La San-Felice, Tome 01
The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 01
Title: La San-Felice, Tome 01
Author: Alexandre Dumas
Release date: February 6, 2006 [eBook #17693]
Most recently updated: December 8, 2018
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
ALEXANDRE DUMAS
LA
SAN-FELICE
TOME I
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
AVANT-PROPOS
Les événements que je vais raconter sont si étranges, les personnages que je vais mettre en scène sont si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant quelques minutes de ces événements et de ces personnages avec mes futurs lecteurs.
Les événements appartiennent à cette période du Directoire comprise entre l'année 1798 et 1800. Les deux faits dominants sont la conquête du royaume de Naples par Championnet, et la restauration du roi Ferdinand par le cardinal Ruffo;—deux faits aussi incroyables l'un que l'autre, puisque Championnet, avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000 soldats, et s'empare, après trois jours de siége, d'une capitale de 500,000 habitants, et que Ruffo, parti de Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige, traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et rétablit sur le trône le roi déchu.
Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux pour que de pareilles impossibilités deviennent des faits historiques.
Donc, voici le cadre:
L'invasion des Français, la proclamation de la république parthénopéenne, le développement des grandes individualités qui ont fait la gloire de Naples pendant les quatre mois que dura cette république, la réaction sanfédiste de Ruffo, le rétablissement de Ferdinand sur le trône et les massacres qui furent la suite de cette restauration.
Quant aux personnages, comme dans tous les livres de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent en personnages historiques et en personnages d'imagination.
Une chose qui va paraître singulière à nos lecteurs, c'est que nous leur livrons, sans plaider aucunement leur cause, les personnages de notre imagination qui forment la partie romanesque de ce livre; ces lecteurs ont été pendant plus d'un quart de siècle assez indulgents à notre égard, pour que, reparaissant après sept ou huit ans de silence, nous ne croyions pas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie. Qu'ils soient pour nous ce qu'ils ont toujours été, et nous nous regarderons comme trop heureux.
Mais c'est de quelques-uns des personnages historiques, au contraire, qu'il nous paraît de première nécessité de les entretenir; sans quoi, nous pourrions courir ce risque qu'ils soient pris, sinon pour des créations de fantaisie, du moins pour des masques costumés à notre guise, tant ces personnages historiques, dans leur excentricité bouffonne ou dans leur bestiale férocité, sont en dehors non-seulement de ce qui se passe sous nos yeux, mais encore de ce que nous pouvons imaginer.
Ainsi, nous n'avons nul exemple d'une royauté qui nous donne pour spécimen Ferdinand, d'un peuple qui nous donne pour type Mammone.—Vous le voyez, je prends les deux extrémités de l'échelle sociale: le roi, chef d'État; le paysan, chef de bande.
Commençons par le roi, et, pour ne pas faire crier les consciences royalistes à l'impiété monarchique, interrogeons un homme qui a fait deux voyages à Naples, et qui a vu et étudié le roi Ferdinand à l'époque où les nécessités de notre plan nous forcent à le mettre en scène. Cet homme est Joseph Gorani, citoyen français, comme il s'intitule lui-même, auteur des Mémoires secrets et critiques des cours et gouvernements et des moeurs des principaux États de l'Italie.
Citons trois fragments de ce livre, et montrons le roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, le roi de Naples pêcheur.
C'est Gorani, et non plus moi, qui va parler:
L'ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.
«Lorsqu'à la mort du roi Ferdinand VI d'Espagne, Charles III quitta le trône de Naples pour monter sur celui d'Espagne, il déclara incapable de régner l'aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, et laissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi, quoique encore en bas âge. L'aîné avait été rendu imbécile par les mauvais traitements de la reine, qui le battait toujours, comme les mauvaises mères de la lie du peuple; elle était princesse de Saxe, dure, avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant pour l'Espagne, jugea qu'il fallait nommer un gouverneur au roi de Naples, encore enfant. La reine, qui avait la plus grande confiance dans le gouvernement, mit cette place, une des plus importantes, aux enchères publiques; le prince San-Nicandro fut le plus fort enchérisseur et l'emporta.
»San-Nicandro avait l'âme la plus impure qui ait jamais végété dans la boue de Naples; ignorant, livré aux vices les plus honteux, n'ayant jamais rien lu de sa vie, que l'office de la Vierge, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, qui ne l'empêchait pas de se plonger dans la débauche la plus crapuleuse, tel est l'homme à qui l'on donna l'importante mission de former un roi. On devine aisément quelles furent les suites d'un choix pareil; ne sachant rien lui-même, il ne pouvait rien enseigner à son élève; mais ce n'était point assez pour tenir le monarque dans une éternelle enfance: il l'entoura d'individus de sa trempe et éloigna de lui tout homme de mérite qui aurait pu lui inspirer le désir de s'instruire; jouissant d'une autorité sans bornes, il vendait les grâces, les emplois, les titres; voulant rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie de l'administration du royaume, il lui donna de bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de faire ainsi sa cour au père, qui avait toujours été passionné pour cet amusement. Comme si cette passion n'eût pas suffi pour l'éloigner des affaires, il associa encore à ce goût celui de la pêche, et ce sont encore ses divertissements favoris.
»Le roi de Naples est fort vif, et il l'était encore davantage étant enfant: il lui fallait des plaisirs pour absorber tous ses moments; son gouverneur lui chercha de nouvelles récréations et voulut en même temps le corriger d'une trop grande douceur et d'une bonté qui faisaient le fond de son caractère. San-Nicandro savait qu'un des plus grands plaisirs du prince des Asturies, aujourd'hui roi d'Espagne, était d'écorcher des lapins; il inspira à son élève le goût de les tuer; le roi allait attendre les pauvres bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeait de passer, et, armé d'une massue proportionnée à ses forces, il les assommait avec de grands éclats de rire. Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens ou des chats et s'amusait à les berner jusqu'à ce qu'ils en crevassent; enfin, pour rendre le plaisir plus vif, il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur trouva très raisonnable: des paysans, des soldats, des ouvriers et même des seigneurs de la cour, servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné; mais un ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement; le roi n'eut plus la permission de berner que des animaux, à la réserve des chiens, que le roi d'Espagne prit sous sa protection catholique et royale.
»C'est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui l'on n'apprit pas même à lire et à écrire; sa femme fut sa première maîtresse d'école.»
LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.
«Une telle éducation devait produire un monstre, un Caligula. Les Napolitains s'y attendaient; mais la bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de l'influence d'une instruction si vicieuse; on aurait eu avec lui un prince excellent s'il fût parvenu à se corriger de son penchant pour la chasse et pour la pêche, qui lui ôtent bien des moments qu'il pourrait consacrer avec utilité aux affaires publiques; mais la crainte de perdre une matinée favorable pour son amusement le plus cher est capable de lui faire abandonner l'affaire la plus importante, et la reine et les ministres savent bien se prévaloir de cette faiblesse.
»Au mois de janvier 1788, Ferdinand tenait dans le palais de Caserte un conseil d'État; la reine, le ministre Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient. Il s'agissait d'une affaire de la plus grande importance. Au milieu de la discussion, on entendit frapper à la porte; cette interruption surprit tout le monde, et l'on ne pouvait concevoir quel était l'homme assez hardi pour choisir un moment tel que celui-là; mais le roi s'élança à la porte, l'ouvrit et sortit; il rentra bientôt avec les signes de la plus vive joie et pria que l'on finît très-vite, parce qu'il avait une affaire d'une tout autre importance que celle dont on s'entretenait; on leva le conseil, et le roi se retira dans sa chambre pour se coucher de bonne heure, afin d'être sur pied le lendemain avant le jour.
»Cette affaire à laquelle nulle autre ne pouvait être comparée était un rendez-vous de chasse; ces coups donnés à la porte de la salle du conseil étaient un signal convenu entre le roi et son piqueur, qui, selon ses ordres, venait l'avertir qu'une troupe de sangliers avait été vue dans la forêt à l'aube du jour, et qu'ils se rassemblaient chaque matin au même lieu. Il est clair qu'il fallait rompre le conseil pour se coucher d'assez bonne heure et être en état de surprendre les sangliers. S'ils se fussent échappés, que devenait la gloire de Ferdinand?
»Une autre fois, dans le même lieu et dans les mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firent entendre; c'était encore un signal entre le roi et son piqueur; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil ne prirent point cette plaisanterie en bonne part; le roi seul s'en amuse, ouvre promptement une fenêtre et donne audience à son piqueur, qui lui annonce une pose d'oiseaux, ajoutant que Sa Majesté n'avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir le plaisir d'un coup heureux.
»Le dialogue terminé, Ferdinand revint avec précipitation et dit à la reine:
»—Ma chère maîtresse, préside à ma place et finis comme tu l'entendras l'affaire qui nous rassemble.»
LA PÊCHE ROYALE.
«On croit écouter un conte fait à plaisir lorsque l'on entend dire non-seulement que le roi de Naples pêche, mais encore qu'il vend lui-même le poisson qu'il a pris; rien de plus vrai: j'ai assisté à ce spectacle amusant et unique en son genre, et je vais en offrir le tableau.
»Ordinairement, le roi pêche dans cette partie de la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou quatre milles de Naples; après avoir fait une ample capture de poissons, il retourne à terre; et, quand il est débarqué, il jouit du plaisir le plus vif qui soit pour lui dans cet amusement: on étale sur le rivage tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se présentent et font leur marché avec le monarque lui-même. Ferdinand ne donne rien à crédit, il veut même toucher l'argent avant de livrer sa marchandise et témoigne une méfiance fort soupçonneuse. Alors, tout le monde peut s'approcher du roi, et les lazzaroni ont surtout ce privilége, car le roi leur montre plus d'amitié qu'à tous les autres spectateurs; les lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la vente commence, la scène devient extrêmement comique; le roi vend aussi cher qu'il est possible, il prône son poisson en le prenant dans ses mains royales et en disant tout ce qu'il croit capable d'en donner envie aux acheteurs.
»Les Napolitains, qui sont ordinairement très-familiers, traitent le roi, dans ces occasions, avec la plus grande liberté et lui disent des injures comme si c'était un marchand ordinaire de marée qui voulût surfaire; le roi s'amuse beaucoup de leurs invectives, qui le font rire à gorge déployée; il va ensuite trouver la reine et lui raconte tout ce qui s'est passé à la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit un ample sujet de facéties; mais, pendant tout le temps que le roi s'occupe à la chasse et à la pêche, la reine et les ministres, comme nous l'avons dit, gouvernent à leur fantaisie et les affaires n'en vont pas mieux pour cela.»
Attendez, et le roi Ferdinand va nous apparaître sous un nouvel aspect.
Cette fois, nous n'interrogerons plus Gorani, le voyageur qui un instant l'entrevoit vendant son poisson ou passant au galop pour se rendre à un rendez-vous de chasse; nous nous adresserons à un familier de la maison, Palmieri de Micciche, marquis de Villalba, amant de la maîtresse du roi, qui va nous montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.
Écoutez donc; c'est le marquis de Villalba qui parle, et qui parle dans notre langue:
»Vous connaissez, n'est-ce pas? les détails de la retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parler plus exactement, lors des événements de la basse Italie, à la fin de l'année 1798. Je les rappellerai en deux mots.
»Soixante mille Napolitains, commandés par le général autrichien Mack, et encouragés par la présence de leur roi, s'avançaient triomphalement jusqu'à Rome, lorsque Championnet et Macdonald, en réunissant leurs faibles corps, tombent sur cette armée et la mettent en déroute.
»Ferdinand se trouvait à Albano, lorsqu'il apprit cette foudroyante défaite.
»—Fuimmo! fuimmo! se prit-il à crier.
»Et il fuyait en effet.
»Mais, avant de monter en voiture:
»—Mon cher Ascoli, dit-il à son compagnon, tu sais combien il fourmille de jacobins par le temps qui court! Ces fils de p...... n'ont d'autre idée que de m'assassiner. Faisons une chose, changeons d'habits. En voyage, tu seras le roi, et moi, je serai le duc d'Ascoli. De cette manière, il y aura moins de danger pour moi.
»Ainsi dit, ainsi fait: le généreux Ascoli souscrit avec joie à cette incroyable proposition; il s'empresse d'endosser l'uniforme du roi et lui donne le sien en échange, puis il prend la droite dans la voiture, et fouette cocher!
»Nouveau Dandino, le duc joue son rôle avec perfection dans leur course jusqu'à Naples, tandis que Ferdinand, à qui la peur donnait des inspirations, s'acquittait de celui du plus soumis des courtisans de manière à faire penser qu'il n'avait été autre chose toute sa vie.
»Le roi, à la vérité, sut toujours gré au duc d'Ascoli de ce trait peu ordinaire de dévouement monarchique, et, tant qu'il vécut, il ne cessa jamais de lui donner des preuves éclatantes de sa faveur; mais, par une singularité que peut seulement expliquer le caractère de ce prince, il lui arrivait souvent de persifler le duc sur son dévouement, tandis qu'il se raillait sur sa propre poltronnerie.
»J'étais un jour en tiers avec ce seigneur chez la duchesse de Floridia, au moment où le roi vint lui offrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans importance de la maîtresse du lieu, et me sentant trop honoré de la présence du nouvel arrivé, je marmottais entre mes dents le Domine, non sum dignus, et je reculais même de quelques pas, lorsque la noble dame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette, se prit à faire l'éloge du duc et de son attachement pour la personne de son royal amant.
»—Il est sans contredit, lui disait-elle, votre ami véritable, le plus dévoué de vos serviteurs, etc., etc.
»—Oui, oui, donna Lucia, répondit le roi. Aussi demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai joué quand nous nous sauvâmes d'Albano.
