La San-Felice, Tome 01
XIV
LUISA MOLINA
Le matin du jour où la petite Luisa Molina devait quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulant s'en rapporter à personne de ce soin si important, courir les magasins de joujoux de la rue de Tolède et y faire une collection de moutons blancs, de poupées marchant toutes seules, de polichinelles faisant la cabriole, lesquels pouvaient faire croire à ceux qui connaissaient l'inutilité de ces objets pour lui-même, que le digne savant était chargé par quelque prince étranger de faire pour ses enfants une collection de jouets napolitains dans sa plus complète extension. Ceux-là se fussent trompés: toute cette acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la petite Luisa Molina.
Puis on procéda à l'emménagement. La plus belle chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres sur le golfe, et par l'autre sur le jardin, fut concédée aux nouvelles locataires; un de ces charmants petits lits de cuivre que l'on fabrique si élégamment à Naples, fut placé près du lit de la gouvernante, et une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d'après les conseils du savant chevalier, et dont toutes les mesures, géométriquement prises, devaient dérouter les plus habiles combinaisons des assiégeants, fut placée sur les montants du lit, tente transparente destinée à garantir l'enfant de la piqûre des cousins.
On donna l'ordre à l'un de ces pâtres qui conduisent dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres, qu'ils font quelquefois monter jusqu'au cinquième étage des maisons, de s'arrêter tous les matins devant la porte. On choisit dans le troupeau une chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donner l'étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre élue reçut, séance tenante, le nom mythologique d'Amalthée.
Après quoi, toute précaution paraissant prise au chevalier pour l'amusement, le confortable et la nutrition matérielle de l'enfant, il envoya chercher une voiture bien large et bien douce, et partit pour Portici.
La translation se fit sans accident aucun, et, trois heures après le départ de San-Felice pour Portici, la petite Luisa, prenant possession de son nouveau domicile avec cette satisfaction que fait toujours éprouver aux enfants un changement de résidence, habillait et déshabillait une poupée aussi grande qu'elle et qui possédait une garde-robe aussi variée et aussi riche que celle de la madone del Vescovato.
Pendant bien des semaines et même bien des mois, le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la nature pour ne s'occuper que de celle qu'il avait sous les yeux; et, en effet, qu'est-ce qu'un bourgeon qui pousse, une fleur qui s'ouvre ou un fruit qui mûrit près d'un jeune cerveau qui, en se développant, donne chaque jour naissance à une idée nouvelle, en ajoutant un peu plus de clarté à l'idée éclose la veille. Ce progrès de l'intelligence de l'enfant, en raison du perfectionnement des organes, lui donnait bien quelques doutes à l'endroit de l'âme immortelle soumise au développement de ces organes, comme la fleur et le fruit de l'arbre sont soumis à la sève, tandis qu'au contraire, cette même âme que l'on a vue pour ainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés dans l'adolescence, en jouir dans l'âge mûr, les perd peu à peu insensiblement, mais visiblement néanmoins, au fur et à mesure que ces organes s'endurcissent et s'atrophient en vieillissant, comme les fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur à mesure que la séve tarit; mais, comme les grands esprits, le chevalier San-Felice avait toujours été quelque peu panthéiste, et même panthéiste psychologique: en faisant de Dieu l'âme universelle du monde, il regardait l'âme individuelle comme une superfluité; il la regrettait cependant, comme il regrettait de ne point avoir des ailes, ainsi que l'oiseau; mais il n'en voulait point à la nature d'avoir fait sur l'homme cette céleste économie.
Forcé d'abandonner la continuité de la vie, il se réfugiait dans ses transformations. Les Égyptiens mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés un scarabée. Pourquoi cela? Parce que le scarabée meurt trois fois et renaît trois fois, comme la chenille.
Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moins pour l'homme qu'il ne fait pour l'insecte? Tel était le cri de ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous ont transmis les spécimens enveloppés dans des bandelettes sacrées.
Maintenant, le chevalier San-Felice se posait cette question que je me pose et que vous vous êtes posée certainement: La chenille se souvient-elle de l'oeuf, la chrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon se souvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir le cercle des métamorphoses, l'oeuf se souvient-il du papillon?
Hélas! ce n'est pas probable: Dieu n'a pas voulu donner à l'homme cet orgueil de se souvenir, ne l'ayant pas donné aux animaux. Du moment que l'homme se souviendrait de ce qu'il était avant d'être homme, l'homme serait immortel.
Et, pendant que le chevalier faisait toutes ces réflexions, Luisa grandissait, avait appris sans s'en douter à lire et à écrire, et faisait en français ou en anglais toutes les questions qu'elle avait à taire, le chevalier ayant signifié une fois pour toutes qu'il ne répondrait qu'aux questions faites dans l'une ou l'autre de ces langues; or, comme la petite Luisa était très-curieuse, et, par conséquent, faisait force questions, elle sut bientôt non-seulement questionner, mais répondre en français et en anglais.
Puis, sans s'en douter, elle apprenait beaucoup d'autres choses; d'astronomie, ce qu'il en faut à une femme; ainsi, par exemple: la lune semble tout particulièrement affectionner le golfe de Naples, probablement parce que, plus heureuse que la chenille, le scarabée et l'homme, elle se souvient d'avoir été autrefois la fille de Jupiter et de Latone, d'être née sur une île flottante, de s'être appelée Phébé, d'avoir été amoureuse d'Endymion, et que, coquette qu'elle est, en sa qualité de femme, elle ne trouve pas sur toute la terre de plus limpide miroir où se regarder que le golfe de Naples.
La lune, qu'elle appelait la lampe du ciel, préoccupait beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l'astre était dans son plein, voulait toujours y voir un visage, et qui, lorsqu'elle diminuait, demandait s'il y avait des rats au ciel, et si ces rats rongeaient là-haut la lune, comme un jour ils avaient rongé ici-bas le fromage.
Alors, le chevalier San-Felice, enchanté d'avoir une démonstration scientifique à faire à un enfant, et voulant la lui faire claire et à la portée de son âge, s'amusait à exécuter lui-même un modèle en grand de notre système planétaire; il lui montrait la lune, notre satellite, quarante-neuf fois plus petite que la terre; il lui faisait accomplir autour de notre monde, en une minute, le périple qu'elle accomplit en vingt-sept jours sept heures quarante-trois minutes, et la révolution qu'elle accomplit sur elle en même temps; il lui montrait que, dans ce périple, elle se rapproche et s'éloigne alternativement de nous, que le point le plus éloigné de son orbite s'appelle l'apogée et qu'alors elle est à quatre-vingt-onze mille quatre cent dix-huit lieues de notre globe; que son point le plus rapproché s'appelle le périgée et n'en est éloigné que de quatre-vingt mille soixante-dix-sept lieues, il lui expliquait que la lune, comme la terre, n'étant lumineuse que parce qu'elle réfléchit les rayons du soleil, nous n'en pouvons apercevoir que la partie éclairée par le soleil et non celle sur laquelle la terre projette son ombre: de là vient que nous la voyons sous différentes phases; il lui affirmait que ce visage qu'elle s'obstinait à voir lorsque la lune était dans son plein n'était autre chose que les accidents du terrain lunaire, le creux de ses vallons où s'épaissit l'ombre et la saillie de ses montagnes qui reflète la lumière; il lui faisait même observer, sur un grand plan de notre satellite que l'on venait de faire à l'observatoire de Naples, que ce qu'elle prenait pour le menton de la lune n'était qu'un volcan qui avait autrefois, il y avait des milliers d'années, jeté des feux comme en jetait le Vésuve et s'était éteint comme le Vésuve s'éteindra un jour. L'enfant comprenait mal à la première démonstration; elle insistait, et, à la seconde ou à la troisième démonstration, le jour se faisait dans son esprit.
Un matin qu'on avait acheté du tripoli pour remettre à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit le chevalier très-occupé à regarder au microscope cette poussière rougeâtre; elle s'approcha de lui sur la pointe du pied et lui demanda:
—Que regardes-tu là, bon ami San-Felice?
—Et quand je pense, répondit le chevalier se parlant à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand je pense qu'il faudrait cent quatre-vingt-sept millions de ces infusoires pour peser un grain!
—Cent quatre-vingt-sept millions de quoi? demanda la petite fille.
Cette fois, la démonstration était grave; le chevalier prit l'enfant sur ses genoux et lui dit:
—La terre, petite Luisa, n'a pas toujours été ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire tapissée de gazon, couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des orangers et des lauriers-roses. Avant d'être habitée par l'homme et les animaux que tu vois, elle a été couverte d'eau d'abord, puis de grandes fougères, puis de palmiers gigantesques. De même que les maisons n'ont pas poussé toutes seules et qu'on est forcé de les bâtir, Dieu, le grand architecte des mondes, a été forcé de bâtir la terre. Eh bien, comme on bâtit les maisons avec des pierres, de la chaux, du plâtre, du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terre d'éléments divers, et un de ces éléments se compose d'animalcules imperceptibles, ayant des coquilles comme les huîtres et des carapaces comme les tortues. A eux seuls, ils ont fourni les masses de cette grande chaîne de montagnes du Pérou qu'on appelle les Cordillères; les Apennins de l'Italie centrale, dont tu vois d'ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris, et ce sont les fragments impalpables de leurs écailles qui font reluire ce cuivre en le polissant.
Et il lui montrait son lit, que frottait le domestique.
Un autre jour, en voyant un bel arbre de corail que venait d'apporter au chevalier un pêcheur de Torre-del-Greco, l'enfant demanda pourquoi le corail avait des branches et pas de feuilles.
Le chevalier lui expliqua alors que le corail n'était pas une végétation naturelle, comme elle le croyait, mais une composition animale. Il lui raconta, à son grand étonnement, que des milliers de polypes cacticifères se réunissaient pour composer, avec la chaux dont ils vivent et que la violence des vagues arrache aux rochers, ces branches folles d'abord, que sucent et broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu à peu, se colorent de ce vif et charmant incarnat auquel les poëtes comparent les lèvres de la femme; il lui apprit qu'un petit animal, qu'il promit de lui faire voir au microscope, et que l'on nomme le vermet, construit, en remplissant le vide que laissent entre eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour de la Sicile, tandis que d'autres animalcules, les tubiporés, entre autres, construisent dans l'Océanie des îles de trente lieues de tour, qu'ils relient entre elles par des bancs de récifs qui finiront un jour par arrêter les flottes et intercepter la navigation.
D'après ce que nous venons de raconter, on peut se faire une idée de l'éducation que reçut de son infatigable et savant instituteur la petite Luisa Molina; elle eut ainsi, mise à la portée des progrès successifs de son intelligence, l'explication, claire, nette et précise, de toutes les choses explicables, de sorte qu'elle ne garda dans son cerveau aucune de ces notions troubles et vagues qui inquiètent l'imagination des adolescents.
Et, selon que l'avait promis San-Felice à son ami, elle grandit forte et flexible, comme le palmier au pied duquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations lui étaient faites.
Le chevalier San-Felice était en correspondance suivie avec le prince Caramanico; deux fois par mois, il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son côté, à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques mots pour son père.
Vers 1790, le prince Caramanico passa de l'ambassade de Londres à celle de Paris; mais, lorsque Toulon fut livré aux Anglais par les royalistes, et que le gouvernement des Deux-Siciles, sans se déclarer pourtant l'allié de M. Pitt, envoya des troupes contre la France, Caramanico, trop loyal pour accepter la position qui lui était faite, demanda son rappel; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix; il le fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement du marquis Caraccioli, qui venait de mourir.
Il se rendit à son poste sans passer par Naples.
L'intelligence supérieure et la bonté naturelle du prince Caramanico, appliquées au gouvernement de ce beau pays qu'on appelle la Sicile, y produisirent bientôt des miracles, et cela juste au moment où, poussée par la funeste influence d'Acton et de Caroline sur une pente contraire, Naples marchait à grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons des citoyens les plus illustres, entendait la junte d'État réclamer les lois de torture, abolies depuis le moyen âge, et assistait à l'exécution d'Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Gagliani, c'est-à-dire de trois enfants.
Aussi, les Napolitains, comparant les terreurs au milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription et de mort suspendues sur leurs têtes, au bonheur des Siciliens et aux lois protectrices et paternelles qui les régissaient, n'osant accuser la reine que tout bas, accusaient tout haut Acton, rejetant tout sur le compte de l'étranger et ne cachant pas leur désir que, de même qu'Acton avait autrefois remplacé Caramanico, Caramanico le remplaçât aujourd'hui.
On disait plus: on disait que la reine, dans un doux souvenir de son premier amour, secondait les voeux des Napolitains, et, que, si elle n'était retenue par une fausse honte, elle se déclarerait, elle aussi, pour Caramanico.
Ces bruits prenaient une consistance qui eût pu faire croire qu'il y avait un peuple à Naples et que ce peuple avait une voix, lorsqu'un jour le chevalier San-Felice reçut de son ami une lettre conçue en ces termes:
«Ami,
»Je ne sais ce qui m'arrive, mais, depuis dix jours, mes cheveux blanchissent et tombent, mes dents tremblent dans leurs gencives et se détachent de leurs alvéoles; une langueur invincible, un abattement suprême m'ont envahi. Pars pour la Sicile avec Luisa, aussitôt cette lettre reçue, et tâche d'arriver avant que je sois mort.
»Ton Giuseppe.»
