singularité du tableau, il faut vous rappeler le dessin orthodoxe de toute église grecque; le faîte de ces pieux monuments est toujours composé de plusieurs tours qui varient dans leur forme et dans leur hauteur, mais dont le nombre est de cinq au moins; ce nombre sacramentel est quelquefois beaucoup plus considérable. Le clocher du milieu est le plus élevé; les quatre autres, maintenus à des étages inférieurs, entourent avec respect la tour principale. Leur forme varie: le sommet de ces donjons symboliques ressemble assez souvent à des bonnets pointus posés sur une tête; on peut aussi comparer le grand clocher de certaines églises, peint et doré extérieurement, à une mitre d'évêque, à une tiare ornée de pierreries, à un pavillon chinois, à un minaret, à une toque de bonze; souvent aussi c'est tout simplement une petite coupole en forme de boule et terminée par une pointe; toutes ces figures plus ou moins bizarres sont surmontées de grandes croix de cuivre travaillées à jour, dorées, et dont le dessin compliqué rappelle un peu les ouvrages en filigrane. Le nombre et la disposition de ces campaniles a toujours un sens religieux; ils signifient les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. C'est le patriarche entouré de ses prêtres, de ses diacres et sous-diacres élevant entre la terre et le ciel sa tête radieuse. Une variété pleine de fantaisie préside au dessin de ces toitures plus ou moins ornées, mais l'intention primitive, l'idée théologique y est toujours scrupuleusement respectée. De brillantes chaînes de métal dorées ou argentées unissent les croix des flèches inférieures à la croix de la tour principale; et ce filet métallique tendu sur une ville entière produit un effet impossible à rendre même dans un tableau, à plus forte raison dans une description; car les mots restent presqu'aussi loin des couleurs que des sons. Imaginez-vous donc, si vous pouvez, l'effet de cette sainte cohorte de clochers, qui, sans avoir avec précision les formes humaines, représentent grotesquement une réunion de personnages assemblés sur le faîte de chaque église comme sur les toits des moindres chapelles: c'est une phalange de fantômes qui planent sur une ville.
Mais je ne vous ai pas dit encore ce qu'il y a de plus singulier dans l'aspect des églises russes: leurs dômes mystérieux sont, pour ainsi dire, cuirassés, tant le travail de leur enveloppe est recherché. On dirait d'une armure damasquinée, et l'on reste muet d'étonnement en voyant briller au soleil cette multitude de toits guillochés, écaillés, émaillés, pailletés, zébrés, rayés par bandes et peints de couleurs diverses, mais toujours très-vives et très-brillantes.
Représentez-vous de riches tentures étalées du haut en bas le long des édifices les plus apparents d'une ville dont les masses d'architecture se détachent sur le fond vert d'eau de la campagne solitaire. Le désert est pour ainsi dire illuminé par ce magique réseau d'escarboucles qui se détache sur un fond de sable métallique. Le jeu de la lumière, miroitant sur cette ville aérienne, produit une espèce de fantasmagorie en plein jour qui rappelle l'éclat des lampes reflétées dans la boutique d'un lapidaire: ces lueurs chatoyantes donnent à Moscou un aspect différent de celui de toutes les autres grandes cités de l'Europe. Vous pouvez vous figurer l'effet du ciel vu du milieu d'une telle ville: c'est une gloire pareille à celle des vieux tableaux, on n'y voit que de l'or.
Je ne dois pas négliger de vous rappeler le grand nombre des églises que renferme cette ville. Schnitzler, page 52, rapporte qu'en 1730 Weber avait compté à Moscou 1500 églises et que les gens du pays faisaient alors monter ce chiffre à 1600, mais il ajoute que c'est une exagération. Coxe en 1778 le fixe à 484. Lavau redit encore ce nombre. Quant à moi je me contente de vous peindre l'aspect des choses; j'admire sans compter et je renvoie les amateurs de catalogues aux livres faits exclusivement avec des chiffres.
J'en ai dit assez, j'espère, pour vous faire comprendre et partager ma surprise à la première apparition de Moscou: voilà mon unique ambition. Votre étonnement s'accroîtra, si vous rappelez à votre souvenir ce que vous avez lu partout: que cette ville est un pays tout entier, et que les champs, les lacs, les bois renfermés dans son enceinte mettent des distances considérables entre les divers édifices dont elle est ornée. Il résulte d'un tel éparpillement un surcroît d'illusion; la plaine entière est couverte d'une gaze d'argent; trois ou quatre cents églises ainsi espacées forment à l'oeil un demi-cercle immense; aussi lorsqu'on approche pour la première fois de la ville vers l'heure du soleil couchant et que le ciel est orageux, on croit voir un arc-en-ciel de feu planant sur les églises de Moscou; c'est l'auréole de la ville sainte.
Mais à trois quarts de lieue environ de la porte, le prestige s'évanouit, on s'arrête devant le très-réel château de Pétrowski, lourd palais de briques brutes, bâti par Catherine II dans un goût bizarre, d'après un dessin moderne surchargé d'ornements qui se détachent en blanc sur le rouge des murs. Cette parure, de plâtre, à ce que je crois, et non de pierre, tient du gothique, mais ce n'est pas du gothique de bon style, ce n'est qu'extravagant. L'édifice est carré comme un dé; régularité de plan qui ne rend pas l'aspect général plus imposant. C'est là que s'arrête le souverain quand il doit faire une entrée solennelle à Moscou. J'y reviendrai, car on y a établi un spectacle d'été, planté un jardin, et bâti une salle de bal, espèce de café public, rendez-vous des oisifs de la ville pendant la belle saison.
Passé Pétrowski, le désenchantement va toujours croissant tellement qu'en entrant dans Moscou on finit par ne plus croire à ce qu'on avait vu de loin: on rêvait, et au réveil on se retrouve dans ce qu'il y a de plus prosaïque et de plus ennuyeux au monde; dans une grande ville sans monuments, c'est-à-dire sans un seul objet d'art qui soit digne d'une admiration réfléchie; devant cette lourde et maladroite copie de l'Europe, vous vous demandez ce qu'est devenue l'Asie qui vous était apparue un instant. Moscou vu du dehors et dans son ensemble, est une création des sylphes, c'est le monde des chimères; de près et en détail, c'est une vaste cité marchande, inégale, poudreuse, mal pavée, mal bâtie, peu peuplée, qui dénote sans doute l'oeuvre d'une main puissante, mais en même temps la pensée d'une tête à qui l'idée du beau a manqué pour produire un seul chef-d'oeuvre. Le peuple russe a la force des bras, c'est-à-dire celle du nombre; la puissance de l'imagination lui manque.
Sans génie pour l'architecture, sans talent, sans goût pour la sculpture, on peut entasser des pierres, faire des choses énormes par les dimensions; on ne peut produire rien d'harmonieux, c'est-à-dire de grand par les proportions. Heureux privilége de l'art!… les chefs-d'oeuvre se survivent à eux-mêmes, ils subsistent dans la mémoire des hommes bien des siècles après que le temps les a ruinés; ils participent par l'inspiration qui se manifeste jusque dans leurs derniers débris, à l'immortalité de la pensée qui les a créés; tandis que des masses informes, quelque solidité qu'on leur donne, seront oubliées même avant que le temps en ait fait raison. L'art, lorsqu'il atteint à sa perfection, donne de l'âme aux pierres; c'est un mystère. Voilà ce qu'on apprend en Grèce où chaque morceau de sculpture concourt à l'effet du plan général de chaque monument. En architecture, comme dans les autres arts, c'est de l'excellence des moindres détails et de leurs rapports savamment combinés avec le plan général, que naît le sentiment du beau. Rien dans toute la Russie ne produit cette impression.
Néanmoins, dans le chaos de plâtre, de briques et de planches qu'on appelle Moscou, deux points fixent incessamment les regards: l'église de Saint-Basile, je vous en décrirai tout à l'heure l'apparence, et le Kremlin; le Kremlin dont Napoléon lui-même n'a pu faire sauter que quelques pierres!
Ce prodigieux monument, avec ses murs blancs, inégaux, déchirés, ses créneaux étagés, est à lui seul grand comme une ville. Vers la fin du jour, au moment où j'entrais à Moscou, les masses bizarres des palais et des églises renfermés dans cette citadelle se détachaient en clair sur un fond de paysage vaporeux, simple de lignes, pauvre de plans, grand de vide, mais froid de ton; ce qui n'empêche pas que nous soyons brûlés de chaleur, étouffés de poussière, dévorés de mousquites. C'est la longue durée de la saison chaude qui colore les sites méridionaux; dans le Nord, on sent les effets de l'été, on ne les voit pas; l'air a beau s'échauffer par moments, la terre reste toujours décolorée.
Je n'oublierai jamais le frisson de terreur que je viens d'éprouver à la première apparition du berceau de l'Empire russe moderne: le Kremlin vaut le voyage de Moscou.
À la porte de cette forteresse, mais en dehors de son enceinte, à ce que dit mon feldjæger, car je n'ai pu encore arriver jusque-là, s'élève l'église de Saint-Basile, Vassili Blagennoï; elle est connue aussi sous le nom de cathédrale de la protection de la sainte Vierge. Dans le rit grec on prodigue aux églises le titre de cathédrales, chaque quartier, chaque monastère a la sienne, chaque ville en a plusieurs; celle de Vassili est à coup sûr le monument le plus singulier, si ce n'est le plus beau de la Russie. Je ne l'ai vue que de loin, l'effet qu'elle produit est prodigieux. Figurez-vous une agglomération de petites tourelles inégales, composant ensemble un buisson, un bouquet de fleurs; figurez-vous plutôt une espèce de fruit irrégulier, tout hérissé d'excroissances, un melon cantaloup à côtes brodées, ou mieux encore une cristallisation de mille couleurs, dont le poli métallique a des reflets qui brillent de loin aux rayons du soleil comme le verre de Bohême ou de Venise, comme la faïence de Delft la plus bariolée, comme l'émail de la Chine le mieux verni: ce sont des écailles de poissons dorés, des peaux de serpents étendues sur des tas de pierres informes, des têtes de dragons, des armures de lézards à teintes changeantes, des ornements d'autel, des habits de prêtres; et le tout est surmonté de flèches dont la peinture ressemble à des étoffes de soie mordorée: dans les étroits intervalles de ces campaniles, ornés comme on parerait des personnes, vous voyez reluire des toits peints en couleur gorge de pigeon, en rose, en azur, et toujours bien vernis; le scintillement de ces tapisseries éblouit l'oeil et fascine l'imagination. «Certes, le pays où un pareil monument s'appelle un lieu de prière, n'est pas l'Europe, c'est l'Inde, la Perse, la Chine, et les hommes qui vont adorer Dieu dans cette boîte de confitures ne sont pas des chrétiens.» Telle est l'exclamation qui m'est échappée en apercevant pour la première fois la singulière église de Vassili; depuis que je suis entré dans Moscou, je n'ai d'autre désir que d'aller examiner de près ce chef-d'oeuvre du caprice. Il faut que ce monument soit d'un style bien extraordinaire pour m'avoir distrait du Kremlin au moment où ce redoutable château m'apparaissait pour la première fois.
Mais bientôt mes idées prenant un autre tour, mon attention s'est distraite de ce qui frappait mes regards pour se représenter les faits accomplis dans ces lieux. Quel est le Français qui pourrait se défendre d'un mouvement de respect et de fierté… (le malheur a son orgueil, et c'est le plus légitime), en entrant dans l'unique ville où il se soit passé, de notre temps, un événement biblique, une scène, imposante comme les plus grands faits de l'histoire ancienne.
Le moyen que la ville asiatique a pris pour repousser son ennemi est un acte de désespoir sublime, et désormais le nom de Moscou est fatalement uni à celui du plus grand capitaine des temps modernes; l'oiseau sacré des Grecs s'est consumé pour échapper aux serres de l'aigle, et semblable au phénix, la colombe mystique renaît de ses cendres.
Dans cette guerre de géants où tout était gloire, la renommée est indépendante du succès!!! Le feu sous la glace, les armes des démons du Dante: telles furent les machines de guerre que Dieu mit aux mains des Russes pour nous repousser et nous anéantir! Une armée de braves peut s'honorer d'être venue jusque-là fût-ce pour y mourir.
Mais qui peut excuser le chef de qui l'imprévoyance l'a exposée à une telle lutte? À Smolensk, Bonaparte dictait ou refusait la paix qu'on n'a pas même daigné lui offrir à Moscou. Il l'espérait pourtant, il l'espérait en vain. Ainsi la manie des collections a borné l'intelligence du grand politique; il a sacrifié son armée à la puérile satisfaction d'occuper une capitale de plus. Repoussant les avis les plus sages, il fit violence à sa propre raison afin de venir s'installer dans la forteresse des Czars, comme il avait dormi dans le palais de presque tous les potentats de l'Europe: et pour ce vain triomphe du chef aventureux, l'Empereur a perdu le sceptre du monde.
La manie des capitales a causé l'anéantissement de la plus belle armée de la France et du monde, et deux ans plus tard la chute de l'Empire.
Voici un fait ignoré chez nous, mais dont je vous garantis l'authenticité: il vient à l'appui de mon opinion sur la faute impardonnable commise par Napoléon lorsqu'il a marché sur Moscou. Cette opinion d'ailleurs n'a rien de particulier, puisqu'elle est aujourd'hui celle des hommes les plus éclairés et les plus impartiaux de tous les pays.
Smolensk était considéré par les Russes comme le boulevard de leur pays; ils espéraient que notre armée se contenterait d'occuper la Pologne et la Lithuanie sans s'aventurer au delà: mais lorsqu'on apprit la conquête de cette ville, la clef de l'Empire, un cri d'épouvante s'éleva de toutes parts; la cour et le pays furent dans la consternation; et la Russie se crut au pouvoir du vainqueur. C'est à Pétersbourg que l'empereur Alexandre reçut cette désastreuse nouvelle.
Son ministre de la guerre partageait l'opinion générale, et voulant soustraire à l'ennemi ce qu'il avait de plus précieux, il mit une quantité considérable d'or, de papiers, de bijoux, de diamants dans une petite caisse qu'il fit porter à Ladoga par un de ses secrétaires, le seul homme auquel il crut pouvoir confier un tel dépôt. Il lui dit d'attendre là de nouvelles instructions, en lui annonçant que probablement il lui enverrait l'ordre de se rendre avec la cassette au port d'Archangel, et plus tard en Angleterre. On attendait avec anxiété des détails ultérieurs; quelques jours se passèrent sans qu'on vît arriver de courrier; enfin le ministre reçut l'avis officiel de la marche de notre armée vers Moscou. Sans hésiter un instant, il renvoie chercher à Ladoga son secrétaire et sa cassette, et se rend chez l'Empereur d'un air triomphant. Alexandre savait déjà ce qu'on venait lui apprendre: «Sire, lui dit le ministre, Votre Majesté a des grâces à rendre à la Providence; si vous persistez à suivre le plan arrêté, la Russie est sauvée: c'est une expédition à la Charles XII.
—Mais Moscou, reprit l'Empereur.—Il faut l'abandonner, Sire: combattre serait donner quelque chose au hasard; nous retirer en affamant le pays, c'est perdre l'ennemi sans rien risquer. La dévastation et la disette commenceront sa ruine, l'hiver et l'incendie la consommeront; brûlons Moscou pour sauver le monde.»
L'Empereur Alexandre modifia ce plan dans l'exécution. Il exigea qu'un dernier effort fût tenté pour garantir sa capitale.
On sait avec quel courage les Russes combattirent à la Moskowa. Cette bataille, qui a reçu de leur maître le nom de Borodino, fut glorieuse pour eux et pour nous, puisque, malgré leurs généreux efforts, ils ne purent empêcher notre entrée à Moscou.
Dieu voulait fournir un récit épique aux gazetiers du siècle, siècle prosaïque entre tous ceux que le monde a vus s'écouler. Moscou fut sacrifié volontairement, et la flamme de ce pieux incendie devint le signal de la révolution de l'Allemagne et de la délivrance de l'Europe.
Les peuples sentirent enfin qu'ils n'auraient de repos qu'après avoir anéanti cet infatigable conquérant qui voulait la paix par le moyen de la guerre perpétuelle.
Tels sont les souvenirs qui dominaient ma pensée à la première vue du Kremlin. Pour récompenser dignement Moscou, l'Empereur de Russie aurait dû rétablir sa résidence dans cette ville deux fois sainte.
Le Kremlin n'est pas un palais comme un autre, c'est une cité tout entière, et cette cité est la souche de Moscou; elle sert de frontière à deux parties du monde, l'Orient et l'Occident: le monde ancien et le monde moderne sont là en présence; sous les successeurs de Gengis-Khan, l'Asie s'était ruée une dernière fois sur l'Europe; en se retirant, elle a frappé du pied la terre, et il en est sorti le Kremlin!
Les princes qui possèdent aujourd'hui cet asile sacré du despotisme oriental disent qu'ils sont Européens, parce qu'ils ont chassé de la Moscovie les Calmoucks leurs frères, leurs tyrans et leurs instituteurs; ne leur en déplaise rien ne ressemblait aux khans de Saraï comme leurs antagonistes et leurs successeurs, les Czars de Moscou, qui leur ont emprunté jusqu'à leur titre. Les Russes appelaient Czars les khans des Tatars. Karamsin dit à ce sujet, volume VI, page 438:
«Ce mot n'est pas l'abrégé du latin César, comme plusieurs savants le croient sans fondement. C'est un ancien nom oriental que nous connûmes par la traduction slavonne de la Bible: donné d'abord par nous aux empereurs d'Orient, et ensuite aux khans des Tatars, il signifie en persan trône, autorité suprême, et se fait remarquer dans la terminaison des noms des rois d'Assyrie et de Babylone, comme Phalassar, Nabonassar, etc.» Et en note il ajoute: «Voyez BOYER, Origine russ. Dans notre traduction de l'Écriture sainte on écrit Kessar au lieu de César, mais Tzar ou Czar est tout à fait un autre mot.»
