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La San-Felice, Tome 02

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XXV

L'INTÉRIEUR D'UN SAVANT

Il était neuf heures du matin; l'atmosphère, épurée par l'orage de la nuit, était d'une limpidité merveilleuse; les barques des pêcheurs sillonnaient silencieusement le golfe, entre le double azur du ciel et de la mer, et, de la fenêtre de la salle à manger, de laquelle il s'éloignait et se rapprochait tour à tour, le chevalier San-Felice eût pu voir et compter, comme des points blancs, les maisons qui, à sept lieues de là, marbraient le sombre versant d'Ana-Capri, si deux choses ne l'eussent en ce moment préoccupé: d'abord, cette opinion qu'a émise Buffon dans ses Époques de la nature,—opinion qui lui paraissait quelque peu hasardée,—que la terre avait été détachée du soleil par le choc d'une comète; et, en même temps, une inquiétude vague que lui causait le sommeil prolongé de sa femme. C'était la première fois, depuis son mariage, qu'en sortant de son cabinet, vers les huit heures du matin, il ne trouvait pas Luisa occupée à préparer la tasse de café, le pain, le beurre, les oeufs et les fruits qui composaient le déjeuner habituel du savant, déjeuner que partageait, avec un appétit tout juvénile, celle qui l'avait ordonné et servi, même, avec la double attention d'une fille respectueuse et d'une tendre épouse.

Après son déjeuner, c'est-à-dire vers dix heures du matin, avec la régularité qu'il mettait à toute chose, quand une trop forte préoccupation scientifique ou morale ne l'absorbait pas, le chevalier embrassait Luisa au front et prenait le chemin de sa bibliothèque, chemin qu'à moins de trop mauvais temps, il faisait toujours à pied, autant pour son plaisir et sa distraction que pour accomplir une recommandation d'hygiène que lui avait faite son ami Cirillo, et qui, s'étendant de Mergellina au palais royal, pouvait équivaloir à un kilomètre et demi.

C'était là que demeurait, six mois de l'année, le prince héréditaire; les six autres mois, il demeurait à la Favorite ou à Capodimonte; pendant ces six mois, une de ses voitures était à la disposition de San-Felice.

Quand il habitait le palais royal, le prince descendait invariablement vers onze heures à sa bibliothèque, et trouvait son bibliothécaire juché sur quelque échelle, à la recherche d'un livre rare ou nouveau. En apercevant le prince, San-Felice faisait un mouvement pour descendre, mais le prince s'opposait à ce qu'il se dérangeât. Une conversation presque toujours littéraire ou scientifique s'établissait entre le savant sur son échelle et l'adepte sur son fauteuil. Entre midi et midi et demi, le prince rentrait chez lui. San-Felice descendait de son échelle pour le reconduire jusqu'à la porte, tirait sa montre, la mettait sur son bureau pour ne pas oublier l'heure, oubli auquel l'eût facilement entraîné un travail attachant, parce qu'il était aimé. A deux heures moins vingt minutes, le chevalier replaçait son travail dans son tiroir, auquel il donnait un tour de clef, remettait sa montre dans son gousset, prenait son chapeau, qu'il tenait à la main jusqu'à la porte de la rue, par cette révérence qu'avaient à cette époque les hommes vraiment royalistes pour tout ce qui tenait à la royauté. Parfois, s'il était dans ses jours de distraction, il faisait, tête nue, le chemin du palais à sa maison, à la porte de laquelle il frappait deux coups, presque toujours au même moment où sa pendule sonnait deux heures.

Ou Luisa venait lui ouvrir elle-même, ou elle l'attendait sur le perron.

Le dîner était toujours prêt; on se mettait à table; pendant le dîner, Luisa racontait ce qu'elle avait fait, les visites qu'elle avait reçues, les petits événements qui étaient survenus dans le voisinage. Le chevalier, de son côté, disait ce qu'il avait vu sur son chemin, les nouvelles que lui avait données le prince, ce qu'il avait pu saisir de la politique, chose qui le préoccupait assez peu et qui intéressait médiocrement Luisa. Puis, après le dîner, selon sa disposition, Luisa se mettait au clavecin ou prenait sa guitare et chantait quelque gaie chanson de Santa-Lucia ou quelque mélancolique mélodie de Sicile; ou bien encore les deux époux faisaient une promenade à pied sur la route pittoresque du Pausilippe, ou en voiture jusqu'à Bagnoli ou Pouzzoles, et, dans ces promenades, San-Felice avait toujours quelque anecdote historique à raconter, quelque observation intéressante à faire, sa vaste érudition lui permettant de ne se répéter jamais et de charmer toujours.