»Et puis il lui rendait compte du changement d'habits et de la manière dont ils s'étaient acquittés de leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en riant de toute la force de ses poumons:
»—C'était lui le roi! Si nous eussions rencontré les jacobins, il était pendu, et moi, j'étais sauvé!
»Tout est étrange dans cette histoire: étrange défaite, étrange fuite, étrange proposition, étrange révélation de ces faits, enfin, devant un étranger, car tel j'étais pour la cour et surtout pour le roi, auquel je n'avais parlé qu'une fois ou deux.
»Heureusement pour l'humanité, la chose la moins étrange, c'est le dévouement de l'honnête courtisan.»
Maintenant, l'esquisse que nous traçons d'un des personnages de notre livre, personnage à la ressemblance duquel nous craignons que l'on ne puisse croire, serait incomplète si nous ne voyions ce pulcinella royal que sous son côté lazzarone; de profil, il est grotesque; mais, de face, il est terrible.
Voici, traduite textuellement sur l'original, la lettre qu'il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d'entrer à Naples; c'est une liste de proscriptions dressée à la fois par la haine, par la vengeance et par la peur:
«Palerme, 1er mai 1799.
«Mon très-éminent,
»Après avoir lu et relu, et pesé avec la plus grande attention le passage de votre lettre du 1er avril, relatif au plan à arrêter sur le destin des nombreux criminels tombés ou qui peuvent tomber dans nos mains, soit dans les provinces, soit lorsque, avec l'aide de Dieu, la capitale sera rendue à ma domination, je dois d'abord vous annoncer que j'ai trouvé tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse, et illuminé de ces lumières, de cet esprit et de cet attachement dont vous m'avez donné et me donnez continuellement des preuves non équivoques.
»Je viens donc vous faire connaître quelles sont mes dispositions.
»Je conviens avec vous qu'il ne faut pas être trop acharné dans nos recherches, d'autant plus que les mauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître, que l'on peut en fort peu de temps mettre la main sur les plus pervers.
»Mon intention est donc que les suivantes classes de coupables soient arrêtées et dûment gardées:
»Tous ceux du gouvernement provisoire et de la commission exécutive et législative de Naples;
»Tous les membres de la commission militaire et de la police formée par les républicains;
»Tous ceux qui ont fait partie des différentes municipalités et qui, en général, ont reçu une commission de la république ou des Français;
»Tous ceux qui ont souscrit à une commission ayant en vue de faire des recherches sur les prétendues dilapidations et malversations de mon gouvernement;
»Tous les officiers qui étaient à mon service et qui sont passés à celui de la soi-disant république ou des Français. Il est bien entendu que, dans le cas où mes officiers seraient pris les armes à la main contre mes armées ou contre celles de mes alliés, ils seront, dans le terme de vingt-quatre heures, fusillés sans autre forme de procès, ainsi que tous les barons qui se seront opposés par les armes à mes soldats ou à ceux de mes alliés;
»Tous ceux qui ont fondé des journaux républicains ou imprimé des proclamations et autres écrits, comme par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples à la révolte et répandre les maximes du nouveau gouvernement.
»Seront également arrêtés les syndics des villes et les députés des places qui enlevèrent le gouvernement à mon vicaire le général Pignatelli, ou s'opposèrent à ses opérations, et prirent des mesures en contradiction avec la fidélité qu'ils nous doivent.
»Je veux également que l'on arrête une certaine Louisa Molina San-Felice et un nommé Vincenzo Cuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient faire les royalistes, à la tête desquels étaient les Backer père et fils.
»Cela fait, mon intention est de nommer une commission extraordinaire de quelques hommes sûrs et choisis qui jugeront militairement les principaux criminels parmi ceux qui seront arrêtés, et avec toute la rigueur des lois.
»Ceux qui seront jugés moins coupables seront économiquement déportés hors de mes domaines pendant toute leur vie, et leurs biens seront confisqués.
»Et, à ce propos, je dois vous dire que j'ai trouvé très-sensé ce que vous observez, quant à la déportation; mais, tout inconvénient mis de côté, je trouve qu'il vaut mieux se défaire de ces vipères que de les garder chez soi. Si j'avais une île à moi, très éloignée de mes domaines du continent, j'adopterais volontiers votre système de les y reléguer; mais la proximité de mes îles des deux royaumes rendrait possible quelques conspirations que ces gens-là trameraient avec les scélérats et les mécontents que l'on ne serait pas parvenu à extirper de mes États. D'ailleurs, les revers considérables que, grâce à Dieu, les Français ont subis, et que, je l'espère, ils devront subir encore, mettront les déportés dans l'impossibilité de nous nuire. Il faudra cependant bien réfléchir au lieu de la déportation et à la manière avec laquelle on pourra l'effectuer sans danger: c'est ce dont je m'occupe actuellement.
»Quant à la commission qui doit juger tous ces coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j'y songerai sans faute, en comptant expédier cette commission de cette ville-ci à la capitale. Quant aux provinces et aux endroits où vous êtes, de Fiore peut continuer, si vous en êtes content. En outre, parmi les avocats provinciaux et royaux des gouvernements qui n'ont point pactisé avec les républicains, qui sont attachés à la couronne et qui ont de l'intelligence, on peut en choisir un certain nombre et leur accorder tous les pouvoirs extraordinaires et sans appel, ne voulant pas que des magistrats, soit de la capitale, soit des provinces, qui auraient servi sous la république, y eussent-ils été, comme je l'espère, poussés par une irrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang desquels je les place.
»Et pour ceux qui ne sont pas compris dans les catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve, je vous laisse la liberté de faire procéder à leur prompt et exemplaire châtiment, avec toute la sévérité des lois, lorsque vous trouverez qu'ils sont les véritables et principaux criminels et que vous croirez ce châtiment nécessaire.
»Quant aux magistrats des tribunaux de la capitale, lorsqu'ils n'auront pas accepté des commissions particulières des Français et de la république, et qu'ils n'auront fait que remplir leurs fonctions, de rendre la justice dans les tribunaux où ils siégeaient, ils ne seront pas poursuivis.
»Ce sont là, pour le moment, toutes les dispositions que je vous charge de faire exécuter de la manière que vous jugerez convenable et dans les lieux où il y aura possibilité.
»A peine aurai-je reconquis Naples, que je me réserve de faire quelques nouvelles adjonctions que les événements et les connaissances que j'acquerrai pourront déterminer. Après quoi, mon intention est de suivre mes devoirs de bon chrétien et de père aimant ses peuples, d'oublier entièrement le passé, et d'accorder à tous un pardon général et entier qui puisse leur assurer l'oubli de leurs fautes passées, que je défendrai de rechercher plus longtemps, me flattant que ces fautes ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par la crainte et la pusillanimité.
»Mais n'oubliez point cependant qu'il faut que les charges publiques soient données dans les provinces à des personnes qui se sont toujours bien comportées envers la couronne, et, par conséquent, qui n'ont jamais changé de parti, parce que, de cette manière seulement, nous pourrons être sûrs de conserver ce que nous avons reconquis.
»Je prie le Seigneur qu'il vous conserve pour le bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer en tout lieu ma vraie et sincère reconnaissance.
»Croyez-moi toujours, en attendant,
»Votre affectionné.
»FERDINAND-L. B.»
Maintenant, nous avons ajouté qu'une des personnalités incroyables, presque impossibles, que nous avons introduites dans notre livre afin que Naples, dans ses jours de révolution, apparût à nos lecteurs sous son véritable aspect, c'est, à l'autre extrémité de l'échelle sociale, cette espèce de monstre, moitié tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.
Un seul auteur en parle comme l'ayant connu personnellement: Cuoco. Les autres ne font que reproduire ce que Cuoco en dit:
«Mammone Gaetano, d'abord meunier, ensuite général en chef des insurgés de Sora, fut un monstre sanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de rien comparer. En deux mois de temps, dans une petite étendue de pays, il fit fusiller trois cent cinquante malheureux, sans compter à peu près le double qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pas des massacres, des violences, des incendies; je ne parle pas des fosses horribles où il jetait les malheureux qui tombaient entre ses mains, ni des nouveaux genres de mort que sa cruauté inventait: il a renouvelé les inventions de Procuste et de Mézence. Son amour du sang était tel, qu'il buvait celui qui sortait des blessures des malheureux qu'il assassinait ou faisait assassiner. Celui qui écrit ces lignes l'a vu boire son propre sang après avoir été saigné, et rechercher avec avidité, dans la boutique d'un barbier, le sang de ceux que l'on venait de saigner avant lui. Il dînait presque toujours ayant sur sa table une tête coupée et buvait dans un crâne humain.
»C'est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait: Mon général et mon ami.»
Quant à nos autres personnages,—nous parlons des personnages historiques toujours,—ils rentrent un peu plus dans l'humanité: c'est la reine Marie-Caroline, dont nous essayerions de faire une esquisse préparatoire si cette esquisse n'avait été tracée à grands traits dans un magnifique discours du prince Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes les mémoires;—c'est Nelson, dont Lamartine a écrit la biographie;—c'est Emma Lyonna, dont la Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits;—c'est Championnet, dont le nom est glorieusement inscrit sur les premières pages de notre Révolution, et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber, comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur de ne pas survivre au règne de la liberté;—ce sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques figures comme en font rayonner les cataclysmes politiques, qui, en France, s'appellent Danton, Camille Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland, et qui, à Naples, s'appellent Hector Caraffa, Manthonnet, Schipani, Cirillo, Cimarosa, Éléonore Pimentel.
Quant à l'héroïne qui donne son nom au livre, disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom: la San-Felice.
En France, on dit, en parlant d'une femme noble ou simplement distinguée: Madame; en Angleterre: Milady ou Mistress; en Italie, pays de la familiarité, on dit: La une telle. Chez nous, cette dénomination serait prise en mauvaise part; en Italie, à Naples surtout, c'est presque un titre de noblesse.
Pas une seule personne à Naples, en parlant de cette pauvre femme que l'excès de son malheur a rendue historique, n'aurait l'idée de dire: «Madame San-Felice,» ou: «La chevalière San-Felice.»
On dit simplement: la San-Felice.
J'ai cru devoir conserver au livre, sans altération aucune, le titre qu'il emprunte à son héroïne.
Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que j'avais à vous dire, nous entrerons en matière, si vous le voulez bien.
Alex. Dumas.
LA SAN-FELICE
I
LA GALÈRE CAPITANE.
Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la tombe du clairon d'Hector, a imposé le nom de promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui vit sur l'un de ses versants naître l'inventeur de la boussole, et sur l'autre errer proscrit et fugitif l'auteur de la Jérusalem délivrée, s'ouvre le magnifique golfe de Naples.
Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des milliers de barques, toujours retentissant du bruit des instruments et du chant des promeneurs, était, le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et plus animé encore que d'habitude.
Le mois de septembre est splendide à Naples, placé qu'il est entre les ardeurs dévorantes de l'été et les pluies capricieuses de l'automne; et le jour duquel nous datons les premières pages de notre histoire était un des jours les plus splendides du mois. Le soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéâtre de collines qui semble allonger un de ses bras jusqu'à Nisida et l'autre jusqu'à Portici, pour presser la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, que surmonte, pareille à une couronne murale posée sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse des princes angevins.
Le golfe, immense nappe d'azur, pareil à un tapis semé de paillettes d'or, frissonnait sous une brise matinale, légère, balsamique, parfumée; si douce, qu'elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages qu'elle caressait; si vivace, que dans les poitrines gonflées par elle se développait à l'instant même cette immense aspiration vers l'infini, qui fait croire orgueilleusement à l'homme qu'il est, ou du moins qu'il peut devenir un dieu, et que ce monde n'est qu'une hôtellerie d'un jour, bâtie sur la route du ciel.
Huit heures sonnaient à l'église San-Ferdinando, qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.
Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le temps s'était à peine évanoui dans l'espace, que les mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient joyeusement et bruyamment par les ouvertures de leurs campaniles, et que les canons du fort de l'Oeuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant la ville d'une ceinture de fumée, tandis que le fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un cratère en éruption, improvisait, en face de l'ancien volcan muet, un Vésuve nouveau.
Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze une magnifique galère qui en ce moment se détachait du quai, traversait le port militaire, et, sous la double pression des rames et de la voile, s'avançait majestueusement vers la haute mer, suivie de dix ou douze barques plus petites, mais presque aussi magnifiquement ornées que leur capitane, laquelle eût pu le disputer en richesse au Bucentaure, menant le doge épouser l'Adriatique.
Cette galère était commandée par un officier de quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniforme d'amiral de la marine napolitaine; son visage mâle, d'une beauté sévère et impérative, était hâlé tout à la fois par le soleil et par le vent; quoiqu'il eût la tête découverte en signe de respect, il portait haut son front, chargé de cheveux grisonnants à travers lesquels on devinait qu'avait dû passer plus d'une fois le souffle aigu de la tempête, et l'on comprenait à la première vue que c'était à lui, quels que fussent les illustres personnages qu'il portait à son bord, que le commandement était départi; le porte-voix de vermeil suspendu à sa main droite eût été le signe visible de ce commandement, si la nature n'eût pris soin d'imprimer ce signe d'une façon bien autrement indélébile dans l'éclair de ses yeux et dans l'accent de sa voix.
Il s'appelait François Caracciolo et appartenait à cette antique famille des princes Caraccioli, accoutumés d'être les ambassadeurs des rois et les amants des reines.
Il se tenait debout sur son banc de quart, comme il eût fait un jour de combat.
Tout le tillac de la galère était recouvert par une tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles et destinée à garantir du soleil les augustes passagers qu'elle abritait.
Ces passagers formaient trois groupes, de pose et d'aspect différents.