Une fois entré dans l'enceinte de Moscou, j'ai oublié la poésie, l'histoire elle-même, et je n'ai plus pensé qu'à ce que je voyais; c'était pourtant peu de chose, car je me trouvais dans des rues pareilles à celles de tous les faubourgs de grandes villes: bientôt j'ai traversé un boulevard qui ressemble à tout, puis j'ai suivi une pente assez douce au bas de laquelle je suis arrivé dans un quartier élégant, bâti en pierre, et dont les rues sont tirées au cordeau; enfin on m'a conduit dans la Dmitriskoï: c'est la rue où m'attendait une belle et bonne chambre retenue pour moi dans une excellente auberge anglaise. J'avais été recommandé dès Pétersbourg à madame Howard, qui ne m'aurait pas admis chez elle sans cette précaution. Je n'ai garde de lui reprocher ses scrupules, car grâce à tant de prudence, on peut dormir tranquille dans sa maison.
Êtes-vous curieux de savoir à quel prix elle achète une propreté difficile à obtenir partout, mais qui devient une vraie merveille en Russie? elle a bâti dans sa cour un corps de logis séparé, afin d'y faire coucher tous les domestiques russes. Ces hommes n'entrent dans la maison principale que pour y vaquer au service de leurs maîtres. En fait de précautions, madame Howard va plus loin encore. Elle ne reçoit presque aucun Russe; aussi ni mon postillon, ni mon feldjæger ne connaissaient sa maison; nous avons eu quelque peine à la trouver, quoique cette maison, sans enseigne il est vrai, soit la meilleure auberge de Moscou et de la Russie.
Aussitôt que je fus installé, je me suis mis à vous écrire pour me reposer. La nuit approche, il fait clair de lune; je m'interromps afin d'aller parcourir la ville; je reviendrai vous raconter ma promenade.
(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 8 août 1839, à 1 heure du matin.
Sorti vers dix heures du soir, sans guide, seul, me dirigeant au hasard, selon ma coutume, j'ai commencé à parcourir de longues rues larges, mal percées comme toutes les rues des villes russes, et de plus montueuses; mais ces vilaines rues sont tracées régulièrement. La ligne droite ne fait pas faute à l'architecture de ce pays; cependant, l'équerre et le cordeau ont moins défiguré Moscou qu'ils n'ont gâté Pétersbourg. Là ces imbéciles tyrans des villes modernes trouvèrent table rase; mais ils avaient à lutter ici contre les inégalités du terrain et contre de vieux monuments nationaux: grâce à ces invincibles obstacles de l'histoire et de la nature, l'aspect de Moscou est resté celui d'une ville ancienne; c'est la plus pittoresque de toutes celles de l'Empire qui la reconnaît toujours pour sa capitale, en dépit des efforts presque surnaturels du Czar Pierre et de ses successeurs; tant la loi des choses est forte contre la volonté des hommes même les plus puissants!
Dépouillée de ses honneurs religieux, privée de son patriarche, abandonnée de ses souverains et des plus courtisans de ses vieux boyards, sans autre prestige que celui d'un trait d'héroïsme trop moderne pour être justement apprécié des contemporains, Moscou est devenu, faute de mieux, une ville de commerce et d'industrie; on vante sa fabrique de soieries!!… Mais l'histoire et l'architecture sont toujours là pour lui conserver ses droits imprescriptibles à la suprématie politique. Le gouvernement russe favorise les usines: ne pouvant arrêter tout à fait le torrent du siècle, il aime encore mieux enrichir le peuple que l'affranchir.
Ce soir vers dix heures, le jour tombait et la lune se levait brillante à travers la poussière, animée d'un horizon du Nord, au moment du crépuscule. Les flèches des couvents, les aiguilles des chapelles, les tours, les remparts, les palais et toutes les masses irrégulières et imposantes du Kremlin recevaient par accident des traits de lumière resplendissants comme des franges d'or, tandis que le corps de la ville rentré dans l'ombre perdait peu à peu les luisants reflets du soleil couchant que je voyais glisser en s'affaiblissant de tuile peinte en tuile peinte, de coupole de cuivre en coupole, papillotant et se fondant par flots lumineux sur les chaînes dorées et sur les toits métalliques, qui sont le firmament de Moscou: tous ces monuments dont les peintures ressemblent à de riches tapisseries, brillaient d'un air de fête sur le fond bleuâtre du ciel. On eût dit que le soleil à son déclin voulait saluer la ville qu'il allait fuir; cet adieu du jour aux palais de fées de la vieille capitale de la Russie était magnifique. Des nuées de mousquites bourdonnaient à mes oreilles, tandis que mes yeux étaient brûlés du sable des rues, incessamment enlevé sous les pieds des chevaux qui traînent au galop dans tous les sens des milliers d'équipages.
Les plus nombreux et les plus pittoresques sont les drowskas; cette voiture vraiment nationale est la plus petite de toutes les voitures: c'est le traîneau d'été: je le compare à une mouche sans ailes. Ne pouvant transporter commodément qu'une personne à la fois, les drowskas doivent se multiplier à l'infini pour suffire aux besoins d'une population active, nombreuse, mais perdue dans une ville immense et dont les habitants refluent continuellement de toutes les extrémités vers le centre. La poussière de Moscou est extrêmement incommode; fine comme la cendre légère, comme les tourbillons d'insectes auxquels elle se mêle en cette saison, elle offusque la vue et gêne la respiration. Nous avons une température brûlante tout le jour, et les nuits sont encore trop courtes pour que la fraîcheur pernicieuse des rosées puisse tempérer l'aride chaleur du matin; la lueur de ce jour dévorant ne finit que bien avant dans la soirée. Au surplus, les Russes sont étonnés de l'intensité des chaleurs de cet été comme de leur durée.
L'Empire slave, ce soleil levant du monde politique, vers lequel toute la terre tourne les yeux, aurait-il aussi pour lui le soleil de Dieu? Les gens du pays prétendent et ils répètent souvent que le climat de la Russie s'adoucit. Étonnant pouvoir de la civilisation humaine dont les progrès changeraient jusqu'à la température du globe!… Quoi qu'il en soit des hivers de Moscou et de Pétersbourg, je connais peu de climat plus désagréable que celui de ces deux villes pendant l'été. C'est la belle saison qui est le vilain temps des pays du Nord.
La première chose qui m'a frappé dans les rues de Moscou, c'est une population qui paraissait plus vive dans ses allures, plus franche dans sa gaieté que celle de Pétersbourg: on respire ici un air de liberté inconnu dans le reste de l'Empire; c'est ce qui m'explique la secrète aversion des souverains pour cette ville qu'ils flattent, qu'ils redoutent et qu'ils fuient.
L'Empereur Nicolas qui est bon Russe l'aime beaucoup, dit-il: néanmoins je ne vois pas qu'il l'habite plus souvent que n'ont fait ses prédécesseurs qui la détestaient.
Ce soir on avait illuminé quelques rues, mais mesquinement et par un assez petit nombre de lampions dont quelques-uns n'étaient que posés à terre. On a peine à s'expliquer le goût des Russes pour les illuminations, quand on pense que pendant la courte saison où l'on peut jouir de ce genre de décoration, il n'y a presque pas de nuit sous les latitudes de Moscou, et surtout de Saint-Pétersbourg.
En rentrant chez moi, j'ai demandé à quelle occasion se faisaient ces modestes démonstrations de joie. On m'a répondu qu'on illuminait pour célébrer les anniversaires de la naissance ou du baptême de toutes les personnes de la famille Impériale; ce sont des réjouissances permanentes. Il y a chaque année tant de fêtes de ce genre en Russie, qu'elles passent à peu près inaperçues. Cette indifférence m'a prouvé que la peur a ses imprudences, et qu'elle ne sait pas toujours si bien flatter qu'elle le voudrait. Il n'y a de flatteur habile que l'amour, parce que ses louanges, même les plus exagérées, sont sincères. Voilà une vérité que la conscience dit… inutilement, aux despotes.
L'inutilité de la conscience dans les affaires humaines, dans les plus grandes comme dans les moindres, est à mes yeux le plus étonnant mystère de ce monde, car il me prouve l'existence de l'autre. Dieu ne fait rien sans but; donc puisqu'il a donné la conscience à tous les hommes et que cette lumière intérieure ne sert à rien sur la terre, il faut qu'elle ait sa destination quelque part: les injustices de ce monde ont pour excuses nos passions: l'inflexible justice de l'autre aura pour avocat notre conscience.
J'ai suivi lentement des promeneurs désoeuvrés et après avoir descendu et remonté plusieurs pentes à la suite d'un flot d'oisifs que je prenais machinalement pour guides, je suis arrivé vers le centre de la ville, sur une place vague où commence une allée de jardin; cette promenade me parut très-brillante: on entendait de la musique lointaine, on voyait scintiller des lumières nombreuses, plusieurs cafés ouverts rappelaient l'Europe; mais je ne pouvais m'intéresser à ces plaisirs: j'étais sous les murs du Kremlin; montagne colossale élevée pour la tyrannie, par les bras des esclaves. On a fait pour la ville moderne une promenade publique, une espèce de jardin planté à l'anglaise autour des murs de cette ancienne forteresse de Moscou.
Savez-vous ce que c'est que les murs du Kremlin? ce mot de murs vous donne l'idée d'une chose trop ordinaire, trop mesquine, il vous trompe; les murailles du Kremlin: c'est une chaîne de montagnes… Cette citadelle bâtie aux confins de l'Europe et de l'Asie est aux remparts ordinaires ce que les Alpes sont à nos collines: le Kremlin est le mont Blanc des forteresses. Si le géant qu'on appelle l'Empire russe avait un coeur, je dirais que le Kremlin est le coeur de ce monstre: il en est la tête…
Je voudrais pouvoir vous donner l'idée de cette masse de pierres qui se dessinait en gradins dans le ciel: singulière contradiction!!.. cet asile du despotisme s'éleva au nom de la liberté, car le Kremlin fut un rempart opposé aux Calmoucks par les Russes: ses murailles à deux fins ont favorisé l'indépendance de l'État et servi la tyrannie du souverain. Elles suivent avec hardiesse les profondes sinuosités du terrain; lorsque les pentes du coteau deviennent trop rapides le rempart s'abaisse par escaliers; ces degrés qui montent entre le ciel et la terre sont énormes, c'est une échelle pour les géants qui vont faire la guerre aux dieux.
La ligne de cette première ceinture de constructions est coupée par des tours fantastiques si élevées, si fortes et d'une forme si bizarre qu'elles rappellent les pics de la Suisse avec leurs rocs de diverses figures et leurs glaciers de mille couleurs: l'obscurité, sans doute, contribuait à grandir les objets, à leur donner un dessin et des teintes hors de nature, je dis des teintes parce que la nuit a son coloris comme la gravure… J'ignore d'où venait le prestige dont je ressentais l'influence: mais ce que je sais c'est que je ne pouvais me défendre d'une secrète épouvante… et voir des messieurs et des dames vêtus à la parisienne, se promener aux pieds de ce palais fabuleux, c'est à croire qu'on rêve!… Je rêvais. Qu'aurait dit Ivan III, le restaurateur, on peut bien dire le fondateur du Kremlin, s'il eût pu apercevoir au pied de la forteresse sacrée ses vieux Moscovites rasés, frisés, en fracs, en pantalons blancs, en gants jaunes, nonchalamment assis au son des instruments et prenant des glaces bien sucrées devant un café bien illuminé? il aurait dit comme moi: c'est impossible!… et pourtant c'est ce qui se voit maintenant tous les soirs d'été à Moscou.
J'ai donc parcouru les jardins publics plantés sur les glacis de la vieille citadelle des Czars, j'ai vu des tours, puis d'autres tours, des étages, puis d'autres étages de murailles; et mes regards planaient sur une ville enchantée. C'est trop peu dire que de parler de féerie!… il faudrait l'éloquence de la jeunesse, que tout étonne et surprend, pour trouver des mots analogues à ces choses prodigieuses. Au-dessus d'une longue voûte que je venais de traverser, j'ai aperçu un chemin suspendu par lequel piétons et voitures entrent dans la sainte Cité. Ce spectacle me paraissait incompréhensible; rien que des tours, des portes, des terrasses élevées les unes sur les autres, en lignes contrariées; rien que des rampes rapides, que des arceaux qui servent à porter des routes par lesquelles on sort du Moscou d'aujourd'hui du Moscou vulgaire, pour entrer au Kremlin, au Moscou de l'histoire, au Moscou merveilleux. Ces aqueducs, sans eau, supportent encore d'autres étages d'édifices plus fantastiques; j'ai entrevu, appuyée sur un de ces passages suspendus, une tour basse et ronde, toute hérissée de créneaux en fer de lance: la blancheur éclatante de cet ornement singulier se détache sur un mur rouge de sang: contraste criant! et que l'obscurité toujours un peu transparente des nuits septentrionales ne m'empêchait pas de discerner. Cette tour était un géant qui dominait de toute sa tête le fort dont il paraissait le gardien. Quand je fus rassasié du plaisir de rêver tout éveillé, je tâchai de retrouver mon chemin pour rentrer chez moi, où je me suis mis à vous écrire: occupation peu propre à calmer mon agitation. Mais je suis trop fatigué, je ne puis me reposer; il faut de la force pour dormir.
Que ne voit-on pas la nuit au clair de lune en tournant au pied du Kremlin? là tout est surnaturel; on y croit aux spectres malgré soi: qui pourrait approcher sans une religieuse terreur de ce boulevard sacré dont une pierre détachée par Bonaparte a rebondi jusqu'à Sainte-Hélène pour écraser le triomphateur au milieu de l'Océan!… Pardon, je suis né du temps des phrases.
La plus nouvelle des nouvelles écoles achève de les bannir et de simplifier le langage d'après cette loi: que les peuples les plus dénués d'imagination sont ceux qui se défendent le plus soigneusement des écarts d'une faculté qu'ils n'ont pas. Je puis admirer le style puritain lorsqu'il est employé par des talents supérieurs et capables d'en racheter la monotonie: je ne saurais l'imiter.
Après avoir vu ce que j'ai vu ce soir, on ferait bien de s'en retourner tout droit dans son pays: l'émotion du voyage est épuisée.
LETTRE VINGT-CINQUIÈME.
Le Kremlin au grand jour.—Ses hôtes naturels.—Caractère de son architecture.—Sens symbolique.—Dimension des églises russes.—L'histoire des hommes employée comme un moyen de décrire les lieux.—L'influence d'Ivan IV.—Mot de Pierre Ier.—Patience coupable.—Les sujets d'Ivan IV et les Russes actuels.—Ivan IV comparé à tous les tyrans cités dans l'histoire.—Source où j'ai puisé les faits racontés.—Brochure du prince Wiasemski.—Pourquoi on doit se fier à Karamsin.
Moscou, ce 8 août 1839.
Une ophthalmie que j'ai gagnée entre Pétersbourg et Moscou m'inquiète et me fait souffrir. Malgré ce mal, j'ai voulu recommencer aujourd'hui ma promenade d'hier au soir, afin de comparer le Kremlin du grand jour avec le fantastique Kremlin de la nuit. L'ombre grandit, déplace toutes choses, mais le soleil rend aux objets leurs formes et leurs proportions.
À cette seconde épreuve, la forteresse des Czars m'a encore surpris. Le clair de lune agrandissait et faisait ressortir certaines masses de pierres, mais il m'en cachait d'autres, et tout en rectifiant quelques erreurs, en reconnaissant que je m'étais figuré trop de voûtes, trop de galeries couvertes, trop de chemins suspendus, de portiques et de souterrains, j'ai retrouvé assez de toutes ces choses pour justifier mon enthousiasme.
Il y a de tout au Kremlin: c'est un paysage de pierres.
La solidité de ses remparts surpasse la force des rochers qui les portent; le nombre et la forme de ses monuments est une merveille. Ce labyrinthe de palais, de musées, de donjons, d'églises, de cachots est effrayant comme l'architecture de Martin, c'est aussi grand et plus irrégulier que les compositions du peintre anglais. Des bruits mystérieux sortent du fond des souterrains; de telles demeures doivent être hantées par des esprits, elles ne peuvent convenir à des êtres semblables à nous. On y rêve aux scènes les plus étonnantes; et l'on frémit quand on se souvient que ces scènes ne sont point de pure invention. Là les bruits qu'on entend semblent sortir du tombeau; on y croit à tout, hors à ce qui est naturel.
Persuadez-vous bien que la citadelle de Moscou n'est nullement ce qu'on dit qu'elle est. Ce n'est pas un palais, ce n'est pas un sanctuaire national où se conservent les trésors historiques de l'Empire; ce n'est pas le boulevard de la Russie, l'asile révéré où dorment les saints, protecteurs de la patrie: c'est moins et c'est plus que tout cela; c'est tout simplement la prison des spectres.
Ce matin, marchant toujours sans guide, je suis arrivé jusqu'au milieu même du Kremlin, et j'ai pénétré seul dans l'intérieur de quelques-unes des églises qui font l'ornement de cette cité pieuse, aussi vénérée par les Russes pour ses reliques que pour les richesses mondaines et les glorieux trophées qu'elle renferme. Je suis trop agité en cet instant pour vous décrire les lieux avec détail; plus tard je ferai une visite méthodique au trésor, et vous saurez ce que j'y aurai vu.
