DEUXIÈME TABLEAU
La Porte de Sichem
Derrière le rideau, avant qu'il s'écarte, tumulte de voix joyeuses,
cris bizarres, chants, éclats de rire.
Puis on découvre le marché qui se tient à la porte de Sichem.
Grande place, sur laquelle débouchent d'étroites ruelles en pente.
Maisons à toits plats. Minces petits escaliers aux murs.
A droite, la maison de Photine.
Au fond, la porte de la ville, sorte d'allée voûtée, obscure et profonde,
au bout de laquelle luit une
échappée sur la campagne et que surmonte la maison du Schoër, gardien de la porte;
tourelle d'où
ce gardien peut regarder au loin.
Grouillement d'un caravansérail. Haillons éclatants.
Innombrables marchands. Étalages. Boutiques.
Encombrement de sacs, de couffins et de jarres.
Vers le fond, les Anciens sont gravement réunis:
c'est à la porte de la ville que se traitent les affaires.
Des enfants jouent. Des jeunes gens
rient, s'amusent à soulever des pierres lourdes.
Des femmes et des jeunes filles regardent les objets à
vendre, jacassent.
Pierre et les Disciples sont là pour acheter des vivres,
repoussés et raillés par les marchands.—Le
Prêtre au fond, mêlé aux Anciens.
SCÈNE PREMIÈRE
PIERRE, les Disciples, la Foule
CRIS DES MARCHANDS.
Blé! Fruits! Lait! Miel! Riz! Sel! Des rékilim tout frais!…
PIERRE.
Leurs cris ont augmenté la faim dont je souffrais!
ANDRÉ.
PIERRE.
ANDRÉ.
C'est inutile.
On se moque de nous!
UN MARCHAND.
Des petits flans à l'huile!
ANDRÉ, vivement.
UN JEUNE HOMME, passant en courant, aux marchands.
Ce sont des Juifs. Soyez très exigeants.
(Les Disciples s'éloignent.)
AUTRE MARCHAND, à des passantes.
Jeunes filles, du fard pour les yeux?
AUTRE MARCHAND, à des passants.
Jeunes gens,
Des roseaux de Mérôm pour vous faire des flèches?
PIERRE, à Nathanaël.
Ce vieillard a l'air bon, qui vend des figues sèches.
Propose-lui…
AUTRE MARCHAND.
Copher pour les ongles, copher!
ANDRÉ, pendant que Nathanaël parle au vieillard.
PIERRE, à Nathanaël qui redescend.
Accepte-t-il le prix offert?
NATHANAËL.
Il m'a dit de m'aller cacher dans une crypte!
JEAN.
Pierre, je meurs de soif!
UN MARCHAND.
PIERRE, résigné.
Essayons d'acheter un poisson!
(Ils remontent.)
UNE JEUNE FILLE, dans un groupe, interpellant une autre qui passe.
Noémi!…
Que compte-t-il t'offrir, aujourd'hui, ton ami?
NOÉMI.
LA JEUNE FILLE.
NOÉMI.
UNE AUTRE JEUNE FILLE.
Des socques,
Pour faire un joli bruit en marchant?
NOÉMI.
UNE AUTRE.
Mieux encore? Un miroir de fonte?
NOÉMI.
UNE AUTRE.
NOÉMI.
Un anneau d'ivoire pour le nez!
TOUTES, éblouies.
PIERRE, au fond, à un marchand de poissons.
LE MARCHAND.
Tu réclames? C'est quatre!
UN HOMME, avec des oiseaux sur les épaules.
Qui veut voir mes gentils petits oiseaux se battre?
(On fait cercle autour de lui.)
PIERRE, aux Disciples.
ANDRÉ.
Qu'emportons-nous, en somme?
NATHANAËL.
PIERRE.
JACQUES.
PIERRE.
ANDRÉ.
PIERRE.
JEAN, montrant une maigre grappe de raisin sec.
PIERRE.
Ce n'est point, par Moïse!
La grappe de raisin de la Terre Promise.
On ne se mettra pas à deux pour la porter!
(A un Disciple.)
Et, dis-nous, trésorier, que peut-il nous rester?
LE DISCIPLE, montrant une bourse vide.
(Il remonte. Tous se regardent.)
PIERRE.
ANDRÉ, hochant la tête.
JACQUES, à mi-voix.
Judas nous vole. Prenons garde.
JEAN.
Quand on le dit au Maître, il sourit, le regarde,
Et répond: «Il le faut, qu'il aime trop l'argent!…»
PIERRE.
