La San-Felice, Tome 01
VI
L'ENVOYÉ DE ROME.
Voyons donc ce que c'était que ces cinq hommes, dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sans s'épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux à la guillotine, prédiction qui, au reste, moins un, devait de point en point se réaliser pour tous.
Celui que nous avons montré seul, assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et que nous avons dit se nommer Domenico Cirillo, était un homme de Plutarque, un des plus puissants représentants de l'antiquité qui eussent jamais paru sur la terre de Naples. Il n'était ni du pays ni du temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutes les qualités dont une seule eût suffi à faire un homme supérieur.
Il était né en 1734, l'année même de l'avénement au trône de Charles III, à Grumo, petit village de la Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une pépinière d'illustres médecins, de savants naturalistes et d'intègres magistrats. Avant d'avoir atteint vingt ans, il concourait pour la chaire de botanique et l'obtenait; puis il avait voyagé en France, s'était lié avec Nollet, Buffon, d'Alembert, Diderot, Franklin, et, sans son grand amour pour sa mère,—il le disait lui-même,—renonçant à sa patrie réelle, il fût resté dans la patrie de son coeur.
De retour à Naples, il continua ses études et devint un des premiers médecins de son époque; mais il était particulièrement connu comme le médecin des pauvres, disant que la science devait être, pour un véritable chrétien, non une source de fortune, mais un moyen de venir en aide à la misère; ainsi, appelé en même temps par un riche citoyen et par un pauvre lazzarone, il allait de préférence au pauvre, qu'il soulageait d'abord avec son art, tant qu'il était en danger, et qu'un fois entré en convalescence il aidait de son argent.
Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, il avait été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la crainte des principes révolutionnaires et la haine des Français soulevèrent Ferdinand et Caroline contre tout ce qu'il y avait à Naples de coeurs nobles et d'esprits intelligents.
Depuis ce temps, il avait vécu dans une demi-disgrâce, et, ne voyant d'espoir pour son malheureux pays que dans une révolution accomplie à l'aide de ces mêmes Français qu'il avait aimés, au point de les mettre en balance avec sa mère et sa propre patrie, il était entré, avec la résolution philosophique de son âme et la sereine et douce ténacité de son caractère, dans un complot qui avait pour but de substituer l'intelligente et fraternelle autorité de la France à la sombre et brutale tyrannie des Bourbons. Il ne se cachait point qu'il jouait sa tête, et, calme, sans faux enthousiasme, il persistait dans son projet, si dangereux qu'il fût, comme il eût persisté dans la dangereuse volonté de soigner, au risque de sa propre vie, une population malade du choléra ou du typhus. Ses compagnons, plus jeunes et plus violents que lui, avaient pour ses avis, en toute chose, une suprême déférence; il était le fil qui les guidait dans le labyrinthe, la lumière qu'ils suivaient dans l'obscurité; et le sourire mélancolique avec lequel il accueillait le danger, la suave onction avec laquelle il parlait des élus qui ont le bonheur de mourir pour l'humanité, avaient sur leur esprit quelque chose de cette influence que donne Virgile à l'astre chargé de dissiper les ténèbres et les terreurs de l'obscurité, et de leur substituer les silences protecteurs et bienveillants de la nuit.
Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d'Andria, le même qui était intervenu dans la conversation pour répondre de la persistante volonté et du froid courage de l'homme que l'on attendait, était un de ces athlètes que Dieu crée pour les luttes politiques, c'est-à-dire une espèce de Danton aristocrate, avec un coeur intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.
Il aimait par instinct les entreprises difficiles, et courait au danger du même pas dont un autre l'aurait fui, s'inquiétant peu des moyens, pourvu qu'il arrivât au but. Énergique dans sa vie, il fut, ce que l'on eut cru impossible, plus énergique dans sa mort; c'était enfin un de ces puissants leviers que la Providence, qui veille sur les peuples, met aux mains des révolutions qui doivent les affranchir.
Il descendait de l'illustre famille des ducs d'Andria, et portait le titre de comte de Ruvo; mais il dédaignait son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s'offraient pas à la reconnaissance de l'histoire avec quelqu'une de ces recommandations qu'il ambitionnait de conquérir, disant sans cesse qu'il n'y avait pas de noblesse chez un peuple esclave. Il s'était enflammé au premier souffle des idées républicaines, introduites à Naples à la suite de Latouche-Tréville, s'était jeté avec son audace accoutumée dans la voie hasardeuse des révolutions, et, quoique forcé par sa position de paraître à la cour, il s'était fait le plus ardent apôtre, le plus zélé propagateur des principes nouveaux; partout où l'on parlait de liberté, comme par une évocation magique, on voyait apparaître à l'instant même Hector Caraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté avec les premiers patriotes désignés par la junte d'État et conduit au château Saint-Elme; là, il était entré en relation avec un grand nombre de jeunes officiers préposés à la garde du fort. Sa parole ardente créa chez eux l'amour de la république; bientôt une telle amitié les unit, que, menacé d'un jugement mortel, il n'hésita point à leur demander leur aide pour fuir. Alors, il y eut lutte entre ces nobles coeurs: les uns disaient que, même pour la liberté, on ne devait point trahir son devoir, et que, chargés de la garde du château, c'était un crime à eux de concourir à la fuite d'un prisonnier, ce prisonnier fût-il leur ami, fût-il leur frère. D'autres, au contraire, disaient qu'à la liberté et au salut de ses défenseurs, même l'honneur, un patriote doit tout sacrifier.
Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, en Sicile, plus ardent patriote que les autres, consentit à être non-seulement le complice, mais le compagnon de sa fuite; tous deux furent aidés dans cette évasion par la fille d'un officier de la garnison qui, amoureuse d'Hector, lui fit passer une corde pour descendre du haut des murs du château, tandis que le jeune Sicilien l'attendait en bas.
L'évasion s'exécuta heureusement; mais les deux fugitifs n'eurent point même fortune: le Sicilien fut repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de Ferdinand, vit son supplice commué en celui d'une prison perpétuelle dans l'horrible fosse de Favignana.
Hector trouva un asile dans la maison d'un ami, à Portici; de là, par des sentiers connus des seuls montagnards, il sortit du royaume, se rendit à Milan, y trouva les Français, et devint facilement leur ami, étant celui de leurs principes. Eux, de leur côté, apprécièrent cette âme de feu, ce coeur indomptable, cette volonté de fer. Le beau caractère de Championnet lui parut taillé sur celui des Phocion et des Philopoemen; sans fonctions particulières, il s'attacha à son état-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et la proclamation de la république romaine, le général français vint à Rome, il l'y accompagna; alors, se trouvant si près de Naples, ne désespérant pas d'y soulever un mouvement révolutionnaire, il avait repris, pour rentrer dans le royaume, le même chemin par lequel il en était sorti, était revenu demander l'hospitalité non plus du proscrit, mais du conspirateur, au même ami chez lequel il avait déjà trouvé un asile et qui n'était autre que Gabriel Manthonnet, que nous avons déjà nommé, et, de là, il avait écrit à Championnet qu'il croyait Naples mûre pour un soulèvement et qu'il l'invitait à lui envoyer un homme sûr, calme et froid qui pût juger lui-même de la situation des esprits et de l'état des choses: c'était cet envoyé que l'on attendait.
Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffa avait trouvé un asile, et que le bouillant patriote n'avait pas eu de peine à entraîner à la cause de la liberté, était, comme Hector Caraffa, un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d'origine savoyarde, comme l'indique son nom; sa force était herculéenne, et sa volonté marchait l'égale de sa force; il avait cette éloquence du courage et cet esprit du coeur qui, dans les circonstances extrêmes, font jaillir de l'âme ces paroles sublimes dont tressaille l'histoire, chargée de les enregistrer; ce qui ne l'empêchait pas, dans les circonstances ordinaires, de trouver ces fines railleries qui, sans arriver à la postérité, font fortune chez les contemporains. Admis dans l'artillerie napolitaine en 1784, il avait été fait sous-lieutenant en 1787, était passé en 1789 comme lieutenant au régiment d'artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommé lieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de l'année 1798, était devenu capitaine commandant de son régiment et aide de camp du général Fonseca.
Celui des quatre conspirateurs que nous avons désigné sous le nom de Schipani était un Calabrais de naissance. La loyauté et la bravoure étaient ses deux qualités dominantes: homme d'exécution sûre tant qu'il restait sous le commandement de deux chefs de génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, il devenait, abandonné à lui-même, inquiétant à force de témérité, dangereux à force de patriotisme. C'était une espèce de machine de guerre, frappant des coups terribles et sûrs, mais à la condition qu'il serait mis en mouvement par d'habiles machinistes.
Quant à Nicolino, qui était resté de garde, comme le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant sur la pointe du Pausilippe, c'était un beau gentilhomme de vingt et un à vingt-deux ans, neveu de ce même François Caracciolo que nous avons vu commander la galère de la reine et refuser pour lui une invitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation de bal chez l'ambassadeur ou plutôt chez l'ambassadrice d'Angleterre; il était, en outre, frère du duc de Rocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux, le plus chevaleresque des cavaliers servants de la reine et qui est resté, à Naples, le type méridional de notre duc de Richelieu, amant de mademoiselle de Valois et vainqueur de Mahon; seulement, Nicolino, enfant d'un second mariage, était fils d'une Française, avait été élevé par sa mère dans l'amour de la France, et tenait, de cette portion de son sang, cette légèreté d'esprit et cette insouciance du danger qui font au besoin du héros un homme aimable et de l'homme aimable un héros.
Tandis que les quatre autres conjurés échangeaient entre eux à voix basse, et la main machinalement étendue vers leurs armes, ces paroles pleines d'espérance, comme en disent les conspirateurs, mais à travers lesquelles, si pleines d'espérance qu'elles soient, brillent de temps en temps comme le reflet du glaive ou l'éclair du poignard, quelques-uns de ces mots qui, par le frissonnement qu'ils éveillent au fond du coeur, rappellent aux Damoclès politiques qu'ils ont une épée suspendue au-dessus de leur tête, Nicolino, insoucieux comme on l'est à vingt ans, rêvait à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour objet une des dames d'honneur de la reine, encore plus qu'à la liberté de Naples, et, sans perdre de vue la pointe du Pausilippe, regardait s'amasser au ciel cette tempête prédite par François Caracciolo à la reine, et par lui à ses compagnons.
En effet, de temps en temps, un tonnerre lointain grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une sombre masse de nuages, roulant du midi au nord, illuminaient tour à tour d'une lueur fantastique le noir rocher de Capri, qui, aussitôt l'éclair éteint, rentrait dans l'obscurité, ne faisant plus qu'un avec la masse opaque de nuées dont il semblait former la base. De temps en temps, des bouffées de ce vent lourd et desséchant qui apporte jusqu'à Naples le sable enlevé aux déserts de la Libye, passaient par rafales frissonnantes, soulevant à la surface de la mer une trépidation phosphorescente qui, pour un instant, la changeait en un lac de flammes, rentrant presque aussitôt dans sa sombre opacité.
Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs, une foule de petites barques se hâtaient de regagner le port, les unes emportées par leurs voiles triangulaires et laissant derrière elles un sillon de feu, les autres nageant de toutes leurs forces et pareilles à ces grosses araignées qui courent sur l'eau, égratignant la mer de leurs avirons, dont chaque coup faisait jaillir une gerbe d'étincelles liquides. Peu à peu, ces barques, en se rapprochant hâtivement de la terre, disparurent derrière la lourde et immobile masse du château de l'Oeuf et le phare du môle, dont la lumière jaunâtre apparaissait au centre d'un cercle de vapeur pareil à celui qui entoure la lune à l'approche des mauvais temps; enfin, la mer resta solitaire, comme pour laisser le champ libre au combat qu'allaient se livrer les quatre vents du ciel.
En ce moment, à la pointe du Pausilippe, apparut, comme un point dans l'espace, une flamme rougeâtre, faisant contraste avec les sulfureuses haleines de la tempête et les émanations phosphorescentes de la mer; cette flamme se dirigeait en droite ligne sur le palais de la reine Jeanne.
Alors, et comme si l'apparition de cette flamme était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula du cap Campanella au cap Misène, tandis que, dans la même direction, le ciel, en s'ouvrant, offrait à l'oeil effrayé les abîmes insondables de l'éther. Des rafales venant de points complétement opposés passèrent, en la creusant, à la surface de la mer avec des rapidités et des bruits de trombe; les vagues montèrent sans gradation, comme si un bouillonnement sous-marin provoquait leur ébullition; la tempête venait de briser sa chaîne et parcourait le cirque liquide, comme un lion furieux.
Nicolino, à l'aspect effrayant que prenaient à la fois la mer et le ciel, jeta un cri d'appel qui fit tressaillir les conjurés dans les profondeurs du vieux palais; ils s'élancèrent par les degrés, et, arrivés à la fenêtre, virent de quoi il s'agissait.
La barque qui amenait, il n'y avait point à en douter, le messager attendu, venait d'être prise et comme enveloppée par la tempête, à moitié chemin du Pausilippe au palais de la reine Jeanne; elle avait abattu à l'instant même la petite voile carrée sous laquelle elle naviguait, et elle bondissait effarée sur les vagues, où essayaient de mordre les avirons de deux vigoureux rameurs.
Comme l'avait pensé Hector Caraffa, rien n'avait arrêté le jeune homme au coeur de bronze qu'ils attendaient. Comme il avait été convenu dans l'itinéraire tracé d'avance,—et plus encore par précaution pour les conspirateurs napolitains que pour l'envoyé, que son uniforme français et son titre d'aide de camp de Championnet devaient protéger dans une ville d'un royaume allié, dans une capitale amie,—il avait quitté la route de Rome à Santa-Maria, avait gagné le bord de la mer, avait laissé son cheval à Pouzzoles, sous prétexte qu'il était trop fatigué pour aller plus loin; et, là, moitié menace, moitié séduction d'une forte récompense, il avait déterminé deux marins à partir malgré les présages du temps; et, tout en protestant contre une pareille témérité, ils étaient partis au milieu des cris et des lamentations de leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient accompagnés jusque sur les dalles humides du port.
Leur crainte s'était réalisée, et, arrivés à Nisida, ils avaient voulu mettre leur passager à terre et s'abriter à la jetée; mais le jeune homme, sans colère, sans paroles vaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture, en avait dirigé le canon sur les récalcitrants, qui, voyant, à ce visage calme mais résolu, que c'en était fait d'eux s'ils abandonnaient leurs rames, s'étaient courbés sur elles et avaient donné une nouvelle impulsion à la barque.
Ils avaient débouché alors du petit golfe de Pouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là, s'étaient trouvés sérieusement aux prises avec la tempête, qui, ne voyant, sur l'immense surface des flots, que cette seule barque à anéantir, semblait avoir concentré sur elle toute sa colère.
Les cinq conjurés restèrent un instant immobiles et muets; le premier aspect d'un grand danger couru par notre semblable commence toujours par nous stupéfier; puis jaillit tout à coup de notre coeur, comme un instinct impérieux et irrésistible de la nature, le besoin de lui porter secours.
Hector Caraffa rompit le premier le silence.
—Des cordes! des cordes! cria-t-il en essuyant la sueur qui venait de perler tout à coup à son front.
Nicolino s'élança, il avait compris; il replaça la planche sur l'abîme, bondit du rebord de la fenêtre sur la planche, de la planche sur le rocher, et du rocher jusqu'à la porte de la rue, et, dix minutes après, il reparut avec une corde arrachée à un puits public.
Pendant ce temps, si court qu'il fût, la tempête avait redoublé de rage; mais aussi, poussée par elle, la barque s'était rapprochée et n'était plus qu'à quelques encablures du palais; seulement, la vague battait avec tant de fureur contre l'écueil sur lequel il était bâti, qu'au lieu de se présenter comme une espérance, il y avait un redoublement de danger à s'en approcher, l'écume fouettant le visage des conspirateurs penchés à la fenêtre du premier étage, c'est-à-dire à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l'eau.
