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La San-Felice, Tome 02

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 02

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Title: La San-Felice, Tome 02

Author: Alexandre Dumas

Release date: May 16, 2006 [eBook #18401]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 02 ***


ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME II

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



XIX

LA CHAMBRE ÉCLAIRÉE

Il était deux heures du matin, à peu près, lorsque le roi et la reine, quittant l'ambassade d'Angleterre, rentrèrent au palais. Le roi, très-préoccupé, nous l'avons dit, de la scène qui venait de se passer, prit immédiatement le chemin de son appartement, et la reine, qui l'invitait rarement à entrer dans le sien, ne mit aucun obstacle à cette retraite précipitée, pressée qu'elle paraissait être, de son côté, de rentrer chez elle.

Le roi ne s'était pas dissimulé la gravité de la situation; or, dans les circonstances graves, il y avait un homme qu'il consultait toujours avec une certaine confiance, parce que rarement il l'avait consulté sans en recevoir un bon conseil; il en résultait qu'il reconnaissait à cet homme une supériorité réelle sur toute cette tourbe de courtisans qui l'environnait.

Cet homme, c'était le cardinal Fabrizio Ruffo, que nous avons montré à nos lecteurs, assistant l'archevêque de Naples, son doyen au sacré collège, lors du Te Deum qui avait été chanté, la veille, dans l'église cathédrale de Naples en l'honneur de l'arrivée de Nelson.

Ruffo était au souper donné au vainqueur d'Aboukir par sir William Hamilton; il avait donc tout vu et tout entendu, et, en sortant, le roi n'avait eu que ces mots à lui dire:

—Je vous attends cette nuit au palais.

Ruffo s'était incliné en signe qu'il était aux ordres de Sa Majesté.

En effet, dix minutes à peine après que le roi était rentré chez lui en prévenant l'huissier de service qu'il attendait le cardinal, on lui annonçait que le cardinal était là et faisait demander si le bon plaisir du roi était de le recevoir.

—Faites-le entrer, cria Ferdinand de manière que le cardinal l'entendît; je crois bien que mon bon plaisir est de le recevoir!

Le cardinal, invité ainsi à entrer, n'attendit pas l'appel de l'huissier et répondit par sa présence même à ce pressant appel du roi.

—Eh bien, mon éminentissime, que dites-vous de ce qui vient de se passer? demanda le roi en se jetant dans un fauteuil et en faisant signe au cardinal de s'asseoir.

Le cardinal, sachant que la plus grande révérence dont on puisse user envers les rois est de leur obéir aussitôt qu'ils ont ordonné, toute invitation de leur part étant un ordre, prit une chaise et s'assit.

—Je dis que c'est une affaire très-grave, répliqua le cardinal; heureusement que Sa Majesté se l'est attirée pour l'honneur de l'Angleterre et qu'il est de l'honneur de l'Angleterre de la soutenir.

—Que pensez-vous, au fond, de ce bouledogue de Nelson? Soyez franc, cardinal.

—Votre Majesté est si bonne pour moi, qu'avec elle je le suis toujours, franc!

—Dites, alors.

—Comme courage, c'est un lion; comme instinct militaire, c'est un génie; mais, comme esprit, c'est heureusement un homme médiocre.

—Heureusement, dites-vous?

—Oui, sire.

—Et pourquoi heureusement?

—Parce qu'on le mènera où l'on voudra, avec deux leurres.

—Lesquels?

—L'amour et l'ambition. L'amour, c'est l'affaire de lady Hamilton; l'ambition, c'est la vôtre. Sa naissance est vulgaire; son éducation, nulle. Il a conquis ses grades sans mettre les pieds dans une antichambre, en laissant un oeil à Calvi, un bras à Ténériffe, la peau de son front à Aboukir; traitez cet homme-là en grand seigneur, vous le griserez, et, une fois qu'il sera gris, Votre Majesté en fera ce qu'elle voudra. Est-on sûr de lady Hamilton?

—La reine en est sûre, à ce qu'elle dit.

—Alors, vous n'avez pas besoin d'autre chose. Par cette femme, vous aurez tout; elle vous donnera à la fois le mari et l'amant. Tous deux sont fous d'elle.

—J'ai peur qu'elle ne fasse la prude.

—Emma Lyonna faire la prude? dit Ruffo avec l'expression du plus profond mépris. Votre Majesté n'y pense pas.

—Je ne dis pas prude par pruderie, pardieu!

—Et par quoi?

—Il n'est pas beau, votre Nelson, avec son bras de moins, son oeil crevé et son front fendu. S'il en coûte cela pour être un héros, j'aime autant rester ce que je suis.

—Bon! les femmes ont de si singulières idées, et puis lady Hamilton aime si merveilleusement la reine! Ce qu'elle ne fera pas par amour, elle le fera par amitié.

—Enfin! dit le roi comme un homme qui s'en remet à la Providence du soin d'arranger une affaire difficile.

Puis, à Ruffo:

—Maintenant, continua-t-il, vous avez bien un conseil à me donner dans cette affaire-là?

—Certainement; le seul même qui soit raisonnable.

—Lequel? demanda le roi.

—Votre Majesté a un traité d'alliance avec son neveu l'empereur d'Autriche.

—J'en ai avec tout le monde, des traités d'alliance; c'est bien ce qui m'embarrasse.

—Mais enfin, sire, vous devez fournir un certain nombre d'hommes à la prochaine coalition.

—Trente mille.

—Et vous devez combiner vos mouvements avec ceux de l'Autriche et de la Russie.

—C'est convenu.

—Eh bien, quelles que soient les instances que l'on fera près de vous, sire, attendez, pour entrer en campagne, que les Autrichiens et les Russes y soient entrés eux-mêmes.

—Pardieu! c'est bien mon intention. Vous comprenez, Éminence, que je ne vais pas m'amuser à faire la guerre tout seul aux Français... Mais...

—Achevez, sire.

—Si la France n'attend pas la coalition? Elle m'a déclaré la guerre, si elle me la fait?

—Je crois, par mes relations de Rome, pouvoir vous affirmer, sire, que les Français ne sont pas en mesure de vous la faire.

—Hum! voilà qui me tranquillise un peu.

—Maintenant, si Votre Majesté me permettait...

—Quoi?

—Un second conseil.

—Je le crois bien!

—Votre Majesté ne m'en avait demandé qu'un; il est vrai que le second est la conséquence du premier.

—Dites, dites.

—Eh bien, à la place de Votre Majesté, j'écrirais de ma main à mon neveu l'empereur, pour savoir de lui, non pas diplomatiquement, mais confidentiellement, à quelle époque il compte se mettre en campagne, et, prévenu par lui, je réglerais mes mouvements sur les siens.

—Vous avez raison, mon éminentissime, et je vais lui écrire à l'instant même.

—Avez-vous un homme sûr à lui envoyer, sire?

—J'ai mon courrier Ferrari.

—Mais sûr, sûr, sûr?

—Eh! mon cher cardinal, vous voulez un homme trois fois sur, quand il est si difficile d'en trouver qui le soit une fois.

—Enfin, celui-là?

—Je le crois plus sûr que les autres.

—Il a donné à Votre Majesté des preuves de sa fidélité?

—Cent.

—Où est-il?

—Où est-il? Parbleu! il est ici quelque part, couché dans mes antichambres, tout botté et tout éperonné, pour être prêt à partir au premier ordre, quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit.

—Il faut écrire d'abord, et nous le chercherons après.

—Écrire, c'est facile à dire, Éminence; où diable vais-je trouver à cette heure-ci de l'encre, du papier et des plumes?

—L'Évangile dit: Quære et invenies.

—Je ne sais pas le latin. Votre Éminence.

—«Cherche et tu trouveras.»

Le roi alla à son secrétaire, ouvrit tous les tiroirs les uns après les autres, et ne trouva rien de ce qu'il cherchait.

—L'Évangile ment, dit-il.

Et il retomba tout contrit dans son fauteuil.

—Que voulez-vous, cardinal! ajouta-t-il en poussant un soupir, je déteste écrire.

—Votre Majesté est cependant décidée à en prendre la peine cette nuit.

—Sans doute; mais, vous le voyez, tout me manque; il me faudrait réveiller tout mon monde, et encore... Vous comprenez bien, mon cher ami, quand le roi n'écrit pas, personne n'a de plumes, d'encre ni de papier. Oh! je n'aurais qu'à faire demander tout cela chez la reine, elle en a, elle. C'est une écriveuse. Mais, si l'on savait que j'ai écrit, on croirait, ce qui est vrai, au reste, que l'État est en péril. «Le roi a écrit... A qui? pourquoi?» Ce serait un événement à remuer tout le palais.

—Sire, c'est donc à moi de trouver ce que vous cherchez inutilement.

—Et où cela?

Le cardinal salua le roi, sortit, et, une minute après, rentra avec du papier, de l'encre et des plumes.

Le roi le regarda d'un air d'admiration.

—Où diable avez-vous pris cela, Éminence? demanda-t-il.

—Tout simplement chez vos huissiers.

—Comment! malgré ma défense, ces drôles-là avaient du papier, de l'encre et des plumes?

—Il leur faut bien cela pour inscrire les noms de ceux qui viennent solliciter des audiences de Votre Majesté.

—Je ne leur en ai jamais vu.

—Parce qu'ils les cachaient dans une armoire. J'ai découvert l'armoire, et voilà tout ce qui est nécessaire à Votre Majesté.

—Allons, allons, vous êtes homme de ressource. Maintenant, mon éminentissime, dit le roi d'un air dolent, est-il bien nécessaire que cette lettre soit écrite de ma main?

—Cela vaudra mieux, elle en sera plus confidentielle.

—Alors, dictez-moi.

—Oh! sire...

—Dictez-moi, vous dis-je, ou, sans cela, je serai deux heures à écrire une demi-page. Ah! j'espère bien que San-Nicandro est damné, non-seulement dans le temps, mais encore dans l'éternité, pour avoir fait de moi un pareil âne.

Le cardinal trempa dans l'encre une plume fraîchement taillée et la présenta au roi.

—Écrivez donc, sire.

—Dictez, cardinal.

—Puisque Votre Majesté l'ordonne, dit Ruffo en s'inclinant.

Et il dicta.

«Très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré,

»Je dois vous instruire sans retard de ce qui vient de se passer hier soir au palais de l'ambassadeur d'Angleterre. Lord Nelson, ayant relâché à Naples, au retour d'Aboukir, et sir William Hamilton lui donnant une fête, le citoyen Garat, ministre de la République, a pris cette occasion de me déclarer la guerre de la part de son gouvernement.

»Faites-moi donc, par le retour du même courrier que je vous envoie, très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré, savoir quelles sont vos dispositions pour la prochaine guerre, et surtout l'époque précise à laquelle vous comptez vous mettre en campagne, ne voulant absolument rien faire qu'en même temps que vous et d'accord avec vous.

»J'attendrai la réponse de Votre Majesté pour me régler en tout point sur les instructions qu'elle me donnera.

»La présente n'étant à autre fin, je me dis, en lui souhaitant toute sorte de prospérités, de Votre Majesté, le bon frère, cousin et oncle, allié et confédéré.»

—Ouf! fit le roi.

Et il leva la tête pour interroger le cardinal.

—Eh bien, c'est fini, sire, et Votre Majesté n'a plus qu'à signer.

Le roi signa, selon son habitude: Ferdinand B.

—Et quand je pense, continua le roi, que j'aurais mis la nuit tout entière à écrire cette lettre. Merci, mon cher cardinal, merci.

—Que cherche Votre Majesté? demanda Ruffo, qui voyait que le roi cherchait autour de lui avec inquiétude.

—Une enveloppe.

—Bien, dit Ruffo, nous allons en faire une.

—C'est encore une chose que San-Nicandro ne m'a point appris à faire, des enveloppes! Il est vrai qu'ayant oublié de m'apprendre à écrire, il avait regardé la science des enveloppes comme chose inutile.

—Votre Majesté permet-elle? demanda Ruffo.

—Comment, si je la permets! dit le roi en se levant. Asseyez-vous là à ma place sur mon fauteuil, mon cher cardinal.

Le cardinal s'assit sur le fauteuil du roi, et, avec une grande prestesse et une grande habileté, plia et déchira le papier qui devait recouvrir la lettre royale.

Ferdinand le regardait faire avec admiration.

—Maintenant, dit le cardinal, Votre Majesté veut-elle me dire où est son sceau?

—Je vais vous le donner, je vais vous le donner, ne vous dérangez pas, dit le roi.

La lettre fut cachetée, et le roi mit l'adresse.

Puis, appuyant son menton dans sa main, il demeura pensif.

—Je n'ose interroger le roi, demande Ruffo en s'inclinant.

—Je veux, répondit le roi toujours pensif, que personne ne sache que j'ai écrit cette lettre à mon neveu, ni par qui je l'ai envoyée.

—Alors, sire, dit en riant Ruffo, Votre Majesté va me faire assassiner en sortant du palais.

—Vous, mon cher cardinal, vous n'êtes pas quelqu'un pour moi; vous êtes un autre moi-même.

Ruffo s'inclina.

—Oh! ne me remerciez point, allez, le compliment n'est pas riche.

—Comment faire, alors? Il faut cependant que vous envoyiez chercher Ferrari par quelqu'un, sire.

—Justement, je m'oriente.

—Si je savais où il est, dit Ruffo, j'irais le chercher.

—Pardieu! moi aussi, fit le roi.

—Vous avez dit qu'il était dans le palais.

—Certainement qu'il y est; seulement, le palais est grand. Attendez, attendez donc! En vérité, je suis encore plus bête que je ne croyais.

Il ouvrit la porte de sa chambre à coucher et siffla.

Un grand épagneul s'élança du tapis où il était couché près du lit de son maître, posa ses deux pattes sur la poitrine du roi, toute chamarrée de plaques et de cordons, et se mit à lui lécher le visage, occupation à laquelle le maître paraissait prendre autant de plaisir que le chien.

—C'est Ferrari qui l'a élevé, dit le roi; il va me trouver Ferrari tout de suite.

Puis, changeant de voix et parlant à son chien comme il eût parlé à un enfant:

—Où est-il donc, ce pauvre Ferrari, Jupiter? Nous allons le chercher. Taïaut! taïaut!

Jupiter parut parfaitement comprendre; il fit trois ou quatre bonds par la chambre, humant l'air et jetant des cris joyeux; puis il alla gratter à la porte d'un corridor secret.

—Ah! nous en revoyons donc, mon bon chien? dit le roi.

Et, allumant un bougeoir au candélabre, il ouvrit la porte du couloir en disant:

—Cherche, Jupiter! cherche!

Le cardinal suivait le roi, d'abord pour ne pas le laisser seul, ensuite par curiosité.

Jupiter s'élança vers l'extrémité du couloir et gratta à une seconde porte.

—Nous sommes donc sur la voie, mon bon Jupiter? continua le roi.

Et il ouvrit cette seconde porte, comme il avait ouvert la première; elle donnait sur une antichambre vide.

Jupiter alla droit à une porte opposée à celle par laquelle il était entré et se dressa contre cette porte.

—Tout beau! dit le roi, tout beau!

Puis, se tournant vers Ruffo:

—Nous brûlons, cardinal, dit-il.

Et il ouvrit cette troisième porte.

Elle donnait sur un petit escalier. Jupiter s'y élança, monta rapidement une vingtaine de marches, puis se mit à gratter la porte en poussant de petits cris.

Zitto! zitto! dit le roi.

Le roi ouvrit cette quatrième porte comme il avait ouvert les trois autres; seulement, cette fois, il était arrivé au terme de son voyage: le courrier, tout vêtu et tout éperonné, dormait sur un lit de camp.

