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La Samaritaine, évangile en trois tableaux, en vers

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LA SAMARITAINE

PREMIER TABLEAU
Le Puits de Jacob

A l'intersection des deux grandes routes qui vont, l'une vers la Mésopotamie, l'autre vers la Grande Mer, le Puits de Jacob, non loin de la ville de Sichem, en Samarie.

Vaste citerne oblongue. Margelle basse sur laquelle on peut s'asseoir. Une voûte de pierre à moitié ruinée arrondit encore une arche au-dessus de ce puits. Rustique manivelle de bois non écorcé qui fait monter et descendre la corde où l'on suspend les urnes.

Un vaste figuier sauvage étire horizontalement ses branches. Il y a là aussi un de ces oliviers dont la pâleur est en Samarie plus argentée qu'ailleurs. Et quelques térébinthes, plus loin, et de sveltes silhouettes de cyprès.

Le fond de la scène est un talus de verdure poudreuse sur lequel sont posées les routes comme une fourche blanche; un sentier sinueux en descend vers le puits, et, derrière ce talus, la vallée de Sichem est bleue.

Le Mont Ébal et le Mont Garizim ferment l'horizon; le Garizim élève vers le ciel les ruines d'un temple; dans le creux qui sépare les deux monts, Sichem éparpille les cubes clairs de ses maisons.

Tel apparaîtra le décor, tout à l'heure, quand se lèvera le jour. Mais, quand le rideau s'ouvre, il fait nuit encore. Belle obscurité transparente. Toutes les étoiles. Debout sur les pierres du puits, dans le noir plus noir de la voûte, un très grand fantôme dont la barbe est celle d'un centenaire, s'appuie, tout blanc, sur un bâton. Un second fantôme, aussi grand, aussi blanc, est immobile sur une marche. Un troisième, pareil aux deux premiers, avec la même barbe, le même bâton de pasteur, avance mystérieusement.

SCÈNE PREMIÈRE

LES OMBRES
PREMIÈRE OMBRE, glissant vers le puits.
Poussé par la brise des nuits,
Et vagabond jusqu'à l'aurore,
Je viens pour des uns que j'ignore,
Comme un fantôme que je suis.
D'une sandale non sonore
Je viens, je glisse et je m'enfuis…
Mais, ô Jéhovah que j'adore!
Quelle est cette grande ombre encore
Qui se tient debout près du puits?
DEUXIÈME OMBRE, à la première.
Barbe blanche dans la nuit brune,
Es-tu d'un vivant de jadis?
Sors-tu du Schéol, oasis
Où l'on dort sur des prés sans lys,
Où l'on va sous un ciel sans lune?
N'es-tu qu'une ombre?
PREMIÈRE OMBRE.
J'en suis une!
DEUXIÈME OMBRE.
Je reconnais ta voix, mon fils.
PREMIÈRE OMBRE.
Mais un spectre encor, sur la pierre,
Se dresse, de blancheurs vêtu!…
(A la troisième ombre.)
Ombre immobile, m'entends-tu?
TROISIÈME OMBRE.
Je reconnais ta voix, mon père.
DEUXIÈME OMBRE.
C'est l'enfant plus pieux que Job,
Qui se tient debout sur la marche!
TROISIÈME OMBRE.
C'est le Père!
PREMIÈRE OMBRE.
Le Patriarche!
TROISIÈME OMBRE.
Abraham!
DEUXIÈME OMBRE.
Isaac!
PREMIÈRE OMBRE.
Jacob!…
JACOB.
Pour quelles sublimes alertes
Retrouvent-ils, nos pieds inertes,
La douce fermeté du sol?
ISAAC.
C'est pour de grandes choses, certes,
Qu'un ange noir aux ailes vertes
A laissé, ce soir, entr'ouvertes
Les portes pâles du Schéol!
JACOB, à Abraham.
Quelles espérances sont nées?
Dis-nous, toi, ce qui souleva,
Ce soir, nos ombres étonnées!
Tu dois savoir les destinées:
Tes cent soixante-dix années
T'ont mis plus près de Jéhovah!
ABRAHAM, à Isaac.
Pourquoi baises-tu la poussière
De la route, pieusement?
ISAAC.
Je me sens contraint de le faire
Par un obscur pressentiment!
ABRAHAM, à Jacob.
Pourquoi baises-tu la margelle
Du puits que tu creusas ici?
JACOB.
Une force surnaturelle
M'oblige à l'adorer ainsi!…
—Toi-même, pourquoi, ce silence,
Si tendrement le respirer?
ABRAHAM.
Je baise dans cet air, d'avance,
La Voix qui le fera vibrer!
ISAAC.
Une voix, dis-tu, Patriarche?
ABRAHAM.
Il vient, il vient, il est en marche,
Et tenez-le pour assuré;
Car ce soir, au Schéol farouche,
Quand j'ai passé près de sa couche,
En mettant un doigt sur sa bouche,
Moïse me l'a murmuré!
JACOB, se prosternant avec Isaac.
Nos cœurs, tout bas, chantent des psaumes!
ABRAHAM.
Bien avant que sur l'or des chaumes
Ne retombe le bleu des nuits,
Ce seront, là même où je suis,
Des soupirs plus doux que des baumes,
Des mots plus grands que des royaumes!…
Voilà pourquoi nos trois fantômes
Viennent errer près de ce puits.
JACOB, à Isaac.
Est-il possible, sur la terre,
Qu'entre tous les puits des humains
Le Seigneur ait choisi, mon Père,
Pour je ne sais quel grand mystère,
Celui que creusèrent mes mains?
ISAAC.
Mon fils, que ton ombre soit fière!
C'est toi l'ouvrier qu'il voulut
Pour creuser le puits de salut
Où le blême avenir va boire;
Et c'est si beau, que l'honneur seul
D'être ton père ou ton aïeul
Fait qu'on sent soudain son linceul
Se draper en manteau de gloire!
(A ce moment le théâtre se remplit d'ombres.)
JACOB.
Mais voici tous ceux qui, depuis
Que ma main plus jamais ne puise,
Sont venus puiser à ce puits!…
Une ombre, et puis une ombre, et puis
Une longue file indécise
D'ombres, qui, lente, a sinué,
Pour venir, saintement éprise,
Baiser cette margelle grise!
Toute la Tombe a remué:
Je vois Joseph et Josué.
ABRAHAM.
Ombres dont tressaillent ces routes,
Tombez à genoux, toutes, toutes,
Devant la Citerne d'amour!…
(Une lueur à l'Orient.)
Mais voici que déjà le jour
A doré la ville et sa tour…
Nos formes vont être dissoutes!
JACOB.
Et bientôt il ne restera
Des trois ombres qui furent là
Que trois blancheurs diminuées,
Trois grandes barbes voltigeant,
Puis trois petits flocons d'argent
Qui fondront comme trois buées!…
ISAAC.
Une foule vient du lointain:
C'est le peuple samaritain
Qui, dans le secret du matin,
Vient s'entretenir de ses craintes.
ABRAHAM.
Ce sont les hommes de Sichem
Qui viennent éclater en plaintes
Et parler, sous les térébinthes,
De leurs haines jamais éteintes
Contre Rome et Jérusalem!
JACOB.
Disparaissons à leur approche!…
Et vous, choses, témoins rêvants,
Terre aux souvenirs émouvants,
Ciel dont les astres sont savants,
Monts sur lesquels à chaque roche
La robe du Passé s'accroche,
Et toi, puits que creusa ma pioche,
Vous qui venez d'ouïr, fervents,
Comment, lorsque déjà les vents
Propagent les pas arrivants
D'un second Moïse plus tendre,
Comment les morts savent l'attendre,
Maintenant, vous allez entendre
Comment l'attendent les vivants!
(Ils s'évanouissent et, dans les premières clartés, entrent les Samaritains.)