Ceci se passait vers la fin de 1795; Luisa avait dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n'avait pas vu son père; elle se rappelait son amour, mais non pas sa personne; la mémoire de son coeur avait été plus fidèle que celle de ses yeux.
San-Felice ne lui révéla point d'abord toute la vérité: il lui dit seulement que son père souffrant désirait la voir; puis il courut au môle pour y chercher un moyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments légers que l'on appelle speronare, après avoir amené des passagers à Naples, allait retourner à vide en Sicile; le chevalier le loua pour un mois afin de n'avoir point à s'inquiéter du retour, et, le même jour, il partit avec Luisa.
Tout favorisa ce triste voyage: le temps fut beau, le vent fut propice; au bout de trois jours, on jetait l'ancre dans le port de Palerme.
Au premier pas que le chevalier et Luisa firent dans la ville, il leur sembla qu'ils entraient dans une nécropole; une atmosphère de tristesse était répandue dans les rues, un voile de deuil semblait envelopper la cité qui s'est elle-même appelée l'Heureuse.
Le passage leur fut barré par une procession; on portait à la cathédrale la châsse de Sainte-Rosalie.
Ils passèrent devant une église; elle était tendue de noir et on y disait les prières des agonisants.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le chevalier à un homme qui entrait à l'église, et pourquoi tous les Palermitains ont-ils l'air si désespéré?
—Vous n'êtes pas Sicilien? demanda l'homme.
—Non, je suis Napolitain et j'arrive de Naples.
—Il y a que notre père se meurt, dit le Sicilien.
Et, comme l'église était trop pleine de monde pour qu'il pût y entrer, l'homme s'agenouilla sur les degrés et dit tout haut en se frappant la poitrine:
—Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.
—Oh! s'écria Luisa, entends-tu, bon ami? c'est pour mon père qu'on prie, c'est mon père qui se meurt... Courons! courons!
XV
LE PÈRE ET LA FILLE.
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice et Luisa étaient à la porte du vieux palais de Roger, situé à l'extrémité de la ville opposée au port.
Le prince ne recevait plus personne. Aux premières atteintes du mal, sous prétexte d'affaires à régler, il avait envoyé à Naples sa femme et ses enfants.
Voulait-il leur épargner le spectacle de sa mort? mourir entre les bras de celle dont il avait été séparé pendant toute sa vie?
S'il pouvait nous rester des doutes sur ce point, la lettre adressée par le prince Caramanico au chevalier San-Felice suffirait à les dissiper.
On refusa, selon la consigne donnée, de laisser entrer les deux nouveaux venus; mais à peine San-Felice se fut-il nommé, à peine eut-il nommé Luisa, que le valet de chambre poussa une exclamation de joie et courut vers l'appartement du prince en criant:
—Mon prince, c'est lui! mon prince, c'est elle!
Le prince, qui, depuis trois jours, n'avait pas quitté sa chaise longue, et que l'on était forcé de lever par-dessous les bras pour lui faire prendre les boissons calmantes avec lesquelles on essayait d'endormir ses douleurs, le prince se dressa debout en disant:
—Oh! je savais bien que Dieu, qui m'a tant éprouvé, me donnerait cette récompense de les revoir tous deux avant de mourir!
Le prince ouvrit les bras; le chevalier et Luisa apparurent sur la porte de sa chambre. Il n'y avait place dans le coeur du mourant que pour un des deux. San-Felice poussa Luisa dans les bras de son père en lui disant:
—Va, mon enfant, c'est ton droit.
—Mon père! mon père! s'écria Luisa.
—Ah! qu'elle est belle! murmura le mourant, et comme tu as bien tenu la promesse que tu m'avais faite, saint ami de mon coeur!
Et, tout en pressant d'une main Luisa sur sa poitrine, il tendit l'autre au chevalier.
Luisa et San-Felice éclatèrent en sanglots.
—Oh! ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit le prince avec un ineffable sourire. Ce jour est pour moi un jour de fête. Ne fallait-il pas quelque grand événement comme celui qui va s'accomplir pour que nous nous revissions encore une fois en ce monde! et, qui sait? peut-être la mort sépare-t-elle moins que l'absence. L'absence est un fait connu, éprouvé; la mort est un mystère. Embrasse-moi, chère enfant; oui, embrasse-moi, vingt fois, cent fois, mille fois; embrasse-moi pour chacune des années, pour chacun des jours, pour chacune des heures qui se sont écoulées depuis quatorze ans. Que tu es belle! et que je remercie Dieu d'avoir permis que je pusse enfermer ton image dans mon coeur et l'emporter avec moi dans mon tombeau.
Et, avec une énergie dont il se fût cru lui-même incapable, il appuyait sa fille sur sa poitrine, comme s'il eût voulu en effet la faire entrer matériellement dans son coeur.
Puis, s'adressant au valet de chambre qui s'était rangé pour laisser passer San-Felice et Luisa:
—Qui que ce soit, entends-tu bien, Giovanni? pas même le médecin! pas même le prêtre! La mort a seule le droit d'entrer ici maintenant.
Le prince retomba sur sa chaise longue, écrasé de l'effort qu'il venait de faire; sa fille se mit à genoux devant lui, le front à la hauteur de ses lèvres; son ami se tint debout à son côté.
Il leva lentement la tête vers San-Felice; puis, d'une voix affaiblie:
—Ils m'ont empoisonné, dit-il tandis que sa fille éclatait en sanglots; ce qui m'étonne seulement, c'est que, pour le faire, ils aient si longtemps attendu. Ils m'ont laissé trois ans; j'en ai profité pour faire quelque bien à ce malheureux pays. Il faut leur en savoir gré; deux millions de coeurs me regretteront, deux millions de bouches prieront pour moi.
Puis, comme sa fille semblait, en le regardant, chercher au fond de sa mémoire:
—Oh! tu ne te souviens pas de moi, pauvre enfant, dit-il; mais tu t'en souviendrais, que tu ne pourrais pas me reconnaître, dévasté comme je le suis. Il y a quinze jours, San-Felice, malgré mes quarante-huit ans, j'étais presque un jeune homme encore; en quinze jours, j'ai vieilli d'un demi-siècle... Centenaire, il est temps que tu meures!
Puis, regardant Luisa et appuyant la main sur sa tête:
—Mais, moi, moi, je te reconnais, dit-il: tu as toujours tes beaux cheveux blonds et tes grands yeux noirs; tu es maintenant une adorable jeune fille, mais tu étais une bien charmante enfant! La dernière fois que je la vis, San-Felice, je lui dis que j'allais la quitter pour longtemps, pour toujours peut-être; elle éclata en sanglots comme elle vient de le faire tout à l'heure; mais, comme il y avait encore une espérance alors, je la pris dans mes bras et je lui dis: «Ne pleure pas, mon enfant, tu me fais de la peine.» Et elle, alors, tout en étouffant ses soupirs: «Va-t'en, chagrin! dit-elle, papa le veut.» Et elle me sourit à travers ses larmes. Non, un ange entrevu par la porte du ciel ne serait pas plus doux et plus charmant...
Le mourant appuya ses lèvres sur la tête de la jeune fille, et l'on vit de grosses larmes silencieuses rouler sur ses cheveux qu'il baisait.
—Oh! je ne dirai pas cela aujourd'hui, murmura Luisa; car, aujourd'hui, ma douleur est grande... O mon père, mon père, il n'y a donc pas d'espoir de vous sauver?
—Acton est fils d'un habile chimiste, dit Caramanico, et il a étudié sous son père.
Puis, se tournant vers San-Felice:
—Pardonne-moi, Luciano, lui dit-il, mais je sens la mort qui vient, je voudrais rester un instant seul avec ma fille; ne sois pas jaloux, je te demande quelques minutes, et je te l'ai laissée quatorze ans... Quatorze ans!... J'eusse pu être si heureux pendant ces quatorze années!... Oh! l'homme est bien insensé!
Le chevalier, tout attendri que le prince se fût rappelé le nom dont il l'appelait au collège, serra la main que son ami lui tendait et s'éloigna doucement.
Le prince le suivit des yeux; puis, lorsqu'il eut disparu:
—Nous voila seuls, ma Luisa, dit-il. Je ne suis pas inquiet sur ta fortune; car, sur ce point, j'ai pris les mesures nécessaires; mais je suis inquiet pour ton bonheur... Voyons, oublie que je suis presque un étranger pour toi, oublie que nous sommes séparés depuis quatorze ans; figure-toi que tu as grandi près de moi dans cette douce habitude de me confier toutes tes pensées; eh bien, s'il en était ainsi et que nous fussions arrivés à cette heure suprême où nous sommes, qu'aurais-tu à me dire?
—Rien autre chose que ceci, mon père: en venant au palais, nous avons rencontré un homme du peuple qui s'agenouillait à la porte d'une église où l'on priait pour vous, joignant cette prière à la prière universelle: «Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.» A vous et à Dieu, mon père, je n'aurais rien autre chose à dire que ce que disait cet homme à la madone.
—Le sacrifice serait trop grand, répondit le prince en secouant doucement la tête. Moi, bonne ou mauvaise, j'ai vécu ma vie; à toi, mon enfant, de vivre la tienne, et, pour que nous te la préparions la plus heureuse possible, voyons, n'aie point de secrets pour moi.
—Je n'ai de secrets pour personne, dit la jeune fille en le regardant avec ses grands yeux limpides, dans lesquels se peignait une nuance d'étonnement.
—Tu as dix-neuf ans, Luisa?
—Oui, mon père.
—Tu n'es point arrivée à cet âge sans avoir aimé quelqu'un?
—Je vous aime, mon père; j'aime le chevalier, qui vous a remplacé près de moi; là se borne le cercle de mes affections.
—Tu ne me comprends pas ou tu affectes de ne pas me comprendre, Luisa. Je te demande si tu n'as distingué aucun des jeunes gens que tu as vus chez San-Felice ou rencontrés ailleurs?
—Nous ne sortions jamais, mon père, et je n'ai jamais vu chez mon tuteur d'autre jeune homme que mon frère de lait Michel, qui y venait, tous les quinze jours, chercher la petite pension que je faisais à sa mère.
—Ainsi, tu n'aimes personne d'amour?
—Personne, mon père.
—Et tu as vécu heureuse jusqu'à présent?
—Oh! très-heureuse.
—Et tu ne désirais rien?
—Vous revoir, voilà tout.
—Est-ce qu'une suite de jours pareils à ceux que tu as passés jusqu'aujourd'hui, te paraîtrait un bonheur suffisant?
—Je ne demanderais rien autre chose à Dieu qu'un pareil chemin pour me conduire au ciel. Le chevalier est si bon!
—Écoute, Luisa. Tu ne sauras jamais ce que vaut cet homme.
—Si vous n'étiez point là, mon père, je dirais que je ne connais pas un être meilleur, plus tendre, plus dévoué que lui. Oh! tout le monde sait ce qu'il vaut, mon père, excepté lui-même, et cette ignorance est encore une de ses vertus.
—Luisa, j'ai, depuis quelques jours, c'est-à-dire depuis que je ne pense plus qu'à deux choses, à la mort et à toi, j'ai fait un rêve: c'est que tu pouvais passer au milieu de ce monde méchant et corrompu sans t'y mêler. Écoute, nous n'avons point de temps à perdre en préparations vaines; voyons, la main sur ton coeur, éprouverais-tu quelque répugnance à devenir la femme de San-Felice.
La jeune fille tressaillit et regarda le prince.
—Ne m'as-tu point entendu? lui demanda celui-ci.
—Si fait, mon père; mais la question que vous venez de m'adresser était si loin de ma pensée.
—Bien, ma Luisa, n'en parlons plus, dit le prince, qui crut voir une opposition déguisée sous cette réponse. C'était pour moi, encore plus que pour toi, égoïste que je suis, que je te faisais cette question. Quand on meurt, vois-tu, on est plein de trouble et d'inquiétude, surtout quand on se rappelle la vie. Je fusse mort tranquille et sûr de ton bonheur en te confiant à un si grand esprit, à un si noble coeur; n'en parlons plus et rappelons-le... Luciano!
Luisa serra la main de son père comme pour l'empêcher de prononcer une seconde fois le nom du chevalier.
Le prince la regarda.
—Je ne vous ai pas répondu, mon père, dit-elle.
—Réponds, alors. Oh! nous n'avons pas de temps à perdre.
—Mon père, dit Luisa, je n'aime personne; mais j'aimerais quelqu'un, qu'un désir exprimé par vous en un pareil moment serait un ordre.
—Réfléchis bien, reprit le prince, dont une expression de joie éclaira le visage.
—J'ai dit, mon père! reprit la jeune fille, qui semblait puiser la fermeté de la réponse dans la solennité de la situation.
—Luciano! cria le prince.
San-Felice reparut.
—Viens, viens vite, mon ami! elle consent, elle veut bien.
Luisa tendit sa main au chevalier.
—A quoi consens-tu, Luisa? demanda le chevalier de sa voix douce et caressante.
—Mon père dit qu'il mourra heureux, bon ami, si nous lui promettons, moi, d'être votre femme, vous, d'être mon mari. J'ai promis de mon côté.
Si Luisa était peu préparée à une pareille ouverture, certes, le chevalier l'était encore moins; il regarda tour à tour le prince et Luisa, et, avec une soudaine exclamation:
—Mais cela n'est pas possible! dit-il.
Cependant le regard dont il couvrait Luisa en ce moment donnait clairement à entendre que ce n'était pas de son côté que viendrait l'impossibilité.
