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La Samaritaine, évangile en trois tableaux, en vers
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TROISIÈME TABLEAU
Salvator Mundi
On revoit le Puits de Jacob. Jésus est assis sur la margelle. Le soleil se couchera tout à l'heure. Le Ciel est jaune, avec du rose.
Les Disciples sont groupés un peu loin du Maître. Ils achèvent le repas frugal qu'ils sont parvenus à réaliser avec leurs vagues achats. Assis, ou couchés sur le ventre, ils font cercle, par terre, autour d'un petit feu qui s'éteint et dont monte, bien droit dans l'air calme, un fil bleu. Ils chuchotent, et parfois regardent Jésus, à la dérobée. Ils ne sont pas contents. Jésus rêve.
SCÈNE PREMIÈRE
JÉSUS, les Disciples
PIERRE, à voix basse, avec indignation.
A cette femme!…
ANDRÉ, de même.
Il lui parlait!
JACQUES, de même.
Il lui parlait!
PIERRE.
Je n'oserai jamais le blâmer… Mais il est
Parfois, avouons-le, d'une imprudence étrange.
ANDRÉ.
Et pourquoi jeûne-t-il, quand tout le monde mange?
PIERRE.
C'est pour nous étonner qu'il n'aura pas mangé!
JÉSUS.
Ce n'est pas pour cela, Pierre.
JEAN.
Il nous entend.
PIERRE.
J'ai
Parlé trop haut.
NATHANAËL, plus bas.
Pourquoi jeûner?
PIERRE, de même.
Je me figure
Que c'est pour nous prouver qu'il vit sans nourriture!
JÉSUS.
Je me nourris d'un mets que vous ne savez pas.
PIERRE, baissant la voix.
Quelqu'un a dû venir lui porter un repas.
JEAN.
Les Anges peuvent le servir, sans qu'on les voie!
JÉSUS.
Faire la volonté de Celui qui m'envoie,
—Voilà cet aliment secret qui me nourrit.
PIERRE, plus bas encore, avec humeur.
C'est pour faire cette volonté que l'on prit
Par ce chemin!…
JEAN.
Mais pour gagner la Galilée…
PIERRE.
Il aurait mieux valu passer par la vallée
De Sâron!…
NATHANAËL.
Certe, ou par la plaine du Jourdain!
ANDRÉ.
Mais par la Samarie!… Horreur! Tâtez ce pain!
C'est du granit!
(Il le lance loin de lui.)
Maudite ville!
PIERRE.
Est-ce la peine
D'aller chez ceux qui sont ignorants, pleins de haine,
Endurcis, et que la souffrance rend mauvais?
JÉSUS.
C'est chez ceux-là qu'il faut aller, et que je vais.
JEAN.
Parlons plus bas.
JACQUES.
C'est son idée. Il sera cause
Qu'on nous massacrera.
JEAN.
Mais lui-même s'expose.
PIERRE.
A quoi cela sert-il? Qu'est-il venu chercher?
Que fait-il sur ce puits? A qui veut-il prêcher?
Il n'a trouvé pour l'écouter que cette femme.
Vous savez que jamais, certes, je ne le blâme;
Mais, s'il voulait gagner ce peuple, il aurait dû
Se faire un partisan digne d'être entendu!
JACQUES.
Des mains pures pourront seules semer l'Idée.
PIERRE.
Mais une courtisane!
JACQUES.
On l'aura lapidée
Dès qu'elle aura paru, pour prêcher, sur son toit!…
PIERRE.
Si j'avais à gagner une ville, moi!…
JACQUES.
Toi?
PIERRE.
Je me renseignerais. J'irais voir les notables,
Le prêtre à son autel, les changeurs à leurs tables.
Chacun vous sert selon l'importance qu'il a.
Je convaincrais une âme importante. Voilà
Comment je m'y prendrais, moi, pour prendre une ville.
ANDRÉ, secouant la tête.
Parler à cette femme était bien inutile.
PIERRE.
Il semble quelquefois railler, en vérité.