Le premier de ces groupes, le plus considérable de tous, se composait de cinq hommes, occupant le centre du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur le pont; des rubans de toutes couleurs soutenaient à leur cou des croix de tous les pays, et leurs poitrines, chamarrées de plaques, étaient sillonnées de cordons. Deux d'entre eux portaient, comme marques distinctives de leur rang, des clefs d'or aux boutons de taille de leur habit; ce qui signifiait qu'ils avaient l'honneur d'être chambellans.
Le personnage principal de ce groupe était un homme de quarante-sept ans, grand et mince, quoique charpenté vigoureusement. L'habitude de se pencher pour écouter ceux qui lui parlaient lui avait légèrement courbé la taille en avant. Malgré le costume couvert de broderies d'or dont il était revêtu, malgré les ordres en diamants qui étincelaient sur son habit, malgré le titre de majesté qui revenait à chaque instant à la bouche de ceux qui lui adressaient la parole, son aspect était vulgaire, et aucun de ses traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale. Il avait les pieds gros, les mains larges, les attaches des chevilles et des poignets sans finesse; un front déprimé qui révélait l'absence des sentiments élevés, un menton fuyant, accusant un caractère faible et irrésolu, faisaient encore ressortir un nez démesurément gros et long, signe de basse luxure et d'instincts grossiers; l'oeil seul était vif et railleur, mais faux presque toujours, cruel quelquefois.
Ce personnage était Ferdinand IV, fils de Charles III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et de Jérusalem, infant d'Espagne, duc de Parme, Plaisance et Castro, grand prince héréditaire de Toscane, que les lazzaroni de Naples appelaient plus simplement, et sans tant de titres et de façons, le roi Nasone.
Celui avec lequel il s'entretenait le plus particulièrement, et qui était le plus simplement vêtu de tous, quoiqu'il portât l'habit brodé des diplomates, était un vieillard de soixante-neuf ans, petit de taille, avec des cheveux rares, blancs et rejetés en arrière. Il avait cette figure étroite que les gens du peuple appellent si caractéristiquement une figure en lame de couteau, le nez et le menton pointus, la bouche rentrante, l'oeil investigateur, clair et intelligent; ses mains, dont il paraissait prendre un soin extrême et sur lesquelles retombaient des manchettes de magnifique dentelle d'Angleterre, étaient chargées de bagues dont l'or enchâssait des camées antiques et précieux; il portait deux ordres seulement, la plaque de Saint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa médaille d'or étoilée, où l'on voit un sceptre entre une rose et un chardon, au milieu de trois couronnes impériales.
Celui-là, c'était sir William Hamilton, frère de lait du roi George III, et depuis trente-cinq ans ambassadeur de la Grande-Bretagne près la cour des Deux-Siciles.
Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide de camp du roi; l'Irlandais Jean Acton, son premier ministre, et le duc d'Ascoli, son chambellan et son ami.
Le second groupe, qui semblait un tableau peint par Angelica Kauffmann, se composait de deux femmes auxquelles, même dans l'ignorance de leur rang et de leur célébrité, il eût été impossible à l'observateur le plus indifférent de ne pas donner une attention particulière.
La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé la jeune et brillante période de la vie, avait conservé des restes remarquables de beauté; sa taille, plutôt grande que petite, commençait à s'épaissir sous un embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu faire accuser de précocité si quelques rides profondes, creusées sur l'ivoire d'un front large et dominateur, plus encore par les préoccupations de la politique et la pesanteur de la couronne que par l'âge lui-même, n'avaient révélé les quarante-cinq ans qu'elle était sur le point d'atteindre; ses cheveux blonds, d'une finesse rare, d'une nuance charmante, encadraient admirablement un visage dont l'ovale primitif s'était légèrement déformé sous les contractions de l'impatience et de la douleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient, lorsque la pensée venait tout à coup les animer, un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui, après avoir été le reflet de l'amour, puis la flamme de l'ambition, était devenu l'éclair de la haine; ses lèvres humides et carminées, dont l'inférieure, plus avancée que la supérieure, donnait dans certains moments une indicible expression de dédain à son visage, s'étaient séchées et avaient pâli sous les morsures incessantes de dents toujours belles et éclatantes comme des perles. Le nez et le menton étaient restés d'une pureté grecque; le cou, les épaules et les bras demeuraient irréprochables.
Cette femme, c'était la fille de Marie-Thérèse, la soeur de Marie-Antoinette; c'était Marie-Caroline d'Autriche, la reine des Deux-Siciles, l'épouse de Ferdinand IV, que, pour des raisons que nous verrons se développer plus tard, elle avait pris en indifférence d'abord, puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à cette troisième phase, qui ne devait pas être la dernière, et les nécessités politiques rapprochaient seules les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts de Lincola, de Persano, d'Astroni, et se reposant dans son harem de San-Leucio la reine faisant de la politique, à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre Acton, ou se reposant sous les berceaux d'orangers avec sa favorite Emma Lyonna, en ce moment couchée à ses pieds, comme une esclave reine.
Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette dernière pour comprendre non-seulement la faveur tant soit peu scandaleuse dont elle jouissait près de Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques soulevés par cette enchanteresse chez les peintres anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes, et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous les tons; si la nature humaine peut arriver à la perfection de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint à cette perfection. Sans doute, dans ses intimités avec quelque moderne Sappho, elle avait hérité de cette essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour se faire irrésistiblement aimer; l'oeil étonné semblait, en se fixant sur elle, ne distinguer d'abord les contours de ce corps admirable qu'à travers la vapeur de volupté qui émanait de lui; puis, peu à peu, le regard perçait le nuage et la déesse transparaissait.
Essayons de peindre cette femme, qui descendit dans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit les plus splendides sommets de la prospérité, et qui, à l'époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser d'esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque Aspasie, l'Égyptienne Cléopâtre et la Romaine Olympia.
Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge qui donne à la femme l'apogée des accomplissements physiques; sa personne, lorsque l'oeil essayait de la détailler, offrait au regard comme un éblouissement successif; ses cheveux châtains encadraient un visage rond comme celui de la jeune fille qui touche à peine à la puberté; ses yeux irisés, dont il eût été impossible de déterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils que l'on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël; son cou flexible et blanc comme celui du cygne; ses épaules et ses bras, dont la souplesse, la douce rondeur, la grâce charmante rappelaient, non pas les froides créations du ciseau antique, mais les marbres suaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient à ces marbres mêmes en fermeté et en veines d'azur; la bouche, semblable à celle de cette princesse, filleule d'une fée, qui à chaque parole laissait tomber une perle, et à chaque sourire un diamant, semblait un inépuisable écrin de baisers d'amour. Faisant contraste avec la parure toute royale de Marie-Caroline, elle était vêtue d'une longue et simple tunique de cachemire blanc à larges manches, échancrée à la grecque dans sa partie supérieure, serrée et plissée à la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture de maroquin rouge, brodée d'or, incrustée de rubis, d'opales, de turquoises, et s'agrafant par un splendide camée représentant le portrait de sir William Hamilton; elle s'enveloppait comme d'un manteau d'un large châle indien, aux couleurs changeantes et à fleurs d'or, qui plus d'une fois, dans les soirées intimes de la reine, lui avait servi à danser ce pas du châle qu'elle avait inventé et dont jamais danseuse ni ballerine ne purent atteindre la voluptueuse et magique perfection.
Plus tard, nous trouverons moyen de mettre sous les yeux de nos lecteurs l'étrange passé de cette femme, à laquelle, dans ce chapitre tout d'introduction descriptive, nous ne pouvons donner, quelque place qu'elle tienne dans l'histoire que nous allons raconter, qu'un coup d'oeil rapide et qu'une fugitive attention.
Le troisième groupe, qui faisait pendant à celui-ci et qui se trouvait à la droite de celui du roi, se composait de quatre personnes, c'est-à-dire de deux hommes d'âge différent qui causaient science et économie politique, et d'une jeune femme, pâle, triste et rêveuse, berçant dans ses bras et serrant contre son coeur un enfant de quelques mois.
Une cinquième personne, qui n'était autre que la nourrice de l'enfant, grosse et fraîche paysanne portant le costume des femmes d'Aversa, se dissimulait dans la pénombre, où étincelaient, malgré elle, les broderies de son corsage passementé d'or.
Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé de vingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore imberbe, à la taille épaissie par une obésité précoce, que le poison devait changer plus tard en maigreur cadavérique, vêtu d'un habit bleu de ciel, brodé d'or et surchargé de cordons et de plaques, était le fils aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l'héritier présomptif de la couronne, François, duc de Calabre. Né avec un caractère timide et doux, il avait été effrayé des violences réactionnaires de la reine, s'était jeté dans la littérature et les sciences, et ne demandait rien autre chose que de rester en dehors de la machine politique, par les rouages de laquelle il craignait d'être brisé.
Celui avec lequel il s'entretenait était un homme grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux ans, qui était, non pas précisément un savant, comme on l'entend en Italie, mais, ce qui vaut parfois beaucoup mieux, un sachant. Il portait pour toute décoration, sur un habit très-simplement orné, la croix de Malte, qui exigeait deux cents ans de noblesse non interrompue: c'était, en effet, un noble Napolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui était bibliothécaire du prince et chevalier d'honneur de la princesse.
La princesse, par laquelle nous eussions dû commencer peut-être, était cette jeune mère, que nous avons indiquée d'un trait, qui, comme si elle eût deviné qu'elle devait bientôt quitter la terre pour le ciel, pressait son enfant contre son coeur. Elle aussi, comme sa belle-mère, était archiduchesse de la hautaine maison de Habsbourg; elle se nommait Clémentine d'Autriche; elle avait, à quinze ans, quitté Vienne pour épouser François de Bourbon, et, soit amour laissé là-bas, soit désillusion trouvée ici, nul, même sa fille, si elle eût été en âge de comprendre et de parler, n'eût pu raconter l'avoir vue sourire une seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte, à l'ardent soleil du Midi; sa tristesse était un secret dont elle mourait lentement sans se plaindre ni aux hommes ni à Dieu; elle semblait savoir qu'elle était condamnée, et, pieuse et pure victime expiatoire, s'était résignée à la condamnation qu'elle subissait, non point pour ses fautes, mais pour celles d'autrui; Dieu, qui a l'éternité pour être juste, a de ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas notre justice mortelle et éphémère.
La fille qu'elle pressait contre son coeur, et qui, depuis quelques mois à peine, venait d'ouvrir ses yeux à la lumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui peut-être eut les faiblesses, mais non les vices de la première; ce fut la jeune princesse qui épousa le duc de Berry, que le poignard de Louvel fit veuve, et qui, seule de la branche aînée des Bourbons, a laissé en France une mémoire sympathique et un souvenir chevaleresque.
Et tout ce monde de rois, de princes, de courtisans glissant sur cette mer d'azur, sous cette tente de pourpre, au son d'une musique mélodieuse dirigée par le bon Dominique Cimarosa, maître de chapelle et compositeur de la cour, dépassait tour à tour Resina, Portici, Torre-del-Greco, et s'avançait dans la nef magnifique, poussée vers le large par cette molle brise de Baïa si fatale à l'honneur des dames romaines, et dont la voluptueuse haleine allait, en expirant sous les portiques de ses temples, faire fleurir deux fois l'an les rosiers de Poestum.
En même temps, on voyait grandir à l'horizon, bien au delà encore de Capri et du cap Campanella, un vaisseau de guerre qui, de son côté, en apercevant la flottille royale, manoeuvra pour naviguer au plus près, et, mettant le cap sur elle, tira un coup de canon.
Une légère fumée apparut aussitôt au flanc du colosse, et l'on vit gracieusement monter à sa corne le pavillon rouge d'Angleterre.
Puis on entendit, quelques secondes après, une détonation prolongée pareille au roulement d'un tonnerre lointain.
II
LE HÉROS DU NIL.
Ce bâtiment qui accourait au-devant de la flottille royale, et à la corne duquel nous avons vu monter le pavillon rouge d'Angleterre, se nommait le Van-Guard.
L'officier qui le commandait était le commodore Horace Nelson,—qui venait de détruire la flotte française à Aboukir, d'enlever à Bonaparte et à l'armée républicaine tout espoir de retour en France.
Disons en quelques mots ce que c'était que ce commodore Horace Nelson, un des plus grands hommes de mer qui aient jamais existé, le seul qui ait balancé, et même ébranlé sur l'Océan, la fortune continentale de Napoléon.
On s'étonnera peut-être de nous entendre faire, à nous, l'éloge de Nelson, ce terrible ennemi de la France, qui lui a tiré du coeur le meilleur et le plus pur de son sang à Aboukir et à Trafalgar; mais les hommes comme lui sont un produit de la civilisation universelle; la postérité ne fait pas pour eux une acception de naissance et de pays: elle les considère comme une partie de la grandeur de l'espèce humaine, que l'espèce humaine doit envelopper d'un large amour, caresser d'un immense orgueil; une fois descendus dans la tombe, ils ne sont plus compatriotes ni étrangers, amis ni ennemis: ils s'appellent Annibal et Scipion, César et Pompée, c'est-à-dire des oeuvres et des actions. L'immortalité naturalise les grands génies au profit de l'univers.
Nelson était né le 29 septembre 1758; c'était donc, à l'époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-neuf à quarante ans.
Il était né à Barnham-Thorpes, petit village du comté de Norfolk; son père en était le pasteur; sa mère, qui mourut jeune, mourut en laissant onze enfants.
Un oncle qu'il avait dans la marine, et qui était apparenté aux Walpole, le prit avec lui comme aspirant, sur le vaisseau de soixante-quatre canons le Redoutable.