—Hein! fit le roi, tout fier de l'intelligence de son chien; et quand je pense que pas un de mes ministres, même celui de la police, n'aurait fait ce que vient de faire mon chien!

Malgré l'envie qu'avait Jupiter de sauter sur le lit de son père nourricier Ferrari, le roi lui fit un signe de la main, et il se tint tranquille derrière lui.

Ferdinand alla droit au dormeur, et, du bout de la main, lui toucha l'épaule.

Si légère qu'eut été la pression, celui-ci se réveilla immédiatement et se mit sur son séant, regardant autour de lui avec cet oeil effaré de l'homme que l'on éveille au milieu de son premier sommeil; mais, aussitôt, reconnaissant le roi, il se laissa glisser de son lit de camp et se tint debout et les coudes au corps, attendant les ordres de Sa Majesté.

—Peux-tu partir? lui demanda le roi.

—Oui, sire, répondit Ferrari.

—Peux-tu aller à Vienne sans t'arrêter?

—Oui, sire.

—Combien de jours te faut-il pour aller à Vienne?

—Au dernier voyage, sire, j'ai mis cinq jours et six nuits; mais je me suis aperçu que je pouvais aller plus vite et gagner douze heures.

—Et à Vienne, combien de temps te faut-il pour te reposer?

—Le temps qu'il faudra à la personne à laquelle Votre Majesté écrit pour me donner une réponse.

—Alors, tu peux être ici dans douze jours?

—Auparavant si l'on ne me fait pas attendre, et s'il ne m'arrive pas d'accident.

—Tu vas descendre à l'écurie, seller un cheval toi-même; tu iras le plus loin possible avec le même cheval, au risque de le forcer; tu le laisseras chez un maître de poste quelconque et tu l'y reprendras à ton retour.

—Oui, sire.

—Tu ne diras à personne où tu vas.

—Non, sire.

—Tu remettras cette lettre à l'empereur lui-même et point à d'autres.

—Oui, sire.

—Et à qui que ce soit, même à la reine, tu ne laisseras prendre la réponse.

—Non, sire.

—As-tu de l'argent?

—Oui, sire.

—Eh bien, pars, alors.

—Je pars, sire.

Et, en effet, le brave homme ne prit que le temps de glisser la lettre du roi dans une petite poche de cuir pratiquée en manière de portefeuille dans la doublure de sa veste, de mettre sous son bras un petit paquet contenant un peu de linge et de se coiffer de sa casquette de courrier; après quoi, sans en demander davantage, il s'apprêta à descendre l'escalier.

—Eh bien, tu ne fais pas tes adieux à Jupiter? dit le roi.

—Je n'osais, sire, répondit Ferrari.

—Voyons, embrassez-vous; n'êtes-vous pas deux vieux amis, et tous les deux à mon service?

L'homme et le chien se jetèrent dans les bras l'un de l'autre: tous deux n'attendaient que la permission du roi.

—Merci, sire, dit le courrier.

Et il essuya une larme en se précipitant par les degrés pour rattraper le temps perdu.

—Ou je me trompe fort, dit le cardinal, ou vous avez là un homme qui se fera tuer pour vous à la première occasion, sire!

—Je le crois, dit le roi: aussi, je pense à lui faire du bien.

Ferrari avait disparu depuis longtemps que le roi et le cardinal n'étaient point encore au bas de l'escalier.

Ils rentrèrent dans l'appartement du roi par le même chemin qu'ils avaient pris pour en sortir, refermant derrière eux les portes qu'ils avaient laissées ouvertes.

Un huissier de la reine attendait dans l'antichambre, porteur d'une lettre de Sa Majesté.

—Oh! oh! fit le roi en regardant la pendule, à trois heures du matin? Ce doit être quelque chose de bien important.

—Sire, la reine a vu votre chambre éclairée, et elle a pensé avec raison que Votre Majesté n'était pas encore couchée.

Le roi ouvrit la lettre avec la répugnance qu'il mettait toujours à lire les lettres de sa femme.

—Bon! dit-il aux premières lignes, c'est amusant: voilà ma partie de chasse à tous les diables!

—Je n'ose demander à Votre Majesté ce que lui annonce cette lettre.

—Oh! demandez, demandez, Votre Éminence. Elle m'annonce qu'au retour de la fête et à la suite de nouvelles importantes reçues, M. le capitaine général Acton et Sa Majesté la reine ont décidé qu'il y aurait conseil extraordinaire aujourd'hui mardi. Que le bon Dieu bénisse la reine et M. Acton! Est-ce que je les tourmente, moi? Qu'ils fassent donc ce que je fais, qu'ils me laissent tranquille.

—Sire, répliqua Ruffo, pour cette fois, je suis obligé de donner raison à Sa Majesté la reine et à M. le capitaine général; un conseil extraordinaire me paraît de toute nécessité, et plus tôt il aura lieu, mieux cela vaudra.

—Eh bien, alors, vous en serez, mon cher cardinal.

—Moi, sire? Je n'ai point droit d'assister au conseil!

—Mais, moi, j'ai le droit de vous y inviter.

Ruffo s'inclina.

—J'accepte, sire, dit-il; d'autres y apporteront leur génie, j'y apporterai mon dévouement.

—C'est bien. Dites à la reine que je serai demain au conseil à l'heure qu'elle m'indiquera, c'est-à-dire à neuf heures. Votre Éminence entend?

—Oui, sire.

L'huissier se retira.

Ruffo allait le suivre, lorsqu'on entendit le galop d'un cheval qui passait sous la voûte du palais.

Le roi saisit la main du cardinal.

—En tout cas, dit-il, voilà Ferrari qui part. Éminence, vous serez instruit un des premiers, je vous le promets, de ce qu'aura répondu mon cher neveu.

—Merci, sire.

—Bonne nuit à Votre Éminence... Ah! qu'ils se tiennent bien demain au conseil! je préviens la reine et M. le capitaine général que je ne serai pas de bonne humeur.

—Bah! sire, dit le cardinal en riant, la nuit portera conseil.

Le roi rentra dans sa chambre à coucher et sonna à briser la sonnette. Le valet de chambre accourut tout effaré, croyant que le roi se trouvait mal.

—Que l'on me déshabille et que l'on me couche! cria le roi d'une voix de tonnerre; et, une autre fois, vous aurez soin que l'on ferme mes jalousies, afin que l'on ne voie pas que ma chambre est éclairée à trois heures du matin.

Disons maintenant ce qui s'était passé dans la chambre obscure de la reine, tandis que ce que nous venons de raconter se passait dans la chambre éclairée du roi.



XX

LA CHAMBRE OBSCURE

A peine la reine était-elle rentrée chez elle, que le capitaine général Acton s'était fait annoncer en lui mandant qu'il avait deux nouvelles importantes à lui communiquer; mais sans doute ce n'était pas lui que la reine attendait ou n'était-il point le seul qu'elle attendit; car elle répondit assez durement:

—C'est bien! qu'il entre au salon; aussitôt que je serai libre, j'irai le rejoindre.

Acton était habitué à ces boutades royales. Depuis longtemps, entre la reine et lui, il n'y avait plus d'amour; il était l'amant en titre comme il était premier ministre; ce qui n'empêchait point qu'il n'y eût d'autres ministres que lui.

Un lien politique rattachait seul l'un à l'autre ces deux anciens amants. Acton avait besoin, pour rester au pouvoir, de l'influence que la reine avait prise sur le roi, et la reine, pour ses vengeances ou ses sympathies, qu'elle satisfaisait avec une égale passion, avait besoin du génie intrigant d'Acton et de sa complaisance infinie, prête à tout supporter pour elle.

La reine se dépouilla rapidement de toute sa toilette de gala, de ses fleurs, de ses diamants, de ses pierreries; elle effaça et fit disparaître le rouge dont les femmes et surtout les princesses couvraient leurs joues à cette époque, passa un long peignoir blanc, prit une bougie, suivit un couloir solitaire, et, après avoir traversé tout un appartement, elle arriva à une chambre isolée, d'un ameublement sévère et communiquant à l'extérieur avec un escalier secret dont la reine avait une clef, et son sbire Pasquale de Simone une autre.

Les fenêtres de cette chambre restaient constamment fermées pendant le jour, et pas le moindre rayon de lumière n'y pénétrait.

Une lampe de bronze occupait le centre de la table, où elle était scellée, et un abat-jour posé sur la lumière était construit de manière à concentrer cette lumière dans la circonférence de la table seulement, et à laisser tout le reste de la chambre dans l'obscurité.

C'était là que l'on entendait les dénonciations. Si les dénonciateurs, malgré l'ombre qui s'épaississait dans les profondeurs de la salle, craignaient d'être reconnus, ils pouvaient entrer un masque sur le visage, ou revêtir dans l'antichambre une de ces longues robes de pénitent qui accompagnent le cadavre au cimetière ou le patient à l'échafaud: linceuls effrayants qui rendent l'homme pareil à un spectre et qui, ne laissant de passage qu'à la vue, font, des trous pratiqués à cet effet, deux ouvertures pareilles aux orbites vides d'une tête de mort.

Les trois inquisiteurs qui s'asseyaient à cette table ont acquis une assez triste célébrité pour faire leurs noms immortels; ils se nommaient Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, Guidobaldi, vice-président de la junte d'État en permanence depuis quatre ans, et Vanni, procureur fiscal.

La reine, en récompense de ses bons services, venait de faire ce dernier marquis.

Mais, cette nuit-là, la table était déserte, la lampe éteinte, la chambre solitaire; le seul être vivant ou plutôt ayant apparence de vie qui l'habitât était une pendule dont le balancement monotone et le timbre strident troublaient seuls le silence funèbre qui semblait descendre du plafond et peser sur le parquet.

On eût dit que les ténèbres qui régnaient éternellement dans cette chambre en avaient épaissi l'air et l'avaient rendu semblable à cette vapeur qui flotte au-dessus des marais; on sentait, en y entrant, que l'on changeait non-seulement de température, mais encore d'atmosphère, et que celle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l'air extérieur, devenait plus difficile à respirer.

Le peuple, qui voyait les fenêtres de cette chambre constamment fermées, l'avait appelée la chambre obscure; et, par les bruits vagues qui s'en étaient échappés comme de toute chose mystérieuse, il avait, avec le terrible instinct de divination qui le caractérise, à peu près entrevu ce qui s'y passait, mais, comme ce n'était pas lui que menaçait cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaient de cette chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapper des têtes plus hautes que la sienne, c'était lui qui parlait le plus de cette chambre, mais c'était lui aussi qui, au bout du compte, la craignait le moins.

Au moment où la reine entra, pâle et éclairée comme lady Macbeth par le reflet de la bougie qu'elle tenait à la main, dans cette chambre à l'atmosphère épaisse, cette espèce d'échappement qui précède la sonnerie se fit entendre, et la pendule sonna la demie après deux heures.

Ainsi que nous l'avons dit, la chambre était vide, et, comme si elle se fût attendue à y trouver quelqu'un, la reine parut s'étonner de cette solitude. Un instant elle hésita à s'avancer; mais bientôt, surmontant cette terreur qui l'avait prise au bruit inattendu de la pendule, elle explora les deux angles de la chambre opposés au côté par lequel elle était entrée, et vint, lente et pensive, s'asseoir à la table.

Cette table, tout au contraire de celle qui se trouvait chez le roi, était couverte de dossiers comme le bureau d'un tribunal, et offrait en triple tout ce qu'il fallait pour écrire, papier, encre et plumes.

La reine feuilleta distraitement les papiers; ses yeux les parcouraient sans les lire, son oreille tendue essayait de saisir le moindre bruit, son esprit errait loin du corps. Au bout d'un instant, ne pouvant contenir son impatience, elle se leva, alla à la porte donnant sur l'escalier secret, y appuya son oreille, et écouta.

Après quelques moments, elle entendit le grincement d'une clef qui tournait dans la serrure, et murmura ce mot, qui peignit l'impatience avec laquelle elle attendait:

—Enfin!

Puis alors, ouvrant la porte donnant sur un escalier sombre:

—Est-ce toi, Pasquale? demanda-t-elle.

—Oui, Votre Majesté, répondit une voix d'homme venant du bas de l'escalier.

—Tu viens bien tard! dit la reine regagnant sa place d'un air sombre et le sourcil froncé.

—Par ma foi! peu s'en est fallu que je ne vinsse pas du tout, répondit celui à qui l'on faisait le reproche de manquer de diligence.

La voix se rapprochait de plus en plus.

—Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir du tout?

—Parce que la besogne a été rude là-bas, dit l'homme apparaissant enfin à la porte de la chambre.

—Est-elle faite, du moins? demanda la reine.

—Oui, madame, grâce à Dieu et à saint Pasquale, mon patron, elle est faite et bien faite; mais elle a coûté cher!

Et, en disant ces mots, le sbire déposait sur un fauteuil un manteau contenant des objets qui rendirent un son métallique au contact du meuble.

La reine le regarda faire avec une expression mêlée de curiosité et de dégoût.

—Comment, cher? demanda-t-elle.

—Un homme tué et trois blessés, rien que cela.

—C'est bien. On fera une pension à la veuve et l'on donnera des gratifications aux blessés.

Le sbire s'inclina en signe de remercîment.

—Ils étaient donc plusieurs? demanda la reine.

—Non, madame, il était seul; mais c'était un lion que cet homme; j'ai été obligé de lui lancer mon couteau à dix pas; sans quoi, j'y passais comme les autres.

—Mais enfin?

—Enfin, on en est venu à bout.

—Et vous lui avez pris les papiers de force?

—Oh! non, de bonne volonté, madame: il était mort.

—Ah! fit la reine avec un léger frisson. Ainsi, vous avez été obligé de le tuer?

—Morbleu! plutôt deux fois qu'une, et cependant, foi de Simone! cela m'a fait de la peine; il fallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le service de Votre Majesté.

—Comment! cela t'a fait de la peine, de tuer un Français? Je ne te croyais pas le coeur si tendre aux soldats de la République.

—Ce n'était point un Français, madame, dit le sbire en secouant la tête.

—Quelle histoire me contes-tu là?

—Jamais Français n'a parlé le patois napolitain comme le parlait le pauvre diable.

—Holà! s'écria la reine, j'espère, que tu n'as pas commis quelque erreur. Je t'avais parfaitement annoncé un Français venant à cheval de Capoue à Pouzzoles.

—C'est bien cela, madame, et en barque de Pouzzoles au château de la reine Jeanne?

—Un aide de camp du général Championnet.

—Oh! c'est bien à lui que nous avons eu affaire. D'ailleurs, il a eu le soin de nous dire lui-même qui il était.

—Tu lui as donc adressé la parole?

—Sans doute, madame. En lui entendant hacher du napolitain comme de la paille, j'ai eu peur de me tromper et je lui ai demandé s'il était bien celui que j'étais chargé de tuer.

—Imbécile!

—Pas si imbécile, puisqu'il m'a répondu: «Oui.»

—Il t'a répondu: «Oui?»

—Votre Majesté comprend bien qu'il eût parfaitement pu me répondre autre chose; qu'il était de Basso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m'eût mis dans un grand embarras; car je n'eusse pas pu lui prouver le contraire. Mais non, il n'y a pas été par trente-six chemins. «Je suis celui que vous cherchez.» Et pif! paf! voilà deux hommes à terre de deux coups de pistolet; et vli! vlan! voilà deux hommes à terre de deux coups de sabre. Il aura jugé indigne de mentir, car c'était un brave, je vous en réponds.

La reine fronça le sourcil à cet éloge de la victime par son assassin.

—Et il est mort?

—Oui, madame, il est mort.

—Et qu'avez-vous fait du cadavre?