SCÈNE II

LE PRÊTRE, AZRIEL, Jeunes Gens, Vieillards, Marchands, etc.
Ils viennent, avec une lenteur de deuil, s'arrêter devant le puits, et ils se lamentent.
UN HOMME.
Voici le puits, avec sa margelle et sa marche,
Que creusa dans ce champ le très saint patriarche
Jacob, fils d'Isaac, fils d'Abraham, lequel
Fut un sage, versé dans les choses du Ciel.
UN AUTRE.
Tristesse de Lia, dans ces fleurs, tu nous restes!
UN AUTRE.
Cette poussière aima les ombres de tes gestes,
Rachel!
UN AUTRE.
Ce mont sentit s'arrêter sur son flanc
L'Arche que les porteurs posèrent, en soufflant!
UN AUTRE.
Le jour ou la piété d'Abraham fut sans bornes,
Ce buisson accrocha le bélier par ses cornes!
UN AUTRE.
Ce long parfum, parfois, qu'apporte un souffle bref,
Vient des brûle-parfums du tombeau de Joseph!
UN VIEILLARD.
Dans ce sol, Josué planta les douze stèles!
AUTRE VIEILLARD.
Cet air est composé d'haleines immortelles!
UN JEUNE HOMME.
La lumière est dorée avec la gloire, ici!…
LE PRÊTRE.
Et c'est pourquoi l'endroit me semble bien choisi,
Principaux de Sichem, hommes de Samarie,
Pour y venir parler des maux de la patrie.
UN HOMME, se tournant vers les ruines qui surmontent le Garizim. Tous l'imitent en se prosternant.
Temple du Garizim dont la destruction
Fit trembler de bonheur le temple de Sion,
Pour tes ruines encor les Juifs ont de la haine!
UN AUTRE.
Ils voient toujours en nous la secte couthéenne!
UN AUTRE.
Au culte du vrai Dieu sont par nous mélangés
Des cultes, disent-ils, d'Élohim étrangers,
D'idoles plus ou moins grotesques ou farouches,
Soukkoth-Bénoth, Tharthaq!…
UN AUTRE.
Et Zéboub, dieu des mouches!
PREMIER VIEILLARD.
Mensonges! car nous seuls gardons le culte juif!
DEUXIÈME VIEILLARD.
Oui, nous seuls conservons le texte primitif,
Le Pentateuque vrai, dans un étui de cuivre!
LE PRÊTRE.
Au seuil du tabernacle il fut transcrit, ce Livre,
Sur la peau d'un mouton, scrupuleusement, par
Abischouah…
PREMIER VIEILLARD.
Lequel descend d'Eléazar,
Fils d'Aaron…
LE DEUXIÈME.
Lequel est frère de Moïse.
UN JEUNE HOMME.
Pourquoi donc est-ce nous, les purs, que l'on méprise?
UN AUTRE.
Nous sommes accueillis par le dégoût public
Comme des scorpions sortant d'un basilic.
LE PRÊTRE.
Nous n'avons qu'un taudis pour célébrer le culte.
PREMIER VIEILLARD.
Le Romain nous pressure et le Juif nous insulte.
UN HOMME.
Le bon Pharisien doit se laver les mains,
S'il a dans nos sentiers cueilli de nos jasmins!
UN AUTRE.
Et trois fois il remplit d'eau lustrale les marbres,
Pour effacer sur lui l'ombre d'un de nos arbres!
UN JEUNE HOMME.
C'est trop souffrir!
UN AUTRE.
D'ailleurs, pendant que nous souffrons,
L'aile de l'aigle des Césars bat sur nos fronts!
UN AUTRE.
C'est trop! Révoltons-nous!
UN HOMME.
Non! cultivons nos vignes!
PREMIER VIEILLARD, à celui qui vient de parler.
Vivre dans cette honte, alors, tu t'y résignes?
L'HOMME.
Mais…
PREMIER VIEILLARD.
Tu n'as pas des sursauts d'âme, quelquefois?
L'HOMME.
Je tâche d'oublier nos malheurs!
PREMIER VIEILLARD.
Et tu bois!
L'HOMME.
Pourquoi le mont Ébal a-t-il donc sur ses pentes
Tous ces jolis murs clairs pleins de vignes grimpantes?
Je tâche d'oublier. Je fais comme Noé.
Les païens m'ont appris un beau mot: «Evohé!»
AZRIEL, qui est resté jusque-là silencieux et languissant.
Il a raison. La lutte est impossible.
PREMIER VIEILLARD.
Certe,
Lutter est dur. Il est plus doux de vivre, inerte,
Entre des bras fleuris et souples. Toi, mon fils,
Qui savais t'indigner si grandement jadis!
Suivre cette Photine; être aimé le sixième!
Car elle eut cinq amants jusqu'à ce jour…
AZRIEL.
Je l'aime.
—Et puis je ne sais plus où me prendre. Je crois
Impossible la reconquête de nos droits!
Qu'un homme passe, un vrai, je suis prêt à le suivre.
En attendant,
(Montrant l'ivrogne.)
je fais comme lui: je m'enivre.
Lui, c'est un vin léger qui le rend oublieux.
Moi, c'est le vin plus fort des lèvres et des yeux!
PREMIER VIEILLARD.
On se rassemble, et c'est toujours la même chose:
Nul ne propose rien!
UN MARCHAND.
Mais si!… Moi!… Je propose
De flatter les Romains! Gagnons-les peu à peu.
Après, contre les Juifs, on verra si l'on peut…
UN HOMME, sortant violemment de la foule.
Toi, tu crains le désordre où le commerce crève!