A la lueur du feu allumé à la proue, et que chaque vague que surmontait la barque menaçait d'éteindre, on voyait les deux marins courbés sur leurs rames avec l'angoisse de la terreur peinte sur le visage; tandis que, debout, comme s'il était rivé au plancher du bateau, les cheveux fouettés par l'ouragan, mais le sourire sur les lèvres et regardant d'un oeil dédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de Scylla, bondissaient et aboyaient autour de lui, le jeune homme semblait un dieu commandant à la tempête, ou, ce qui est plus grand encore, un homme inaccessible à la peur.
On voyait, à la façon dont il abaissait la main sur ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruine gigantesque, que, dans l'espérance d'être attendu, il essayait de distinguer à travers l'ombre la présence de ceux qui l'attendaient; un éclair lui vint en aide, qui illumina la façade ridée et sombre du vieux bâtiment, et il put voir, groupés dans l'attitude de l'angoisse, cinq hommes qui d'une même voix lui crièrent:
—Courage!
Au même moment, une vague monstrueuse, refoulée par la base rocheuse du palais, s'abattit sur l'avant de la barque, et, éteignant le feu, sembla l'avoir engloutie.
La respiration s'arrêta dans toutes les poitrines; d'un geste désespéré, Hector Caraffa saisit ses cheveux à pleines mains; mais on entendit une voix forte et calme qui criait, dominant le bruit de la tempête:
—Une torche!
Ce fut Hector Caraffa qui s'élança à son tour; il y avait dans une cavité de la muraille des torches préparées pour les nuits ténébreuses; il saisit une de ces torches, l'alluma à la lampe qui brûlait sur la table de pierre; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître sur la plate-forme extérieure du rocher, penché sur la mer et étendant vers la barque sa torche résineuse au milieu d'un nuage d'écume impuissant à l'éteindre.
Alors, comme si elle surgissait des abîmes de la mer, la barque reparut à quelques pieds seulement de la base du château; les deux rameurs avaient abandonné leur rames, et à genoux, les bras levés au ciel, invoquaient la madone et saint Janvier.
—Une corde! cria le jeune homme.
Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre, et, retenu à bras-le-corps par l'herculéen Manthonnet, prit sa mesure et lança dans le bateau une extrémité de la corde, dont Schipani et Cirillo tenaient l'autre extrémité.
Mais à peine avait-on entendu le bruit de la corde heurtant le bois de la barque, qu'une vague énorme, venant cette fois de la mer, lança avec une force irrésistible la barque contre l'écueil. On entendit un craquement funèbre suivi d'un cri de détresse; puis barque, pêcheurs, passagers, tout disparut.
Seulement, cette exclamation simultanée s'échappa de la poitrine de Schipani et de Cirillo:
—Il la tient! il la tient!
Et ils se mirent à tirer la corde à eux.
En effet, au bout d'une seconde, la mer se fendit au pied de recueil, et, à la lueur de la torche qu'étendait Hector Caraffa au-dessus de l'abîme, on en vit sortir le jeune aide de camp, qui, secondé par la traction de la corde, escalada le rocher, saisit la main que lui tendit le comte de Ruvo, bondit sur la plateforme, et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de son ami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre altération, levant la tête vers ses sauveurs, prononça ce seul mot:
—Merci!
En ce moment, un coup de tonnerre retentit, qui sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit; un éclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures de la ruine, ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement terrible, monta jusqu'aux genoux des deux jeunes gens.
Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasme méridional qui faisait encore ressortir la tranquillité de son âme, levant sa torche comme pour défier la foudre:
—Gronde, tonnerre! flamboie, éclair! rugis tempête! s'écria-t-il. Nous sommes de la race de ces Grecs qui ont brûlé Troie, et celui-ci—ajouta-t-il en passant la main sur l'épaule de son ami—celui-ci descend d'Ajax, fils d'Oïlée: il échappera malgré les dieux!
VII
LE FILS DE LA MORTE.
Ce qu'il y a de particulier aux grands cataclysmes de la nature et aux grandes préoccupations politiques,—et, hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point honneur à l'humanité,—c'est qu'ils concentrent l'intérêt sur les individus qui, dans l'un ou l'autre cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages inférieurs dans l'ombre, et en laissant le soin de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence qui est devenue, pour les égoïstes de caractère ou d'occasion, un moyen de mettre à la charge de Dieu toutes les infortunes qu'ils ne se souciaient pas de secourir.
Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui amenait le messager attendu si impatiemment par nos conspirateurs fut lancée contre l'écueil et se brisa dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d'élite, au coeur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres de l'humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement que deux de leurs semblables, fils de cette patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de disparaître dans le gouffre, pour ne s'occuper que de celui qui se rattachait à eux par un lien d'intérêt non-seulement général, mais encore individuel, concentrant sur celui-là toute leur attention et tous leurs secours, et croyant qu'une vie si nécessaire à leurs projets n'était pas trop payée des deux existences secondaires qu'elle venait de compromettre et à la perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent même pas.
—C'étaient des hommes, cependant, murmurera le philosophe.
—Non, répondra le politique; c'étaient des zéros dont une nature supérieure était l'unité.
Quoi qu'il en soit, que les deux malheureux pêcheurs aient eu leur part bien vive dans les sympathies et dans les regrets de ceux qui venaient de les voir disparaître, c'est ce dont il nous est permis de douter en les voyant s'élancer, le visage joyeux et les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.
C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues mèches, collées aux tempes et le long des joues par l'eau de la mer, un visage naturellement pâle, et dont tout le mouvement et toute la vie semblaient s'être concentrés dans les yeux, suffisant d'ailleurs à animer une physionomie qui, sans les éclairs qu'ils jetaient, eût semblé de marbre; ses sourcils noirs et naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale une expression de volonté inflexible, contre laquelle on comprenait que tout, excepté les mystérieux et implacables décrets du sort, avait dû se briser et devait se briser encore; si ses habits n'eussent été ruisselants d'eau, si les boucles de ses cheveux n'eussent point porté les traces de son passage à travers les vagues, si la tempête n'eût rugi comme un lion furieux d'avoir laissé échapper sa proie, il eût été impossible de lire sur sa physionomie le moindre signe d'émotion qui indiquât qu'il venait d'échapper à un danger de mort; c'était bien enfin et de tout point l'homme promis par Hector Caraffa, dont l'impétueuse témérité se plaisait à s'incliner devant le froid et tranquille courage de son ami.
Pour achever maintenant le portrait de ce jeune homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, du moins un des personnages principaux de de cette histoire, hâtons-nous de dire qu'il était vêtu de cet élégant et héroïque costume républicain que les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, et dont nous avons, à propos de l'apparition de notre ambassadeur Garat, tracé une description trop exacte et trop récente pour qu'il soit utile de la renouveler ici.
Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il qu'il y avait une certaine imprudence à un messager, chargé de mystérieuses communications, à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était plus qu'un uniforme, qui était un symbole; mais nous répondrons que notre héros était parti de Rome, il y avait quarante-huit heures, ignorant complètement, ainsi que le général Championnet, dont il était l'émissaire, les événements qu'avaient accumulés en un jour l'arrivée de Nelson et l'inqualifiable accueil qui lui avait été fait; que le jeune officier était ostensiblement envoyé à l'ambassadeur que l'on croyait encore à son poste, comme chargé de dépêches, et que l'uniforme français dont il était revêtu semblait devoir être un porte-respect, au contraire, dans un royaume que l'on savait hostile au fond du coeur, mais qui, par crainte au moins, si ce n'était par respect humain, devait conserver les apparences d'une amitié qu'à défaut de sa sympathie, lui imposait un récent traité de paix.
Seulement, la première conférence du messager devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu'il fallait avoir grand soin de ne pas compromettre; car, si l'uniforme et la qualité de Français sauvegardaient l'officier, rien ne les sauvegardait, eux; et l'exemple d'Emmanuel de Deo, de Galiani et de Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence avec les républicains français, prouvait que le gouvernement napolitain n'attendait que l'occasion de déployer une suprême rigueur et ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. La conférence terminée, elle devait être transmise dans tous ses détails à notre ambassadeur et devait servir à régler la conduite qu'il tiendrait avec une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, mérité chez les modernes la réputation que la foi carthaginoise avait dans l'antiquité.
Nous avons dit avec quel empressement chacun s'était élancé au-devant du jeune officier, et l'on comprend quelle impression dut faire sur l'organisation impressionnable de ces hommes du Midi cette froide bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, quand le danger était à peine évanoui.
Quel que fût le désir des conjurés d'apprendre les nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que celui-ci acceptât d'abord de Nicolino Caracciolo, qui était de la même taille que lui et dont la maison était voisine du palais de la reine Jeanne2, un costume complet pour remplacer celui qui était trempé de l'eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves inconvénients pour la santé du naufragé; malgré les objections de celui-ci, il lui fallut donc céder; il resta seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument lui servir de valet de chambre; et, lorsque Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes gens qui donnaient la mode à Naples.
En voyant rentrer ceux qui s'étaient absentés pour un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s'avançant à leur rencontre, leur dit en excellent italien:
—Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me connaît ici, tandis qu'au contraire, moi, je vous connais tous ou pour des hommes savants ou pour des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie et sont des titres à la confiance de vos concitoyens; mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que quelques actions de courage qui me sont communes avec les plus humbles et les plus ignorés des soldats de l'armée française. Or, quand on va combattre pour la même cause, risquer sa vie pour le même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, il est d'un homme loyal de se faire connaître et de n'avoir point de secrets pour ceux qui n'en ont pas pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs; je suis Napolitain comme vous; seulement, vous avez été proscrits et persécutés à différents âges de votre vie; moi, j'ai été proscrit avant ma naissance.
Le mot FRÈRE s'échappa de toutes les bouches, et toutes les mains s'étendirent vers les deux mains ouvertes du jeune homme.
—C'est une sombre histoire que la mienne, ou plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux perdus dans l'espace, comme s'il cherchait quelque fantôme invisible à tous, excepté à lui; et qui vous sera, je l'espère, un nouvel aiguillon à renverser l'odieux régime qui pèse sur notre patrie.
Puis, après un instant de silence:
—Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il; nous habitions, mon père et moi, une petite maison de campagne isolée au milieu d'une grande forêt; nous n'avions qu'un domestique, nous ne recevions personne; je ne me rappelle pas même le nom de cette forêt.
»Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher mon père; il montait alors à cheval, prenait ses instruments de chirurgie, suivait la personne qui le venait chercher; puis, deux heures, quatre heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, reparaissait sans dire où il avait été.—J'ai su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses absences étaient motivées par des opérations dont il refusa toujours le salaire.
»Mon père s'occupait seul de mon éducation; mais, je dois le dire, il donnait plus d'attention encore au développement de mes forces et de mon adresse qu'à celui de mon intelligence et de mon esprit.
»Ce fut lui, cependant, qui m'apprit à lire et à écrire, puis qui m'enseigna le grec et le latin; nous parlions indifféremment l'italien et le français; tout le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, était consacré aux exercices du corps.
»Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes et à tirer au fusil et au pistolet.
»A dix ans, j'étais un excellent cavalier, je manquais rarement une hirondelle au vol et je cassais presque à chaque coup, avec mes pistolets, un oeuf se balançant au bout d'un fil.
»Je venais d'atteindre ma dixième année lorsque nous partîmes pour l'Angleterre; j'y restai deux ans. Pendant ces deux ans, j'y appris l'anglais avec un professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je parlais l'anglais aussi couramment que le français et l'italien.
»J'avais un peu plus de douze ans lorsque nous quittâmes l'Angleterre pour l'Allemagne; nous nous arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j'avais appris l'anglais, j'appris l'allemand; au bout de deux autres années, cette langue m'était aussi familière que les trois autres.
»Pendant ces quatre années, mes études physiques avaient continué. J'étais excellent cavalier, de première force à l'escrime; j'eusse pu disputer le prix de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre la muraille.
»Je n'avais jamais demandé à mon père pourquoi il me poussait à tous ces exercices. J'y prenais plaisir, et, mon goût se trouvant d'accord avec sa volonté, j'avais fait des progrès qui m'avaient amusé moi-même tout en le satisfaisant.
»Au reste, j'avais jusque-là passé au milieu du monde pour ainsi dire sans le voir; j'avais habité trois pays sans les connaître; j'étais très-familier avec les héros de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome, très-ignorant de mes contemporains.
»Je ne connaissais que mon père.
»Mon père, c'était mon dieu, mon roi, mon maître, ma religion; mon père ordonnait, j'obéissais. Ma lumière et ma volonté venaient de lui; je n'avais par moi-même que de vagues notions du bien et du mal.
»J'avais quinze ans lorsqu'il me dit un jour, comme deux fois il me l'avait déjà dit:
»—Nous partons.
»Je ne songeai pas même à lui demander:
»—Où allons-nous?
»Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la Suisse; nous traversâmes les Alpes. J'avais parlé successivement l'allemand et le français, tout à coup, en arrivant au bord d'un grand lac, j'entendis parler une langue nouvelle, c'était l'italien; je reconnus ma langue maternelle et je tressaillis.
»Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes à Naples. A Naples, nous nous arrêtâmes quelques jours; mon père achetait deux chevaux et paraissait mettre beaucoup d'attention au choix de ces deux montures.
»Un jour, arrivèrent à l'écurie deux bêtes magnifiques, croisées d'anglais et d'arabe; j'essayai le cheval qui m'était destiné et je rentrai tout fier d'être maître d'un pareil animal.
»Nous partîmes de Naples un soir; nous marchâmes une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, nous arrivâmes à un petit village où nous nous arrêtâmes.
»Nous nous y reposâmes jusqu'à sept heures du matin.
«A sept heures, nous déjeunâmes; avant de partir, mon père me dit:
»—Salvato, charge tes pistolets.
»—Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.
»—Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau avec la plus grande précaution, de peur qu'ils ne ratent: tu auras besoin de t'en servir aujourd'hui.
»J'allais les décharger en l'air sans faire aucune observation; j'ai dit mon obéissance passive aux ordres de mon père; mais mon père m'arrêta le bras.
»—As-tu toujours la main aussi sûre? me demanda-t-il.
»—Voulez-vous le voir?
»—Oui.
»Un noyer à l'écorce lisse ombrageait l'autre côté de la route; je déchargeai un de mes pistolets dans l'arbre; puis, avec le second, je doublai si exactement ma balle, que mon père crut d'abord que j'avais manqué l'arbre.
»Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, s'assura que les deux balles étaient dans le même trou.
»—Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.
»—Il sont rechargés.
»—Partons alors.
»On nous tenait nos chevaux prêts; je plaçai mes pistolets dans leurs fontes; je remarquai que mon père mettait une nouvelle amorce aux siens.
»Nous partîmes.
»Vers onze heures du matin, nous atteignîmes une ville où s'agitait une grande foule; c'était jour de marché et tous les paysans des environs y affluaient.
»Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes la place. Pendant toute la route, mon père était demeuré muet; mais cela ne m'avait point étonné: il passait parfois des journées entières sans prononcer une parole.
»En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes; il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous côtés.
»Devant un café se tenait un groupe d'hommes mieux vêtus que les autres; au milieu de ce groupe, une espèce de gentilhomme campagnard, à l'air insolent, parlait haut, et, gesticulant avec une cravache qu'il tenait à la main, s'amusait à en frapper indifféremment les hommes et les animaux qui passaient à sa portée.
»Mon père me toucha le bras; je me retournai de son côté: il était fort pâle.
»—Qu'avez-vous mon père? lui demandai-je.
»—Rien, me dit-il.—Vois-tu cet homme?