Songez qu'il a choisi la dernière cité
Du dernier peuple et, dans la cité tout entière,
Une femme et, parmi les femmes, la dernière!
JÉSUS.
Il faudra que pourtant vous vous accoutumiez
A ce que les derniers, pour moi, soient les premiers!
PIERRE.
Il entend tout; c'est bon, je garde le silence.
(Il se lève, et va regarder un champ de blé.—Silence.)
JÉSUS.
Non!
JACQUES.
A quoi dis-tu: «Non?»
JÉSUS.
A ce que Pierre pense.
PIERRE, se retournant, étonné.
Seigneur!…
JEAN, criant tout à coup.
Je meurs de soif!
ANDRÉ.
Oui, c'est un jeu cruel
Des païens! Ils ont mis dans le riz trop de sel!
NATHANAËL.
Comment boire?
ANDRÉ.
On n'a rien pour puiser!
JEAN.
Cette femme
A bien laissé…
JACQUES.
Quoi donc?
JEAN.
Sa cruche!
PIERRE.
Son infâme
Cruche? C'est un objet de scandale et d'effroi!
N'y portez pas les mains!
JEAN, les deux mains sur la cruche.
Elle a le ventre froid.
Et j'ai bien soif.
PIERRE.
Je ne boirais pour rien au monde
Cette eau nauséabonde!…
JEAN.
Elle est nauséabonde?
PIERRE.
Doublement! car le goût du vice est dans cette eau,
Et de l'impiété!
JEAN.
Tant pis! J'ai trop soif!
(Il boit.)
Ho!…
NATHANAËL.
Eh bien?
JEAN, lui passant la cruche.
Goûte!
NATHANAËL, après avoir goûté.
Ho!…
ANDRÉ.
Quoi?
NATHANAËL, même jeu.
Goûte!…
ANDRÉ, même jeu.
Ho!…
JACQUES.
Qu'est-ce?
ANDRÉ.
Goûte!
JACQUES.
Quelle perle divine est dans cette eau dissoute?…
NATHANAËL.
C'est du miel!
ANDRÉ.
Non! des fleurs!
JEAN.
On pleure, en y goûtant!
PIERRE.
Qu'a-t-elle donc laissé dans sa cruche en partant?…
JÉSUS.
Elle a laissé dans cette cruche
Le souci du cœur insensé,
L'orgueil cruel d'être une embûche
Vivante et rose; elle a laissé
Ses péchés lourds, ses rêves pires,
Ses bonheurs bavards et méchants,
La frivolité de ses rires,
L'inconscience de ses chants,
Ses soupirs pour d'indignes causes,
Tout le mal de son âme, tout!…
PIERRE.
Et ce sont ces mauvaises choses
Qui donnent à l'eau ce bon goût?
JÉSUS.
Le goût que vous trouvez à l'eau de cette cruche,
Ne l'attribuez pas à des pleurs blonds de ruche,
A des pleurs blancs de lys broyés;
Ce goût,—avec en moins la saveur infinie!—
C'est celui que je trouve aux fautes d'une vie
Qu'on vient d'oublier à mes pieds!
PIERRE, buvant à son tour.
Par quels mots exprimer une fraîcheur pareille?…
Ma lèvre entend ta voix que buvait mon oreille!
(Reposant la cruche.)
Mais tout à l'heure, là, lorsque tu m'as dit non,
Devant ce champ, à quoi rêvais-je?
JÉSUS.
A la moisson.
Tu rêvais, comparant ce champ à ma pensée,
Au triste et long sommeil de la graine lancée.
PIERRE.
Oui, quatre mois encore avant que sous les cieux
La moisson…
JÉSUS.
J'ai dit non.
PIERRE.
Pourquoi?
JÉSUS.
Levez les yeux!
PIERRE.
Pourquoi, Seigneur?
JÉSUS.
Levez les yeux. La moisson brille.
On a semé pour vous, prenez votre faucille!
Autre le laboureur, autre le moissonneur;
Et cependant il faut toujours que le bonheur
—Oui, car cette injustice est bonne!—soit le même
Pour celui qui moissonne et pour celui qui sème.