On rentrait à la nuit; il était rare alors que quelque ami de San-Felice, quelque amie de Luisa, ne vînt pour passer la soirée, l'été sous le palmier, où l'on dressait une table, l'hiver au salon. En hommes, c'était souvent, lorsqu'il n'était point à Saint-Pétersbourg ou à Vienne, Dominique Cimarosa, l'auteur des Horaces, du Mariage secret, de l'Italienne à Londres, du Directeur dans l'embarras. L'illustre maestro se plaisait à faire chanter les morceaux encore inédits de ses opéras à Luisa, dans laquelle il trouvait, outre une excellente méthode qu'elle lui devait en partie, cette voix fraîche, limpide et sans fioritures, que l'on rencontre si rarement au théâtre; c'était quelquefois un jeune peintre, beau talent, charmant esprit, grand musicien, excellent joueur de guitare, s'appelant Vitaliani, comme cet enfant qui mourut avec deux autres enfants, Emmanuele de Deo et Gagliani, victimes de la première réaction. C'était, rarement enfin, car sa nombreuse clientèle lui en laissait peu le temps, c'était ce bon docteur Cirillo, avec lequel déjà deux ou trois fois nous nous sommes rencontrés, et que nous allons rencontrer encore. C'était, presque tous les soirs, la duchesse Fusco, quand elle était à Naples. C'était souvent une femme remarquable sous tous les rapports, rivale de madame de Staël comme publiciste et improvisatrice, Éléonore Fonseca Pimentele, élève de Métastase, qui, lorsqu'elle était encore tout enfant, lui avait promis un grand avenir de gloire. Quelquefois, encore, c'était la femme d'un savant, confrère de San-Felice: c'était la signora Baffi, qui, comme Luisa, n'avait pas la moitié de l'âge de son mari, et qui cependant l'aimait comme Luisa aimait le sien. Ces soirées duraient jusqu'à onze heures, rarement plus tard. On causait, on chantait, on disait des vers, on prenait des glaces, on mangeait des gâteaux. Parfois, si la soirée était belle, si la mer était calme, si la lune semait le golfe de paillettes d'argent, on descendait dans une barque: et, alors, de la surface de la mer montaient au ciel des chants délicieux, des harmonies adorables qui ravissaient en extase le bon Cimarosa; ou bien, debout comme la sibylle antique, Éléonore Pimentele jetait au vent qui faisait flotter ses longs cheveux noirs, dénoués sur une simple tunique à la grecque, des strophes qui semblaient des souvenirs de Pindare ou d'Alcée.

Le lendemain, la même existence recommençait, avec la même ponctualité; rien ne l'avait jamais ni troublée ni dérangée.

Comment se faisait-il donc que Luisa, qu'en rentrant à deux heures du matin il avait trouvée couchée et dormant d'un si bon sommeil, comment se faisait-il que Luisa, toujours levée à sept heures, ne fût pas encore sortie de sa chambre à neuf heures, et qu'à toutes les questions du chevalier, Giovannina eût répondu:

—Madame dort et a prié qu'on ne la réveillât point.

Mais neuf heures un quart venaient de sonner, et le chevalier, cédant à son inquiétude, se préparait à aller lui-même frapper à la porte de Luisa, lorsque celle-ci parut sur le seuil de la salle à manger, les yeux un peu fatigués, le teint un peu pâle, mais plus ravissante peut-être sous ce nouvel aspect que le chevalier ne l'avait jamais vue.

Il allait à elle avec l'intention de la gronder à la fois et de ce sommeil si prolongé et de l'inquiétude qu'il lui avait causée; mais, lorsqu'il vit le doux sourire de la sérénité éclairer, comme un rayon matinal, sa charmante physionomie, il ne put que la regarder, sourire lui-même, prendre sa blonde tête entre ses deux mains, la baiser au front, en lui disant avec une galanterie mythologique qui, à cette époque, n'avait rien de suranné:

—Si la femme du vieux Tithon s'est fait attendre, c'était pour se déguiser en amante de Mars!

Une vive rougeur passa sur le visage de Luisa, elle appuya sa tête contre le coeur du chevalier, comme si elle eût voulu se réfugier dans sa poitrine.

—J'ai fait des rêves terribles cette nuit, mon ami, dit-elle, et cela m'a rendue un peu malade.

—Et ces rêves terribles, t'ont-ils, en même temps que le sommeil, enlevé l'appétit?

—J'en ai vraiment peur, dit Luisa en se mettant à table.

Elle fit un effort pour manger, mais c'était chose impossible: il lui semblait avoir la gorge serrée par une main de fer.

Son mari la regardait avec étonnement, et elle se sentait rougir et pâlir sous ce regard plutôt inquiet qu'interrogateur cependant, lorsqu'on frappa trois coups également espacés à la porte du jardin.

Quelle que fût la personne qui arrivait, elle était la bienvenue pour Luisa; car elle faisait diversion à l'inquiétude du chevalier et à son embarras à elle.

Aussi se leva-t-elle vivement pour aller ouvrir.

—Où est donc Nina? demanda San-Felice.

—Je ne sais, répondit Luisa; sortie peut-être.

—A l'heure du déjeuner? quand elle sait sa maîtresse souffrante? Impossible, ma chère enfant!

On frappa une seconde fois.

—Permettez que j'aille ouvrir, dit Luisa.

—Non pas; c'est à moi d'y aller; tu souffres, tu es fatiguée; reste tranquille, je le veux!

Le chevalier disait quelquefois: Je le veux, mais d'une voix si douce, avec une expression si tendre, que c'était toujours la prière d'un père à sa fille, et jamais l'ordre d'un mari à sa femme.