»—Lequel?
»—Celui qui a des cheveux roux.
»—Je le vois.
»—Je vais m'approcher de lui et lui dire quelques paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu? Juste au milieu du front.—Apprête ton pistolet.
»Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, mon père s'approcha de l'homme, lui dit quelques mots; l'homme pâlit. Mon père me montra du doigt le ciel.
»Je fis feu, la balle atteignit l'homme roux au milieu du front: il tomba mort.
»Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer le chemin; mais mon père éleva la voix.
»—Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il; et celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt, c'est le fils de la morte!
»La foule s'ouvrit devant nous et nous sortîmes de la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous poursuivre.
Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux au galop et nous ne nous arrêtâmes qu'au couvent du Mont-Cassin.
»Le soir, mon père me raconta l'histoire que je vais vous raconter à mon tour.
VIII
LE DROIT D'ASILE.
La première partie de l'histoire que venait de raconter le jeune homme avait paru tellement étrange à ses auditeurs, qu'ils l'avaient écoutée attentifs, muets et sans l'interrompre; en outre, il put se convaincre, par le silence qu'ils continuaient de garder pendant la pause d'un instant qu'il fit, de l'intérêt qu'ils attachaient à sa narration et du désir qu'ils éprouvaient d'en connaître la fin, ou plutôt le commencement.
Aussi n'hésita-t-il point à reprendre son récit.
—Notre famille continua-t-il, habitait de temps immémorial la ville de Larino, dans la province de Molise: elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri, comme on l'appelait plus communément, vint, vers 1778, achever ses études à l'école de chirurgie de Naples.
—Je l'ai connu, ajouta Dominique Cirillo; c'était un brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques années; il est retourné dans sa province vers 1771, à l'époque où je venais d'être nommé professeur; au bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu'à la suite d'une querelle avec le seigneur de son pays, querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu, il avait été forcé de s'exiler.
—Soyez béni et honoré, dit Salvato en s'inclinant, vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice devant son fils.
—Continuez, continuez! dit Cirillo; nous vous écoutons.
—Continuez! reprirent après lui, et d'une seule voix, les autres conjurés.
—Donc, vers l'année 1771, comme vous l'avez dit, Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme de docteur, et jouissant d'une réputation d'habileté que plusieurs cures fort difficiles, accomplies heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre en doute.
»Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina Ferri. Fiancés avant leur séparation, les deux amants s'étaient fidèlement gardé leur foi pendant les trois années d'absence; leur mariage devait être la principale fête du retour.
»Mais, en l'absence de mon père, un événement qui avait la gravité d'un malheur était arrivé: le comte de Molise était devenu amoureux d'Angiolina Ferri.
»Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits qu'ils prétendent tenir de leur puissance féodale; un de ces droits était d'accorder ou de refuser, selon leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de se marier.
»Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri n'étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux étaient nés libres et ne relevaient que d'eux-mêmes; il y avait plus: mon père, par la fortune, était presque son égal.
»Le comte avait tout employé, menaces et promesses, pour obtenir un regard d'Angiolina; tout s'était brisé contre une chasteté dont le nom de la jeune fille semblait être le symbole.
»Le comte donna une grande fête et l'invita. Pendant cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement dans le château, mais encore dans les jardins du comte, son frère, le baron de Boïano, s'était chargé d'enlever Angiolina et de la transporter de l'autre côté du Tortore, dans le château de Tragonara.
»Angiolina, invitée, comme toutes les dames de Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une indisposition.
»Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure, le comte de Molise envoya ses campieri pour enlever la jeune fille, qui n'eut que le temps, tandis que ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu doublement sacré par lui-même et par le voisinage de la cathédrale.
»A ce double titre, il jouissait du droit d'asile.
»Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque Giuseppe Palmieri revint à Larino.
»Le siége épiscopal était, par hasard, vacant à cette époque. Un vicaire remplaçait l'évêque; Giuseppe Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille, et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle de l'évêché.
»Le comte de Molise apprit ce qui s'était passé, et, tout enragé de colère qu'il était, il respecta les priviléges du lieu; mais il plaça tout autour du palais des hommes d'armes chargés de surveiller ceux qui entraient dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en sortaient.
»Mon père savait bien que ces hommes d'armes étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme courait risque de l'honneur, lui courait risque de la vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux; sûr de l'impunité, le comte de Molise avait cessé depuis longtemps de tenir registre des assassinats qu'il avait commis lui-même ou fait commettre par ses sbires.
»Les hommes du comte faisaient bonne garde; on disait qu'Angiolina vivante valait dix mille ducats, et mon père mort cinq mille.
»Mon père resta quelque temps caché au palais épiscopal; mais, par malheur, il n'était pas homme à subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d'en finir avec son persécuteur.
»Or, le comte de Molise avait l'habitude de sortir tous les jours en voiture de son palais, une heure ou deux avant l'Ave Maria, et d'aller faire une promenade jusqu'au couvent des Capucins, situé à environ deux milles de distance de la ville; arrivé là, le comte donnait invariablement au cocher l'ordre de revenir au palais; le cocher tournait bride, et, au petit trot, presque au pas, le comte reprenait le chemin de la ville.
»A mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la fontaine de San-Pardo, patron du pays, et ça et là, autour de la fontaine, des fourrés et des haies.
»Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa robe, il cachait une paire d'épées et une paire de pistolets.
»Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut propice; il s'y arrêta et se cacha derrière une haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer: il y avait encore une heure de jour.
»Une demi-heure après, il entendit le roulement de la voiture qui revenait; il dépouilla sa robe de moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.
»La voiture approchait.
»D'une main, il prit les épées hors de leur fourreau, de l'autre, les pistolets tout armés, et alla se placer au milieu de la route.
»En voyant cet homme, auquel il soupçonnait de mauvaises intentions, le cocher prit un des bas côtés du chemin; mais mon père n'eut qu'un mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.
»—Qui es-tu et que veux-tu? lui demanda le comte en se soulevant dans sa voiture.
»—Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit mon père; je veux ta vie.
»—Coupe la figure de ce drôle d'un coup de fouet, dit le comte à son cocher, et passe!
»Et il se recoucha dans sa voiture.
»Le cocher leva son fouet; mais, avant que le fouet fût retombé, mon père avait tué le cocher d'un coup de pistolet.
»Il roula de son siège à terre.
»Les chevaux demeurèrent immobiles; mon père marcha à la voiture et ouvrit la portière.
»—Je ne viens point ici pour t'assassiner, quoique j'en aie le droit, étant en cas de légitime défense, mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au comte. Choisis: voici deux épées d'égale longueur, voici deux pistolets; des deux pistolets, un seul est chargé; ce sera véritablement le jugement de Dieu.
»Et il lui présenta, d'une main, les deux poignées d'épée, et, de l'autre, les deux crosses de pistolet.
»—On ne se bat point avec un vassal, reprit le comte; on le bat.
»Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la joue.
»Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à bout portant dans le coeur du comte.
»Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas un cri; il était mort.
»Mon père reprit sa robe de moine, remit ses épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra au palais épiscopal aussi heureusement qu'il en était sorti.
»Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent en route d'eux-mêmes, et, comme ils connaissaient parfaitement la route, qu'ils faisaient deux fois par jour, d'eux-mêmes encore ils revinrent au palais du comte; mais, chose singulière, au lieu de s'arrêter devant le pont en bois qui conduisait à la porte du château, comme s'ils eussent compris qu'ils menaient non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur chemin et ne s'arrêtèrent qu'au seuil d'une petite église placée sous l'invocation de saint François, dans laquelle le comte disait toujours qu'il voulait être enterré.
»Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui éleva un tombeau.
»L'événement fit grand bruit; la lutte engagée entre mon père et le comte était publique, et il va sans dire que toutes les sympathies étaient pour mon père; personne ne doutait que ce dernier ne fût l'auteur du meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré lui-même que l'on n'en doutât point, il avait envoyé une somme de dix mille francs à la veuve du cocher.
»Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune; il déclara en même temps hériter de sa vengeance. C'était celui qui avait voulu aider son frère à enlever Angiolina; c'était un misérable qui, à vingt et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres. Quant aux rapts et aux violences, on ne les comptait pas.
»Il jura que le coupable ne lui échapperait point, doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal et en prit lui-même le commandement.
»Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq mois; ils étaient tout à eux-mêmes, c'est-à-dire tout à leur amour, aussi heureux qu'on peut l'être sans la liberté.
»Deux mois s'écoulèrent ainsi; on arriva au 26 mai, jour où l'on célèbre à Larino la fête de saint Pardo, qui, comme je vous l'ai dit, est le patron de la ville.
»Ce jour-là, il se fait une grande procession; les métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes, de feuillages et de banderoles de toutes couleurs; ils y attellent des boeufs aux cornes dorées, qu'ils couvrent de fleurs et de rubans; ces chars suivent la procession, qui porte par les rues le buste du saint, accompagnée par toute la population de Larino et des villages voisins, chantant les louanges du bienheureux. Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale et pour en sortir, devait passer devant le palais épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes gens.
»Au moment où la procession et le peuple, arrêtés sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient autour du char, Angiolina, croyant à la trêve de Dieu, s'approcha d'une fenêtre, imprudence que son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne pas commettre. Le malheur voulut que le frère du comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre; il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha le fusil des mains d'un soldat, ajusta et lâcha le coup.
»Angiolina ne jeta qu'un cri et ne prononça que deux paroles:
»—Mon enfant!
»Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut assez à temps pour la recevoir dans ses bras.
»La balle avait frappé Angiolina juste au milieu du front.
»Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras, la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de baisers. Tout fut inutile. Elle était morte!
»Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte, il sentit tout à coup l'enfant qui tressaillait dans le sein de la morte.
»Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau, et, à son tour, il laissa échapper de son coeur ces deux mots:
»—Mon enfant!
»La mère était morte, mais l'enfant vivait; l'enfant pouvait être sauvé.
»Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura ces deux mots:
»—Sois homme.
»Alors, il prit sa trousse, l'ouvrit, choisit le plus acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de la mort, il arracha l'enfant aux entrailles déchirées le la mère.
»Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir qu'il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant lui-même, les bras nus et rougis jusqu'au coude, mesurant du regard la place qu'il avait à traverser, les ennemis qu'il avait à combattre, il s'élança à travers les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et fondit tête baissée au milieu de la population eu criant les dents serrées:
»—Place au FILS DE LA MORTE!
» Deux hommes d'armes voulurent l'arrêter, il les tua tous deux; un troisième essaya de lui barrer le passage, il l'étendit à ses pieds assommé d'un coup de crosse de pistolet; il traversa la place, essuya le feu des gardes du château, devant lequel il devait passer, sans qu'aucune balle l'atteignît, gagna un bois, traversa le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un cheval qui paissait en liberté, s'élança sur son dos, gagna Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate qui levait l'ancre, et gagna Trieste.
»L'enfant, c'était moi. Vous savez le reste de l'aventure, et comment, quinze ans après, le fils de la morte vengeait sa mère.
»Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant que je vous ai raconté mon histoire, maintenant que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je suis venu faire; il me reste une seconde mère à venger: la patrie!»
IX
LA SORCIÈRE.
Pour l'intelligence des faits que nous racontons, et surtout pour l'harmonie que ces faits doivent forcément conserver entre eux, il faut que nos lecteurs abandonnent un instant la partie politique de cet ouvrage, à laquelle, à notre grand regret, nous n'avons pas pu donner une moindre extension, pour continuer avec nous une excursion dans les parties pittoresques qui s'y rattachent de telle façon, que nous ne saurions séparer l'une de l'autre. En conséquence, nous allons, s'ils veulent bien toujours nous prendre pour guide, repasser sur la planche que, dans son empressement à apporter la corde qui devait si puissamment aider au salut du héros de notre histoire,—car notre intention n'est pas de cacher plus longtemps que nous lui destinons ce rôle,—Nicolino Caracciolo a oublié d'enlever de son double appui; puis, la planche repassée, remonter le talus, sortir par la même porte qui nous a donné passage pour entrer, redescendre la pente du Pausilippe, jusqu'à ce qu'ayant dépassé le tombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand, nous fassions, au milieu de Mergellina, halte entre le casino du roi Ferdinand et la fontaine du Lion, devant une maison communément appelée à Naples la maison du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison, un élégant individu de cette famille panache au-dessus d'un dôme d'orangers tout constellés de leurs fruits d'or, et qu'il domine des deux tiers de sa hauteur.
Cette maison, bien désignée à la curiosité de nos lecteurs,—de peur d'effaroucher ceux qui pourraient avoir affaire à une petite porte percée dans le mur, qui fait justement face au point où nous sommes arrêtés,—nous allons quitter la rue, longer le mur du jardin et gagner une pente, de laquelle nous pourrons, en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendre peut-être quelques-uns des secrets que ses murailles renferment.
Et ce doivent être des secrets charmants et auxquels nos lecteurs ne pourront manquer d'accorder toute leur sympathie, rien qu'à voir celle qui va nous les livrer.
En effet, malgré le tonnerre qui gronde, malgré l'éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plus furieux et plus strident que jamais, secoue les orangers dont les fruits, se détachant de leurs branches, tombent comme une pluie d'or, et tord sous ses rafales réitérées le palmier dont les longs panaches semblent des tresses échevelées, une jeune femme de vingt-deux à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile de dentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps sur un perron de pierre conduisant du jardin au premier étage, où semblent être les appartements d'habitation, s'il faut en juger par un rayon de lumière qui, chaque fois qu'elle ouvre la porte, se projette de l'intérieur à l'extérieur.
Ses apparitions ne sont pas longues; car, à chaque fois qu'elle apparaît et qu'un éclair brille ou qu'un coup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit cri, fait un signe de croix et rentre, la main appuyée sur sa poitrine, comme pour y comprimer les battements précipités de son coeur.
Celui qui la verrait, malgré la crainte que lui cause la perturbation de l'atmosphère, rouvrir avec obstination, de cinq minutes en cinq minutes, cette porte, que chaque fois elle ouvre avec hésitation et referme avec terreur, offrirait bien certainement de parier que toute cette impatience et toute cette agitation sont celles d'une amante inquiète ou jalouse, attendant ou épiant l'objet de son affection.
Eh bien, celui-là se tromperait; aucune passion n'a encore terni la surface de ce coeur, véritable miroir de chasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments sensuels et ardents sommeillent encore, une curiosité enfantine veille seule, et c'est elle qui, empruntant la puissance d'une de ces passions inconnues jusqu'alors, cause tout ce trouble et toute cette agitation.
Son frère de lait, le fils de sa nourrice, un lazzarone de la Marinella, sur ses vives instances, a promis de lui amener une vieille Albanaise, dont les prédictions passent pour infaillibles; au reste, ce n'est point d'elle seulement que date cet esprit sibyllique que ses aïeules ont recueilli sous les chênes de Dodone, depuis que sa famille, à la mort de Scanderberg le Grand, c'est-à-dire en 1467, a quitté les bords de l'Aoüs pour les montagnes de la Calabre, jamais une génération ne s'est éteinte sans que le vent qui passe au-dessus des cimes glacées du Tomero n'ait apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination, héritage de sa famille.
Quant à la jeune femme qui l'attend, un vague instinct lui fait craindre et désirer à la fois de connaître l'avenir dans lequel s'égarent, en frissonnant, des pressentiments étranges, et son frère de lait lui a promis de lui amener le soir même, à minuit, heure cabalistique, celle qui pourra—tandis que son mari est retenu jusqu'à deux heures du matin aux fêtes de la cour—lui révéler les mystérieux secrets de cet avenir qui jette des ombres sur ses veilles et des lueurs dans ses rêves.
Elle attend donc tout simplement le lazzarone Michel le Fou et la sorcière Nanno.