L'ordre brutal te plaît. Tu l'aimes, le bon glaive!
Et, tant qu'il gardera ton or de son tranchant,
Tu tendras à son plat tes épaules, marchand!
LE MARCHAND.
Mais…
L'HOMME.
Tais-toi! Moi, je suis pour agir tout de suite!
La révolte! Imitons Judas le Gaulonite!
Ne payons plus l'impôt, et refusons tout net
Les dîmes sur le sel, le cumin ou l'aneth!
LE PRÊTRE.
Oui, voler! violer! mettre à profit l'émeute!…
Assez! On te connaît, et les chiens de ta meute!
Je propose ceci, moi: rassembler l'argent
Qu'il faut pour rebâtir le temple; c'est urgent!
Les Juifs ne pourront pas empêcher cet outrage
À leur gloire, et Caïphe en périra de rage!
Nous serons bien vengés quand sur le Garizim
Nous fêterons, mieux qu'eux, la fête des Purim!
Rebâtissez le temple, amis; faites renaître
Un culte somptueux,—et nommez un grand-prêtre,
Et qu'on entende encor vers le ciel étoilé
Retentir les clairons en argent martelé!
LE MARCHAND.
Sous la patte moelleuse, on sent passer la griffe!
Qui sera ce grand-prêtre exaspérant Caïphe?
Toi! Tu voudrais porter l'éphod de lin retors,
La robe violette étincelante d'ors
Où la grenade alterne avec une clochette,
Et que ce soit le peuple, encor, qui te l'achète!
LE PRÊTRE.
Silence, vil marchand! Retourne à ton comptoir!
L'HOMME, qui a parlé avant le marchand.
Le prêtre est plein de fiel parce qu'on a su voir
Dans son cœur.
LE PRÊTRE.
Dans le tien n'ai-je pas vu, sicaire?
L'HOMME.
Hypocrite!
LE PRÊTRE.
Voleur!
PREMIER VIEILLARD, se voilant la face.
Hélas! quelle misère!
AZRIEL.
Quand je te le disais, qu'il n'y a plus d'espoir!
L'excuse, la voilà, tiens, de mon nonchaloir:
Tous par leurs intérêts ont la vue obscurcie!
C'est fini. Ce pays se meurt.
UNE VOIX, dans la foule.
Et le Messie?
TOUS.
Quoi?… Que dit-il?
UN PÂTRE, s'avançant.
J'ai dit: «Et le Messie?»
LE PRÊTRE.
Ah… bien!
LE PÂTRE.
Vous en parlez de moins en moins! Est-ce qu'il vient?
LE PRÊTRE, souriant.
Mais oui, oui!
LE PÂTRE.
L'Ha-Schaab que dit la prophétie?…
LE PRÊTRE.
Mais oui, certainement, il viendra, le Messie!
Nous, les prêtres, alors, nous serons prévenus,
Et nous vous préviendrons tout de suite.
(A d'autres prêtres qui l'entourent.)
Ingénus!
Après tant de délais, ils l'espèrent encore!
LE PÂTRE.
Quand viendra-t-il?
LE PRÊTRE.
Ah! mais… bientôt,—si l'on implore
Le Seigneur par beaucoup de sacrifices.
LE PÂTRE.
Bien.
Vous affirmez toujours, mais vous ne savez rien!
Que sera ce Messie?
UN JEUNE HOMME.
Un guerrier!
LE PRÊTRE.
Un pontife!
PREMIER VIEILLARD.
Sur la nue, il viendra!
AUTRE JEUNE HOMME.
Non! Sur un hippogriffe!
UN AUTRE.
Il y aura deux Christs!
UN AUTRE.
Un seul!
VOIX DIVERSES.
Un!—Deux!—Oui!—Non!
UN HOMME.
Mais le Christ est déjà venu!
PLUSIEURS.
Quel est son nom?
UN JEUNE HOMME.
Judas le Gaulonite!…
UN AUTRE.
Erreur! Jean le Baptiste!
LE PRÊTRE.
Le Christ sera joyeux et fort!
UN VIEILLARD.
Il sera triste
Et faible!
UN JEUNE HOMME.
Il viendra si…
LE MARCHAND.
C'est faux! Il viendra, mais…
LE PÂTRE.
(Pendant qu'il parle, sur le chemin, en haut du talus, Jésus paraît avec ses disciples.)
Ah! vous ne croyez plus au Christ; car désormais
Votre croyance en lui n'est plus, âmes perverses,
Qu'un vain prétexte à de stériles controverses!…
Or moi, je vous apprends qu'il vient. L'esprit subtil
Ne voit plus; le cœur voit. Il vient! Que sera-t-il?
Ce que dit le marchand ou ce que dit le prêtre?
Je ne sais. Il sera ce qu'il lui plaira d'être!
Et de quel droit, d'ailleurs, vous assemblant exprès,
O les représentants de vos seuls intérêts,
Lorsque nous espérons la fin de nos souffrances,
Venez-vous discuter, ici, nos espérances?
Je vous apprends qu'il vient! que les Samaritains,
Les vrais, qui sont la foule obscure, en sont certains,
Et qu'il va balayer d'un souffle de colère,
Comme le vent, l'épi resté vide sur l'aire,
Votre inutilité bavarde et votre orgueil!
Il approche; il est là; nous le sentons au seuil
Des temps; et nous saurons, sans vous, le reconnaître!
LE PRÊTRE.
A quoi donc?
LE PÂTRE.
Je ne sais, à son regard, peut-être,
Au son de sa parole, au geste de sa main…
JÉSUS, en haut du talus, désignant au loin la ville.
Homme, est-ce là Sichem?
LE PÂTRE, se retournant.
Passez votre chemin!