—Pas possible, et pourquoi? demanda le prince.
—Mais regarde-nous donc tous deux! Vois-la, elle, apparaissant au seuil de la vie dans toute la fleur de la jeunesse, ne connaissant pas l'amour, mais aspirant à le connaître; et moi!... moi avec mes quarante-huit ans, mes cheveux gris, ma tête inclinée par l'étude!... Tu vois bien que cela n'est pas possible, Giuseppe.
—Elle vient de me dire qu'elle n'aimait que nous deux au monde.
—Eh! voilà justement! elle nous aime du même amour; à nous deux, l'un complétant l'autre, nous avons été son père, toi par le sang, moi par l'éducation; mais bientôt cet amour ne lui suffira plus. A la jeunesse, il faut le printemps; les bourgeons poussent en mars, les fleurs s'ouvrent en avril, les noces de la nature se font en mai; le jardinier qui voudrait changer l'ordre des saisons serait non-seulement un insensé, mais encore un impie.
—Oh! mon dernier espoir perdu! dit le prince.
—Vous le voyez, mon père, fit Luisa, ce n'est pas moi, c'est lui qui refuse.
—Oui, c'est moi qui refuse, mais avec ma raison et non avec mon coeur. Est-ce que l'hiver refuse jamais un rayon de soleil? Si j'étais un égoïste, je dirais: «J'accepte.» Je t'emporterais dans mes bras comme ces dieux ravisseurs de l'antiquité emportaient les nymphes; mais, tu le sais, tout dieu qu'il était, Pluton, en épousant la fille de Cérès, ne put lui donner pour dot qu'une nuit éternelle où elle serait morte de tristesse et d'ennui si sa mère ne lui avait pas rendu six mois de jour.—Ne songe plus à cela, Caramanico; en croyant préparer le bonheur de ton enfant et de ton ami, tu ferais le deuil de deux coeurs.
—Il m'aimait comme sa fille, et ne veut pas de moi pour femme, dit Luisa. Je l'aimais comme mon père, et cependant je veux bien de lui pour mon époux.
—Sois bénie, ma fille, dit le prince.
—Et moi, Giuseppe, reprit le chevalier, je suis exclu de la bénédiction paternelle. Comment, continua-t-il en haussant les épaules, comment se peut-il que, toi qui as épuisé toutes les passions, tu te trompes ainsi sur ce grand mystère qu'on appelle la vie?
—Eh! s'écria le prince, c'est justement parce que j'ai épuisé toutes les passions, c'est justement parce que j'ai mordu dans ces fruits du lac Asphalte et que je les ai trouvés pleins de cendre, c'est justement pour cela que je lui voulais, à elle, une vie douce, calme et sans passions, une vie telle qu'elle l'a menée jusqu'à ce jour et qu'elle avoue être le bonheur. M'as-tu dit avoir été heureuse jusqu'aujourd'hui?
—Oui, mon père, bienheureuse.
—Tu l'entends, Luciano!
—Dieu m'est témoin, dit le chevalier en enveloppant la tête de Luisa de son bras, en approchant son front de ses lèvres et en y déposant le même baiser qu'il lui donnait tous les matins, Dieu m'est témoin que, moi aussi, j'ai été heureux; Dieu m'est témoin encore que, le jour où Luisa me quittera pour suivre un mari, ce jour-là, tout ce que j'aime au monde, tout ce qui me fait tenir à la vie m'aura abandonné; ce jour-là, mon ami, je vêtirai le linceul en attendant le tombeau!
—Eh bien, alors? s'écria le prince.
—Mais elle aimera, te dis-je! s'écria San-Felice avec un accent douloureux que sa voix n'avait pas pris encore; elle aimera, et celui qu'elle aimera, ce ne sera pas moi. Dis! ne vaut-il pas mieux qu'elle aime jeune fille et libre, que femme et enchaînée? Libre, elle s'envolera comme l'oiseau que le chant de l'oiseau appelle; et qu'importe à l'oiseau qui s'envole que la branche sur laquelle il était posé tremble, se fane et meure après son départ?
Puis, avec une expression de mélancolie qui n'appartenait qu'à cette nature poétique:
—Si, au moins, ajouta-t-il, l'oiseau revenait faire son nid sur la branche abandonnée, peut-être reviendrait-elle!
—Alors, dit Luisa, comme je ne veux pas vous désobéir, mon père, je ne me marierai jamais.
—Rejeton stérile de l'arbre abattu par la tempête, murmura le prince, flétris-toi donc avec lui!
Et il pencha sa tête sur sa poitrine; une larme échappée de ses yeux tomba sur la main de Luisa, qui, soulevant sa main, montra silencieusement cette larme au chevalier.
—Eh bien, puisque vous le voulez tous deux, dit le chevalier, je consens à cette chose, c'est-à-dire à ce que je redoute et désire tout à la fois le plus au monde; mais j'y mets une condition.
—Laquelle? demanda le prince.
—Le mariage n'aura lieu que dans un an. Pendant cette année, Luisa verra le monde qu'elle n'a pas vu, connaîtra ces jeunes gens qu'elle ne connaît pas. Si, dans un an, aucun des hommes qu'elle aura rencontrés ne lui plaît; si, dans un an, elle est toujours aussi prête à renoncer à ce monde qu'elle l'est aujourd'hui; si, dans un an enfin, elle vient me dire: «Au nom de mon père, mon ami, sois mon époux!» alors je n'aurai plus aucune objection à faire, et, si je ne suis pas convaincu, au moins serai-je vaincu par l'épreuve.
—Oh! mon ami! s'écria le prince lui saisissant les deux mains.
—Mais écoute ce qui me reste à te dire, Joseph, et sois le témoin solennel de l'engagement que je prends, son vengeur implacable, si j'y manquais. Oui, je crois à la pureté, à la chasteté, à la vertu de cette enfant comme je crois à celle des anges; cependant elle est femme, elle peut faillir.
—Oh! murmura Luisa en couvrant son visage de ses deux mains.
—Elle peut faillir, insista San-Felice. Dans ce cas, je te promets, ami, je te jure, frère, sur ce crucifix, symbole de tout dévouement et devant lequel nos mains se joindront tout à l'heure, si un pareil malheur arrivait, je te jure de n'avoir pour la faute que miséricorde et pardon, et de ne dire sur la pauvre pécheresse que les paroles de notre divin Sauveur sur la femme adultère: Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. Ta main, Luisa!
La jeune fille obéit. Caramanico prit le crucifix et le leur présenta.
—Caramanico, dit San-Felice étendant sa main, jointe à celle de Luisa, sur le crucifix, je te jure que, si, dans un an, Luisa conserve encore ses intentions d'aujourd'hui, dans un an jour pour jour, heure, pour heure, Luisa sera ma femme. Et maintenant, mon ami, meurs tranquille, j'ai juré.
Et, en effet, la nuit suivante, c'est-à-dire la nuit du 14 au 15 décembre 1795, le prince Caramanico mourut le sourire sur les lèvres et tenant dans sa main les mains réunies de San-Felice et de Luisa.
XVI
UNE ANNÉE D'ÉPREUVE
Le deuil fut grand à Palerme; les funérailles qui se firent de nuit, comme d'habitude, furent magnifiques. La ville entière suivait le convoi; la cathédrale, sous l'invocation de sainte Rosalie, éclairée tout entière en chapelle ardente, ne pouvait contenir la foule; cette foule débordait sur la place, et, de la place, si grande qu'elle fut, dans la rue de Tolède.
Derrière le catafalque, couvert d'un immense velours noir chargé de larmes d'argent et chamarré des premiers ordres de l'Europe, venait, conduit par deux pages, le cheval de bataille du prince, pauvre animal qui piaffait orgueilleusement sous ses caparaçons d'or, ignorant et la perte qu'il avait faite et le sort qui l'attendait.
En sortant de l'église, il reprit sa place derrière le char mortuaire; mais alors le premier écuyer du prince s'approcha, une lancette à la main, et, tandis que le cheval le reconnaissait, le caressait, hennissait, il lui ouvrit la jugulaire. Le noble animal poussa une faible plainte; car, quoique la douleur ne fût pas grande, la blessure devait être mortelle; il secoua sa tête ornée de panaches aux couleurs du prince, c'est-à-dire blancs et verts, et reprit son chemin; seulement, un filet de sang, mince mais continu, descendit de son cou sur son poitrail et laissa sa trace sur le pavé.
Au bout d'un quart d'heure, il trébucha une première fois et se releva en hennissant non plus de joie, mais de douleur.
Le cortége s'avançait au milieu du chant des prêtres, de la lumière des cierges, de la fumée de l'encens, suivant les rues tendues de noir, passant sous des arcs funèbres de cyprès.
Un caveau provisoire avait été préparé pour le prince dans le campo-santo des Capucins, son corps devant plus tard être transporté dans la chapelle de sa famille à Naples.
A la porte de la ville, le cheval, s'affaiblissant de plus en plus par la perte de son sang, butta une seconde fois; il hennit de terreur et son oeil s'effara.
Deux étrangers, deux inconnus, un homme et une femme conduisaient ce deuil presque royal, qui des classes supérieures atteignait les classes les plus infinies de la société: c'était le chevalier et Luisa, mêlant leurs pleurs, l'une murmurant: «Mon père!...» l'autre: «Mon ami!...»
On arriva au caveau, désigné seulement par une grande dalle sur laquelle étaient gravés les armes et le nom du prince; cette dalle fut soulevée pour donner passage au cercueil, et un De Profundis immense, chanté par cent mille voix, monta au ciel. Le cheval agonisant, ayant perdu par la route la moitié de son sang, était tombé sur ses deux genoux: on eût dit que le pauvre animal, lui aussi, priait pour son maître; mais, lorsque s'éteignit la dernière note du chant des prêtres, il s'abattit sur la dalle refermée, s'allongea sur elle comme pour en garder l'accès et rendit le dernier soupir.
C'était un reste des coutumes guerrières et poétiques du moyen âge: le cheval ne devait pas survivre au chevalier. Quarante-deux autres chevaux, formant les écuries du prince, furent égorgés sur le corps du premier.
On éteignit les cierges, et tout ce cortége immense, silencieux comme une procession de fantômes, rentra dans la ville sombre, où pas une lumière ne brillait, ni dans les rues, ni aux fenêtres. On eût dit qu'un seul flambeau éclairait la vaste nécropole, et que, la mort ayant soufflé sur ce flambeau, tout était rentré dans la nuit.
Le lendemain, au point du jour, San-Felice et Luisa se rembarquèrent et partirent pour Naples. Trois mois furent donnés à cette douleur bien sincère, trois mois pendant lesquels on vécut de la même vie que par le passé, plus triste, voilà tout.
Ces trois mois écoulés, San-Felice exigea que commençât l'année d'épreuve, c'est-à-dire que Luisa vit le monde; il acheta une voiture et des chevaux, la voiture la plus élégante, les chevaux les meilleurs qu'il put trouver; il augmenta sa maison d'un cocher, d'un valet de chambre et d'une camériste, et commença de se mêler avec Luisa aux promeneurs journaliers de Tolède et de Chiaïa.
La duchesse Fusco, sa voisine, veuve à trente ans et maîtresse d'une grande fortune, recevait beaucoup de monde et la meilleure société de Naples: elle avait, attirée par ce sentiment sympathique si puissant sur les Italiennes, invité souvent sa jeune amie à assister à ses soirées, et Luisa avait toujours refusé, objectant la vie retirée que menait son tuteur. Cette fois, ce fut San-Felice lui-même qui alla chez la duchesse Fusco, la priant de renouveler ses invitations à sa pupille; ce que celle-ci fit avec plaisir.
L'hiver de 1796 fut donc à la fois une époque de fêtes et de deuil pour la pauvre orpheline; à chaque nouvelle occasion que lui donnait son tuteur de se faire voir et, par conséquent, de briller, elle opposait une véritable résistance et une sincère douleur; mais San-Felice répondait par le mot charmant de son enfance: Va t'en, chagrin, papa le veut.
Le chagrin ne s'en allait pas, mais seulement il disparaissait à la surface; Luisa le renfermait au fond de son coeur, il jaillissait par ses yeux, se répandait sur son visage, et cette douce mélancolie qui l'enveloppait comme un image, la faisait plus belle encore.
On la savait, d'ailleurs, sinon une riche héritière, du moins ce que l'on appelle, en matière de mariage, un parti convenable. Elle avait, grâce à la précaution prise par son père et aux soins donnés à sa petite fortune par San-Felice, elle avait cent vingt-cinq mille ducats de dot, c'est-à-dire un demi-million placé dans la meilleure maison de Naples, chez MM. Simon André, Backer et Cie, banquiers du roi; puis on ne connaissait à San-Felice, dont on la croyait la fille naturelle, d'autre héritier qu'elle, et San-Felice, sans être un capitaliste, avait, de son côté, une certaine fortune.
En ces sortes de matières, ceux qui calculent calculent tout.
Luisa avait rencontré chez la comtesse Fusco un homme de trente à trente-cinq ans, portant un des plus beaux noms de Naples et ayant marqué d'une façon distinguée à Toulon dans la guerre de 1793; il venait d'obtenir, avec le titre de brigadier, le commandement d'un corps de cavalerie, destiné à servir d'auxiliaire dans l'armée autrichienne, lors de la campagne de 1796, qui allait s'ouvrir en Italie: on l'appelait le prince de Moliterno.