D'ailleurs, nous allons bien voir si l'on nous a trompé.
Trois coups frappés à égale distance ont retenti à la petite porte du jardin, au moment même où, des nuages livides et jaunâtres, commencent à tomber de larges gouttes de pluie. Au bruit de ces trois coups, quelque chose comme un flot de gaze glisse le long de la rampe du perron, la porte du jardin s'ouvre, donne passage à deux nouveaux personnages et se referme sur eux. L'un de ces personnages est un homme, l'autre une femme; l'homme porte des caleçons de toile, le bonnet de laine rouge et le caban du pêcheur de la Marinella; la femme est enveloppée d'un grand manteau noir aux épaules duquel brilleraient, si l'on pouvait les distinguer, quelques fils d'or fanés, reste d'une ancienne broderie: on ne voit rien, du reste, de son costume, et ses deux yeux seuls brillent dans l'ombre que projette le capuchon qui recouvre sa tête.
En traversant l'espace qui sépare la porte des premières marches du perron, la jeune femme a trouvé moyen de dire au lazzarone:
—Si fou que tu sois ou qu'on te croie, tu ne lui as pas dit qui j'étais, n'est-ce pas, Michel?
—Non, sur la madone, elle ignore jusqu'à la première lettre de ton nom, petite soeur.
Arrivée au haut du perron, la jeune femme entra la première; le lazzarone et la sorcière la suivirent.
Lorsqu'ils traversèrent la première pièce, on put voir la tête d'une jeune camériste soulevant une portière de tapisserie et suivant d'un regard curieux sa maîtresse et les hôtes bizarres qu'elle introduisait chez elle.
Derrière eux la portière retomba.
Entrons à notre tour. La scène qui va se passer aura trop d'influence sur les événements à venir pour que nous ne la racontions pas dans tous ses détails.
La lumière dont nous avons vu le rayon transparaître jusque dans le jardin venait d'un petit boudoir décoré à la manière de Pompéi, avec des divans et des rideaux de soie rose, brochés de fleurs d'un bleu clair; la lampe qui jetait cette lueur était enfermée dans un globe d'albâtre répandant sur tous les objets un reflet nacré; elle était posée sur une table de marbre blanc dont le pied unique était un griffon aux ailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par la pureté de sa sculpture, eût pu réclamer sa place dans le boudoir d'Aspasie, indiquait que l'oeil d'un amateur avait présidé aux moindres détails de cet ameublement.
Une porte placée en face de celle qui avait donné entrée à nos trois personnages s'ouvrait sur une file de chambres régnant dans toute la longueur de la maison; la dernière de ces chambres attenait non-seulement à la maison voisine, mais encore avait une communication avec elle.
Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeune femme, une certaine importance, car elle le fit remarquer à Michel en lui disant:
—Dans le cas où mon mari rentrerait, Nida viendrait nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de la duchesse Fusco.
—Oui, madame, répondit Michel en s'inclinant avec respect.
En entendant ces dernières paroles, la sorcière, qui était en train de dépouiller son manteau, se retourna, et, avec un accent qui n'était pas exempt d'une certaine amertume:
—Depuis quand les frères d'un même lait ne se tutoient-ils plus? demanda-t-elle. Ceux qui ont été pendus à la même mamelle ne sont-ils pas aussi proches parents que ceux qui ont été portés dans le même sein? Tutoyez-vous, enfants, continua-t-elle avec douceur; cela fait plaisir à Dieu, de voir ses créatures s'aimer, malgré la distance qui les sépare.
Michel et la jeune femme se regardèrent avec étonnement.
—Quand je te dis qu'elle est véritablement sorcière, petite soeur! s'écria Michel, et c'est ce qui me fait trembler.
—Et pourquoi cela te fait-il trembler, Michel? demanda la jeune femme.
—Sais-tu ce qu'elle m'a prédit, à moi, pas plus tard que ce soir avant de venir?
—Non.
—Elle m'a prédit que je ferais la guerre, que je deviendrais colonel et que je serais...
—Quoi?
—C'est difficile à dire.
—Dis toujours.
—Et que je serais pendu.
—Ah! mon pauvre Michel!
—Ni plus ni moins.
La jeune femme reporta avec une certaine terreur ses yeux sur l'Albanaise; celle-ci avait complètement dépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissait dans son costume national, flétri par un long usage, mais riche encore; seulement, ce ne fut point le turban blanc broché de fleurs autrefois brillantes, qui serrait sa tête et d'où s'échappaient de longues mèches de cheveux noirs mêlés de fils d'argent, ce ne fut point son corsage rouge broché d'or, ce ne fut point enfin son jupon couleur de brique à bandes noires et bleues qu'elle remarqua; ce furent les yeux gris et perçants de la sorcière, fixés sur elle comme s'ils eussent voulu lire au plus profond de son coeur.
—O jeunesse! jeunesse curieuse et imprudente! murmura la sorcière, seras-tu donc toujours poussée, par une puissance plus forte que ta volonté, à aller au-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant de toi?
A cette apostrophe inattendue, faite d'une voix aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de la jeune femme, et elle se repentit presque d'avoir appelé Nanno.
—Il est encore temps, dit celle-ci, comme si aucune pensée ne pouvait échapper à son oeil avide et pénétrant. La porte qui nous a donné entrée est encore ouverte, et la vieille Nanno a trop souvent dormi sous l'arbre de Bénévent pour n'être pas habituée au vent, au tonnerre et à la pluie.
—Non, non, murmura la jeune femme. Puisque vous voilà, restez!
Et elle tomba assise sur le fauteuil placé près de la table, la tête renversée en arrière et exposée à toute la lumière de la lampe.
La sorcière fit deux pas de son côté, et, comme se parlant à elle-même:
—Cheveux blonds et yeux noirs, dit-elle: grands, beaux, clairs, humides, veloutés, voluptueux.
La jeune femme rougit et couvrit son visage de ses deux mains.
—Nanno! murmura-t-elle.
Mais celle-ci ne parut pas l'entendre, et, s'attaquant aux mains qui empêchaient qu'elle ne poursuivit l'examen du visage, elle continua:
—Les mains sont grasses, potelées; la peau en est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.
—Nanno! dit la jeune femme écartant ses mains comme pour les cacher, mais démasquant un visage souriant, je ne vous ai point appelée pour me faire des compliments.
Mais Nanno, sans écouter, continua, et, se reprenant à la figure qu'on lui livrait de nouveau:
—Le front beau, blanc, pur, sillonné de veines azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant à la racine du nez, et entre les deux sourcils, trois ou quatre petites lignes brisées. Oh! belle créature! tu es bien consacrée à Vénus, va!
—Nanno! Nanno! s'écria la jeune femme.
—Mais laisse-la donc tranquille, petite soeur, dit Michel. Elle prétend que tu es belle; est-ce que tu ne le sais pas? est-ce que ton miroir ne te le dit pas tous les jours? est-ce que quiconque te voit n'est pas de l'avis de ton miroir? est-ce que tout le monde ne dit pas que le chevalier San-Felice porte un nom prédestiné, puisque, heureux de nom, il l'est aussi en effet3.
—Michel! fit la jeune femme mécontente que son frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui de son mari.
Mais, tout à son examen, la sorcière continua:
—La bouche est petite, vermeille; la lèvre supérieure est un peu plus grosse que la lèvre inférieure; les dents sont blanches, bien rangées; les lèvres sont couleur de corail; le menton est rond; la voix est molle, un peu traînante, s'enrouant facilement. Vous êtes née un vendredi, n'est-ce pas, à minuit ou bien près de minuit?
—C'est vrai, murmura la jeune femme d'une voix, en effet, légèrement enrouée par l'émotion qu'elle éprouvait et à laquelle elle cédait, malgré ses efforts; ma mère m'a dit souvent que mon premier cri s'était mêlé aux dernières vibrations de la pendule sonnant les douze heures qui séparaient le dernier jour d'avril du premier jour de mai.
—Avril et mai, les mois des fleurs! Un vendredi; le jour consacré à Vénus! Tout s'explique. Voilà pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus! la seule déesse qui ait conservé son empire sur nous, quand tous les autres dieux ont perdu le leur. Vous êtes née sous l'union de Vénus et de la Lune, et c'est Vénus qui l'emporte et qui vous donne ce cou blanc, rond, de moyenne longueur, que nous appelons la tour d'ivoire; c'est Vénus qui vous donne ces épaules arrondies, un peu tombantes; ces cheveux ondoyants, soyeux, épais; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées et sensuelles.
—Nanno! fit la jeune femme d'une voix plus impérative en se dressant tout debout et appuyant sa main sur la table.
Mais l'interruption fut inutile.
—C'est Vénus, continua l'Albanaise, qui vous donne cette taille souple, ces attaches fines, ces pieds d'enfant; c'est Vénus qui vous donne le goût de la mise élégante, des vêtements clairs, des couleurs tendres; c'est Vénus qui vous fait douce, affable, naïve, portée à l'amour romanesque, portée au dévouement.
—Je ne sais si je suis prompte au dévouement, Nanno, dit la jeune femme d'un ton radouci et presque triste; mais, à coup sur, tu te trompes à l'endroit de l'amour.
Puis, retombant sur son fauteuil comme si ses jambes eussent à peu près perdu la force de la porter:
—Car jamais je n'ai aimé! continua-t-elle avec un soupir.
—Tu n'as jamais aimé! reprit Nanno; et à quel âge dis-tu cela? A vingt-deux ans, n'est-ce pas?... Mais attends, attends!
—Tu oublies que je suis mariée, dit la jeune femme d'une voix languissante, et à laquelle elle essayait vainement de donner de la fermeté,—et que j'aime et je respecte mon mari.
—Oui, oui! je sais tout cela, répliqua la sorcière; mais je sais aussi qu'il a près de trois fois ton âge. Je sais que tu l'aimes et que tu le respectes; mais je sais que tu l'aimes comme un père et que tu le respectes comme un vieillard. Je sais que tu as l'intention, la volonté même de rester pure et vertueuse; mais que peuvent l'intention et la volonté contre l'influence des astres?—Ne t'ai-je pas dit que tu étais née de l'union de Vénus et de la Lune, les deux astres d'amour? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence.—Voyons ta main. Job, le grand prophète, a dit: «Dans la main des hommes, Dieu a mis les signes qui font reconnaître son oeuvre.»
Et elle étendit vers la jeune femme sa main ridée, osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par une influence magique, se placer la main douce, blanche et fine de la San-Felice.
X
L'HOROSCOPE.
C'était la main gauche, celle où les cabalistes anciens prétendaient, et où les cabalistes modernes prétendent encore lire les secrets de la vie.
Nanno regarda un instant le dessus de cette main charmante avant de la retourner pour lire dans l'intérieur, comme on tient un instant dans sa main, sans se presser de l'ouvrir, un livre qui doit vous révéler des choses inconnues et surnaturelles.
En la regardant comme on regarde un beau marbre, elle murmurait:
—Les doigts lisses, allongés, sans noeuds; les ongles roses, étroits, pointus; main d'artiste s'il en fut, main destinée à tirer des sons de tous les instruments, cordes de la lyre—ou fibres du coeur.
Elle retourna enfin cette main frissonnante, qui faisait un contraste si merveilleux avec sa main bronzée, et un sourire d'orgueil éclos sur ses lèvres illumina tout son visage.
—Ne l'avais-je pas deviné! dit-elle.
La jeune femme la regarda avec anxiété. Michel, de son côté, s'approcha comme s'il eût connu quelque chose à la chiromancie.
—Commençons par le pouce, reprit la sorcière; c'est lui qui résume tous les autres signes de la main: le pouce est l'agent principal de la volonté et de l'intelligence; les idiots naissent ordinairement sans pouces ou avec des pouces difformes ou atrophiés4; les épileptiques, dans leurs crises, ferment leurs pouces avant les autres doigts. Pour conjurer le mauvais oeil, on étend l'index et l'auriculaire, et l'on cache les pouces dans la paume de la main.
—Cela est vrai, petite soeur, s'écria Michel, c'est ainsi que je fais quand j'ai le malheur de rencontrer sur mon chemin le chanoine Jorio.
—La première phalange du pouce, celle qui porte l'ongle, continua Nanno, est le signe de la volonté. Vous avez la première phalange du pouce courte; donc, vous êtes faible, sans volonté, facile à entraîner.
—Faut-il que je me fâche? demanda en riant celle à qui était donnée cette explication plus vraie que flatteuse.
—Voyons le mont de Vénus, dit la sorcière en allongeant son ongle, que l'on eût dit une griffe de corne enchâssée dans l'ébène, sur la partie charnue et renflée qui faisait la base du pouce; toute cette portion de la main dans laquelle sont compris la génération et les désirs matériels, est consacrée à l'irrésistible déesse; la ligne de vie l'entoure comme un ruisseau qui coule au bas d'une colline et l'isole comme une île.—Vénus, qui a présidé à votre naissance, Vénus, qui, pareille à ces fées, marraines prodigieuses des jeunes princesses, Vénus, qui vous a donné la grâce, la beauté, la mélodie, l'amour des belles formes, le désir d'aimer, le besoin de plaire, la bienveillance, la charité, la tendresse, Vénus se montre ici plus puissante que jamais.—Ah! si nous pouvions trouver les autres lignes aussi favorables que celles-ci, quoique...
—Quoique?...
—Rien.
La jeune femme regarda la sorcière, dont les sourcils s'étaient froncés un instant.
—Il y a donc d'autres lignes que celles de vie? demanda-t-elle.
—Il y en a trois: ce sont ces trois lignes qui forment dans la main l'M majuscule, que le vulgaire indique comme la première lettre du mot Mort, signe terrible, chargé par la nature elle-même de rappeler à l'homme qu'il est mortel; les deux autres sont la ligne du coeur; la voici: elle s'étend de la base de l'index à celle du petit doigt; maintenant, voyez la ligne de tête, c'est celle qui coupe en deux le milieu de la main.
Michel s'approcha de nouveau et donna une attention profonde à la démonstration de la sorcière.
—Pourquoi ne m'as-tu pas expliqué tout cela à moi? lui demanda-t-il. Me croyais-tu trop bête pour te comprendre?
Nanno haussa les épaules sans lui répondre; mais, continuant de s'adresser à la jeune femme:
—Suivons d'abord la ligne du coeur, dit-elle; regarde comme elle s'étend depuis le mont de Jupiter, c'est-à-dire depuis la base de l'index, jusqu'au mont de Mercure, c'est-à-dire jusqu'à la base du petit doigt. Elle indique, restreinte, une grande chance de bonheur: trop étendue, comme chez toi, elle indique une probabilité de souffrances terribles; elle se brise sous Saturne, c'est-à-dire sous le médium, c'est fatalité; elle est d'un rouge vif qui tranche avec la mate blancheur de ta main, c'est amour, ardent jusqu'à la violence.
—Et voilà justement ce qui m'empêche de croire à tes prédictions, Nanno, dit la San-Felice en souriant; mon coeur est tranquille.
—Attends, attends, t'ai-je dit, répliqua la sorcière en s'exaltant; attends, attends, incrédule! car le moment où un grand changement doit se faire dans ta destinée n'est pas loin. Puis encore un signe funeste: regarde! La ligne du coeur s'unit, comme tu le vois, à la ligne de tête, entre le pouce et l'index, signe funeste, mais qui peut cependant être combattu par un signe contraire dans l'autre main. Voyons la main droite!
La jeune femme obéit et tendit à la sibylle la main que celle-ci lui demandait.
Nanno secoua la tête.
—Même signe, dit-elle, même jonction.
Et, pensive, elle laissa retomber la main; puis, comme elle restait rêveuse et gardant le silence:
—Parle donc, dit la jeune femme, puisque je te répète que je ne te crois pas.
—Tant mieux, tant mieux, murmura Nanno; puisse la science se tromper; puisse l'infaillible faillir!