SCÈNE III

Les Mêmes, JÉSUS et ses Disciples
LE PÂTRE.
Des Juifs! Ce sont des Juifs!
CRIS DE TOUS.
Des païens!—Qu'on les chasse!
LE PRÊTRE.
Non, du mépris!
LE MARCHAND.
Cédons, avec dégoût, la place!
AZRIEL.
Moi, je reste.
UN JEUNE HOMME.
Pourquoi?
AZRIEL.
Photine doit ici
Venir puiser de l'eau.
LE JEUNE HOMME.
Non. Viens. Proteste aussi
En t'éloignant.
UN AUTRE.
Emmenons-le!
PIERRE, aux Samaritains qui s'éloignent.
Quoi, sans réponses
Vous nous laissez?
ANDRÉ.
Nous avons faim…
UN SAMARITAIN.
Mangez des ronces!
L'IVROGNE.
Si vous désirez mieux, ce sera très cher, car
On écorche les Juifs à Sichem…
PIERRE, insolemment.
A Sichar!
UN VIEILLARD.
O ma ville, ce sobriquet te déshonore!
UN JEUNE HOMME.
Prenez garde! On pourrait un jour aller encore
Souiller votre vieux temple avec des ossements!
PIERRE, indigné.
Oh!
LE PRÊTRE, entraînant le jeune homme.
Laissons-les.
UN SAMARITAIN, avant de sortir, se retournant.
Leur temple offense Dieu!
(Ils sortent.)
PIERRE.
Tu mens!
(Criant à la cantonade.)
Il n'existe qu'un temple au monde…
LA VOIX D'UN SAMARITAIN, au loin.
C'est le nôtre!
(Éclats de rire.)