Il n'avait point encore reçu à cette époque, au travers du visage, le coup de sabre qui, en le privant d'un oeil, y mit ce cachet de courage que personne, au reste, ne songea jamais à lui contester.
Il avait un grand nom, une certaine fortune, un palais à Chiaïa. Il vit Luisa, en devint amoureux, pria la duchesse Fusco d'être son intermédiaire près de sa jeune amie et n'emporta qu'un refus.
Luisa avait souvent croisé à Chiaïa et à Tolède, quand elle s'y promenait avec cette belle voiture et ces beaux chevaux que lui avait achetés son tuteur, un charmant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans à peine, tout à la fois le Richelieu et le Saint-Georges de Naples: c'était le frère aîné de Nicolino Caracciolo, avec lequel nous avons fait connaissance au palais de la reine Jeanne, c'était le duc de Rocca-Romana.
Beaucoup de bruits, qui eussent été peut-être peu honorables pour un gentilhomme dans nos capitales du Nord, mais qui, à Naples, pays de moeurs faciles et de morale accommodante, ne servaient qu'à rehausser sa considération, couraient sur son compte et le faisaient un objet d'envie pour la jeunesse dorée de Naples; on disait qu'il était un des amants éphémères que le favori-ministre Acton permettait à la reine, comme Potemkine à Catherine II, à la condition que lui resterait l'amant inamovible, et que c'était la reine qui entretenait ce luxe de beaux chevaux et de nombreux serviteurs, qui n'avait pas sa source dans une fortune assez considérable pour alimenter de pareilles dépenses; mais on disait aussi que, protégé comme il l'était, le duc pouvait parvenir à tout.
Un jour, ne sachant comment s'introduire chez San-Felice, le duc de Rocca-Romana s'y présenta de la part du prince héréditaire François, dont il était grand écuyer; il était porteur du brevet de bibliothécaire de Son Altesse, espèce de sinécure que le prince offrait au mérite bien reconnu de San-Felice.
San-Felice refusa, se déclarant incapable, non pas d'être bibliothécaire, mais de se plier aux mille petits devoirs d'étiquette qu'entraîne une charge à la cour. Le lendemain, la voiture du prince s'arrêtait devant la porte de la maison du Palmier, et le prince lui-même venait renouveler au chevalier l'offre de son grand écuyer.
Il n'y avait pas moyen de refuser un tel honneur, offert par le futur héritier du royaume. San-Felice objecta seulement une difficulté momentanée et demanda que Son Altesse voulût bien remettre à six mois les effets de sa bonne volonté; ces six mois écoulés, Luisa serait ou la femme d'un autre ou la sienne: si elle était la femme d'un autre, il aurait besoin de distractions pour se consoler; si elle était la sienne, ce serait un moyen de lui ouvrir les portes de la cour et de la distraire elle-même.
Le prince François, homme intelligent, amoureux de la véritable science, accepta le délai, fit compliment à San-Felice sur la beauté de sa pupille et sortit.
Mais la porte fut ouverte à Rocca-Romana, qui épuisa en vain pendant trois mois près de Luisa, les trésors de son éloquence et les merveilles de sa coquetterie.
Le temps approchait qui devait décider du sort de Luisa, et Luisa, malgré toutes les séductions qui l'entouraient, persistait dans sa résolution de tenir la promesse donnée à son père; alors, San-Felice voulut lui rendre un compte exact de toute sa fortune afin de la séparer de la sienne, et que Luisa en fût, quoique sa femme, complétement maîtresse; il pria donc les banquiers Backer, chez lesquels la somme primitive de cinquante mille ducats avait été placée il y avait déjà quinze ans, de lui faire ce que l'on appelle, en termes de banque, un état de situation. André Backer, fils aîné de Simon Backer, se présenta chez San-Felice avec tous les papiers concernant ce placement et les preuves matérielles de la façon dont son père avait placé et fait valoir cet argent. Quoique Luisa ne prît point un grand intérêt à tous ces détails, San-Felice voulut qu'elle assistât à la séance; André Backer ne l'avait jamais vue de près, il fut frappé de sa merveilleuse beauté; il prit, pour revenir chez San-Felice, le prétexte de quelques papiers qui lui manquaient; il revint souvent et finit par déclarer à son client qu'il était amoureux fou de sa pupille; il pouvait distraire, en se mariant, un million de la maison de son père en faisant valoir comme pour lui les cinq cent mille francs de Luisa, si elle consentait à devenir sa femme; il pouvait en quelques années doubler, quadrupler, sextupler cette fortune; Luisa serait alors une des femmes les plus riches de Naples, pourrait lutter d'élégance avec la plus haute aristocratie et effacer les plus grandes dames par son luxe, comme elle les effaçait déjà par sa beauté. Luisa ne se laissa aucunement éblouir par cette brillante perspective; et San-Felice, tout joyeux et tout fier, au bout du compte, de voir que Luisa avait refusé pour lui l'illustration dans Moliterno, l'esprit et l'élégance dans Rocca-Romana, la fortune et le luxe dans André Backer, San-Felice invita André Backer à revenir dans la maison autant qu'il lui plairait comme ami, mais à la condition qu'il renoncerait entièrement à y revenir comme prétendant.
Enfin, le terme fixé par San-Felice lui-même étant arrivé le 14 novembre 1795, anniversaire de la promesse faite par lui au prince Caramanico mourant, simplement, sans pompe aucune, seulement en présence du prince François, qui voulut servir de témoin à son futur bibliothécaire, San-Felice et Luisa Molina furent unis à l'église de Pie-di-Grotta.
Aussitôt le mariage célébré, Luisa demanda pour première grâce à son mari de réduire la maison sur le pied où elle était auparavant, désirant continuer de vivre avec cette même simplicité où elle avait vécu pendant quatorze ans. Le cocher et le valet de chambre furent donc renvoyés, les chevaux et la voiture furent vendus; on ne garda que la jeune femme de chambre Nina, qui paraissait avoir voué un sincère attachement à sa maîtresse; on fit une pension à la vieille gouvernante, qui regrettait toujours son Portici et qui y retourna joyeuse, comme un exilé qui rentre dans sa patrie.
De toutes les connaissances qu'elle avait faites pendant ses neuf mois de passage à travers le monde, Luisa ne garda qu'une seule amie: c'était la duchesse Fusco, veuve et riche, âgée de dix ans plus qu'elle, comme nous l'avons dit, et sur laquelle la médisance la plus exercée n'avait rien trouvé à dire, sinon qu'elle blâmait peut-être un peu trop haut et trop librement les actes politiques du gouvernement et la conduite privée de la reine.
Bientôt les deux amies furent inséparables; les deux maisons n'en avaient fait qu'une autrefois et avaient été séparées dans un partage de famille. Il fut convenu que, pour se voir sans contrainte à toute heure du jour et même de la nuit, une ancienne porte de communication qui avait été fermée lors de ce partage de famille serait rouverte; on soumit la proposition au chevalier San-Felice, qui, loin de voir un inconvénient à cette réouverture, mit lui-même les ouvriers à l'oeuvre; rien ne pouvait lui être plus agréable pour sa jeune femme qu'une amie du rang, de l'âge et de la réputation de la duchesse Fusco.
Dès lors, les deux amies furent inséparables.
Une année tout entière se passa dans la félicité la plus parfaite. Luisa atteignit sa vingt et unième année, et peut-être sa vie se serait-elle écoulée dans cette sereine placidité si quelques paroles imprudentes dites par la duchesse Fusco sur Emma Lyonna n'eussent été rapportées à la reine. Caroline ne plaisantait pas à l'endroit de la favorite: la duchesse Fusco reçut, de la part du ministre de la police, une invitation d'aller passer quelque temps dans ses terres.
Elle avait pris avec elle une de ses amies, compromise comme elle et nommée Eleonora Fonseca Pimentel. Celle-là était accusée non-seulement d'avoir parlé, mais encore d'avoir écrit.
Le temps que la duchesse Fusco devait passer en exil était illimité; un avis émané du même ministre devait lui annoncer qu'il lui était permis de rentrer à Naples.
Elle partit pour la Basilicate, où étaient ses propriétés, laissant à Luisa toutes les clefs de sa maison, afin qu'en son absence elle pût veiller elle-même à ces mille soins qu'exige un mobilier élégant.
Luisa se trouva seule.
Le prince François avait pris en grande amitié son bibliothécaire, et, trouvant en lui, sous l'enveloppe d'un homme du monde, une science aussi étendue que profonde, ne pouvait plus se passer de sa société, qu'il préférait à celle de ses courtisans. Le prince François était, en effet, d'un caractère doux et timide, que la crainte rendit plus tard profondément dissimulé. Effrayé des violences politiques de sa mère, la voyant se dépopulariser de plus en plus, sentant le trône chanceler sous ses pieds, il voulait hériter de la popularité que perdait la reine en paraissant complètement étranger, opposé même à la politique suivie par le gouvernement napolitain; la science lui offrait un refuge: il se fit de son bibliothécaire un bouclier, et parut complètement absorbé dans ses travaux archéologiques, géologiques et philologiques, et cela sans perdre de vue le cours des événements journaliers, qui, selon lui, se pressaient vers une catastrophe.
Le prince François faisait donc cette habile et sourde opposition libérale que, sous les gouvernements despotiques, font toujours les héritiers de la couronne.
Sur ces entrefaites, le prince François, lui aussi, s'était marié et avait en grande pompe ramené à Naples cette jeune archiduchesse Marie-Clémentine, dont la tristesse et la pâleur faisaient, au milieu de cette cour, l'effet que fait dans un jardin une fleur de nuit, toujours prête à se fermer aux rayons du soleil.
Il avait fort invité San-Felice à amener sa femme aux fêtes qui avaient eu lieu à l'occasion de son mariage; mais Luisa, qui tenait de son amie la duchesse Fusco des détails précis sur la corruption de cette cour, avait prié son mari de la dispenser de toute apparition au palais. Son mari, qui ne demandait pas mieux que de voir sa femme préférer à tout son chaste gynécée, l'avait excusée de son mieux. L'excuse avait-elle été trouvée bonne? L'important était qu'elle eût paru bonne et eût été acceptée.
Mais, nous l'avons dit, depuis près d'un an, la duchesse Fusco était partie et Luisa s'était trouvée seule; la solitude est la mère des rêves, et Luisa seule, son mari retenu au palais, son amie envoyée en exil, Luisa s'était mise à rêver.
A quoi? Elle n'en savait rien elle-même. Ses rêves n'avaient point de corps, aucun fantôme ne les peuplait; c'étaient de douces et enivrantes langueurs, de vagues et tendres aspirations vers l'inconnu; rien ne lui manquait, elle ne désirait rien, et cependant elle sentait un vide étrange dont le siége était sinon dans son coeur, du moins déjà autour de son coeur.
Elle se disait à elle-même que son mari, qui savait toute chose, lui donnerait certainement l'explication de cet état si nouveau pour elle; mais elle ignorait pourquoi elle fut morte plutôt que de recourir à lui pour avoir des explications à ce sujet.
Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'un jour, son frère de lait Michele étant venu et lui ayant parlé de la sorcière albanaise, elle lui avait, après quelque hésitation, dit de la lui amener le lendemain, dans la soirée, son mari devant probablement être retenu une partie de la nuit à la cour par les fêtes que l'on y donnerait en l'honneur de Nelson, et pour célébrer la victoire que celui-ci avait remportée sur les Français. Nous avons vu ce qui s'était passé pendant cette soirée sur trois points différents, à l'ambassade d'Angleterre, au palais de la reine Jeanne et à la maison du Palmier; et comment, amenée dans cette maison par Michele, soit hasard, soit pénétration, soit connaissance réelle de la mystérieuse science parvenue jusqu'à nous du moyen âge sous le nom de cabale, la sorcière avait lu dans le coeur de la jeune femme et lui avait prédit le changement que la naissance prochaine des passions devait produire dans ce coeur encore si chaste et si immaculé.
L'événement, soit hasard, soit fatalité, avait suivi la prédiction. Entraînée par un sentiment irrésistible vers celui à qui sa prompte arrivée avait probablement sauvé la vie, nous l'avons vue, ayant pour la première fois un secret à elle seule, fuir la présence de son mari, faire semblant de dormir, recevoir sur son front plein de trouble le calme baiser conjugal, et, San-Felice sorti de la chambre, se relever furtivement pieds nus, l'âme pleine d'angoisse, et venir, d'un oeil inquiet, interroger la mort planant au-dessus du lit du blessé.
Laissons Luisa, le coeur tout plein des bondissantes palpitations d'un amour naissant, veiller anxieuse au chevet du moribond, et voyons ce qui se passait au conseil du roi Ferdinand le lendemain du jour où l'ambassadeur de France avait jeté aux convives de sir William Hamilton ses terribles adieux.