—Qu'indique donc la jonction de ces deux lignes?
—Blessure grave, emprisonnement, danger de mort.
—Ah! si tu me menaces de souffrances physiques. Nanno, tu vas me voir faiblir... N'as-tu pas dit toi-même que je n'étais pas brave? Et où serai-je blessée? Dis!
—C'est bizarre! à deux endroits: au cou et au côté.
Puis, laissant retomber la main gauche comme elle avait laissé retomber la main droite:
—Mais peut-être y échapperas-tu, continua-t-elle; espérons!
—Non pas, reprit la jeune femme, achève. Tu ne devais rien me dire ou tu dois me dire tout.
—J'ai tout dit.
—Ton accent et tes yeux me prouvent que non; d'ailleurs, tu as dit qu'il y avait trois lignes: la ligne de vie, la ligne de coeur et la ligne de tête.
—Eh bien?
—Eh bien, tu n'en as examiné que deux, la ligne de vie et la ligne de coeur. Reste la ligne de tête.
Et, d'un geste impératif, elle tendit la main à la sorcière.
Celle-ci la prit, et, en affectant l'indifférence:
—Tu peux le voir comme moi, dit-elle, la ligne de tête traversant la plaine de Mars, s'incline sous le mont de la Lune. Cela signifie: rêve, idéalisme, imagination, chimère;—la vie comme elle est dans la lune, enfin, et non point ici-bas.
Tout à coup Michel, qui regardait avec attention la main de sa soeur, poussa un cri:
—Regarde donc, Nanno! dit-il.
Et il indiqua du doigt, avec l'expression de la plus profonde terreur, un signe de la main de sa soeur de lait.
Nanno détourna la tête.
—Mais regarde donc, te dis-je! Luisa a dans le creux de la main le même signe que moi.
—Imbécile! fit Nanno.
—Imbécile tant que tu voudras, s'écria Michel; une croix au milieu de cette ligne-là:—mort sur l'échafaud, m'as-tu dit?...
La jeune femme jeta un cri, et, d'un air effaré, regarda tour à tour son frère de lait et la sorcière.
—Tais-toi, mais tais-toi donc! fit celle-ci impatientée et frappant du pied.
—Tiens, petite soeur; tiens, dit Michel ouvrant sa main gauche, regarde toi-même si nous n'avons pas le même signe, une croix.
—Une croix! répéta Luisa en palissant.
Puis, saisissant le bras de la sorcière:
—Sais-tu que c'est vrai, Nanno? dit-elle. Que veut dire ceci? Y a-t-il dans la main de l'homme des signes selon sa condition, et ce qui est mortel pour l'un, est-il indifférent pour l'autre? Voyons, puisque tu as commencé, achève.
Nanno retira doucement son bras de la main qui s'efforçait de le retenir.
—Nous ne devons pas révéler les choses pénibles, dit-elle, lorsque, marquées du sceau de la fatalité absolue, elles sont inévitables, malgré tous les efforts de la volonté et de l'intelligence.
Puis, après une pause:
—A moins, toutefois, ajouta-t-elle, que, dans l'espoir de combattre cette fatalité, la personne menacée n'exige cette révélation de nous.
—Exige, petite soeur, exige! s'écria Michel; car, enfin, toi, tu es riche, tu peux fuir; peut-être le danger que tu cours n'existe-t-il qu'à Naples, peut-être ne te poursuivrait-il pas en France, en Angleterre, en Allemagne!
—Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi, répondit Luisa, puisque tu prétends que nous sommes marqués du même signe?
—Oh! moi, c'est autre chose; je ne puis pas quitter Naples, je suis enchaîné à la Marinella comme le boeuf au joug; je suis pauvre, et, de mon travail, je nourris ma mère. Que deviendrait-elle, pauvre femme, si je m'en allais?
—Et, si tu meurs, que deviendra-t-elle?
—Si je meurs, c'est qu'elle aura dit vrai, Luisa, et, si elle a dit vrai, avant de mourir, je serai colonel. Eh bien, quand je serai colonel, je lui donnerai tout mon argent en lui disant: «Mets cela de côté, mamma;» et, quand on me pendra, puisqu'on doit me pendre, elle se trouvera être mon héritière.
—Colonel! Pauvre Michel, et tu crois à la prédiction?
—Eh bien, après? En supposant qu'il n'y ait que la mort de vraie, il faut toujours supposer le pire. Eh bien, elle est vieille; moi, je suis pauvre, nous ne faisons point déjà une si grosse perte l'un et l'autre en perdant la vie.
—Et Assunta? demanda en souriant la jeune femme.
—Oh! Assunta m'inquiète moins que ma mère, Assunta m'aime comme une maîtresse aime son amant, et non pas comme une mère aime son fils. Une veuve se console avec un autre mari; une mère ne se console pas même avec un autre enfant. Mais laissons la vieille Mechelemma, et revenons à toi, soeur, à toi qui es jeune, qui es riche, qui es belle, qui es heureuse! Oh! Nanno! Nanno! écoute bien ceci: il faut que tu lui dises à l'instant même d'où viendra le danger, ou malheur à toi!
La sorcière avait ramassé son manteau, et était occupée à le rajuster sur ses épaules.
—Oh! tu ne t'en iras pas ainsi, Nanno, s'écria le lazzarone en bondissant vers elle et en la saisissant par le poignet; et à moi, tu peux dire ce que tu voudras; mais à ma sainte soeur, à Luisa... oh! non, non! c'est autre chose. Tu l'as dit, nous avons sucé le lait de la même mamelle. Je veux bien mourir deux fois, s'il le faut, une pour moi, une pour elle; mais je ne veux pas que l'on touche à un cheveu de sa tête! Entends-tu!
Et il montra la jeune femme, pâle, immobile, haletante, retombée sur son fauteuil, ne sachant pas quel degré de foi elle devait accorder à l'Albanaise, mais, en tout cas, violemment émue, profondément agitée.
—Voyons, puisque vous le voulez tous deux, dit la sorcière se rapprochant de Luisa, essayons; et, si le sort peut être conjuré, eh bien, conjurons-le, quoique ce soit une impiété, ajouta-t-elle, que de lutter contre ce qui est écrit. Donne-moi ta main, Luisa.
Luisa tendit sa main tremblante et crispée; l'Albanaise fut forcée de lui redresser les doigts.
—Voilà bien la ligne du coeur, brisée ici en deux tronçons sous le mont de Saturne; voilà bien la croix au milieu de la ligne de tête; voilà enfin la ligne de vie brusquement rompue entre vingt et trente ans.
—Et tu ne vois pas d'où vient le danger? tu ne sais pas les causes qu'il faudrait combattre? s'écria la jeune femme sous le poids de la terreur qu'avait exprimée pour elle son frère de lait, et que ses yeux, le tremblement de sa voix, l'agitation de tout son corps exprimaient à leur tour.
—L'amour, toujours l'amour! s'écria la sorcière, un amour fatal, irrésistible, mortel!
—Mais connais-tu au moins celui qui en sera l'objet? demanda la jeune femme cessant de se débattre et de nier, envahie qu'elle avait été, peu à peu, par l'accent convaincu de la sorcière.
—Tout est nuage dans ta destinée, pauvre créature, répondit la sibylle; je le vois, mais je ne le connais pas; il m'apparaît comme un être qui n'appartiendrait pas à ce monde, c'est l'enfant du fer et non de la vie... Il est né... impossible! et cependant cela est ainsi: il est né d'une morte!
La sorcière resta le regard fixe, comme si elle voulait absolument lire dans l'obscurité; son oeil se dilatait et prenait la rondeur de celui du chat et du hibou, tandis qu'avec la main elle faisait le geste de quelqu'un qui essaye d'écarter un voile.
Michel et Luisa se regardaient; une sueur froide coulait sur le front du lazzarone; Luisa était plus pâle que le peignoir de batiste qui l'enveloppait.
—Ah! s'écria Michel après un instant de silence, et faisant un effort pour s'arracher à la terreur superstitieuse qui l'écrasait, que nous sommes imbéciles d'écouter cette vieille folle! Que je sois pendu, moi, c'est encore possible; j'ai mauvaise tête, et, dans notre condition, avec mon caractère, on dit des mots, on en vient aux faits, on met la main dans sa poche, on tire un couteau, on l'ouvre, le diable vous tente on frappe son homme, il tombe, il est mort, un sbire vous arrête, le commissaire vous interroge, le juge vous condamne, maître Donato5 vous met la main sur l'épaule, il vous passe la corde au cou, il vous pend, très-bien! Mais toi! toi, petite soeur! que peut-il y avoir de commun entre toi et l'échafaud? quel crime peux-tu même rêver, avec ton coeur de colombe? qui peux-tu tuer avec tes petites mains? Car, enfin, on ne tue les gens que quand les gens ont tué; et puis, ici, on ne tue pas les riches! Tiens, veux-tu savoir une chose, Nanno? à partir d'aujourd'hui, on ne dira plus Michel le Fou, on dira Nanno la Folle!
En ce moment, Luisa saisit le bras de son frère de lait et lui montra du doigt la sorcière.
Celle-ci était toujours immobile et muette à la même place; seulement, elle s'était courbée peu à peu et semblait, à force de volonté, commencer à distinguer quelque chose dans cette nuit qu'un instant auparavant elle se plaignait de voir s'épaissir devant elle; son cou maigre s'allongeait hors de son manteau noir, et sa tête s'agitait de droite à gauche, comme celle d'un serpent qui va s'élancer.
—Oh! maintenant, je le vois, je le vois, dit-elle. C'est un beau jeune homme de vingt-cinq ans, aux yeux et aux cheveux noirs; il vient, il approche. Lui aussi est menacé d'un grand danger,—d'un danger de mort.—Deux, trois, quatre hommes le suivent;—ils ont des poignards sous leurs habits... cinq, six...
Puis, tout à coup, comme frappée d'une révélation subite:
—Oh! s'il était tué! s'écria-t-elle presque joyeuse.
—Eh bien, demanda Luisa éperdue et comme suspendue aux lèvres de la sorcière, s'il était tué, qu'arriverait-il?
—S'il était tué, comme c'est lui qui causera ta mort, tu serais sauvée.
—Oh! mon Dieu! s'écria la jeune femme, aussi convaincue que si elle voyait elle-même ce que Nanno croyait voir; oh! mon Dieu! quel qu'il soit, protège-le.
Au même instant, sous les fenêtres de la maison, on entendit la double détonation de deux coups de pistolet, puis des cris, un blasphème, et plus rien, que le frissonnement du fer contre le fer.
—Madame! madame! dit en entrant la camériste le visage tout bouleversé, on assassine un homme sous les murs du jardin.
—Michel! s'écria Luisa, les bras étendus vers lui, les mains jointes, tu es un homme, et tu as un couteau; laisseras-tu égorger un autre homme sans lui porter secours?
—Non, par la madone! s'écria Michel.
Et il s'élança vers la fenêtre et l'ouvrit pour sauter dans la rue; mais, tout à coup, il poussa un cri, se jeta en arrière, et, d'une voix étouffée par la terreur:
—Pasquale de Simone, le sbire de la reine! murmura-t-il en se courbant derrière l'appui de la fenêtre.
—Eh bien, s'écria la San-Felice, c'est donc à moi de le sauver.
Et elle s'élança vers le perron.
Nanno fit un mouvement pour la retenir; mais, secouant la tête et laissant tomber ses bras:
—Va, pauvre condamnée, dit-elle, et que l'arrêt des astres s'accomplisse!
XI
LE GÉNÉRAL CHAMPIONNET.
Nous avons, on se rappelle, laissé Salvato Palmieri sur le point de transmettre aux conjurés la réponse de Championnet.
En effet, on se rappelle qu'au nom des patriotes italiens, Hector Caraffa avait écrit au général français qui venait d'obtenir le commandement de l'armée de Rome, pour lui faire part de la disposition des esprits à Naples et lui demander si, le cas d'une révolution échéant, on pouvait compter sur l'appui, non-seulement de l'armée française, mais aussi du gouvernement français.
Disons quelques mots de cette belle personnalité républicaine, une des gloires les plus pures de nos jours patriotiques; nous avons à lui faire prendre sa place dans le grand tableau que nous essayons de tracer, et, montrant où il va, il est bon que nous fassions voir d'où il vient.
Le général Championnet était, à l'époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-six ans, à la figure douce et prévenante, mais cachant sous cette physionomie, qui était plutôt celle d'un homme du monde que celle d'un soldat, une puissante énergie de volonté et un courage à toute épreuve.
Il était fils naturel d'un président aux élections qui, ne voulant pas lui donner son nom, lui avait donné celui d'une petite terre des environs de Valence, sa ville natale.
C'était un esprit aventureux, dompteur de chevaux avant d'être un dompteur d'hommes. A douze ou quinze ans, il montait les animaux les plus rétifs et les réduisait à l'obéissance.
A dix-huit ans, il se mit à la poursuite de l'un ou de l'autre de ces deux fantômes que l'on nomme la gloire ou la fortune, partit pour l'Espagne, et, sous le nom de Bellerose, s'engagea dans les troupes wallones.
Au camp de Saint-Roch, qui s'était formé devant Gibraltar, il rencontra, dans le régiment de Bretagne, plusieurs de ses camarades de collège; ils obtinrent de son colonel qu'il quittât les gardes wallones et passât avec eux, comme volontaire.
A la paix, il rentra en France et trouva son père ouvrant ses deux bras à l'enfant prodigue.
Aux premiers mouvements de 1789, il s'engagea de nouveau. Le canon du 10 août retentit et la première coalition se forma. Chaque département alors offrit son bataillon de volontaires; celui de la Drôme fournit le 6e bataillon; Championnet en fut nommé chef et gagna avec lui Besançon. Ces bataillons de volontaires formaient l'armée de réserve.
Pichegru, en passant par Besancon pour aller prendre le commandement de l'armée du Haut-Rhin, y retrouva Championnet, qu'il avait connu quand il était chef de bataillon de volontaires comme lui. Championnet le supplia de l'appeler à l'armée active; son désir fut satisfait.
A partir de ce moment, Championnet inscrivit son nom à côté des noms de Joubert, de Marceau, de Hoche, de Kléber, de Jourdanet de Bernadotte.
Il servit alternativement sous eux, ou plutôt fut leur ami. Ils connaissaient si bien le caractère aventureux du jeune homme, que, lorsqu'il y avait quelque expédition bien difficile, presque impossible à conduire à bien, ils disaient:
—Envoyons-y Championnet.
Et celui-ci, en revenant vainqueur, justifiait toujours le proverbe qui dit: Heureux comme un bâtard.
Cette suite de succès fut récompensée par le titre de général de brigade, puis par celui de général de division, commandant les côtes de la mer du Nord depuis Dunkerque jusqu'à Flessingue.
La paix de Campo-Formio le rappela à Paris.
Il y revint, et, de toute sa maison militaire, ne garda qu'un jeune aide de camp.
Dans les différentes rencontres qu'il avait eues avec les Anglais, Championnet avait remarqué un jeune capitaine qui, à cette époque où tout le monde était brave, avait trouvé moyen d'être remarqué pour sa bravoure. Aucun engagement n'avait lieu auquel il prit part, qu'on ne citât de lui quelque action d'éclat. A la prise d'Altenkirchen, il était monté le premier à l'assaut. Au passage de la Lahn, il avait sondé la rivière et trouvé un gué sous le feu de l'ennemi. Aux défilés de Laubach, il avait pris un drapeau. Enfin, à l'affaire du camp des Dunes, à la tête de trois cents hommes, il avait attaqué quinze cents Anglais; mais, dans une charge désespérée qu'avait faite le régiment du prince de Galles, les Français ayant été repoussés, lui, avait dédaigné de faire un pas en arrière.