SCÈNE IV

JÉSUS, les Disciples
PIERRE, descendant.
Maudit soit ce pays! Que la peste s'y vautre!
Et que la sauterelle y tombe, avec son bruit!
JACQUES, de même.
Que la nielle sur l'arbre abolisse le fruit,
Ou que le ver l'attaque au fond de la réserve!
ANDRÉ, de même.
Et que la femme avorte et que l'homme s'énerve!
Qu'ils connaissent toutes les soifs, toutes les faims!
Que tous leurs ennemis viennent sur leurs confins,
Et qu'il ne reste rien de leurs villes rasées!
PIERRE.
Que jamais, jamais plus, sous les bonnes rosées,
Vous ne vous incliniez et vous ne murmuriez,
Citronniers, amandiers, grenadiers et mûriers!
Que jamais plus sous les fruits lourds l'arbre ne crie!…
JÉSUS.
Les bénédictions de Dieu sur Samarie!
(Il descend.)
PIERRE.
Quoi, Rabbi? Mais ces mots de toi, que je retins:
«Évitez les Gentils et les Samaritains.
Ne prêchez qu'aux brebis d'Israël!…»
ANDRÉ.
Oui, toi-même
Tu paraissais haïr ces païens!
JÉSUS.
Je les aime.
PIERRE.
Je te les entendis cependant prononcer,
Ces paroles. Pourquoi?
JÉSUS.
C'était pour commencer.
Vous n'aviez pas encore assez large poitrine
Et je ne pouvais toute y loger ma doctrine.
Si je vous avais dit d'aimer jusqu'aux Gentils,
Vous vous seriez scandalisés, mes chers petits.
Pouvais-je sans danger, dans votre ombre première,
Faire entrer brusquement tout mon flot de lumière?
A vous, faibles, verser d'un coup tout mon vin fort?
Non, certes, et c'est pourquoi j'étais prudent d'abord:
Je filtrais le rayon, je mesurais la dose,
Je n'osais tout livrer. Mais voici l'heure. J'ose.
ANDRÉ.
Quoi! de n'être pas Juif, cela n'empêche rien.
JÉSUS.
Élisée a guéri Nahaman le Syrien.
PIERRE.
Quoi! nous devons aimer ces gens de Samarie?
JÉSUS.
Et vous les aimerez, puisque je vous en prie.
PIERRE.
Que nous demandes-tu, Rabbi?
JÉSUS.
D'être parfaits.
On se sent allégé quand on porte mon faix.
Portez-le. Chérissez le prochain.
PIERRE.
Ce qu'on nomme
Le prochain, est-ce donc un vil païen?
JÉSUS.
Un homme,
Qui de Jérusalem allait à Jéricho,
Rencontra des voleurs. On le frappe, on le blesse,
Ses cris demeurent sans écho
Et, le croyant mort, on le laisse.
Il n'est plus qu'une plaie, il gît;
Le sang fuit de son corps comme le vin d'une outre…
Passe un prêtre. Il voit là ce corps, ce sol rougi:
Il passe outre.
Passe un lévite. Il voit cet œil où meurt le jour:
Il passe outre, à son tour.
Passe un Samaritain. Il voit la pauvre tête:
Il s'arrête.
Il saute de sa mule; il s'empresse; en versant
Du baume mêlé d'huile, il étanche le sang;
Il prend doucement sous l'aisselle
L'agonisant,
Puis il le monte sur sa selle,
Le porte à l'abri, le descend,
Le fait coucher, le veille encore,
Et le lendemain à l'aurore,
Ayant mandé les hôteliers
Et leur ayant donné d'avance
Deux deniers,
Il leur dit: «Je m'en vais. Mais, pendant mon absence,
Qu'on en prenne soin, qu'on le panse;
A mon retour, je compte bien
Payer le surplus de dépense.»
Et puis il s'en va, ce païen!
—Voulez-vous maintenant me dire, en conscience,
Du malheureux mourant délaissé comme un chien
Lequel par sa conduite
Fut vraiment le prochain,
Le prêtre, le lévite,
Ou le Samaritain?
PIERRE.
Mais…
JÉSUS.
Avez-vous compris?
JACQUES.
Certe!…
JEAN, à Jésus, le guidant vers la margelle du puits.
Assieds-toi. Respire.
Les chemins furent longs et pierreux.
ANDRÉ.
Et le pire
C'est qu'on dit les voleurs terribles, par là-bas…
Un surtout… Je ne sais plus son nom…
JÉSUS, doucement.
Barabbas.
JEAN, s'agenouillant près de lui.
Tu t'es interrompu pour demander la route
Quand tu nous expliquais—continue, on écoute!—
La Fable de celui qui semait son terrain.
JÉSUS, souriant.
Que faut-il expliquer?
JEAN.
Qu'est-ce que le bon grain?
JÉSUS.
C'est celui que je sème.
PIERRE, s'asseyant à ses pieds.
Et le champ?
JÉSUS.
C'est le monde.
ANDRÉ, de même.
La moisson?
JÉSUS.
C'est tous mes élus, la moisson blonde.
JACQUES, de même.
L'autre grain?
JÉSUS.
C'est celui que sème le méchant
Qui, dès que vous dormez, vient vite dans le champ.
BARTHÉLEMY, de même.
Les moissonneurs enfin, maître?
JÉSUS.
Ce sont les anges:
Car c'est là-haut, mes chers épis, que sont les granges!
PIERRE.
Je ne dormirai plus pour garder la moisson!
JÉSUS.
Tu dormiras encore.—Et de cette leçon
Retenez bien surtout qu'il faut que l'on tolère:
Aussi n'arrachez pas l'ivraie avec colère,
De peur que vous n'alliez, dans le même moment,
En arrachant l'ivraie arracher le froment.
NATHANAËL, avec une gourmandise triste.
Le froment!… Ça sent bon, quand on vient de le moudre!…
J'ai faim.
JÉSUS.
Demande au ciel qu'il laisse se résoudre
Ce nuage qui passe en manne au goût de miel!
PIERRE.
Et tu crois?…
JÉSUS.
Mais oui. Toi, Pierre, demande.
PIERRE.
Au ciel?
JÉSUS.
Oui.
PIERRE.
Et la manne, alors, pleuvra?…
JÉSUS.
Blonde et friande.
PIERRE.
Mais…
JÉSUS.
Demande.
PIERRE.
Pourtant…
JÉSUS.
Demande.
PIERRE.
Je…
JÉSUS.
Demande.
PIERRE, sans conviction.
Ciel, fais pleuvoir sur nous ce miel aérien
Qui plut sur les Hébreux, jadis.
(Un temps.)
Il ne pleut rien.
JÉSUS.
Parce qu'à ta demande il se mêlait un doute.
Si vous aviez la foi, si vous l'aviez bien toute,
Vous diriez à ce mont: «Marche, énorme rocher!»
Et le Mont Garizim se mettrait à marcher.
Hommes de peu de foi, cherchez tout seuls des vivres…
Moi je vais lire ici,—dans d'invisibles livres.
Allez tous: Pierre, André, Jacques, Nathanaël,
Judas.
(Ils s'éloignent. Jésus à Pierre, qui sort le dernier, tout déconfit.)
Oui, Pierre, un jour, les anges de mon ciel
T'ayant rassasié du vent de leurs écharpes,
Te désaltéreront d'un murmure de harpes;
L'âme se nourrira de souffles et d'accords!…
En attendant, cherchez la pâture du corps!
(Les disciples se dirigent les uns vers la ville, les autres vers les champs. Jésus reste seul.)
Je suis las!… Il le faut!… Il faut, sans fin, que j'aille,
Et que soit, pour mes mains, griffante la broussaille,
Et, pour mes pieds, que les cailloux soient aiguisés!…
Mais le salut jaillit de mes membres brisés
Comme le vin des grains écrasés de la vigne,
Et cette lassitude heureuse, elle est le signe
Qu'ici va s'accomplir quelque chose de bon:
Car toujours, ô mon Dieu, de ton fils vagabond
Chaque fatigue aura quelque suite divine,
Et je sens, puisqu'ainsi je souffre, je devine,
Puisque d'épuisement je suis presque mourant,
Que quelque chose ici va s'accomplir de grand!…
Les rayons tombent droit; voici la sixième heure.
—Un chant de flûte vient dans le vent qui m'effleure.
—Une femme… Elle sort de Sichem… D'un pas lent,
Elle vient. Elle vient au puits. L'air est brûlant…
(Il s'est rassis au bord du puits.)
Même, elle est assez près déjà pour que je voie
Le triple collier d'or, la ceinture de soie,
Et les yeux abaissés sous le long voile ombreux…
Que de beauté mon Père a mis sur ces Hébreux!
—J'entends tinter les grands bracelets des chevilles.
Voici bien, ô Jacob, le geste dont tes filles
Savent, en avançant d'un pas jamais trop prompt,
Soutenir noblement l'amphore sur leur front.
Elles vont, avec un sourire taciturne,
Et leur forme s'ajoute à la forme de l'urne,
Et tout leur corps n'est plus qu'un vase svelte, auquel
Le bras levé dessine une anse sur le ciel!…
(A ce moment la Samaritaine paraît en haut du sentier.)
Immortelle splendeur de cette grâce agreste!
Je ne peux me lasser de l'admirer, ce geste
Solennel et charmant des femmes de chez nous,
Devant lequel je me mettrais presque à genoux
En pensant que c'est avec ce geste, le même,
Que jeune, obscure et douce, ignorant que Dieu l'aime,
Et n'ayant pas reçu dans un grand trouble encor
La Salutation de l'ange aux ailes d'or,
Ma mère allait porter sa cruche à la fontaine.
Elle a beaucoup péché, cette Samaritaine
Mais l'urne, dont a fui le divin contenu,
Se reconnaît divine à l'anse du bras nu!…
—Elle chante en rêvant à des amours indignes.