—Ah! par ma foi, madame, une patrouille arrivait, et, comme, en me compromettant, je compromettais Votre Majesté, j'ai laissé à cette patrouille le soin de ramasser les morts et de faire panser les blessés.

—Alors, on va le reconnaître pour un officier français!

—A quoi? Voilà son manteau, voilà ses pistolets, voilà son sabre, que j'ai ramassés sur le champ de bataille. Ah! il en jouait bien, du sabre et du pistolet, je vous en réponds! Quant à ses papiers, il n'avait pas autre chose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est resté collé.

Et le sbire jetait sur la table un portefeuille en basane teint de sang; une espèce de chiffon de papier ressemblant à une lettre adhérait en effet au portefeuille, le sang séché l'y maintenait.

Le sbire les sépara l'un de l'autre avec une profonde insouciance et les jeta tous deux sur la table.

La reine allongea la main; mais sans doute hésitait-elle à toucher ce portefeuille ensanglanté; car, s'arrêtant à moitié chemin, elle demanda:

—Et son uniforme, qu'en as-tu fait?

—Voilà encore une chose qui a manqué me faire donner au diable: c'est qu'il n'avait pas plus d'uniforme que sur ma main. Il était tout simplement vêtu, sous son manteau, d'une houppelande de velours vert avec des tresses noires. Comme il avait fait un grand orage, il l'aura laissé à quelque ami qui lui aura prêté sa redingote en échange.

—C'est étrange! dit la reine; on m'avait cependant bien donné le signalement; au reste, les papiers contenus dans ce portefeuille lèveront tous nos doutes.

Et, de ses doigts gantés dont les extrémités se teignirent de rouge, elle ouvrit le portefeuille et en tira une lettre portant cette suscription:

«Au citoyen Garat, ambassadeur de la république française à Naples.»

La reine brisa le cachet aux armes de la République, ouvrit la lettre, et, aux premières lignes qu'elle en lut, poussa une exclamation de joie.

Cette joie allait croissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa lecture, et, quand elle l'eut achevée:

—Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle, et je ferai ta fortune.

—Il y a déjà bien longtemps que Votre Majesté me le promet, répondit le sbire.

—Pour cette fois, sois tranquille, je te tiendrai parole; en attendant, tiens, voici un à-compte.

Elle prit un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques lignes.

—Prends ce bon de mille ducats; il y en a cinq cents pour toi et cinq cents pour tes hommes.

—Merci, madame, fit le sbire soufflant sur le papier pour en faire sécher l'encre avant de le mettre dans sa poche; mais je n'ai pas dit à Votre Majesté tout ce que j'ai à lui dire.

—Et moi, je ne t'ai point demandé tout ce que j'ai à te demander; mais, auparavant, laisse-moi relire cette lettre.

La reine relut la lettre une seconde fois, et, à cette seconde fois, ne parut pas moins satisfaite qu'à la première.

Puis, cette seconde lecture achevée:

—Voyons, mon fidèle Pasquale, qu'avais-tu à me dire?

—J'avais à vous dire, madame, que, du moment où ce jeune homme est resté depuis onze heures et demie jusqu'à une heure du matin dans les ruines du palais de la reine Jeanne; que, du moment où il y a troqué son uniforme militaire contre une houppelande bourgeoise, il n'y est pas resté seul; et sans doute avait-il des lettres de la part de son général pour d'autres personnes encore que l'ambassadeur français.

—C'était justement ce que je pensais en même temps que tu me le disais, mon cher Pasquale. Et sur ces personnes, ajouta la reine, tu n'as aucun soupçon?

—Non, pas encore; mais nous allons, je l'espère bien, savoir quelque chose de nouveau.

—Je t'écoute, Pasquale, dit la reine en inondant en quelque sorte le sbire de la lumière de ses yeux.

—Des huit hommes que j'avais commandés pour l'expédition de cette nuit, j'en ai distrait deux, pensant que c'était assez de six pour venir à bout de notre aide de camp; il a failli m'en coûter cher de l'avoir pesé à faux poids; mais cela ne fait rien... Eh bien, ces deux hommes, je les ai placés en embuscade au-dessus du palais de la reine Jeanne, avec ordre de suivre les gens qui en sortiraient avant ou après l'homme à qui j'avais affaire moi-même, et de tâcher de savoir qui ils sont ou du moins où ils demeurent.

—Eh bien?

—Eh bien, madame, je leur ai donné rendez-vous au pied de la statue du Géant, et, si Votre Majesté le permet, je vais voir s'ils sont à leur poste.

—Va! et, s'ils y sont, amène-les-moi; je veux les interroger moi-même.

Pasquale de Simone disparut dans le corridor, et l'on entendit le bruit de ses pas décroître au fur et à mesure qu'il descendait les marches de l'escalier.

Restée seule, la reine jeta vaguement un regard sur la table, elle y vit ce second papier que le sbire avait traité de chiffon, décollé du portefeuille où il adhérait et rejeté en même temps que lui sur la table.

Dans son désir de lire la lettre du général Championnet, et dans sa satisfaction après l'avoir lue, elle l'avait oublié.

C'était une lettre écrite sur un élégant papier; elle était d'une écriture de femme, mince, fine, aristocratique; aux premiers mots, la reine reconnut une lettre d'amour.

Elle commençait par ces deux mots: Caro Nicolino.

Par malheur pour la curiosité de la reine, le sang avait presque entièrement envahi la page écrite; on pouvait seulement distinguer la date, qui était le 20 septembre, et lire les regrets ressentis par la personne qui écrivait la lettre de ne pouvoir venir à son rendez-vous accoutumé, obligée qu'elle était de suivre la reine, qui allait au-devant de l'amiral Nelson.

Il n'y avait pour toute signature qu'une lettre, une initiale, une E.

Pour cette fois, la reine s'y perdait complétement.

Une lettre de femme, une lettre d'amour, une lettre datée du 20 septembre, une lettre enfin d'une personne qui s'excusait de manquer son rendez-vous habituel parce qu'elle était obligée de suivre la reine, une pareille lettre ne pouvait être adressée à l'aide de camp de Championnet qui, le 20 septembre, c'est-à-dire trois jours auparavant, était à cinquante lieues de Naples.

Il n'y avait qu'une probabilité, et l'esprit intelligent de la reine la lui présenta bientôt.

Cette lettre se trouvait sans doute dans la poche de la houppelande prêtée à l'envoyé du général Championnet, par un de ses complices du palais de la reine Jeanne. L'aide de camp avait mis son portefeuille dans la même poche après l'avoir enlevé de son uniforme; le sang, en coulant de la blessure, avait collé la lettre au portefeuille, quoique cette lettre et ce portefeuille n'eussent rien de commun entre eux.

La reine se leva alors, alla au fauteuil où Pasquale avait déposé le manteau, examina ce manteau, et, en l'ouvrant, trouva le sabre et les pistolets qu'il renfermait.

Le manteau était évidemment un simple manteau d'ordonnance d'officier de cavalerie française.

Le sabre, comme le manteau, était d'ordonnance; il avait dû appartenir à l'inconnu; mais il n'en était pas de même des pistolets.

Les pistolets, très-élégants, étaient de la manufacture royale de Naples, montés en vermeil et portaient gravée sur un écusson la lettre N.

Un jour se faisait sur cette mystérieuse affaire. Sans aucun doute, les pistolets appartenaient à ce même Nicolino auquel la lettre était adressée.

La reine mit les pistolets à part avec la lettre, en attendant mieux; c'était un commencement d'indice qui pouvait conduire à la vérité.

En ce moment, de Simone rentrait avec ses deux hommes.

Les renseignements qu'ils apportaient étaient de peu de valeur.

Cinq ou six minutes après la sortie de l'aide de camp, ils avaient cru voir une barque montée par trois personnes s'éloigner comme si elle allait à la villa, profitant de la mer qui avait calmi.

Deux de ces personnes ramaient.

Il n'y avait point à s'occuper de cette barque; elle échappait naturellement à l'investigation des deux sbires, qui ne pouvaient la suivre sur l'eau.

Mais, presque au même moment, par compensation, trois autres personnes apparaissaient à la porte donnant sur la route du Pausilippe, et, après avoir regardé si la route était libre, se hasardaient à sortir en fermant avec soin cette porte derrière eux; seulement, au lieu de descendre la route du côté de Mergellina, comme avait fait le jeune aide de camp ils la remontèrent du côté de la villa de Lucullus.

Les deux sbires suivirent les trois inconnus.

Au bout de cent pas, à peu près, l'un de ces derniers gravit le talus à droite et se jeta dans un petit sentier où il disparut derrière les aloès et les cactus; celui-là devait être très-jeune, autant qu'on avait pu en juger par la légèreté avec laquelle il avait gravi les talus et par la fraîcheur de la voix avec laquelle il avait crié à ses deux amis:

—Au revoir!

Les autres avaient gravi le talus à leur tour, mais plus lentement, et par un sentier qui, en longeant la pente de la montagne et en revenant sur Naples, devait les conduire au Vomero.

Les sbires s'étaient engagés derrière eux dans le même sentier; mais, se voyant suivis, les deux inconnus s'étaient arrêtés, avaient tiré de leur ceinture, chacun une paire de pistolets, et, s'adressant à ceux qui les suivaient:

—Pas un pas de plus, avaient-ils dit, ou vous êtes morts!

Comme la menace était faite d'une voix qui ne laissait pas de doute sur son exécution, les deux sbires, qui n'avaient point ordre de pousser les choses à leur extrémité, et qui, d'ailleurs, n'étaient armés que de leurs couteaux, se tinrent immobiles et se contentèrent de suivre des yeux les deux inconnus jusqu'à ce qu'ils les eussent perdus de vue.

Donc, aucun renseignement à attendre de ces hommes, et le seul fil à l'aide duquel on pût suivre la conspiration perdue dans le labyrinthe du palais de la reine Jeanne était cette lettre d'amour adressée à Nicolino et ces pistolets achetés à la manufacture royale et marqués d'une N.

La reine fit signe à Pasquale que lui et ses hommes pouvaient se retirer; elle jeta dans une armoire le sabre et le manteau, qui, pour le moment, ne lui étaient d'aucune utilité, et rapporta chez elle le portefeuille, les pistolets et la lettre.

Acton attendait toujours.

Elle déposa dans un tiroir de secrétaire les pistolets et le portefeuille, ne gardant que la lettre tachée de sang, avec laquelle elle entra au salon.

Acton, en la voyant paraître, se leva et la salua sans manifester la moindre impatience de sa longue attente.

La reine alla à lui.

—Vous êtes chimiste, n'est-ce pas, monsieur? lui dit-elle.

—Si je ne suis pas chimiste dans toute l'acception du mot, madame, répondit Acton, j'ai du moins quelques connaissances en chimie.

—Croyez-vous que l'on puisse effacer le sang qui tache cette lettre sans en effacer l'écriture?

Acton regarda la lettre; son front s'assombrit.

—Madame, dit-il, pour la terreur et le châtiment de ceux qui le répandent, la Providence a voulu que le sang laissât des taches difficiles entre toutes à faire disparaître. Si l'encre dont cette lettre est écrite est composée, comme les encres ordinaires, d'une simple teinture et d'un mordant, l'opération sera difficile; car le chlorure de potassium, en enlevant le sang, attaquera l'encre; si, au contraire, ce qui n'est pas probable, l'encre contient du nitrate d'argent ou est composée de charbon animal et de gomme copale, une solution d'hypochlorite de chaux enlèvera la tache sans porter aucune atteinte à l'encre.

—C'est bien, faites de votre mieux; il est très-important que je connaisse le contenu de cette lettre.

Acton s'inclina.

La reine reprit:

—Vous m'avez fait dire, monsieur, que vous aviez deux nouvelles graves à me communiquer. J'attends.

—Le général Mack est arrivé ce soir pendant la fête, et, comme je l'y avais invité, est descendu chez moi, où je l'ai trouvé en rentrant.

—Il est le bienvenu, et je crois que, décidément, la Providence est pour nous. Et la seconde nouvelle, monsieur?

—Est non moins importante que la première, madame. J'ai échangé quelques mots avec l'amiral Nelson, et il est en mesure de faire, à l'endroit de l'argent, tout ce que Votre Majesté désirera.

—Merci; voilà qui complète la série des bonnes nouvelles.

Caroline alla à la fenêtre, écarta les tentures, jeta un coup d'oeil sur l'appartement du roi, et, le voyant éclairé:

—Par bonheur, le roi n'est pas encore couché, dit-elle; je vais lui écrire qu'il y a conseil extraordinaire ce matin et qu'il est de toute nécessité qu'il y assiste.

—Il avait, je crois me le rappeler, des projets de chasse pour aujourd'hui, répliqua le ministre.

—Bon! dit dédaigneusement la reine, il les remettra à un autre jour.

Puis elle prit une plume et écrivit la lettre que nous avons vue parvenir au roi.

Alors, comme Acton, toujours debout, semblait attendre un dernier ordre:

—Bonne nuit, mon cher général! lui dit la reine avec un gracieux sourire. Je suis fâchée de vous avoir retenu si tard; mais, quand vous saurez ce que j'ai fait, vous verrez que je n'ai pas perdu mon temps.

Elle tendit la main à Acton; celui-ci la baisa respectueusement, salua et fit quelques pas pour s'éloigner.

—A propos, dit la reine.

Acton se retourna.

—Le roi sera de très-mauvaise humeur au conseil.

—J'en ai peur, dit Acton en souriant.

—Recommandez à vos collègues de ne pas souffler le mot, de ne répondre que quand ils seront interrogés; toute la comédie doit se jouer entre le roi et moi.

—Et je suis sûr, dit Acton, que Votre Majesté a choisi le bon rôle.

—Je le crois, dit la reine; d'ailleurs, vous verrez.

Acton s'inclina une seconde fois et sortit.

—Ah! murmura la reine en sonnant ses femmes, si Emma fait ce qu'elle m'a promis, tout ira bien.



XXI

LE MÉDECIN ET LE PRÊTRE

Finissons-en avec les événements de cette nuit si pleine d'événements, afin que nous puissions continuer désormais notre récit, sans être forcé de nous arrêter ou de revenir en arrière.

Si nos lecteurs ont lu avec attention notre dernier chapitre, ils doivent se rappeler que les conspirateurs, après le départ de Salvato Palmieri, s'étaient séparés en deux groupes de trois personnes chacun: l'un, qui avait remonté le Pausilippe; l'autre, qui avait pris la mer dans une barque.

Le groupe qui avait remonté le Pausilippe se composait de Nicolino Caracciolo, de Velasco et de Schipani.

L'autre, qui était parti à l'aide d'une barque amarrée sous le grand portique du palais de la reine Jeanne, portique que baigne la mer, et où elle avait bravé la tempête, se composait de Dominique Cirillo, d'Ettore Caraffa et de Manthonnet.

Ettore Caraffa était, comme nous l'avons dit, caché à Portici. Manthonnet y demeurait. Manthonnet, grand amateur de la pêche, avait une barque à lui. Avec cette barque, aidé d'Hector Caraffa, il se rendait de Portici au palais de la reine Jeanne. Rudes rameurs tous deux, ils faisaient le trajet en deux heures par les temps calmes. Quand il y avait du vent et que le vent était bon, ils allaient à la voile, et la voile leur suffisait.

Cette nuit-là, ils s'en retournaient ainsi que de coutume; seulement, ils s'en allaient à la rame, le vent étant tombé et la mer ayant calmi; en passant, ils devaient déposer Cirillo à Mergellina. Cirillo demeurait à l'extrémité de la rivière de Chiaïa: voilà pourquoi, au lieu de nager directement sur Portici, ils avaient été vus par les sbires longeant le rivage.