Luisa laissa donc le chevalier descendre le perron et aller lui-même ouvrir la porte du jardin; mais, inquiète à chaque circonstance nouvelle qui pouvait donner à son mari soupçon de ce qui s'était passé pendant la nuit, elle courut à la fenêtre, y passa vivement la tête, et, sans pouvoir découvrir qui c'était, vit un homme qui paraissait d'un certain âge déjà, et qui, abrité sous un chapeau à larges bords, examinait, avec une attention qui lui fit passer un frisson dans les veines, la porte contre laquelle s'était adossé Salvato, et le seuil sur lequel il était tombé.

La porte s'ouvrit, l'homme entra sans que Luisa eût pu le reconnaître.

Au son joyeux de la voix de son mari, qui invitait le visiteur à le suivre, Luisa comprit que c'était un ami.

Très-pâle, très-agitée, elle alla reprendre sa place à table.

Son mari entra, poussant devant lui Cirillo.

Elle respira. Cirillo l'aimait beaucoup, et, de son côté, elle avait une grande affection pour lui, parce que Cirillo, ayant autrefois été le médecin du prince Caramanico, parlait souvent de lui—quoiqu'il ignorât le lien de parenté qui l'attachait à Luisa—avec amour et vénération.

En l'apercevant, elle se leva donc et jeta un cri de joie; rien de mauvais ne pouvait lui venir de la part de Cirillo.

Hélas! bien des fois, pendant cette nuit qu'elle avait passée presque tout entière au chevet du blessé, elle avait pensé au bon docteur, et, peu confiante dans la science de Nanno, elle avait dix fois été sur le point d'envoyer Michele à sa recherche; mais elle n'avait point osé mettre ce désir à exécution. Que penserait Cirillo du mystère qu'elle faisait à son mari de ce terrible événement qui s'était passé sous ses yeux, et comment apprécierait-il les raisons qu'elle croyait avoir de garder sur cet événement un silence absolu?

Mais il n'en était pas moins singulier pour elle, ce hasard qui amenait Cirillo, que l'on n'avait pas vu depuis plusieurs mois, et cela, le matin même qui suivait la nuit où sa présence avait été si fort désirée dans la maison.

Cirillo, en entrant, arrêta un instant son regard sur Luisa; puis, cédant à l'invitation de San-Felice, il approcha sa chaise de la table où le mari et la femme déjeunaient, et sur laquelle, selon la coutume orientale, qui est aussi celle de Naples, cette première étape de l'Orient, Luisa lui servit une tasse de café noir.

—Ah! pardieu! lui dit San-Felice en lui posant la main sur le genou, il ne fallait pas moins qu'une visite à neuf heures et demie du matin pour vous faire pardonner l'abandon dans lequel vous nous laissiez. On mourrait vingt fois, cher ami, avant de savoir si vous êtes mort vous-même!

Cirillo regarda San-Felice avec la même attention qu'il avait regardé sa femme; mais autant chez l'une il trouvait la trace mystérieuse d'une nuit agitée et inquiète, autant il trouvait chez l'autre la naïve sérénité de l'insouciance et du bonheur.

—Alors, dit-il à San-Felice, cela vous fait plaisir, de me voir ce matin, mon cher chevalier?

Et il appuya sur ces deux mots: ce matin, avec une intention marquée.

—Cela me fait toujours plaisir, de vous voir, cher docteur, matin et soir, soir et matin; mais justement, ce matin, je suis plus que jamais content de vous voir.

—A quel propos? Dites-moi cela.

—A deux propos... Prenez donc votre café... Ah! pour le café, par exemple, vous jouez de malheur aujourd'hui, ce n'est pas Luisa qui l'a fait... La paresseuse s'est levée... A quelle heure? Devinez.

—Fabiano! dit Luisa en rougissant.

—La voyez-vous! elle est honteuse elle-même!... A neuf heures!

Cirillo remarqua la rougeur de Luisa, à laquelle succéda une pâleur mortelle.

Sans savoir encore quels étaient les motifs de cette agitation, Cirillo eut pitié de la pauvre femme.

—Vous vouliez me voir à deux propos, mon cher San-Felice... Lesquels?

—D'abord, répliqua le chevalier, imaginez-vous que j'ai rapporté hier de la bibliothèque du palais les Époques de la nature, de M. le comte de Buffon. Le prince a fait venir ce livre en cachette, attendu qu'il est défendu par la censure: peut-être—je n'en sais rien—peut-être est-ce parce qu'il n'est pas tout à fait d'accord avec la Bible.

—Oh! cela me serait bien égal, répondit Cirillo en riant, s'il était d'accord avec le sens commun.

—Ah! s'écria le chevalier, vous ne pensez donc pas comme lui que la terre soit un morceau du soleil détaché par le choc d'une comète?

—Pas plus que je ne pense, mon cher chevalier, que la génération des êtres vivants s'opère par des molécules organiques et des moules intérieurs; ce qui est encore une théorie du même auteur, non moins absurde, à mon avis, que la première.

—A la bonne heure! Je ne suis donc pas si ignorant que j'en avait peur!

—Vous, mon cher ami? Mais vous êtes l'homme le plus savant que je connaisse.