SCÈNE V

JÉSUS, PHOTINE
PHOTINE, descendant le sentier.
Attrapez ces renards qui ravagent nos vignes…
L'amour est bien fort sur les cœurs!
Donnez-moi du raisin à sucer, car je meurs.
Le bien-aimé me fait des signes…
Attrapez ces renards qui ravagent nos vignes!
A travers le treillage, hier, il me parla:
«Debout, ma mie, et viens, ma belle!
L'hiver a fui, la pluie est loin, les fleurs sont là:
C'est le temps de la ritournelle.
On prétend que quelqu'un dans le pays déjà
Entendit une tourterelle;
Que déjà, murissante, une figue coula!…
Debout, ma mie, et viens, ma belle:
L'hiver a fui, la pluie est loin, les fleurs sont là!»
JÉSUS.
C'est une âme légère autant qu'une corbeille
PHOTINE (Elle est arrivée au puits, et, sans regarder Jésus, elle attache l'urne à la corde; elle la laisse lentement descendre dans le puits.)
Je dormais. Quelquefois je dors,
Mais tout de même mon cœur veille.
Quelqu'un m'a crié du dehors:
«Ouvrez, cœur, fleur, astre, merveille!»
J'ai répondu d'un ton malin
A la chère voix reconnue:
«J'ai quitté ma robe de lin:
Puis-je vous ouvrir? Je suis nue.
J'ai parfumé mes pieds lavés
Préalablement dans la neige
Mes pieds blancs, sur les noirs pavés,
Pour vous ouvrir, les salirai-je?»
Je dis… Mais je fus vite ouvrir:
Contre lui je suis si peu forte!
Il avait fui: j'ai cru mourir,
Et quand j'eus refermé la porte
(Mes doigts avaient sur les verrous
Laissé de la myrrhe sauvage),
J'ai pleuré dans mes cheveux roux
Et me suis griffé le visage.
JÉSUS.
Pas un instant sur moi ne s'est fixé son œil.
PHOTINE.
Fuira-t-il devant moi, toujours, comme un chevreuil?
JÉSUS.
Voici qu'elle commence à remonter l'amphore.
PHOTINE, tournant la roue de bois qui tire la corde.
Mon bien-aimé—je t'ai cherché—depuis l'aurore,
Sans te trouver,—et je te trouve,—et c'est le soir;
Mais quel bonheur!—il ne fait pas—tout à fait noir:
Mes yeux encore
Pourront te voir.
Ton nom répand—toutes les huiles—principales,
Ton souffle unit—tous les parfums—essentiels,
Tes moindres mots—sont composés—de tous les miels,
Et tes yeux pâles
De tous les ciels.
Mon cœur se fond—comme un fruit tendre—et sans écorce…
Oh! sur ce cœur,—mon bien-aimé,—qui te cherchait!
Viens te poser—avec douceur—comme un sachet,
Puis avec force
Comme un cachet!
JÉSUS.
Dans le rond de l'amphore pleine elle se mire…
PHOTINE.
Comme un cachet d'airain, comme un sachet de myrrhe!…
JÉSUS.
… S'adresse en ce miroir des rires puérils,
Regarde si le fard tient bien au bout des cils,
Si ses doigts restent blancs malgré l'eau qui les gèle,
—Et le Sauveur est assis, là, sur la margelle!
(Photine a remis sa cruche sur son épaule et s'éloigne.)
Elle s'en va. C'est bien la pauvre Humanité
Qui frôle le bonheur et qui passe à côté!
(Photine remonte le sentier, murmurant encore sa chanson.)
Et si je ne faisais pas un signe à cette âme?…
Elle passe… Si je la laissais passer?…
(Elle va disparaître.)
Femme!
(Elle se retourne, et le regarde d'un air insolent.)
J'ai soif: car les rayons du soleil sont très vifs.
Fais-moi boire, veux-tu?
PHOTINE.
Je croyais que les Juifs
—Et cet homme en est un, cela se connaît vite—
Ne pouvaient pas, avec quiconque est Sichémite,
Avoir le plus léger, le plus lointain rapport!
Notre pain, c'est pour eux de la viande de porc;
Un miel, dont à Sichem l'abeille aurait sa ruche,
Serait du sang d'oiseau pour eux! Donc, cette cruche
Qui, toute fraîche, sort d'un puits samaritain,
Et que sur son front vil une païenne tint,
Tu devrais l'écarter d'un geste exécratoire,
Au lieu de demander…
JÉSUS.
Je te demande à boire.
PHOTINE.
Ton dégoût par la soif est donc diminué?
Sache que tu serais beaucoup moins pollué
En foulant un reptile, en touchant un insecte,
Qu'en étant secouru par quelqu'un de ma secte!
(Avec une volubilité méchante.)
Non, quand tu m'en prierais encor jusqu'à demain,
Je ne descendrai pas la cruche sur ma main:
Elle est sur mon épaule; elle est bien; je l'emporte.
Adieu, l'Eliézer sans cadeaux, sans escorte!
Si tu me pris pour Rebecca, tu te trompas!
Tu dois avoir bien soif! Mais tu ne boiras pas.
(Redescendant un peu.)
Tu vois cette eau, cette eau limpide, si limpide
Que lorsqu'il en est plein le vase semble vide,
Si fraîche que l'on voit en larmes de lueur,
En perles de clarté ruisseler la sueur,
La sueur de fraîcheur que l'amphore pansue,
Par tous les pores fins de son argile, sue!…
Cette eau qui donne soif rien qu'avec son bruit clair,
Si légère qu'elle est comme une liqueur d'air,
Eh bien! pour toi, cette eau, c'est la loi, la loi dure,
Cette eau pure, cette eau si pure, elle est impure!…
JÉSUS.
Femme!
PHOTINE.
Non, tu n'auras pas une goutte d'eau!
Rien!
JÉSUS.
Si tu connaissais quel sublime cadeau,
Quel envoi de clarté Dieu fait à l'heure noire,
Et quel est Celui-là qui te demande à boire,
Tu te serais peut-être avisée aujourd'hui
De le Lui demander, femme, toi-même, à Lui.
PHOTINE.
Tu dis des mots obscurs pour me rendre attentive.
JÉSUS.