(Ils vont pour sortir. Au moment où ils passent sous la porte, cris dans la foule.)
LA FOULE.
Les Juifs s'en vont!—Chiens!—Pourceaux!—Voleurs!
PIERRE, doucement à Jean.
Jean,
Je crois bien qu'il n'y a…
LA FOULE.
Ladres!—Rogneurs d'oboles!
PIERRE.
… De bons Samaritains que dans les paraboles!
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Les Mêmes, moins les DISCIPLES
(Depuis un moment, Azriel est arrêté devant la maison de droite, qui est celle de Photine.)
AZRIEL, à une servante qui a paru sur le seuil.
Elle est encor au Puits de Jacob?
LA SERVANTE.
UNE FEMME, à une autre.
Vois Azriel, comme il est inquiet
Lorsque Photine…
L'AUTRE.
Ah! ne parlons pas de Photine!…
LA PREMIÈRE.
La vie est de miel pur pour cette libertine!
UNE TROISIÈME.
Oui, pendant que nos jours sont honnêtes et longs,
Pendant que nous cuisons les pains, que nous filons,
Son amant la compare au muguet des vallées
Et lui donne à croquer des pistaches salées.
AZRIEL.
Mais que lui peut-il donc être arrivé?
(Criant au gardien de la porte.)
Schoër,
Toi qui surveilles le lointain, perché dans l'air,
Ne vois-tu pas venir Photine sur la route?
LE SCHOËR.
PREMIÈRE FEMME, à la deuxième.
Tiens, fine abeille, écoute!
N'est-ce pas irritant?
LA DEUXIÈME.
Mais, douce olive, on dit
Que la fin du scandale est proche. Elle perdit
Toute pudeur. Ils vont la chasser de la ville.
LA TROISIÈME.
LA PREMIÈRE.
LA TROISIÈME.
LA PREMIÈRE.
Dans leur groupe immobile,
Tu vois, on parle bas. C'est d'elle!
LA DEUXIÈME.
Il était temps!
Elle nuit à Sichem, à tous ses habitants…
N'est-ce pas, cher palmier?
LA PREMIÈRE.
LA TROISIÈME.
Si la fureur du Ciel contre Sichem déferle,
C'est à cause des yeux de Photine, trop doux!
UNE AUTRE.
Sa robe attirera le tonnerre sur nous.
UNE AUTRE.
Enfin, c'est une femme abominable!
UNE AUTRE.
LA PREMIÈRE.
Et Dieu se servira d'elle pour notre perte!
LA DEUXIÈME.
Si jamais elle nous regarde, insultons-la!
AZRIEL, à la servante.
Je vais aller au-devant d'elle.
LE SCHOËR, se penchant, du haut de la tour.
AZRIEL.
LE SCHOËR.
Elle court… Elle fait de grands signes!…
Pour arriver plus vite, elle a pris par les vignes,
Par les blés!… La voilà!… Comme elle court!
AZRIEL.
Schoër,
Ce n'est pas elle!
LE SCHOËR.
Si, c'est elle! J'y vois clair!…
Ses cheveux sont épars… elle est toute hagarde…
Comme elle court!…
AZRIEL.
LE SCHOËR.
(Photine paraît sous la grande porte, courant, éperdue, et elle s'arrête, haletante.)
SCÈNE III
Les Mêmes, PHOTINE
AZRIEL.
Ah! c'est toi!… Je tremblais… je craignais… je ne puis
Te dire!… D'où viens-tu? Tu ne viens pas du puits?…
Pour rapporter de l'eau, tu n'as aucune sorte
D'amphore…
PHOTINE.
Et c'est de l'eau, pourtant, que je rapporte.
AZRIEL.
Pourquoi courais-tu donc?
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
C'est ainsi
Qu'on le nommait hier.
AZRIEL, riant.
Et qu'on le nomme encore!…
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
AZRIEL.
Que faisais-tu? Je te cherchais?…
PHOTINE.
AZRIEL.
L'avais-tu, ton amphore, en partant?
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
AZRIEL.
Pourquoi me tourmenter en faisant l'insensée?
PHOTINE.
AZRIEL.
PHOTINE.
Oh! non, non, va, je sais…
Tout ce qu'entre mes bras, tu rêvais, tu pensais,
—Car c'est dans un baiser toute l'âme qu'on frôle,
Et rien ne sait le poids d'un front comme une épaule!…
Eh bien! rappelle-toi, je viens t'en supplier,
Ce que je ne servais qu'à te faire oublier!