Il alla au pôle et fut pris pendant six mois dans les glaces, lutta corps à corps avec un ours blanc qui l'eût étouffé entre ses pattes si un de ses camarades n'eût fourré le bout de son mousquet dans l'oreille de l'animal et n'eût fait feu.
Il alla sous l'équateur, s'égara dans une forêt du Pérou, s'endormit au pied d'un arbre, fut piqué par un serpent de la pire espèce, faillit en mourir et en garda, pour toute sa vie, des taches livides pareilles à celles du serpent lui-même.
Au Canada, il eut son premier amour et pensa faire sa plus grande folie. Pour ne point quitter celle qu'il aimait, il voulut donner sa démission de capitaine de frégate. Ses officiers s'emparèrent de lui par surprise, le lièrent comme un criminel ou comme un fou, l'emportèrent sur le Sea-Horse, qu'il montait alors, et ne lui rendirent la liberté qu'en pleine mer.
De retour à Londres, il se maria à une jeune veuve nommée mistress Nisbett; il l'aima avec cette passion qui s'allumait si facilement et si ardemment dans son âme, et, lorsqu'il se remit en mer, il emmena avec lui un fils nommé Josuah, qu'elle avait eu de son premier mari.
Lorsque Toulon fut livré aux Anglais par l'amiral Trogof et le général Maudet, Horace Nelson était capitaine à bord de l'Agamemnon; il fut envoyé avec son bâtiment à Naples pour annoncer au roi Ferdinand et à la reine Caroline la prise de notre premier port militaire.
Sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre, comme nous l'avons dit, le rencontra chez le roi, le ramena chez lui, le laissa au salon, passa dans la chambre de sa femme et lui dit:
—Je vous amène un petit homme qui ne peut pas se vanter d'être beau; mais, ou je m'étonne fort, ou il sera un jour la gloire de l'Angleterre et la terreur de ses ennemis.
—Et comment prévoyez-vous cela? demanda lady Hamilton.
—Par le peu de paroles que nous avons échangées. Il est au salon; venez lui faire les honneurs de la maison, ma chère. Je n'ai jamais reçu chez moi aucun officier anglais; mais je ne veux pas que celui-ci loge ailleurs que dans mon hôtel.
Et Nelson logea à l'ambassade d'Angleterre, située à l'angle de la rivière et de la rue de Chiaïa.
Nelson était alors, en 1793, un homme de trente-quatre ans, petit de taille comme l'avait dit William, pâle de visage, avec des yeux bleus, avec ce nez aquilin qui distingue le profil des hommes de guerre et qui fait ressembler César et Condé à des oiseaux de proie, avec ce menton vigoureusement accentué qui indique la ténacité poussée jusqu'à l'obstination; quant aux cheveux et à la barbe, ils étaient d'un blond pâle, rares et mal plantés.
Rien n'indique qu'à cette époque, Emma Lyonna ait été sur le physique de Nelson d'un autre avis que son mari; mais la foudroyante beauté de l'ambassadrice produisit son effet: Nelson quitta Naples, emmenant les renforts qu'il était venu demander à la cour des Deux-Siciles, et amoureux fou de lady Hamilton.
Fut-ce par pure ambition de gloire, fut-ce pour guérir de cet amour qu'il sentait inguérissable, qu'il voulut se faire tuer à la prise de Calvi, où il perdit un oeil, et dans l'expédition de Ténériffe, où il perdit un bras? On ne sait; mais, dans ces deux occasions, il joua sa vie avec une telle insouciance, que l'on dut penser qu'il n'y tenait que médiocrement.
Lady Hamilton le revit ainsi borgne et manchot, et rien n'indique que son coeur ait ressenti, pour le héros mutilé, un autre sentiment que cette tendre et sympathique pitié que la beauté doit aux martyrs de la gloire.
Ce fut le 16 juin 1798 qu'il revint pour la seconde fois à Naples, et pour la seconde fois se retrouva en présence de lady Hamilton.
La position était critique pour Nelson.
Chargé de bloquer la flotte française dans le port de Toulon et de la combattre si elle en sortait, il avait vu lui glisser entre les doigts cette flotte, qui avait pris Malte en passant, et débarqué 30,000 hommes à Alexandrie!
Ce n'était pas le tout: battu par une tempête, ayant fait des avaries graves, manquant d'eau et de vivres, il ne pouvait continuer sa poursuite, obligé qu'il était d'aller se refaire à Gibraltar.
Il était perdu; on pouvait accuser de trahison l'homme qui pendant un mois avait cherché dans la Méditerranée, c'est-à-dire dans un grand lac, une flotte de treize vaisseaux de ligne et de trois cent quatre-vingt-sept bâtiments de transport, non-seulement sans pouvoir la joindre, mais encore sans avoir découvert son sillage.
Il s'agissait, sous les yeux de l'ambassadeur français, d'obtenir de la cour des Deux-Siciles, qu'elle permit à Nelson de prendre de l'eau et des vivres dans les ports de Messine et de Syracuse, et du bois pour remplacer ses mâts et ses vergues brisés, dans la Calabre.
Or, la cour des Deux-Siciles avait un traité de paix avec la France; ce traité de paix lui commandait la neutralité la plus absolue, et c'était mentir au traité et rompre cette neutralité que d'accorder à Nelson ce qu'il demandait.
Mais Ferdinand et Caroline détestaient tellement les Français et avaient juré une telle haine à la France, que tout ce que demandait Nelson lui fut impudemment accordé, et Nelson, qui savait qu'une grande victoire seule pouvait le sauver, quitta Naples, plus amoureux, plus fou, plus insensé que jamais, jurant de vaincre ou de se faire tuer à la première occasion.
Il vainquit et faillit être tué. Jamais, depuis l'invention de la poudre et l'emploi des canons, aucun combat naval n'avait épouvanté les mers d'un pareil désastre.
Sur treize vaisseaux de ligne dont se composait, comme nous l'avons dit, la flotte française, deux seulement avaient pu se soustraire aux flammes et échapper à l'ennemi.
Un vaisseau avait sauté, l'Orient; un autre vaisseau et une frégate avaient été coulés, neuf avaient été pris.
Nelson s'était conduit en héros pendant tout le temps qu'avait duré le combat; il s'était offert à la mort, et la mort n'avait pas voulu de lui; mais il avait reçu une cruelle blessure. Un boulet du Guillaume-Tell, expirant, avait brisé une vergue du Van-Guard, qu'il montait, et la vergue brisée lui était tombée sur le front au moment même où il levait la tête pour reconnaître la cause du craquement terrible qu'il entendait, lui avait rabattu la peau du crâne sur l'oeil unique qui lui restait, et, comme un taureau frappé de la masse, l'avait renversé sur le pont, baigné dans son sang.
Nelson crut la blessure mortelle, fit appeler le chapelain pour qu'il lui donnât sa bénédiction, et le chargea de ses derniers adieux pour sa famille; mais, avec le prêtre, était monté le chirurgien.
Celui-ci examina le crâne, le crâne était intact; la peau seule du front était détachée et retombait jusque sur la bouche.
La peau fut remise à sa place, recollée au front, maintenue par un bandeau noir. Nelson ramassa le porte-voix échappé de sa main, et se remit à son oeuvre de destruction en criant: «Feu!» Il y avait le souffle d'un Titan dans la haine de cet homme contre la France.
Le 2 août, à huit heures du soir, nous l'avons dit, il ne restait plus de la flotte française que deux vaisseaux qui se réfugièrent à Malte.
Un navire léger porta à la cour des Deux-Siciles et à l'Amirauté d'Angleterre la nouvelle de la victoire de Nelson et de la destruction de notre flotte.
Ce fut dans toute l'Europe un immense cri de joie qui retentit jusqu'en Asie, tant les Français étaient craints, tant la révolution française était exécrée!
La cour de Naples surtout, après avoir été folle de rage, devint insensée de bonheur.
Ce fut naturellement lady Hamilton qui reçut la lettre de Nelson, annonçant cette victoire, laquelle renfermait à tout jamais trente mille Français en Égypte, et Bonaparte avec eux.
Bonaparte, l'homme de Toulon, du 13 vendémiaire, de Montenotte, de Dego, d'Arcole et de Rivoli, le vainqueur de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du prince Charles, le gagneur de batailles qui, en moins de deux ans, avait fait cent cinquante mille prisonniers, conquis cent soixante et dix drapeaux, pris cinq cent cinquante canons de gros calibre, six cents pièces de campagne, cinq équipages de pont; l'ambitieux qui avait dit que l'Europe était une taupinière, et qu'il n'y avait jamais eu de grands empires et de grande révolution qu'en Orient; l'aventureux capitaine qui, à vingt-neuf ans, déjà plus grand qu'Annibal et que Scipion, a voulu conquérir l'Égypte pour être aussi grand qu'Alexandre et que César, le voilà confisqué, supprimé, rayé de la liste des combattants; à ce grand jeu de la guerre, il a enfin trouvé un joueur plus heureux ou plus habile que lui. Sur cet échiquier gigantesque du Nil, dont les pions sont des obélisques, les cavaliers des sphinx, les tours des pyramides, où les fous s'appellent Cambyse, les rois Sésostris, les reines Cléopâtre, il a été fait échec et mat!
Il est curieux de mesurer la terreur qu'imprimaient aux souverains de l'Europe les deux noms de la France et de Bonaparte réunis, par les cadeaux que Nelson reçut de ces souverains, devenus fous de joie en voyant la France abaissée et en croyant Bonaparte perdu.
L'énumération en est facile; nous la copions sur une note écrite de la main même de Nelson:
De George III, la dignité de pair de la Grande-Bretagne et une médaille d'or;
De la Chambre des communes, pour lui et ses deux plus proches héritiers, le titre de baron du Nil et de Barnham-Thorpes, avec une rente de deux mille livres sterling commençant à courir du 1er août 1798, jour de la bataille;
De la Chambre des pairs, même rente, dans les mêmes conditions, à partir du même jour;
Du Parlement d'Irlande, une pension de mille livres sterling;
De la Compagnie des Indes orientales, dix mille livres une fois données;
Du sultan, une boucle en diamants avec la plume du triomphe, évaluée deux mille livres sterling, et une riche pelisse évaluée mille livres sterling;
De la mère du sultan, une boîte enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling;
Du roi de Sardaigne, une tabatière enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling;
De l'île de Zante, une épée à poignée d'or et une canne à pomme d'or;
De la ville de Palerme, une tabatière et une chaîne d'or, sur un plat d'argent;
Enfin, de son ami Benjamin Hallowell, capitaine du Swiftsure, un présent tout anglais, qui manquerait trop à notre énumération si nous le passions sous silence.
Nous avons dit que le vaisseau l'Orient avait sauté en l'air; Hallowell recueillit le grand mât et le fit porter à bord de son bâtiment; puis, avec le mât et ses ferrements, il fit faire, par le charpentier et le serrurier du bord, un cercueil orné d'une plaque contenant ce certificat d'origine:
«Je certifie que ce cercueil est entièrement construit avec le bois et le fer du vaisseau l'Orient, dont le vaisseau de Sa Majesté sous mes ordres sauva une grande partie dans la baie d'Aboukir.
»Ben. Hallowell.»
Puis, de ce cercueil ainsi certifié, il fit don à Nelson avec et par cette lettre:
A l'honorable Nelson C. B.
«Mon cher seigneur,
»Je vous envoie, en même temps que la présente, un cercueil taillé dans le mât du vaisseau français l'Orient, afin que vous puissiez, quand vous abandonnerez cette vie, reposer d'abord dans vos propres trophées. L'espérance que ce jour est encore éloigné est le désir sincère de votre obéissant et affectionné serviteur.
»Ben. Hallowell.»
De tous les dons qui lui furent offerts, hâtons-nous de dire que ce dernier parut être celui qui toucha le plus Nelson; il le reçut avec une satisfaction marquée, il le fit placer dans sa cabine, appuyé contre la muraille et précisément derrière le fauteuil où il s'asseyait pour manger. Un vieux domestique, que ce meuble posthume attristait, obtint de l'amiral qu'il fût transporté dans le faux pont.
Lorsque Nelson quitta, pour le Fulminant, le Van-Guard, horriblement mutilé, le cercueil, qui n'avait point encore trouvé sa place sur le nouveau bâtiment, demeura quelques mois sur le gaillard d'avant. Un jour que les officiers du Fulminant admiraient le don du capitaine Hallowell, Nelson leur cria de sa cabine:
—Admirez tant que vous voudrez, messieurs, mais ce n'est pas pour vous qu'il est fait.
Enfin, à la première occasion qu'il trouva, Nelson l'expédia à son tapissier, en Angleterre, le priant de le garnir immédiatement de velours, attendu que, pouvant, au métier qu'il faisait, en avoir l'emploi d'un moment à l'autre, il désirait le trouver tout prêt à l'heure où il en aurait besoin.
Inutile de dire que Nelson, tué sept ans plus tard à Trafalgar, fut enseveli dans ce cercueil.
Revenons à notre récit.
Nous avons dit que, par un bâtiment léger, Nelson avait expédié la nouvelle de la victoire d'Aboukir à Naples et à Londres.
Aussitôt la lettre de Nelson reçue, Emma Lyonna courut chez la reine Caroline et la lui tendit tout ouverte; celle-ci jeta les yeux dessus et poussa un cri ou plutôt un rugissement de bonheur; elle appela ses fils, elle appela le roi, elle courut comme une insensée dans les appartements, embrassant ceux qu'elle rencontrait, serrant dans ses bras la messagère de bonnes nouvelles et ne se lassant pas de répéter: «Nelson! brave Nelson! O sauveur! ô libérateur de l'Italie! Dieu te protège! le ciel te garde!»