Arrivés en face du casino du Roi, aujourd'hui appartenant au prince Torlonia, ils déposèrent Cirillo à terre, choisissant un endroit où la pente était facile pour atteindre le chemin, devenu depuis une rue.

Puis ils avaient repris la mer, s'écartant cette fois du rivage et naviguant pour passer à la pointe du château de l'Oeuf.

Cirillo avait donc atteint la rue facilement et sans être remarqué, lorsque, après avoir fait une centaine de pas, il vit tout à coup un groupe composé d'une vingtaine de soldats arrêtés et paraissant discuter au milieu du chemin; leurs fusils brillaient à la lueur de deux torches.

A cette même lueur qui se reflétait dans leurs armes, ils semblaient examiner deux hommes couchés en travers de la rue.

Cirillo reconnut une patrouille dans l'exercice de ses fonctions.

C'était, en effet, la patrouille qu'avait entendue venir Pasquale de Simone, et devant laquelle il avait fui pour ne pas compromettre la reine.

Comme l'avait présumé le sbire, arrivée au lieu du combat, la patrouille avait trouvé couché sur le lastrico un mort et un blessé; les deux autres blessés, celui qui avait reçu un coup de sabre à travers la figure et celui qui avait eu l'épaule brisée par une balle, avaient eu la force de fuir par la petite rue qui longeait la partie nord du jardin de la San-Felice.

La patrouille avait facilement reconnu que l'un des deux hommes était mort, et que, de celui-là, il était parfaitement inutile de se préoccuper; mais, quoique évanoui, son compagnon respirait encore, et, celui-là, peut-être pouvait-on le sauver.

On était à vingt pas de la fontaine du Lion; un des soldats alla y prendre de l'eau dans son bonnet et revint vider cette eau sur le visage du blessé, qui, surpris par cette fraîcheur inattendue, rouvrit les yeux et revint à lui.

Se voyant entouré de soldats, il essaya de se lever, mais inutilement; il était complétement paralysé, la tête seule pouvait tourner à droite et à gauche.

—Dites donc, mes amis, fit-il, si je n'ai plus qu'à mourir, ne pourrait-on pas au moins me porter sur un lit un peu plus doux?

—Ma foi, dirent les soldats, c'est un bon diable; il faut, quel qu'il soit, lui accorder ce qu'il demande.

Ils essayèrent de le soulever dans leurs bras.

—Eh! mordieu! dit celui-ci, touchez-moi comme si j'étais de verre, mannaggia la Madonna!

Ce blasphème, un des plus grands que puisse proférer un Napolitain, indiquait que le mouvement qu'on venait de lui faire faire avait causé au blessé une vive douleur.

En apercevant ce groupe, la première pensée de Cirillo fut de l'éviter; mais, presque aussitôt, il songea que cette patrouille, et les hommes qu'elle ramassait sur le pavé, se trouvaient justement au beau travers de la route qu'avait dû suivre Salvato Palmieri, pour se rendre chez l'ambassadeur français, et il lui vint naturellement à l'idée que ce rassemblement pouvait bien être causé par quelque catastrophe dans laquelle le jeune envoyé du général Championnet avait eu sa part et joué son rôle.

Il s'avança donc résolument, au moment même où l'officier commandant la patrouille menaçait d'enfoncer la porte d'une maison située de l'autre côté de la fontaine du Lion et faisant l'angle de la rue, un des caractères distinctifs de la population napolitaine étant la répugnance qu'elle éprouve instinctivement à porter secours à son semblable, fût-il en danger de mort.

Mais, à l'ordre de l'officier, et surtout devant les coups de crosse de fusil des soldats, la porte finit par s'ouvrir, et Cirillo entendit deux ou trois voix qui demandaient où l'on pouvait trouver un chirurgien.

Son devoir et sa curiosité le poussaient doublement à s'offrir.

—Je suis médecin et non chirurgien, dit-il; mais, peu importe, je puis au besoin faire de la chirurgie.

—Ah! monsieur le docteur, dit le blessé que l'on apportait et qui avait entendu les paroles de Cirillo, j'ai peur que vous n'ayez en moi une mauvaise pratique.

—Bon! dit Cirillo, la voix ne me paraît pas mauvaise, cependant.

—Il n'y a plus que la langue qui remue, dit le blessé, et, ma foi, j'en use.

Pendant ce temps, on avait tiré un matelas du lit, on l'avait posé sur une table au milieu de la chambre; on y coucha le blessé.

—Des coussins, des coussins sous la tête, dit Cirillo; la tête d'un blessé doit toujours être haute.

—Merci, docteur, merci! dit le sbire; je vous aurai la même reconnaissance que si vous réussissiez.

—Et qui vous dit que je ne réussirai pas?

—Hum! je me connais en blessures, allez! Celle-là va à fond.

Il fit signe à Cirillo de s'approcher. Cirillo pencha son oreille vers la bouche du blessé.

—Ce n'est pas que je doute de votre science; mais vous feriez bien, je crois, comme si cela venait de vous, d'envoyer chercher un prêtre.

—Déshabillez cet homme avec les plus grandes précautions, dit Cirillo.

Puis, s'adressant au maître de la maison, qui, avec sa femme et ses deux enfants, regardaient curieusement le blessé:

—Envoyez un de vos deux bambins à l'église de Santa-Maria-di-Porto-Salvo et faites demander don Michelangelo Ciccone.

—Ah! nous le connaissons. Cours, Tore, cours—tu as entendu ce que dit M. le docteur.

—J'y vais, dit l'enfant.

Et il s'élança hors de la maison.

—Il y a une pharmacie à dix pas d'ici, lui cria Cirillo; réveille en passant le pharmacien et dis-lui que le docteur Cirillo va lui envoyer une ordonnance. Qu'il ouvre sa porte et qu'il attende.

—Ah çà! quel diable d'intérêt avez-vous donc à ce que je vive? demanda le blessé au docteur.

—Moi, mon ami? répondit Cirillo. Aucun; l'humanité.

—Oh! le drôle de mot! dit le sbire avec un ricanement douloureux; c'est la première fois que je l'entends prononcer... Ah! Madonna del Carmine!

—Qu'y a-t-il? demanda Cirillo.

—Il y a qu'ils me font mal en me déshabillant.

Cirillo tira sa trousse, y prit un bistouri et fendit la culotte, la veste et la chemise du sbire, de manière à mettre à découvert tout son flanc gauche.

—A la bonne heure! dit le blessé, voilà un valet de chambre qui s'y entend. Si vous savez aussi bien recoudre que couper, vous êtes un habile homme, docteur!

Puis, montrant la plaie qui s'ouvrait entre les fausses côtes:

—Tenez, c'est là, dit-il.

—Je vois bien, dit le docteur.

—Mauvais endroit, n'est-ce pas?

—Lavez-moi cette blessure-là avec de l'eau fraîche, et le plus doucement que vous pourrez, dit le docteur à la maîtresse de la maison. Avez-vous du linge bien doux?

—Pas trop, dit celle-ci.

—Tenez, voilà mon mouchoir; pendant ce temps-là, on ira chez le pharmacien chercher l'ordonnance que voici.

Et, au crayon, il écrivit en effet une potion cordiale calmante, composée d'eau simple, d'acétate d'ammoniaque et de sirop de cédrat.

—Et qui payera? demanda la femme tout en lavant la plaie avec le mouchoir du docteur.

—Pardieu! moi, dit Cirillo.

Et il mit une pièce de monnaie dans l'ordonnance, en disant au second bambin:

—Cours vite! le reste de la monnaie sera pour toi.

—Docteur, dit le sbire, si j'en reviens, je me fais moine et je passe ma vie à prier pour vous.

Le docteur, pendant ce temps, avait tiré de sa trousse une sonde d'argent; il s'approcha du blessé.

—Ah cà! lui dit-il, mon brave, il s'agit d'être homme.

—Vous allez sonder ma blessure?

—Il le faut bien, pour savoir à quoi s'en tenir.

—Est-il permis de jurer?

—Oui; seulement, on vous écoute et l'on vous regarde. Si vous criez trop, on dira que vous êtes douillet; si vous jurez trop, on dira que vous êtes impie.

—Docteur, vous avez parlé d'un cordial. Je ne serais pas fâché d'en prendre une cuillerée avant l'opération.

L'enfant rentra tout essoufflé, tenant une petite bouteille à la main.

—Mère, dit-il, il y a eu six grains pour moi.

Cirillo lui prit la bouteille des mains.

—Une cuiller, dit-il.

On lui donna une cuiller; il y versa ce qu'elle pouvait contenir du cordial et le fit boire au blessé.

—Tiens! dit celui-ci après un instant, cela me fait du bien.

—C'est pour cela que je vous le donne.

Puis, après quelques secondes:

—Maintenant, dit gravement Cirillo, êtes-vous prêt?

—Oui, docteur, dit le blessé; allez, je tâcherai de vous faire honneur.

Le docteur enfonça lentement, mais d'une main ferme, la sonde dans la blessure. Au fur à mesure que l'instrument disparaissait dans la plaie, le visage du patient se décomposait; mais il ne poussa pas une plainte. La souffrance et le courage étaient si visibles, qu'au moment où le docteur retira sa sonde, un murmure d'encouragement sortit de la bouche des soldats qui assistaient curieusement à ce sombre et émouvant spectacle.

—Est-ce cela, docteur? demanda le sbire tout orgueilleux de lui-même.

—C'est plus que je n'attendais du courage d'un homme, mon ami, répondit Cirillo en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son front.

—Eh bien, donnez-moi à boire, ou je vais me trouver mal, dit le blessé d'une voix éteinte.

Cirillo lui donna une seconde cuillerée du cordial.

Non-seulement la blessure était grave; mais, comme l'avait jugé le blessé lui-même, elle était mortelle.

La pointe du sabre avait pénétré entre les fausses côtes, avait touché l'aorte thoracique et traversé le diaphragme; tous les secours de l'art, en diminuant l'hémorrhagie par la compression, devaient se borner à prolonger de quelques instants la vie, voilà tout.

—Donnez-moi du linge, dit Cirillo en regardant autour de lui.

—Du linge? dit l'homme. Nous n'en avons pas.

Cirillo ouvrit une armoire, y prit une chemise et la déchira par petits morceaux.

—Eh bien, que faites-vous donc? cria l'homme. Vous déchirez mes chemises, vous!

Cirillo tira deux piastres de sa poche et les lui donna.

—Oh! à ce prix-là, dit l'homme, vous pouvez les déchirer toutes.

—Dites donc, docteur, fit le blessé, si vous avez beaucoup de pratiques comme moi, vous ne devez pas vous enrichir.

Avec une partie de la chemise, Cirillo fit un tampon; avec l'autre, une bande.

—Maintenant, vous sentez-vous mieux? demanda-t-il au blessé.

Celui-ci respira longuement et avec hésitation.

—Oui, dit-il.

—Alors, dit l'officier, vous pouvez répondre à mes questions?

—A vos questions? Pour quoi faire?

—J'ai mon procès-verbal à rédiger.

—Ah! dit le blessé, votre procès-verbal, je vais vous le dicter en quatre mots. Docteur, une cuillerée de votre affaire.

Le sbire but une cuillerée de cordial et reprit:

—Moi, sixième, nous attendions un jeune homme pour l'assassiner; il a tué l'un de nous, il en a blessé trois, et je suis l'un des trois blessés: voilà tout.

On comprend avec quelle attention Cirillo avait écouté la déclaration du mourant; ses soupçons étaient donc fondés: ce jeune homme que les sbires attendaient pour l'assassiner, sans aucun doute c'était Salvato Palmieri; d'ailleurs, quel autre que lui pouvait mettre hors de combat quatre hommes sur six?

—Et quels sont les noms de vos compagnons? demanda l'officier.

Le blessé fit une grimace qui ressemblait à un sourire.

—Ah! pour cela, dit-il, vous êtes trop curieux, mon bon ami. Si vous les savez par quelqu'un, ce ne sera point par moi; puis, quand je vous les dirais, cela ne vous servirait pas à grand'chose.

—Cela me servirait à les faire arrêter.

—Croyez-vous? Eh bien, je vais vous dire quelqu'un qui les sait, leurs noms; libre à vous d'aller les lui demander.

—Et quel est ce quelqu'un?

—Pasquale de Simone. Voulez-vous son adresse? Basso-Porto, au coin de la rue Catalana.

—Le sbire de la reine! murmurèrent à demi-voix les assistants.

—Merci, mon ami, dit l'officier; mon procès-verbal est fait.

Puis, s'adressant à la patrouille:

—Allons, en route! dit-il; depuis une heure, nous perdons notre temps ici.

Et on entendit le froissement des armes et le bruit mesuré des pas qui s'éloignaient.

Cirillo resta debout près du blessé.

—Les avez-vous vus, dit le sbire, comme ils ont décampé?

—Oui, répondit Cirillo, et je comprends que vous n'ayez rien voulu dire qui compromit vos camarades; mais, à moi, refuserez-vous de me donner quelques renseignements qui ne compromettent personne et qui n'intéressent que moi?

—Oh! à vous, docteur, je ne demande pas mieux; vous avez eu la bonne volonté de me faire du bien, et vous m'eussiez sauvé si j'avais pu l'être; seulement, dépêchez-vous, je sens que je m'affaiblis; demandez-moi vite ce que vous désirez savoir, la langue s'embarbouille; c'est ce que nous appelons le commencement de la fin.

—Je serai bref. Ce jeune homme que Pasquale de Simone attendait pour l'assassiner, n'était-ce pas un jeune officier français?

—Il paraît que oui, quoiqu'il parlât le napolitain comme vous et moi.

—Est-il mort?

—Je ne saurais vous l'affirmer; mais ce que je puis vous dire, c'est que, s'il n'est pas mort, il est au moins bien malade.

—Vous l'avez vu tomber?

—Oui, mais mal vu: j'étais déjà à terre, et, dans ce moment-là, je m'occupais plus de moi que de lui.

—Enfin, qu'avez-vous vu? Rappelez tous vos souvenirs: j'ai le plus grand intérêt à savoir ce qu'est devenu ce jeune homme.

—Eh bien, j'ai vu qu'il est tombé contre la porte du jardin au palmier, et puis alors, comme à travers un nuage, il m'a semblé que la porte du jardin s'ouvrait et qu'une femme vêtue de blanc attirait à elle ce jeune homme. Après cela, il est possible que ce soit une vision, et que ce que j'ai pris pour une femme vêtue de blanc, ce fût l'ange de la mort qui venait chercher son âme.

—Et ensuite, vous n'avez plus rien vu?

—Si fait. J'ai vu le beccaïo qui s'enfuyait en tenant sa tête entre ses mains; il était tout aveuglé par le sang.

—Merci, mon ami; je sais maintenant tout ce que je voulais savoir; d'ailleurs, il me semble que j'entends...

Cirillo prêta l'oreille.

—Oui, le prêtre et sa sonnette. Oh! j'ai entendu aussi... Quand cette sonnette-là vient pour vous, on l'entend de loin!

Il se fit un instant de silence, pendant lequel la sonnette se rapprocha de plus en plus.

—Ainsi, dit le sbire à Cirillo, c'est bien fini, n'est-ce pas? il ne s'agit plus de songer aux choses de ce monde?

—Vous m'avez prouvé que vous étiez un homme; je vous parlerai comme à un homme: vous avez le temps de vous réconcilier avec Dieu, et voilà tout.

Amen! fit le sbire. Et, maintenant, une dernière cuillerée de votre cordial, afin que j'aie la force d'aller jusqu'au bout; car je me sens bien bas.

Cirillo fit ce que lui demandait le blessé.

—Maintenant, serrez-moi la main bien fort.

Cirillo lui serra la main.

—Plus fort, dit le sbire, je ne vous sens pas.