Le Kremlin sur sa colline m'est apparu de loin comme une ville princière, bâtie au milieu de la ville populaire. Ce tyrannique château, cet orgueilleux monceau de pierres domine le séjour du commun des hommes de toute la hauteur de ses rochers, de ses murs et de ses campaniles, et contrairement à ce qui arrive aux monuments d'une dimension ordinaire, plus on approche de cette masse indestructible, et plus on est émerveillé. Tel que certains ossements d'animaux gigantesques, le Kremlin nous prouve l'histoire d'un monde dont nous ne pouvons nous empêcher de douter encore, même en en retrouvant les débris. À cette création prodigieuse, la force tient lieu de beauté, le caprice d'élégance; c'est le rêve d'un tyran, mais c'est puissant, c'est effrayant comme la pensée d'un homme qui commande à la pensée d'un peuple; il y a là quelque chose de disproportionné: je vois des moyens de défense qui supposent des guerres comme il ne s'en fait plus; cette architecture n'est pas en rapport avec les besoins de la civilisation moderne.
Héritage des temps fabuleux, où le mensonge était roi sans contrôle: geôle, palais, sanctuaire; boulevard contre l'étranger, bastille contre la nation, appui des tyrans, cachots des peuples: voilà le Kremlin!
Espèce d'Acropolis du Nord, de Panthéon barbare, ce sanctuaire national pourrait s'appeler l'Alcazar des Slaves.
Tel fut donc le séjour de prédilection des vieux princes moscovites, et pourtant ces redoutables murailles ne suffirent pas encore à calmer l'épouvante d'Ivan IV.
La peur d'un homme tout-puissant est ce qu'il y a de plus terrible en ce monde, aussi n'approche-t-on du Kremlin qu'en frémissant.
Des tours de toutes les formes: rondes, carrées, à flèches aiguës, des beffrois, des donjons, des tourelles, des vedettes, des guérites sur des minarets, des clochers de toutes les hauteurs, différant de couleurs, de style et de destination; des palais, des dômes, des vigies, des murs crénelés, percés; des meurtrières, des mâchicoulis, des remparts, des fortifications de toutes sortes, des fantaisies bizarres, des inventions incompréhensibles, un kiosque à côté d'une cathédrale; tout annonce le désordre et la violence, tout trahit la continuelle surveillance nécessaire à la sûreté des êtres singuliers qui se condamnèrent à vivre dans ce monde surnaturel. Mais ces innombrables monuments d'orgueil, de caprice, de volupté, de gloire, de piété, malgré leur variété apparente n'expriment qu'une seule et même pensée qui domine ici partout: la guerre soutenue par la peur. Le Kremlin est sans contredit l'oeuvre d'un être surhumain, mais d'un être malfaisant. La gloire dans l'esclavage, telle est l'allégorie figurée par ce monument satanique, aussi extraordinaire en architecture que les visions de saint Jean sont extraordinaires en poésie: c'est l'habitation qui convient aux personnages de l'Apocalypse.
En vain chaque tourelle a son caractère et son usage particulier, toutes ont la même signification: la terreur armée!
Les unes ressemblent à des bonnets de prêtres, d'autres à la gueule d'un dragon, d'autres à des glaives renversés: la garde en bas, la pointe en haut: d'autres rappellent la forme et jusqu'à la couleur de certains fruits exotiques: d'autres encore ont la figure d'une coiffure de Czars pointue et ornée de pierreries comme celle du doge de Venise: d'autres enfin sont de simples couronnes, et toutes ces espèces de tours revêtues de tuiles vernissées; toutes ces coupoles métalliques, tous ces dômes émaillés, dorés, azurés, argentés brillent au soleil comme des émaux sur une étagère, ou plutôt comme les stalactites colossales des mines de sel qu'on voit aux environs de Cracovie. Ces énormes piliers, ces flèches de diverses formes, pyramidales, rondes, pointues, mais rappelant toujours un peu la figure humaine, dominent la ville et le pays.
À les voir de loin briller dans le ciel, on dirait d'une réunion de potentats richement vêtus et décorés des insignes de leur dignité: c'est une assemblée d'ancêtres, un conseil de Rois siégeant sur des tombeaux; ce sont des spectres qui veillent sur le faîte d'un palais.
Habiter le Kremlin ce n'est pas vivre, c'est se défendre; l'oppression crée la révolte, la révolte nécessite les précautions; les précautions accroissent le danger, et de cette longue suite d'actions et de réactions naît un monstre, le despotisme qui s'est bâti une maison à Moscou: le Kremlin! voilà tout. Les géants du monde antédiluvien s'ils revenaient sur terre visiter leurs faibles successeurs, pourraient encore se loger là.
Tout a un sens symbolique, volontaire ou non, dans l'architecture du Kremlin; mais ce qui reste de réel quand vous avez surmonté votre première épouvante pour pénétrer au sein de ces sauvages magnificences, c'est un amas de cachots pompeusement surnommés palais et cathédrales. Les Russes ont beau faire, ils ne sortent pas de prison.
Leur climat lui-même est complice de la tyrannie. Le froid de ce pays ne permet pas d'y construire de vastes églises, où les fidèles seraient gelés pendant la prière; ici l'esprit n'est point élevé au ciel par la pompe de l'architecture religieuse; sous cette zone, l'homme ne peut bâtir au bon Dieu que des donjons obscurs. Les sombres cathédrales du Kremlin, avec leurs voûtes étroites et leurs épaisses murailles ressemblent à des caves, ce sont des prisons peintes comme les palais sont des geôles dorées.
Des merveilles de cette effrayante architecture il faut dire ce que les voyageurs disent de l'intérieur des Alpes: ce sont de belles horreurs.
Suite de la lettre vingt-cinquième.
Le même jour, au soir.
Mon oeil s'enflamme de plus en plus: je viens de faire appeler un médecin qui m'a condamné à rester trois jours dans ma chambre avec un bandeau. Heureusement que l'un de mes yeux me reste; je puis m'occuper.
J'ai le projet d'employer ces trois jours de loisir forcé à terminer un travail commencé pour vous à Pétersbourg et interrompu par les agitations de la vie que je menais dans cette ville. C'est l'aperçu du règne d'Ivan IV, le tyran par excellence, et l'âme du Kremlin. Ce n'est pas qu'il ait bâti cette forteresse, mais il y est né, il y est mort, il y revient, son esprit y demeure.
Le plan en fut conçu et exécuté par son aïeul Ivan III et par des hommes de cette trempe; et je veux me servir de ces figures colossales comme de miroirs pour vous représenter le Kremlin, qu'il me faut, je le sens, renoncer à vous peindre tout simplement; car ici mes paroles ne vont pas aux choses. D'ailleurs cette manière détournée de compléter une description me paraît neuve, et je la crois sûre; aussi bien j'ai fait jusqu'à présent ce qui dépendait de moi pour vous donner l'idée du lieu en lui-même, il faut maintenant vous faire l'histoire des hommes qui l'habitèrent.
Si de l'arrangement d'une maison nous déduisons le caractère de la personne qui l'habite, ne pouvons-nous pas, par une opération d'esprit analogue, nous figurer l'aspect des édifices d'après les hommes pour lesquels ils furent construits? Nos passions, nos habitudes, notre génie sont bien assez puissants pour se graver ineffaçablement jusque sur les pierres de nos demeures.
Certes, s'il existe un monument auquel puisse s'appliquer ce procédé de l'imagination, c'est le Kremlin…
On voit là l'Europe et l'Asie en présence, et le génie des Grecs du
Bas-Empire les unit.
À tout prendre, soit que l'on considère cette forteresse sous le rapport purement historique, soit qu'on la contemple du point de vue poétique et pittoresque, c'est le monument le plus national de la Russie, et, par conséquent, le plus intéressant pour les Russes comme pour les étrangers.
Je vous l'ai dit, Ivan IV n'a point bâti le Kremlin: ce sanctuaire du despotisme fut reconstruit en pierre sous Ivan III, en 1485, par deux architectes italiens, Marco et Pietro Antonio, appelés à Moscou par le Grand Prince[27], qui voulait relever les remparts naguère de bois de la forteresse fondée plus anciennement sous Dmitri Donskoï.
Mais si ce palais n'est pas l'oeuvre d'Ivan IV, il est sa pensée. C'est par esprit de prophétie que ce grand Roi a élevé le palais du tyran son petit-fils. Il y a eu des architectes italiens partout: nulle part ces hommes n'ont rien produit qui ressemble à l'oeuvre accomplie par eux à Moscou. J'ajoute qu'il y a eu ailleurs des souverains absolus, injustes, arbitraires, bizarres, et que pourtant le règne d'aucun de ces monstres ne ressemble au règne d'Ivan IV: la même graine germant sous des zones et dans des terrains différents produit des plantes du même genre, mais de dimensions et d'aspects divers. La terre ne verra pas deux chefs-d'oeuvre du despotisme pareils au Kremlin, ni deux nations aussi superstitieusement patientes que le fut la nation moscovite sous le règne fabuleux de son tyran.
Les suites s'en font encore sentir de nos jours. Si vous m'aviez accompagné dans ce voyage, vous découvririez, avec moi, au fond de l'âme du peuple russe les inévitables ravages du pouvoir arbitraire poussé à ses dernières conséquences; d'abord c'est une indifférence sauvage pour la sainteté de la parole, pour la vérité des sentiments, pour la justice des actes; puis c'est le mensonge triomphant, le manque de probité, la mauvaise foi, la fraude sous toutes les formes; en un mot, le sens moral est émoussé.
Il me semble voir une procession de vices sortir par toutes les portes du Kremlin pour inonder la Russie.
Pierre Ier disait qu'il faudrait trois juifs pour tromper un Russe; nous qui ne sommes pas obligés de ménager nos termes comme un Empereur, nous traduisons ce mot ainsi: «Un Russe à lui seul attraperait trois juifs.»
D'autres nations ont supporté l'oppression, la nation russe l'a aimée; elle l'aime encore. Ce fanatisme d'obéissance n'est-il pas caractéristique? Ici, toutefois, on ne peut nier que cette manie populaire ne devienne, par exception, le principe d'actions sublimes. Dans ce pays inhumain, si la société a dénaturé l'homme, elle ne l'a pas rapetissé: il n'est pas bon, mais il n'est pas mesquin: c'est aussi ce qu'on peut dire du Kremlin. Cela ne fait pas plaisir à regarder, mais cela fait peur. Ce n'est pas beau, c'est terrible, terrible comme le règne d'Ivan IV.
Un tel règne aveugle à jamais l'âme humaine chez la nation qui l'a subi patiemment jusqu'au bout: les derniers neveux de ces hommes, stigmatisés par les bourreaux, se ressentiront de la prévarication de leurs pères: le crime de lèse-humanité dégrade les peuples jusque dans leur postérité la plus reculée. Ce crime ne consiste pas seulement à exercer l'injustice, mais à la tolérer; un peuple qui, sous prétexte que l'obéissance est la première des vertus, lègue la tyrannie à ses neveux, méconnaît ses propres intérêts; il fait pis que cela, il manque à ses devoirs.
L'aveugle patience des sujets, leur silence, leur fidélité à des maîtres insensés sont de mauvaises vertus: la soumission n'est louable, la souveraineté vénérable qu'autant qu'elles deviennent des moyens d'assurer les droits de l'humanité. Quand le Roi les méconnaît, quand il oublie à quelles conditions il est permis à un homme de régner sur ses semblables, les citoyens ne relèvent plus que de Dieu, leur maître éternel, qui les délie du serment de fidélité au maître temporel.
Voilà des restrictions que les Russes n'ont jamais admises ni comprises; pourtant elles sont nécessaires au développement de la vraie civilisation; sans elles, il arriverait un moment où l'état social deviendrait plus nuisible qu'utile à l'humanité, et les sophistes auraient beau jeu pour renvoyer l'homme au fond des bois.
Cependant une telle doctrine, avec quelque modération qu'on l'expose et qu'on veuille la mettre en pratique, passe pour séditieuse à Pétersbourg, bien qu'elle ne soit que l'application des saintes Écritures. Donc, les Russes de nos jours sont les dignes enfants des sujets d'Ivan IV. C'est un des motifs qui me décident à vous faire le court résumé de ce règne.
En France j'avais oublié cette histoire; mais en Russie on est bien forcé de s'en retracer les affreux détails. Ce sera le sujet de ma prochaine lettre; ne craignez pas l'ennui: jamais récit ne fut plus intéressant, ou du moins plus curieux.
Cet insensé a, pour ainsi dire, dépassé les limites de la sphère où la créature a reçu de Dieu, sous le nom de libre arbitre, la permission de faire du mal: jamais le bras de l'homme n'a porté si loin. La brutale férocité d'Ivan IV fait pâlir les Tibère, les Néron, les Caracalla, les Louis XI, les Pierre-le-Cruel, les Richard III, les Henri VIII, enfin tous les tyrans anciens et modernes avec leurs juges les plus incorruptibles: Tacite à leur tête.
Aussi, avant de vous retracer les détails de ces incroyables excès, je sens le besoin de protester de mon exactitude. Je ne citerai rien de mémoire; en commençant ce voyage, j'ai rempli ma voiture des livres qui m'étaient nécessaires, et la principale source où j'ai puisé, c'est Karamsin, auteur qui ne peut être récusé par les Russes, puisqu'on lui reproche d'avoir adouci plutôt qu'exagéré les faits défavorables à la renommée de sa nation. Une prudence excessive et qui va jusqu'à la partialité, tel est le défaut de cet auteur: en Russie le patriotisme est toujours entaché de complaisance. Tout écrivain russe est courtisan: Karamsin l'était: j'en trouve la preuve dans une petite brochure publiée par un autre courtisan, le prince Wiasemski: c'est la description de l'incendie du palais d'hiver à Pétersbourg, description qui est écrite tout à la louange du souverain, lequel cette fois a mérité les éloges qu'on lui adresse. On y trouve le passage suivant:
«Quelle est la noble famille de Russie qui n'ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ses murs[28]? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain, et au nom de la patrie, les témoignages éclatants dus à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C'est ici que Lomonosloff, que Derjavine firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant un auditoire auguste[29]. Ce palais était le palladium (sic) des souvenirs de toutes nos gloires; c'était le Kremlin de notre histoire moderne.» (Incendie du palais d'hiver à Saint-Pétersbourg, par le prince Wiasemski. Paris, G. A. Dentu, Palais-Royal, galerie vitrée, n° 13, page 11.)
On peut, on doit donc ajouter foi à Karamsin quand il raconte les monstruosités de la vie d'Ivan IV. J'affirme que tous les faits que vous lirez dans mon précis, se trouvent racontés avec plus de détails, par cet historien, dans son livre intitulé: Histoire de l'Empire de Russie, par M. de Karamsin, traduite par Jauffret et terminée par M. de Divoff, conseiller d'État actuel et chambellan de l'Empereur de Russie; onze volumes grand in-8°. Paris, à la galerie de Bossange père, libraire de S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans, rue de Richelieu, n°60, près de l'arcade Colbert, 1826.
LETTRE VINGT-SIXIÈME.
Histoire d'Ivan IV.—Citation de la brochure de M. de Tolstoï—Début du règne d'Ivan IV.—Effets de sa tyrannie sur les Russes.—Une des causes de sa cruauté.—Siége de Kazan.—Prise d'Astrakan.—Comment il traite ses anciens amis.—Souvenirs de son enfance.—Changement moral et physique.—Ses mariages.—Mensonge inhérent au despotisme.—Ses raffinements de cruauté.—Supplices ordonnés et surveillés par lui.—Sort de Novgorod.—Jusqu'où vont ses vengeances.—Horloges vivantes.—Ironie sanglante.—Abdication.—Ce que font les Russes à cette occasion.—Motif secret de la servilité des Russes.—Ivan reprend la couronne.—À quelle condition.—La Slobode Alexandrowsky.—L'opritchnina ou les élus.—Portrait d'Ivan IV par Karamsin.—Divers extraits du même écrivain.—Conséquences de l'opritchnina.—Lâcheté d'Ivan IV.—Sa conduite lors de l'incendie de Moscou.—Ce qu'il fait de la Livonie.—La Sibérie conquise.—Sympathie d'Ivan pour Élisabeth d'Angleterre.—Lettre d'Élisabeth à Ivan.—Projet de mariage avec Marie Hastings, parente de la reine d'Angleterre.—Travestissement d'Ivan et de ses compagnons de débauche.—Explication de la servilité des sujets d'Ivan.—Résignation religieuse.—Église russe enchaînée.—Quelle est la seule Église indépendante.—Le prêtre russe.—Sort qui attend toute Église schismatique.—Le prêtre catholique.—Autres extraits de Karamsin.—Trait de férocité du grand-duc Constantin.—Ressemblance des Russes actuels avec leurs ancêtres.—Encore une citation de Karamsin: l'ambassadeur et le supplicié.—Correspondance du Czar avec Griasnoï.—La Livonie cédée par Ivan à Batori.—Conséquence de cette trahison.—Mort du Czarewitch, le fils du Czar.—Tragédie.—Vocation divine.—Puissance de l'âme humaine.—Mort d'Ivan IV.—Son dernier crime.—APPENDICE.—Le Kremlin.—Karamsin.—Nouveaux extraits.—Excuses au despotisme.—Ce que les Russes devraient penser et dire de Karamsin.—Ce que signifie le besoin de justice qui est dans le coeur de l'homme.—Spiritualisme chrétien.—Souvenir que le peuple russe conserve d'Ivan IV.—Portrait d'Ivan III par Karamsin.—Ressemblance de Pierre-le-Grand avec les Ivan.—Extraits de M. de Ségur.—Conduite du Czar Pierre Ier envers son fils.—Supplice de Glébof.—Mort d'Alexis, fils du Czar Pierre.