—Oh! oh! oh! mon cher docteur, parlez bas, que l'on ne vous entende pas dire une pareille énormité. Ainsi, c'est bien arrêté, n'est-ce pas? je n'ai pas besoin de m'en préoccuper davantage: la terre n'est point un morceau du soleil.... Ah! voilà l'un des deux points éclaircis, et, comme c'était le moins important, je l'ai fait passer le premier; le second, vous l'avez devant les yeux. Que dites-vous de ce visage-là?

Et il lui montra Luisa.

—Ce visage-là est charmant comme toujours, répondit Cirillo; seulement un peu fatigué, un peu pâli par la peur que madame aura peut-être eue cette nuit.

Le docteur appuya sur les derniers mots.

—Quelle peur? demanda San-Felice.

Cirillo regarda Luisa.

—Il n'est rien arrivé cette nuit qui vous ait effrayée, madame? demanda Cirillo.

—Bien, non, rien, cher docteur.

Et Luisa jeta sur Cirillo un regard suppliant.

—Alors, répondit insoucieusement Cirillo, c'est que vous avez mal dormi, voilà tout.

—Oui, dit San-Felice en riant, elle a fait de mauvais rêves, et cependant, lorsque je suis rentré hier de l'ambassade d'Angleterre, elle dormait d'un si bon sommeil, que je suis entré dans sa chambre et l'ai embrassée sans qu'elle se soit réveillée.

—Et à quelle heure êtes-vous revenu de l'ambassade d'Angleterre?

—Mais à deux heures et demie, à peu près?

—C'est cela, dit Cirillo, tout était fini.

—Qu'est-ce qui était fini?

—Rien, dit Cirillo. Seulement on a assassiné cette nuit un homme devant votre porte...

Luisa devint aussi pâle que le peignoir de batiste dont elle était vêtue.

—Mais, continua Cirillo, comme c'était à minuit que l'assassinat avait eu lieu, que madame dormait à cette heure, que vous êtes rentré à deux heures et demie, vous n'en avez rien su?

—Non, et c'est vous qui m'en donnez des nouvelles. Par malheur, ce n'est pas chose rare qu'un assassinat dans les rues de Naples, et surtout à Mergellina, qui est à peine éclairée et où tout monde est couché à neuf heures du soir... Ah! je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu de si bon matin.

—Justement, mon ami, je voulais savoir si cet assassinat, qui a plus de gravité qu'un accident ordinaire, n'avait pas, s'étant passé sous vos fenêtres, jeté quelque trouble dans la maison.

—Aucun! vous le voyez... Mais cet assassinat, comment l'avez-vous appris?

—J'ai passé devant votre porte au moment même où il venait d'avoir lieu. L'homme, en se défendant,—il paraît qu'il était très-fort et très-brave,—a tué deux sbires et en a blessé deux autres.

Luisa dévorait chaque parole qui sortait de la bouche du docteur; tous ces détails, qu'on ne l'oublie pas, lui étaient inconnus.

—Comment! demanda San-Felice en baissant la voix, les assassins étaient des sbires?

—Sous le commandement de Pasquale de Simone, répondit Cirillo en mettant sa voix au diapason de celle du chevalier.

—Croyez-vous donc à toutes ces calomnies? demanda San-Felice.

—Je suis bien forcé d'y croire.

Cirillo prit San-Felice par la main et le conduisit à la fenêtre.

—Voyez-vous, lui dit-il en étendant le doigt, de l'autre côté de la fontaine du Lion, à la porte de cette maison qui fait l'angle de la place et de la rue, voyez-vous cette bière exposée entre quatre cierges?

—Oui.

—Eh bien, elle renferme le cadavre d'un des deux sbires blessés. Celui-là est mort entre mes mains et, en mourant, m'a tout dit.

Cirillo se retourna vivement pour s'assurer de l'effet qu'avaient fait sur Luisa les paroles qu'il venait de prononcer.

Elle était debout, essuyant avec son mouchoir la sueur de son front.

Luisa comprit que les paroles avaient été dites pour elle. Les forces lui manquèrent; elle retomba sur sa chaise les mains jointes.

Cirillo fit signe que lui aussi comprenait et la rassura d'un coup d'oeil.

—Maintenant, dit-il, mon cher chevalier, je suis enchanté que tout cela se soit passé in partibus, c'est-à-dire sans que vous ni madame ayez rien vu ni entendu. Mais, comme madame n'en est pas moins un peu souffrante, vous allez me permettre de l'interroger, n'est-ce pas, et de lui laisser une petite ordonnance? Puis, comme les médecins font toujours des questions fort indiscrètes; comme les dames ont toujours, à l'endroit de leur santé, certains secrets ou plutôt certaines pudeurs qui ont besoin du tête-à-tête pour s'épancher, vous allez me permettre d'emmener madame dans sa chambre et de l'y interroger tout à mon aise.

—Inutile, cher docteur; voici dix heures qui sonnent. Je suis en retard de vingt minutes. Restez avec Luisa; confessez-la à blanc. Moi, je vais à ma bibliothèque... A propos, vous savez ce qui s'est passé, cette nuit, à l'hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre?

—Oui, à peu près du moins.

—Eh bien, cela doit avoir amené de grandes choses; je suis sûr que le prince descendra aujourd'hui plus tôt que de coutume, et que déjà même peut-être il m'attend. Vous m'avez donné des nouvelles ce matin; eh bien, moi, peut-être pourrai-je vous en donner ce soir, si vous repassez par ici... Mais que je suis naïf! on ne repasse point par ici, on y vient quand on s'y perd... Mergellina est le pôle nord de Naples, et je suis au milieu des banquises.