Afin de moissonner vous êtes envoyés;
Mais d'autres ont semé. Leurs blés sont mûrs. Voyez!
PIERRE.
On croit voir, en effet, là-bas, sous le ciel rouge,
Les champs blanchir pour la moisson!…
JEAN.
Leur blancheur bouge!
LA FOULE, au loin.
… Sur le nébel… sur le kinnor…
NATHANAËL.
Et l'on entend…
PIERRE.
Quelle est cette moisson qui s'avance en chantant?…
(Tous ont grimpé sur le talus et regardent au loin.)
ANDRÉ.
C'est la ville qui vient!
JEAN.
Blanche, elle coule toute
Par le trou noir que fait la porte à haute voûte!…
PIERRE.
On croirait qu'invisible une puissante main,
Pressant ses murs, la fait jaillir sur le chemin!…
LA FOULE.
… Et chantons sur la flûte encor!…
PIERRE.
Et, toute fière,
Quelle est donc celle-là qui marche la première?
JÉSUS, assis, immobile, sur le puits.
Il faudra que pourtant vous vous accoutumiez
A ce que les derniers, pour moi, soient les premiers.
LA FOULE, se rapprochant.
… Qu'en l'honneur de celui qui vient!…
JEAN.
Écoute, écoute!…
PIERRE.
Maître, daigneras-tu me pardonner mon doute?
LA FOULE, se rapprochant.
… Danse toute la Terre et tous ses habitants!…
JEAN.
Oh! lève-toi! Viens voir!
NATHANAËL.
Les prés sont éclatants!
PIERRE.
Mais où donc ont-ils pu trouver toutes ces roses?
JACQUES.
Viens les voir!
JÉSUS.
Je les vois.
PIERRE.
Tes paupières sont closes!
JÉSUS.
Je les vois dans mon cœur venir depuis longtemps!
LA FOULE, toujours plus près.
… Toute la Mer et tout ce qu'il y a dedans…
ANDRÉ.
Ils approchent!
LA VOIX DE PHOTINE, chantant tout près.
… Que les monts cessent d'être inertes,
Et que les fleuves transportés,
Sortant de leurs grands lits leurs bras de tous côtés,
Applaudissent de leurs mains vertes!
PIERRE.
Et cette voix qui monte!…
JÉSUS.
Ah! Photine, est-ce toi?
PHOTINE, paraissant en haut du talus, haletante, échevelée,
couverte de fleurs cueillies en courant, les yeux splendides.
Oui, Seigneur, et la ville entière est avec moi!…
Elle a été précédée d'une course éperdue d'enfants qui
dégringolent de toutes parts les sentiers, se
laissent glisser au bas des talus en agitant des rameaux d'oliviers.
Et elle est suivie par la foule
qui envahit la scène, se précipite vers Jésus, en criant.
Jésus se lève. La foule s'arrête brusquement; plus un cri.
SCÈNE II
Les Mêmes, tous les Samaritains
JÉSUS.
Photine!…
PHOTINE, hors d'elle.
Ils viennent tous! Une foule ravie!
—Je ne sais plus ce que j'ai dit; ils m'ont suivie!
J'ai couru. J'ai perdu mes bracelets. Je ris.
N'est-ce pas que tous les lépreux seront guéris?
Si tu nous avais vus!… Voici des jeunes filles!…
Voici des gueux avec des fleurs à leurs béquilles!…
Tout le long du chemin nous chantions, nous courions,
Et nous aurions bravé tous les centurions!
—Tiens, j'ai cueilli pour toi cette rose de haie…—
Approche-toi, vieil homme, il touchera ta plaie!…
—Les enfants précédaient le cortège en dansant.
Et tu vois, tiens, tu vois, j'ai mis mes mains en sang
Tellement j'ai cassé pour eux de branches vertes!…
—Ah! toutes les maisons de Sichem sont désertes!