Cirillo serra de toutes ses forces la main du mourant, déjà paralysée.

—Puis faites sur moi le signe de la croix. Dieu m'est témoin que je voudrais le faire moi-même, mais que je ne puis.

Cirillo fit le signe de la croix, et le blessé, d'une voix qui s'affaiblissait de plus en plus, prononça les paroles: Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi-soit-il!

En ce moment, le prêtre parut sur la porte, précédé de l'enfant qui l'était allé chercher; il avait à sa gauche la croix, à sa droite l'eau bénite, et lui-même portait le saint viatique.

A sa vue, tout le monde tomba à genoux.

—On m'a appelé ici? demanda-t-il.

—Oui, mon père, dit le moribond; un pauvre pécheur est sur le point de rendre l'âme, si toutefois il en a une, et, dans cette rude opération, il désire que vous l'aidiez de vos prières, n'osant vous demander votre bénédiction, dont il se reconnaît indigne.

—Ma bénédiction est à tous, mon fils, répondit le prêtre, et plus grand est le pécheur, plus il en a besoin.

Il approcha une chaise du chevet du lit et s'assit, le ciboire entre ses deux mains et l'oreille près de la bouche du mourant.

Cirillo n'avait plus rien à faire près de cet homme, dont il avait, autant qu'il était en son pouvoir, adouci matériellement la dernière heure; le médecin avait achevé son oeuvre, c'était au prêtre de commencer la sienne; il se glissa hors de la maison, ayant hâte de visiter le lieu de la lutte et de s'assurer que le sbire lui avait dit la vérité à l'endroit de Salvato Palmieri.

On sait quelles étaient les localités. Au palmier balançant sa tête élégante au-dessus des orangers et des citronniers, Cirillo reconnut la maison du chevalier San-Felice.

Le sbire avait bien désigné le terrain. Cirillo alla droit à la petite porte du jardin, par laquelle celui-ci avait vu ou cru voir disparaître le blessé; il s'inclina contre cette porte et crut y reconnaître effectivement des traces de sang.

Mais cette tache noire était-elle du sang ou seulement de l'humidité? Cirillo avait laissé son mouchoir aux mains de la femme qui avait lavé la blessure du sbire; il détacha sa cravate, en mouilla un bout à la fontaine du Lion, puis revint en frotter cette portion de bois, qui paraissait de teinte plus foncée que le reste.

A quelques pas de là, en remontant vers le palais de la reine Jeanne, une lanterne brûlait devant une madone.

Cirillo monta sur une borne et approcha la batiste de la lanterne.

Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien du sang.

—Salvato Palmieri est là, dit-il en étendant le bras vers la maison du chevalier San-Felice; seulement, est-il mort ou est-il vivant? C'est ce que je saurai aujourd'hui même.

Il traversa la place et repassa devant la maison où l'on avait porté le sbire.

Il jeta un coup d'oeil dans l'intérieur.

Le blessé venait d'expirer, et don Michelangelo Ciccone priait à son chevet.

Au moment où Dominique Cirillo rentrait chez lui, trois heures sonnaient à l'église de Pie-di-Grotta.



XXII

LE CONSEIL D'ÉTAT

Outre les séances qui se tenaient chez la reine, dans cette chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et que l'on eût pu à bon droit prendre pour des séances de l'inquisition, il y avait chaque semaine, au palais, quatre conseils ordinaires: le lundi, le mercredi, le jeudi et le vendredi.

Les personnes qui composaient ces conseils d'État étaient:

Le roi, lorsqu'il y était forcé par l'importance des affaires;

La reine, dont nous avons expliqué le droit de présence;

Le capitaine général Jean Acton, président du conseil;

Le prince de Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, marine, commerce, et espion dénonciateur et juge dans ses moment perdus;

Le brigadier Jean-Baptiste Ariola, ministre de la guerre, homme intelligent et comparativement honnête;

Le marquis Saverio Simonetti, ministre de grâce et justice.

Le marquis Ferdinand Corradino, ministre des cultes et des finances, qui eût été le plus médiocre de tous les ministres, s'il n'eût rencontré au conseil Saverio Simonetti, encore plus médiocre que lui.

Dans les grandes occasions, on adjoignait à ces messieurs, le marquis de la Sambucca, le prince Carini, le duc de San-Nicolo, le marquis Balthazar Cito, le marquis del Gallo et les généraux Pignatelli, Colli et Parisi.

Tout au contraire du roi, qui assistait à l'un de ces conseils sur dix, la reine y était fort assidue; il est vrai que souvent elle semblait simple spectatrice de la discussion, se tenant éloignée de la table et assise dans quelque coin ou quelque embrasure de fenêtre avec sa favorite Emma Lyonna, qu'elle avait introduite dans la salle des séances comme une chose à elle et étant de sa suite obligée, sans plus d'importance apparente que n'en avait, derrière Ferdinand, Jupiter, son épagneul favori.

Chacun jouait sa comédie: les ministres avaient l'air de discuter, Ferdinand avait l'air d'être attentif, Caroline avait l'air d'être distraite, le roi grattait l'occiput de son chien, la reine jouait avec les cheveux d'Emma, favori et favorite étaient couchés, l'un aux pieds de son maître, l'autre aux genoux de sa maîtresse. Les ministres, soit en passant devant eux, soit dans les intervalles des discussions, faisaient une caresse à Jupiter, un compliment à Emma, et caresse et compliment étaient récompensés par un sourire du maître ou de la maîtresse.

Le capitaine général Jean Acton, seul pilote chargé de la responsabilité de ce navire battu par le vent révolutionnaire qui venait de France, et engagé, en outre, dans les récifs de cette mer dangereuse des sirènes, où sombrèrent en six siècles huit dominations différentes; Acton, le front plissé, l'oeil sombre, la main frémissante comme s'il eût en effet touché le gouvernail, semblait seul comprendre la gravité de sa situation et l'approche du danger.

Appuyée sur la flotte anglaise, à peu près sûre du concours du Nelson, forte surtout de sa haine contre la France, la reine était décidée non-seulement à affronter le danger, mais encore à aller au-devant de lui et à le provoquer.

Quant à Ferdinand, c'était tout le contraire; il avait jusqu'alors, avec toutes les ressources de sa feinte bonhomie, louvoyé, de manière sinon à satisfaire la France, au moins à ne lui fournir aucun moyen spécieux de se brouiller avec lui.

Et voilà que, grâce aux imprudences de Caroline, les événements avaient marché plus vite que ne l'avait calculé le roi, lequel, au lieu de leur imprimer un mouvement impulsif, eût voulu les laisser se dérouler avec une sage lenteur; voilà qu'on avait été, comme nous l'avons vu, au-devant de Nelson; voilà qu'au mépris des traités conclus avec la France, on avait reçu la flotte anglaise dans le port de Naples; voilà qu'on avait donné une fête splendide au vainqueur d'Aboukir; voilà que l'ambassadeur de la République, lassé de tant de mauvaise foi, de tant de mensonges et de tant d'affronts, sans calculer si de son côté la France était prête, avait, au nom de la France, déclaré la guerre au gouvernement des Deux-Siciles; voilà enfin que le roi, qui avait, pour le mardi 27 septembre, ordonné une magnifique chasse, dont trois fanfares devaient lui donner le signal, avait, comme nous l'avons vu, par suite de la lettre de la reine, décommandé sa chasse et été obligé de la convertir en conseil d'État!

Au reste, ministres et conseillers avaient été prévenus par Acton de la mauvaise humeur probable de Sa Majesté, et invités à se renfermer dans le silence pythagoricien.

La reine était arrivée la première au conseil, et, outre les ministres et les conseillers, elle y avait trouvé le cardinal Ruffo; elle lui avait alors fait demander à quelle circonstance heureuse elle devait le plaisir de sa présence; Ruffo avait répondu qu'il était là par ordre exprès du roi; la reine et le cardinal avaient échangé, l'une une légère inclination de tête, l'autre une profonde révérence, et l'on avait silencieusement attendu l'arrivée du roi.

A neuf heures un quart, la porte s'était ouverte à deux battants, et les huissiers avaient annoncé:

—Le roi!

Ferdinand était entré doublement mécontent et faisant opposition, par son air maussade et rechigné, à l'air joyeux et vainqueur de la reine; son épagneul Jupiter, avec lequel nous avons déjà fait connaissance, ne le cédant point en intelligence aux coursiers d'Hippolyte, le suivait, la tête basse et la queue entre les jambes. Quoique la chasse eût été renvoyée à un autre jour, le roi, comme pour protester contre la violence qui lui était faite, s'était vêtu en chasseur.

C'était une consolation qu'il s'était donnée et qu'apprécieront ceux-là seuls qui connaissent son fanatisme pour l'amusement dont on l'avait privé.

A sa vue, tout le monde se leva, même la reine.

Ferdinand la regarda de côté, secoua la tête et poussa un soupir, comme ferait un homme qui se trouve en face de la pierre d'achoppement de tous ses plaisirs.

Puis, après un salut général à droite et à gauche, en réponse aux révérences des ministres et des conseillers, et un salut personnel et particulier au cardinal Ruffo:

—Messieurs, dit-il d'une voix dolente, je suis véritablement au désespoir d'avoir été forcé de vous déranger un jour où vous comptiez peut-être, comme moi, au lieu de tenir un conseil d'État, vous occuper de vos plaisirs ou de vos affaires. Ce n'est point ma faute, je vous le jure, si vous éprouvez ce désappointement; mais il paraît que nous avons à débattre des choses pressées et de la plus haute importance, choses que la reine prétend ne pouvoir être débattues que par-devant moi. Sa Majesté va vous raconter l'affaire; vous en jugerez et m'éclairerez de vos avis. Asseyez-vous, messieurs.

Puis, s'asseyant à son tour un peu en arrière des autres et en face de la reine:

—Viens ici, mon pauvre Jupiter, ajouta-t-il en frappant sur sa cuisse avec sa main; nous allons bien nous amuser; va!

Le chien vint, en bâillant, se coucher près de lui, allongeant ses pattes et se tenant accroupi à la manière des sphinx.

—Oh! messieurs, dit la reine avec cette impatience que lui inspiraient toujours les manières de faire et de dire de son mari, si complétement en opposition avec les siennes, la chose est bien simple, et, s'il était en humeur de parler aujourd'hui, le roi nous la dirait en deux mots.

Et, voyant que tout le monde écoutait avec la plus grande attention:

—L'ambassadeur français, le citoyen Garat, ajouta-t-elle, a quitté Naples cette nuit en nous déclarant la guerre.

—Et, fit le roi, il faut ajouter, messieurs, que nous ne l'avons pas volée, cette déclaration de guerre, et notre bonne amie l'Angleterre en est arrivée à ses fins; reste à voir maintenant comment elle nous soutiendra. Ceci, c'est l'affaire de M. Acton.

—Et du brave Nelson, monsieur, dit la reine. Au reste, il vient de montrer à Aboukir ce que peut le génie réuni au courage.

—N'importe, madame, dit le roi, je n'hésite pas à vous le dire franchement, la guerre avec la France est une lourde affaire.

—Moins lourde cependant, vous en conviendrez, reprit aigrement la reine, depuis que le citoyen Buonaparte, tout vainqueur de Dego, de Montenotte, d'Arcole et de Mantoue qu'il s'intitule, est confiné en Égypte, où il restera jusqu'à ce que la France ait construit une nouvelle flotte pour l'aller chercher; ce qui lui laissera le temps, je l'espère, de voir pousser les raves dont le Directoire lui a fourni les graines pour ensemencer les rives du Nil.

—Oui, répliqua non moins aigrement le roi; mais, à défaut du citoyen Buonaparte,—qui est bien bon de ne s'intituler que le vainqueur de Dego, de Montenotte, d'Arcole et de Mantoue, quand il pourrait s'intituler encore celui de Roveredo, de Bassano, de Castiglione et de Millesimo,—il reste à la France Masséna, le vainqueur de Rivoli; Bernadotte, le vainqueur du Tagliamento; Augereau, le vainqueur de Lodi; Jourdan, le vainqueur de Fleurus; Brune, le vainqueur d'Alkmaer; Moreau, le vainqueur de Radstadt; ce qui fait bien des vainqueurs pour nous qui n'avons jamais rien vaincu; sans compter Championnet, le vainqueur des Dunes, que j'oubliais, lequel, je vous le ferai observer en passant, n'est qu'à trente lieues de nous, c'est-à-dire à trois jours de marche.

La reine haussa les épaules avec un sourire de mépris qui s'adressait à Championnet, dont elle connaissait l'impuissance momentanée, et que le roi prit pour lui.

—Si je me trompe de deux ou trois lieues, madame, dit-il, c'est tout. Depuis que les Français occupent Rome, j'ai demandé assez souvent à quelle distance ils étaient de nous pour le savoir.

—Oh! je ne conteste pas vos connaissances en géographie, monsieur, dit la reine en laissant retomber sa lèvre autrichienne jusque sur son menton.

—Non, je comprends, vous vous contentez de contester mes aptitudes politiques; mais, quoique San-Nicandro ait travaillé de son mieux à faire de moi un âne, et qu'à votre avis il y ait malheureusement réussi, je ferai observer à ces messieurs qui ont l'honneur d'être mes ministres que la chose se complique. En effet, il ne s'agit plus d'envoyer, comme en 1793, trois ou quatre vaisseaux et cinq ou six mille hommes à Toulon; et ils en sont revenus dans un bel état, de Toulon, nos vaisseaux et nos hommes! le citoyen Buonaparte, quoiqu'il ne fût encore le vainqueur de rien, les avait bien arrangés! Il ne s'agit plus de fournir à la coalition, comme en 1796, quatre régiments de cavalerie qui ont fait des prodiges de valeur dans le Tyrol, ce qui n'a pas empêché Cuto d'être fait prisonnier, et Moliterno d'y laisser le plus beau de ses yeux; et notez qu'en 93 et 96, nous étions couverts par toute la largeur de la haute Italie, occupée par les troupes de votre neveu, qui, soit dit sans reproche, ne me paraît pas pressé d'entrer en campagne, quoique le citoyen Buonaparte lui ait diablement rogné les ongles par le traité de Campo-Formio. C'est que votre neveu François est un homme prudent; il ne lui suffit pas, pour se mettre en campagne, des 60,000 hommes que vous lui offrez, il attend encore les 50,000 que lui promet l'empereur de Russie; il connaît les Français, il s'y est frotté et ils l'ont frotté.

Et Ferdinand, qui commençait à reprendre un peu de sa belle humeur, se mit à rire de l'espèce de jeu de mots qu'il venait de faire aux dépens de l'empereur d'Autriche, justifiant cette maxime à la fois si profonde et si désespérante de la Rochefoucauld, qu'il y a toujours dans le malheur d'un ami quelque chose qui nous fait plaisir.

—Je ferai observer au roi, répondit Caroline, blessée de ce mouvement d'hilarité qui se manifestait aux dépens de son neveu, que le gouvernement napolitain n'est pas libre, comme celui de l'empereur d'Autriche, de choisir son temps et son heure. Ce n'est pas nous qui déclarons la guerre à la France, c'est la France qui nous la déclare, et même qui nous l'a déclarée; il faut donc voir au plus tôt quels sont nos moyens de soutenir cette guerre.

—Certainement qu'il faut le voir, dit le roi. Commençons par toi, Ariola. Voyons! On parle de 65,000 hommes. Où sont-ils, tes 65,000 hommes?

—Où ils sont, sire?

—Oui, montre-les-moi.

—Rien de plus facile, et le capitaine général Acton est là pour dire à Votre Majesté si je mens.

Acton fit de la tête un signe affirmatif.