Puis, embrassant sa femme au front:

—Au revoir, mon enfant chéri, lui dit-il. Conte bien toutes tes petites histoires au docteur; songe que ta santé est ma joie, et que ta vie est ma vie. Au revoir, cher docteur.

Puis, jetant les yeux sur la pendule:

—Dix heures un quart! s'écria-t-il, dix heures un quart!

Et, levant au ciel son chapeau et son parapluie, il s'élança par les degrés du perron.

Cirillo le regarda s'éloigner; mais il n'eut pas même la patience d'attendre qu'il fût hors du jardin, et, se retournant vers Luisa:

—Il est ici, n'est-ce pas? lui demanda-t-il avec un sentiment de profonde angoisse.

—Oui! oui! oui! murmura Luisa en tombant à genoux devant Cirillo.

—Mort ou vivant?

—Vivant!

—Dieu soit loué! s'écria Cirillo. Et vous, Luisa...

Il la regarda avec une tendresse mêlée d'admiration.

—Et moi?... demanda celle-ci toute tremblante.

—Vous, dit Cirillo en la relevant et en la pressant sur son coeur, vous, soyez bénie!

Et ce fut Cirillo qui, à son tour, tomba sur une chaise en s'essuyant le front.



XXVI

LES DEUX BLESSÉS

Luisa ne comprenait rien à la scène qui venait de se passer. Elle devinait qu'elle avait sauvé la vie d'une personne qui était chère à Cirillo, voilà tout.

Seulement, voyant le bon docteur pâlir sous le poids de l'émotion qu'il venait d'éprouver, elle lui versa un verre d'eau fraîche, qu'elle lui offrit et qu'il but à moitié.

—- Et maintenant, dit Cirillo en se levant vivement, ne perdons pas une minute. Où est-il?

—Là, dit Luisa en montrant l'extrémité du corridor.

Cirillo fit un mouvement dans la direction indiquée; Luisa le retint.

—Mais..., dit-elle en hésitant.

—Mais? répéta Cirillo.

—Écoutez-moi, et surtout excusez-moi, mon ami, lui dit-elle de sa voix caressante, et en lui posant les deux mains sur les deux épaules.

—J'écoute, dit en souriant Cirillo; il n'est point à l'agonie, n'est-ce pas?

—Non, Dieu merci! il est même, je le crois, aussi bien qu'il peut l'être dans sa position; du moins, il était ainsi quand je l'ai quitté, il y a deux heures. Voilà donc ce que je voulais vous dire et ce qu'il était important que vous sussiez avant que de le voir. Je n'osais pas vous envoyer chercher, parce que vous êtes l'ami de mon mari, et qu'instinctivement je sentais que mon mari ne devait rien savoir de tout cela. Je ne voulais pas confier à un médecin dont je ne fusse pas sûre un secret important, car il y a quelque secret important là-dessous, n'est-ce pas, mon ami?

—Un secret terrible, Luisa!

—Un secret royal, n'est-ce pas? reprit celle-ci.

—Silence! Qui vous a dit cela?

—Le nom même de l'assassin.

—Vous le saviez?

—Michele, mon frère de lait, a reconnu Pasquale de Simone... Mais laissez-moi achever. Je voulais donc vous dire que, n'osant vous envoyer chercher, ne voulant pas envoyer chercher un autre médecin que vous, j'ai prié une personne qui se trouvait là par hasard de donner les premiers soins au blessé...

—Cette personne appartient-elle à la science? demanda Cirillo.

—Non; mais elle a prétendu avoir des secrets pour guérir.

—Quelque charlatan, alors.

—Non; mais excusez-moi, cher docteur, je suis si troublée, que ma pauvre tête se perd; mon frère de lait, Michele, celui qu'on appelle Michele il Pazzo, vous le connaissez, je crois?

—Oui, et, par parenthèse, je vous dirai même: défiez-vous de lui! c'est un royaliste enragé devant lequel je n'oserais point passer si j'avais des cheveux taillés à la Titus, et si je portais des pantalons au lieu de porter des culottes: il ne parle que de brûler et de pendre les jacobins.

—Oui; mais il est incapable de trahir un secret dans lequel je serais pour quelque chose.

—C'est possible; nos hommes du peuple sont un composé de bon et de mauvais; seulement, chez la plupart d'entre eux, le mauvais l'emporte sur le bon. Vous disiez donc que votre frère de lait Michele...?

—Sous prétexte de me faire dire ma bonne aventure,—je vous jure, mon ami, que c'est lui qui a eu cette idée et non pas moi,—m'avait amené une sorcière albanaise. Elle m'avait prédit toute sorte de choses folles, et elle était là enfin quand j'ai recueilli ce malheureux jeune homme, et c'est elle qui, avec des herbes dont elle prétend connaître la puissance, a arrêté le sang et posé le premier appareil.

—Hum! fit Cirillo avec inquiétude.

—Quoi?

—Elle n'avait point de raison d'en vouloir au blessé, n'est-ce pas?