Le premier qui voulut partir, c'est ce petit…
Ce jeune homme ne croyait pas, quand il partit,
Et rien qu'en nous suivant il a perdu son doute:
Oui, l'effort seulement de s'être mis en route!…
—Les marchands ne pensaient qu'à leur marché perdu!
Le prêtre a raisonné. Mais moi, j'ai répondu.
Et je sentais que je parlais avec ton Verbe!…
Ah! je respire avec bonheur l'odeur de l'herbe!
Je ne reconnais plus ma voix dans l'air du soir!…
Oh! les marchands, il ne faut pas leur en vouloir!
Les femmes ont été tout de suite très bonnes.
Je ris. Je suis heureuse. Il faudra que tu donnes
Ton grand manteau de laine à baiser. Nous venons
T'adorer.—Approchez!—Je te dirai leurs noms.
Toi qui vois tout, tu vois que toutes sont venues,
Et tu les reconnais sans les avoir connues.
Celle-ci, c'est Thamar, celle-ci, Penninah.
Il arrive des gens encore. Il y en a
Dans tous les prés voisins. La foule est très nombreuse.
J'étouffe un peu. Je vais pleurer. Je suis heureuse.
JÉSUS.
Tu m'as conquis la ville.
PHOTINE.
Oh! non! toi seul frappas
Les coups. Si la victoire est grande, ce n'est pas
Que, prophétesse prise entre les filles folles,
Je me sois employée à porter tes paroles
Là-bas! Mais c'est que toi, divin Silencieux,
Tu regardais d'ici la ville, et que tes yeux
Mettaient autour des murs un invisible siège!…
Seul vainqueur dont la robe encore soit de neige,
Tendre ennemi, beau guerrier pur, blanc conquérant,
Je ne t'ai pas conquis la ville! Elle se rend.
Ta servante ne peut t'avoir prêté main-forte!…
Humble, je ne suis rien dans tout ceci: j'apporte
Les clefs… Mais oui, c'est tout. J'apporte,—et ne suis rien!—
Les clefs de tous ces cœurs sur le coussin du mien!
UN HOMME.
Pareil au mufle énorme et roux qu'une lionne
Penche sur un agneau dont la blancheur l'étonne,
La ville monstrueuse autour de toi se tait!
UN AUTRE.
La foule qui criait et qui se révoltait,
Elle est là, qui retient son souffle…
UNE FEMME.
Et, bouche bée,
T'écoute…
PHOTINE.
On entendrait voler un scarabée…
UNE FEMME.
Parle-nous, fais-nous boire aux célestes viviers!…
PHOTINE.
Regarde comme tous les rameaux d'oliviers
Tremblent dans tous les doigts sans qu'il y ait de brise.
AZRIEL.
Qu'est cet homme pour que son silence suffise
A me faire vibrer comme une aile, et frémir!…
Mon âme feignait donc seulement de dormir?
UN HOMME.
Nous sommes ce vil peuple ignorant, idolâtre,
Dont les Juifs t'ont parlé!…
JÉSUS.
Je suis votre bon pâtre.
UN AUTRE.
Nous sommes les moutons maigres, méchants, maudits,
Du troupeau triste et noir!…
JÉSUS.
Vous êtes mes brebis.
—Une ouaille ne peut pas m'être moins chérie
Parce qu'elle est de telle ou telle bergerie.
J'irai dans tous les prés faire entendre ma voix;
J'abattrai doucement les clôtures de bois;
Dans l'herbe tomberont les piquets et les planches,
Jusqu'à ce qu'il n'y ait, brebis noires et blanches
Se rassemblant sous ma houlette au poids léger,
Plus qu'une bergerie au monde, et qu'un berger.
UN JEUNE HOMME.
Il me semble que sa parole me baptise!
UNE FEMME.
Touche mes pleurs.
UNE AUTRE.
Bénis mon petit.
UN VIEILLARD.
Qu'on me dise
Que mon heure est venue, à présent je suis prêt!
UNE JEUNE FILLE.
Oh! je n'espérais pas qu'il me regarderait!
UN HOMME.
Comme sa tête avec indulgence est penchée!
UNE FEMME, s'avançant et se prosternant.