Tes grands espoirs, tu les jetas? Je les rapporte!
(Elle crie.)
AZRIEL.
PHOTINE.
Vous qui, sous cette porte,
Passez, foule joyeuse et bavarde, là-bas!…
UN HOMME.
Photine, il conviendrait qu'on ne t'entendît pas.
PHOTINE.
Femmes aussi, vous qui riez, là, dans la rue!…
UNE FEMME.
Elle ose nous parler, cette fille perdue?
AZRIEL.
PHOTINE.
Anciens et Docteurs de la Loi.
Vieillards! Prêtres!
UN ANCIEN.
Silence!… On s'occupe de toi!
PHOTINE.
UN MARCHAND, avec mépris.
C'est, je crois, Photine, qu'on te nomme?
PHOTINE.
Près du puits de Jacob est assis un jeune homme.
C'est un Nazaréen pâle, qui m'a parlé.
Il est si doux que j'ai tout de suite tremblé…
Nul n'a son éloquence immense et familière,
Et son geste est celui d'ouvrir une volière!
LA FOULE, riant.
PHOTINE.
Je crois que c'est un prophète. Sachez
Qu'il devina tous mes secrets, tous mes péchés!…
Il a tout deviné. J'en suis encor saisie!
Ne se pourrait-il pas que ce fût le Messie?
UN HOMME.
UN AUTRE.
Que vient-elle nous conter?
UN AUTRE, riant.
UN MARCHAND.
Mes pigeons, qui veut les acheter?
AUTRE MARCHAND.
Deux passereaux, pas cher, pour faire un sacrifice!
PHOTINE.
UN ACHETEUR, à un marchand.
LE MARCHAND.
L'ACHETEUR.
Tu veux donc me ruiner comme Job?
PHOTINE.
Un jeune homme est assis près du puits de Jacob!
Il se nomme Jésus. Il revient de Judée.
J'ai refusé d'abord l'eau qu'il m'a demandée.
Mais alors il m'a dit, debout dans son manteau,
Des paroles du Ciel à propos de cette eau!…
UNE FEMME, à un marchand.
UNE AUTRE FEMME.
LE MARCHAND.
PHOTINE.
Pourquoi ne pas vouloir que ce soit le Messie?
UN JEUNE HOMME.
Le Messie? Il viendra quand pourriront nos os!
UN AUTRE, en entraînant plusieurs.
Venez donc par ici voir un combat d'oiseaux!
PHOTINE.
Écoutez donc, ô misérable populace!
J'apporte une nouvelle immense!…
UN MARCHAND.
UN AUTRE MARCHAND.
PHOTINE.
Je ne peux plus me taire!
PREMIER MARCHAND.
PHOTINE.
Je ne peux plus me taire, car je sais!…
Je dois crier,—qu'on me repousse, qu'on me foule!—
Mon devoir est d'aller crier parmi la foule:
Près du Puits de Jacob un jeune homme est assis!
Ses cheveux ont la couleur blonde;
On croit voir l'arc-en-ciel qui rassure le monde
Dans chacun de ses beaux sourcils.
Grave, il reçoit, tenant une invisible palme,
L'ombre d'un invisible dais.
On le reconnaîtrait entre mille à son calme,
Et c'est Celui que j'attendais!
Un vent d'été, porteur d'un chant lointain, qui passe
Dans un troène d'En-Gaddi,
La flûte se mêlant aux fleurs dans l'air tiédi,
C'est à quoi fait penser sa grâce!
Et quant à sa douceur, elle est divine, elle est…
Comme une plume de colombe,
Qui, blanche, quand l'oiseau se penche, sur du lait,
D'une blancheur dans l'autre tombe!
UN MARCHAND.
UN AUTRE MARCHAND.
Et distrait les chalands!
UN HOMME, amèrement, aux marchands.
Oui, qu'importe l'espoir des plus vastes élans,
Pourvu que l'on achète et pourvu que l'on vende!…
UN AUTRE, au prêtre qui descend, attiré par le bruit.
LE PRÊTRE.
PHOTINE.
LE PRÊTRE.
L'audace est grande!
Parler du Christ! Sais-tu seulement ce que c'est?
Seul il peut en parler, l'homme pieux qui sait
Tous les oracles de jadis, les phrases dites
Par les prophètes saints, les promesses écrites…
Les choses qu'une femme, enfin, ne sait jamais!
PHOTINE.