—Aucune: elle ne le connaît pas, et, au contraire, elle a paru prendre un grand intérêt à sa situation.

—Alors, vous n'avez point la crainte que, dans un but de vengeance quelconque, elle n'ait employé des herbes vénéneuses.

—Bon Dieu! s'écria Luisa en pâlissant, vous m'y faites penser; mais non, c'est impossible. Le blessé, à part une grande faiblesse, a paru soulagé dès que l'appareil a été posé.

—Ces femmes, dit Cirillo comme s'il se parlait à lui-même, ont, en effet, quelquefois des secrets excellents. Au moyen âge, avant que la science nous fût venue de la Perse, avec les Avicenne, et de l'Espagne, avec les Averrhoès, elles furent les confidentes de la nature, et, si la médecine était moins fière, elle avouerait qu'elle leur doit quelques-unes de ses meilleures découvertes. Seulement, ma chère Luisa, continua-t-il en revenant à la jeune femme, ces sortes de créatures sont sauvages et jalouses, et il y aurait danger pour le malade que votre sorcière sût qu'un autre médecin qu'elle lui donne des soins. Tâchez donc de l'éloigner afin que je voie le blessé seul.

—Eh bien, c'est ce que j'avais pensé, mon ami, et ce dont je voulais vous avertir, dit Luisa. Maintenant que vous savez tout et que vous-même avez été au-devant de mes craintes, venez! vous entrerez dans une chambre voisine; j'éloignerai Nanno sous un prétexte quelconque, et, alors, alors, ô cher docteur, dit Luisa en joignant les mains comme elle eût fait devant Dieu, alors, vous le sauverez, n'est-ce pas?

—C'est la nature qui sauve, mon enfant, et non pas nous autres, répondit Cirillo. Nous l'aidons, voilà tout; et j'espère qu'elle aura déjà fait pour notre cher blessé tout ce qu'elle pouvait faire. Mais ne perdons point de temps: dans ces sortes d'accidents, la promptitude des soins est pour beaucoup dans la guérison. S'il faut se fier à la nature, il ne faut pas non plus lui laisser tout à faire.

—Venez donc, alors, dit Luisa.

Elle marcha la première, le docteur la suivit.

On traversa la longue file d'appartements qui faisaient partie de la maison San-Felice, puis on ouvrit la porte de communication donnant dans la maison voisine.

—Ah! dit Cirillo remarquant cette combinaison du hasard qui avait si bien servi l'événement, voilà qui est excellent! Je comprends, je comprends... Il n'est pas chez vous; il est chez la duchesse Fusco. Il y a une Providence, mon enfant!

Et, d'un regard levé au ciel, Cirillo remercia cette Providence à laquelle, en général, les médecins ont si peu de foi.

—Ainsi, n'est-ce pas, dit Luisa, il faut qu'il soit caché?...

Cirillo comprit ce que Luisa voulait dire.

—A tout le monde, sans exception aucune, vous entendez? Sa présence connue dans cette maison, quoiqu'elle ne soit pas la vôtre, compromettrait cruellement votre mari d'abord.

—Alors, s'écria joyeusement Luisa, je ne m'étais pas trompée, et j'ai bien fait de garder mon secret pour moi seule?

—Oui, vous avez bien fait, et je n'ajouterai qu'un mot pour vous enlever tout scrupule. Si ce jeune homme était reconnu et arrêté, non-seulement sa vie serait en danger, mais encore la vôtre, celle de votre mari, la mienne et celle de beaucoup d'autres qui valent mieux que moi.

—Oh! nul ne vaut mieux que vous, mon ami, et nul mieux que moi ne sait ce que vous valez. Mais nous sommes à la porte, docteur; voulez-vous rester dehors et me laisser entrer?

—Faites, dit Cirillo en s'effaçant.

Luisa posa la main sur la clef et, sans le moindre grincement, fit tourner la porte sur ses gonds.

Sans doute les précautions avaient été prises pour qu'elle s'ouvrît ainsi sans bruit.

Au grand étonnement de la jeune femme, elle trouva le blessé seul avec Nina, qui, une petite éponge à la main, lui pressait cette petite éponge sur la poitrine et y faisait couler goutte à goutte, au moyen de cette pression, le jus des herbes cueillies par la sorcière.

—Où est Nanno? où est Michele? demanda Luisa.

—Nanno est partie, madame, en disant que tout allait bien et qu'elle n'avait plus rien à faire ici pour le moment, tandis qu'elle avait beaucoup à faire ailleurs.

—Et Michele?

—Michele a dit qu'à la suite des événements de cette nuit, il y aurait probablement du bruit au Vieux-Marché, et, comme il est un des chefs de son quartier, il a ajouté que, s'il y avait du bruit, il voulait en être.

—Ainsi, tu es seule?

—Absolument seule, madame.

—Entrez, entrez, docteur, dit Luisa, le champ est libre.

Le docteur entra.

Le malade était couché sur un lit dont le chevet était appuyé à la muraille. Il avait la poitrine complétement nue, à l'exception d'une bande de toile, qui, disposée en croix et passant derrière ses épaules, maintenait l'appareil sur sa blessure. C'était à l'endroit précis de cette blessure que Nina, en passant l'éponge, exprimait le suc des herbes.