XVII
LE ROI
Si nous avions entrepris, au lieu du récit d'événements historiques auxquels la vérité doit donner un cachet plus profondément terrible, et qui, d'ailleurs, ont pris une place ineffaçable dans les annales du monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d'écrire un simple roman de deux ou trois cents pages, dans le but inutile et mesquin de distraire, par une suite d'aventures plus ou moins pittoresques, d'événements plus ou moins dramatiques, sortis de notre imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé, nous suivrions le principe du poète latin, et, nous hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand et que présidait la reine Caroline, sans nous inquiéter de leur faire faire une connaissance plus intime avec ces deux souverains, dont nous avons indiqué la silhouette dans notre premier chapitre. Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt; car, à notre avis, mieux on connaît les personnages que l'on voit agir, plus grande est la curiosité qu'on prend aux actions bonnes ou mauvaises qu'ils accomplissent; d'ailleurs, les personnalités étranges que nous avons à mettre en relief dans les deux héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient incroyables ou incompréhensibles, si nous ne nous arrêtions pas un instant pour transformer nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en deux portraits à l'huile, modelés de notre mieux, et qui n'auront rien de commun, nous le promettons d'avance, avec ces peintures officielles de rois et de reines que les ministres de l'intérieur envoient aux chefs-lieux de département et de canton pour décorer les préfectures et les mairies.
Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus, de plus-haut.
La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela au trône d'Espagne son frère cadet, qui régnait à Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.
Charles III avait trois fils: le premier, nommé Philippe, qui eût dû, à l'avénement au trône de son père, devenir prince des Asturies et héritier de la couronne d'Espagne, si les mauvais traitements de sa mère ne l'eussent rendu fou, ou plutôt imbécile; le second, nommé Charles, qui remplit la vacance laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui régna sous le nom de Charles IV; enfin le troisième, nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne de Naples qu'il avait conquise à la pointe de son épée et qu'il était forcé d'abandonner.
Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du départ de son père pour l'Espagne, restait sous une double tutelle politique et morale. Son tuteur politique était Tanucci, régent du royaume; son tuteur moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.
Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la place assez distinguée qu'il tient dans l'histoire, non pas à son grand mérite personnel, mais au peu de mérite des ministres qui lui succédèrent; grand par son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire s'il avait pour point de comparaison un Colbert ou même un Louvois.
Quant au prince de San-Nicandro,—qui avait, assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la reine Marie-Amélie6, à cette même princesse qui avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements, le droit de faire non pas un fou, mais un ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce droit trente mille ducats, à ce que l'on assurait toujours,—c'était le plus riche, le plus inepte, le plus corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.
On se demande comment un pareil homme pouvait arriver, même à force d'argent, à devenir précepteur d'un prince dont un homme aussi intelligent que Tanucci était ministre; la réponse est bien simple: Tanucci, régent du royaume, c'est-à-dire véritable roi des Deux-Siciles, n'était point fâché de prolonger cette royauté au delà de la majorité de son auguste pupille; Florentin, il avait sous les yeux l'exemple de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna successivement sous François II, Charles IX et Henri III; or, lui ne pouvait pas manquer de régner sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur. Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci, le prince de San-Nicandro entra complétement dans ses vues: ce fut un jésuite allemand qui fut chargé d'apprendre au roi le français, que le roi ne sut jamais; et, comme on ne jugea point à propos de lui apprendre l'italien, il en résulta qu'il ne parlait encore, à l'époque de son mariage, que le patois des lazzaroni, qu'il avait appris des valets qui le servaient et des enfants du peuple qu'on laissait approcher de lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux choses qu'il savait à peine, et lui fit apprendre un peu d'italien, chose qu'il ne savait pas du tout; aussi, dans ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale, n'appelait-il jamais Caroline que ma chère maîtresse, faisant ainsi allusion aux trois parties de son éducation qu'elle avait essayé de compléter.
Veut-on un exemple de l'idiotisme du prince de San-Nicandro? Cet exemple, le voici:
Un jour, le digne précepteur trouva dans les mains de Ferdinand les Mémoires de Sully, que le jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu dire qu'il descendait de Henri IV et que Sully était ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement enlevé, et l'honnête imprudent qui lui avait prêté ce mauvais livre fut sévèrement réprimandé.
Le prince de San-Nicandro ne permettait qu'un livre, ne connaissait qu'un livre, n'avait jamais lu qu'un livre: c'était l'Office de la Vierge.
Et nous appuyons sur cette première éducation pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu'il n'est juste la responsabilité des actes odieux que nous allons voir s'accomplir dans le cours du récit que nous avons entrepris.
Ce premier point d'impartialité historique bien établi, voyons ce que fut cette éducation.
Ce n'était point assez pour la tranquillité de la conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait rien apprendre à son élève; mais, afin de le maintenir dans une éternelle enfance, tout en développant, par des exercices violents, les qualités physiques dont la nature l'avait doué, il écarta de lui, homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et sur le juste.
Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu; le prince de San-Nicandro fit tout ce qu'il put pour que, sous ce rapport du moins, le fils marchât sur les traces de son père; il remit en vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III: les braconniers furent punis de la prison, des fers et même de l'estrapade; on repeupla les forêts royales de gros gibier; on multiplia les gardes, et, de peur que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu probable mais possible, il ne lui prit le désir d'étudier, son précepteur lui donna le goût de la pêche, plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de repos au plaisir violent et royal de la chasse.
Une des choses qui inquiétaient surtout le prince de San-Nicandro pour l'avenir du peuple sur lequel son élève était appelé à régner, c'est que celui-ci avait un naturel doux et bon; il était donc urgent de le corriger avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder de laisser prendre racine dans le coeur d'un roi.
Voici comment s'y prit le prince de San-Nicandro pour corriger le jeune prince de ce double vice:
Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui, devenu prince des Asturies, avait suivi son père en Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.
Il essaya de donner le goût de cet amusement royal à Ferdinand; mais le pauvre enfant y montra une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la difficulté vaincue, et, comme, de peur qu'il ne se blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre les mains d'un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait dans une cour une cinquantaine de lapins pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait de passer par une chatière pratiquée dans une porte; le jeune prince se tenait derrière cette porte avec un bâton et les assommait ou les manquait au passage.
Un autre plaisir auquel l'élève du prince de San-Nicandro prit un goût non moins vif qu'à celui d'assommer des lapins, fut celui de berner des animaux sur des couvertures; par malheur, un jour, il eut la malencontreuse idée de berner un des chiens de chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale sévère et une défense absolue de s'adresser jamais à l'un de ces nobles quadrupèdes.
Le roi Charles III parti pour l'Espagne, le prince de San-Nicandro ne vit point d'inconvénient à laisser son élève reconquérir la liberté qu'il avait perdue, et même à l'étendre des quadrupèdes aux bipèdes. Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme maigre, poudré à blanc et vêtu de l'habit ecclésiastique. Le voir et céder à l'irrésistible désir de le berner fut l'affaire d'une seconde; il dit quelques mots tout bas à l'oreille d'un des laquais attendant ses ordres; le laquais courut vers le château,—la chose se passait à Portici,—en revint avec une couverture; la couverture apportée, le roi et trois joueurs se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais le patient désigné, le firent coucher sur la couverture qu'ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent au milieu des rires des assistants et des huées de la canaille.
Celui à qui cette injure fut faite était le cadet d'une noble famille florentine; il se nommait Mazzini. La honte qu'il éprouva d'avoir ainsi servi de jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si grande, qu'il quitta Naples le jour même, se sauva à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au bout de quelques jours.
La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets de Naples et de Madrid; mais la mort d'un petit abbé cadet de famille était chose de trop peu d'importance, pour qu'il fût fait droit par le père du coupable et par le coupable lui-même.
On comprend que, tout entier abandonné à de pareils amusements, le roi, enfant, s'ennuyât de la société des gens instruits, et, jeune homme, en eût honte; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse, soit à la pêche, soit à faire faire l'exercice aux enfants de son âge, qu'il réunissait dans la cour du château et qu'il armait de manches à balai, nommant ces courtisans en herbe sergents, lieutenants, capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient de fausses manoeuvres et de mauvais commandements. Mais les coups de fouet d'un prince sont des faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa Majesté.
Malgré ce défaut d'éducation, le roi conserva un certain bon sens qui, lorsqu'on ne l'influençait pas dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai. Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure à la révolution française, et tant qu'il ne craignit pas l'invasion de ce qu'il appelait les mauvais principes, c'est-à-dire de la science et du progrès, sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait ni places ni pensions aux hommes qu'on lui assurait être recommandables par leurs connaissances; parlant le patois du môle, il n'était point insensible à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier nommé le père Fosco, persécuté par les moines de son couvent parce qu'il était plus savant et meilleur prédicateur qu'eux, parvint jusqu'au roi, se jeta à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient souffrir leur ignorance et leur jalousie; le roi, frappé de l'élégance de ses paroles et de la force de son raisonnement, le fit causer longtemps; puis enfin il lui dit:
—Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre couvent; je vous donne ma parole d'honneur que le premier évêché vacant sera pour vous.
Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de Monopoli, dans la terre de Bari, sur l'Adriatique.
Comme d'habitude, le grand aumônier présenta au roi trois candidats, de grande maison tous trois, pour remplir cette place; mais le roi Ferdinand, secouant la tête:
—Pardieu! dit-il, depuis que vous êtes chargé des présentations, vous m'avez fait donner assez de mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des bâts; il me plaît aujourd'hui de faire un évêque de ma façon, et j'espère qu'il vaudra mieux que tous ceux que vous m'avez mis sur la conscience, et pour la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier de me pardonner.
Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père Fosco.
Le père Fosco fut, ainsi que l'avait prévu Ferdinand, un des évêques les plus remarquables du royaume, et, comme, un jour, quelqu'un qui l'avait entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement sur l'éloquence, mais encore sur la conduite exemplaire de l'ex-cordelier:
—Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit Ferdinand; mais, jusqu'à présent, je n'ai connu qu'un seul homme de mérite parmi les gens d'Église; le grand aumônier ne me propose que des ânes pour évêques. Que voulez-vous! le pauvre homme ne connaît que ses confrères d'écurie.
Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.
Un jour qu'il se promenait dans le parc de Caserte en habit militaire, une paysanne s'approcha de lui et lui dit:
—On m'a assuré, monsieur, que le roi se promenait souvent dans cette allée; savez-vous si j'ai chance de le rencontrer aujourd'hui?
—Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je ne puis vous indiquer quand le roi passera; mais, si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me charger de la lui transmettre, étant de service près de lui.
—Eh bien, voici la chose, dit la femme: j'ai un procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n'ai point d'argent à donner au rapporteur, cet homme le fait traîner depuis trois ans.
—Avez-vous préparé une requête?
—Oui, monsieur; la voilà.
—Donnez-la-moi et venez demain à la même heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.
—Et moi, dit la veuve, je n'ai que trois dindes grasses; mais, si vous faites cela, les trois dindes sont à vous.
—Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne femme, et vous trouverez votre demande apostillée.
La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la requête, la femme tenait les trois dindes; il prit les trois dindes et la femme la requête.
Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles étaient effectivement aussi grasses que la femme l'avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour voir si elle était réellement apostillée.
Chacun avait tenu fidèlement sa parole; la femme s'en alla de son côté, le roi du sien.
Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline regardait sans y rien comprendre cette volaille qui se débattait aux mains de son mari:
—Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que, si je n'étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon pain, cependant voilà trois dindes que l'on m'a données pour une signature!
Et il raconta toute l'aventure à la reine.
—Pauvre femme! dit celle-ci quand il eut fini son récit.
—Pourquoi, pauvre femme?
—Parce qu'elle a fait un mauvaise affaire. Croyez-vous donc que le rapporteur aura égard à votre signature?
—J'y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire narquois; mais j'ai mon idée.
Et, en effet, la reine avait raison: la recommandation de son auguste époux ne fit pas le moindre effet sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi lentement que par le passé.
La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait pas le nom de l'officier qui lui avait rendu service, elle demanda l'homme auquel elle avait donné trois dindes.
L'aventure avait fait du bruit; on prévint le roi que la plaideuse était là.
Le roi la fit entrer.
—Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez m'annoncer que votre procès est jugé?
—Ah bien, oui! dit-elle, il faut que le roi n'ait pas grand crédit; car, lorsque j'ai remis au rapporteur la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit: «C'est bon, c'est bon! si le roi est pressé, il fera comme les autres, il attendra.» Aussi, ajouta-t-elle, si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les payerez.
Le roi se mit à rire.
—Avec la meilleure volonté du monde, dit-il, je ne puis vous les rendre; mais je puis vous les payer.
Et, prenant dans sa poche tout ce qu'il y avait de pièces d'or, il les lui donna.
—Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous sommes au 25 du mois de mars: eh bien, vous verrez qu'à la première audience d'avril, votre procès sera jugé.
En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin du mois pour toucher ses appointements, il lui fut dit, de la part du roi, par le trésorier:
—Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand le procès qu'il vous a fait l'honneur de vous recommander sera jugé.
Comme l'avait prévu le roi, le procès fut jugé à la première audience.
Et l'on citait sur le roi, à Naples, nombre d'aventures de ce genre, dont nous nous contenterons de rapporter deux ou trois.
Un jour qu'il chassait dans la forêt de Persano avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.
Il lui adressa le premier la parole et lui demanda ce qu'elle avait.
—J'ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept enfants; que, pour toute fortune, j'ai un petit champ, et que ce petit champ vient d'être ravagé par les chiens et les piqueurs du roi.
Puis, avec un mouvement d'épaules et un redoublement de sanglots:
—Il est bien dur, ajouta-t-elle, d'être les sujets d'un homme qui, pour une heure de plaisir, n'hésite pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon champ!
—Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne femme, répondit Ferdinand; et, comme je suis au service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant, toutefois, les injures dont vous les accompagnez.
—Oh! dis-lui ce que tu voudras, continua la femme exaspérée; je n'ai rien à attendre de bon d'un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me faire plus de mal qu'il ne m'en a fait.