Moscou, ce 11 août 1839.
Si vous n'avez pas fait une étude particulière des annales de la Russie, le travail que vous allez lire vous paraîtra le résultat d'une combinaison monstrueuse: et pourtant ce n'est que le résumé de faits authentiques.
Mais tout cet amas d'abominations attestées par l'histoire et qu'on lit comme des fables n'est pas ce qui donne le plus à penser lorsqu'on se retrace le long règne d'Ivan IV. Non, un problème tout à fait insoluble pour le philosophe, un éternel sujet de surprise, et de redoutables méditations, c'est l'effet produit par cette tyrannie sans seconde sur la nation qu'elle a décimée; non-seulement elle ne révolte pas les populations, elle les attache. Cette circonstance me paraît jeter un jour nouveau sur les mystères du coeur humain.
Ivan IV, encore enfant, monte sur le trône en 1533; couronné à 17 ans, le 16 janvier 1546, il est mort dans son lit au Kremlin, après un règne de 51 ans, le 18 janvier 1584, à 64 ans, et il a été pleuré par sa nation tout entière, sans excepter les enfants de ses victimes. On ne sait si les mères moscovites l'ont pleuré; c'est ce dont il est permis de douter, grâce au silence des annalistes sur ce point.
Sous les mauvais régimes, les femmes se dénaturent moins complétement que les hommes; ceux-ci participant seuls aux actes du gouvernement, il arrive nécessairement que les préjugés sociaux en circulation dans chaque siècle et dans chaque pays ont prise sur eux plus que sur elles. Quoi qu'il en soit, il faut bien le dire, ce règne monstrueux a fasciné la Russie au point de lui faire trouver jusque dans le pouvoir effronté des princes qui la gouvernent, un objet d'admiration; l'obéissance politique est devenue pour les Russes un culte, une religion[30]. Ce n'est que chez ce peuple, du moins je le crois, qu'on a vu les martyrs en adoration devant les bourreaux!… Rome est-elle tombée aux pieds de Tibère et de Néron pour les supplier de ne point abdiquer le pouvoir absolu et de continuer à la brûler, à la piller, à se baigner tranquillement dans son sang, à déshonorer ses enfants? C'est ce que vous verrez faire aux Moscovites au milieu du règne et au plus fort de la tyrannie d'Ivan IV.
Il voudra se retirer; mais les Russes luttant de ruse avec leur maître, le supplieront de continuer à les gouverner selon son humeur. Ainsi justifié, ainsi garanti, le tyran recommencera le cours de ses exécutions. Pour lui, régner c'est tuer, il tue par peur et par devoir, et cette trop simple charte est confirmée par l'assentiment de la Russie tout entière; et par les regrets et les pleurs de la nation à la mort du tyran!!!… Ivan, lorsqu'il se décide comme Néron à secouer le joug de la gloire et de la vertu pour régner uniquement par la terreur, ne se borne pas à des recherches de cruauté inconnues avant et après lui, il accable encore d'invectives les malheureux objets de ses fureurs; il est ingénieux, il est comique dans l'atrocité: l'horrible et le burlesque récréent à la fois son esprit satirique et impitoyable. Il perce les coeurs par des paroles sarcastiques en même temps qu'il déchire lui-même les corps, et dans l'oeuvre infernale accomplie par lui contre ses semblables que son orgueil inquiet prend pour autant d'ennemis, le raffinement des paroles surpasse la barbarie des actes.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'ait point renchéri en fait de supplices sur toutes les manières inventées avant lui de faire souffrir les corps et de prolonger la douleur; son gouvernement est le règne de la torture.
L'imagination refuse de croire à la durée d'un tel phénomène moral et politique. Je viens de le dire, et il est à propos de le répéter: Ivan IV commence, comme le fils d'Agrippine, par la vertu et par ce qui commande plus encore peut-être l'amour d'une nation ambitieuse et vaine: par les conquêtes. À cette époque de sa vie, faisant taire les appétits grossiers et les terreurs brutales qu'il avait manifestés dès son enfance, il se soumet à la direction d'amis sages et sévères.
De pieux conseillers, de prudents directeurs font du début de ce règne une des époques les plus brillantes et les plus heureuses des annales moscovites; mais le début fut court auprès du reste et la métamorphose prompte, terrible et complète.
Kazan, ce redoutable boulevard de l'islamisme en Asie tombe en 1552, après un siége mémorable, sous les coups du jeune Czar; l'énergie que ce prince déploie paraît surprenante même aux yeux d'hommes à demi barbares. Il défend ses plans de campagne avec une opiniâtreté de courage et une sagacité d'esprit qui terrasse les plus vieux capitaines et finit par commander leur admiration.
À son début dans la carrière des armes, l'audace de ses entreprises eût fait paraître pusillanime tout courage prudent, mais bientôt vous le verrez aussi lâche, aussi rampant qu'il fut téméraire; il devient pusillanime en même temps que cruel: c'est que chez lui comme chez presque tous les monstres, la cruauté avait sa principale racine dans la peur. Il s'est souvenu toute sa vie de ce qu'il a souffert dans son enfance: le despotisme des boyards, leurs dissensions avaient menacé ses jours à l'époque où la force lui manquait pour les défendre: on dirait que la virilité ne lui apporta d'autre désir que celui de se venger de l'imbécillité du premier âge.
Mais s'il y a un fait profondément moral dans l'histoire de la terrible vie de cet homme, c'est qu'il perd l'audace en perdant la vertu.
Serait-il vrai que Dieu, lorsqu'il fit le coeur de l'homme, lui eût dit:
Tu ne seras brave qu'autant que tu seras humain?
S'il en était ainsi et si de trop nombreux et de trop célèbres exemples ne démentaient cette règle désirable, la foi nous deviendrait trop facile: nous verrions Dieu face à face dans les destinées de ses créatures les mieux douées, comme nous le voyons à découvert dans la vie d'un Ivan IV. Dieu soit loué, ce prince dont l'histoire ainsi que le caractère contrastent d'une manière frappante avec les autres caractères, se montre courageux comme un lion tant qu'il est généreux, il devient poltron comme un esclave dès qu'il est sans pitié. Cette leçon, bien qu'elle fasse exception dans les annales du genre humain, me paraît précieuse et consolante; et je me félicite de la recueillir au fond de cette épouvantable histoire.
Grâce à la persévérance du jeune héros, blâmée alors par tout son conseil, Astrakan subit le sort de Kazan. La Russie, délivrée du voisinage de ses anciens maîtres, les Tatars, jette des cris d'allégresse; mais ce peuple de subalternes, qui ne sait échapper à un joug que pour passer sous un autre, idolâtre son jeune souverain avec l'orgueil et la timidité de l'affranchi.
Le Czar fatigué se repose et s'arrête au milieu de sa gloire, il s'ennuie de ses vertus bénies, il succombe sous le poids des lauriers et des palmes, et renonce pour jamais à poursuivre sa sainte carrière. Il aime mieux se méfier de tous et punir ses amis de la peur qu'ils lui inspirent, que d'écouter de sages conseils. Mais sa folie est dans le coeur; elle ne gagne pas la tête. Car, au milieu des actions les plus déraisonnables, ses discours sont pleins de sens, ses lettres de logique; leur style incisif peint la malignité de son âme, mais il fait honneur à la pénétration, à la lucidité de son esprit.
Ses anciens conseillers sont les premiers en butte à ses coups; ils lui apparaissent comme des traîtres, ou, ce qui est synonyme à ses yeux, comme des maîtres. Il condamne à l'exil, à la mort ces criminels de lèse-autocratie, qui s'avisèrent pendant longtemps de se croire plus sages que leur maître; et l'arrêt paraît équitable aux yeux de la nation. C'était aux avis de ces hommes incorruptibles qu'il avait dû sa gloire; il ne peut supporter le poids de la reconnaissance qu'il leur doit, et de peur de leur paraître ingrat, il les tue… Une fureur sauvage se réveille alors en lui; le souvenir toujours présent des dissensions et des violences des grands qui se disputèrent la garde de son berceau, lui montre partout des traîtres et des conspirateurs.
L'idolâtrie de lui-même, appliquée dans toutes ses conséquences au gouvernement de l'État, tel est le code des justices du Czar, confirmé par l'assentiment de la Russie entière. Malgré ses forfaits, Ivan IV est à Moscou l'élu de la nation; ailleurs on l'eût regardé comme un monstre vomi par l'enfer. Las de mentir, il pousse le cynisme de la tyrannie au point de se dispenser de la dissimulation, de cette précaution des tyrans vulgaires. Il se montre simplement féroce; et pour n'avoir plus à rougir des vertus des autres, il abandonne les derniers de ses austères amis aux vengeances de favoris plus indulgents.
Alors s'établit entre le Czar et ses satellites une émulation de crime qui fait frémir; et… (ici Dieu se dévoile encore dans cette histoire presque surnaturelle) de même que sa vie morale se partage en deux époques, son aspect physique change avant l'âge: beau dans sa première jeunesse, il devient hideux quand il est criminel.
Il perd une épouse accomplie; il en reprend une autre aussi sanguinaire que lui; celle-ci meurt encore. Il se remarie au grand scandale de l'Église grecque, qui ne permet pas les troisièmes noces; il se remarie ainsi, cinq, six et sept fois!!!… On ignore le nombre exact de ses mariages. Il répudie, il tue, il oublie ses femmes, aucune ne résiste longtemps à ses caresses ni à ses fureurs; et malgré son indifférence affichée pour les objets de ses anciennes amours, il s'applique à venger leur mort avec une rage scrupuleuse, qui à chaque veuvage du souverain, répand l'épouvante dans l'Empire. Cependant, le plus souvent, cette mort qui servait de prétexte à tant d'exécutions, avait été causée ou commandée par le Czar lui-même. Ses deuils ne sont pour lui qu'une occasion de verser du sang et de faire pleurer les autres.
Il fait dire en tous lieux que la pieuse Czarine, que la belle Czarine, que l'infortunée Czarine a été empoisonnée par les ministres, par les conseillers du Czar, ou par les boyards dont il veut se défaire.
Ne le voyez-vous pas, c'est en vain qu'il a voulu jeter le masque; il ment par habitude, si ce n'est par nécessité, tant le mensonge est inhérent à la tyrannie! C'est l'aliment des âmes qui se dégradent et des gouvernements dont on outre le principe; comme la vérité est la nourriture des âmes qui se régénèrent et des sociétés raisonnablement organisées.
Les calomnies d'Ivan IV sont toujours prouvées d'avance; quiconque est atteint du venin de sa parole succombe, les cadavres s'amoncellent autour de lui; mais la mort est le moindre des maux dont il accable les condamnés. Sa cruauté approfondie a découvert l'art de leur faire désirer longtemps le dernier coup. Expert dans les tortures, il jouit de la douleur de ses victimes, il la prolonge avec une infernale adresse, et dans sa cruelle sollicitude, il aime leur supplice et craint leur fin autant qu'elles la souhaitent. La mort est le seul bien qu'il accorde à ses sujets.
Il faut cependant vous décrire, une fois pour toutes, quelques-uns des raffinements de cruauté inventés par lui contre les soi-disant coupables qu'il veut punir[33]: il les fait bouillir par parties, tandis qu'on les arrose d'eau glacée sur le reste du corps: il les fait écorcher vifs en sa présence; puis il fait lacérer par lanières leurs chairs mises à nu et palpitantes; cependant ses yeux se repaissent de leur sang, de leurs convulsions; ses oreilles de leurs cris: quelquefois il les achève de sa main à coups de poignard mais le plus souvent, se reprochant cet acte de clémence comme une faiblesse, il ménage aussi longtemps que possible le coeur et la tête, pour faire durer le supplice; il ordonne qu'on dépèce les membres, mais avec art et sans attaquer le tronc; puis il fait jeter un à un ces tronçons vivants à des bêtes affamées et avides de cette misérable chair dont elles s'arrachent les affreux lambeaux, en présence des victimes à demi hachées.
On soutient les torses palpitants avec des soins, avec une science, une intelligence atroces afin de les forcer d'assister plus longtemps à cette curée humaine dont ils font les frais, et où le Czar le dispute au tigre en férocité…
Il lasse les bourreaux; les prêtres ne peuvent suffire aux enterrements. Novgorod-la-Grande sera choisie pour servir d'exemple à la colère du monstre. La ville en masse, accusée de trahison en faveur des Polonais, mais coupable surtout d'avoir été longtemps indépendante et glorieuse, est empestée à dessein par la multitude des exécutions arbitraires qui ont lieu dans ses murs ensanglantés; les eaux du Volkof se corrompent sous les cadavres restés sans sépulture autour des remparts de la ville condamnée, et, comme si la mort par les supplices n'était pas assez prompte au gré du tyran, une épidémie factice rivalise avec les échafauds pour décimer plus vite les populations et pour assouvir la rage du Père, nom d'affection, ou plutôt titre que les Russes donnent machinalement à leurs tout-puissants et bien-aimés souverains quels qu'ils soient.
Sous ce règne insensé nul homme ne suit le cours naturel de sa vie, nul n'atteint le terme probable de son existence: l'impiété humaine anticipe sur la prérogative divine: la mort elle-même, la mort, réduite à la condition de valet de bourreau, perd de son prestige en proportion de ce que la vie perd de son prix. Le tyran a détrôné l'ange, et la terre, baignée de pleurs et de sang, voit avec résignation le ministre des justices de Dieu marcher docilement à la suite des sicaires du prince. Sous le Czar, la mort devient esclave d'un homme. Ce tout-puissant insensé a enrégimenté la peste, qui dépeuple, avec la soumission d'un caporal, des pays entiers dévoués à la désolation par le caprice d'un prince. La joie de cet homme est le désespoir des autres, son pouvoir, l'extermination, sa vie, la guerre sans gloire, la guerre en pleine paix, la guerre à des créatures privées de défense, nues, sans volonté, et que Dieu avait mises sous sa protection sacrée; sa loi, la haine du genre humain, sa passion, la peur; la peur double: celle qu'il ressent et celle qu'il fait sentir.
Quand il se venge, il poursuit le cours de ses justices jusqu'au dernier degré de parenté; exterminant des familles entières, jeunes filles, vieillards, femmes grosses et petits enfants; il ne se borne pas, comme les tyrans vulgaires, à frapper simplement quelques familles, quelques individus suspects: on le voit singeant le Dieu des juifs, tuer jusqu'à des provinces sans y faire grâce à personne; tout y passe, tout ce qui a eu vie disparaît: tout, jusqu'aux animaux, jusqu'aux poissons qu'il empoisonne dans les lacs, dans les rivières; le croirez-vous? il oblige des fils à faire l'office de bourreaux… contre leurs pères!… et il s'en trouve qui obéissent!!!… L'homme peut donc porter l'amour de la vie au point de tuer, de peur de la perdre, l'être à qui il la doit?
Se servant de corps humains pour horloges, Ivan invente des poisons à heure fixe, et parvient à marquer avec une régularité satisfaisante les moindres divisions de son temps par la mort de ses sujets, échelonnés avec art de minute en minute sur le chemin du tombeau qu'il tient sans cesse ouvert pour eux; la précision la plus scrupuleuse préside à ce divertissement infernal. Infernal n'est-il pas le mot propre? l'homme à lui seul inventerait-il de telles voluptés? oserait-il surtout profaner le saint nom de justice en l'appliquant à ce jeu impie?
Le monstre assiste lui-même à tous les supplices qu'il commande: la vapeur du sang l'enivre sans le saturer; il n'est jamais plus allègre que lorsqu'il a vu mourir et fait souffrir beaucoup de malheureux.
Il se fait un divertissement, que dis-je, un devoir d'insulter à leur martyre, et le tranchant de sa parole moqueuse est plus acéré que le fer de ses poignards.
Eh bien! devant ce spectacle, la Russie reste muette!!… Mais non, bientôt vous la verrez s'émouvoir; elle va protester. Gardez-vous de croire que ce soit en faveur de l'humanité outragée; elle proteste contre le malheur de perdre un prince qui la gouverne de la manière que vous venez de voir.
Le monstre, après avoir donné tant de gages de férocité, devait être connu de son peuple; il l'était!… Tout à coup, soit pour s'amuser à mesurer la longanimité des Russes, soit repentir chrétien… (il affectait du respect pour les choses saintes; l'hypocrisie même a pu se changer en dévotion vraie à certains moments d'une vie toute surnaturelle, car la grâce, cette manne des esprits, ce poison céleste pénètre par intervalles dans le coeur des plus grands criminels, tant que la mort n'a pas consommé leur réprobation)… soit donc repentir chrétien, soit peur, soit caprice, soit fatigue, soit ruse, un jour il dépose son sceptre, c'est-à-dire sa hache, et jette sa couronne à terre. Alors, mais alors seulement dans tout le cours de ce long règne, l'Empire s'émeut: la nation menacée de délivrance se réveille comme en sursaut: les Russes, jusque-là témoins muets, instruments passifs de tant d'horreurs, retrouvent la voix, et cette voix, du peuple qui prétend être la voix de Dieu, s'élève tout à coup pour déplorer la perte d'un tel tyran!… Peut-être doutait-on de sa bonne foi, on craignait à juste titre ses vengeances, si l'on eût accepté sa feinte abdication: qui sait si tout cet amour pour le prince n'avait pas sa source dans la terreur qu'inspirait le tyran; les Russes ont raffiné la peur en lui donnant l'amour pour masque.