Salvato était immobile et sans mouvement, tenant ses yeux fermés au moment où Luisa avait ouvert la porte. En même temps que la porte, ses yeux s'étaient ouverts, et sa figure avait pris une expression de bonheur qui avait presque fait disparaître celle de la souffrance.

Invité par la jeune femme à entrer, Cirillo apparut à son tour; le blessé le regarda d'abord avec inquiétude. Quel était cet homme? Un père, probablement; un mari, peut-être.

Tout à coup, il le reconnut, fit un mouvement pour se soulever, murmura le nom de Cirillo et lui tendit la main.

Puis il retomba sur les oreillers, épuisé par le léger effort qu'il venait de faire.

Cirillo, en portant un doigt à sa bouche, lui fit signe de ne parler ni remuer.

Il s'approcha du blessé, leva la bande qui lui serrait la poitrine, et, maintenant l'appareil, examina avec attention les débris des herbes broyées par Michele, goûta du bout des lèvres la liqueur qui en était tirée, et sourit en reconnaissant la triple combinaison astringente de la fumeterre, du plantain et de l'artémise.

—C'est bien, dit-il à Luisa, sur laquelle s'étaient arrêtés de nouveau le regard et le sourire du malade, vous pouvez continuer les remèdes de la sorcière; je n'eusse peut-être pas ordonné cela, mais je n'eusse rien ordonné de mieux.

Puis, revenant au blessé, il l'examina avec la plus grande attention.

Grâce aux herbes astringentes formant l'appareil, grâce au suc des herbes dont on avait constamment baigné la blessure, les lèvres de la plaie s'étaient rapprochées; elles étaient roses et du meilleur aspect, et il était probable qu'il n'y avait pas eu d'hémorrhagie intérieure, ou que, s'il y en avait eu un commencement, elle avait été interrompue par ce que les chirurgiens nomment le caillot, oeuvre admirable de la nature qui combat pour les êtres créés par elle avec une intelligence à laquelle la science n'atteindra jamais.

Le pouls était faible mais bon. Restait à savoir dans quel état était la voix. Cirillo commença par appuyer son oreille sur la poitrine du malade et écouter sa respiration. Sans doute en fut-il content, car il se releva en rassurant par un sourire Luisa, qui suivait des yeux tous ses mouvements.

—Comment vous sentez-vous, mon cher Salvato? demanda-t-il au blessé.

—Faible, mais très-bien, répondit-il; je voudrais toujours rester ainsi.

—Bravo! dit Cirillo, la voix est meilleure que je ne l'espérais. Nanno a fait une magnifique cure, et je pense que, sans trop vous fatiguer, vous allez pouvoir répondre à quelques questions, dont vous sentirez vous-même l'importance.

—Je comprends, dit le malade.

Et, en effet, dans toute autre circonstance, Cirillo eût remis au lendemain l'espèce d'interrogatoire qu'il allait faire subir à Salvato; mais la situation était si grave, qu'il n'avait pas un instant à perdre pour prendre les mesures qu'elle nécessitait.

—Dès que vous vous sentirez fatigué, arrêtez-vous, dit-il au blessé, et, quand Luisa pourra répondre aux questions que je vous adresserai, je la prie de vous épargner la peine d'y répondre vous-même.

—Vous vous nommez Luisa? dit Salvato. C'était un des noms de ma mère. Dieu n'a fait qu'un seul et même nom pour la femme qui m'a donné la vie et pour celle qui me l'a sauvée. Je remercie Dieu.

—Mon ami, dit Cirillo, soyez avare de vos paroles; je me reproche chaque mot que je vous force de prononcer. Ne prononcez donc pas un seul mot inutile.

Salvato fit un léger mouvement de la tête en signe d'obéissance.

—A quelle heure, demanda Cirillo s'adressant moitié à Salvato, moitié à Luisa, à quelle heure le blessé a-t-il repris connaissance?

Luisa se hâta de répondre pour Salvato:

—A cinq heures du matin, mon ami, et juste au moment où l'aube se levait.

Le blessé sourit; c'était aux premiers rayons de cette aube qu'il avait entrevu Luisa.

—Qu'avez-vous pensé en vous trouvant dans cette chambre et en voyant près de vous une personne inconnue?

—Ma première idée fut que j'étais mort et qu'un ange du Seigneur venait me chercher pour m'enlever au ciel.

Luisa fit un mouvement pour s'effacer derrière Cirillo; mais Salvato allongea vers elle la main d'un mouvement si brusque, que Cirillo arrêta la jeune femme et la ramena en vue du blessé.

—Il vous a pris pour l'ange de la mort, lui dit Cirillo; prouvez-lui qu'il se trompait et que vous êtes, au contraire, l'ange de la vie.

Luisa poussa un soupir, appuya la main sur son coeur, sans doute pour en comprimer les battements, et, cédant, sans avoir la force de résister, à la contrainte que lui imposait Cirillo, elle se rapprocha du blessé.

Les regards des deux beaux jeunes gens se croisèrent alors et ne se détachèrent plus l'un de l'autre.

—Soupçonnez-vous quels étaient vos assassins? demanda Cirillo.

—Je les connais, dit vivement Luisa, et je vous les ai nommés; ce sont des hommes à la reine.