Je m'étais, jusqu'ici, dans la foule cachée:
J'avais peur que ton œil sévère me jugeât!…
JÉSUS.
J'ai relevé la femme adultère, déjà.
UN MARCHAND.
Me pardonneras-tu, fouetteur de mes semblables,
D'avoir trop négligé les trésors véritables
Pour chercher à gagner les trésors du moment?…
JÉSUS.
J'ai chassé les vendeurs du temple seulement.
L'IVROGNE.
Me pardonneras-tu, prophète de l'eau vive,
De n'avoir pas aimé de façon exclusive
L'eau pure que ton Père à boire nous donna?…
JÉSUS, souriant.
Je l'ai changée en vin aux noces de Cana.
LE PRÊTRE.
Peut-il donc être Christ, celui qui se fait suivre
Par la fille de joie et l'homme qui s'enivre?
JÉSUS, avec colère.
Je répondrai, maudit!…
(A ce moment des enfants se mettent à chanter et à danser.)
PIERRE, sévèrement, à une femme.
Emmenez ces enfants!
JÉSUS, brusquement apaisé.
Pourquoi les emmener? Mais je vous le défends!
Quoi! parce qu'ils chantaient une ronde enfantine?
Laissez venir à moi les tout petits… Photine,
Amène-moi ces deux qui, tout effarouchés,
Se cachent dans les plis de ta robe.
PHOTINE, aux enfants.
Approchez!
LE PRÊTRE.
Tu ne me réponds pas?
JÉSUS.
Ma réponse s'apprête.
PHOTINE.
Vous voyez ce seigneur? C'est un très grand prophète,
Celui qu'on attendait, dont on parlait toujours.
Il ne fait pas manger les enfants par les ours
Comme on dit que faisait le prophète Élisée,
Mais il pose les mains sur leur tête frisée.
JÉSUS.
Oh! les beaux yeux tout neufs!—Ayez donc de tels yeux
Vous serez sûrs d'entrer au royaume des Cieux.
(Aux enfants.)
Voulez-vous répéter—je défends qu'on les gronde!—
Les mots que vous chantiez en nouant votre ronde?
UN ENFANT.
Quand nous avons joué
De joyeux airs dansants,
Vous n'avez pas dansé.
UN AUTRE.
Quand nous avons joué
De tristes airs pleurants,
Vous n'avez pas pleuré.
JÉSUS.
Pierre, c'est bien à tort que ton sourcil se fronce:
Leur petite chanson me fournit ma réponse.
Ne raille-t-elle pas les hommes de ce temps
Qui, quoi qu'on fasse, hélas! ne sont jamais contents?
Jean-Baptiste est venu, rude, plein de querelles,
Seul, noir, vêtu de peaux, nourri de sauterelles,
Et brûlant le pêcheur, d'avance, avec ses yeux.
Vous avez dit de lui: «C'est un fou furieux!»
Jésus vient, mange, boit, sourit, pardonne vite,
Et vous dites de lui: «Mais c'est un Sybarite!»
Race d'ingratitude et d'incrédulité,
J'allais peut-être!… Mais ces enfants ont chanté,
Et leur chanson fut la meilleure repartie,
Et de leur bouche encor la Sagesse est sortie.
UN MARCHAND.
Celui-ci, qui vous aime et qui vous parle ainsi,
Est vraiment le Sauveur du monde!
UN HOMME, criant.
Celui-ci
Est vraiment le Sauveur du monde!
PHOTINE.
Il donne envie
De mourir!
AZRIEL.
Je sais donc que faire de ma vie!
UN JEUNE HOMME.
Son doigt m'écrit dans l'âme en lettres de lueur!
UN AUTRE.
Il vient de se former de son cœur à mon cœur
Un pont délicieux dont je sens trembler l'arche!…
UN HOMME, guidé par Photine près de Jésus.
Je suis aveugle.
JÉSUS.
Vois!
UN AUTRE, porté par des serviteurs.
Je suis infirme.
JÉSUS.
Marche!
LA FOULE.