Moscou est menacé d'invasion (le pénitent avait bien choisi son temps); on craint l'anarchie, autrement dit, les Russes prévoient le moment où, ne pouvant se garantir de la liberté, ils seront exposés à penser, à vouloir par et pour eux-mêmes, à se montrer hommes, et, qui pis est, citoyens: ce qui ferait le bonheur d'un autre peuple exaspère celui-ci. Bref, la Russie aux abois, énervée par sa longue incurie, tombe éperdue aux pieds d'Ivan, qu'elle redoute moins qu'elle ne se craint elle-même; elle implore ce maître indispensable, ramasse sa couronne et son sceptre ensanglantés, les lui rend, et lui demande pour unique faveur la permission de reprendre le joug de fer qu'elle ne se lassera jamais de porter.
Si c'est de l'humilité, elle va trop loin, même pour des chrétiens; si c'est de la lâcheté, elle est impardonnable; si c'est du patriotisme, il est impie. Que l'homme brise son orgueil, il fait bien; qu'il aime l'esclavage, il fait mal; la religion humilie, l'esclavage avilit; il y a entre eux la différence de la sainteté à la brutalité.
Quoi qu'il en soit, les Russes étouffant le cri de leur conscience croient au prince plus qu'à Dieu; aussi se font-ils une vertu de sacrifier tout au salut de l'Empire;… détestable Empire que celui dont l'existence ne pourrait se perpétuer qu'au mépris de la dignité humaine!!!… Aveuglés par leur idolâtrie monarchique, à genoux devant l'idole politique qu'ils se sont faite, les Russes, ceux de notre siècle aussi bien que ceux du siècle d'Ivan, oublient que le respect pour la justice, que le culte de la vérité importent plus à tous les hommes, y compris les Slaves, que le sort de la Russie.
Ici m'apparaît encore une fois, dans ce drame aux formes antiques, l'intervention d'un pouvoir surnaturel. On se demande en frémissant quel est l'avenir réservé par la Providence à une société qui paie à ce prix la prolongation de sa vie.
J'ai trop souvent lieu de vous le faire remarquer, un nouvel Empire romain couve en Russie sous les cendres de l'Empire grec. La peur seule n'inspire pas tant de patience. Non, croyez-en mon instinct, il est une passion que les Russes comprennent comme aucun peuple ne l'a comprise depuis les Romains: c'est l'ambition. L'ambition leur fait sacrifier tout, absolument tout, comme Bonaparte, à la nécessité d'être.
C'est cette loi souveraine qui soumet une nation à un Ivan IV: un tigre pour Dieu plutôt que l'anéantissement de l'Empire: telle fut la politique russe sous ce règne qui a fait la Russie, et qui m'épouvante bien plus encore par la longanimité des victimes que par la frénésie du tyran; politique d'instinct ou de calcul, peu m'importe!… Ce qui m'importe, et ce que je vois avec terreur, c'est qu'elle se perpétue tout en se modifiant d'après les circonstances, et qu'aujourd'hui encore elle produirait les mêmes effets sous un règne semblable, s'il était donné à la terre de faire naître deux fois un Ivan IV.
Admirez donc ce tableau unique dans l'histoire du monde: les Russes, avec le courage et la bassesse des hommes qui veulent posséder la terre, pleurent aux pieds d'Ivan pour qu'il continue de les gouverner… vous savez comment, et pour qu'il leur conserve ce qui ferait haïr la société à tout peuple qui ne serait pas enivré du pressentiment fanatique de sa gloire à venir.
Tous jurent, les grands, les petits, les boyards, les marchands, les castes et les individus, en un mot, la nation entière jure avec larmes, avec amour de se soumettre à tout, pourvu qu'il ne l'abandonne pas à elle-même: ce comble d'infortune est le seul revers que les Russes, dans leur ignoble patriotisme, ne puissent envisager de sang-froid, attendu que l'inévitable désordre qui en résulterait détruirait leur empire d'esclaves. L'ignominie, poussée à ce degré, approche du sublime, c'est de la vertu: elle perpétue l'État… mais quel État, bon Dieu!… Le moyen déshonore le but!
Cependant la bête féroce attendrie prend en pitié les animaux dont elle fit longtemps sa pâture, elle promet au troupeau de recommencer à le décimer, elle reprend le pouvoir sans concessions, au contraire, à des conditions absurdes, et toutes à l'avantage de son orgueil et de sa fureur; encore les fait-elle accepter comme des faveurs à ce peuple exalté pour la soumission autant que d'autres sont fanatiques de liberté, à ce peuple altéré de son propre sang, et qui veut qu'on le tue pour amuser son maître; car il s'inquiète, il tremble dès qu'il respire en paix.
À dater de ce moment s'organise une tyrannie méthodique, et pourtant si violente, que les annales du genre humain n'offrent rien de semblable, vu qu'il y a autant de démence à la subir qu'à l'exercer. Prince et nation, à cette époque, tout l'Empire devient frénétique: mais les suites de l'accès durent encore.
Le redoutable Kremlin, avec tous ses prestiges, avec ses portes de fer, ses souterrains fabuleux, ses inaccessibles remparts élevés jusqu'au ciel, ses mâchicoulis, ses créneaux, paraît un asile trop faiblement défendu à l'insensé monarque qui veut exterminer la moitié de son peuple pour pouvoir gouverner l'autre en paix. Dans ce coeur qui se pervertit lui-même à force de terreur et de cruauté, où le mal et l'effroi qu'il engendre font chaque jour de nouveaux ravages, une inexplicable défiance, car elle est sans motif apparent, ou du moins positif, s'allie à une atrocité sans but; ainsi la lâcheté la plus honteuse plaide en faveur de la férocité la plus aveugle. Nouveau Nabuchodonosor, le Roi est changé en tigre.
Il se retire d'abord dans un palais voisin du Kremlin, et qu'il fait fortifier comme une citadelle, puis dans une solitude: la Slobode Alexandrowsky. Ce lieu devient sa résidence habituelle. C'est là que parmi les plus débauchés, les plus perdus de ses esclaves, il se choisit pour garde une troupe d'élite, composée de mille hommes, qu'il appelle les élus: opritchnina. À cette légion infernale il livre, pendant sept années consécutives, la fortune, la vie du peuple russe: je dirais son honneur, si ce mot pouvait avoir un sens chez des hommes qu'il fallait bâillonner pour les gouverner à leur gré.
Voici comment Karamsin, tome IX, page 96, nous peint Ivan IV, en l'année 1565, dix-neuf ans après son couronnement:
«Ce prince, dit-il, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin; de petits yeux gris, mais brillants, pleins de feu, et au total, une physionomie qui avait eu autrefois de l'agrément. À cette époque, il était tellement changé qu'à peine on pouvait le reconnaître. Une sombre férocité se peignait dans ses traits déformés. Il avait l'oeil éteint, il était presque chauve, et il ne lui restait plus que quelques poils à la barbe, inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme! Après une nouvelle énumération des fautes commises par les boyards, il répéta son consentement à garder la couronne, s'étendit longuement sur l'obligation imposée aux princes de maintenir la tranquillité dans leurs États, et de prendre à cet effet toutes les mesures qu'ils jugent convenables; sur le néant de la vie humaine, la nécessité de porter ses regards au delà du tombeau; enfin il proposa l'établissement de l'opritchnina, nom jusqu'alors inconnu. Les résultats de cet établissement firent de nouveau trembler la Russie.
* * * * *
Le Czar annonça qu'il choisirait mille satellites parmi les princes, les gentilshommes et les enfants boyards[34], et qu'il leur donnerait, dans ses districts, des fiefs dont les propriétaires actuels seraient transférés dans d'autres lieux.
«Il s'empara, dans Moscou même, de plusieurs rues, d'où il fallut chasser les gentilshommes et employés qui ne se trouvaient pas inscrits dans le millier du Czar. […] Comme s'il eût pris en haine les augustes souvenirs du Kremlin et les tombeaux de ses ancêtres, il ne voulut pas habiter le magnifique palais d'Ivan III; en dehors des murs du Kremlin, il en fit construire un nouveau, entouré de remparts élevés, ainsi qu'une forteresse. Cette partie de la Russie et de Moscou, ce millier du Czar, cette cour nouvelle, formèrent ensemble une propriété particulière d'Ivan IV, placée sous sa dépendance immédiate, et reçut le nom d'opritchnina.»
Plus loin, pages 99 et suivantes, même tome, on voit recommencer les supplices des boyards, c'est-à-dire le règne d'Ivan IV.
«Le 4 février, Moscou vit remplir les conditions annoncées par le Czar au clergé, ainsi qu'aux boyards, dans le bourg d'Alexandrowsky. On commença les exécutions des prétendus traîtres accusés d'avoir conspiré, avec Kourbsky, contre les jours du monarque, de la Czarine Anastasie et de ses enfants. La première victime fut le célèbre Voiëvode, prince Alexandre Gorbati-Schouïsky, descendant de saint Vladimir, de Vsevolod-le-Grand et des anciens princes de Souzdal. Cet homme, d'un génie profond, militaire habile, animé d'une égale ardeur pour la religion et la patrie, qui avait enfin puissamment contribué à la réduction du royaume de Kazan, fut condamné à mort, ainsi que son fils Pierre, jeune homme de dix-sept ans[35]. Ils se rendirent tous deux au lieu du supplice avec calme et dignité, sans frayeur, et se tenant par la main; afin de ne pas être témoin de la mort de l'auteur de ses jours, le jeune Pierre présenta le premier sa tête au glaive; mais son père le fit reculer en disant avec émotion: «Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir.» Le jeune homme lui cède le pas, et aussitôt la tête du prince est détachée du corps; son fils la prend entre ses mains, la couvre de baisers, et levant les yeux au ciel, il se livre d'un air serein entre les mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, prince Khovrin, Grec d'origine; le grand officier Golovin, le prince Soukhoï Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky furent décapités le même jour. Le prince Sheviref fut empalé. On rapporte que cet infortuné supporta pendant un jour entier ses horribles souffrances, mais que soutenu par la religion, il les oubliait pour chanter le cantique de Jésus. Les deux boyards, princes Kourakin et Nemoï furent contraints d'embrasser l'état monastique: un grand nombre de gentilshommes et d'enfants boyards virent leurs biens confisqués, d'autres furent exilés…»
À la page 103, même tome, Karamsin nous décrit la manière dont le Czar formait sa nouvelle garde, qui ne fut pas longtemps restreinte au nombre de mille, annoncé d'abord, ni choisie parmi les classes élevées de la société.
«On amenait, dit-il, des jeunes gens dans lesquels on ne recherchait pas la distinction du mérite, mais une certaine audace, cités par leurs débauches, et une corruption qui les rendait propres à tout entreprendre; Ivan leur adressait des questions sur leur naissance, leurs amis, leurs protecteurs. On exigeait surtout qu'ils n'eussent aucune espèce de liaison avec les grands boyards: l'obscurité, la bassesse même de l'extraction était un titre d'adoption. Le Czar porta leur nombre jusqu'à six mille hommes, qui lui prêtèrent serment de le servir envers et contre tous; de dénoncer les traîtres, de n'avoir aucune relation avec les citoyens de la commune, c'est-à-dire avec tout ce qui n'était pas inscrit dans la légion des élus[36], de ne connaître ni parenté ni famille lorsqu'il s'agirait du souverain. En récompense leur Czar leur abandonna, non-seulement les terres, mais encore les maisons et les biens meubles de douze mille propriétaires, qui furent chassés, les mains vides, des lieux affectés à la légion, de sorte qu'un grand nombre d'entre eux, hommes distingués par leurs services, couverts d'honorables blessures, se trouvèrent dans la cruelle nécessité de partir à pied, pendant l'hiver, avec leurs femmes et leurs enfants pour d'autres domaines éloignés et déserts, etc., etc., etc.»
C'est encore dans Karamsin qu'il faut lire les résultats de cette institution infernale. Mais les développements dont l'histoire appuie son récit ne peuvent trouver place dans un cadre aussi resserré que celui-ci.
Une fois cette horde lâchée contre le pays, on ne voit partout que rapines, qu'assassinats; les villes sont pillées par les nouveaux privilégiés de la tyrannie, et toujours impunément. Les marchands, les boyards avec leurs paysans, les bourgeois, enfin tout ce qui n'est pas des élus appartient aux élus. Cette garde terrible est comme un seul homme dont l'Empereur est l'âme.
Des tournées nocturnes se font dans Moscou et aux environs au profit des pillards; le mérite, la naissance, la fortune, la beauté, tous les genres d'avantages nuisent à qui les possède: les femmes, les filles qui sont belles et qui ont le malheur de passer pour vertueuses, sont enlevées afin de servir de jouets à la brutalité des favoris du Czar. Ce prince retient les malheureuses dans son repaire; puis quand il est las de les y voir, on renvoie à leurs époux, à leur famille celles qu'on n'a pas fait périr dans l'ombre par des supplices inventés tout exprès pour elles. Ces femmes échappées aux griffes des tigres reviennent mourir de honte dans leurs foyers déshonorés.
C'est peu; l'instigateur de tant d'abominations, le Czar veut que ses propres fils prennent part aux orgies du crime; par ce raffinement de tyrannie, il ôte jusqu'à l'avenir à ses stupides sujets.
Espérer en un règne meilleur ce serait conspirer contre le souverain actuel. Peut-être aussi craindrait-il de trouver un censeur dans un fils moins impur, moins dégradé qu'il ne l'est lui-même. D'ailleurs… faut-il sonder la profondeur de cet abîme de corruption? Ivan trouve de la volupté à pervertir: c'est une autre espèce de mort. En perdant l'âme il se repose de la fatigue de tuer le corps, mais il continue de détruire. Tel est son délassement.
Dans la conduite des affaires, la vie de ce monstre est un mélange inexplicable d'énergie et de lâcheté. Il menace ses ennemis tant qu'il se croit le plus fort; vaincu, il pleure, il prie; il rampe, il se déshonore, il déshonore son pays, son peuple, et toujours sans éprouver de résistance!!! La honte, ce dernier châtiment des nations qui se manquent à elles-mêmes, ne dessille pas les yeux des Russes!…
Le khan de Crimée brûle Moscou, le Czar fuit: il revient quand sa capitale est un tas de cendres; sa présence produit plus de terreur parmi ce reste d'habitants que n'en avait causé celle de l'ennemi. N'importe, pas un murmure ne rappelle au monarque qu'il est homme et qu'il a failli en abandonnant son poste de Roi.
Les Polonais, les Suédois éprouvent tour à tour les excès de son arrogance et de sa lâcheté. Dans les négociations avec le khan de Crimée, il s'abaisse au point d'offrir aux Tatars Kazan et Astrakan, qu'il leur avait arrachés jadis avec tant de gloire. Il se joue de la gloire comme de tout.
Plus tard on le verra livrer à Étienne Batori la Livonie, ce prix du sang, ce but des efforts de sa nation pendant des guerres de plusieurs siècles; mais malgré les trahisons réitérées de son chef, la Russie, infatigable dans la servilité, ne se dégoûte pas un instant d'une obéissance aussi onéreuse qu'avilissante; l'héroïsme eût coûté moins cher à cette nation acharnée contre elle-même. De nos jours encore, Karamsin se croit obligé d'adoucir en ces termes l'indignation que devrait inspirer à tous les Russes la déshonorante conduite de leur chef:
«Nous avons déjà fait mention des institutions militaires de ce règne: Jean, dont la lâcheté sur le champ de bataille couvrait de honte les drapeaux de la patrie, lui laissa cependant une armée mieux disciplinée et beaucoup plus nombreuse qu'elle n'en avait jamais eu jusqu'alors.» Tom. IX, page 567. Ceci est un fait; mais comment n'y pas ajouter un mot pour protester en faveur de l'humanité et de la gloire nationale.
C'est sous ce règne que la Sibérie fut pour ainsi dire découverte et qu'elle fut conquise par d'héroïques aventuriers moscovites. Il était dans la destinée d'Ivan IV de léguer à ses successeurs ce moyen de tyrannie.
Ivan ressent pour Élisabeth d'Angleterre une sympathie qui tient de l'instinct; les deux tigres se devinent, ils se reconnaissent de loin; les affinités de leur nature agissent malgré la différence des situations qui explique celle des actes. Ivan IV est un tigre en liberté, Élisabeth un tigre en cage.
Toujours en proie à des terreurs imaginaires, le tyran moscovite écrit à la cruelle fille de Henri VIII, à la triomphante rivale de Marie Stuart pour lui demander un asile dans ses États en cas de revers de fortune. Celle-ci lui répond une lettre détaillée et pleine de tendresse. Karamsin ne cite textuellement que des parties de cette lettre: je traduis littéralement les passages anglais qu'il nous donne; l'original est conservé, dit-il, dans les archives de la Russie.
«Au cher et très-grand, très-puissant prince, notre frère Empereur et grand-duc Ivan Vassili, souverain de toute la Russie.