—N'importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le champ, afin que je juge s'il est réellement aussi dévasté que tu le dis.
La veuve le conduisit à son champ; la récolte était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des chevaux et des chiens, et entièrement perdue.
Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et leur dit d'estimer en conscience le dommage que la veuve avait pu éprouver.
Ils l'estimèrent vingt ducats.
Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.
—Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que je vous donne pour votre arbitrage; quant aux quarante autres, ils sont pour cette pauvre femme. C'est bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu'ils payent le double de ce que payeraient de simples particuliers.
Un autre jour, une femme dont le mari venait d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui a défendu le condamné et vient à pied à Naples pour demander la grâce de son mari. C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et par la rivière de Chiaïa; cette fois, malheureusement ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi n'était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède; il était à Capodimonte; c'était la saison des becfigues, et son père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions, dans le seul but de se trouver sur le passage de ce petit gibier si estimé des gourmands.
La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se présenta à la porte du palais royal, et, apprenant que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda au chef du poste la permission d'attendre le roi; le chef du poste, touché de compassion en voyant ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait couler, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la première marche de l'escalier par lequel le roi devait monter au palais; mais, quelle que fût la préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus forte que l'inquiétude, et, après avoir, pendant quelques heures, lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s'endormit.
Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d'habitude; il était donc dans une disposition d'esprit des plus bienveillantes, quand il aperçut la bonne femme qui l'attendait. On voulut la réveiller; mais le roi fit signe qu'on ne la dérangeât point; il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, et, voyant le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume et de l'encre, il écrivit au bas: Fortuna e duorme, ce qui correspond à peu près à notre proverbe: La fortune vient en dormant, et signa: Ferdinand B.
Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât pénétrer jusqu'à lui, veilla à ce qu'il fût sursis à l'exécution et replaça la pétition à l'endroit où il l'avait prise.
Au bout d'une demi-heure, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi était rentré et apprit qu'il venait de passer devant elle, tandis qu'elle dormait.
Sa désolation fut grande! elle avait manqué l'occasion qu'elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue! Elle supplia le chef du poste de lui permettre d'attendre que le roi sortit; le chef du poste répondit que la chose lui était positivement défendue; la paysanne, au désespoir, repartit pour Aversa.
Sa première visite, à son retour, fut pour l'avocat qui lui avait donné le conseil d'aller implorer la clémence du roi; elle lui raconta ce qui s'était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable; l'avocat avait des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et qu'il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.
La femme remit à l'avocat la pétition demandée; par un mouvement machinal, celui-ci l'ouvrit; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce, et, en effet, sur les instances de l'avocat, sur la production de l'apostille du roi, et surtout grâce à l'ordre donné directement par le roi, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté.
Le roi Ferdinand n'était rien moins que difficile dans la recherche de ses amours. En général, peu lui importaient le rang et l'éducation, pourvu que la femme fût jeune et belle; il avait, dans toutes les forêts où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites maisons composées de quatre ou cinq pièces, très-simplement mais très-proprement meublées; il s'y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y prendre simplement quelques heures de repos. Chacune de ces petites maisons était tenue par une hôtesse, toujours choisie parmi les plus jeunes et les plus belles filles des villages voisins, et, comme il disait un jour au valet de chambre qui avait dans ses attributions celle de veiller à ce que son maître ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages: «Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe ici!» le valet de chambre, qui avait son franc parler, lui répondit:
—Bon! n'ayez souci, sire: Sa Majesté la reine en fait bien d'autres, et n'y met pas tant de précautions!
—Chut! répondit le roi, il n'y a point de mal, cela croise les races.
Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme nous l'avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio Ruffo. Cette colonie compta jusqu'à cinq ou six cents habitants, qui, à la condition que les maris et les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand dans leur maison et n'auraient jamais la prétention de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de rester fermée, jouissaient de toute sorte de priviléges, comme, par exemple, d'être exempts du service militaire, d'avoir des tribunaux particuliers, de se marier sans avoir besoin de la permission des parents, et enfin d'être dotés directement par le roi quand ils se mariaient. Il en résulta que la population de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée, devint une espèce de collection de médailles frappées directement par le roi, et où les antiquaires retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu'il aura disparu du reste du monde.
D'après toutes les anecdotes que nous venons de raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand, comme l'avait parfaitement découvert son précepteur le prince de San-Nicandro n'était point naturellement cruel; seulement, sa vie, à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire à l'an 1798, pouvait déjà se séparer en deux phases:
Avant la révolution française,—après la révolution française.
Avant la révolution française, c'est l'homme que nous avons vu, c'est-à-dire naïf, spirituel, porté au bien plutôt qu'au mal.
Après la révolution française, c'est l'homme que nous verrons, c'est-à-dire craintif, implacable, défiant, et porté, au contraire, plutôt au mal qu'au bien.
Dans l'espèce de portrait moral que nous venons de tracer un peu longuement peut-être, mais par des faits et non par des paroles, nous avons eu pour but de faire connaître l'étrange personnalité du roi Ferdinand: de l'esprit naturel, pas d'éducation, l'insouciance de toute gloire, l'horreur de tout danger, pas de sensibilité, pas de coeur, la luxure permanente, le parjure établi en principe, la religion du pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV, le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis au grand jour par le mépris profond qu'il faisait des grands seigneurs qui l'entouraient, et dans lesquels il ne voyait que des courtisans; du peuple sur lequel il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves; des instincts inférieurs qui l'attiraient vers les amours grossiers, des amusements physiques qui tendaient à matérialiser incessamment le corps aux dépens de l'esprit, voilà sur quelles données il faut juger l'homme qui monta sur le trône presque aussi jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux que lui, qui régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire soixante-six ans, y compris sa minorité; sous les yeux duquel s'accomplit, sans qu'il sût mesurer la hauteur des événements et la profondeur des catastrophes, tout ce qui se fit de grand dans la première moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne; il le vit naître et grandir, décroître et tomber; né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant lui, et se trouva enfin, sans avoir d'autre valeur que celle d'un simple comparse royal, mêlé comme un des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil à la Moskova.
Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.
Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent; un seul de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta c'est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.
Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit de la nation: les Écossais ont eu Robert Bruce, les Anglais ont eu Henri VIII, les Allemands ont eu Maximilien, les Russes ont eu Ivan le Terrible, les Polonais ont eu Jean Sobieski, les Espagnols ont eu Charles-Quint, les Français ont eu Henri IV, les Napolitains ont eu Nasone.
XVIII
LA REINE
Marie-Caroline, archiduchesse d'Autriche, avait quitté Vienne au mois d'avril 1768, pour venir épouser Ferdinand IV à Naples. La fleur impériale entra dans son futur royaume avec le mois du printemps; elle avait seize ans à peine, étant née en 1752; mais, fille chérie de Marie-Thérèse, elle arrivait avec un sens bien supérieur à son âge; elle était, d'ailleurs, plus qu'instruite, elle était lettrée; elle était plus qu'intelligente, elle était philosophe; il est vrai qu'à un moment donné, cet amour de la philosophie se changea en haine contre ceux qui la pratiquaient.
Elle était belle dans la complète acception du mot, et, lorsqu'elle le voulait, charmante; ses cheveux étaient d'un blond dont l'or transparaissait sous la poudre; son front était large, car les soucis du trône, de la haine et de la vengeance n'y avaient point encore creusé leurs sillons; ses yeux pouvaient le disputer en transparence à l'azur du ciel sous lequel elle venait régner; son nez droit, son menton légèrement accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient un profil grec; elle avait le visage ovale, les lèvres humides et carminées, les dents blanches comme le plus blanc ivoire; enfin un cou, un sein et des épaules de marbre, dignes des plus belles statues retrouvées à Pompéi et à Herculanum, ou venues à Naples du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble. Nous avons vu, dans notre premier chapitre, ce qu'elle conservait de cette beauté, trente ans après.
Elle parlait correctement quatre langues: l'allemand d'abord, sa langue maternelle, puis le français, l'espagnol et l'italien; seulement, en parlant, et surtout quand un sentiment violent l'inspirait, elle avait un léger défaut de prononciation pareil à celui d'une personne qui parlerait avec un caillou dans la bouche; mais ses yeux brillants et mobiles, mais la netteté de ses pensées surtout avaient bientôt raison de ce léger défaut.
Elle était altière et orgueilleuse comme il convenait à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe, le commandement, la puissance. Quant aux autres passions qui devaient se développer en elle, elles étaient encore enfermées sous la virginale enveloppe de la fiancée de seize ans.
Elle arrivait avec ses rêves de poésie allemande, dans ce pays inconnu, où les citrons mûrissent, comme a dit le poète germain; elle venait habiter la contrée heureuse, la campania felice, où naquit le Tasse, où mourut Virgile. Ardente de coeur, poétique d'esprit, elle se promettait de cueillir d'une main au Pausilippe le laurier qui poussait sur la tombe du poëte d'Auguste, de l'autre celui qui ombrageait à Sorrente le berceau du chantre de Godefroy. L'époux auquel elle était fiancée avait dix ans; étant jeune et de grande race, sans doute il était beau, élégant et brave. Serait-il Euryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud? Elle était disposée, elle, à devenir Camille ou Herminie, Clorinde ou Didon.
Elle trouva, à la place de sa fantaisie juvénile et de son rêve poétique, l'homme que vous connaissez, avec un gros nez, de grosses mains, de gros pieds, parlant le dialecte du môle avec des gestes de lazzarone.
La première entrevue eut lieu le 12 mai à Portella, sous un pavillon de soie brodé d'or; la princesse était accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé de la remettre aux mains de son époux. Comme Joseph II son frère, Léopold II était nourri de maximes philosophiques; il voulait introduire force réformes dans ses États, et, en effet, la Toscane se souvient qu'entre autres réformes, la peine de mort fut abolie sous son règne.
De même que Léopold était le parrain de sa soeur, Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regard qu'échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils se déplurent réciproquement. Caroline devina en lui l'ambitieuse médiocrité qui avait enlevé à son époux, en le maintenant dans son ignorance native, tous les moyens d'être un jour un grand roi, ou tout simplement même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le génie d'un époux qui lui eût été supérieur, et, dans son admiration pour lui, elle eût probablement été alors reine soumise, épouse fidèle; il n'en fut point ainsi; elle reconnut, au contraire, l'infériorité de son époux, et, de même que sa mère avait dit à ses Hongrois: Je suis le roi Marie-Thérèse, elle dit aux Napolitains: Je suis le roi Marie-Caroline.
Ce n'était point ce que voulait Tanucci; il ne voulait ni roi ni reine, il voulait être premier ministre.
Par malheur, il y avait, dans les clauses du contrat de mariage des augustes époux, un petit article qui s'était glissé sans que Tanucci, qui ne connaissait point encore la jeune archiduchesse, y eût attaché grande importance: Marie-Caroline avait le droit d'assister aux conseils d'État, du moment qu'elle aurait donné à son époux un héritier de la couronne.
C'était une fenêtre que la cour d'Autriche ouvrait sur celle de Naples. Jusque-là, l'influence—qui, sous Philippe II et Ferdinand VII, était venue de France,—Charles III étant monté sur le trône d'Espagne, venait naturellement de Madrid.
Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouverte pour Marie-Caroline, entrait l'influence autrichienne.
Il est vrai qu'ayant donné, cinq ans seulement après son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline ne jouit que vers l'année 1774 du privilége qui lui était accordé.
En attendant, aveuglée par des illusions qu'elle s'obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu'elle pourrait faire une éducation complètement nouvelle à son mari; cela lui parut d'autant plus facile que sa science à elle avait frappé Ferdinand d'étonnement. Après avoir entendu causer Caroline avec Tanucci et les quelques rares personnes instruites de sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction en disant:
—La reine sait tout!
Plus tard, lorsqu'il eut vu où cette science le conduisait et combien elle le faisait dévier de la route qu'il eût voulu suivre, il ajoutait à ces mots: La reine sait tout!
—Et cependant elle fait plus de sottises que moi, qui ne suis qu'un âne!
Mais il n'en commença pas moins à subir l'influence de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçons qu'elle lui proposa: elle lui apprit littéralement, comme nous l'avons déjà dit, à lire et à écrire; mais ce qu'elle ne put lui apprendre, ce furent ces façons élégantes des cours du Nord, ce soin de soi-même, si rare surtout dans les pays chauds, où l'eau devrait être non-seulement un besoin, mais encore un plaisir; cette sympathie féminine pour les fleurs et pour les parfums que la toilette leur demande; ce babillage doux et charmant, enfin, qui semble emprunté moitié au murmure des ruisseaux, moitié au ramage des fauvettes et des rossignols.
La supériorité de Caroline humiliait Ferdinand; la grossièreté de Ferdinand répugnait à Caroline.
Il est vrai que cette supériorité, incontestable aux yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à la rigueur, contestée par les gens véritablement instruits, qui ne voyaient dans le bavardage de la reine que le résultat de cette science superficielle qui gagne en étendue ce qu'elle perd en profondeur. Peut-être, en effet, en la jugeant comme elle devait être jugée, eût-on trouvé en elle plus de babil que de raisonnement, et surtout ce pédantisme particulier aux princes de la maison de Lorraine dont étaient si profondément atteints ses frères Joseph et Léopold: Joseph parlant toujours sans jamais laisser à personne le temps de lui répondre; Léopold, véritable maître d'école, plus fait pour tenir la férule d'Orbelius que le sceptre de Charlemagne.