Tu t'avances beaucoup, prêtre, si tu l'affirmes!
Il est écrit: «Quand Dieu viendra sur les sommets,
Les aveugles verront la danse des infirmes
Et les sourds entendront l'hosannah des muets!»
LE PRÊTRE.
C'est un texte, en effet, qu'elle nous paraphrase!
UN VIEILLARD.
Eh quoi! cette ignorante?
UN JEUNE HOMME.
UN AUTRE.
Le charbon a touché ses lèvres de son feu!…
PHOTINE.
«C'est un vrai cœur de chair qu'à mon peuple j'envoie,
Et j'ôte le rocher qui de cœur lui tint lieu,
Afin que désormais il marche dans ma voie,
Et que ce soit mon peuple, et que je sois son Dieu!»
LE PRÊTRE.
Ezéchiel parlait ainsi dans son délire!
Elle aura lu ces mots!
AZRIEL.
LE PRÊTRE.
Comment les textes saints lui sont-ils donc connus?
PHOTINE.
«Ah! qu'ils sont beaux, sur la montagne, les pieds nus
De celui qui nous vient porter le bon Message!…»
LE PRÊTRE.
PHOTINE.
«Petit village,
Bethléem! quelle ville eut jamais tes grandeurs?»
LE PRÊTRE.
PHOTINE.
«Nazareth! ton nom contient des fleurs!»
LE PRÊTRE.
Les livres de Moïse éclairent seuls les ombres!
PHOTINE.
Eh bien! connaissez donc qu'il est dit dans les Nombres:
«Paroles de Bâlam-ben-Beor: Israël,
Un sceptre est dans ton sol, un astre est dans ton ciel!»
LE PRÊTRE.
Cette femme connaît les Livres mieux qu'un homme!
PHOTINE.
Et sachez qu'il est dit dans le Deutéronome…
VOIX DIVERSES.
Miracle!—Fausseté!—C'est le Christ!—Vous croyez?
—Non!
PHOTINE.
Et si c'était lui!… Venez et le voyez!
UNE VOIX, dans la foule.
Rappelez-vous toutes les fausses prophéties!
UNE AUTRE.
On en a tellement découvert, des Messies!
PHOTINE.
UN MARCHAND.
PHOTINE.
Si c'était lui, pourtant!
UN JEUNE HOMME.
LE PRÊTRE.
Si c'était le Christ, en l'admettant,
Comment l'âme du Christ, cette grande âme blanche,
Causerait-elle avec la tienne?…
PHOTINE.
LE PRÊTRE.
Va parfumer ta porte, et, t'asseyant au seuil,
Prépare pour ce soir les ruses de ton œil.
PHOTINE.
Ne crois pas qu'en parlant de la sorte on m'irrite:
Tu viens de me traiter comme je le mérite!
AZRIEL.
Cette orgueilleuse-là, s'humilier ainsi!…
J'affirme qu'il y a du divin dans ceci!
PHOTINE, s'agenouillant au milieu de la place.
Je confesse ma vie et frappe ma poitrine,
Et je veux demander pardon à tous!…
UNE FEMME, la relevant.
PHOTINE.
Prophétesse, en effet, bien indigne de lui!…
Mais l'indulgent sauveur qui nous vient aujourd'hui
Aime précisément ceux que personne n'aime,
Aime ceux à qui tous vous jetez l'anathème,
Ceux dont l'obscurité fait dédaigner les maux,
Aime les pauvres gens, les pauvres animaux,
Les humbles chiens battus, les tristes petits ânes,
Les publicains, les péagers, les courtisanes!
CRIS DIVERS.
Faites-la taire!—Une pécheresse!—Empêchez
Qu'elle parle!
PHOTINE.
Jésus m'a remis mes péchés!
UNE FEMME, sortant de la foule et courant à elle.
Il me remettra donc tous les miens?
PHOTINE.
Sois-en sûre!
—Si le roseau froissé souffre d'une cassure,
Il n'achèvera pas le roseau d'un coup sec;
Si la lampe crépite en noircissant son bec,
Il ne soufflera pas brusquement sur la lampe;
Mais, pour que le roseau balance encor sa hampe
Et l'offre encor, ployante, aux pattes de l'oiseau,
Il raccommodera tendrement le roseau,
Et, pour que de nouveau la flamme monte et brille,
Tendre, il relèvera la mèche avec l'aiguille.
LE PRÊTRE.
Ah! ces discours au cœur sont plus pernicieux
Que le vinaigre aux dents ou la fumée aux yeux!