«Si à une époque il arrive que vous soyez par quelque circonstance casuelle, ou par quelque conspiration secrète, ou par quelque hostilité étrangère, obligé de changer de pays, et que vous désiriez venir dans notre royaume, ainsi que la noble Impératrice, votre épouse, et que vos enfants chéris, avec tout honneur et courtoisie nous recevrons et nous traiterons Votre Altesse et sa suite comme il convient à un si grand prince, vous laissant mener une vie libre et tranquille avec tous ceux que vous amènerez à votre suite. Et il vous sera loisible de pratiquer votre religion chrétienne en la manière que vous aimerez le mieux, car nous n'avons pas la pensée d'essayer de rien faire pour offenser Votre Majesté ou quelqu'un de vos sujets, ni de nous mêler en aucune façon de la conscience et de la religion de Votre Altesse, ni de lui arracher sa foi par violence. Et nous désignerons un endroit dans notre royaume que vous habiterez à vos propres frais aussi longtemps que vous voudrez bien rester chez nous. Nous promettons ceci par notre lettre et par la parole d'un souverain chrétien. En foi de quoi, nous la Reine Élisabeth, nous souscrivons cette lettre de notre propre main en présence de notre noblesse et conseil:
«Nicolas Bacon chevalier, (le père du célèbre philosophe), grand chancelier de notre royaume d'Angleterre, William lord Parr, marquis de Northampton, chevalier de la Jarretière, Henri comte d'Arundell, chevalier dudit ordre, Robert Dudley lord Debigh, comte de Leicester, grand écuyer et chevalier de la Jarretière. Suivent encore quelques noms dont le dernier est Cecil, chevalier, premier secrétaire.»
Dans la conclusion, la Reine ajoute ces lignes: «Promettant que nous unirons nos forces pour combattre ensemble nos ennemis communs, et que nous observerons tout ce qui est exprimé dans cette lettre, aussi longtemps que Dieu nous prêtera vie, et cela est confirmé par la parole et la foi royale.
«À notre palais de Hampton-Court, le 18 mai, 12e année de notre règne et l'an de Notre-Seigneur 1570.» (Note 44 du tom. IX de l'Histoire de Russie par Karamsin, pages 620, 621, 622.)
Cette amitié dura jusqu'à la fin de la vie du Czar qui fut même au moment de contracter un huitième mariage avec Marie Hastings, parente de la Reine d'Angleterre; mais la réputation d'Ivan IV n'exerça pas sur l'imagination de sa fiancée le même prestige qui fascinait le mâle esprit d'Élisabeth; heureusement il n'est pas donné à beaucoup de coeurs de ressentir les attraits de la cruauté.
Les négociations relatives à ce projet de mariage avaient été entamées par un des médecins de la cour d'Angleterre, Robert Jacobi, qu'Élisabeth envoya près de son ami, peu de temps avant la mort de ce prince; Jacobi était porteur d'une lettre ainsi conçue:
«Je vous cède, mon frère chéri, l'homme le plus habile dans l'art de guérir, bien qu'il me soit très-utile, mais parce qu'il vous est nécessaire; vous pouvez en toute confiance lui abandonner votre santé. Je vous envoie avec lui des pharmaciens et des chirurgiens, expédiés de gré ou de force, quoique nous n'ayons pas nous-mêmes un nombre suffisant de gens de cette espèce.»
(Histoire de Russie par Karamsin, tom. IV, p. 533.)
Ces relations suffisent pour faire connaître l'espèce de liaison que l'instinct du despotisme et les intérêts commerciaux, dès lors les premiers de tous pour l'Angleterre, avaient fondée entre les deux souverains. Achevons l'esquisse de la tyrannie d'Ivan.
Un jour il imagine de se revêtir du froc, il en revêt ses compagnons de débauche; travesti de la sorte, il continue d'épouvanter le ciel et la terre par son inhumanité ainsi que par son libertinage monstrueux. Il émousse l'indignation dans le coeur des peuples; il tente le désespoir, mais toujours en vain! À l'insatiable cruauté, à la démence du maître, l'esclave oppose une inépuisable résignation: les Russes veulent vivre sous ce prince, ils l'aiment avec ses fureurs et ses déportements; prenant en pitié ses terreurs, ils donnent volontiers leur vie pour le rassurer. Ils se trouvent assez heureux, assez indépendants, assez hommes, pourvu qu'il soit Czar et qu'il règne. Rien n'assouvit leur inextinguible soif de servitude, ce sont des martyrs d'abjection; jamais brute ne fut plus généreuse, je veux dire plus aveugle dans sa soumission… Non, l'obéissance poussée à cet excès n'est plus de la patience, c'est de la passion; et voilà le mot de l'énigme!
Chez les nations encore jeunes, il existe une telle foi en l'universelle présence de Dieu, un tel sentiment de son intervention dans les moindres événements de ce monde, que la marche des affaires humaines n'y est jamais attribuée à l'homme; tout ce qui arrive est le résultat d'un décret du ciel; quels sont les biens périssables que n'abandonne pas avec joie un vrai croyant? La vie n'est rien pour qui n'aspire qu'au bonheur des élus. Quelle que soit la main qui vous ôte le jour, elle vous sert au lieu de vous nuire. Vous quittez peu pour trouver beaucoup, vous souffrez un temps pour jouir pendant une éternité; qu'est-ce que la possession de la terre entière en comparaison du prix assuré à la vertu, à cet unique bien dont la tyrannie ne puisse dépouiller les hommes, puisqu'au contraire le bourreau accroît, centuple ce trésor des victimes par les moyens de sanctification qu'il offre à leur résignation pieuse?
C'est ainsi que raisonnent les peuples passionnés pour la soumission à toute épreuve; mais jamais cette dangereuse religion n'a produit autant de fanatiques qu'en a vu et qu'en voit encore la Russie.
On frémit en reconnaissant à quel usage les vérités religieuses peuvent servir ici-bas; et l'on tombe à genoux devant Dieu pour lui demander une grâce, une seule, c'est de vouloir que les interprètes de sa suprême sagesse soient toujours des hommes libres: un prêtre esclave est inévitablement un menteur, un apostat, et peut devenir un bourreau. Toute église nationale est au moins schismatique et dès lors dépendante. Le sanctuaire, une fois qu'il a été profané par la révolte, devient une officine où se distille le poison sous l'apparence du remède. Tout véritable prêtre est citoyen du monde et pèlerin du ciel. Sans s'élever au dessus des lois de son pays comme homme, il n'a pour juge de sa foi comme apôtre que l'évêque des évêques, que le seul pontife indépendant qu'il y ait sur la terre. C'est l'indépendance du chef visible de l'Église qui assure à tous les prêtres catholiques la dignité sacerdotale. C'est elle aussi qui promet au pape la perpétuité du pouvoir. Tous les autres prêtres reviendront à l'Église mère quand ils reconnaîtront la sainteté de leur mission; et ils pleureront l'éclatante honte de leur apostasie. Alors le pouvoir temporel ne trouvera plus de ministres pour justifier ses envahissements contre le spirituel. Le schisme et l'hérésie, ces religions nationales, feront place à l'Église catholique, à la religion du genre humain; car selon la belle expression de M. de Chateaubriant, le protestantisme est la religion des princes.
Toutefois, il faut le dire, malgré la timidité proverbiale du clergé russe, c'est encore le pouvoir religieux qui, durant l'incompréhensible règne d'Ivan IV, a le plus longtemps résisté. Plus tard, Pierre Ier et Catherine II ont bien vengé leur prédécesseur des hardiesses de l'Église. Le sacrifice est consommé; le prêtre russe, appauvri, humilié, dégradé, marié, privé de son chef suprême dans l'ordre spirituel, dépouillé de tout prestige, de toute-puissance surnaturelle, homme de chair et de sang, se traîne à la suite du char triomphal de son ennemi qu'il appelle encore son maître; il est devenu de que ce maître a voulu qu'il fût: le plus humble des esclaves de l'autocratie; grâce à la persévérance de Pierre Ier et de Catherine II, Ivan IV est content. Désormais, d'un bout de la Russie à l'autre, on est sûr que la voix de Dieu ne peut plus couvrir la voix de l'Empereur.
Tel est l'inévitable abîme où tomberont à la fin toutes les églises nationales; les circonstances pourront être diverses, l'asservissement moral sera le même partout; partout où le prêtre abdique, l'État usurpe. Faire secte, c'est enchaîner le sacerdoce. Dans toute église séparée du tronc, la conscience du prêtre est une puissance illusoire; dès lors, la pureté de la foi s'altère, et la charité, ce feu du ciel, dont le coeur des saints est brûlé, dégénère en humanité!!…
Alors, on voit la grâce céder la place à la raison, qui en matière de foi, n'est que l'auxiliaire hypocrite de la force matérielle.
De là vient la haine profonde de tous les ministres et de tous les docteurs sectaires contre le prêtre catholique. Tous reconnaissent qu'il est leur seul ennemi, car lui seul est prêtre, lui seul enseigne; les autres plaident.
Si l'on veut compléter le portrait d'Ivan IV, il faut encore recourir à
Karamsin: je vais donc choisir dans son histoire, pour terminer mon
travail, quelques passages des plus caractéristiques, tome IX, page 343
(Karamsin).
«Des querelles de prééminence avaient lieu dans le service de la Cour.» (Vous le voyez, l'étiquette régnait dans l'antre de la bête féroce.) «Le beau Boris Godounof[37], nouvel échanson et favori de Jean, eut à ce sujet, en 1578, un procès avec le prince Basile Sitzky: le fils de celui-ci refusait de servir à la table du Czar de pair avec Boris; et, bien que le prince Basile fût revêtu de la dignité de boyard, Godounof fut déclaré par une lettre patente du souverain, plus élevé que lui de plusieurs rangs, parce que l'aïeul de Godounof était inscrit dans les anciens registres avant les Sitzky; mais, s'il fermait les yeux sur les disputes des voiëvodes à l'occasion de la primauté, il ne leur pardonnait jamais de fautes dans leur conduite militaire: par exemple, le prince Michel Nozdrovoty, officier de haut rang, fut fouetté dans les écuries pour avoir mal disposé le siége de Milten.»
Voilà comment le Czar entendait la dignité de la noblesse et de l'armée. Ce fait qui se passa en 1577, me rappelle un autre fait de l'histoire de Russie, tout moderne, puisqu'il est arrivé de nos jours. Je m'applique à confronter les époques, pour vous prouver qu'il y a moins de différence que vous ne pensez, entre le passé et le présent de ce pays. C'était à Varsovie, du temps du grand-duc Constantin, et sous le règne de l'Empereur Alexandre, le plus philanthrope des Czars.
Un jour Constantin passait sa garde en revue; et voulant montrer à un étranger de marque à quel point la discipline était observée dans l'armée russe, il descend de cheval, s'approche d'un de ses généraux… D'UN GÉNÉRAL!… et sans le prévenir d'aucune façon, sans articuler un reproche, il lui perce tranquillement le pied de son épée. Le général demeure immobile, et ne pousse pas une plainte: on l'emporte quand le grand-duc a retiré son épée. Ce stoïcisme d'esclave justifie la définition de l'abbé Galiani: Le courage, disait-il, n'est qu'une très-grande peur!
Les spectateurs de la scène restent muets. Ceci s'est passé dans le XIXe siècle à Varsovie sur la place publique.
Vous le voyez, les Russes de notre époque sont les dignes petits-fils des sujets d'Ivan, et ne venez pas m'objecter la folie de Constantin. Cette folie, supposez-la réelle, devait être connue, puisque la conduite de cet homme depuis sa première jeunesse n'avait été qu'une suite d'actes publics de démence. Or, après tant de preuves d'aliénation mentale, lui laisser commander des armées, gouverner un royaume, c'est afficher un mépris révoltant pour l'humanité, c'est une dérision aussi nuisible à ceux qui exercent l'autorité qu'insultante pour ceux qui obéissent. Mais moi, je nie la folie du grand-duc Constantin; et je ne vois dans sa vie qu'une cruauté effrénée.
On a souvent répété que la folie était héréditaire dans la famille Impériale de Russie: c'est une flatterie. Je crois que ce mal tient à la nature même du gouvernement et non à l'organisation vicieuse des individus. Le pouvoir absolu, quand il est une vérité, troublerait, à la longue, la raison la plus ferme; le despotisme aveugle les hommes; peuple et souverain, tous s'enivrent ensemble à la coupe de la tyrannie. Cette vérité me paraît prouvée jusqu'à l'évidence par l'histoire de Russie.
Continuons nos extraits, même page: c'est un annaliste livonien, cité par Karamsin, qui parle. Cette fois, nous verrons successivement en scène un ambassadeur et un supplicié, tous deux également idolâtres de leur maître et bourreau. «Ni les supplices, ni le déshonneur ne pouvaient affaiblir le dévouement de ces hommes à leur souverain. Nous allons en citer un mémorable témoignage: Le prince Sougorsky, envoyé vers l'Empereur Maximilien en 1576, tomba malade au moment où il traversait la Courlande. Par respect pour le Czar, le duc fit demander plusieurs fois des nouvelles de cet envoyé par son propre ministre qui l'entendait répéter sans cesse: Ma santé n'est rien, pourvu que celle de notre souverain prospère. Le ministre étonné, lui dit:—Comment pouvez-vous servir un tyran avec autant de zèle?—Nous autres Russes, répondit le prince Sougorsky, nous sommes toujours dévoués à nos Czars bons ou cruels. Pour preuve de ce qu'il avançait, le malade raconta que quelque temps auparavant, Jean avait fait empaler un de ses hommes de marque POUR UNE FAUTE LÈGÈRE, que cet infortuné avait vécu vingt-quatre heures dans des tourments affreux, s'entretenant avec sa femme et ses enfants, et répétant sans cesse: Grand Dieu! protége le Czar[38]!… C'est-à-dire (ajoute Karamsin lui-même) que les Russes faisaient gloire de ce que leur reprochaient les étrangers: d'un dévouement aveugle et sans bornes à la volonté du monarque, lors même que dans ses écarts les plus insensés, il foulait aux pieds toutes les lois de la justice et de l'humanité.»
Je regrette de n'oser multiplier ces curieuses citations; mais il faut choisir. Je me bornerai donc à copier encore ici la correspondance du Czar avec une de ses créatures, tome IX, page 264:
«Le khan de Crimée avait en son pouvoir Vassili Griaznoï, l'un des favoris de Jean, fait prisonnier par les Tatars dans une reconnaissance, près de Moloschnievody; il offrit de l'échanger contre Mouzza Divy, proposition que le Czar ne voulut pas accepter, bien qu'il plaignît le sort de Griaznoï, et qu'il lui écrivît des lettres amicales, dans lesquelles, selon son caractère, il ridiculisait les services de son favori malheureux. Tu as cru, lui disait-il, qu'il était aussi facile de faire la guerre aux Tatars que de plaisanter à ma table; ils ne sont pas comme vous autres. Ils ne s'endorment pas en pays ennemi, et ne répètent pas sans cesse: Il est temps de retourner chez nous!… Quelle singulière idée t'est venue de te faire passer pour un homme de marque! Il est vrai qu'obligé d'éloigner les perfides boyards qui nous entouraient, nous avons dû rapprocher de notre personne des esclaves comme toi de basse extraction: mais tu ne dois pas oublier ton père et ton aïeul. Oses-tu t'égaler à Divy? La liberté te rendrait un lit voluptueux, tandis qu'elle lui mettrait un glaive à la main contre les chrétiens. Il doit suffire que protégeant ceux de nos esclaves qui nous servent avec zèle, nous soyons prêts à payer une rançon pour toi.»
La réponse du serviteur est digne de la lettre du maître: la voici telle que Karamsin nous la rapporte: il y a là plus que la peinture du coeur d'un homme vil, on peut s'y faire une idée de l'espionnage exercé dès lors chez l'étranger par les Russes. Il en est peu sans doute qui seraient capables de commettre les crimes de Griaznoï, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il en est plusieurs qui écriraient des lettres pareilles, au moins pour le fond des sentiments, à celle de ce misérable; la voici:
«Mon seigneur, je n'ai pas dormi en pays ennemi: j'exécutais tes ordres, je recueillais des renseignements pour la sûreté de l'Empire; ne me fiant à personne et veillant jour et nuit, j'ai été pris couvert de blessures, au moment de rendre le dernier soupir, abandonné de mes lâches compagnons d'armes. J'exterminais au combat les ennemis du nom chrétien, et pendant ma captivité j'ai fait périr les traîtres Russes qui ont voulu te perdre: ils ont été secrètement immolés de ma main; et il n'en reste plus dans ces lieux un seul au nombre des vivants[39]. Je plaisantais à la table de mon souverain pour l'égayer; aujourd'hui je meurs pour DIEU et pour LUI. C'est par une grâce particulière du Très-Haut que je respire encore; c'est l'ardeur de mon zèle pour ton service qui me soutient, afin que je puisse retourner en Russie pour recommencer à divertir mon prince. Mon corps est en Crimée, mais mon âme est avec Dieu et Ta Majesté. Je ne crains pas la mort, je ne crains que ta disgrâce.»
Telle est la correspondance amicale du Czar avec sa créature.
Karamsin ajoute: «C'étaient des misérables de cette espèce qu'il fallait à Jean pour son gouvernement, et, à ce qu'il croyait, pour sa sûreté.»
Mais tous les événements de ce règne prodigieux, prodigieux surtout par son calme et sa longue durée, s'effacent devant le plus épouvantable des forfaits.
Nous l'avons déjà dit: avili, tremblant au seul nom de la Pologne, Ivan cède à Batori, presque sans combat, la Livonie, province disputée depuis des siècles avec acharnement aux Suédois, aux Polonais, à ses propres habitants, et surtout à ses souverains conquérants, les chevaliers porte-glaive. La Livonie était pour la Russie la porte de l'Europe, la communication avec le monde civilisé; elle faisait depuis un temps immémorial l'objet de la convoitise des Czars et le but des efforts de la nation moscovite; dans un incompréhensible accès de terreur, le plus arrogant, et tout à la fois le plus lâche des princes, renonce à cette proie qu'il abandonne à l'ennemi, non pas à la suite d'une bataille désastreuse, mais spontanément, d'un trait de plume, et quoiqu'il se trouve encore riche d'une innombrable armée et d'un trésor inépuisable: or, écoutez la scène qui fut la première conséquence de cette trahison.