Ainsi était la reine. Elle avait un petit manuscrit d'écriture très-fine, composé par elle-même à son usage et contenant les opinions des philosophes depuis Pythagore jusqu'à Jean-Jacques Rousseau, et, lorsqu'elle devait recevoir des hommes sur lesquels elle voulait faire une certaine impression, elle repassait son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait dans sa conversation les maximes qu'il contenait.
Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que, tout en faisant l'esprit fort, la reine donnait dans toutes les superstitions populaires qui agitaient les classes inférieures de la population de Naples.
Nous citerons deux exemples de cette superstition; nous avons à peindre dans le livre que nous écrivons non-seulement des rois, des princes, des courtisans, des hommes qui sacrifient leur vie à un principe et des hommes qui sacrifient tous les principes à l'or et aux faveurs, mais encore un peuple mobile, superstitieux, ignorant, féroce: disons donc à l'aide de quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.
Ce qui soulève l'Océan, c'est la tempête; ce qui soulève le peuple de Naples, c'est la superstition.
Il y avait à Naples une femme que l'on appelait la sainte des pierres.
Elle prétendait, sans être aucunement malade, rendre tous les jours une certaine quantité de petites pierres qu'elle distribuait comme des reliques, vu son état de santé, aux fidèles qui avaient foi en elles. Ces pierres, nonobstant le chemin qu'elles avaient suivi pour arriver à la lumière, avaient le privilége de faire des miracles, et, au bout de quelque temps, étaient entrées en concurrence avec les reliques des saints les plus accrédités de Naples.
Cette prétendue sainte, quoique non malade, avait été, sur la demande de son confesseur et de son médecin, transportée au grand hôpital des Pellegrini de Naples, où elle jouissait de la nourriture des directeurs et de la plus belle chambre de l'établissement. Une fois établie dans cette chambre, grâce à la connivence du confesseur et des chirurgiens qui y trouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre la farce de la vente des pierres miraculeuses.
Nous disons à tort la vente; non, les pierres ne se vendaient pas, elles se donnaient; mais la sainte, qui avait fait voeu de ne pas toucher d'argent monnayé, acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux de toute espèce enfin, en toute humilité et pour l'amour du Seigneur.
Ce petit commerce, dans tout autre pays que Naples, eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelle ou aux Petites-Maisons; à Naples, c'était un miracle de plus, voilà tout.
Eh bien, la reine fut une des plus ardentes adeptes de la sainte des pierres; elle lui envoyait des présents et lui écrivait elle-même—la reine était prodigue de son écriture—pour se recommander à ses prières, sur lesquelles elle comptait pour l'accomplissement de ses voeux.
On comprend que, du moment qu'on vit la reine en personne et une reine philosophe, recourir à la sainte, les doutes, s'il en restait, disparurent ou firent semblant de disparaître.
La science seule resta incrédule.
Or, la science, à cette époque, la science médicale voulons-nous dire, était représentée par ce même Dominique Cirillo, que nous avons vu apparaître au palais de la reine Jeanne pendant cette soirée d'orage où l'envoyé de Championnet aborda avec tant de difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais; or, Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu voir sa patrie suivre le mouvement de la terre, auquel elle semblait ne point participer, Dominique Cirillo jugea honteux pour Naples, au moment où éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques, d'y laisser jouer cette comédie à peine digne de s'accomplir dans les ténèbres du XIIe ou du XIIIe siècle.
Il commença, en conséquence, par aller trouver le chirurgien qui servait de compère à la sainte et essaya d'obtenir de lui l'aveu de sa fourberie.
Le chirurgien affirma qu'il y avait miracle.
Dominique Cirillo lui offrit, s'il voulait dire la vérité, de l'indemniser personnellement de la perte qu'amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.
Le chirurgien persista dans son dire.
Cirillo vit qu'il y avait deux fourbes à démasquer au lieu d'un.
Il se procura plusieurs des pierres rejetées par la sainte, les examina, se convainquit que les unes étaient de simples cailloux ramassés au bord de la mer, les autres de la terre calcaire durcie, les autres, enfin, des pierres ponces; aucune n'était du genre de celles qui peuvent se former dans le corps humain à la suite de la pierre ou de la gravelle.
Le savant, ses pierres en main, fit une nouvelle démarche près du chirurgien; mais celui-ci s'entêta à soutenir sa sainte.
Cirillo comprit qu'il fallait en finir par un grand acte de publicité.
Comme son talent et son autorité dans la science médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux sous sa juridiction, il fit, un beau matin, irruption dans le grand hôpital, suivi de plusieurs médecins et chirurgiens qu'il avait réunis à cet effet, entra dans la chambre de la sainte et visita son produit de la nuit.
Elle avait quatorze pierres à mettre à la disposition des fidèles.
Cirillo la fit enfermer et veiller pendant deux ou trois jours, et elle continua de produire des pierres selon son habitude; seulement, le nombre des pierres variait, mais toutes étaient de la même nature que celle que nous avons dites.
Cirillo recommanda à l'élève qu'il avait mis de garde auprès d'elle de la surveiller avec le plus grand soin: celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellement les mains dans ses poches, et, de temps en temps, les portait à sa bouche, comme quelqu'un qui mangerait des pastilles.
L'élève la força de tenir les mains hors de ses poches et l'empêcha de les porter à sa bouche.
La sainte, qui ne voulait pas se trahir en se mettant en opposition ouverte avec son gardien, demanda une prise de tabac, et, en portant les doigts à son nez, porta en même temps la main à sa bouche, et, dans ce mouvement, parvint à avaler trois ou quatre pierres.
Il est vrai que ce furent les dernières: le jeune homme avait surpris l'escamotage; il la saisit par les deux mains, et fit entrer des femmes qui, par son ordre, ou plutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent la sainte.
On trouva un sac à l'intérieur de sa chemise; il contenait cinq cent seize petites pierres.
En outre, elle portait au cou un amulette, que, jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui, de son côté, en contenait environ six cents.
Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillo traduisit la sainte devant le tribunal de police correctionnelle sous prévention d'escroquerie. Le tribunal la condamna à trois mois de prison.
On trouva dans la chambre de la sainte une malle pleine de vaisselle d'argent, de bijoux, de dentelles, d'objets précieux; plusieurs de ces objets et des plus précieux lui venaient de la reine, dont elle produisit les lettres au tribunal.
La reine fut furieuse, et cependant le procès avait eu un tel éclat, qu'elle n'osa tirer cette femme des mains de la justice; mais sa vengeance poursuivit Cirillo, et il dut à cette circonstance les persécutions qu'il avait éprouvées, et qui, de l'homme de science, firent l'homme de révolution.
Quant à la sainte, malgré le procès-verbal de Cirillo, malgré le jugement du tribunal qui la déclarait coupable, Naples ne manqua pas de coeurs pleins de foi qui continuèrent de lui envoyer des présents et de se recommander à ses prières.
Le second exemple de superstition que nous nous sommes engagé à citer de la part de la reine est celui que nous allons raconter.
Il y avait à Naples, vers 1777, c'est-à-dire à l'époque de la naissance de ce même prince François que nous avons vu apparaître sur la galère capitane, arrivé alors à l'âge d'homme et duquel il a été question depuis comme protecteur du cavalier San-Felice, il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans, qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté, propagée par son couvent, auquel cette réputation était très-profitable; les moines ses collègues avaient répandu le bruit que la calotte que le bonhomme portait habituellement avait reçu du ciel la faculté de faciliter le travail des femmes enceintes, de sorte que de tous côtés on s'arrachait la sainte calotte, que les moines ne laissaient, comme on le pense bien, sortir du couvent qu'à prix d'or. Les femmes qui, à la suite de l'emploi de la calotte, avaient des couches heureuses, le criaient tout haut, et fortifiaient ainsi la réputation de la bienheureuse calotte; celles qui accouchaient difficilement ou même qui mouraient, étaient accusées de n'avoir pas eu la foi, et la calotte ne souffrait pas de l'accident.
Caroline, dans les derniers jours de sa grossesse, prouva qu'elle était femme avant d'être reine et philosophe: elle envoya chercher la calotte en disant que, par chaque jour qu'elle la garderait, elle enverrait cent ducats au couvent.
Elle la garda cinq jours à la grande joie des religieux, mais au grand désespoir des autres femmes en couches, qui étaient obligées de courir toutes les chances de la parturition, sans y être aidées par la bienheureuse relique.
Nous ne pourrions dire si la calotte du minime porta bonheur à la reine; mais, à coup sur, elle ne porta point bonheur à Naples. Lâche et faux comme prince, François fut faux et cruel comme roi.
Cette manie de faire de la science, qui était commune à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold, était telle, que le jeune prince Charles, duc de Pouille, héritier de la couronne, qui était né en 1775, et dont la naissance avait ouvert à sa mère la porte du Conseil d'État, étant tombé malade en 1780, et les plus célèbres médecins ayant été appelés pour lui donner des soins, Caroline, non point avec les angoisses d'une mère, mais avec l'aplomb d'un professeur, se mêlait à toutes les consultations, donnant son avis et cherchant à prendre une influence sur le traitement que l'on faisait suivre à l'enfant.
Ferdinand, qui se contentait d'être père et qui était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voir l'héritier présomptif marcher à une mort certaine, ne put, un jour, supporter une froide dissertation de la reine sur les causes de la goutte, tandis que son enfant agonisait de la petite vérole; voyant alors que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaient silence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit par la main en lui disant:
—Mais ne comprends-tu pas qu'il ne suffit point d'être reine pour savoir la médecine et qu'il faut encore l'avoir apprise? Je ne suis qu'un âne, moi, je le sais; aussi je me contente de me taire et de pleurer. Fais comme moi, ou va-t'en.
Et, comme elle voulait continuer d'exposer sa théorie, il la mit à la porte en la poussant un peu plus violemment qu'elle n'y était habituée, et en pressant sa sortie avec un geste du pied qui appartenait bien plus à un lazzarone qu'à un roi.
Le jeune prince mourut, au grand désespoir de son père; quant à Caroline, elle se contenta, pour toute consolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate, que le pauvre roi n'avait jamais entendues et dont il apprécia mal le sublime stoïcisme:
—Lorsque je le mis au monde, je savais qu'il était condamné à mourir un jour.
On comprend que deux individus de caractères si opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence; aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité n'existassent point entre Ferdinand et Caroline qu'entre Louis XVI et Marie-Antoinette, les commencements de leur union, si prolifique depuis, ne brillent-ils point par leur fécondité.
En effet, en jetant les yeux sur l'arbre généalogique dressé par del Pozzo, je trouve que le premier né du mariage de Ferdinand et de Caroline est la jeune princesse Marie-Thérèse, qui voit le jour en 1772, devient archiduchesse en 1790, impératrice en 1792, et meurt en 1803.
Quatre ans s'étaient donc passés sans que l'union des deux époux portât ses fruits; il est vrai qu'à partir de ce moment, l'avenir répara les lenteurs du passé: treize princes ou princesses vinrent témoigner que les rapprochements des deux époux étaient presque aussi fréquents que leurs querelles; il est donc probable que, si un sentiment de répulsion instinctive éloigna d'abord Caroline de son époux, un calcul politique l'en rapprocha bientôt. Une femme jeune, belle, ardente comme était la reine, avait, du moment qu'elle eut bien étudié le tempérament de son époux, toujours à sa disposition un moyen de l'amener à faire ce qu'elle voulait. En effet, Ferdinand n'avait jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte raison à sa femme—et quelle femme!—Marie-Caroline d'Autriche, c'est-à-dire une des femmes les plus séduisantes qui aient jamais existé.
Ce qui avait surtout contribué d'abord à éloigner cette nature fine et sensitive de cette autre nature sensuelle et vulgaire, c'était le côté lazzarone de Ferdinand. Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi allait entendre l'opéra à San-Carlo, il se faisait apporter dans sa loge un souper. Ce souper, plus substantiel que délicat, eût été incomplet sans le plat de macaroni national; mais c'était moins le macaroni en lui-même qu'appréciait le roi que le triomphe populaire qu'il tirait de sa manière de le manger. Les lazzaroni ont, dans l'inglutition de ce plat, une adresse manuelle toute particulière qu'ils doivent au mépris qu'ils font de la fourchette; or, Ferdinand, qui en toute chose ambitionnait d'être le roi des lazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat sur la table, de s'avancer sur le devant de la loge, et, au milieu des applaudissements du parterre, de manger son macaroni à la manière de Polichinelle, le patron des mangeurs de macaroni.
Un jour qu'il s'était livré à cet exercice en présence de la reine et qu'il avait été couvert d'applaudissements, la reine n'y put tenir, elle se leva et sortit en faisant signe à ses deux femmes, la San-Marco et la San-Clemente, de la suivre.
Lorsque le roi se retourna, il trouva la loge vide.
Et cependant, l'histoire consacre un plaisir de ce genre partagé par Caroline; mais alors la reine était amoureuse de son premier amour et aussi timide à cette époque qu'elle fut depuis impudente; elle avait trouvé, dans la mascarade à visage découvert que nous allons raconter, un moyen de se rapprocher de ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir si prématurément à Palerme.
Le roi avait formé un régiment de soldats qu'il prenait plaisir à faire manoeuvrer et qu'il appelait ses Liparotis, parce que ceux qui le composaient étaient presque tous tirés des îles Lipariotes.