Championnet, qui le suivait des yeux, l'avait vu de loin disparaître entouré d'ennemis. Admirateur de la bravoure comme tout brave, Championnet alors s'était mis de sa personne à la tête d'une centaine d'hommes et avait chargé pour le délivrer. Arrivé au point où le jeune officier avait disparu, il l'avait retrouvé debout, le pied sur la poitrine du général anglais, à qui il avait cassé la cuisse d'un coup de pistolet, entouré de cadavres et blessé lui-même de trois coups de baïonnette; il le força de sortir de la mêlée, le recommanda à son propre chirurgien, et, lorsqu'il fut guéri, lui offrit d'être son aide de camp.
Le jeune capitaine accepta.
C'était Salvato Palmieri.
Lorsqu'il se nomma, son nom fut un nouveau sujet d'étonnement pour Championnet. Il était évident qu'il était Italien; d'ailleurs, n'ayant aucune raison de renier son origine, il la confessait lui-même, et cependant, chaque fois qu'il avait fallu obtenir quelques renseignements de prisonniers anglais ou autrichiens, Salvato les avait interrogés dans leur langue avec autant de facilité que s'il fût né à Dresde ou à Londres.
Salvato s'était contenté de répondre à Championnet qu'ayant été transporté tout jeune en France, et ayant achevé son éducation en Angleterre et en Allemagne, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il parlât l'allemand, l'anglais et le français comme sa langue maternelle.
Championnet, comprenant de quelle utilité pouvait lui être un jeune homme à la fois si brave et si instruit, l'avait, comme nous l'avons dit, gardé seul de toute sa maison militaire et ramené à Paris.
Lors du départ de Bonaparte pour l'Égypte, quoiqu'on ne connût pas le but de l'expédition, Championnet avait demandé à suivre la fortune du vainqueur d'Arcole et de Rivoli; mais Barras, auquel il s'était adressé, lui avait mis la main sur l'épaule en lui disant:
—Reste avec nous, citoyen général; nous aurons besoin de toi sur le continent.
Et, en effet, Bonaparte parti, Joubert le remplaçant dans le commandement de l'armée d'Italie, celui-ci demanda qu'on lui adjoignit Championnet pour commander l'armée de Rome, destinée à surveiller et, au besoin, à menacer Naples.
Et, cette fois, Barras, qui lui portait un intérêt tout particulier, lui avait dit, en lui remettant ses instructions:
—Si la guerre éclate de nouveau, tu seras le premier des généraux républicains chargé de détrôner un roi.
—Les intentions du Directoire seront remplies, répondit Championnet avec une simplicité digne d'un Spartiate.
Et, chose étrange, la promesse devait se réaliser.
Championnet partit pour l'Italie avec Salvato; il parlait déjà l'italien avec facilité, la pratique seule de la langue lui manquait; mais, à partir de ce moment, il ne parla plus qu'italien avec Salvato, et même, dans la prévoyance de ce qui pouvait arriver, il s'exerça avec lui au patois napolitain, qu'en s'amusant Salvato avait appris de son père.
A Milan, où le général s'arrêta à peine quelques jours, Salvato fit connaissance avec le comte de Ruvo et le présenta au général Championnet comme un des plus nobles seigneurs et des plus ardents patriotes de Naples. Il lui raconta comment Hector Caraffa, dénoncé par les espions de la reine Caroline, persécuté et emprisonné par la junte d'État, s'était évadé du château Saint-Elme, et demanda pour lui la faveur de suivre l'état-major sans y être attaché par aucun grade.
Tous deux l'accompagnèrent à Rome.
Le programme donné au général Championnet était celui-ci:
«Repousser par les armes toute agression hostile contre l'indépendance de la république romaine, et porter la guerre sur le territoire napolitain si le roi de Naples exécutait les projets d'invasion qu'il avait si souvent annoncés.»
Une fois à Rome, le comte de Ruvo, comme nous l'avons raconté plus haut, n'avait pu résister au désir de prendre une part active au mouvement révolutionnaire qui était, disait-on, sur le point d'éclater à Naples; il était entré dans cette ville sous un déguisement, et, par l'intermédiaire de Salvato, avait mis les patriotes italiens en communication avec les républicains français, pressant le général de leur envoyer Salvato, dans lequel Championnet avait la plus grande confiance, et qui ne pouvait manquer d'inspirer une confiance pareille à ses compatriotes. Le but de cette mission était de faire voir au jeune homme, par ses propres yeux, le point où en étaient les choses, afin qu'il pût, de retour près du général, lui rendre compte des moyens que les patriotes avaient à leur disposition.
Nous avons vu à travers quels dangers Salvato était arrivé au rendez-vous, et comment, les conjurés n'ayant point de secrets pour lui, il avait voulu, de son côté, pour qu'ils pussent mesurer son patriotisme à la position que les événements lui avaient faite, n'avoir point de secrets pour eux.
Mais, par malheur, les moyens d'action de Championnet, dans le commandement qu'il venait de recevoir et qui avaient pour but la protection de la république romaine, étaient loin de répondre à ses besoins. Il arrivait dans la ville éternelle un an après que le meurtre du général Duphot, sinon provoqué, du moins toléré et laissé impuni par le pape Pie VI, avait amené l'envahissement de Rome et la proclamation de la république romaine.
C'était Berthier qui avait eu l'honneur d'annoncer au monde cette résurrection. Il avait fait son entrée à Rome et était monté au Capitole comme un triomphateur antique, foulant cette même voie Sacrée qu'avaient foulée, dix-sept siècles auparavant, les triomphateurs de l'univers. Arrivé au Capitole, il avait fait deux fois le tour de la place où s'élève la statue de Marc-Aurèle, aux cris frénétiques de «Vive la liberté! vive la république romaine! vive Bonaparte! vive l'invincible armée française!»
Puis, ayant réclamé le silence, qui lui fut accordé à l'instant même, le héraut de la liberté avait prononcé le discours suivant:
—Mânes de Caton, de Pompée, de Brutus, de Cicéron, d'Hortensius, recevez les hommages des hommes libres, dans ce Capitole où vous avez tant de fois défendu les droits du peuple et illustré par votre éloquence ou vos actions la république romaine. Les enfants des Gaulois, l'olivier à la main, viennent dans ce lieu auguste rétablir les autels de la liberté dressés par le premier des Brutus. Et vous, peuple romain, qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous quel sang coule dans vos veines! Jetez les yeux sur les monuments de gloire qui vous environnent, reprenez les vertus de vos pères, montrez-vous dignes de votre antique splendeur, et prouvez à l'Europe qu'il est encore des âmes qui n'ont point dégénéré des vertus de vos ancêtres!
Pendant trois jours, on avait illuminé Rome, tiré des feux d'artifice, planté des arbres de la Liberté, dansé, chanté, crié: «Vive la République!» autour de ces arbres; mais l'enthousiasme avait été de courte durée. Dix jours après le discours de Berthier, qui, outre l'allocution aux mânes de Caton et d'Hortensius, contenait la promesse d'un respect inviolable pour les revenus et les richesses de l'Église, on avait, par l'ordre du Directoire, porté à la Monnaie les trésors de cette même Église pour y être fondus, transformés en pièces d'or et d'argent, non pas à l'effigie de la république romaine, mais à celle de la république française, et versés dans les caisses, les uns disaient du Luxembourg et les autres de l'armée: ceux qui disaient dans les caisses de l'armée étaient en minorité, et en minorité encore plus grande ceux qui le croyaient.
Puis on avait mis en vente les biens nationaux, et, comme le Directoire avait un pressant besoin d'argent pour l'armée d'Égypte, disait-il, ces biens avaient été vendus en toute hâte et à un prix fort au-dessous de leur valeur. Alors, des appels en argent et en nature avaient été faits aux riches propriétaires, qui, malgré leur patriotisme, auquel les exigences réitérées du gouvernement français avaient, nous devons l'avouer, porté une rude atteinte, avaient été bientôt mis à sec.
Il en résultait que, malgré les sacrifices faits par les classes riches de la société, les besoins du Directoire se renouvelant sans cesse, aucune des dépenses les plus indispensables n'avait pu être acquittée, et que la solde des troupes nationales, les appointements des fonctionnaires publics, présentaient, au bout de trois mois, un arriéré qui datait du jour même où la république avait été proclamée.
Les ouvriers, ne recevant plus de salaires, et, d'ailleurs, on le sait, n'étant pas énormément enclins d'eux-mêmes au travail, ils avaient, chacun de leur côté, abandonné leurs travaux et s'étaient faits, les uns mendiants, les autres bandits.
Quant aux autorités, qui eussent dû, dans leurs fonctions, donner l'exemple d'une intégrité lacédémonienne, comme elles ne recevaient pas un sou, elles étaient devenues encore plus vénales et encore plus voleuses qu'auparavant. La magistrature de l'annone, chargée de la nourriture du peuple, institution de la vieille Rome des empereurs qui s'était maintenue à travers la Rome des papes, n'ayant pu, avec du papier-monnaie discrédité, faire les approvisionnements nécessaires, et manquant de farine, d'huile, de viande, déclarait qu'elle ne savait plus quel remède opposer à la famine; si bien que, quand Championnet arriva, on se disait tout bas qu'il n'y avait plus à Rome que pour trois jours de vivres, et que, si le roi de Naples et son armée n'arrivaient pas bien vite pour chasser les Français, rétablir le saint-père sur son trône et rendre l'abondance au peuple, on allait se trouver incessamment dans l'alternative de se manger les uns les autres, ou de mourir de faim.
Voilà ce que Salvato était chargé d'annoncer d'abord aux patriotes napolitains; c'était la misérable situation de la république romaine, situation à laquelle on allait essayer de faire face à force d'économie et d'honnêteté. Pour commencer, Championnet avait chassé de Rome tous les agents du fisc et avait pris sur lui d'appliquer aux besoins de la ville et de l'armée tous les envois d'argent, de quelque part qu'ils vinssent, qui se faisaient au Directoire.
Maintenant, voici ce que Salvato avait à ajouter relativement à la situation de l'armée française, qui n'était guère plus florissante que celle de la république romaine:
L'armée de Rome, dont Championnet venait de prendre le commandement et qui, sur les cadres qu'il avait reçus du Directoire, se montait à trente-deux mille hommes, était de huit mille hommes en réalité. Ces huit mille hommes, qui, depuis trois mois, n'avaient pas reçu un sou de solde, manquaient de chaussures, d'habits, de pain, et étaient comme enveloppés par l'armée du roi de Naples, se composant de 60,000 hommes, bien vêtus, bien chaussés, bien nourris et payés chaque jour. Pour toutes munitions, l'armée française avait cent quatre-vingt mille cartouches; c'était quinze coups de fusil à tirer par homme. Aucune place n'était approvisionnée, nous ne dirons pas de vivres, mais de poudre, et la pénurie était telle, qu'on en avait manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un bâtiment barbaresque qui était venu capturer une barque de pêcheur à demi-portée de canon du fort. On n'avait en tout que neuf bouches à feu. Toute l'artillerie avait été fondue pour faire de la monnaie de cuivre. Quelques forteresses avaient des canons, c'est vrai; mais, soit trahison, soit négligence, dans aucune les boulets n'étaient du calibre des pièces; dans quelques-unes, il n'y avait pas de boulets du tout.
Les arsenaux étaient aussi vides que les forteresses; on avait inutilement essayé d'armer de fusils deux bataillons de gardes nationales, et cela dans un pays où l'on ne rencontrait pas un homme qui n'eût son fusil sur l'épaule s'il était à pied, et en travers de sa selle s'il était à cheval.
Mais Championnet avait écrit à Joubert, et l'on devait lui envoyer d'Alexandrie et de Milan un million de cartouches et dix pièces de canon avec leurs parcs.
Quant aux boulets, Championnet avait établi des fours, et il en faisait fondre quatre ou cinq mille par jour. Ce qu'il demandait donc en grâce aux patriotes, c'était de ne rien hâter, ayant besoin d'un mois encore pour se mettre en mesure, non pas d'envahir, mais de se défendre.
Salvato était chargé d'une lettre dans ce sens pour l'ambassadeur français à Naples, lettre où Championnet exposait à Garat sa situation, et le priait de mettre tous ses soins à retarder une rupture entre les deux cours. Cette lettre, heureusement enfermée dans un portefeuille de basane hermétiquement fermé, n'avait point été atteinte par l'eau.
Au reste, Salvato en connaissait le contenu, et, fût-elle devenue illisible, il pouvait la redire mot pour mot à l'ambassadeur; seulement, l'ambassadeur, ne recevant pas la lettre, perdait la mesure du degré de confiance qu'il pouvait accorder au porteur.
Tous ces faits exposés aux conjurés, il y eut un instant de silence pendant lequel ils se regardèrent, s'interrogeant des yeux les uns les autres.
—Que faire? demanda le comte de Ruvo, le plus impatient de tous.
—Suivre les instructions du général, répondit Cirillo.
—Et, pour m'y conformer, ajouta Salvato, je me rends à l'instant même chez l'ambassadeur de France.
—Hâtez-vous, alors! dit du haut de l'escalier une voix qui fît tressaillir tous les conjurés, et Salvato lui-même; car cette voix n'avait pas encore été entendue. L'ambassadeur, à ce que l'on assure, part cette nuit ou demain matin pour Paris.
—Velasco! firent à la fois Nicolino et Manthonnet.
Puis, continuant seul, Nicolino ajouta:
—Soyez tranquille, signor Palmieri: c'est le sixième ami que nous attendions et qui, par ma faute, par ma très-grande faute, a passé sur la planche que j'ai oublié de retirer, non pas une fois, mais deux fois, la première en rapportant la corde, et la seconde en rapportant les habits.
—Nicolino, Nicolino, dit Manthonnet, tu nous feras pendre.
—Je l'ai dit avant toi, répliqua insoucieusement Nicolino. Pourquoi conspirez-vous avec un fou?
XII
LE BAISER D'UN MARI.
Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie, il n'y avait pas un instant à perdre; car, au point de vue de Championnet, ce départ, qui était une déclaration de guerre, pouvait entraîner de grands malheurs, et ce départ, l'arrivée de Salvato l'empêcherait peut-être en déterminant le citoyen Garat à temporiser.
Chacun voulait accompagner Salvato jusqu'à l'ambassade; mais Salvato, autant par ses souvenirs que par un plan, s'était fait une topographie de Naples; il refusa obstinément. Celui des conjurés qui eût été vu avec lui, le jour où l'objet de sa mission transpirait, était perdu: il devenait la proie de la police de Naples ou le but du poignard des sbires du gouvernement.
Au reste, Salvato n'avait à suivre que le bord de la mer en la gardant constamment à sa droite, pour arriver à l'ambassade de France, située au premier étage du palais Caramanico; il ne risquait donc point de s'égarer; le drapeau tricolore et le faisceau soutenant le bonnet de la liberté lui indiqueraient la maison.
Seulement, autant à titre d'amitié qu'à titre de précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par l'eau de mer, contre ceux de Nicolino Carracciolo; puis, sous son manteau, il boucla son sabre, qu'il avait sauvé du naufrage et qu'il suspendit au porte-mousqueton, pour que son rebondissement sur les dalles ne le trahît point.
Il fut convenu qu'on le laisserait partir le premier, et que, dix minutes après son départ, les six conjurés, sortant à leur tour, les uns après les autres, se rendraient séparément chacun chez soi, en déroutant ceux qui voudraient les suivre par ces détours si faciles à multiplier dans ce labyrinthe plus inextricable que celui de la Crète et que l'on appelle la ville de Naples.
Nicolino conduisit le jeune aide de camp jusqu'à la porte de la rue, et, lui montrant la descente du Pausilippe et les rares lumières brillant encore dans Mergellina:
—Voilà votre chemin, lui dit-il; ne vous laissez ni suivre ni accoster.
Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main et se séparèrent.
Salvato jeta les yeux autour de lui: la rue était entièrement déserte, et, d'ailleurs, la tempête n'était point encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé de tomber, de nombreux et fréquents éclairs, accompagnés du grondement de la foudre, continuaient d'éclater sur tous les points du ciel.
En dépassant l'angle le plus obscur du palais de la reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette d'un homme se dessinant sur le mur; il ne jugea point que cela valût la peine de s'arrêter; armé comme il l'était, que lui faisait un homme?
Au bout de vingt pas, il tourna cependant la tête en arrière: il ne s'était point trompé: l'homme traversait la route et semblait vouloir prendre la gauche du chemin.
Dix pas plus loin, il crut distinguer, au-dessus du mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à la route, une tête qui, à son approche, disparut derrière ce mur; il se pencha sur le parapet, regarda de l'autre côté, et ne vit qu'un jardin avec des arbres touffus, dont les branches montaient à la hauteur du parapet.
Pendant ce temps, l'autre homme avait gagné du terrain et marchait parallèlement à lui; Salvato affecta de s'en rapprocher, sans cependant perdre de vue l'endroit où la tête avait disparu.
A la lueur d'un éclair, il vit alors derrière lui un homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendait vers Mergellina.
Salvato mit la main à sa ceinture, s'assura que ses pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua son chemin.
Les deux hommes suivaient toujours parallèlement la route, l'un un peu en avant de lui à sa gauche, l'autre un peu en arrière de lui à sa droite.
A la hauteur du casino du Roi, deux homme tenaient le milieu du chemin, se disputant avec cette multiplicité de gestes et ces cris discordants particuliers aux gens du peuple à Naples.
Salvato arma ses pistolets sous son manteau, et, commençant à soupçonner un guet-apens quand il vit qu'ils ne se dérangeaient point, marcha droit à eux:
—Allons, place! dit-il en napolitain.
—Et pourquoi place? demanda un des deux hommes d'un ton goguenard et oubliant la dispute dans laquelle il était engagé.
—Parce que, répondit Salvato, le haut du pavé de Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour les gentilshommes et non pour des drôles comme vous.
—Et, si on ne vous la faisait point, place! repartit l'autre disputeur, que diriez-vous?
—Je ne dirais rien, je me la ferais faire.
Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture, il marcha sur eux.
Les deux hommes s'écartèrent et le laissèrent passer; mais ils le suivirent.
Salvato entendit celui qui semblait être le chef dire aux autres:
—C'est bien lui!
Nicolino, on se le rappelle, avait recommandé à Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster, mais encore de ne pas se laisser suivre; d'ailleurs, les trois mots qu'il avait surpris indiquaient qu'il était menacé.
Il s'arrêta. En le voyant s'arrêter, les hommes en firent autant, c'est-à-dire s'arrêtèrent de leur côté.
Ils étaient à dix pas l'un de l'autre.
L'endroit était désert.
A gauche, une maison dont tous les volets étaient fermés, se continuant par les murs d'un jardin, au-dessus desquels ont voyait frissonner la cime d'une forêt d'orangers, et se courber et se relever tour à tour le flexible panache d'un magnifique peuplier.
A droite, la mer.
Salvato fit encore dix pas en avant et s'arrêta de nouveau.
Les hommes, qui avaient continué de marcher en même temps que lui, s'arrêtèrent en même temps que lui.
Alors, Salvato revint sur ses pas; les quatre hommes, qui s'étaient réunis et que l'on reconnaissait parfaitement pour être de la même bande, l'attendirent:
—Non-seulement, dit Salvato, lorsqu'il ne fut plus qu'à quatre pas d'eux, non-seulement je ne veux pas que l'on me barre le passage, mais encore je ne veux pas que l'on me suive.
Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteau et le tenaient à la main.
—Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyen de s'entendre, au bout du compte; car, à la manière dont vous parlez le napolitain, il est impossible que vous soyez Français.
—Et que t'importe que je sois Français ou Napolitain?
—Ceci, c'est mon affaire. Répondez franchement.
—Je crois que tu te permets de m'interroger, coquin!
—Oh! ce que j'en fais, monsieur le gentilhomme, c'est pour vous et non pour moi. Voyons: êtes-vous l'homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l'uniforme français, a pris une barque à Pouzzoles, et, malgré la tempête, a forcé deux marins de le conduire au palais de la reine Jeanne?
Salvato pouvait répondre non, se servir de sa facilité à parler le patois napolitain pour augmenter les doutes de celui qui l'interrogeait; mais il lui sembla que mentir, même à un sbire, c'était toujours mentir, c'est-à-dire commettre une action abaissant la dignité humaine.
—Et si c'était moi, demanda Salvato, qu'arriverait-il?
—Ah! si c'était vous, dit l'homme d'une voix sombre et en secouant la tête, il arriverait que je serais obligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez à me donner de bonne volonté les papiers dont vous êtes porteur.
—Alors, il fallait vous mettre vingt au lieu de quatre, mes drôles; vous n'êtes pas assez de quatre pour tuer ou même voler un aide de camp du général Championnet.
—Allons, décidément, c'est lui, dit le chef; il faut en finir. A moi, Beccaïo!
A cet appel, deux hommes se détachèrent d'une petite porte sombre découpée dans la muraille du jardin et s'élancèrent rapidement pour attaquer Salvato par derrière.
Mais, à leur premier mouvement, Salvato avait fait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes qui tenaient leur couteau à la main, et avait tué l'un et blessé l'autre.
Puis, dégrafant son manteau et le rejetant loin de lui, il s'était retourné en mettant le sabre à la main, avait fendu d'un revers le visage de celui que le chef avait appelé à son aide sous le nom de Beccaïo, et, d'un coup de pointe, blesse grièvement son compagnon.
Il croyait être débarrassé de ses agresseurs, dont quatre sur six étaient hors de combat, et, n'ayant plus affaire qu'au chef et à un de ses sbires qui se tenait prudemment à dix pas de lui, avoir facilement raison des deux derniers, lorsqu'au moment où il se retournait vers eux pour les charger, il vit briller une espèce d'éclair qui, se détachant de la main du chef, vint à lui en sifflant; en même temps, il sentit une vive douleur au côté droit de la poitrine. L'assassin, n'osant s'approcher de lui, lui avait lancé son couteau; la lame avait disparu entre la clavicule et l'épaule, le manche seul tremblait hors de la blessure.
Salvato saisit le couteau de la main gauche, l'arracha, fit quelques pas en arrière, car il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds; puis, cherchant un appui, il rencontra le mur, et s'y adossa. Presque aussitôt, tout parut tourner autour de lui; sa dernière sensation fut de croire qu'à son tour le mur lui manquait comme la terre.
Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, non plus bleuâtre, mais couleur de sang; il étendit les bras, lâcha son sabre et tomba évanoui.
Dans la dernière lueur de raison qui le sépara de l'anéantissement, il crut voir les deux hommes s'élancer vers lui. Il fit un effort pour les repousser; mais tout s'éteignit dans un soupir que l'on eût pu croire le dernier.
C'était quelques secondes auparavant qu'à la détonation des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s'était ouverte, et qu'à ce cri de terreur de Michele: «Pasquale de Simone, le sbire de la reine!» la jeune femme avait répondu par ce cri du coeur: «Eh bien, c'est donc à moi de le sauver.»
Or, quoique la distance ne fût pas grande du boudoir au perron et du perron à la porte du jardin, lorsque Luisa ouvrit cette porte d'une main tremblante, les assassins avaient déjà disparu, et le corps seul du jeune homme, demeurant appuyé contre la porte, tombait, le haut du corps renversé, dans le jardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette porte.
Alors, avec une force dont elle ne se serait jamais crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le jardin, ferma la porte derrière lui, non-seulement à la clef, mais encore au verrou, et, tout éplorée, elle appela Nina, Michele et Nanno à son aide.
Tous trois accoururent. Michele, de sa fenêtre, avait vu fuir les assassins; une patrouille dont on entendait le pas lent et mesuré se chargerait probablement de faire disparaître les morts et de recueillir les blessés; il n'y avait donc plus rien à craindre pour ceux qui portaient secours au jeune officier, dont la trace serait perdue, même aux yeux les plus exercés.
Michele souleva par le milieu le corps du jeune homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa lui soutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont les femmes ont seules le secret à l'égard des malades et des blessés, on le transporta dans l'intérieur de la maison.
Nanno était restée en arrière. Courbée vers la terre, elle marmottait entre ses dents des paroles magiques et cherchait des herbes à elle connues parmi les herbes qui poussaient en toute liberté dans les angles du jardin et dans les fentes des murailles.
Arrivé au boudoir, Michele demeura pensif; puis, tout à coup, secouant la tête:
—Petite soeur, dit-il, le chevalier va rentrer. Que dira-t-il quand il verra qu'en son absence, et sans le consulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans sa maison?
—Il le plaindra, Michele, et dira que j'ai bien fait, répondit la jeune femme en relevant son front resplendissant d'une douce sérénité.
—Oui, certainement, il en serait ainsi si ce meurtre était un meurtre ordinaire; mais, quand il saura que le meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il le droit, lui qui est de la maison du prince Francesco, se croira-t-il le droit de donner asile à un homme frappé par le sbire de la reine?
La jeune femme resta pensive; puis, après quelques secondes:
—Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s'il y a sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons le faire porter.
On eut beau chercher dans les poches du blessé, on ne trouva rien que sa bourse et sa montre; ce qui prouvait qu'il n'avait point eu affaire à des voleurs; mais, quant à ses papiers, s'il en avait eu sur lui, ils avaient disparu.
—Mon Dieu, mon Dieu! que faire? s'écria Luisa. Je ne puis cependant pas abandonner une créature humaine dans cet état.
—Petite soeur, dit Michele du ton d'un homme qui a trouvé un moyen, si le chevalier était venu pendant que Nanno te disait la bonne aventure, ne devions-nous pas disparaître dans la maison de ton amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu as les clefs?
—Oh! tu as raison, tu as raison, Michele! s'écria la jeune femme. Oui, portons-le chez la duchesse; on le mettra dans une des chambres dont les fenêtres donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie. Merci, Michele! Nous pourrons, s'il ne meurt pas, pauvre jeune homme, nous pourrons lui donner là tous les soins que réclame son état.
—Et, continua Michele, ton mari, ignorant tout, pourra au besoin protester de son ignorance; ce qu'il ne ferait pas s'il était averti.
—Non, tu le connais bien, il se livrerait, mais ne mentirait pas. Il faut qu'il ignore tout, il le faut, non pas que je doute de son coeur; mais, comme tu le dis, je ne dois pas le mettre entre son devoir comme ami du prince et sa conscience comme chrétien. Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femme à la sorcière, qui rentrait avec un paquet de plantes de familles diverses; non, il ne faut pas que, dans la maison, il reste trace de ce jeune homme.
Et le cortége, éclairé par Nanno, se remit en chemin, traversa trois ou quatre chambres, et finit par disparaître derrière la porte de communication qui donnait dans la maison voisine.
Mais à peine venait-on de déposer le blessé sur un lit, dans une des chambres désignées par la San-Felice elle-même, que Nina, moins préoccupée que sa maîtresse, lui posa vivement la main sur le bras.
La jeune femme comprit que la camériste réclamait son attention, et écouta.
On frappait à la porte du jardin.
—C'est le chevalier! s'écria Luisa.
—Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vous au lit avec votre peignoir; je me charge du reste.
—Michele! Nanno! s'écria la jeune femme, leur recommandant d'un geste suprême le blessé.
Un signe d'eux la rassura autant qu'elle pouvait être rassurée.
Puis, comme enchaînée par un songe, se heurtant aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des paroles sans suite, elle gagna sa chambre, n'eut que le temps de jeter sur une chaise ses bas et ses pantoufles, de s'étendre dans son lit, et, le coeur bondissant, mais la respiration comprimée, de fermer les yeux et de faire semblant de dormir.
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice, à qui Nina avait expliqué la mise des verrous à la porte du jardin comme une étourderie de sa part, entrait dans la chambre de sa femme sur la pointe du pied, le visage souriant et le bougeoir à la main.
Il s'arrêta un instant debout devant le lit, contempla Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose qu'il tenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses lèvres sur son front en murmurant:
—Dors sous la garde du Seigneur, ange de pureté, et le ciel te sauve de tout contact avec les anges de perdition que je quitte!
Puis, respectant cette immobilité qu'il croyait être le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme il était entré, referma doucement la porte de la chambre de sa femme et passa dans la sienne.
Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elle effacée des parois de la chambre, que la jeune femme se souleva sur son coude, et, l'oeil dilaté, l'oreille tendue, écouta.
Tout était rentré dans le silence et l'obscurité.
Alors, elle souleva lentement la couverture de soie jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu sur le parquet de faïence, se dressa sur un genou en s'appuyant au chevet, écouta encore, et, rassurée par l'absence de tout bruit, prit la porte opposée à celle qui avait donné passage à son mari, regagna le corridor qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte de communication, et, légère et muette comme une ombre, pénétra jusqu'au seuil de la chambre où était couché le malade.
Il était toujours évanoui; Michele pilait des herbes dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait le jus de ces herbes sur la blessure du malade.
XIII
LE CHEVALIER SAN-FELICE.
Nous croyons l'avoir déjà dit dans un des précédents chapitres, dans le premier peut-être, le chevalier San-Felice était un savant.
Mais, quoique les savants, comme les voyageurs de Sterne, puissent se diviser et même se subdiviser en une foule de catégories, on doit les diviser cependant en deux grandes espèces:
Les savants ennuyeux.
Les savants amusants.
La première espèce est la plus nombreuse et passe pour être la plus savante.
Nous avons connu, dans le cours de notre vie, quelques savants amusants; ils étaient en général reniés par leurs confrères, comme gâtant le métier en mêlant à la science l'esprit ou l'imagination.
Quelque tort que cela puisse lui faire dans l'esprit de nos lecteurs, nous sommes forcé d'avouer que le chevalier San-Felice appartenait à la seconde espèce, c'est-à-dire à l'espèce des savants amusants.
Nous l'avons dit encore, mais il y a assez longtemps pour qu'on l'ait oublié, le chevalier San-Felice était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, d'une mise simple, mais élégante dans sa simplicité, et qui n'ayant, dans des études qui durèrent toute sa vie, adopté aucune spécialité, était plutôt un sachant qu'un savant.
Appartenant lui-même à l'aristocratie, ayant toujours vécu soit à la cour, soit avec les seigneurs, ayant beaucoup voyagé dans sa jeunesse, surtout en France, il avait les manières charmantes et l'aimable désinvolture des Buffon, des Hélvétius et des d'Holbach, dont il partageait, avec les principes sociaux, l'insouciance, nous dirons presque l'irréligion philosophique.
Et, en effet, ayant, comme Galilée et Swammerdam, étudié les infiniment grands et les infiniment petits, étant descendu des mondes roulants dans l'éther aux infusoires nageant dans la goutte d'eau, ayant vu que l'astre et l'atome tenaient la même place dans l'esprit de Dieu et avaient la même part à l'amour immense que le Créateur répand sur toutes ses créatures, son âme, étincelle échappée au foyer divin, s'était prise à tout aimer dans la nature. Les humbles de la création avaient seulement droit chez lui à une curiosité plus tendre que les superbes, et nous oserions presque affirmer que la transformation de la larve en nymphe et de la nymphe en scarabée, examinée le jour au microscope, lui paraissait aussi intéressante au moins que la lente locomotion du colosse Saturne, neuf cent fois plus gros que la Terre, et mettant près de trente ans à tourner autour du Soleil avec l'attirail monstrueux de ses sept lunes et l'ornement encore incompris de son anneau.