Ferdinand regarda Acton de travers. Il lui prenait parfois des caprices, non pas d'être jaloux, il était trop philosophe pour cela, mais d'être envieux. Aussi, le roi présent, Acton ne donnait-il signe d'existence que si Ferdinand lui adressait la parole.

—Le capitaine général Acton répondra pour lui, si je lui fais l'honneur de l'interroger, dit le roi; en attendant, réponds pour toi, Ariola. Où sont tes 65,000 hommes?

—Sire, 22,000 au camp de San-Germano.

Au fur et à mesure qu'Ariola énumérait, Ferdinand, avec un mouvement de tête, comptait sur ses doigts.

—Puis 16,000 dans les Abruzzes, continua Ariola, 8,000 dans la plaine de Sessa, 6,000 dans les murs de Gaete, 10,000 tant à Naples que sur les côtes, enfin 3,000 tant à Bénévent qu'à Ponte-Corvo.

—Il a, ma foi, son compte, dit le roi finissant son calcul en même temps qu'Ariola terminait son énumération, et j'ai une armée de 65,000 hommes.

—Et tous habillés à neuf, à l'autrichienne.

—C'est à dire en blanc?

—Oui, sire, au lieu d'être habillés en vert.

—Ah! mon cher Ariola, s'écria le roi avec une expression de grotesque mélancolie, vêtus de blanc, vêtus de vert, ils n'en ficheront pas moins le camp, va...

—Vous avez une triste idée de vos sujets, monsieur, répondit la reine.

—Triste idée, madame! Je les crois, au contraire, très-intelligents, mes sujets, trop intelligents même; et voilà pourquoi je doute qu'ils se fassent tuer pour des affaires qui ne les regardent pas. Ariola nous dit qu'il a 65,000 hommes; parmi ces 65,000 hommes, il y a 15,000 vieux soldats, c'est vrai; mais ces vieux soldats n'ont jamais brûlé une amorce ni entendu siffler une balle. Ceux-là, il est possible, ne se sauveront qu'au second coup de fusil; quant aux 50,000 autres, ils datent de six semaines ou d'un mois, et ces 50,000 hommes, comment ont-ils été recrutés? Ah! vous croyez, messieurs, que je ne fais attention à rien, parce que, la plupart du temps, pendant que vous discutez, je cause avec Jupiter, qui est un animal plein d'intelligence; mais, au contraire, je ne perds pas un mot de ce que vous dites; seulement, je vous laisse faire; si je vous contrariais, je serais forcé de vous prouver que je m'entends mieux que vous à gouverner, et cela ne m'amuse point assez pour que je risque de me brouiller avec la reine, que cela amuse beaucoup. Eh bien, ces hommes, vous ne les avez enrôlés ni en vertu d'une loi, ni à la suite d'un tirage au sort; non, vous les avez enlevés de force à leurs villages, arrachés par violence à leurs familles, et cela selon le caprice de vos intendants et de vos sous-intendants. Chaque commune vous a fourni huit conscrits par mille hommes; mais voulez-vous que je vous dise comment cela s'est fait? On a d'abord désigné les plus riches; mais les plus riches ont payé rançon et ne sont point partis. On en a désigné de moins riches alors; mais, comme les seconds pouvaient encore payer, ils ne sont pas plus partis que le premiers. Enfin, de moins en moins riches, après avoir levé trois ou quatre contributions, dont on s'est bien gardé de te parler, mon pauvre Corradino, tout mon ministre des finances que tu es, on est arrivé à ceux qui n'avaient pas un grain pour se racheter. Ah! ceux-là, il a bien fallu qu'ils partent. Chacun de ces hommes représente donc une injustice vivante, une flagrante exaction; aucun motif légitime ne l'oblige au service, aucun lien moral ne le retient sous les drapeaux, il est enchaîné par la crainte du châtiment, voilà tout! Et vous voulez que ces gens-là se fassent tuer pour soutenir des ministres injustes, des intendants cupides, des sous-intendants voleurs, et, par-dessus tout cela, un roi qui chasse, qui pêche, qui s'amuse et qui ne s'occupe de ses sujets que pour passer avec sa meute sur leurs terres et dévaster leurs moissons! Ils seraient bien bêtes! Si j'étais soldat à mon service, dès le premier jour, j'aurais déserté, et je me serais fait brigand; au moins, des brigands combattent et se font tuer pour eux-mêmes.

—Je suis forcé d'avouer qu'il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites là, sire, répondit le ministre de la guerre.

—Pardieu! reprit le roi, je dis toujours la vérité, quand je n'ai pas de raisons de mentir, bien entendu. Maintenant, voyons! Je t'accorde tes 65,000 hommes; les voilà rangés en bataille, vêtus à neuf, équipés à l'autrichienne, le fusil sur l'épaule, le sabre au côté, la giberne au derrière. Qui mets-tu à leur tête, Ariola? Est-ce toi?

—Sire, répondit Ariola, je ne puis être à la fois ministre de la guerre et général en chef.

—Et tu aimes mieux rester ministre de la guerre, je comprends cela.

—Sire!

—Je te dis que je comprends cela; et d'un. Voyons, Pignatelli, cela te convient-il, de commander en chef les 65,000 hommes d'Ariola?

—Sire, répondit celui auquel le roi s'adressait, j'avoue que je n'oserais prendre une telle responsabilité.

—Et de deux. Et toi, Colli? continua le roi.

—Ni moi non plus, sire.

—Et toi, Parisi?

—Sire, je suis simple brigadier.

—Oui; vous voulez bien tous commander une brigade, une division même; mais un plan de campagne à tracer, mais des combinaisons stratégiques à accomplir, mais un ennemi expérimenté à combattre et à vaincre, pas un de vous ne s'en chargera!

—Il est inutile que Votre Majesté se préoccupe d'un général en chef, dit la reine: ce général en chef est trouvé.

—Bah! dit Ferdinand; pas dans mon royaume, j'espère?

—Non, monsieur, soyez tranquille, répondit la reine. J'ai demandé à mon neveu un homme dont la réputation militaire puisse à la fois imposer à l'ennemi et satisfaire aux exigences de nos amis.

—Et vous le nommez? demanda le roi.

—Le baron Charles Mack... Avez-vous quelque chose à dire contre lui?

—J'aurais à dire, répliqua le roi, qu'il s'est fait battre par les Français; mais, comme cette disgrâce est arrivée à tous les généraux de l'empereur, y compris son oncle et votre frère le prince Charles, j'aime autant Mack qu'un autre.

La reine se mordit les lèvres à cette implacable raillerie, qui poussait le cynisme jusqu'à se railler soi-même à défaut des autres, et, se levant:

—Ainsi, vous acceptez le baron Charles Mack pour général en chef de votre armée? demanda-t-elle.

—Parfaitement, répondit le roi.

—En ce cas, vous permettez...

Et elle s'avança vers la porte; le roi la suivait des yeux, ne pouvant pas deviner ce qu'elle allait faire, quand tout à coup un cor de chasse, embouché par deux lèvres puissantes et animé par une vigoureuse haleine, commença de sonner le lancer dans la cour du palais, sur laquelle donnaient les fenêtres de la chambre du conseil, et cela avec une telle vigueur, que les vitres en tremblèrent et que ministres et conseillers, ne comprenant rien à cette fanfare inattendue, se regardèrent avec étonnement.

Puis tous les yeux se reportèrent sur le roi, comme pour lui demander l'explication de cette interruption cynégétique.

Mais le roi paraissait aussi étonné que les autres et Jupiter aussi étonné que le roi.

Ferdinand écouta un instant comme s'il doutait de lui-même.

Puis:

—Que fait donc ce drôle? dit-il. Il doit savoir cependant que la chasse est contremandée; pourquoi donne-t-il le premier signal?

Le piqueur continuait de sonner avec fureur.

Le roi se leva très-agité; il était visible qu'il se livrait en lui-même un combat violent.

Il alla à la fenêtre et l'ouvrit.

—Veux-tu te taire, imbécile! cria-t-il.

Puis, refermant la fenêtre avec humeur, il revint, toujours suivi de Jupiter, reprendre sa place sur son fauteuil.

Mais, pendant le mouvement qu'il avait fait, un nouveau personnage était entré en scène sous la protection de la reine; celle-ci, en effet, pendant que le roi parlait à son piqueur, était allée ouvrir la porte de ses appartements qui donnait sur la salle du conseil, et l'avait introduit.

Chacun regardait avec surprise cet inconnu, et le roi avec non moins de surprise que les autres.



XXIII

LE GÉNÉRAL BARON CHARLES MACK

Celui qui causait cet étonnement général était un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, grand, blond, pâle, portant l'uniforme autrichien, les insignes de général, et, entre autres décorations, les plaques et les cordons de Marie-Thérèse et de Saint-Janvier.

—Sire, dit la reine, j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le baron Charles Mack, qu'elle vient de nommer général en chef de ses armées.

—Ah! général, dit le roi en regardant avec un certain étonnement l'ordre de Saint-Janvier, dont le général était décoré et que le roi ne se rappelait pas lui avoir donné, enchanté de faire votre connaissance.

Et il échangea avec Ruffo un coup d'oeil qui voulait dire: «Attention!»

Mack s'inclina profondément, et sans doute allait-il répondre à ce compliment du roi, lorsque la reine, prenant la parole:

—Sire, dit-elle, j'ai cru que nous ne devions pas attendre l'arrivée du baron à Naples pour lui donner un signe de la considération que vous avez pour lui, et, avant qu'il quittât Vienne, je lui ai fait remettre, par votre ambassadeur, les insignes de votre ordre de Saint-Janvier.

—Et moi, sire, dit le baron avec un enthousiasme un peu trop théâtral pour être vrai, plein de reconnaissance pour les bontés de Votre Majesté, je suis venu avec la promptitude de l'éclair lui dire: Sire, cette épée est à vous.

Mack tira son épée du fourreau, le roi recula son fauteuil. Comme Jacques Ier, il n'aimait pas la vue du fer.

Mack continua:

—Cette épée est à vous et à Sa Majesté la reine, et elle ne dormira tranquille dans son fourreau que quand elle aura renversé cette infâme république française, qui est la négation de l'humanité et la honte de l'Europe. Acceptez-vous mon serment, sire? continua Mack en brandissant formidablement son épée.

Ferdinand, peu porté de sa personne aux mouvements dramatiques, ne put s'empêcher, avec son admirable bon sens, d'apprécier tout ce que l'action du général Mack avait de ridicule forfanterie, et, avec son sourire narquois, il murmura dans son patois napolitain, qu'il savait inintelligible pour tout homme qui n'était pas né au pied du Vésuve, ce seul mot:

Ceuza!

Nous voudrions bien traduire cette espèce d'interjection échappée aux lèvres du roi Ferdinand; mais elle n'a malheureusement pas d'équivalent dans la langue française. Contentons-nous de dire qu'elle tient à peu près le milieu entre fat et imbécile.

Mack, qui, en effet, n'avait pas compris et qui attendait, l'épée à la main, que le roi acceptât son serment, se retourna assez embarrassé vers la reine.

—Je crois, dit Mack à la reine, que Sa Majesté m'a fait l'honneur de m'adresser la parole.

—Sa Majesté, répondit la reine sans se déconcerter, vous a, général, par un seul mot plein d'expression, témoigné sa reconnaissance.

Mack s'inclina, et, tandis que la figure du roi conservait son expression de railleuse bonhomie, remit majestueusement son épée au fourreau.

—Et maintenant, dit le roi lancé sur cette pente moqueuse qu'il aimait tant à suivre, j'espère que mon cher neveu, en m'envoyant un de ses meilleurs généraux pour renverser cette infâme république française, m'a en même temps envoyé un plan de campagne arrêté par le conseil aulique.

Cette demande, faite avec une naïveté parfaitement jouée, était une nouvelle raillerie du roi, le conseil aulique ayant élaboré les plans de la campagne de 96 et de 97, plans sur lesquels les généraux autrichiens et l'archiduc Charles lui-même avaient été battus.

—Non, sire, répondit Mack, j'ai demandé à Sa Majesté l'empereur, mon auguste maître, carte blanche à ce sujet.

—Et il vous l'a accordée, je l'espère? demanda le roi.

—Oui, sire, il m'a fait cette grâce.

—Et vous allez vous en occuper sans retard, n'est-ce pas, mon cher général? car j'avoue que j'en attends avec impatience la communication.

—C'est chose faite, répondit Mack avec l'accent d'un homme parfaitement satisfait de lui-même.

—Ah! dit Ferdinand redevenant de bonne humeur, selon sa coutume, quand il trouvait quelqu'un à railler, vous l'entendez, messieurs. Avant même que le citoyen Garat nous eût déclaré la guerre au nom de l'infâme république française, l'infâme république française, grâce au génie de notre général en chef, était déjà battue. Nous sommes véritablement sous la protection de Dieu et de saint Janvier. Merci, mon cher général, merci.

Mack, tout gonflé du compliment qu'il prenait à la lettre, s'inclina devant le roi.

—Quel malheur, s'écria celui-ci, que nous n'ayons point là une carte de nos États et des États romains, pour suivre les opérations du général sur cette carte. On dit que le citoyen Buonaparte a, dans son cabinet de la rue Chantereine, à Paris, une grande carte sur laquelle il désigne d'avance à ses secrétaires et à ses aides de camp les points sur lesquels il battra les généraux autrichiens; le baron nous eût désigné d'avance ceux sur lesquels il battra les généraux français. Tu feras faire pour le ministère de la guerre, et tu mettras à la disposition du baron Mack, une carte pareille à celle du citoyen Buonaparte, tu entends, Ariola?

—Inutile de prendre cette peine, sire, j'en ai une excellente.

—Aussi bonne que celle du citoyen Buonaparte? demanda le roi.

—Je le crois, répondit Mack d'un air satisfait.

—Où est-elle, général? reprit le roi, où est-elle? Je meurs d'envie de voir une carte sur laquelle on bat l'ennemi d'avance.

Mack donna à un huissier l'ordre de lui apporter son portefeuille, qu'il avait laissé dans la chambre voisine.

La reine, qui connaissait son auguste époux et qui n'était point dupe des compliments affectés qu'il faisait à son protégé, craignant que celui-ci ne s'aperçût qu'il servait de quintaine à l'humeur caustique du roi, objecta que ce n'était peut-être pas le moment de s'occuper de ce détail; mais Mack, ne voulant point perdre l'occasion de faire admirer par trois ou quatre généraux présents sa science stratégique, s'inclina en manière de respectueuse insistance, et la reine céda.

L'huissier apporta un grand portefeuille sur lequel étaient imprimés en or, d'un côté les armes de l'Autriche, et de l'autre côté le nom et les titres du général Mack.

Celui-ci en tira une grande carte des États romains avec leurs frontières, et l'étendit sur la table du conseil.

—Attention, mon ministre de la guerre! attention, messieurs mes généraux! dit le roi. Ne perdons pas un mot de ce que va nous dire le baron. Parlez, baron; on vous écoute.

Les officiers se rapprochèrent de la table avec une vive curiosité; le baron Mack possédait, on ne savait pourquoi à cette époque, et on ne l'a même jamais su depuis, la réputation de l'un des premiers stratégistes du monde.

La reine, au contraire, ne voulant point avoir part à ce quelle regardait comme une mystification de la part du roi, se retira un peu à l'écart.

—Comment! madame, dit le roi, au moment où le baron consent à nous dire où il battra ces républicains que vous détestez tant, vous vous éloignez!

—Je n'entends rien à la stratégie, monsieur, répondit aigrement la reine; et peut-être, continua-t-elle en désignant de la main le cardinal Ruffo, prendrais-je la place de quelqu'un qui s'y entend.

Et, s'approchant d'une fenêtre, elle battit de ses doigts contre les carreaux.