Nous avons dit plus haut que Caramanico était capitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.
Un jour, le roi ordonna une grande revue de son régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied de ce Vésuve, éternelle menace de destruction et de mort. On dressa des tentes magnifiques sous lesquelles on transporta du château royal des vins de tous les pays, des comestibles de toutes les espèces. Une de ces tentes était occupée par le roi en habit d'hôtelier, c'est-à-dire vêtu d'une jaquette et d'une culotte de toile blanche, la tête ornée du bonnet de coton traditionnel, et les flancs serrés par une ceinture de soie rouge dans laquelle était passé, au lieu de l'épée avec laquelle Vatel se coupa la gorge, un immense couteau de cuisine.
Jamais le roi ne s'était senti si fort à son aise que sous ce costume; il eût voulu pouvoir le garder toute sa vie.
Dix ou douze garçons d'auberge, vêtus comme lui, se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à servir officiers et soldats.
C'étaient les premiers seigneurs de la cour, l'aristocratie du Livre d'or de Naples.
L'autre tente était occupée par la reine, vêtue, en hôtesse d'opéra-comique, d'une jupe de soie bleu de ciel, d'un casaquin noir brodé d'or, d'un tablier cerise brodé d'argent; elle avait une parure complète de corail rose, collier, boucles d'oreilles, bracelets; le sein et les bras à moitié nus, et ses cheveux, sans poudre, c'est-à-dire dans toute leur luxuriante abondance et avec l'éclat d'une gerbe dorée, étaient retenus, comme une cascade prête à rompre sa digue, par une résille d'azur.
Une douzaine de jeunes femmes de la cour, vêtues de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute l'élégance et les raffinements de coquetterie qui pouvaient faire ressortir les avantages naturels de chacune d'elles, lui faisait un escadron volant qui n'avait rien à envier à celui de la reine Catherine de Médicis.
Mais, nous l'avons dit, au milieu de cette mascarade à visage découvert, l'amour seul avait un masque. En allant et venant entre les tables, Caroline effleurait de sa robe, laissant voir le bas d'une jambe adorable, l'uniforme d'un jeune capitaine qui n'avait de regards que pour elle et qui ramassait et pressait sur son coeur le bouquet qu'elle laissait tomber de sa poitrine en lui versant à boire. Hélas! un de ces deux coeurs qui battaient si ardemment au souffle du même amour s'était déjà éteint; l'autre battait encore, mais au désir de la vengeance, aux espérances de la haine.
Quelque chose de pareil se passait dix ans plus tard au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle ne se mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière, se jouait entre le roi et la reine de France. Le roi était le meunier, la reine la meunière, et le garçon meunier, qu'il s'appelât Dillon ou Coigny, ne le cédait en rien en élégance, en beauté et même en noblesse au prince Caramanico.
Quoi qu'il en soit, le tempérament ardent du roi s'accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline, et il offrait à d'autres femmes cet amour que la sienne méprisait; mais Ferdinand était d'une telle faiblesse avec la reine, qu'à certaines heures il ne savait pas même garder le secret des infidélités qu'il lui faisait; alors, non point par jalousie, mais pour qu'une rivale ne lui ravit pas cette influence à laquelle elle aspirait, la reine feignait un sentiment qu'elle n'éprouvait point, et finissait par faire exiler celle dont son mari lui avait livré le nom. C'est ce qui arriva à la duchesse de Luciano, que le roi lui-même avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fit reléguer dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son royal amant, la duchesse s'habilla en homme, vint se poster sur le passage du roi et l'accabla de reproches. Le roi reconnut ses torts, tomba aux genoux de la duchesse, lui demanda mille fois pardon; mais elle n'en fut pas moins forcée de quitter la cour, d'abandonner Naples, de se retirer dans ses terres enfin, d'où le roi n'osa la rappeler qu'au bout de sept ans!
Une conduite contraire valut une punition semblable à la duchesse de Cassano-Serra. Vainement le roi lui avait fait une cour assidue, elle avait obstinément résisté. Le roi, aussi indiscret dans ses revers que dans ses triomphes, avoua à la reine d'où venait sa mauvaise humeur; Caroline, pour laquelle une trop grande vertu était un reproche vivant, fit exiler la duchesse de Cassano-Serra pour sa résistance comme elle avait fait exiler la duchesse de Luciano pour sa faiblesse.
Cette fois encore, le roi la laissa faire.
Il est vrai que parfois aussi la patience échappait au roi.
Un jour, la reine, n'ayant point par hasard à s'en prendre à une favorite, s'en prit à un favori: c'était le duc d'Altavilla, contre lequel elle croyait avoir quelque motif de plainte; or, comme dans ses emportements, cessant d'être maîtresse d'elle-même, la reine ne ménageait point ses injures, elle s'oublia jusqu'à dire au duc qu'il achetait la faveur du roi par des complaisances indignes d'un galant homme.
Le duc d'Altavilla, blessé dans sa dignité, alla aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d'arriver, et lui demanda la permission de se retirer dans ses terres. Le roi, furieux, passa à l'instant même chez la reine, et, comme, au lieu de l'apaiser, elle l'irritait encore par des réponses acerbes, il lui envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu'elle était, et tout roi Ferdinand qu'il était lui-même, un soufflet qui, parti de la main d'un crocheteur, n'eût pas mieux résonné sur la joue de la fille d'une porte faix.
La reine se retira chez elle, se renferma dans ses appartements, bouda, cria, pleura; mais, cette fois, Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la première, et force lui fut de demander au duc d'Altavilla lui-même de la remettre bien avec son royal époux.
Nous avons dit quel effet avait produit sur Ferdinand la révolution française; on comprend—les caractères si opposés des deux souverains étant connus—que cet effet fut bien autrement terrible sur Caroline.
Chez Ferdinand, ce fut un sentiment tout égoïste, un retour sur sa propre situation, une assez grande indifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qu'il ne connaissait pas, mais la terreur d'un sort semblable pour lui-même.
Chez Caroline, ce fut tout à la fois l'affection de famille frappée au coeur. Cette femme, qui voyait mourir d'un oeil sec son enfant, adorait sa mère, ses frères, sa soeur, l'Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia éternellement Naples. Ce fut l'orgueil royal, mortellement blessé, moins encore par la mort que par l'ignominie de cette mort; ce fut la haine la plus ardente, éveillée contre cet odieux peuple français, qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais encore la royauté, qui amenèrent sur les lèvres de cette femme un serment de vengeance contre la France, non moins implacable que celui qui sortit, contre Rome des lèvres du jeune Annibal.
En effet, en apprenant successivement, et à huit mois de distance, les nouvelles de la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Caroline devint presque folle de rage. Les différentes impressions de terreur et de colère qui agitaient son âme avaient altéré sa physionomie et bouleversé le fil de ses idées; elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, des Robespierre; on ne pouvait lui parler de l'amour et de la fidélité de ses sujets sans risquer de tomber dans sa disgrâce. Sa haine pour la France lui faisait voir dans ses propres États un parti républicain qui était loin d'y exister, mais qu'elle finit par y créer à force de persécutions; elle donnait le nom de jacobin à tout homme dont la distinction et la valeur personnelles dépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent lisant une gazette parisienne, à tout dandy imitant les modes françaises, et particulièrement à ceux qui portaient les cheveux courts; des aspirations pures et simples dans un progrès social furent taxées de crimes que la mort ou une prison perpétuelle pouvaient seules expier. Après que ses soupçons eurent été chercher, dans le Mezzo-Ceto, Emmanuele de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfants ayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui furent cruellement exécutés sur la place du Château, les Pagano, les Conforti, les Cirillo furent emprisonnés; seulement, cette première fois, les soupçons de la reine montèrent jusqu'à la plus haute aristocratie: un prince Colonna, un Caracciolo, un Riario, enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer avec Cirillo au nombre des conspirateurs du palais de la reine Jeanne, furent arrêtés sans aucun motif, conduits au château Saint-Elme et recommandés au geôlier comme les conspirateurs les plus dangereux.
Le roi et la reine, si mal d'accord d'habitude en toute chose, s'accordèrent cependant à partir de ce moment sur un point, leur haine contre les Français; seulement, la haine du roi était indolente et se fût contentée de les tenir éloignés de lui, tandis que la haine de Caroline était active et qu'à cette haine, à laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallait leur destruction.
Le caractère altier de Caroline avait depuis longtemps courbé sous sa volonté le caractère insoucieux de Ferdinand, qui, ainsi que nous l'avons dit, se révoltait parfois par boutades, quand son bon sens naturel lui indiquait qu'on le faisait dévier du droit chemin; mais, avec du temps, de la patience et de l'obstination, la reine en arrivait toujours au but qu'elle se proposait.
C'est ainsi que, dans l'espoir de prendre part à quelque coalition contre la France, et même de lui faire une guerre personnelle, elle avait, par l'intermédiaire d'Acton, levé et organisé, presque à l'insu de son mari, une armée de 70,000 hommes, construit une flotte de cent bâtiments de toute grandeur, réuni un matériel considérable, et pris toutes les dispositions enfin pour que, du jour au lendemain, sur un ordre du roi, la guerre pût commencer.
Elle avait été plus loin: appréciant l'impuissance des généraux napolitains, qui n'avaient jamais commandé une armée en campagne, comprenant le peu de confiance qu'auraient en eux des soldats qui connaîtraient comme elle leur incapacité, elle avait demandé à son neveu l'empereur d'Autriche, un de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste de l'époque, quoiqu'il ne fût encore célèbre que par ses échecs, le baron Mack; l'empereur s'était empressé de le lui accorder, et l'on attendait de moment en moment l'arrivée de cet important personnage, arrivée dont la reine et Acton devaient être seuls prévenus et que le roi ignorait complétement.
Ce fut sur ces entrefaites qu'Acton, se sentant maître de la situation et ne connaissant au monde qu'un seul homme qui pût le renverser et se mettre à sa place, se décida à se débarrasser de cet homme, dont l'éloignement ne lui suffisait plus.
Un jour, on apprit à Naples que le prince Caramanico, vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain qu'il était mourant, le surlendemain qu'il était mort.
Dans aucun coeur peut-être cette mort ne causa un ébranlement si terrible que dans celui de Caroline; cet amour, le premier de tous, y avait grandi par l'absence et ne pouvait en être déraciné que par la mort. Pas une des fibres dont il s'était emparé ne fut épargnée dans ce douloureux déchirement, et l'angoisse fut d'autant plus grande, qu'elle dut la cacher aux regards curieux qui l'enveloppaient; elle feignit une indisposition, s'enferma dans la chambre la plus reculée de son appartement, et, là, se roulant sur ses tapis, les ongles enfoncés dans ses cheveux, la figure inondée de larmes, avec des rugissements de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit le roi, maudit sa couronne, maudit cet amant qu'elle n'aimait pas et qui lui tuait le seul amant qu'elle eût aimé, se maudit elle-même, et, par dessus tout, maudit ce peuple qui, chantant cette mort dans les rues, l'accusait d'avoir fait ce sacrifice humain à son complice Acton; enfin se promit de reverser sur la France et sur les Français tout ce fiel extravasé au fond de son coeur.
Pendant cette agonie, une seule personne, confidente de tous ses secrets, et qu'elle allait associer à sa haine, put pénétrer jusqu'à elle: ce fut sa favorite Emma Lyonna.
Les deux années qui s'étaient écoulées depuis cette mort, la plus grande douleur peut-être de toute la vie de Caroline, avaient pu épaissir le masque d'impassibilité qu'elle portait sur son visage, mais n'avaient en rien cicatrisé les blessures qui saignaient en dedans.
Il est vrai que l'éloignement de Bonaparte séquestré en Égypte, l'arrivée à Naples du vainqueur d'Aboukir avec toute sa flotte, la certitude que, par cette Circé nommée Emma Lyonna, elle ferait de Nelson l'allié de sa haine et le complice de sa vengeance, lui avaient donné une de ces joies amères, les seules qu'il soit permis de connaître aux coeurs en deuil, aux âmes désespérées.
Dans cette situation d'esprit, la scène qui s'était passée la veille au soir au palais de l'ambassade d'Angleterre, c'est-à-dire les menaces de l'ambassadeur français et sa déclaration de guerre, loin d'avoir effrayé notre implacable ennemie, avaient, au contraire, résonné à son oreille comme le tintement du bronze sonnant l'heure si longtemps et si impatiemment attendue.
Il n'en était pas de même du roi, sur lequel cette scène avait produit une très-fâcheuse impression et auquel elle avait fait passer une fort mauvaise nuit.
Aussi, en rentrant dans son appartement, avait-il commandé qu'on lui préparât le lendemain, pour se distraire, une chasse au sanglier dans les bois d'Asproni.
FIN DU TOME PREMIER
TABLE
Avant-propos
I.—La galère capitaine
II.—Le héros du Nil
III.—Le passé de lady Hamilton
IV.—La fête de la peur
V.—Le palais de la reine Jeanne
VI.—L'envoyé de Rome
VII.—Le fils de la morte
VIII.—Le droit d'asile
IX.—La sorcière
X.—L'horoscope
XI.—Le général Championnet
XII.—Le baiser d'un mari
XIII.—Le chevalier San-Felice
XIV.—Luisa Molina
XV.—Le père et la fille
XVI.—Une année d'épreuve
XVII.—Le roi
XVIII.—La reine
FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER
________________________________________
POISSY.—TYP. ET STÉR. DE A. BOURET.