UN JEUNE HOMME.
Comme elle est belle en ce moment!
UN AUTRE.
C'est que sur elle
L'Esprit vient de souffler!
UN AUTRE.
Mais non, c'est qu'elle est belle!
UN AUTRE, essayant d'entraîner Photine, et lui montrant un petit groupe décidé.
Viens! quelques-uns déjà…
PHOTINE.
Non! je ne partirai
Qu'avec la moitié de la ville!…
UN ENFANT.
PHOTINE, parcourant la foule.
O vous dont on ne peut fréquenter les demeures
Sans se purifier après pendant des heures,
Vous que l'on traite avec plus encor de dédains
Que les montreurs d'oiseaux et que les baladins,
Vous, exclus par la loi de tous les privilèges,
Vils païens, couthéens, ivrognes, sacrilèges,
Samaritains, enfin, puisque ce mot dit tout
Et puisqu'on en a fait le terme du dégoût,
Gueux de ce monde auxquels on voudrait fermer l'autre,
Suivez-moi vers ce Christ, car ce Christ est le vôtre!
Et ceux qui n'ont connu ni honte, ni douleur,
Les forts et les joyeux, ce Christ n'est pas le leur.
LE PRÊTRE.
Le Christ est un vainqueur qui viendra dans la gloire!
PHOTINE.
C'est un pauvre qui passe et qui demande à boire.
LE PRÊTRE.
Coiffé d'astres, fendant terriblement les airs,
Il viendra par un chemin bleu, bordé d'éclairs!
PHOTINE.
Il est venu par le sentier de la vallée;
Pas d'étoiles au front, mais l'âme est étoilée!
LE PRÊTRE.
Il viendra pour crier: «Il n'y a que la loi!»
PHOTINE.
Il vient pour soupirer: «Il n'y a que la foi!»
LE PRÊTRE.
Il sera le guerrier qui reprendra la terre!
PHOTINE.
Il est le pacifique ennemi de la guerre,
La ruine de la ruine, et la mort de la mort!
LE PRÊTRE.
Mais sait-on seulement d'où ce prophète sort?
Le vrai Christ descendra de David,—et des prêtres!
PHOTINE.
On saura découvrir David dans ses ancêtres!
—En attendant, il sort d'entre les plus petits,
Et ses mains de prophète ont tenu des outils;
Les Anges, dans le fond d'une boutique obscure,
Ont baisé les copeaux pris dans sa chevelure!
Docile, il fabriquait des balances, des jougs;
Et lui qui travailla, quoique Dieu, comme vous,
En façonnant des jougs pensait à vos souffrances
Et rêvait de justice en faisant des balances!
UN HOMME.
LE PRÊTRE.
L'HOMME.
Soit, je suivrai
Tous les faux Christs, de peur de le manquer, le vrai!
UNE FEMME.
Oui, conduis-nous vers lui! Laisse ces cœurs de pierre!
PHOTINE.
Non! Je ne partirai qu'avec la ville entière!
UN HOMME, ricanant.
Un Christ qui vient pour pardonner à des pécheurs!…
PHOTINE.
Ses paroles font des silences dans les cœurs!
UN AUTRE, de même.
Et bavarder, autour des puits, avec les femmes!
PHOTINE.
Ses gestes font des ombres blanches sur les âmes!
UN MARCHAND.
Il est donc beau pendant qu'il parle?
PHOTINE.
Il resplendit!
—On n'a jamais parlé comme cet homme. Il dit:
«Les premiers seront les derniers… Celui qui souffre
Va sourire… Celui qui monte est près du gouffre…
Heureux les attristés! Heureux les fatigués!
Ceux-ci reposeront, et ceux-là seront gais!»
UN MARCHAND.
Autour d'elle, voyez, la foule s'est accrue!
PHOTINE.
J'irai crier tout ce qu'il dit de rue en rue!
(Elle sort, suivie de la foule.)
PREMIER VIEILLARD.
UN MARCHAND, regardant.
Bientôt ils seront des milliers!
UN AUTRE MARCHAND, criant à la cantonade, avec désespoir.
Pourquoi donc avez-vous quitté vos ateliers?
UN AUTRE.
Mais que faire? C'est impossible qu'on la laisse…
LA VOIX DE PHOTINE, au dehors.
Il dit: «Vous serez forts, vous, les pleins de faiblesse!»
PREMIER MARCHAND.
Ne lui laissez donc pas prononcer ces mots-là!