Le Czarewitch, le fils chéri d'Ivan IV, l'objet de toutes ses complaisances, qu'il formait à son image dans l'exercice du crime et dans les habitudes de la plus honteuse débauche, ressent quelque vergogne en voyant la déshonorante conduite de son père et de son souverain; il ne hasarde pas de remontrance, il connaît Ivan; mais, évitant avec soin toute parole qui pourrait ressembler à une plainte, il se borne à demander la permission d'aller combattre les Polonais.
«Ah! tu blâmes ma politique: c'est déjà me trahir, répond le Czar; qui sait si tu n'as pas dans le coeur la pensée de lever l'étendard de la révolte contre ton père?»
Là-dessus, enflammé d'une colère subite, il saisit son bâton ferré et il en frappe avec violence la tête de son fils; un favori veut retenir le bras du tyran; Ivan redouble; le Czarewitch tombe, blessé à mort!
Ici commence la seule scène attendrissante de la vie d'Ivan IV. Le pathétique en est au-dessus de la nature: il faudrait le langage de la poésie pour faire croire à des vertus si sublimes qu'elles en sont incompréhensibles.
Le prince eut une agonie de plus d'un jour: sitôt que le Czar vit qu'il venait de tuer de sa main ce qu'il avait de plus cher au monde, il tomba dans un désespoir sauvage aussi violent que sa colère avait été terrible: il se roulait dans la poussière en poussant des hurlements féroces, il mêlait ses larmes au sang de son malheureux fils, baisant ses plaies, invoquant le ciel et la terre pour lui conserver la vie qu'il venait de lui arracher, appelant à lui, médecins, sorciers et promettant trésors, honneurs, pouvoir à qui lui rendrait l'héritier de son trône, l'unique objet de sa tendresse… de la tendresse d'Ivan IV!!…
Tout est inutile! l'inévitable mort s'approche, le père a frappé: Dieu a jugé le père et le fils; le fils va mourir!!… Mais le supplice est long, Ivan apprendra une fois à souffrir de la douleur d'un autre.
La victime pleine de vie lutte pendant quatre jours entiers contre l'agonie.
Mais à quoi croyez-vous que ces quatre jours sont employés? comment croyez-vous que cet enfant perverti par son père, notez ce point, injustement soupçonné, injurié, tué par son père; comment croyez-vous qu'il se venge de la perte de toutes ses espérances en ce monde et des quatre jours de torture auxquels le ciel le condamne pour l'édification de la terre, et s'il est possible, pour la conversion de son bourreau?
Il passe ce temps d'épreuves à prier Dieu pour son père, à consoler ce père qui ne veut pas le quitter, à le justifier, à lui prouver, à lui répéter avec une délicatesse digne du fils d'un meilleur homme, que son châtiment, si sévère qu'il paraisse n'est point inique, car un fils qui blâme même dans le secret du coeur la conduite d'un père couronné, mérite de périr. La mort est là; ce n'est plus la peur qui parle, c'est la superstition, c'est la foi politique.
Quand les dernières crises approchent, l'infortuné ne pense plus qu'à voiler les horreurs de sa mort aux yeux de son assassin, qu'il vénère à l'égal du meilleur des pères et du plus grand des Rois; il supplie le Czar de s'éloigner.
Et lorsqu'au lieu de céder aux instances du mourant, Ivan dans le délire du remords se jette sur le lit de son fils, puis retombe à genoux par terre pour demander un tardif pardon à sa victime, ce héros de piété filiale retrouve dans le sentiment du devoir une puissance surnaturelle; déjà aux prises avec la mort, il s'arrête au passage, il se suspend un instant à la vie qu'il retient comme par miracle pour répéter avec plus d'énergie et de solennité qu'il est coupable, que sa mort est juste, qu'elle est trop douce; il parvient à déguiser l'agonie à force d'âme, d'amour filial et de respect pour la souveraineté; il cache à son père les tourments d'un corps où la jeunesse révoltée lutte terriblement contre la destruction. Le gladiateur tombe avec grâce, non par un vil orgueil, mais par un effort de charité, uniquement pour adoucir le remords dans le coeur de son coupable père. Il proteste jusqu'à son dernier souffle de sa fidélité, de sa soumission au souverain légitime de la Russie, et il meurt enfin en baisant la main qui l'a tué, en bénissant Dieu, son pays et son père.
Ici toute mon indignation se change en un étonnement pieux; j'admire les merveilleuses ressources de l'âme humaine qui peut remplir sa vocation divine, partout, en dépit des institutions et des habitudes les plus vicieuses… Mais je m'arrête effrayé devant ma pensée, car je sens venir la crainte que la servilité de l'esclave n'ait suivi le martyr dans son triomphe jusqu'aux portes du ciel.
Oh! non, la mort n'est pas flatteuse, pas même en Russie; non, non, cet exemple de vertu surnaturelle nous prouve seulement et c'est une belle chose à prouver, que l'action de la société la plus corrompue est insuffisante pour dénaturer les plans primitifs de la Providence et que l'homme qui, selon Platon, est un ange tombé, peut toujours devenir un saint.
Le Czarewitch expire hors de Moscou dans le repaire de la tyrannie appelé la Slobode Alexandrowsky.
Quelle tragédie! Jamais Rome païenne ni Rome chrétienne n'ont rien produit de plus noble que ces longs adieux du fils d'Ivan IV à son père.
Si les Russes ne savent pas être humains, ils savent quelquefois s'élever au-dessus de l'humanité. Ils font mentir le proverbe vulgaire: pouvant le plus, ils ne peuvent pas le moins.
Karamsin, plus sévère, révoque en doute la sincérité de la douleur du
Czar. Il est vrai qu'elle dura peu, mais je crois qu'elle fut véritable.
Quoi qu'il en soit, il faut le dire, cette épreuve n'adoucit pas le caractère du monstre qui continua jusqu'à la fin de ses jours à s'abreuver de sang innocent et à se vautrer dans la plus sale débauche.
Aux approches du trépas, il se fit porter plusieurs fois dans l'appartement qui renfermait ses trésors. Là, d'un regard éteint, il contemple avidement ses pierres précieuses: impuissantes richesses qui lui échappent avec la vie!
Après avoir vécu en bête féroce, on le voit mourir en satyre; outrageant, par un acte de lubricité révoltante, sa belle-fille elle-même, un ange de vertu, de pureté, la jeune et chaste épouse de son second fils Fedor, devenu, depuis la mort du Czarewitch Jean, l'héritier de l'Empire. Cette jeune femme s'approchait du lit du moribond pour le consoler à ses derniers moments;… mais soudain on la voit reculer et s'enfuir en jetant un cri d'épouvante.
Voilà comme Ivan IV est mort au Kremlin, et… on a peine à le croire, il fut pleuré, pleuré longtemps par la nation tout entière, par les grands, le peuple, les bourgeois et le clergé comme s'il eût été le meilleur des princes. Ces marques de sympathie, libres ou non, ne sont pas encourageantes, il faut l'avouer, pour les souverains bienfaisants. Reconnaissons donc et ne nous lassons pas de le répéter, que le despotisme sans frein produit sur l'esprit humain l'effet d'un breuvage enivrant; mais ce qui accroît mon étonnement et mon épouvante, c'est de voir que la démence de l'homme qui exerce la tyrannie se communique si facilement aux hommes qui la subissent; les victimes deviennent les zélés complices de leurs bourreaux. Voilà ce qu'on apprend en Russie.
Une histoire détaillée et tout à fait véridique de ce pays serait peut-être le livre le plus instructif qu'on pût offrir à la méditation des hommes; mais il est impossible à faire. Karamsin l'a tenté; il a flatté ses modèles et encore s'est-il arrêté avant l'avènement des Romanow. Toutefois l'esquisse affaiblie et abrégée que je viens de vous tracer, suffit pour vous représenter les faits et les hommes vers lesquels la pensée se reporte malgré soi à la vue des terribles murs du Kremlin. L'histoire est là sculptée en figures colossales.
APPENDICE.
En terminant ici ce travail historique préparé depuis mon arrivée à Pétersbourg, je vous répéterai que le portrait des hôtes du palais Impérial, à Moscou, vous aide à vous figurer les lieux. Maintenant vous connaissez la physionomie du Kremlin; un peintre pourrait seul vous donner l'idée de sa forme.
L'art n'a pas de nom pour caractériser l'architecture de cette forteresse infernale; le style de ces palais, de ces prisons, de ces chapelles, surnommées cathédrales, ne ressemble à rien de connu. Le Kremlin n'a point de modèle: il n'est bâti ni dans le goût mauresque, ni dans le goût gothique, ni dans le goût ancien, ni même dans le style byzantin pur, il ne rappelle ni l'Alhambra, ni les monuments de l'Égypte, ni ceux de la Grèce d'aucun temps, ni l'Inde, ni la Chine, ni Rome… C'est, passez-moi l'expression, c'est de l'architecture czarique.
Ivan est l'idéal du tyran, le Kremlin est l'idéal du palais d'un tyran. Le Czar c'est l'habitant du Kremlin; le Kremlin c'est la maison du Czar. J'ai peu de goût pour les mots de nouvelle fabrique, surtout pour ceux qui ne sont encore autorisés que par l'usage que j'en fais, mais l'architecture czarique est une expression nécessaire à tout voyageur, aucune autre ne pourrait vous représenter ce qu'elle peint à la pensée de quiconque sait ce que c'est qu'un Czar.
Rêvez, un jour de fièvre, que vous parcourez l'habitation des hommes que vous venez de voir vivre et mourir devant vous, et vous vous figurerez aussitôt cette ville des géants, dont les édifices s'élèvent les uns sur les autres, au milieu de la ville des hommes. Il y a dans Moscou deux cités en présence, celle des bourreaux et celle des victimes. L'histoire nous montre comment ces deux cités ont pu naître l'une de l'autre, et subsister l'une dans l'autre.
Le Kremlin a été deviné par M. de Lamartine, qui sans l'avoir vu, l'a peint dan» ses descriptions de la ville des géants antédiluviens. Malgré la rapidité du travail, ou peut-être grâce à cette rapidité même qui tient de l'improvisation, il y a dans la Chute d'un Ange des beautés du premier ordre; c'est de la poésie à fresque; mais le public français a pris la loupe pour la juger; il a comparé la première inspiration du génie à des oeuvres achevées; il s'est trompé, ce qui arrive parfois même au public.
J'avoue qu'il m'a fallu pour bien apprécier le mérite de cette ébauche épique, venir jusqu'au pied du Kremlin lire les pages sanglantes de l'Histoire de Russie. Karamsin, tout timide historien qu'il est, est instructif, parce qu'il a un fond de loyauté qui perce à travers ses habitudes de prudence, et qui lutte contre son origine russe et contre ses préjugés d'éducation. Dieu l'avait appelé à venger l'humanité malgré lui peut-être et malgré elle. Sans les ménagements que je lui reproche, on ne l'eût pas laissé écrire: l'équité fait ici l'effet d'une révolution.
J'ajoute divers extraits qui me paraissent appuyer d'une manière frappante l'opinion que ce voyage m'a forcé de prendre des Russes et de la Russie.
Je commence par les excuses que Karamsin croit devoir adresser au despotisme, après avoir osé peindre la tyrannie; le mélange de hardiesse et de crainte que vous reconnaîtrez dans ce passage, vous inspirera, comme il me l'inspire, une admiration mêlée de pitié pour un historien si gêné par les choses dans l'expression des idées.
Volume IX, pages 556 et suivantes: «À peine soustraite au joug des Mogols, la Russie avait dû se voir encore la proie d'un tyran. Elle le supporta et conserva l'amour de l'aristocratie[40], persuadée que Dieu lui-même envoyait parmi les hommes la peste, les tremblements de terre et les tyrans. Au lieu de briser entre les mains de Jean le sceptre de fer dont il l'accablait, elle se soumit au destructeur pendant vingt-quatre années[41], sans autre soutien que la prière et la patience, afin d'obtenir, dans des temps plus heureux, Pierre-le-Grand et Catherine II (l'histoire n'aime pas à citer les vivants). Comme les Grecs aux Thermopyles[42], d'humbles et généreux martyrs périssaient sur les échafauds pour la patrie, la religion et la foi jurée, sans concevoir même l'idée de la révolte[43]. C'est en vain que, pour excuser la cruauté de Jean, quelques historiens étrangers ont parlé des factions qu'elle avait anéanties; d'après le témoignage universel de nos annales, d'après tous les documents officiels, ces factions n'existaient que dans l'esprit troublé du Tzar. Si les boyards, le clergé, les citoyens eussent tramé la trahison qu'on leur imputait avec autant d'absurdité que de sortiléges[44], ils n'auraient point rappelé le tigre de son antre d'Alexandrowsky. Non, il s'abreuvait du sang des agneaux, et le dernier regard que ses victimes jetèrent sur la terre demandait à leurs contemporains, ainsi qu'à la postérité, justice et un souvenir de compassion.
«Malgré toutes les explications possibles, morales et métaphysiques, le caractère d'Ivan, héros de vertu dans sa jeunesse, tyran sanguinaire dans l'âge mûr et au déclin de sa vie, est une énigme pour le coeur humain, et nous aurions révoqué en doute les rapports les plus authentiques sur sa vie, si les annales des autres peuples n'offraient des exemples aussi étonnants.»
Karamsin continue son plaidoyer par un parallèle beaucoup trop flatteur pour Ivan IV, qu'il compare à Caligula, à Néron et à Louis XI, puis l'historien poursuit: «Ces êtres dénaturés, contraires à toutes les lois de la raison, paraissent dans l'espace des siècles comme d'effrayants météores, pour nous montrer l'abîme de dépravation où peut tomber l'homme et nous faire trembler!… La vie d'un tyran est une calamité pour le genre humain, mais son histoire offre toujours d'utiles leçons aux souverains et aux nations. Inspirer l'horreur du mal, n'est-ce pas répandre l'amour du bien dans tous les coeurs? Gloire à l'époque où l'historien, armé du flambeau de la vérité peut, sous un gouvernement autocrate, vouer les despotes à un éternel opprobre, afin de préserver l'avenir du malheur d'en rencontrer d'autres! Si l'insensibilité règne au delà du tombeau, les vivants au moins redoutent la malédiction universelle et la réprobation de l'histoire. Celle-ci est insuffisante pour corriger les méchants, mais elle prévient quelquefois des crimes toujours possibles, parce que les passions exercent aussi leurs fureurs dans les siècles de civilisation. Trop souvent leur violence force la raison à se taire, ou à justifier d'une voix servile les excès qui en sont le résultat.» Pages 558, 559, tome IX, Karamsin, Histoire de Russie.
Suit un éloge de la gloire du monstre. Toutes ces tergiversations morales, toutes ces précautions oratoires se changent innocemment en une satire sanglante; une telle timidité équivaut à de l'audace, car c'est une révélation, révélation d'autant plus frappante qu'elle est involontaire.
Néanmoins les Russes, autorisés par l'approbation du souverain, s'enorgueillissent de ce talent qu'ils admirent, par ordre, tandis qu'ils devraient bannir le livre de toutes leurs bibliothèques, en refaire une édition, déclarer la première apocryphe, ou plutôt en nier l'existence, soutenir qu'elle n'a jamais paru et que la publication n'a commencé qu'à la seconde qui deviendrait la première.
N'est-ce pas leur manière de procéder contre toute vérité gênante? À Saint-Pétersbourg on étouffe les hommes dangereux et l'on supprime les faits incommodes; avec cela on fait ce qu'on veut. Si les Russes ne prennent ce moyen pour se défendre des coups que le livre de leur Karamsin porte au despotisme, la vengeance de l'histoire sera presque assurée, car la vérité est en partie dévoilée.
L'Europe, au contraire, doit des honneurs à la mémoire de Karamsin; quel est l'étranger qui aurait obtenu la permission d'aller fouiller aux sources où il a puisé pour en tirer le peu de clarté qu'il jette sur la plus ténébreuse des histoires modernes? Ne suffit-il pas que le régime despotique rende toujours de telles conséquences possibles, pour qu'il soit jugé et condamné? Un pareil gouvernement ne peut subsister qu'à force de ténèbres…
Il paraît que Dieu veut qu'il dure, dans ce pays singulier; car s'il aveugle l'esprit du peuple, celui des écrivains et des grands, il enseigne au pouvoir absolu, je suis forcé d'en convenir, à tempérer l'ardeur du feu dans la fournaise; la tyrannie est devenue moins pesante, mais son principe persiste et produit trop souvent encore les résultats les plus extrêmes; la Sibérie le sait… les souterrains de la forteresse de Pierre-le-Grand, à Pétersbourg, les prisons de Moscou, de Schlusselbourg, tant d'autres cachots muets et qui me sont inconnus, le savent, la Pologne le sait…
Les décrets de Dieu sont impénétrables: la terre les subit sans les comprendre… Mais malgré son aveuglement, l'homme conserve l'éternel besoin de la justice et de la vérité; ce besoin que rien ne peut étouffer dans les coeurs, est une promesse d'immortalité, car ce n'est point ici-bas qu'il sera satisfait. Il est en nous, mais il vient de plus haut que la terre, et nous conduit plus loin.
Le spiritualisme reproché de nos jours aux chrétiens, par des hommes qui s'efforcent d'expliquer l'Évangile dans un sens favorable à leur politique, et qui veulent appuyer sur la jouissance une religion fondée sur le renoncement, ce spiritualisme qu'on nous représente comme une pieuse fraude de nos prêtres, est pourtant le seul remède que Dieu ait offert aux hommes contre les inévitables maux de la vie telle qu'il la leur a faite et qu'ils se la sont faite eux-mêmes.