Puis, sans s'inquiéter de l'ambassadeur français Garat, le même qui avait lu à Louis XVI sa sentence de mort et qui avait sans doute été envoyé par le Directoire comme un avertissement à la monarchie napolitaine, elle ordonna, croyant n'avoir plus rien à craindre de la France, de faire hautement, ostensiblement et au grand jour, tous les préparatifs nécessaires pour recevoir Nelson à Naples comme on reçoit un triomphateur.
Et, pour ne pas rester en arrière des autres souverains, elle qui croyait lui devoir plus que les autres, menacée qu'elle était doublement, et par la présence des troupes françaises à Rome et par la proclamation de la république romaine, elle fit soumettre à la signature du roi, par son premier ministre Acton, le brevet de duc de Bronte avec trois mille livres sterling de rente annuelle, tandis que le roi, en lui présentant ce brevet, se réservait d'offrir lui-même à Nelson l'épée donnée par Louis XIV à son fils Philippe V, lorsqu'il partit pour régner sur l'Espagne, et par Philippe V à son fils don Carlos, lorsqu'il partit pour conquérir Naples.
Outre sa valeur historique qui était inappréciable, cette épée, qui, d'après les instructions du roi Charles III, ne devait passer qu'au défenseur ou au sauveur de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée, à cause des diamants qui l'ornaient, à cinq mille livres sterling, c'est-à-dire à cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
Quant à la reine, elle s'était réservé de faire à Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs, toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient égaler pour lui; elle s'était réservé de lui donner cette Emma Lyonna, l'objet, depuis cinq années, de ses rêves les plus ardents.
En conséquence, le matin même de ce mémorable 22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna, en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front menteur, si pur en apparence, qu'on l'eût pris pour celui d'un ange:
—Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi, et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme soit à nous, il faut que tu sois à lui.
Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre, avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées passionnément.
Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton, ambassadrice d'Angleterre.
III
LE PASSÉ DE LADY HAMILTON
Dans le court et insuffisant portrait que nous avons essayé de tracer d'Emma Lyonna, nous avons dit: l'étrange passé de cette femme, et, en effet, nulle destinée ne fut plus extraordinaire que celle-là; jamais passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que le sien; elle n'avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu de sa naissance; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d'une pauvre robe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, au milieu des brouillards et de la pluie d'un pays septentrional, s'attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu'elle était trop fatiguée, ou qu'il lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le chemin.
Elle se souvenait d'avoir eu faim et froid dans ce voyage.
Elle se souvenait encore que, lorsqu'on traversait une ville, sa mère s'arrêtait devant la porte de quelque riche maison ou devant la boutique d'un boulanger; que, là, d'une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaie qu'on lui refusait souvent, ou un pain qu'on lui donnait presque toujours.
Le soir, l'enfant et la mère faisaient halte à quelque ferme isolée et demandaient l'hospitalité, qu'on leur accordait, soit dans la grange, soit dans l'étable; les nuits où l'on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans une étable étaient des nuits de fête; l'enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, le matin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière ou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d'autant plus sensible qu'elle y était peu accoutumée.
Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville de Flint, but de leur course; c'était là qu'étaient nés la mère d'Emma et John Lyons, son père. Ce dernier avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui de Chester; mais le travail avait été peu productif. John Lyons était mort jeune et pauvre; et sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.
Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou quatre ans, Emma se revoyait au penchant d'une colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chez laquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons, et séjournant de préférence près d'une source limpide, où elle se regardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurs champêtres qui s'épanouissaient autour d'elle.
Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait atteindre sa dixième année, quelque chose d'heureux était arrivé dans la famille. Un comte d'Halifax, qui sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d'Emma encore belle, envoya une petite somme dont partie était destinée au bien-être de la mère, partie à l'éducation de l'enfant; et Emma se souvenait d'avoir été conduite dans une pension de jeunes filles dont l'uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.
Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu'un matin sa mère vint la chercher. Le comte d'Halifax était mort et avait oublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en pension, la pension n'étant plus payée; il fallut que l'ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d'enfants dans la maison d'un certain Thomas Hawarden, dont la fille, en mourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.
Une rencontre qu'elle fit en promenant les enfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d'un grand talent, son amant du jour, s'étaient arrêtés, le peintre pour faire le croquis d'une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder faire ce croquis.
Les enfants que conduisait Emma s'avancèrent curieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit; le peintre, en se retournant, l'aperçut et jeta un cri de surprise: Emma avait treize ans, et jamais le peintre n'avait rien vu de si beau.
Il demanda qui elle était, ce qu'elle faisait. Le commencement d'éducation qu'avait reçu Emma Lyonna lui permit de répondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s'informa combien elle gagnait à soigner les enfants de M. Hawarden; elle lui répondit qu'elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.
—Venez à Londres, lui dit le peintre, et je vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à me laisser faire un croquis d'après vous.
Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits ces mots: «Edward Rowmney, Cavendish square, n° 8,» en même temps que miss Arabell tirait de sa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d'or et la lui offrait.
La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa poitrine; mais, instinctivement, elle repoussa la bourse.
Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que cet argent servirait à son voyage de Londres:
—Merci, madame, dit Emma; si je vais à Londres, j'irai avec les petites économies que j'ai déjà faites et celles que je ferai encore.
—Sur vos dix schellings par mois? demanda miss Arabell en riant.
—Oui, madame, répondit simplement la jeune fille.
Et tout finit là.
Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, vint voir son père; lui aussi fut frappé de la beauté d'Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu'il resta dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle; seulement, il ne l'exhorta point comme Rowmney à venir à Londres.
Au bout de trois semaines de séjour chez son père, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne d'enfants en récompense des soins qu'elle donnait à ses neveux.
Emma les accepta sans répugnance.
Elle avait une amie; cette amie s'appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s'appelait Richard.
Emma ne s'était jamais informée de ce que faisait son amie, quoiqu'elle fût mieux mise que ne semblait le permettre sa fortune; sans doute croyait-elle qu'elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère, qui passait pour un contrebandier.
Un jour qu'Emma—elle avait alors près de quatorze ans—s'était arrêtée devant la boutique d'un marchand de glaces pour se regarder dans un grand miroir servant de montre au magasin, elle se sentit toucher à l'épaule.
C'était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi de son extase.
—Que fais-tu là? lui demanda-t-elle.
Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, elle eut dû dire: «Je me regardais et me trouvais belle.»
Mais Fanny Strong n'avait pas besoin de réponse pour savoir ce qui se passait dans le coeur d'Emma.
—Ah! dit-elle en soupirant, si j'étais aussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible pays.
—Où irais-tu? lui demanda Emma.
—J'irais à Londres, donc! Tout le monde dit qu'avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme de chambre.
—Veux-tu que nous y allions ensemble? demanda Emma Lyonna.
—Volontiers; mais comment faire? Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus riche que moi.
—Moi, dit Emma, j'ai près de quatre guinées.
—C'est plus qu'il ne nous faut pour toi, moi et Dick! s'écria Fanny.
Et le voyage fut résolu.
Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.
En arrivant au bureau où descendait la diligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.
Fanny Strong et son frère avaient l'adresse d'une auberge où logeaient les contrebandiers; c'était dans la petite rue de Villiers, aboutissant d'un côté à la Tamise et de l'autre au Strand, qu'était située cette auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur logement; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish square, n° 8.
Edward Rowmney était absent; on ne savait pas où il était ni quand il reviendrait; on le croyait en France, et on ne l'attendait pas avant deux mois.
Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle de l'absence de Rowmney ne s'était pas même présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau; elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant la maison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses du voyage.
Il ne lui avait pas donné son adresse; mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres qu'il écrivait à sa femme.
Il demeurait Leicester square, n° 4.
Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester square, peu distant de Cavendish square, frappa en tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.
Elle trouva le digne homme tel qu'elle l'espérait; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s'employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son toit, l'admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnie à mistress Hawarden.
Un matin, il annonça à la jeune fille qu'il avait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins de bijouterie de Londres; mais, la veille du jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.
La toile, en se levant devant elle au théâtre de Drury-Lane, lui montra un monde inconnu; on jouait Roméo et Juliette, ce rêve d'amour qui n'a son pareil dans aucune langue; elle rentra folle, éblouie, enivrée; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de se rappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes du balcon.
Le lendemain, elle entra dans son magasin; mais, avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.
Au bout de trois jours, elle savait par coeur le rôle de Juliette; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l'amour et de la poésie; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu, lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise: elle avait reconnu miss Arabell.
Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l'heure à laquelle elle serait rentrée.
La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.
A l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.
La belle courtisane l'attendait; sa fortune était au comble: elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.
Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n'irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.
Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n'eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.
Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d'avoir cette belle créature auprès d'elle? Les ennemis de miss Arabell—et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup—donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.
Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté; ce qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures; elle venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifices des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa physionomie d'une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute: «Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l'imprudence et la bonté.»
La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance de son amie; elle la trouvait si belle, qu'elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction sur l'amiral John Payne.
Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l'amiral: elle obtint ce qu'elle demandait; mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.
Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité d'un météore: l'escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l'horizon, tous ses songes dorés.
Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage Énée. Un des amis de l'amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir dans la position où il l'avait trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant chemin du vice; elle accepta, devint, pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et des danses; mais, la saison finie, oubliée de son second amant, avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une telle misère, qu'elle n'eut plus pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures qui mendient l'amour des passants.
Par bonheur, l'entremetteuse infâme à laquelle elle s'était adressée pour entrer dans le commerce de la dépravation publique, frappée de la distinction et de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de sa maison.
C'était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunesse de Londres la religion matérielle de la beauté.
Emma lui apparut; sa Venus Astarté était trouvée sous les traits de la Vénus pudique.
Il paya cher ce trésor; mais, pour lui, ce trésor n'avait pas de prix; il la coucha sur le lit d'Apollon; il la couvrit d'un voile plus transparent que le filet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux de l'Olympe, et annonça dans tous les journaux qu'il possédait enfin ce spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manqué jusqu'à présent pour faire triompher ses théories.
A cet appel fait à la luxure et à la science, tous les adeptes de cette grande religion de l'amour, qui étend son culte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteur Graham.
Le triomphe fut complet: ni la peinture, ni la sculpture n'avaient jamais produit un semblable chef-d'oeuvre; Apelles et Phidias étaient vaincus.
Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravures qui représentent l'enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses qu'inventa la sensuelle antiquité.
Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune sir Charles Grenville, de l'illustre famille de ce Warwick qu'on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l'éblouissement que lui causait une si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus brillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord; mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien de la reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarant qu'elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre un époux.
Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de devenir l'époux d'Emma Lyonna, dès qu'il aurait atteint sa grande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.
Les amants vécurent, en effet, comme mari et femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.
Mais, pendant cette cohabitation, un changement de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel était attachée la majeure partie de ses revenus. L'événement arriva par bonheur au bout de trois ans et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres, Emma Lyonna avait fait d'immenses progrès dans la musique et le dessin; elle avait en outre, tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris le français et l'italien; elle disait les vers comme mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans l'art de la pantomime et des poses.
Malgré la perte de sa place, Grenville n'avait pu se résoudre à diminuer ses dépenses; seulement, il écrivit à son oncle pour lui demander de l'argent. A chacune de ses demandes, son oncle fit droit d'abord; mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton, répondit qu'il comptait sous peu de jours partir pour Londres, et qu'il profiterait de ce voyage pour étudier les affaires de son neveu.
Ce mot étudier avait fort effrayé les jeunes gens; ils désiraient et craignaient presque également l'arrivée de sir William. Tout à coup, il entra chez eux sans qu'ils eussent été prévenus de son retour. Depuis huit jours, il était à Londres.
Ces huit jours, sir William les avait employés à prendre des informations sur son neveu, et ceux auxquels il s'était adressé n'avaient pas manqué de lui dire que la cause de ses désordres et de sa misère était une prostituée dont il avait eu trois enfants.
Emma se retira dans sa chambre et laissa son amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d'autre alternative que d'abandonner à l'instant même Emma Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était désormais sa seule fortune.
Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu pour se décider.
Tout l'espoir des jeunes gens résidait désormais dans Emma; c'était à elle d'obtenir de sir William Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien il était pardonnable.
Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa nouvelle condition, reprit l'habillement de sa jeunesse, le chapeau de paille et la robe de bure; ses larmes, ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses et sa voix feraient le reste.
Introduite près de sir William, Emma se jeta à ses pieds; soit mouvement adroitement combiné, soit effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, et ses beaux cheveux châtains se répandirent sur ses épaules.
L'enchanteresse était inimitable dans la douleur.
Le vieil archéologue, amoureux jusqu'alors seulement des marbres d'Athènes et des statues de la Grande Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante l'emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de Praxitèle et de Phidias. L'amour qu'il n'avait pas voulu comprendre chez son neveu, entra violemment dans son propre coeur et s'empara de lui tout entier sans qu'il tentât encore de s'en défendre.
Les dettes de son neveu, l'infimité de la naissance, les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la vénalité des caresses: tout, jusqu'aux enfants nés de leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition qu'Emma récompenserait de sa possession le complet oubli de sa propre dignité.
Emma avait triomphé bien au delà de son espérance; mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes; une seule promesse de mariage l'avait unie au neveu: elle déclara qu'elle ne viendrait à Naples que femme reconnue de sir William Hamilton.
Sir William consentit à tout.
La beauté d'Emma fit à Naples son effet accoutumé; non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.
Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de George III, sir William réunissait chez lui la première société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de science, en hommes politiques et en artistes. Peu de jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour savoir, de la politique et de la science, ce qu'elle avait besoin d'en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui fréquentaient le salon de sir William, les jugements d'Emma devinrent des lois.