LA VOIX DE PHOTINE, plus loin.
Il dit: «Vous jugerez vos juges!»
UN ANCIEN, furieux.
UN AUTRE.
LE PRÊTRE.
Aller chercher les Romains!…
(A un marchand.)
(Il explique à mi-voix ce qu'il faut dire. On entend:)
L'ordre public troublé… le peuple qui s'excite…
LA VOIX DE PHOTINE, dehors.
Il dit encor: «Je vous le dis, en vérité,
Mon Héritage est fait pour le déshérité!»
UN MARCHAND, avec terreur.
Entendez-vous ces mots qui pleuvent sur la ville?…
LE PRÊTRE, à celui qu'il envoie.
Demande des soldats. C'est la guerre civile,
Si l'on n'arrête pas…
LA VOIX DE PHOTINE, se rapprochant.
Il dit: «Des deux chemins
Prenez le plus étroit!»
LE PRÊTRE, au marchand.
(Le marchand sort en courant.)
PHOTINE, rentrant, suivie d'une foule plus nombreuse.
Il dit encor: «Toute science est un fantôme.
C'est aux pauvres d'esprit que sera mon Royaume!»
Il dit…
UN HOMME, qui la suit, éperdu, chancelant, enivré.
Écoutez tous! Pressez-vous sur ses pas!
Car ce sont là des mots que l'on n'invente pas!
Un Dieu seul peut dicter ces paroles d'aurore!
—Photine, que dit-il encore?
PHOTINE.
Il dit encore:
«Soyez doux. Comprenez. Admettez. Souriez.
Ayez le regard bon. Ce que vous voudriez
Qu'on vous fît, que ce soit ce qu'aux autres vous faites:
Voilà toute la loi, voilà tous les prophètes!
Envoyez votre cœur souffrir dans tous les maux!…»
Enfin, que sais-je, moi! Des mots nouveaux! Des mots
Parmi lesquels un mot revient, toujours le même:
«Amour… amour… aimer!… Le ciel, c'est quand on aime.
Pour être aimés du Père, aimez votre prochain.
Donnez tout par amour. Partagez votre pain
Avec l'ami qui vient la nuit, et le demande.
Si vous vous souvenez, en faisant votre offrande,
Que votre frère a quelque chose contre vous,
Sortez, et ne venez vous remettre à genoux
Qu'ayant, la paix conclue, embrassé votre frère…
D'ailleurs, un tel amour, c'est encor la misère.
Aimer son frère est bien, mais un païen le peut.
Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, c'est peu:
Aimez qui vous opprime et qui vous fait insulte!
Septante fois sept fois pardonnez! C'est mon culte
D'aimer celui qui veut décourager l'amour.
S'il vous bat, ne criez pas contre, priez pour.
S'il vous prend un manteau, donnez-lui deux tuniques.
Aimez tous les ingrats comme des fils uniques.
Aimez vos ennemis, vous serez mes amis.
Aimez beaucoup, pour qu'il vous soit beaucoup remis.
Aimez encore. Aimez toujours. Aimez quand même.
Aimez-vous bien les uns les autres. Quand on aime,
Il faut sacrifier sa vie à son amour.
Moi je vous montrerai comment on aime, un jour…
Amour! N'ayez que de l'amour dans la poitrine!…
Aimez-vous!»
TOUS, tombant à genoux.
Qu'est ceci? Quelle est cette doctrine?
(Tumulte, cris.)
Le Roi, fils de David!—Le Christ!—Le roi des Cieux!
—Suivons-la.
(A ce moment tous, enthousiasmés, se relèvent, s'élancent derrière Photine,
vont partir; mais ils sont refoulés brutalement par des soldats qui entrent,
et un centurion paraît.)
SCÈNE IV
Les Mêmes, LE CENTURION, Soldats
LE CENTURION.
Quoi! Comment! Des cris séditieux!
Dispersez-vous!… Quel est ce roi que l'on acclame?
Que faites-vous là, tous, autour de cette femme?…
Saisissez-la d'abord, elle!
PHOTINE, pendant qu'on lui lie les mains.
Tout est perdu!
Quand je les emmenais!…
LE CENTURION, à la foule grondante.
M'avez-vous entendu?
Pas de groupes!… Pas de rumeurs!… Qu'on se disperse!
(Aux marchands.)
Vous autres, reprenez votre petit commerce!
(A Photine.)
Excitatrice, tu leur tenais des propos
Contre César, sans doute, et contre les impôts!