Miracle!…
JÉSUS, à un autre.
Et toi, vieillard, parle!
LE VIEILLARD.
J'étais muet!
UN HOMME, s'avançant.
J'avais un cœur qui plus jamais ne remuait.
Mais déjà j'ai failli pleurer, là, tout à l'heure,
Et puis je n'ai pas pu… C'est difficile.
JÉSUS.
Pleure.
PIERRE.
Que nous sommes heureux de te voir faire ainsi
Des miracles, Seigneur!
JÉSUS.
Vous en ferez aussi.
ANDRÉ.
Qui? Nous?
JÉSUS.
Il faudra bien qu'un jour je vous envoie!…
Alors, vous en ferez.
PIERRE.
Nous-mêmes?… Quelle joie!
JÉSUS.
Ce n'est pas de cela qu'il faut être joyeux,
Mais de ce que vos noms sont inscrits dans les Cieux!
PHOTINE.
Il fera nuit après la blancheur de ton geste!
Ne nous rends pas trop vite à l'ombre triste! Reste!
Reste, Seigneur, il faut un peu
Nous évangéliser encore.
Quoi! Notre hôte est le Fils de Dieu
Et repart, demain, à l'aurore?
UNE VIEILLE.
Il faut, dans ma maison venir
Te reposer de tes fatigues.
Tu ne peux pourtant pas partir
Sans avoir goûté de nos figues!
UNE COURTISANE.
Reste, et parle! Ce sont des fleurs
Que sur nos têtes tu secoues!…
Je remplacerai par des pleurs
Les chaînettes d'or de mes joues.
UNE FEMME.
Pour quand tu rentreras, brisé
D'avoir visité les malades,
J'ai du vin aromatisé
Avec le jus de mes grenades.
PHOTINE.
Tendrement on respectera
Tes habitudes familières.
Toute la ville se taira
Pendant tes heures de prières!
UNE FEMME.
A l'heure où les voix dans le soir
Montent étranges et plus fortes,
Tu viendras un moment t'asseoir
Sur le pas de toutes les portes!
UNE JEUNE FILLE.
Ton grand manteau blanc glissera;
Mais, comme les brises sont fraîches,
Une de nous le retiendra…
Sans t'interrompre, si tu prêches!
PHOTINE.
Et tu sentiras, tout le temps
Que tu parleras à nos âmes,
Sous tes mains des cheveux d'enfants,
Sur tes pieds des cheveux de femmes.
(Chacune, en parlant, est venue s'agenouiller devant
Jésus et a laissé tomber sa branche d'olivier ou son thyrse de fleurs.
Sur les derniers mots de Photine, elles s'inclinent toutes,
et répandent leurs chevelures.)
JÉSUS.
Je resterai deux jours, c'est tout ce que je puis.
Deux jours je veux chez vous me reposer.
UNE FEMME.
Et puis
Tu reprendras ta route aux fatigues sublimes!
PHOTINE.
Et lorsqu'en t'éloignant tu fouleras les cimes
De ces Monts d'Ephraïm qui mordent notre ciel,
Tout au bout du manteau fleuri de Jizréel,
Tes yeux distingueront sur la montagne, en face,
—Comme un petit troupeau qui, par moments, s'efface
Et dont la synagogue est le berger peu net,—
Quelque chose de clair qui sera Nazareth!
JÉSUS.
Ville dont mon enfance a couru les ruelles,
Tu me seras cruelle entre les plus cruelles.
Tu n'écouteras pas mon discours tout entier,
Et tu diras: «Mais c'est le fils du charpentier!…»
Ainsi ce sont les miens qui me seront contraires,
Et je trouve en pleurant, quand je cherche des frères,
—Symbole attendrissant de mes futurs destins,—
Mes frères les meilleurs chez les Samaritains!…
Mais il est dit qu'en son pays nul n'est prophète!
—Et que la volonté de mon Père soit faite!
CRIS DE TOUS.
Hosannah! Gloire au Christ!… Viens dans la ville!… Viens!
JÉSUS.