Au même instant, comme si c'eût été un signal donné, une seconde fanfare retentit; seulement, au lieu de sonner le lancer, comme la première, elle sonnait la vue.

Le roi s'arrêta comme si ses pieds eussent pris tout à coup racine dans la mosaïque qui formait le parquet de la chambre; sa figure se décomposa, une expression de colère prit la place du vernis de bonhomie railleuse répandue sur elle.

—Ah çà! mais, décidément, dit-il, ou ils sont idiots, ou ils ont juré de me rendre fou. Il s'agit bien de courre le cerf ou le sanglier; nous chassons le républicain.

Puis, s'élançant pour la seconde fois vers la fenêtre, qu'il ouvrit avec plus de violence encore que la première:

—Mais te tairas-tu, double brute! cria-t-il; je ne sais à quoi tient que je ne descende et que je ne t'étrangle de mes propres mains.

—Oh! sire, dit Mack, ce serait, en vérité, trop d'honneur pour ce manant.

—Vous croyez, baron? dit le roi reprenant sa bonne humeur. Laissons-le donc vivre et ne nous occupons que d'exterminer les Français. Voyons votre plan, général, voyons-le.

Et il referma la fenêtre avec plus de calme qu'on ne pouvait l'espérer de l'état d'exaspération où l'avait mis le son du cor, et dont heureusement l'avait, comme par miracle, tiré la flatterie banale du général Mack.

—Voyez, messieurs, dit Mack du ton d'un professeur qui enseigne à ses élèves, nos 60,000 hommes sont divisés en quatre ou cinq points sur cette ligne qui s'étend de Gaete à Aquila.

—Vous savez que nous en avons 65,000, dit le roi; ainsi ne vous en gênez pas.

—Je n'en ai besoin que de 60,000, sire, dit Mack; mes calculs sont établis sur ce chiffre, et Votre Majesté aurait 100,000 hommes, que je ne lui prendrais pas un tambour de plus; d'ailleurs, j'ai les renseignements les plus exacts sur le nombre des Français, ils ont à peine 10,000 hommes.

—Alors, dit le roi, nous serons six contre un, voilà qui me rassure tout à fait. Dans la campagne de 96 et de 97, les soldats de mon neveu n'étaient que deux contre un, quand ils ont été battus par le citoyen Buonaparte.

—Je n'étais point là, sire, répondit Mack avec le sourire de la suffisance.

—C'est vrai, répondit le roi avec une parfaite simplicité; il n'y avait là que Beaulieu, Wurmser, Alvinzi et le prince Charles.

—Sire, sire! murmura la reine en tirant Ferdinand par la basque de sa veste de chasse.

—Bon! ne craignez rien, dit le roi, je sais à qui j'ai affaire, et puis je ne le gratterai que tant qu'il me tendra la tête.

—Je disais donc, reprit Mack, que le gros de nos troupes, vingt mille hommes à peu près, est à San-Germano, et que les quarante mille autres sont campés sur le Tronto, à Sessa, à Tagliacozzo et à Aquila. Dix mille hommes traversent le Tronto et chassent la garnison française d'Ascoli, dont ils s'emparent, et s'avancent sur Fermo par la voie Émilienne. Quatre mille hommes sortent d'Aquila, occupent Rieti et se dirigent sur Terni; cinq ou six mille descendent de Tagliacozzo à Tivoli pour faire des courses dans la Sabine; huit mille autres partent du camp de Sessa et pénètrent dans les États romains par la voie Appienne; six mille autres enfin s'embarquent, font voile pour Livourne et coupent la retraite aux Français, qui se retirent par Perugia.

—Qui se retirent par Perugia... Le général Mack ne nous dit pas précisément, comme le citoyen Buonaparte, où il battra l'ennemi; mais il nous dit par où il se retire.

—Eh bien, si fait, dit Mack triomphant, je vous dis où je bats l'ennemi.

—Ah! voyons cela, dit le roi, qui paraissait prendre presque autant de plaisir à la guerre qu'il en eût pris à la chasse.

—Avec Votre Majesté et vingt ou vingt-cinq mille hommes, je pars de San-Germano.

—Vous partez de San-Germano avec moi.

—Je marche sur Rome.

—Avec moi toujours.

—Je débouche par les routes de Ceperano et de Frosinone.

—Mauvaises routes, général! je les connais, j'y ai versé.

—L'ennemi abandonne Rome.

—Vous en êtes sur?

—Rome n'est point une place qui puisse être défendue.

—Et, quand l'ennemi a abandonné Rome, que fait-il?

—Il se retire sur Civita-Castellana, qui est une position formidable.

—Ah! ah! Et vous l'y laissez, bien entendu?

—Non pas; je l'attaque et je le bats.

—Très-bien. Mais si, par hasard, vous ne le battiez pas?

—Sire, dit Mack en mettant la main sur sa poitrine et en s'inclinant devant le roi, quand j'ai l'honneur de dire à Votre Majesté que je le battrai, c'est comme s'il était battu.

—Alors, tout va bien! dit le roi.

—Sa Majesté a-t-elle quelques objections à faire sur le plan que je lui ai exposé?

—Non; il n'y a absolument qu'un point sur lequel il s'agirait de nous mettre d'accord.

—Lequel, sire?

—Vous dites, dans votre plan de campagne, que vous partez de San-Germano avec moi?

—Oui, sire.

—J'en suis donc, moi, de la guerre?

—Sans doute.

—C'est que vous m'en donnez la première nouvelle. Et quel grade m'offrez-vous dans mon armée? Ce n'est point indiscret, n'est-ce pas, de vous demander cela?

—Le suprême commandement, sire; je serai heureux et fier d'obéir aux ordres de Votre Majesté.

—Le suprême commandement!... Hum!

—Votre Majesté refuserait-elle?... On m'avait fait espérer cependant...

—Qui cela?

—Sa Majesté la reine.

—Sa Majesté la reine est bien bonne; mais Sa Majesté la reine, dans la trop haute opinion qu'elle a toujours eue de moi et qui se manifeste en cette occasion, oublie que je ne suis pas un homme de guerre. A moi le suprême commandement? continua le roi. Est-ce que San-Nicandro m'a élevé à être un Alexandre ou un Annibal? est-ce que j'ai été à l'École de Brienne comme le citoyen Buonaparte? est-ce que j'ai lu Polybe? est-ce que j'ai lu les Commentaires de César? est-ce que j'ai lu le chevalier Folard, Montecuculli, le maréchal de Saxe, comme votre frère le prince Charles? est-ce que j'ai lu tout ce qu'il faut lire, enfin, pour être battu dans les règles? est-ce que j'ai jamais commandé autre chose que mes Lipariotes?

—Sire, répondit Mack, un descendant de Henri IV et un petit-fils de Louis XIV sait tout cela sans l'avoir appris.

—Mon cher général, dit le roi, allez conter ces bourdes à un sot, mais pas à moi qui ne suis qu'une bête.

—Oh! sire! s'écria Mack étonné d'entendre un roi dire si franchement son opinion sur lui-même.

Mack attendit, Ferdinand se grattait l'oreille.

—Et puis? demanda Mack voyant que ce que le roi avait à dire ne venait pas tout seul.

Ferdinand parut se décider.

—Une des premières qualités d'un général est d'être brave, n'est-ce pas?

—Incontestablement.

—Alors, vous êtes brave, vous?

—Sire!

—Vous êtes sûr d'être brave, n'est-ce pas?

—Oh!

—Eh bien, moi, je ne suis pas sûr de l'être.

La reine rougit jusqu'aux oreilles; Mack regarda le roi avec étonnement. Les ministres et les conseillers, qui connaissaient le cynisme du roi, sourirent; rien ne les étonnait, venant de cet étrange individualité nommée Ferdinand.

—Après cela, continua le roi, peut-être que je me trompe et que je suis brave sans m'en douter; nous verrons bien.

Se retournant alors vers ses conseillers, ses ministres et ses généraux:

—Messieurs, dit-il, vous avez entendu le plan de campagne du baron?

Tous firent signe que oui.

—Et tu l'approuves, Ariola?

—Oui, sire, répondit le ministre de la guerre.

—Tu l'approuves, Pignatelli?

—Oui, sire.

—Et toi, Colli?

—Oui, sire.

—Et toi, Parisi?

—Oui, sire.

Enfin, se tournant vers le cardinal, qui se tenait un peu à l'écart comme il avait fait tout le reste de la séance.

—Et vous, Ruffo? demanda-t-il.

Le cardinal garda le silence.

Mack avait salué chacune de ces approbations d'un sourire; il regarda avec étonnement cet homme d'Église qui ne se hâtait point d'approuver comme les autres.

—Peut-être, dit la reine, M. le cardinal en avait-il préparé un meilleur?

—Non, Votre Majesté, répondit le cardinal sans se déconcerter; car j'ignorais que la guerre fût si insistante, et personne ne m'avait fait l'honneur de me demander mon avis.

—Si Votre Éminence, dit Mack d'une voix railleuse, a quelques observations à faire, je suis prêt à les écouter.

—Je n'eusse point osé exprimer mon opinion sans la permission de Votre Excellence, répondit Ruffo avec une extrême courtoisie; mais, puisque Votre Excellence m'y autorise...

—Oh! faites, faites, Éminence, dit Mack en riant.

—Si j'ai bien compris les combinaisons de Votre Excellence, dit Ruffo, voici le but qu'elle se propose dans le plan de campagne qu'elle nous a fait l'honneur d'exposer devant nous...

—Voyons mon but, dit Mack croyant avoir trouvé à son tour quelqu'un à goguenarder.

—Oui, voyons cela, dit Ferdinand, qui donnait d'avance la victoire au cardinal, par la seule raison que la reine le détestait.

La reine frappa du pied avec impatience; le cardinal vit le mouvement, mais ne s'en préoccupa point; il connaissait les mauvais sentiments de la reine à son égard, et ne s'en inquiétait que médiocrement; il continua donc avec une parfaite tranquillité:

—Votre Excellence, en étendant sa ligne, espère, grâce à sa grande supériorité numérique, dépasser les extrémités de la ligne française, l'envelopper, pousser des corps les uns sur les autres, jeter parmi eux la confusion, et, comme la retraite leur sera coupée par la Toscane, les détruire ou les faire prisonniers.

—Je vous eusse expliqué ma pensée, que vous ne l'eussiez pas mieux comprise, monsieur, dit Mack ravi. Je les ferai prisonniers depuis le premier jusqu'au dernier, et pas un Français ne retournera en France pour donner des nouvelles de ses compagnons, aussi vrai que je m'appelle le baron Charles Mack. Avez-vous quelque chose de mieux à proposer?

—Si j'eusse été consulté, répondit le cardinal, j'eusse du moins proposé autre chose.

—Et qu'eussiez-vous proposé?

—J'eusse proposé de diviser l'armée napolitaine en trois corps seulement; j'eusse concentré 25 ou 30,000 hommes entre Cieti et Terni; j'eusse envoyé 12,000 hommes sur la voir Émilienne pour combattre l'aile gauche des Français, 10,000 dans les marais Pontius pour écraser leur aile droite; enfin, j'en eusse envoyé 8,000 en Toscane; j'aurais, par un effort suprême, dans lequel j'eusse mis toute l'énergie dont je me sens capable, tenté d'enfoncer le centre ennemi, de prendre en flanc ses deux ailes, et de les empêcher de se porter mutuellement secours; pendant ce temps, la légion toscane, recrutée de tout ce que le pays eût pu fournir, eût couru la contrée pour se rapprocher de nous et nous aider selon les circonstances. Cela eût permis à l'armée napolitaine, jeune et inexpérimentée, d'agir par masses, ce qui lui eût donné confiance en elle-même. Voilà, dit Ruffo, ce que j'eusse proposé; mais je ne suis qu'un pauvre homme d'Église, et je m'incline devant l'expérience et le génie du général Mack.

Et, ce disant, le cardinal, qui s'était approché de la table pour indiquer sur la carte les mouvements qu'il eût exécutés, fit un pas en arrière en signe qu'il abandonnait la discussion.

Les généraux se regardèrent avec surprise; il était évident que Ruffo venait de donner un excellent avis. Mack, en éparpillant trop l'armée napolitaine et la divisant en trop petits corps, exposait ces corps à être battus séparément, fût-ce par des ennemis peu nombreux. Ruffo, au contraire, présentait un plan complètement à l'abri de ce danger.

Mack se mordit les lèvres; il sentait combien le plan qui venait d'être développé était supérieur au sien.

—Monsieur, dit Mack, le roi est libre encore de choisir entre vous et moi, entre votre plan et le mien; peut-être, en effet, ajouta-t-il en riant, mais du bout des lèvres, pour faire une guerre que l'on peut appeler la guerre sainte, mieux vaudrait Pierre l'Ermite que Godefroy de Bouillon.

Le roi ne savait pas précisément ce que c'était que Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon; mais, tout en raillant Mack personnellement, il ne voulait pas le mécontenter.

—Que dites-vous là, mon cher général! s'écria-t-il; je trouve, pour mon compte, votre plan excellent, et vous avez vu que c'était l'avis de ces messieurs, puisque tous l'ont approuvé. Je l'approuve donc de bout en bout et je n'y veux pas changer une étape seulement. Voilà que nous avons l'armée. Bien. Voilà que nous avons le général en chef. Bien, très-bien. Il ne nous manque plus que l'argent. Voyons, Corradino, continua le roi en s'adressant au ministre des finances. Ariola nous a fait voir ses hommes, montre-nous tes écus.

—Eh! sire, répondit celui que le roi interpellait ainsi à brûle-pourpoint, Votre Majesté sait bien que les dépenses que l'on vient de faire pour équiper et habiller l'armée, ont complétement vidé les caisses de l'État.

—Mauvaise nouvelle, Corradino, mauvaise nouvelle; j'ai toujours entendu dire que l'argent était le nerf de la guerre. Vous entendez, madame? pas d'argent!

—Sire, répondit la reine, l'argent ne vous manquera pas plus que ne vous ont manqué l'armée et le général en chef, et nous avons, en attendant mieux, un million de livres sterling à votre disposition.

—Bon! dit le roi; et quel est l'alchimiste qui a ainsi l'heureuse faculté de faire de l'or?

—Je vais avoir l'honneur de vous le présenter, sire, dit la reine en allant à la porte par laquelle alle avait déjà introduit le général Mack.

Puis, s'adressant à une personne encore invisible:

—Votre Grâce, dit-elle, veut-elle avoir la bonté de confirmer au roi ce que je viens d'avoir l'honneur de lui annoncer, c'est-à-dire que, pour faire la guerre aux jacobins, l'argent ne lui manquera pas?

Tous les yeux se portèrent vers la porte, et Nelson apparut radieux sur le seuil, tandis que, derrière lui, pareille à un ombre élyséenne, s'effaçait la forme légère d'Emma Lyonna, laquelle venait d'acheter par un premier baiser le dévouement de Nelson et les subsides de l'Angleterre.



XXIV

L'ILE DE MALTE

L'apparition de Nelson en un pareil moment était significative: c'était le mauvais génie de la France en personne qui venait s'asseoir au conseil de Naples et soutenir de la toute-puissance de son or les mensonges et la trahison de Caroline.

Tout le monde connaissait Nelson, excepté le général Mack, arrivé dans la nuit, comme nous l'avons dit; la reine alla à lui, et, lui prenant la main, et conduisant le futur vainqueur de Civita-Castellana au vainqueur d'Aboukir:

—Je présente, dit-elle, le héros de la terre au héros de la mer.