De quoi leur parlais-tu?
PHOTINE.
LE CENTURION, aux soldats.
PHOTINE.
Mais de mansuétude et de miséricorde,
De charité, d'amour…
LE CENTURION.
UN HOMME, vivement.
UN AUTRE, de même.
LE PRÊTRE.
Elle parlait encor du Messie!
LA FOULE, avec indignation.
LE CENTURION.
Ah! bien!
Toi, tu viens dénoncer? Rome te remercie!…
(A ses soldats, en riant.)
Elle leur annonçait le Vengeur, le Messie,
Celui-là qui des Juifs sera l'Imperator,
Qui battra les Romains, n'est-ce pas?… Elle a tort!
Car ceci pourrait bien ne pas plaire à Pilate…
Marchons!
PHOTINE, à part.
LE PRÊTRE, au centurion.
Pour que l'émeute éclate,
Elle dit avoir vu le Christ tout près d'ici!
Et sais-tu qui la folle ose appeler ainsi?
Un fanatique obscur, qui, sans doute, conspire,
Un gueux de Nazareth!
LE CENTURION.
Ah! il fallait le dire!
Un gueux de Nazareth?… Mais je vois ce que c'est!
(A ses soldats.)
C'est l'homme, vous savez, le simple, qui passait
Pour guérir les lépreux, l'homme de Galilée!
Sa présence, en effet, nous était signalée.
LE PRÊTRE.
Des ordres contre lui doivent être reçus.
LE CENTURION.
Un certain Josué, n'est-ce pas, ou Jésus?
LE PRÊTRE.
LE CENTURION.
Comment, c'est Jésus! Quand je pense
Que j'allais!… Mais alors, ça n'a pas d'importance!
Il ne nous porte pas ombrage, celui-là!
(Aux soldats.)
Ce n'est rien. C'est Jésus! Allons, détachez-la!
PHOTINE, délivrée immédiatement.
LE CENTURION.
C'est un pauvre Juif pris de mélancolie.
Moi-même, je le vis commettre une folie!…
Mais à Jérusalem, justement, il n'y a
Qu'un mois. J'étais de garde au fort Antonia
D'où nous surveillons tout ce qu'on fait dans le temple.
D'en haut j'avais suivi des yeux la blancheur ample
D'une robe de lin errante, et m'étais dit:
«C'est quelque Essénien arrivé d'En-Gaddi.
Il prêche: je le vois aux gestes de sa manche.»
—Douze robes suivaient, sombres, la robe blanche.
Et ce groupe, en causant, s'en vint jusqu'à ce lieu
Où des Juifs très dévots, pour honorer leur Dieu,
Font le change, installés à des petites tables,
En se servant de poids rarement véritables.
Sur le sol de ce temple étonnant, où l'on vend
De tout, du sel, de l'huile et du bétail vivant,
Traînent de vieux morceaux de cordes et de brides.
Tout d'un coup, je vis l'homme aux vêtements candides
Prendre un de ces morceaux, le tordre, et je le vis
Fouetter tous les vendeurs qui couvraient le parvis,
Et tous ces gros marchands, même les plus podagres,
Fuyaient, fouettés par lui, tel un troupeau d'onagres!
Et lui fouettait toujours, d'un geste furieux.
Et le peuple acclamait. C'était très curieux.
Nous autres, les Romains, cela nous faisait rire…
Cet homme ne peut pas inquiéter l'Empire.
Il défend que du temple on fasse un vil bazar,
Mais il dit: «A César ce qu'on doit à César!»
LE PRÊTRE.
Tu n'as pas entendu la femme?
LE CENTURION, riant et remontant.
Je préfère
Ne pas l'entendre!
LE PRÊTRE, essayant de le retenir.
LE CENTURION.
LE PRÊTRE.
LE CENTURION, railleur.
Mais lire, au frais, mon auteur familier.
Je lis, et l'ombre d'une feuille de figuier
—Large et tremblante main qui sur le livre passe—
Souligne d'un doigt bleu quelque beau vers d'Horace!
LE PRÊTRE.
LE CENTURION, sèchement.
Qu'on ne vienne plus, surtout, me déranger.
(Au peuple.)
On vous permet ce Christ, il n'offre aucun danger.
(En sortant, à un soldat.)
Tu sais, le joli charpentier à tête blonde?…
Ce n'est pas celui-là qui troublera le monde!…
—En route!
SCÈNE V
Les Mêmes, moins LE CENTURION et les Soldats
PHOTINE.