Ces études l'avaient un peu soulevé hors de la vie réelle, pour le jeter dans la vie contemplative; ainsi, quand, de la fenêtre de sa maison,—maison qui avait été celle de son père et de son aïeul,—par une de ces chaudes nuits caniculaires de Naples, il voyait, sous la rame du pêcheur ou sous le sillon de sa barque, s'allumer ce feu bleuâtre qu'on croirait un reflet de l'étoile de Vénus, et que, pendant une heure, quelquefois une nuit, immobile à l'appui de cette fenêtre, il regardait le golfe étinceler de lumières et, si le vent du sud agitait les vagues, nouer les unes aux autres des guirlandes de feu qui allaient se perdre à ses yeux derrière Capri, mais qui se prolongeaient à coup sûr jusqu'aux rivages d'Afrique, on disait: «Que fait là ce rêveur de San-Felice?» Ce rêveur de San-Felice passait tout simplement du monde matériel au monde invisible, de la vie bruyante à la vie silencieuse. Il se disait que cet immense serpent de flamme dont les replis enveloppent le globe, n'était rien autre chose qu'une réunion d'animalcules imperceptibles, et son imagination reculait, effrayée, devant cette épouvantable richesse de la nature qui met au-dessous de notre monde, sur notre monde, autour de notre monde, des mondes dont nous ne nous doutons pas, et par lesquels l'infini supérieur, qui s'échappe à nos yeux dans des torrents de lumière, s'enchaîne sans se rompre à l'infini inférieur, qui, plongeant au plus profond des abîmes, se perd dans la nuit.
Ce rêveur de San-Felice, au delà du double infini, voyait Dieu, non pas comme le vit Ezéchiel, passant au milieu des tempêtes; non pas comme le vit Moïse, dans le buisson ardent, mais resplendissant dans la majestueuse sérénité de l'amour éternel, gigantesque échelle de Jacob que monte et descend la création tout entière.
Peut-être, maintenant, pourrait-on croire que cette tendresse infinie répandue en portions égales sur toute la nature était une partie de leur force à ces autres sentiments qui ont fait dire au poëte latin: Je suis homme, et rien de ce qui appartient à l'humanité ne m'est étranger?—Non, c'est chez le chevalier San-Felice que l'on eût pu faire surtout cette distinction entre l'âme et le coeur qui permet au vice-roi de la création d'être tantôt calme et serein comme Dieu, lorsqu'il contemple avec son âme, tantôt joyeux ou désespéré comme l'homme, quand il éprouve avec son coeur.
Mais, de tous les sentiments qui élèvent l'habitant de notre planète au-dessus des animaux qui vivent autour de lui, l'amitié était celui auquel le chevalier avait voué le culte le plus sincère et le plus dévoué, et nous nous appesantissons sur celui-là, parce que celui-là eut une plus profonde et plus particulière influence sur sa vie.
Le chevalier San-Felice, élevé au collège des Nobles, fondé par Charles III, y avait eu pour condisciple un des hommes dont les aventures, l'élégance et la haute fortune firent le plus de bruit dans le monde napolitain, vers la fin du dernier siècle; cet homme était le prince Joseph Caramanico.
Si le prince n'eût été lui-même que prince, il est probable que le jeune San-Felice n'eût éprouvé pour lui que ce sentiment de respect banal ou de jalousie envieuse que les enfants éprouvent pour ceux de leurs compagnons qui pèsent sur l'indulgence des maîtres par la supériorité de leur rang; mais, à part son titre de prince, Joseph Caramanico était un charmant enfant plein de coeur et d'abandon, comme il fut plus tard un charmant homme plein d'honneur, et de loyauté.
Il arriva cependant, entre le prince Caramanico et le chevalier San-Felice, ce qui arrive inévitablement dans toutes les amitiés: il y eut un Oreste et un Pylade; le chevalier San-Felice eut le rôle le moins brillant aux yeux du monde, mais peut-être le plus méritoire aux yeux du seigneur: il fut Pylade.
On devina quelle facile supériorité le futur savant, avec son intelligence distinguée et ses dispositions studieuses, dut prendre sur ses rivaux de collège, et, combien, au contraire, avec son insouciance de grand seigneur, le futur ministre à Naples, le futur ambassadeur à Londres, le futur vice-roi à Palerme devait être un mauvais écolier.
Eh bien, grâce au laborieux Pylade qui travaillait pour deux, le paresseux Oreste se maintint toujours au premier rang; il eut autant de prix, autant de couronnes, autant de récompenses que San-Felice, et plus de mérite aux yeux de ses professeurs, qui ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir le secret de sa supériorité; car cette supériorité, il la maintenait comme celle de sa position sociale, sans avoir l'air de se donner le moindre mal pour cela.
Mais Oreste le savait, lui, ce secret de dévouement, et rendons-lui cette justice de dire qu'il l'apprécia comme il devait être apprécié, ainsi que le prouvera la suite de notre récit, en le mettant à l'épreuve.
Les jeunes gens sortirent du collège, et chacun suivit la carrière vers laquelle l'entraînait ou sa vocation ou son rang. Caramanico prit celle des armes; San-Felice, celle de la science.
Caramanico entra comme capitaine dans un régiment de Lipariotes, nommé ainsi des îles Lipari, d'où presque tous les soldats qui le composaient étaient tirés. Ce régiment, formé par le roi, était commandé par le roi; le roi portait le titre de colonel de ce régiment, et y être admis comme officier était la plus haute faveur à laquelle pût aspirer un noble Napolitain.
San-Felice, au contraire, voyagea, visita la France, l'Allemagne, l'Angleterre, resta cinq ans hors de l'Italie, et, lorsqu'il revint à Naples, trouva le prince Caramanico premier ministre et amant de la reine Caroline.
Le premier soin de Caramanico, en arrivant au pouvoir, avait été d'assurer une position indépendante à son cher San-Felice; en son absence, il l'avait fait, avec exemption de voeux, nommer chevalier de Malte, faveur, au reste, à laquelle avaient droit tous ceux qui pouvaient faire leurs preuves, et lui avait fait donner une abbaye rapportant deux mille ducats. Cette rente, avec celle de mille ducats qu'il tenait de sa fortune patrimoniale, faisait du chevalier San-Felice, dont les goûts étaient ceux d'un savant, c'est-à-dire fort simples, un homme comparativement aussi riche que l'homme le plus riche de Naples.
Les deux jeunes gens avaient marché dans la vie et étaient devenus des hommes; ils s'aimaient toujours; mais, occupés, l'un de science, l'autre de politique, ils ne se voyaient plus que rarement.
Vers 1783, quelques bruits qui couraient sur la disgrâce prochaine du prince de Caramanico, commençaient à préoccuper la ville et à inquiéter San-Felice: on disait que Caramanico, surchargé de besogne, comme premier ministre, et voulant créer une marine respectable à Naples, qu'il regardait, tout au contraire du roi, comme une puissance maritime, plutôt que comme une puissance continentale, s'était adressé au grand-duc de Toscane Léopold, afin qu'il voulût bien lui céder, pour le mettre à la tête de la marine napolitaine, avec le titre d'amiral, un homme qui venait de faire répéter son nom avec éloge dans une expédition contre les Barbaresques.
Cet homme, c'était le chevalier Jean Acton, d'origine irlandaise, né en France.
Mais à peine Acton s'était-il trouvé, par la protection de Caramanico, installé à la cour de Naples, dans une position à laquelle ses rêves les plus ambitieux n'auraient jamais cru pouvoir atteindre, qu'il combina tous ses efforts pour remplacer son protecteur, et dans l'affection de la reine et dans son poste de premier ministre, qu'il devait encore plus peut-être à cette affection qu'à son rang et à son mérite.
Un soir, San-Felice vit entrer chez lui, comme un simple particulier et sans avoir permis qu'on l'annonçât, le prince de Caramanico.
San-Felice, par une douce soirée du mois de mai, était occupé, dans ce beau jardin dont nous avons essayé de faire la description, à donner la chasse à des lucioles, sur lesquelles il voulait étudier, au retour du matin, la dégradation de la lumière.
Il poussa un cri de joie en voyant le prince, se jeta dans ses bras et le pressa contre son coeur.
Celui-ci répondit à ses embrassements avec son affection accoutumée, à laquelle une préoccupation triste semblait donner encore une plus vive expression.
San-Felice voulut l'entraîner vers le perron; mais Caramanico, enfermé dans son cabinet depuis le matin jusqu'au soir, ne voulait point perdre cette occasion de respirer l'air parfumé par la forêt d'orangers, dont le feuillage métallique frissonnait au-dessus de sa tête; une douce brise venait de la mer, le ciel était pur, la lune brillait au ciel et se reflétait dans le golfe. Caramanico montra à son ami un banc adossé au tronc d'un palmier; tous deux s'assirent sur ce banc.
Caramanico resta un instant sans parler, comme s'il eût hésité à troubler le silence de toute cette nature muette; puis enfin, avec un soupir:
—Mon ami, dit-il, je viens te dire adieu, peut-être pour toujours.
San-Felice tressaillit et le regarda en face; il croyait avoir mal entendu.
Le prince secoua mélancoliquement sa belle tête pâle, et, avec une profonde expression de découragement:
—Je suis las de lutter, reprit-il. Je reconnais que j'ai affaire à plus fort que moi; j'y laisserais mon honneur peut-être, ma vie à coup sûr.
—Mais la reine Caroline? demanda San-Felice.
—La reine Caroline est femme, mon ami, répondit Caramanico, par conséquent faible et mobile. Elle voit aujourd'hui par les yeux de cet intrigant irlandais qui, j'en ai bien peur, poussera l'État à sa ruine. Que le trône tombe! mais sans moi. Je ne veux pas contribuer à sa chute, je pars.
—Où vas-tu? demanda San-Felice.
—J'ai accepté l'ambassade de Londres; c'est un honorable exil. J'emmène ma femme et mes enfants, que je ne veux pas laisser exposés aux dangers de l'isolement; mais il y a une personne que je suis obligé de laisser à Naples; j'ai compté sur toi pour me remplacer près d'elle.
—Près d'elle? répéta le savant avec une espèce d'inquiétude.
—Sois tranquille, dit le prince essayant de sourire; ce n'est point une femme, c'est une enfant.
San-Felice respira.
—Oui, continua le prince, au milieu de mes tristesses, une jeune femme me consolait. Ange du ciel, elle est remontée au ciel, en me laissant un vivant souvenir d'elle, une petite fille qui vient d'atteindre sa cinquième année.
—J'écoute, dit San-Felice, j'écoute.
—Je ne puis ni la reconnaître, ni lui faire une position sociale, puisqu'elle est née pendant mon mariage; d'ailleurs, la reine ignore et doit ignorer l'existence de cette enfant.
—Où est-elle?
—A Portici. De temps en temps, je me la fais apporter; de temps en temps même, je vais la voir; j'aime beaucoup cette innocente créature, qui, j'en ai bien peur, est née dans un jour néfaste! et, m'en croiras-tu, San-Felice, il m'en coûte moins, je te le jure, de quitter mon ministère, Naples, mon pays, que de quitter cette enfant; car celle-là, c'est bien l'enfant de mon amour.
—Moi aussi, dit le chevalier avec sa douce simplicité, moi aussi, Caramanico, je l'aime.
—Tant mieux! reprit le prince; car j'ai compté sur toi pour me remplacer près d'elle. Je veux, tu comprendras cela, je veux qu'elle ait une fortune indépendante. Voici, en ton nom, une police de cinquante mille ducats. Cette somme, placée par tes soins, se doublera en quatorze ou quinze ans par l'accumulation seule des intérêts; tu prendras, sur ta fortune à toi, ce qui sera nécessaire à son entretien et à son éducation, et, lors de sa majorité ou de son mariage, tu te rembourseras.
—Caramanico!
—Pardon, mon ami, dit en souriant le prince, je te demande un service; c'est à moi de faire mes conditions.
San-Felice baissa la tête.
—M'aimerais-tu moins que je ne croyais? murmura-t-il.
—Non, mon ami, reprit Caramanico. Tu es non-seulement l'homme que j'aime le mieux, mais celui que j'estime le plus au monde, et la preuve, c'est que je te laisse la seule partie de mon coeur qui soit restée pure et n'ait point été brisée.
—Mon ami, dit le savant avec une certaine hésitation, je voudrais te demander une faveur, et, si ma demande ne te contrariait pas, je serais heureux que tu me l'accordasses.
—Laquelle?
—Je vis seul, sans famille, presque sans amis; je ne m'ennuie jamais, parce qu'il est impossible que l'homme s'ennuie avec le grand livre de la nature ouvert devant les yeux; j'aime toute chose en général: j'aime l'herbe qui, le matin, se courbe sous le poids des gouttes de rosée, comme sous un fardeau trop lourd pour elle; j'aime ces lucioles que je cherchais quand tu es arrivé; j'aime le scarabée à l'aile d'or dans laquelle se mire le soleil, mes abeilles qui me bâtissent une ville, mes fourmis qui me fondent une république; mais je n'aime pas une chose plus que l'autre, et je ne suis aimé tendrement par rien. S'il m'était permis de prendre ta fille avec moi, je l'aimerais plus que toute chose, je le sens, et peut-être, elle aussi, comprenant que je l'aime beaucoup, m'aimerait-elle un peu. L'air du Pausilippe est excellent; la vue que j'ai de mes fenêtres est splendide; elle aurait un grand jardin pour courir après les papillons, des fleurs à la portée de sa main, des oranges à la hauteur de ses lèvres; elle grandirait flexible comme ce palmier, dont elle aurait à la fois la grâce et la vigueur. Dis, veux-tu que ton enfant demeure avec moi, mon ami?
Caramanico le regardait les larmes aux yeux et l'approuvait d'un doux mouvement de tête.
—Et puis, continua San-Felice croyant que son ami n'était pas suffisamment convaincu, et puis un savant, ça n'a rien à faire; eh bien, je ferai son éducation, je lui apprendrai à lire et à écrire l'anglais et le français. Je sais beaucoup de choses, va, et je suis beaucoup plus instruit qu'on ne le croit; cela m'amuse de faire de la science, mais cela m'ennuie d'en parler. Tous ces rats de bibliothèque napolitains, tous ces académiciens d'Herculanum, tous ces fouilleurs de Pompéi, ils ne me comprennent pas et ils disent que je suis ignorant parce que je ne me sers pas de grands mots et que je parle simplement des choses de la nature et de Dieu; mais ce n'est pas vrai, Caramanico; j'en sais au moins autant qu'eux et peut-être même plus qu'eux, je t'en donne ma parole d'honneur... Tu ne me réponds pas, mon ami?
—Non, je t'écoute, San-Felice, je t'écoute et je t'admire. Tu es la créature par excellence. Dieu t'a élu. Oui, tu prendras ma fille; oui, tu prendras mon enfant; oui, mon enfant t'aimera; seulement, tu lui parleras de moi tous les jours, et tu tâcheras qu'après toi, ce soit moi qu'elle aime le plus au monde.
—Oh! que tu es bon! s'écria le chevalier en essuyant ses larmes. Maintenant, tu m'as dit quelle était à Portici, n'est-ce pas? Comment reconnaîtrai-je la maison? Comment s'appelle-t-elle? Tu lui as donné un joli nom, j'espère?
—Ami, dit le prince, voici son nom et l'adresse de la femme qui prend soin d'elle, et, en même temps, l'ordre à cette femme de te regarder, moi absent, comme son véritable père... Adieu, San-Felice, dit le prince en se levant; sois fier, mon ami: tu viens de me donner le seul bonheur, la seule joie, la seule consolation qu'il me soit permis d'espérer encore.
Les deux amis s'embrassèrent comme des enfants, en pleurant comme des femmes.
Le lendemain, le prince Caramanico partait pour Londres, et la petite Luisa Molina s'installait avec sa gouvernante dans la maison du Palmier.