Nelson parut peu flatté du compliment; mais il était de trop bonne humeur en ce moment pour se blesser d'un parallèle, quoique ce parallèle fût tout à l'avantage de son rival; il salua courtoisement Mack, et, se tournant vers le roi:

—Sire, dit-il, je suis heureux de pouvoir annoncer à Votre Majesté et à ses ministres que je suis porteur des pleins pouvoirs de mon gouvernement pour traiter avec elle au nom de l'Angleterre toute question relative à la guerre avec la France.

Le roi se sentit pris; Caroline l'avait, pendant son sommeil, garrotté comme Gulliver à Lilliput; il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon coeur; seulement, il essaya de se cramponner à la dernière objection qui se présentait à son esprit.

—Votre Grâce a entendu, dit-il, ce dont il est question, et notre ministre des finances, sachant que nous sommes entre amis et que l'on n'a pas de secrets pour ses amis, nous a avoué franchement qu'il n'y avait plus d'argent dans les caisses; alors, je faisais cette objection que, sans argent, il n'y avait pas de guerre possible.

—Et Votre Majesté faisait, comme toujours, preuve d'une profonde sagesse, répondit Nelson; mais voici, par bonheur, des pouvoirs de M. Pitt qui me mettent à même de remédier à cette pénurie.

Et Nelson posa sur la table du conseil un pouvoir conçu en ces termes:

«A son arrivée à Naples, lord Nelson, baron du Nil, est autorisé à s'entendre avec sir William Hamilton, notre ambassadeur près la cour des Deux-Siciles, pour soutenir notre auguste allié le roi de Naples dans toutes les nécessités où pourrait l'entraîner une guerre contre la république française.

»W. PITT.

»Londres, 7 septembre 1798.»

Acton traduisit les quelques lignes de Pitt au roi, qui appela près de lui le cardinal, comme un renfort contre le nouvel allié de la reine qui venait d'apparaître.

—Et Votre Seigneurie, dit Ferdinand, peut, à ce que disait la reine, mettre à notre disposition...?

—Un million de livres sterling, dit Nelson.

Le roi se tourna vers Ruffo comme pour lui demander ce que faisait un million de livres sterling. Ruffo devina la question.

—Cinq millions et demi de ducats, à peu près, répondit-il.

—Hum! fit le roi.

—Cette somme, dit Nelson, n'est qu'un premier subside destiné à faire face aux nécessités du moment.

—Mais, avant que vous ayez avisé votre gouvernement de nous expédier cette somme, avant que votre gouvernement nous l'expédie, avant, enfin, qu'elle soit arrivée à Naples, un assez long temps peut s'écouler. Nous sommes dans l'équinoxe d'hiver, et ce n'est pas trop de calculer un mois ou six semaines pour l'aller et le retour d'un bâtiment; pendant ces six semaines ou ce mois, les Français auront tout le temps d'être à Naples!

Nelson allait répondre, la reine lui coupa la parole.

—Votre Majesté peut se tranquilliser sur ce point, dit-elle: les Français ne sont point en mesure de lui faire la guerre.

—En attendant, répliqua Ferdinand, ils nous l'ont déclarée.

—Qui nous l'a déclarée?

—L'ambassadeur de la République. Pardieu! on dirait que je vous apprends une nouvelle.

La reine sourit dédaigneusement.

—Le citoyen Garat s'est trop pressé, dit-elle; il eût attendu encore quelque temps, ou n'eût point fait sa déclaration de guerre, s'il eût connu la situation du général Championnet à Rome.

—Et vous connaissez mieux cette situation que ne la connaissait l'ambassadeur lui-même, n'est-ce pas, madame?

—Je le crois.

—Vous avez des correspondances à l'état-major du général républicain?

—Je ne me fierais pas à des correspondances avec des étrangers, sire.

—Alors, vous tenez vos renseignements du général Championnet lui-même?

—Justement! et voici la lettre que l'ambassadeur de la République eût reçue ce matin, s'il ne se fût point tant pressé de partir hier au soir.

Et la reine tira de son enveloppe la lettre que le sbire Pasquale de Simone avait enlevée la veille à Salvato Palmieri et lui avait remise dans la chambre obscure; puis elle la passa au roi.

Le roi y jeta les yeux.

—Cette lettre est en français, dit-il du ton dont il eût dit: «Cette lettre est en hébreu.»

Puis, la passant à Ruffo, comme s'il se fiait à lui seul:

—Monsieur le cardinal, dit-il, traduisez-nous cette lettre en italien.

Ruffo prit la lettre, et, au milieu du plus profond silence, lut ce qui suit:

«Citoyen ambassadeur,

»Arrivé à Rome depuis quelques jours seulement, je crois qu'il est de mon devoir de porter à votre connaissance l'état dans lequel se trouve l'armée que je suis appelé à commander, afin que, sur les notes précises que je vais vous donner, vous puissiez régler la conduite que vous avez à tenir vis-à-vis d'une cour perfide qui, poussée par l'Angleterre, notre éternelle ennemie, n'attend que le moment favorable pour nous déclarer la guerre...»

A ces derniers mots, la reine et Nelson se regardèrent en souriant. Nelson n'entendait ni le français ni l'italien; mais probablement une traduction anglaise de cette lettre lui avait été faite à l'avance.

Ruffo continua, ce signe n'ayant point interrompu la lecture.

«D'abord, cette armée, qui se monte au chiffre de 35,000 hommes sur le papier, n'est, en réalité, que de 8,000 hommes, lesquels manquent de chaussures, de vêtements, de pain, et, depuis trois mois, n'ont pas reçu un sou de solde. Ces 8,000 hommes n'ont que 180,000 cartouches à se distribuer, ce qui nous fait quinze coups à tirer par homme; aucune place n'est approvisionnée même en poudre, et l'on en a manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un vaisseau barbaresque qui est venu observer la côte...»

—Vous entendez, sire, dit la reine.

—Oui, j'entends, dit le roi. Continuez, monsieur le cardinal.

Le cardinal reprit:

«Nous n'avons que cinq pièces de canon et un parc de quatre bouches à feu; notre manque de fusils est tel, que je n'ai pu armer deux bataillons de volontaires que je comptais employer contre les insurgés qui nous enveloppent de tous côtés...»

La reine échangea un nouveau signe avec Mack et Nelson.

«Nos forteresses ne sont pas en meilleur état que nos arsenaux; dans aucune d'elles les boulets et les canons ne sont du même calibre; dans quelques-unes, il y a des canons et pas de boulets; dans d'autres, des boulets et pas de canons. Cet état désastreux m'explique les instructions du Directoire que je vous transmets afin que vous vous y conformiez.

»Repousser par les armes toute agression hostile dirigée contre la république romaine et porter la guerre sur le territoire napolitain, mais dans le cas seulement où le roi de Naples exécuterait ses projets d'invasion depuis si longtemps annoncés...»

—Vous entendez, sire, dit la reine. Avec 8,000 hommes, cinq pièces de canon et 180,000 cartouches, je crois que nous n'avons pas grand'chose à craindre de cette guerre.

—Continuez, éminentissime, dit le roi se frottant les mains.

—Oui, continuez, dit la reine, et vous verrez ce que le général français pense lui-même de sa position.

«Or, continua le cardinal, avec les moyens qui sont à ma disposition, citoyen ambassadeur, vous comprenez facilement que je ne pourrais pas repousser une agression hostile, à plus forte raison, porter la guerre sur le territoire napolitain...»

—Cela vous rassure-t-il, monsieur? demanda la reine.

—Hum! fit le roi; voyons jusqu'au bout.

«Je ne puis donc trop vous recommander, citoyen ambassadeur, de maintenir, autant que le permettra la dignité de la France, la bonne harmonie entre la République et la cour des Deux-Siciles, et de calmer par tous les moyens possibles l'impatience des patriotes napolitains; tout mouvement qui se produirait avant trois mois, c'est-à-dire avant le temps qui m'est nécessaire pour organiser l'armée serait prématuré et avorterait infailliblement.

»Mon aide de camp, homme sûr, d'un courage éprouvé, et qui, né dans les États du roi de Naples, parle non-seulement l'italien, mais encore le patois napolitain, est chargé de vous remettre cette lettre et de s'aboucher avec les chefs du parti républicain à Naples. Renvoyez-le-moi le plus vite possible avec une réponse détaillée qui m'expose exactement votre situation vis-à-vis de la cour des Deux-Siciles.

»Fraternité.

»CHAMPIONNET.

»18 septembre 1798.»

—Eh bien, monsieur, dit la reine, si vous n'êtes rassuré qu'à moitié, voilà qui doit vous rassurer tout à fait.

—Sur un point, oui, madame; mais sur un autre, non.

—Ah! je comprends. Vous voulez parler du parti républicain, auquel vous avez eu tant de peine à croire. Eh bien, Votre Majesté le voit, ce n'est pas tout à fait un fantôme; il existe, puisqu'il faut le calmer et que ce sont les jacobins eux-mêmes qui en donnent le conseil.

—Mais comment diable avez-vous pu vous procurer cette lettre? demanda le roi en la prenant des mains du cardinal et en l'examinant avec curiosité.

—Ceci, c'est mon secret, monsieur, répondit la reine, et vous me permettrez de le garder; mais j'ai, je crois, coupé la parole à Sa Seigneurie lord Nelson au moment où il allait répondre à une question que vous veniez de lui faire.

—Je disais qu'en septembre et en octobre, la mer est mauvaise, et qu'il nous faudrait peut-être un mois ou six semaines pour recevoir d'Angleterre cet argent dont nous avons besoin le plus tôt possible.

La demande du roi fut transmise à Nelson.

—Sire, répondit-il, le cas est prévu et vos banquiers, MM. Baker père et fils, vous escompteront, avec l'aide de leurs correspondants de Messine, de Rome et de Livourne, une lettre de change d'un million de livres que leur fera sir William Hamilton et que j'endosserai. Votre Majesté aura seulement besoin, vu le chiffre assez élevé de la somme, de les prévenir à l'avance.

—C'est bien, c'est bien, dit le roi; faites faire la lettre de change à sir William, endossez-la, remettez-la-moi, et je m'entendrai de cela avec les Baker.

Ruffo souffla quelques mots à l'oreille du roi.

Ferdinand fit un signe de tête.

—Mais ma bonne alliée l'Angleterre, dit-il, si amie qu'elle soit du royaume des Deux-Siciles, ne donne pas son argent pour rien, je la connais. Que demande-t-elle, en échange de son million de livres sterling?

—Une chose bien simple, et qui ne porte aucun préjudice à Votre Majesté.

—Laquelle, enfin?

—Elle demande que, quand la flotte de Sa Majesté Britannique, qui est en train de bloquer Malte, l'aura reprise aux Français, Votre Majesté renonce à faire valoir ses droits sur cette île, afin que Sa Majesté Britannique, qui n'a point de possession dans la Méditerranée autre que Gibraltar, puisse faire de Malte un point de station et d'approvisionnement pour les vaisseaux anglais.

—Bon! la cession sera facile de ma part; Malte ne m'appartient pas, elle appartient à l'Ordre.

—Oui, sire; mais, Malte reprise, l'Ordre sera dissous, fit observer Nelson.

—Et, l'Ordre dissous, se hâta de dire Ruffo, Malte fait retour à la couronne des Deux-Siciles, ayant été donné par l'empereur Charles-Quint, comme héritier du royaume d'Aragon, aux chevaliers hospitaliers qui venaient d'être chassés de Rhodes, en 1535, par Soliman II; or, si avec le besoin qu'a l'Angleterre d'une station dans la Méditerranée, l'Angleterre ne payait Malte que vingt-cinq millions de francs, ce ne serait pas cher.

Peut-être la discussion allait-elle s'établir sur ce point lorsqu'une troisième fanfare se fit entendre dans la cour et produisit un effet non moins inattendu et non moins prodigieux que les deux premières.

Quant à la reine, elle échangea avec Mack et Nelson un regard qui voulait dire: «Restez calmes, je sais ce que c'est.»

Mais le roi, qui ne le savait pas, courut à la fenêtre et l'ouvrit avant que la fanfare fût terminée.

Elle sonnait l'hallali.

—Voyons! cria-t-il furieux, m'expliquera-t-on enfin ce que veulent dire ces trois misérables fanfares?

—Elles veulent dire que Votre Majesté peut partir quand elle voudra, répondit le sonneur; elle sera sûre de ne pas faire buisson creux, les sangliers sont détournés.

—Détournés! répéta le roi, les sangliers sont détournés?

—Oui, sire, une bande de quinze.

—Quinze sangliers!... Entendez-vous, madame? s'écria le roi en s'adressant à Caroline. Quinze sangliers! entendez-vous, messieurs? Quinze sangliers! entend-tu, Jupiter? Quinze! quinze! quinze!

Puis, revenant au sonneur de cor:

—Ne sais-tu donc pas, lui cria-t-il d'une voix désespérée, qu'il n'y a pas de chasse aujourd'hui, malheureux?

La reine s'avança.

—Et pourquoi donc n'y aurait-il pas de chasse aujourd'hui, monsieur? demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.

—Mais, madame, parce que, sur le billet que vous m'avez écrit cette nuit, je l'ai décommandée.

Et il se retourna vers Ruffo comme pour le prendre à témoin que l'ordre avait été donné devant lui.

—C'est possible, monsieur; mais, moi, reprit la reine, j'ai pensé à la peine que vous causait la privation de ce plaisir, et, présumant que le conseil finirait de bonne heure et nous laisserait le temps de chasser pendant une partie de la journée, j'ai intercepté le messager et n'ai rien changé au premier ordre donné par vous, sinon que j'ai indiqué votre départ pour onze heures au lieu de neuf. Voici onze heures qui sonnent, le conseil est fini, les sangliers sont détournés, rien n'empêche donc Votre Majesté de partir.

Au fur et à mesure que la reine parlait, la figure du roi devenait rayonnante.

—Ah! chère maîtresse!—on se rappelle que c'était le nom dont Ferdinand appelait Caroline dans ses moments d'amitié,—ah! chère maîtresse! vous êtes digne de remplacer non-seulement Acton comme premier ministre, mais encore le duc della Salandra, comme grand veneur. Vous l'avez dit: le conseil est fini, vous avez votre général de terre, vous avez votre général de mer, nous allons avoir cinq ou six millions de ducats sur lesquels nous ne comptions point; tout ce que vous ferez sera bien fait; tout ce que je vous demande, c'est de ne pas vous mettre en campagne avant l'empereur. Par ma foi, je me sens tout disposé à faire la guerre: il paraît que, décidément, j'étais brave... Au revoir, chère maîtresse! Au revoir, messieurs! Au revoir, Ruffo!

—Et Malte, sire? demanda le cardinal.

—Bon! que l'on en fasse ce que l'on voudra, de Malte; je m'en passe depuis deux cent soixante-trois ans, je m'en passerai bien encore. Un mauvais rocher qui n'est bon pour la chasse que deux fois dans l'année, au passage des cailles; où l'on ne peut pas avoir de faisans, faute d'eau; où il ne pousse pas un radis et où l'on est obligé de tout tirer de la Sicile! Qu'ils prennent Malte et qu'ils me débarrassent des jacobins, c'est tout ce que je leur demande.... Quinze sangliers! Jupiter, taïaut! Jupiter, taïaut!

Et le roi sortit en sifflant une quatrième fanfare.

—Milord, dit la reine à Nelson, vous pouvez écrire à votre gouvernement que la cession de Malte à l'Angleterre ne souffrira aucune difficulté de la part du roi des Deux-Siciles.

Alors, se tournant vers les ministres et les conseillers:

—Messieurs, dit-elle, le roi vous remercie des bons avis que vous lui avez donnés. Le conseil est levé.

Puis, enveloppant tout le monde dans un salut qu'elle sut par un coup d'oeil rendre ironique pour Ruffo, elle rentra chez elle, suivie de Mack et de Nelson.

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