Son triomphe ne dut pas s'arrêter là. A peine fut-elle présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline la proclama son amie intime et en fit son inséparable favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérèse se montrait en public avec la prostituée de Haymarket, parcourait la rue de Tolède et la promenade de Chiaïa dans le même carrosse qu'elle et portant la même toilette qu'elle, mais, après les soirées employées à reproduire les poses les plus voluptueuses et les plus ardentes de l'antiquité, elle faisait dire à sir William, tout enorgueilli d'une pareille faveur, qu'elle ne lui rendrait que le lendemain l'amie dont elle ne pouvait se passer.
De là des jalousies et des haines sans nombre contre la favorite. Caroline savait quels insolents propos circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine intimité; mais elle était un de ces coeurs absolus, une de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut être bien accueilli par elle dut partager ses hommages entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.
On sait les événements de 89, c'est-à-dire la prise de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93, c'est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ceux de 96 et de 97, c'est-à-dire les victoires de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous les trônes, et qui firent, momentanément du moins, crouler le plus vieux et le plus immuable de tous: le trône pontifical.
On a vu, au milieu de ces événements qui avaient un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître et grandir Nelson, champion des royautés vieillies. Sa victoire d'Aboukir rendait l'espoir à tous ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline, la femme avide de richesses, de pouvoir, d'ambition, voulait conserver la sienne; il n'est donc pas étonnant qu'appelant à son aide la fascination qu'elle exerçait sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson, devenu la clef de voûte du despotisme: «Il faut que cet homme soit à nous, et, pour qu'il soit à nous, il faut que tu sois à lui.»
Était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour son amie Marie-Caroline, à propos de l'amiral Horace Nelson, ce qu'Emma Lyonna avait fait pour son amie Fanny Strong, à propos de l'amiral Payne?
Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de ses mutilations pour le fils d'un pauvre pasteur de Barnham-Thorpes, pour l'homme qui devait sa grandeur à son propre courage et sa renommée à son génie; ce dut être une glorieuse récompense des blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses victoires, cette magnifique créature qu'il adorait.
IV
LA FÊTE DE LA PEUR.
Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du Van-Guard, presque aussi mutilé que son maître, au pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu que Nelson avait reconnu le royal cortége qui venait au-devant de lui.
La galère capitane n'avait rien eu à hisser: depuis Naples, les couleurs d'Angleterre, mêlées à celles des Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.
Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu'à une encablure l'un de l'autre, la musique de la galère fit entendre le Gode save the king, auquel les matelots du Van-Guard, montés sur les vergues, répondirent par trois hourras poussés avec la régularité que les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.
Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser arriver la galère côte à côte du Van-Guard, fit abattre l'escalier de tribord, c'est-à-dire l'escalier d'honneur, et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte et le chapeau à la main.
Tous les matelots et tous les soldats de marine, même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les armes.
Nelson s'attendait à voir monter à son bord le roi, puis la reine, puis le prince royal, c'est-à-dire à recevoir les illustres visiteurs selon toutes les règles de l'étiquette; mais, par une séduction toute féminine,—et Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne ce fait,—la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant d'être en cette occasion plus que la reine, monta l'escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de plus, le front ceint d'un bandeau noir, pâle du sang perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s'évanouir, s'affaissa sur la poitrine du héros en murmurant:
—O grand, ô cher Nelson!
Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri de joyeux étonnement, l'enveloppa de son bras unique, et, en la soutenant, la pressa convulsivement contre son coeur.
Dans l'extase profonde où le jeta cet incident inattendu, il y eut un instant, pour Nelson, oubli du monde entier et perception ineffable de toutes les joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis de Mahomet.
Lorsqu'il revint à lui, le roi, la reine et toute la cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.
Le roi Ferdinand lui prit la main, l'appela le libérateur du monde; il lui tendit la magnifique épée dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle, avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand, que le roi venait de créer, était suspendu le brevet de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre, Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans les cavernes flamboyantes de l'Etna, la foudre de Jupiter.
Puis vint la reine, qui l'appela son ami, le protecteur des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant dans les siennes la main de Nelson à celle d'Emma Lyonna, serra leurs deux mains réunies.
Les autres vinrent à leur tour: princes héréditaires, princesses royales, ministres, courtisans; mais qu'étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson, près des louanges et des caresses du roi et de la reine, près d'un serrement de main d'Emma Lyonna! Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs, devait marcher plus vite qu'un bâtiment à voiles; mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux Van-Guard, sur lequel les boulets français avaient creusé de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son commandant, n'étaient pas encore fermées.
Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l'orgueil d'un marin, et, pendant toute cette visite, lady Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter au roi et à la reine tous les détails du combat du 1er août, et le forçant à parler de lui-même.
Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l'épée de Louis XIV; la reine lui remit le brevet de duc de Bronte; Emma lui passa au cou le grand cordon de Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d'effleurer le visage du bienheureux Nelson.
Il était deux heures de l'après-midi, il fallait trois heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit le commandement du Van-Guard à Henry, son capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de l'artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.
C'était à l'amiral Caracciolo à faire à son tour les honneurs du bâtiment; Nelson et lui étaient de vieilles connaissances: ils s'étaient vus au siège de Toulon, ils avaient combattu tous deux les Français, et le courage et l'habileté qu'avait déployés Caracciolo dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat de la campagne, valu, à son retour, le grade d'amiral, qui le faisait, en tous points, l'égal de Nelson, sur lequel lui restait l'avantage de la naissance et d'une illustration historique de trois siècles.
Ce petit détail explique la nuance de froideur qu'il y eut dans le salut qu'échangèrent les deux amiraux et l'espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo reprit sur le banc de quart son poste de commandement.
Quant à Nelson, la reine le força à s'asseoir près d'elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant que les autres hommes pouvaient devenir ce qu'ils voudraient, mais que l'amiral lui appartenait sans partage, à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude, Emma prit place aux pieds de la reine.
Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en sa qualité de savant, connaissait mieux l'histoire de Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand comment l'île de Capri, devant laquelle on passait en ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt échangée contre celle d'Ischia par Auguste, qui avait remarqué qu'au moment où il abordait dans cette île, les branches d'un vieux chêne, desséchées et courbées vers la terre, s'étaient relevées et avaient reverdi.
Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus grande attention; puis, quand il eut fini:
—Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois jours, le passage des cailles est commencé; si vous voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une chasse à Capri: nous en trouverons des milliers.
L'ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur dont il jouissait près du roi, s'inclina en signe d'assentiment et garda pour une meilleure occasion une savante dissertation archéologique sur Tibère, ses douze villas et la probabilité que la Grotte d'azur était connue des anciens, mais n'avait point alors la magique couleur qui la décore aujourd'hui et qu'elle doit au changement de niveau de la mer, qui, pendant les dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu'à nous, s'est élevé de cinq ou six pieds.
Pendant ce temps, les commandants des quatre forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur la flottille royale, et particulièrement sur la galère capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque c'est le même que celui qui se fait entendre lorsqu'un héritier naît à la couronne.
Au bout d'un quart d'heure, les salves s'arrêtèrent, mais pour recommencer au moment où la flottille, toujours guidée par la galère royale, rentra dans le port militaire.
Au pied de la pente conduisant au château, les voitures de la cour et celles de l'ambassade d'Angleterre attendaient, les voitures de l'ambassade rivalisant de luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton, que Nelson descendrait à l'ambassade d'Angleterre, et que c'était l'ambassadeur d'Angleterre qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.
Quant à la ville de Naples, elle devait s'unir à cette fête par ses illuminations et ses feux d'artifice.
Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton s'avança vers l'amiral Caracciolo, et, de sa voix la plus douce et avec sa figure la plus gracieuse:
—La fête que nous donnons à notre illustre compatriote serait incomplète, dit-elle, si le seul homme de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un toast à la grandeur de l'Angleterre, au bonheur des Deux-Siciles et à l'abaissement de cette orgueilleuse république française qui a osé déclarer la guerre aux rois. Ce toast, nous l'avons réservé à l'homme qui a si courageusement combattu à Toulon, à l'amiral Caracciolo.
Caracciolo s'inclina courtoisement mais gravement.
—Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir accepter comme votre hôte la glorieuse part que vous me réserviez; mais autant la journée a été belle, autant la nuit menace d'être orageuse.
Emma Lyonna parcourut l'horizon d'un seul regard; à part quelques légers nuages accourant du côté de Procida, l'azur du ciel était aussi limpide que celui de ses yeux.
Elle sourit.
—Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo; mais l'homme qui a passé les deux tiers de sa vie sur cette mer capricieuse que l'on appelle la Méditerranée, connaît tous les secrets de l'atmosphère. Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et qui s'approchent rapidement de nous, elles indiquent que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l'ouest. Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c'est à lire qu'il fera sirocco; le port de Naples est ouvert à tous les vents et particulièrement à celui-là; je dois donc veiller à l'ancrage des bâtiments de Sa Majesté Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille, pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd'hui, milady, c'est une belle et bonne déclaration de guerre à la France, et les Français sont à Rome, c'est-à-dire à cinq journées de nous. Croyez-moi, d'ici à peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes soient en bon état.
Lady Hamilton fît un léger mouvement de tête qui ressemblait à une contraction.
—Prince, dit-elle, j'accepte votre excuse, qui prouve une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs Majestés Britannique et Sicilienne; mais, tout au moins, nous espérons voir au bal votre charmante nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n'aurait pas d'excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur elle le jour même où nous avons reçu la lettre de l'amiral Nelson.
—Eh! justement, madame, voilà ce qui me restait à vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-soeur, est tellement souffrante, que, ce matin, avant de partir, j'ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle m'exprime tous ses regrets de ne pouvoir prendre sa part de votre fête; elle me chargeait, en outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie, et c'est ce que j'ai l'honneur de faire en ce moment.
Pendant ces quelques paroles échangées entre lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s'était approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant le motif du double refus de l'austère Napolitain, son front s'était plissé, sa lèvre inférieure s'était allongée et une légère pâleur avait envahi son visage.
—Prenez garde, prince! dit la reine d'une voix stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers nuages que l'amiral avait fait remarquer à lady Hamilton, et qui annonçaient l'approche de la tempête; prenez garde! les seules personnes qui seront venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux fêtes de la cour.
—Hélas! madame, répondit Caracciolo sans que sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette menace, l'indisposition de ma pauvre belle-soeur est tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par conséquent, puisqu'une jeune fille de son âge et de son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée de sa mère.
—C'est bien, monsieur, répondit la reine incapable de se contenir; en temps et lieu, nous nous souviendrons de ce refus.
Et, prenant le bras de lady Hamilton:
—Venez, chère Emma, dit-elle.
Puis, à demi-voix:
—Oh! ces Napolitains! ces Napolitains! murmura-t-elle, ils me haïssent, je le sais bien; mais je ne suis pas en arrière avec eux: moi, je les exècre!
Et elle s'avança d'un pas rapide vers l'escalier de tribord, mais point si rapide cependant que l'amiral Caracciolo ne l'y devançât.
Un signe de lui fît éclater la musique en brillantes fanfares; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches s'ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage dans le coeur, et Emma, la honte sur le front, descendirent au milieu de toutes les apparences extérieures de la joie et du triomphe.
Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent dans la première voiture; le prince, la princesse royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton, dans la seconde; tous les autres, à leur choix, dans les voitures de suite.
On se rendit d'abord et directement à l'église Sainte-Claire, afin d'y entendre un Te Deum d'action de grâces. En leur qualité d'hérétiques, Horace Nelson, sir William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés de cette cérémonie; mais le roi était trop bon chrétien, surtout quand il avait peur, pour permettre qu'on l'oubliât.
Le Te Deum était chanté par monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel, au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles, on ne pouvait reprocher qu'une trop grande tendance vers les idées libérales; il était assisté, dans l'accomplissement de ce triomphant office, par une autre sommité ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo, lequel n'était encore, à cette époque, connu que par les scandales de sa vie publique et privée.
Aussi, tout le temps que dura le Te Deum, fut-il employé par sir William Hamilton, aussi grand collecteur d'anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques, à mettre lord Nelson au courant des aventures de l'illustre porporato.
Voici, au reste, ce qu'il lui apprit et ce qu'il est important que nos lecteurs sachent sur cet homme, destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des événements que nous avons à raconter.
Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes familles et à constater leur ancienneté historique dit: «Les apôtres à Venise, les Bourbons en France, les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les Ruffo en Calabre.
Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre famille.
Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.
Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de Sa Sainteté, prit sur ses genoux l'enfant de son protecteur, et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil à celui de Tantale, l'enfant, au moment où Braschi abaissait la tête vers lui, au lieu d'essayer de saisir les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là, lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux soufflet.
Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva dans l'homme de trente-quatre ans l'enfant qui l'avait souffleté. Il se souvint que c'était le neveu du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu'il était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet, c'est-à-dire trésorier du saint-siége, poste d'où l'on ne sort que cardinal.
Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu'au bout de trois ou quatre ans, on s'aperçut d'un déficit de trois ou quatre millions: c'était un million par an. Pie VI vit qu'il avait meilleur marché de nommer Ruffo cardinal que de le laisser trésorier; il lui envoya le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du trésor.
Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu de trésorier à un million, ne voulut point rester à Rome pour y faire la figure d'un homme ruiné; il partit pour Naples, et, muni d'une lettre du pape Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont, en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.
Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu'elles étaient toutes guerrières, que c'était lui qui avait fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de rougir les boulets; il demandait donc ou plutôt désirait un emploi à la guerre ou à la marine.
Mais Ruffo n'avait pas eu le don de plaire à la reine, et, comme c'était la reine qui, par la signature de son favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement repoussé, même des emplois inférieurs.
Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa manufacture de soieries de San-Leucio.
Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout lorsque l'on approfondissait le mystère qui avait présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta. Ce qu'il lui fallait avant tout, c'était de l'argent, et le roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres de rente.
Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier comme ces prélats du temps de Henri IV et de Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse et maniaient l'épée.
Le récit de sir William dura juste autant que le Te Deum de monseigneur Capece Zurlo. Le Te Deum fini, on remonta en voiture, et l'on se rendit à l'extrémité de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous l'avons dit, et où est encore situé aujourd'hui le palais de l'ambassade d'Angleterre, un des plus beaux et des plus vastes palais de Naples.
Pour revenir de l'église Sainte-Claire, comme pour y aller, les voitures furent obligées de marcher au pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson, peu habitué aux démonstrations bruyantes et extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces cris de «Vive Nelson! vive notre libérateur!» répétés par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs de toutes couleurs agités par cent mille bras.
Une chose cependant l'étonnait quelque peu, au milieu de la bruyante grandeur de son triomphe, c'était la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher, les laquais ni les coureurs parussent s'en inquiéter, tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en l'appelant compère Nasone, en le tutoyant et en lui demandant quel jour il vendrait son poisson à Mergellina, ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y avait loin de là à la majesté qu'affectaient les rois d'Angleterre et à la vénération dont on les entourait; mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités, il répondait si gaiement par des quolibets et des gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés; il envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient la queue trop rudement, qu'en arrivant à la porte de l'hôtel de l'ambassade, Nelson ne voyait plus dans cet échange de familiarités que les transports d'enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d'un père trop indulgent pour ses enfants.
Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.
La porte de l'ambassade était transformée en un immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes que le roi d'Angleterre venait d'accorder au vainqueur d'Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l'on dresse, les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l'extrémité de ces mâts flottaient de longues flammes rouges avec les deux mots Horace Nelson, en lettres d'or, déroulés par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance du peuple.
L'escalier était une voûte de lauriers constellée des fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson, c'est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu'aux nappes de l'immense table de quatre-vingts couverts dressée dans la galerie de tableaux; tout, jusqu'aux serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales, entourées d'un cercle de lauriers; une musique, assez douce pour permettre la conversation, se faisait entendre, mêlée à des arômes impalpables; l'immense palais, pareil à la demeure enchantée d'Armide, était plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.
On n'attendit pour se mettre à table que la présence des deux officiants, l'archevêque Capece Zurlo et le cardinal Fabrizio Ruffo.
A peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs Majestés étaient servies.
Nelson fut placé en face du roi, entre la reine Marie-Caroline et lady Hamilton.
Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples, à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu'il ne lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que ce n'était plus la peine de vivre quand on était ruiné, sir William Hamilton, mettant la science aux ordres de la gastronomie, avait levé une contribution sur les productions du monde entier.
Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces, dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers cette galerie magique une lumière plus éblouissante que n'avait jamais fait le soleil aux heures les plus ardentes de la journée et dans les jours les plus limpides et les plus transparents de l'été.
Cette lumière, en rampant sur les broderies d'or et d'argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs des plaques, des ordres, des croix en diamants qui chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes, des courtisans, des grands de la terre enfin, une race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.
A chaque service, un toast était porté, et le roi Ferdinand lui-même avait donné l'exemple en portant le premier toast au règne glorieux, à la prospérité sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé cousin et auguste allié George III, roi d'Angleterre.
La reine, contre tous les usages, avait porté la santé de Nelson, libérateur de l'Italie; suivant son exemple, Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé le vin en flammes; et, à chaque toast, des hourras frénétiques, des applaudissements à faire crouler la salle, avaient éclaté.
On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme croissant, qu'une circonstance inattendue porta jusqu'au délire.
Au moment où les quatre-vingts convives n'attendaient plus, pour se lever de table, que le signal que devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se leva en effet, et son exemple fut suivi; mais le roi debout demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave, si large, si profondément mélancolique, commandé par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II, l'exilé de Windsor, l'hôte royal de Saint-Germain, le God save the king éclata chanté par les plus belles voix du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent vingt musiciens de l'orchestre.
Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment encore que les autres, parce que l'on croyait le chant terminé, lorsqu'une voix pure, sonore, vibrante commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et dont le mérite était plus dans l'intention qui l'avait dicté que dans la valeur des vers:
Joignons-nous, pour fêter la gloire
Du favori de la Victoire,
Des Français l'effroi!
Des Pharaons l'antique terre
Chante avec la noble Angleterre,
De Nelson orgueilleuse mère:
«Dieu sauve le roi!»;
(Traduction littérale.)
Ces vers, si médiocres qu'ils fussent, avaient fait pousser une acclamation universelle, qui allait encore s'accroître en se répétant, quand tout à coup les voix s'éteignirent sur les lèvres des convives, et les yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait d'apparaître au seuil de la salle du festin.
Un homme de haute taille et au visage menaçant était debout dans l'encadrement de la porte, vêtu de ce sévère et magnifique costume républicain, dont on ne perdait pas le moindre détail, inondé qu'il était de lumière. Il portait l'habit bleu à larges revers, le gilet rouge brodé d'or, le pantalon collant blanc, les bottes à retroussis; il avait la main gauche appuyée à la poignée de son sabre, la main droite enfoncée dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel flottait le panache tricolore, emblème de cette Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône et abaissé les rois au niveau de l'échafaud.
C'était l'ambassadeur de France, ce même Garat qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au Temple, la sentence de mort à Louis XVI.
On comprend l'effet qu'avait produit dans un pareil moment une semblable apparition.
Alors, au milieu d'un silence de mort, que nul ne songeait à rompre, d'une voix ferme, vibrante, sonore, il dit:
—Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de cette cour menteuse qu'on appelle la cour des Deux-Siciles, je doutais encore; j'ai voulu voir de mes yeux, entendre de mes oreilles; j'ai vu et entendu! Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la guerre, moi, je n'apporte que la guerre, car vous avez aujourd'hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand, donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez; mais ce sera une guerre d'extermination, où vous laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le héros de cette fête, malgré la puissance impie qu'il représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu!
Je quitte Naples, la ville du parjure; fermez-en les portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance de la France plus lente, mais vous ne la ferez pas moins inévitable ni moins terrible; car tout cédera devant ce cri de la grande nation: Vive la République!
Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient de retentir sous les voûtes, et que chacun croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé et sanglant, symbole de la guerre, s'éloigna à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre sur les degrés de marbre de l'escalier.
Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d'une voiture de poste qui s'éloignait au galop de quatre chevaux vigoureux.
V
LE PALAIS DE LA REINE JEANNE
Il existe à Naples, à l'extrémité de Mergellina, aux deux tiers à peu près de la montée du Pausilippe, qui, à l'époque dont nous parlons, n'était qu'un sentier à peine carrossable; il existe, disons-nous, une ruine étrange, s'avançant de toute sa longueur sur un écueil incessamment baigné par les flots de la mer, qui, aux heures des marées, pénètre jusque dans ses salles basses; nous avons dit que cette ruine était étrange, et elle l'est en effet, car c'est celle d'un palais qui n'a jamais été achevé et qui est arrivé à la décrépitude sans avoir passé par la vie.
Le peuple, dans la mémoire duquel vit avec plus de ténacité la popularité du crime que celle des vertus, le peuple, qui, à Rome, oublieux des règnes régénérateurs de Marc-Aurèle et de Trajan, ne montre pas au voyageur un débris de monument se rapportant à la vie de ces deux empereurs; le peuple, au contraire, encore enthousiaste aujourd'hui de l'empoisonneur de Britannicus et du meurtrier d'Agrippine, le peuple attache le nom du fils de Domitius Ænobarbus à tous les monuments, même à ceux qui sont postérieurs à lui de huit cents ans, et montre à tout passant les bains de Néron, la tour de Néron, le sépulcre de Néron; ainsi fait le peuple de Naples, qui a baptisé la ruine de Mergellina, malgré le démenti visible que lui donne son architecture du XVIIe siècle, du nom de palais de la reine Jeanne.
Il n'en est rien; ce palais, qui est de deux cents ans postérieur au règne de l'impudique Angevine, fut bâti, non point par l'épouse régicide d'Andrea, ou par la maîtresse adultère de Sergiani Caracciolo, mais par Anna Caraffa, femme du duc de Medina, favori de ce duc Olivarès qu'on appelait le comte-duc, et qui était lui-même le favori du roi Philippe IV. Olivarès, en tombant, entraîna la chute de Medina, qui fut rappelé à Madrid et qui laissa à Naples sa femme en butte à la double haine qu'avait soulevée contre elle son orgueil, contre lui sa tyrannie.
Plus les peuples sont humbles et muets pendant la prospérité de leurs oppresseurs, plus ils sont implacables au jour de leur chute. Les Napolitains, qui n'avaient pas fait entendre un murmure tant qu'avait duré la puissance du vice-roi disgracié, le poursuivirent dans sa femme, et Anna Caraffa, écrasée sous les dédains de l'aristocratie, accablée sous les insultes de la populace, quitta Naples à son tour, et alla mourir à Portici, laissant son palais à demi-achevé, symbole de sa fortune brisée au milieu de son cours.
Depuis ce temps, le peuple a fait de ce géant de pierre l'objet de ses superstitions néfastes; quoique l'imagination des Napolitains n'ait qu'une médiocre tendance vers la nébuleuse poésie du septentrion et que les fantômes, commensaux habituels des brouillards, n'osent s'aventurer dans l'atmosphère limpide et transparente de la moderne Parthénope, ils ont peuplé, on ne sait pourquoi, cette ruine d'esprits inconnus et malfaisants qui jettent des sorts sur les incrédules assez hardis pour s'aventurer dans ce squelette de palais ou sur ceux qui, plus audacieux encore, ont essayé de l'achever, malgré la malédiction qui pèse sur lui, et malgré la mer, qui, dans son ascension progressive, l'envahit de plus en plus: on dirait que, pour cette fois, les murailles immobiles et insensibles ont hérité des passions humaines, ou que les âmes vindicatives de Medina et d'Anna Caraffa sont revenues habiter, après la mort, la demeure déserte et croulante qu'il ne leur a point été permis d'habiter de leur vivant.
Cette superstition s'était encore augmentée, vers le milieu de l'année 1798, par les récits qui avaient particulièrement couru dans la population de Mergellina, c'est-à-dire dans la population la plus voisine du théâtre de ces lugubres traditions. On racontait que, depuis quelque temps, on avait entendu dans le palais de la reine Jeanne,—car, nous l'avons dit, le peuple persistait à lui donner ce nom, et nous le lui conservons comme romancier, tout en protestant contre comme archéologue;—on racontait qu'on avait entendu des bruits de chaînes, mêlés à des gémissements; qu'on avait, à travers les fenêtres béantes, vu flotter sous les sombres arcades des lumières d'un bleu pâle qui erraient seules dans les salles humides et inhabitées; on affirmait enfin,—et c'était un vieux pêcheur nommé Basso Tomeo, dans lequel on avait la foi la plus entière, qui le racontait,—on affirmait que ces ruines étaient devenues un repaire de malfaiteurs. Et voici sur quelle certitude Basso Tomeo appuyait cette dernière croyance:
Pendant une nuit de tempête où, malgré l'effroi que lui inspirait le château maudit, il avait été obligé de chercher un refuge dans une petite anse que forme naturellement l'écueil sur lequel il est bâti, il avait entrevu, se glissant dans les ténèbres des immenses corridors, des ombres vêtues de la longue robe des bianchi, c'est à dire du costume des pénitents qui assistent à leurs derniers moments les patients condamnés au gibet ou à l'échafaud. Il disait plus, il disait que, vers minuit,—il pouvait préciser l'heure, car il venait de l'entendre sonner à l'église de la Madone de Pie-di-Grotta,—il avait vu un de ces hommes ou de ces démons qui, apparaissant sur la roche au pied de laquelle se trouvait son bateau, s'y était arrêté un instant; puis, se laissant glisser sur le talus rapide qui descend à la mer, s'était avancé droit à lui. Lui, alors épouvanté de l'apparition, avait fermé les yeux et fait semblant de dormir. Il avait, un instant après, senti le mouvement d'inclinaison que faisait son bateau sous le poids d'un corps. De plus en plus effrayé, il avait faiblement desserré les paupières, juste ce qu'il fallait pour distinguer ce qui se passait au-dessus de lui, et il avait, comme à travers un nuage, entrevu cette forme spectrale se penchant sur lui, un poignard à la main. Ce poignard, un instant après, il en avait senti la pointe appuyée à sa poitrine; mais, convaincu que l'être humain ou surhumain, quel qu'il fût, auquel il avait affaire, voulait s'assurer s'il dormait véritablement, il était resté immobile, réglant de son mieux sa respiration sur celle d'un homme plongé dans le plus profond sommeil; et, en effet, l'effrayante apparition, après avoir pesé un instant sur lui, s'était redressée tout entière sur le rocher, et, du même pas et avec la même facilité qu'elle l'avait descendu, avait commencé de le gravir, s'était, comme en venant, arrêtée un instant au sommet pour s'assurer qu'il dormait toujours, puis avait disparu dans les ruines d'où elle était sortie.
Le premier mouvement de Basso Tomeo avait été alors de saisir ses avirons et de fuir à force de rames; mais il avait réfléchi qu'en fuyant il serait vu, que l'on reconnaîtrait qu'il n'avait pas dormi, mais avait fait semblant de dormir, découverte qui pouvait lui être fatale, soit dans le moment, soit plus tard.