Et l'eau qu'il t'eût donnée eût été de l'eau vive!…
PHOTINE.
Je conviens, inconnu, que ta voix, que tes yeux
Plaisent, et que tu sais, ô beau Juif captieux,
Éveiller l'intérêt en parlant de cette onde…
Tu n'as rien pour puiser. La citerne est profonde.
De quelle eau parles-tu, d'un air noble et subtil?
Où prendrais-tu cette eau? Mais d'ailleurs y a-t-il
De l'eau semblable à celle-ci, de l'eau meilleure?
On vient, pour en puiser ici, de plus d'une heure.
Notre père Jacob creusa, pour sa tribu,
Ce puits profond. Lui-même et les siens en ont bu,
Eux tous, et leurs troupeaux, leurs chameaux et leurs zèbres;
Et c'est une eau célèbre entre les plus célèbres.
Tu ne vas pourtant pas dénigrer notre puits!
Serais-tu donc plus grand que Jacob?
JÉSUS.
Je le suis.
PHOTINE.
Oh! si je te versais, dans tes deux mains en conque,
Un peu d'eau de ce puits, tu verrais bien…
JÉSUS.
Quiconque
Boira l'eau de ce puits aura soif de nouveau;
Mais il n'aura plus soif, celui qui boira l'eau
Que je lui donnerai; car en lui naîtra d'elle
Le bondissement frais d'une eau perpétuelle,
De sorte qu'il sera sans fin désaltéré
Celui qui boira l'eau que je lui donnerai.
PHOTINE.
Quoi! pour l'éternité?… Mais j'y songe, peut-être,
C'est l'eau que le prophète Élie a dû connaître,
Lorsque dans le désert, sans boire, il s'en alla
Si longtemps. Tu souris? Mais oui, je sais cela.
Tu vois, je ne suis pas tout à fait ignorante.
Sans boire, il est resté quarante jours, quarante!
Vraiment tu connaîtrais son merveilleux secret?
Seigneur, apprends-le moi. Cela m'éviterait
De venir chaque jour porter ici l'amphore.
Une eau dont on boirait sans avoir soif encore!
Tout le monde en voudrait. On la vendrait très cher.
JÉSUS.
Tu ne m'entends qu'avec des oreilles de chair.
Quand je veux l'élever, ton âme reste à terre.
PHOTINE.
Explique-moi quelle est cette eau qui désaltère
Pour toujours, cette source au flot jamais tari?
JÉSUS.
Soit! Mais va tout d'abord me chercher ton mari.
PHOTINE.
Mon mari?
JÉSUS.
Va.
PHOTINE.
Mais je…
JÉSUS.
Ceci te déconcerte?
Va chercher ton mari!
PHOTINE.
Je n'en ai pas.
JÉSUS.
Non certe,
Tu n'en as pas. Disant cela, tu dis fort bien:
Car l'homme avec lequel tu vis n'est pas le tien.
PHOTINE, reculant.
Seigneur!…
JÉSUS.
Tu dis fort bien. Car celui qui partage
Ta couche, tu n'es pas sa femme davantage
Que tu ne l'as été des cinq autres…
PHOTINE.
Seigneur!…
JÉSUS.
Car tu changeas cinq fois, ô femme sans pudeur,
Et six fois tu connus les noces,—mais pas une,
La foule des amis doucement importune,
Ni les flambeaux…
PHOTINE.
Seigneur!
JÉSUS.
Ni le bruit jovial
Du banquet, ni l'effroi sur le seuil nuptial,
Ni les rameaux de myrte agités sur ta tête!
PHOTINE.
Seigneur, Seigneur, tu ne peux être qu'un prophète!
JÉSUS.
Parce que j'ai vu clair dans ton indignité,
Voilà que tu me crois prophète. En vérité,
Femme, je te dirai des vérités plus grandes.
PHOTINE.
O Maître, alors, dis-moi?…
JÉSUS.
Qu'est-ce que tu demandes?
PHOTINE.
Voici. Vous autres Juifs nous tenez en mépris
Parce que nous prions sur ce mont. Or j'appris
Que vos ancêtres—qui sont aussi nos ancêtres—
N'adoraient que sur lui! Que croirai-je? Les Prêtres,
Les Docteurs y voient clair. Mais nous, les simples, nous
Qui demandons la cime où l'on tombe à genoux,
Nous restons étonnés que la cime soit double;
Si l'on nous met entre deux monts, cela nous trouble;
Chaque prêtre nous crie en nous vantant le sien:
«Priez sur notre mont, il est le plus ancien!»
—«Non! on ne peut vraiment prier que sur le nôtre!»
Alors, nous ne montons ni sur l'un, ni sur l'autre,
Et nous restons en bas, dans le val, au milieu…
Et le val a des fleurs qui font oublier Dieu.
JÉSUS.
Rassure-toi car l'heure vient, elle est venue
Où l'on ne priera plus le Père, âme ingénue,
Ni sur le Garizim, ni dans Jérusalem.
Apprends que désormais, ô femme de Sichem,
Les vrais adorateurs n'adoreront le Père
Qu'en esprit et qu'en vérité; car la prière
Ne peut pas à l'Esprit plaire selon le lieu.
Car le Père est Esprit, car il n'est qu'Esprit, Dieu!
Et c'est donc dans l'Esprit, et dans l'Esprit encore
Et dans l'Esprit toujours, qu'il faudra qu'on l'adore.
PHOTINE.
J'ai vécu loin du Dieu que fait aimer ta voix.
Pourtant j'ai toujours eu trois croyances: je crois
Que d'entre les tombeaux, un jour, on ressuscite;
Que d'un Ange, parfois, on reçoit la visite,
Et surtout,—oh! surtout,—je crois obstinément
Qu'il viendra, le Promis, et j'attends en l'aimant
L'Ha-Schaab, ou le Christ, qu'on nomme encor Messie!
JÉSUS, levant les yeux au ciel.
Les plus humbles, toujours! Oh! je te remercie,
Mon Père!
(A Photine.)
Et de ce Christ, dis-moi, que penses-tu?
PHOTINE.
Qu'il viendra.
JÉSUS.
Bien. Et puis, quand il sera venu?
PHOTINE.
Quand il sera venu…
JÉSUS.
Qu'est-ce que tu supposes?
PHOTINE.
Je suppose qu'il nous apprendra toutes choses.
JÉSUS.
O mon Père, ces mots si simples, entends-les!…
Femme, tu les as dits, les mots que je voulais.