Et maintenant, courons vite!
(Murmures.)
UN HOMME.
PHOTINE.
UN AUTRE.
Un roi flattant César ne sera pas mon roi!
UN AUTRE.
C'est ainsi que le fils de David nous libère?
UN AUTRE.
UN AUTRE.
PHOTINE.
Seigneur, Seigneur, les malheureux, écoute-les!
—De quel royaume avez-vous cru que je parlais?
Quoi! vous vous occupez de César, de l'Empire?
Comprenez donc un peu ce qu'on a voulu dire!
Vous qui serez les éternels Samaritains,
Ne pensez qu'au seul vrai royaume, qu'aux destins
Du royaume secret dont aucune province
Ne vous sera jamais prise par aucun prince!…
Puisqu'il faut tôt ou tard que vous soyez mangés,
Que vous importe que les fauves soient changés,
Et que celui, vers vous, dans l'ombre, qui se traîne,
Ce soit le renard juif ou la louve romaine?…
Ah! sans savoir le nom du maître de hasard,
Donnez avec dédain ce qu'on doit à César!
TOUS.
UN HOMME.
PHOTINE.
Il n'est pas de ce monde;
Car ce n'est pas un roi, c'est un Dieu qui le fonde!
UN AUTRE.
Où le connaîtrons-nous, ce royaume irréel?
PHOTINE.
Un peu d'abord en vous, puis tout à fait au ciel!
PLUSIEURS.
PHOTINE, allant de l'un à l'autre.
La graine est là, d'où monte l'arbre immense!
Vous n'avez qu'à vouloir, et le règne commence!
Pour tous! pour tous! Un peu d'amour, un peu de foi,
Et vous verrez quel beau royaume!… Toi,—toi,—toi!—
Toi, tu souffriras moins, maigre tailleur de pierres;
Car, dans le noir du masque abritant tes paupières,
Tes yeux posséderont quelques brins de lueur
Des gerbes de clartés futures!… Ciseleur,
Tes doigts se sentiront rafraîchis par les ailes
Des petits chérubins d'argent que tu cisèles!…
Toi, qui pour lambrisser les alcôves, scias
Les cèdres, les cyprès et les acacias,
Tu béniras les trous au mur de ton échoppe
Parce qu'il y frissonne une touffe d'hysope!…
Vous plaindrez ceux pour qui vous tissez, tisserands,
Et vous, passementiers, plus vous coudrez de rangs
D'inutiles galons aux frivoles étoffes,
Et plus vous sourirez, comme des philosophes!
Chacun trouvera joie à son humble métier.
Tu verniras l'argile avec amour, potier!
Pâtres, vous soignerez plus gaîment vos abeilles.
Vous sifflerez, vanniers, en tressant vos corbeilles!
LE PRÊTRE.
Mais ce n'est qu'un espoir, le royaume des cieux!
PHOTINE.
Qu'est-ce que vous avez à proposer de mieux?
CRIS DE TOUS.
Oui!… Suivons-la!… Le Christ!… Peut-être!… Le Royaume!…
Prenons des instruments!… Chantons!… Oui, tous!… Un psaume!
UN MARCHAND, à Photine.
Oh! moi, j'y vais sans croire, en curieux, pour voir!
PHOTINE.
AZRIEL.
J'y vais, par ennui, sans espoir,
Pour agir!…
PHOTINE.
UN JEUNE HOMME.
Et moi, c'est toi que j'aime!
Si je te suis, c'est pour ta beauté!
PHOTINE.
Viens quand même!
Suivez tous, en cueillant des branches d'oliviers.
Peu m'importe pourquoi, pourvu que vous suiviez!
LE PRÊTRE.
Eh bien! j'y vais aussi! Cet homme va peut-être
Fonder un nouveau culte et me nommer grand-prêtre!
PHOTINE.
Marchons en entonnant le psaume à l'Éternel,
Et prenez au verset: «Chantons sur le nébel…»
TOUTE LA FOULE, dans un immense cri d'enthousiasme.
Chantons sur le nébel dont le long manche s'orne
De nacre, de corail et d'or,
Sur le nébel, sur le kinnor,
Et chantons sur la flûte encor
Et sur la trompette de corne!…
(La foule s'engouffre, derrière Photine, sous la haute porte
et le psaume va rouler au loin dans la campagne.)
Qu'en l'honneur de Celui qui vient juger les temps
Danse toute la Terre et tous ses habitants!…
Toute la Mer… et tout…
Rideau.