Dans tous les cas, l'impression avait été si profonde sur le vieux Basso Tomeo, qu'il avait, avec ses trois fils Gennari, Luigi et Gaetano, sa femme et sa fille Assunta, quitté Mergellina et était allé fixer son domicile à Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de Naples et au côté opposé du port.
Tous ces bruits, on le comprend bien, avaient pris une consistance de plus en plus grande parmi la population napolitaine, la plus superstitieuse des populations. Chaque jour, ou plutôt chaque soir, c'étaient, de l'extrémité du Pausilippe à l'église de la Madone de Pie-di-Grotta, soit dans la chambre qui réunit toute la famille, soit à bord des barques où les pêcheurs stationnent en attendant l'heure de tirer leurs filets, c'étaient de nouveaux récits enrichis de nouveaux détails, tous plus effrayants les uns que les autres.
Quant aux personnes intelligentes qui croyaient difficilement à l'apparition des esprits et aux malédictions jetées sur les ruines, elles étaient les premières à propager ces bruits, ou du moins à les laisser circuler sans contradiction; car elles attribuaient les événements qui donnaient naissance à toutes ces légendes populaires à des causes bien autrement graves et surtout bien autrement menaçantes que des apparitions de spectres et des gémissements d'âmes en peine; et, en effet, voici ce qu'on se disait tout bas, en regardant autour de soi, d'un air inquiet, ce qu'on se disait de père à fils, de frère à frère, d'ami à ami: On se disait que la reine Marie-Caroline, irritée jusqu'à la folie des événements soulevés en France par la Révolution et qui avaient amené la mort sur l'échafaud de son beau-frère Louis XVI et de sa soeur Marie-Antoinette, avait institué, pour poursuivre les jacobins, une junte d'État, laquelle avait, comme on sait, condamné à mort trois malheureux jeunes gens: Emmanuele de Deo, Vitaliano et Galiani, qui n'avaient pas âge de vieillard à eux trois; mais, voyant les murmures que cette triple exécution avait fait naître et combien Naples avait été disposé à faire des trois prétendus coupables trois martyrs, on disait la reine, poursuivant dans l'ombre des vengeances moins éclatantes, mais non moins sûres, avait, dans une chambre du palais appelée la chambre obscure, à cause des ténèbres où demeuraient les juges et les accusateurs, établi une sorte de tribunal secret et invisible que l'on appelait le tribunal de la sainte foi; que, dans cette chambre et devant ce tribunal, on recevait les délations d'accusateurs, non-seulement inconnus, mais masqués; que l'on y prononçait des jugements auquels n'assistaient pas les prévenus, qui ne leur étaient pas dénoncés, dont ils n'apprenaient l'existence que lorsqu'ils se trouvaient face à face avec l'exécuteur de ces jugements, Pasquale de Simone, lequel, que l'accusation portée contre Caroline d'Autriche fut vraie ou fausse, n'était connu dans Naples que sous le nom de sbire de la reine. Ce Pasquale de Simone ne disait, assurait-on, qu'un seul mot tout bas au condamné qu'il frappait, et il le frappait d'un coup tellement sûr, ajoutait-on encore, qu'il n'y avait pas d'exemple qu'aucun de ceux qui avaient été frappés par lui en fût revenu; au reste, prétendait-on toujours, pour qu'on ne fit pas doute d'où venait le coup, le meurtrier laissait dans la plaie le poignard, sur le manche duquel étaient gravées, ces deux lettres séparées par une croix: S. F., initiales des deux mots Santa Fede.
Il ne manquait pas de gens qui disaient avoir ramassé des cadavres et trouvé dans la blessure le poignard vengeur; mais il y en avait bien davantage encore qui avouaient avoir pris la fuite en voyant un cadavre à terre, et cela sans s'être donné la peine de vérifier si le poignard était ou non resté dans la blessure, et encore moins si ce poignard, comme celui de la Sainte Vehme allemande, portait sur sa lame un signe quelconque, dénonçant la main qui s'en était servie.
Enfin une troisième version avait cours qui n'était peut-être pas la plus vraie, quoi qu'elle fût la plus vraisemblable: c'est qu'une bande de malfaiteurs, si communs à Naples, où les galères ne sont que la maison de campagne du crime, travaillait pour son propre compte, et trouvait l'impunité de ses actes en laissant ou en faisant croire qu'elle travaillait pour le compte des vengeances royales.
Quelle que soit la version qui fût la vérité, ou qui s'en rapprochât le plus, pendant la soirée de ce même 22 septembre, tandis que les feux d'artifice éclataient sur la place du château, sur le Mercatello et au largo delle Pigne; tandis que la foule, pareille à un fleuve roulant à grand bruit entre deux rives escarpées, s'écoulait sous l'arcade de flammes des illuminations dans la seule artère chargée de porter la vie d'un bout à l'autre de Naples, c'est-à-dire dans la rue de Tolède; tandis que l'on commençait à se remettre, au palais de l'ambassade d'Angleterre, du trouble causé par l'apparition de l'ambassadeur de France et de l'anathème lancé par lui, une petite porte de bois donnant sur l'endroit le plus désert de la montée du Pausilippe, entre l'écueil de Frise et le restaurant de la Schiava, une petite porte, disons-nous, s'ouvrait de dehors au dedans pour donner passage à un homme enveloppé d'un grand manteau avec lequel il cachait le bas de sa figure, tandis que le haut était perdu dans l'ombre que projetait sur elle un chapeau à larges bords enfoncé jusque sur ses yeux.
La porte refermée avec soin derrière lui, cet homme prit un étroit sentier qui s'escarpait aux flancs du talus, par une pente rapide descendait vers la mer, et conduisait directement au palais de la reine Jeanne. Seulement, au lieu de mener jusqu'au palais, ce sentier aboutissait à une roche à pic surplombant l'abîme de dix à douze pieds. Il est vrai qu'à cette roche adhérait pour le moment une planche dont l'autre extrémité s'appuyait sur le rebord d'une fenêtre du premier étage du palais et formait un pont mobile presque aussi étroit que ce tranchant de rasoir sur lequel il faut passer pour atteindre le seuil du paradis de Mahomet. Cependant, si étroit et si mobile que fût ce pont, l'homme au manteau s'y aventura avec une insouciance indiquant l'habitude qu'il avait de ce chemin; mais, au moment où il allait atteindre la fenêtre, un homme caché à l'intérieur se démasqua et barra le passage au nouvel arrivant en lui mettant un pistolet sur la poitrine. Sans doute celui-ci s'attendait-il à cet obstacle, car il n'en parut nullement inquiet, et, sans s'émouvoir, sans paraître même s'effrayer, il fit un signe maçonnique, murmura à celui qui lui barrait le chemin la moitié d'un mot que celui-ci acheva en démasquant l'entrée de la ruine, ce qui permit à l'homme au manteau de descendre de l'appui de la fenêtre dans la chambre. Une fois cette descente opérée, le dernier venu voulut remplacer son compagnon au poste de la fenêtre, comme sans doute c'était l'usage, afin d'y attendre un nouvel arrivant, de même qu'au haut de l'escalier du sépulcre royal de Saint-Denis, le dernier roi de France mort attend son successeur.
—Inutile, lui dit son compagnon; nous sommes tous au rendez-vous, excepté Velasco, qui ne peut venir qu'à minuit.
Et tous deux, réunissant leurs forces, tirèrent à eux la planche qui formait le pont volant, menant du rocher aux ruines, la dressèrent contre la muraille, et, enlevant ainsi aux profanes tout moyen d'arriver jusqu'à eux, ils se perdirent dans l'ombre, plus épaisse encore à l'intérieur des ruines qu'au dehors.
Mais, si grande que fût cette obscurité, elle ne paraissait pas avoir de secret pour les deux compagnons; car tous deux suivirent sans hésitation une espèce de corridor où pénétraient par les crevasses du plafond quelques parcelles de lumière sidérale, et arrivèrent ainsi aux premières marches d'un escalier dont la rampe manquait, mais assez large pour que l'on pût s'y engager sans danger.
A l'une des fenêtres de la salle à laquelle aboutissait l'escalier et qui s'ouvrait sur la mer, on distinguait une forme humaine que son opacité rendait visible de l'intérieur, mais que, de l'extérieur, il devait être impossible de distinguer.
Au bruit des pas, cette espèce d'ombre se retourna.
—Sommes nous tous réunis? demanda-t-elle.
—Oui, tous, répondirent les deux voix.
—Alors, dit l'ombre, il ne nous reste plus à attendre que l'envoyé de Rome.
—Et, pour peu qu'il tarde, je doute qu'il puisse, du moins cette nuit, tenir la parole donnée, dit l'homme au manteau en jetant un coup d'oeil sur les vagues qui commençaient à écumer sous les premières haleines du sirocco.
—Oui, la mer se fâche, répondit l'ombre; mais, si c'est véritablement l'homme qu'Hector nous a promis, il ne s'arrêtera point pour si peu.
—Pour si peu! comme tu y vas, Gabriel! voilà le vent du midi lâché, et, dans une heure, la mer ne sera plus tenable; c'est le neveu d'un amiral qui te le dit.
—S'il ne vient pas par mer, il viendra par terre; s'il ne vient point en barque, il viendra à la nage; s'il ne vient pas à la nage, il viendra en ballon, dit une voix jeune, fraîche et vigoureusement accentuée. Je connais mon homme, moi qui l'ai vu à l'oeuvre. Du moment qu'il a dit au général Championnet: «J'irai!» il viendra, dût-il passer à travers le feu de l'enfer.
—D'ailleurs, il n'y a point de temps perdu, reprit l'homme au manteau; le rendez-vous est entre onze heures et minuit, et—il fit sonner une montre à répétition—et, vous le voyez, il n'est pas encore onze heures.
—Alors, dit celui qui s'était donné pour le neveu d'un amiral, et qui, par cette raison, devait se connaître au temps, c'est à moi, qui suis le plus jeune, de monter la garde à cette fenêtre, et à vous, qui êtes des hommes mûrs et les fortes têtes, à délibérer. Descendez donc dans la salle des délibérations; je reste ici, et, à la moindre barque ayant un feu à sa proue, vous êtes prévenus.
—Nous n'avons point à délibérer; mais nous devons avoir un certain nombre de nouvelles à échanger; le conseil que nous donne Nicolino est donc bon, quoiqu'il nous soit donné par un fou.
—Si l'on me croit véritablement un fou, dit Nicolino, il y a ici quatre hommes encore plus insensés que moi: ce sont ceux qui, me sachant un fou, m'ont admis dans leurs complots; car, mes bons amis, vous avez beau vous appeler philomati et donner un prétexte scientifique à vos séances, vous êtes tout simplement des francs-maçons, secte proscrite dans le royaume des Deux-Siciles, et vous conspirez la chute de Sa Majesté le roi Ferdinand et l'établissement de la République parthénopéenne; ce qui implique le crime de haute trahison, c'est-à-dire la peine de mort. De la peine de mort, nous nous moquons, mon ami Hector Caraffa et moi, attendu qu'en notre qualité de patriciens, nous aurons la tête tranchée, accident qui ne fait point tort au blason; mais, toi, Manthonnet, mais, toi, Schipani, mais Cirillo, qui est en bas, mais vous, comme vous n'êtes que des gens de coeur, de courage, de science, de mérite, comme vous valez cent fois mieux que nous, mais que vous avez le malheur d'être des vilains, vous serez pendus haut et court. Ah! comme je rirai, mes bons amis, quand, de la fenêtre de la mannaïa1, je vous verrai gigoter au bout de vos cordes, à moins toutefois que l'illustrissimo signore don Pasquale de Simone ne me prive de ce plaisir par ordre de Sa Majesté la reine... Allez délibérer, allez! et, quand il y aura quelque chose d'impossible à faire, c'est-à-dire quelque chose que puisse faire seulement un fou, pensez à moi.
Ceux auxquels l'avis était adressé furent probablement de l'opinion de celui qui le donnait; car, moitié riant, moitié haussant les épaules, ils laissèrent Nicolino de garde à sa fenêtre, descendirent un escalier tournant, sur les marches duquel se projetaient les lueurs d'une lampe éclairant une chambre basse creusée dans le roc au-dessous du niveau de la mer, et qui avait, selon toute probabilité, été destinée par l'architecte du duc de Medina au noble but d'enfermer, sous le nom prosaïque de cave, les meilleurs vins d'Espagne et de Portugal.
Dans cette cave, puisque malgré la poésie et la gravité de notre sujet, nous sommes obligé d'appeler les choses par leur nom, dans cette cave était un homme assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur une table de pierre; son manteau, rejeté en arrière, laissait éclairé par la lumière de la lampe son visage pâle et amaigri par les veilles; devant lui étaient quelques papiers, des plumes et de l'encre, et à la portée de sa main une paire de pistolets et un poignard.
Cet homme, c'était le célèbre médecin Domenico Cirillo.
Les trois autres conjurés que Nicolino avait envoyés délibérer et désignés sous les noms de Schipani, de Manthonnet et d'Hector Caraffa entrèrent tour à tour dans le cercle de lumière pâle et tremblotante que projetait la lampe, se débarrassèrent de leur manteau et de leur chapeau, posèrent chacun devant eux une paire de pistolets et un poignard, et commencèrent, non pas à délibérer, mais à échanger les nouvelles qui couraient par la ville, et que chacun avait pu recueillir de son côté.
Comme nous sommes aussi bien qu'eux, et même mieux qu'eux, au courant de tout ce qui s'était passé dans cette journée si pleine d'événements, nous allons, si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, les laisser discourir sur ce sujet, qui n'aurait plus d'intérêt pour nous, et tracer une courte biographie de ces cinq hommes, appelés à jouer un rôle important dans les événements que nous avons entrepris de raconter.