Lève le front. Regarde-moi. Sois éclaircie.
Je suis Cela, moi qui te parle,—le Messie!
PHOTINE, reculant, balbutiant et glissant à genoux.
Toi! Je… Christ!… Ha-Schaab!… Emmanuel!…
JÉSUS.
Jésus.
PHOTINE, tombant à genoux.
Mon Bien-Aimé…
JÉSUS.
Voilà que tu ne parles plus.
PHOTINE.
Mon Bien-Aimé… je t'ai cherché—depuis l'aurore,
Sans te trouver,—et je te trouve,—et c'est le soir;
Mais quel bonheur!—il ne fait pas—tout à fait noir:
Mes yeux encore
Pourront te voir.
Ton nom répand—toutes les huiles—principales,
Ton souffle unit—tous les parfums—essentiels,
Tes moindres mots—sont composés—de tous les miels,
Et tes yeux pâles
De tous les ciels.
Mon cœur se fond…
Grand Dieu! qu'ai-je fait? Que disais-je?
Pour lui! le même chant! le même, ô sacrilège!…
Pour lui, les mêmes mots, qui me servirent pour…
JÉSUS.
Je suis toujours un peu dans tous les mots d'amour.
Mais, tant que ce n'est pas à moi qu'on les adresse,
On ne fait qu'essayer les termes de tendresse.
PHOTINE.
Maître, pour t'adorer, j'ai dit ce que j'ai su!
JÉSUS.
Et ton hommage me fut doux. Je l'ai reçu.
PHOTINE.
Devant toi, que ce chant aux lèvres me remonte…
Quelle honte!
JÉSUS.
Non, tu ne dois pas avoir honte.
Comme l'amour de moi vient habiter toujours
Les cœurs qu'ont préparés de terrestres amours,
Il prend ce qu'il y trouve, il se ressert des choses,
Il fait d'autres bouquets avec les mêmes roses:
Car c'est à moi que tout revient. Et tôt ou tard,
Le parfum acheté, d'aloès ou de nard,
Que pour flatter les sens le marchand a cru vendre,
Sur mes pieds douloureux finira par s'épandre,
Et c'est par des cheveux défaits pour le péché
Que ce parfum, sur mes pieds nus, sera séché.
Ne crois donc pas que ta chanson me scandalise;
Un cœur que je surprends ne peut, dans sa surprise,
Se reconnaître assez pour inventer un chant.
Mais il se trouble; il dit, dans son trouble touchant,
N'importe quel fragment de chanson coutumière…
Et la chanson d'amour devient une prière!
PHOTINE.
«Celui qui boira l'eau que je lui donnerai
N'aura plus soif!» Seigneur, je n'ai plus soif, c'est vrai.
Pour la première fois j'ai bu, pour la première!
Oh! je voudrais pleurer sur tes mains de lumière…
Comme il est bon! Il me les tend. Tu me les tends!…
J'avais si soif, si soif, et depuis si longtemps!
C'est ce vers quoi, sans fin, je reprenais mes courses,
L'eau vive,—et j'en connais toutes les fausses sources!
Quelquefois je croyais aimer, et qu'en aimant
Tout irait mieux, et puis je n'aimais pas vraiment,
Et je restais avec une âme encor plus sèche!…
Mais, dès qu'on me parlait d'une autre source fraîche,
L'espoir d'une eau nouvelle et de nouveaux chemins
Me faisait repartir, mon urne dans les mains!
Et je reconnaissais toujours la même route,
Et le même bétail, au même endroit, qui broute,
Les mêmes oliviers tordus et rabougris,
Le même ciel d'azur ou le même ciel gris,
Et d'un geste pareil, mais d'une âme plus vieille,
Toujours, dans la citerne, hélas! toujours pareille
De volupté saumâtre et de trouble plaisir,
Je descendais toujours l'urne de mon désir…
Mais à peine à cette eau ma lèvre touchait-elle
Que déjà je brisais l'urne sur la margelle!
JÉSUS.
Oh! Photine, mais tout cela, je le savais!
PHOTINE.
Et maintenant, c'est dans la fraîcheur que je vais!
Car mon âme a senti, de son ombre surprise,
Sourdre, à flots de clarté, la fontaine promise!
Jaillis, source d'amour, et monte en jet de foi,
Et puis retombe en gouttes d'espoir, chante en moi,
Chante! et suspends, au lieu d'une poussière infâme,
Une poudre d'eau vive aux parois de mon âme!…
JÉSUS.
Tu trouves maintenant des mots ingénieux,
Mais qui me touchent moins que les pleurs de tes yeux.
PHOTINE.
Mes mots sont sans valeur, et mes yeux sont sans charmes!
JÉSUS.
Les plus beaux yeux pour moi sont les yeux pleins de larmes.
Et ne t'occupe pas des mots; je les entends.
PHOTINE.
Instruis-moi.
JÉSUS.
Je veux bien, là, pendant que j'attends.
Mais tu me quitteras quand tu verras paraître
Mes disciples.
PHOTINE, avec un geste vers sa cruche.
Avant de me parler, le Maître
Ne goûtera-t-il pas à l'eau dont il voulut?
JÉSUS.
Je n'ai jamais eu soif, sinon de ton salut.
PHOTINE.
C'est vrai, naïvement j'offrais à boire au Fleuve!
JÉSUS.
Chaque fois que je bois une âme, je m'abreuve.
PHOTINE.
Je me couche à tes pieds. J'écoute.
JÉSUS.
L'air est bleu.
Tout se tait… Je dirai le royaume de Dieu.
Et comment on le perd, comment on s'en rend digne,
L'ivraie et le froment, le sarment et la vigne…
PHOTINE.
J'écoute…
JÉSUS.
Je dirai le grain de sénevé,
Le trésor enfoui, le diamant trouvé…
PHOTINE.
J'écoute.
JÉSUS.
… le danger des regards en arrière,
Les mots qu'il faut choisir pour former la prière,
Tout le troupeau quitté pour un agneau perdu…
PHOTINE.
J'écoute!
JÉSUS.
… le retour du Maître inattendu,
Le grand chemin moins bon que la petite route,
Et je te parlerai de mon Père.
PHOTINE.
J'écoute!…
Rideau.
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