Ai-je eu tort de venir, Pierre, chez ces païens?
PHOTINE, montrant le crépuscule.
Le soir tombe. Elle veut mourir, cette journée.
Mais elle ne peut pas. Pour toujours elle est née.
Quand l'olivier sera de la poussière, avec
Le figuier, quand le puits de Jacob sera sec,
Toujours, sortant du val, passant mont et colline,
L'Eau Vive inondera le monde!
JÉSUS.
Et toi, Photine,
Toi, toujours, lentement, les siècles te verront
Descendre le sentier, ta cruche sur ton front.
Lorsqu'on évoquera ma figure lointaine,
Toujours la Madeleine ou la Samaritaine,
La femme de Sichem ou bien de Magdala,
Toujours une de vous, près de moi, sera là!…
Et ce sera ta gloire encor que l'on confonde
Parfois ta tresse rousse avec sa tresse blonde.
LE PRÊTRE.
Soit! C'est le Fils de Dieu! J'y veux bien consentir!
Mais notre Temple, alors, il va le rebâtir?
JÉSUS.
Non!
LE PRÊTRE.
Mais tu vas nommer des prêtres.
JÉSUS.
Pas encore.
LE PRÊTRE.
Un grand-prêtre du moins!
JÉSUS.
Non.
LE PRÊTRE.
Tu veux qu'on t'honore
Toi-même de ce titre?
JÉSUS.
Oh! non.
LE PRÊTRE.
Mais cependant
On pourrait embellir ta robe, en la brodant!
JÉSUS.
Non.
LE PRÊTRE.
Et tu n'auras pas l'insigne aux feux multiples,
(Montrant sa poitrine.)
Les douze pierres, là?
JÉSUS.
J'ai mes douze disciples.
UN JEUNE HOMME.
Quel temple élirons-nous, pourtant, nous qui l'aimons?
PHOTINE.
La berge en fleur des lacs, le versant bleu des monts!
UN AUTRE.
Quel trône prendra-t-il pour parler, ce Monarque?
PHOTINE.
La margelle d'un puits, la planche d'une barque.
LE PRÊTRE.
Mais pour plaire au Seigneur?…
JÉSUS.
L'acte seul plaît à Dieu!
LE PRÊTRE.
Mais enfin on priera tout de même?
JÉSUS.
Très peu.
—N'imitez pas ceux-là qui trouvent excellentes
Leurs prières sans fin, monotones et lentes:
Car ils sont une meule et ne sont pas un luth!
Ils partent pour prier, mais, oublieux du but,
Ils s'endorment bientôt au rythme des formules,
Comme les cavaliers au pas berceur des mules!
Priez dans le secret. Ne priez pas longtemps.
C'est être des grossiers qu'être des insistants.
La meilleure prière est la plus clandestine.
Priez… comme j'appris à prier à Photine.
(En parlant, de sa main qui pèse doucement sur l'épaule de Photine
il la fait agenouiller.)
Oui, d'où que vous soyez, de Sichem, de Sion,
Quand vous voudrez prier, sans ostentation,
Sans inutiles cris, sans vaine mélopée,
Sans qu'avec votre front la terre soit frappée,
Et sans plus vous tourner, pour plaire à l'Élohim,
Ni vers Jérusalem, ni vers le Garizim,
Puisque c'est en tous lieux qu'est le Père Suprême…
PHOTINE.
Mais en fermant les yeux, tout bas, presque en vous-même,
Puisque c'est là surtout qu'il est à tout moment,
Quand vous voudrez prier, dites tout simplement:
«Père que nous avons dans les cieux, que l'on fête
Ton Nom; qu'advienne ton Royaume; que soit faite
Ta Volonté sur terre ainsi que dans le ciel;
Notre pain, aujourd'hui, supra-substantiel,
Donne-le-nous; acquitte-nous des dettes nôtres,
Comme envers nous, des leurs, nous acquittons les autres;
Ne laisse pas nos cœurs tentés être en péril;
Mais nous libère du Malin.»
LA FOULE.
Ainsi soit-il!
Rideau.
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