Le peuple russe est de tous les peuples civilisés, celui chez lequel le sentiment de l'équité est le plus faible et le plus vague; aussi, en donnant à Ivan IV le surnom de Terrible, accordé autrefois à titre d'éloge à son aïeul Ivan III, n'a-t-il fait justice ni au glorieux monarque, ni au tyran; il a flatté celui-ci après sa mort, et ce trait est encore caractéristique. Est-il vrai qu'en Russie la tyrannie ne meurt pas? Voyez encore Karamsin, pages 600 et 601, vol. IX.
«Il est à remarquer, dit-il, que dans la mémoire du peuple, la brillante renommée de Jean a survécu au souvenir de ses mauvaises qualités. Les gémissements avaient cessé, les victimes étaient réduites en poussière, des événements nouveaux faisaient oublier les anciennes traditions, et le nom de ce prince paraissait en tête du code des lois; il rappelait la conquête de trois royaumes mogols. Les témoignages de ses actions atroces étaient ensevelis au fond des archives. Tandis que dans le cours des siècles, Kazan, Astrakan, la Sibérie étaient aux yeux du peuple d'impérissables monuments de sa gloire. Les Russes qui révéraient en lui l'illustre auteur de leur puissance, de leur civilisation, avaient rejeté ou mis en oubli le surnom de tyran que lui avaient donné ses contemporains. Seulement, d'après quelques souvenirs confus de sa cruauté, ils le nomment encore de nos jours Jean-le-Terrible; mais sans le distinguer de son aïeul, à qui l'ancienne Russie avait accordé la même épithète, plutôt comme éloge qu'à titre de reproche. L'histoire ne pardonne pas aux mauvais princes aussi facilement que les peuples.»
Vous le voyez, le grand prince et le monstre sont qualifiés du même surnom le Terrible!!… et cela par la postérité! C'est de l'équité à la russe; le temps ici est complice de l'injustice. Le Cointe Lavau dans son Guide de Moscou, en décrivant le palais des Czars au Kremlin, ne rougit pas d'invoquer l'ombre d'Ivan IV qu'il ose comparer à David pleurant les fautes de sa jeunesse.
Je ne puis me refuser le plaisir de vous faire lire une dernière citation de Karamsin; c'est le résumé du caractère d'un prince dont la Russie se glorifie. Un Russe seul pouvait parler d'Ivan III comme en parle Karamsin, et croire qu'il en fait l'éloge. Un Russe seul pouvait peindre le règne d'Ivan IV comme le peint Karamsin, et finir ce tableau par des excuses au despotisme. Voici textuellement comment l'historien caractérise le grand Ivan III, l'aïeul d'Ivan IV. Tom. VI, pages 434, 435, 436.
«Fier dans ses relations avec les autres souverains, Ivan III aimait à déployer une grande pompe devant leurs ambassadeurs; il introduisit l'usage de baiser la main du monarque, en signe de faveur distinguée; il voulut, par tous les moyens extérieurs possibles, s'élever au-dessus des hommes pour frapper fortement l'imagination; ayant enfin pénétré le secret de l'autocratie, il devint comme un dieu terrestre aux yeux des Russes, qui commencèrent dès lors (c'est Karamsin ou son traducteur qui souligne ce mot) à étonner tous les autres peuples par une aveugle soumission à la volonté de leur souverain. Le premier, il reçut en Russie le surnom de Terrible; mais terrible seulement à ses ennemis et aux rebelles. Cependant sans être un tyran, comme son petit-fils Jean IV, il avait reçu de la nature une certaine dureté de caractère, qu'il savait modérer par la force de sa raison. Les fondateurs des monarchies se sont rarement fait distinguer par leur sensibilité; et la fermeté nécessaire pour les grandes actions politiques est bien voisine de la rudesse. On dit qu'un seul regard de Jean, lorsqu'il était enflammé de colère, suffisait pour faire évanouir les femmes timides; que les solliciteurs craignaient de s'approcher du trône; qu'à sa table même les grands tremblaient devant lui, n'osant proférer une seule parole ni faire le plus léger mouvement, lorsque le monarque, fatigué d'une bruyante conversation et échauffé par le vin, s'abandonnait au sommeil vers la fin du repas: tous assis dans un profond silence, attendaient un nouvel ordre pour le divertir, ou pour se livrer eux-mêmes à la joie.
«Nous ajouterons aux remarques que nous avons déjà faites sur la sévérité de Jean, que les dignitaires marquants, tant séculiers que membres du clergé dépouillés de leurs emplois pour quelque crime, n'étaient pas exempts du terrible supplice du knout. En 1491, par exemple, le prince Oukhtomsky, le gentilhomme Khomoutof et l'Archimandrite de Tchoudof furent knoutés publiquement pour un faux titre qu'ils avaient fabriqué, à l'effet de s'approprier un domaine appartenant à l'un des frères du grand prince.
«L'histoire n'étant point un panégyrique, il est impossible qu'elle ne trouve pas quelques taches dans la vie des plus grands hommes eux-mêmes. À ne considérer que l'homme dans Jean III, il n'eut point les aimables qualités de Monomaque ni celles de Dmitri Donskoi; mais comme souverain, il s'est placé au plus haut degré de grandeur. Toujours guidé par la circonspection, il parut quelquefois timide ou indécis, mais cette irrésolution fut toujours de la prudence, vertu qui ne nous charme pas autant qu'une généreuse témérité, mais plus propre à consolider ses créations par des progrès lents et d'abord incomplets. Combien d'illustres héros n'ont légué à la postérité que le souvenir de leur gloire! Jean nous a laissé un empire d'une immense étendue, puissant par le nombre de ses peuples, et plus encore par l'esprit de son gouvernement; cet empire enfin qu'il nous est aujourd'hui si doux, si glorieux d'appeler notre patrie.»
Les louanges données par l'historien courtisan au héros me paraissent significatives, autant au moins que les timides reproches adressés au tyran. Le panégyrique du Roi glorieux ressemble tellement à l'arrêt prononcé contre le monstre, que l'un et l'autre servent à mesurer la confusion d'idées et de sentiments qui règne dans les têtes russes les mieux organisées. Cette indifférence au bien et au mal nous fait apprécier la distance qui sépare la Russie du reste de l'Europe.
C'est Ivan III qui fut le véritable fondateur du moderne empire des
Russes; c'est lui aussi qui a rebâti en pierre les murs du Kremlin.
Encore un hôte terrible; encore un esprit bien digne de hanter ce
palais, et de se reposer au sommet de ses tours!!!…
Ce portrait d'Ivan III, par Karamsin, ne dément pas le mot du même grand prince: «Je donnerai la Russie à qui bon me semble.» C'est ce qu'il répondit aux boyards, lorsque ceux-ci réclamaient la couronne au profit de son petit-fils, qu'il dépouillait en faveur du fils de sa seconde femme; car jusqu'à présent la légitimité russe a été soumise au bon plaisir des Czars. Or qui peut dire ce que devient la noblesse dans un pays gouverné de la sorte?
Pierre-le-Grand a confirmé le principe d'Ivan III, en soumettant comme ce prince la succession de la couronne au caprice des Czars. Le même réformateur s'est encore plus approché du tyran, par le supplice qu'il a fait subir à son fils et aux soi-disant complices de ce fils. On va lire un extrait de M. de Ségur qui prouve que le grand réformateur moderne était plus semblable au monstre que l'histoire ne l'a dit. Il s'agit des lois promulguées par Pierre-le-Grand et de la trahison de ce prince envers son malheureux fils, et du supplice des prêtres et autres personnages qui encourageaient le jeune prince dans sa résistance à la civilisation importée de l'Occident, et ordonnée comme le plus saint des devoirs par le cruel fondateur du nouvel empire de Russie.
«Code militaire, divisé en deux parties, en quatre-vingt-onze chapitres et publié dès 1716.
«Le début en est remarquable; soit piété sincère, soit politique d'un chef de religion qui veut conserver dans toute sa force un si puissant mobile, il y déclare que de tous les vrais chrétiens,»—«le militaire est celui dont les moeurs doivent être le plus honnêtes, décentes et chrétiennes; le guerrier chrétien devant être toujours prêt à paraître devant Dieu, sans quoi il n'aurait point la sécurité nécessaire pour le sacrifice continuel que sa patrie exige de lui.»—«Et il termine par cette citation de Xénophon: Que dans les batailles, ceux qui craignent le plus les dieux, sont ceux qui craignent le moins les hommes!»—«Puis il prévoit jusqu'aux moindres délits contre Dieu, contre la discipline, les moeurs, l'honneur, et même contre la civilité! comme s'il eût voulu faire de son armée une nation à part dans la nation, et son modèle.
«Mais c'est là surtout que se développe avec une complaisance effrayante le génie de son despotisme!»—«Tout l'État, dit-il, est en lui, tout doit se faire pour lui, maître absolu et despotique, qui ne doit compte de sa conduite qu'à Dieu seul!»—«C'est pourquoi toute parole injurieuse contre sa personne, tout jugement indécent de ses actions ou intentions, doivent être punis de mort.
«C'était en 1716 que ce Czar se déclarait ainsi en dehors et au-dessus de toutes les lois, comme s'il se fût préparé au terrible coup d'État dont, en 1718, il devait ensanglanter sa renommée.» (Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand, par M. le général comte de Ségur. 2e édition, Baudouin. Paris, livre XI, chapitre VI, pages 489, 490.)
Plus loin: «En septembre 1716, Alexis, pour échapper à la civilisation naissante des Russes, se réfugie au milieu de la civilisation européenne. Il s'est mis sous la protection de l'Autriche, et vit caché dans Naples avec une maîtresse.
«Pierre découvre sa retraite. Il lui écrit. Sa lettre commence par des reproches fondés; elle finit par des menaces terribles s'il n'obéit aux ordres qu'il lui envoie.
«Ces mots surtout y dominent: «Me craignez-vous? Je vous assure et je vous promets, au nom de Dieu et par le jugement dernier, que si vous vous soumettez à ma volonté et que vous reveniez ici, je ne vous ferai subir aucune punition, et que même je vous aimerai encore plus qu'auparavant.»
«Sur cette foi solennelle d'un père et d'un souverain, Alexis revient à Moscou le 3 février 1718, et, le lendemain, il est désarmé, saisi, interrogé, exclu honteusement du trône, lui et sa postérité; il est même maudit s'il ose jamais en appeler.
«Ce n'est pas tout encore: on le jette dans une forteresse. Là, chaque jour, chaque nuit, un père absolu, violant la foi jurée, tous les sentiments, toutes les lois de la nature et celles que lui-même a données à son Empire[45], s'arme, contre un fils trop confiant, d'une inquisition politique égale en insidieuse atrocité à l'inquisition religieuse. Il torture l'esprit pusillanime de cet infortuné par toutes les peurs du ciel et de la terre; il le contraint à dénoncer amis, parents, jusqu'à sa mère; enfin, à s'accuser, à se rendre indigne de vitre, et à se condamner lui-même à mort sous peine de mort.
«Ce long crime dure cinq mois. Il a ses redoublements. Dans les deux premiers, l'exil et le dépouillement de plusieurs grands, l'exhérédation d'un fils, l'emprisonnement d'une soeur, la réclusion, la flagellation de sa première femme, le supplice d'un beau-frère, ne suffisent point.
«Pourtant, dans une même journée, Glébof, un général russe, amant avéré de la Czarine répudiée, vient d'être empalé au milieu d'un échafaud dont les têtes d'un évêque, d'un boyard et de deux dignitaires roués et décapités, marquent les quatre coins[46]. Cet horrible échafaud est lui-même entouré d'un cercle de troncs d'arbres, sur lesquels plus de cinquante prêtres et autres citoyens ont eu la tête tranchée.
«Vengeance effroyable contre ceux dont les intrigues et l'obstination superstitieuse jetèrent ce coeur inflexible dans la nécessité de sacrifier son fils à son Empire! Punition cent fois plus coupable que la faute; car, pour tant d'atrocités, quel motif peut être une excuse? Mais il semble que, poussé par cet instinct soupçonneux des gouvernements contre nature, Pierre se soit obstiné à chercher et à trouver une conspiration où il n'existait qu'une inerte opposition de moeurs, qui espérait et attendait sa mort pour éclater.
«Et pourtant cette horrible boucherie a trouvé des flatteurs! Le vainqueur de Pultawa s'en est lui-même enorgueilli comme d'une victoire. «Quand le feu, a-t-il dit, rencontre la paille, il la consume; mais s'il rencontre du fer, il faut qu'il s'éteigne.» Puis il s'est promené froidement au milieu de ces supplices. On dit même que, poussé par une inquiète férocité, il est venu jusque sur son échafaud interroger encore l'agonie de Glébof, et que celui-ci, lui faisant signe d'approcher de son supplice, lui a craché au visage.
«Moscou elle-même est prisonnière; en sortir sans son aveu est un crime capital. Ses citoyens ont ordre, sous peine de mort, d'être réciproquement leurs espions et leurs délateurs.
«Cependant, la principale victime est restée tremblante, isolée par tant de coups frappés autour d'elle. Pierre l'entraîne alors des prisons de Moscou dans celles de Pétersbourg.
«C'est là surtout qu'il se tourmente à torturer l'âme de son fils pour en extorquer jusqu'aux moindres souvenirs d'irritation, d'indocilité ou de rébellion; il les note chaque jour avec un horrible soin; s'applaudissant à chaque aveu, ajoutant les uns aux autres tous ces soupirs, toutes ces larmes, en dressant un détestable compte; s'efforçant enfin de composer un crime capital de toutes ces velléités, de tous ces regrets auxquels il prétend donner un poids dans la balance de sa justice[47].
«Puis, quand, à force d'interprétations, il croit avoir fait de rien quelque chose, il se hâte d'appeler l'élite de ses esclaves. Il leur dit son oeuvre maudite; il leur en étale l'iniquité féroce et tyrannique avec une naïveté de barbarie, une candeur de despotisme qu'aveugle son droit de souverain absolu, comme s'il existait un droit hors de la justice, et que tout cédât à son but, qui, par bonheur, se trouvait grand et utile.
«Par là, il espère faire attribuer à la justice le sacrifice qu'il fait à sa politique. Il veut se justifier aux dépens de sa victime, et faire taire le double cri de sa conscience et de la nature qui l'importune.
«Après que, par cette longue accusation, ce maître absolu croit avoir irrévocablement condamné, il interpelle les siens. «Ils viennent d'entendre, s'est-il écrié, la longue déduction de crimes presque inouïs dans le monde, dont son fils est coupable contre lui, son père et son souverain. On sait assez que seul il aurait le droit de le juger; néanmoins, il vient leur demander leur secours; car il appréhende la mort éternelle, d'autant plus qu'il a promis le pardon à son fils, et qu'il le lui a juré sur les jugements de Dieu… C'est donc à eux à en faire justice, sans considération pour sa naissance, sans égard pour sa personne, afin que la patrie ne soit point lésée.» Il est vrai qu'à cet ordre clair et terrible, il a entremêlé ces mots grossièrement astucieux: «Qu'on doit prononcer, sans le flatter ni craindre sa disgrâce, si l'on décide que son fils ne mérite qu'une punition légère.»
«Les esclaves ont compris leur maître: ils voient quel est l'horrible secours qu'il leur demande. Aussi, les prêtres consultés n'ont-ils répondu que par des citations de leurs saints livres, choisissant en nombre égal celles qui condamnent et celles qui pardonnent, sans oser mettre de poids dans la balance, pas même cette foi jurée qu'ils craignent de rappeler.
«En même temps, les grands de l'État, au nombre de cent vingt-quatre, ont obéi. Ils ont prononcé la mort unanimement et sans hésiter; mais leur arrêt les condamne eux-mêmes bien plus que leur victime. On y voit les dégoûtants efforts de cette foule d'esclaves se tourmentant à effacer le parjure de leur maître; et comme leur lâche mensonge, s'ajoutant au sien, le fait ressortir davantage!
«Pour lui, il achève inflexiblement: rien ne l'arrête; ni le temps qui vient de s'écouler sur sa colère, ni ses remords, ni le repentir d'un infortuné, ni la faiblesse tremblante, soumise, suppliante! Enfin, tout ce qui, d'ordinaire, même entre ennemis étrangers, apaise et désarme, est sans effet sur le coeur d'un père pour son fils.
«Bien plus, comme il vient d'être son accusateur et son juge, il sera son bourreau. C'est le 7 juillet 1718, le lendemain même du jugement, qu'il va, suivi de tous ses grands, recevoir les dernières larmes de son fils, y mêler les siennes; et quand enfin on le croit attendri, il envoie chercher la forte potion que lui-même a fait préparer! Impatient, il en hâte l'arrivée par un second message; il la fait présenter devant lui comme un remède salutaire, et ne se retire, profondément triste, il est vrai[48], qu'après avoir empoisonné l'infortuné qui implorait encore son pardon. Puis il attribue la mort de sa victime, expirée quelques heures après dans d'affreuses convulsions, à la frayeur dont l'a frappée son arrêt! Il ne couvre toute cette horreur, aux yeux des siens, que de cette grossière apparence: il la juge suffisante à leurs moeurs brutales; leur commandant, au reste, le silence, et étant si bien obéi que, sans les Mémoires d'un étranger témoin, acteur même, dans cet horrible drame, l'histoire en eût à jamais ignoré les terribles et derniers détails.» (Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand, par M. le général comte de Ségur. Livre X, chapitre III, pages 438, 439, 440, 441, 442, 443, 444.)