Suivant la recommandation de Cirillo de laisser Luisa répondre pour lui, Salvato se contenta de faire un signe affirmatif.

—Et vous doutez-vous dans quel but ils ont tenté de vous assassiner?

—Ils me l'ont dit eux-mêmes, fit Salvato: c'était pour m'enlever les papiers dont j'étais porteur.

—Ces papiers, où étaient-ils?

—Dans la poche de la houppelande que m'avait prêtée Nicolino.

—Et ces papiers?

—Au moment où je me suis évanoui, j'ai cru sentir qu'on me les enlevait.

—M'autorisez-vous à visiter votre habit?

Le blessé fit un signe de tête; mais Luisa intervint.

—Je vais vous le donner si vous voulez, dit-elle; mais ce sera bien inutile, les poches sont vides.

Et, comme Cirillo lui demandait des yeux: «Comment le savez-vous?»

—Notre premier soin, répondit Luisa à cette interrogation muette, a été de chercher, là où il pouvait se trouver, un renseignement qui pût nous aider à établir l'identité du blessé. S'il eût eu une mère ou une soeur à Naples, mon premier devoir, au risque de ce qui pouvait arriver, était de les prévenir. Nous n'avons rien trouvé, n'est-ce pas, Nina?

—Absolument rien, madame.

—Et quels étaient ces papiers qui sont à cette heure entre les mains de vos ennemis? vous le rappelez-vous, Salvato?

—Il n'y en avait qu'un seul, la lettre du général Championnet, recommandant à l'ambassadeur de France de maintenir autant que possible la bonne intelligence entre les deux États, attendu qu'il n'était point encore en mesure de faire la guerre.

—Lui parlait-il des patriotes qui se sont mis en communication avec lui?

—Oui, pour lui dire de les calmer.

—Les nommait-il?

—Non.

—Vous en êtes sûr?

—J'en suis sûr.

Fatigué de l'effort qu'il venait de faire pour répondre jusqu'au bout à Cirillo, le blessé ferma les yeux et pâlit.

Luisa jeta un cri; elle crut qu'il s'évanouissait.

A ce cri, les yeux de Salvato se rouvrirent, et un sourire—était-il de reconnaissance ou d'amour?—reparut sur ses lèvres.

—Ce n'est rien, madame, dit-il, ce n'est rien.

—N'importe, dit Cirillo; pas un mot de plus. Je sais ce que je voulais savoir. Si ma vie seule eût été en jeu, je vous eusse recommandé le silence le plus absolu; mais vous savez que je ne suis pas seul, et vous me pardonnez.

Salvato prit la main que lui offrait le docteur et la serra avec une force qui prouvait que son énergie ne l'avait pas abandonné.

—Et maintenant, dit Cirillo, taisez-vous et calmez-vous; le mal est moins grand que je ne le craignais et qu'il pouvait être.

—Mais le général! dit le blessé malgré l'ordre qui lui était donné de se taire, il faut qu'il sache à quoi s'en tenir.

—Le général, répondit Cirillo, recevra avant trois jours un messager ou un message qui le rassurera sur votre sort. Il saura que vous êtes dangereusement, mais non mortellement blessé. Il saura que vous êtes hors des atteintes de la police napolitaine, si habile qu'elle soit; il saura que vous avez près de vous une garde-malade que vous avez prise pour un ange du ciel avant de savoir que c'était une simple soeur de charité; il saura enfin, mon cher Salvato, que tout blessé voudrait être à votre place, ne demanderait qu'une chose à son médecin: c'est de ne pas le guérir trop vite.

Cirillo se leva, alla à une table où se trouvaient une plume, de l'encre et du papier, et, tandis qu'il écrivait une ordonnance, Salvato cherchait et trouvait la main de Luisa, que celle-ci lui abandonnait en rougissant.

L'ordonnance écrite, Cirillo la remit à Nina, qui sortit aussitôt pour la faire exécuter.

Alors, appelant à lui la jeune femme et lui parlant assez bas pour que le blessé ne pût pas l'entendre:

—Soignez ce jeune homme, lui dit-il, comme une soeur soignerait son frère; ce n'est point assez, comme une mère soignerait son enfant. Que personne, pas même San-Felice, ne sache sa présence ici. La Providence a choisi vos douces et chastes mains pour lui confier la précieuse vie de l'un de ses élus. Vous en devrez compte à la Providence.

Luisa baissa la tête avec un soupir. Hélas! la recommandation était inutile, et la voix de son coeur lui recommandait le blessé, non moins tendrement que celle de Cirillo, si puissante qu'elle fût.

—Je reviendrai après-demain, continua Cirillo; à moins d'accidents, ne m'envoyez pas chercher; car, après tout ce qui s'est passé cette nuit, la police aura les yeux sur moi. Il n'y a rien à faire de plus que ce qui a été fait. Veillez à ce que le blessé n'éprouve aucune secousse matérielle ou morale; pour tout le monde et même pour San-Felice, c'est vous qui êtes souffrante; et c'est vous que je viens voir.

—Mais, cependant, murmura la jeune femme, si mon mari savait...

—Dans ce cas, je prends tout sur moi, répondit Cirillo.

Luisa leva les yeux au ciel et respira plus librement.

En ce moment, Nina rentra, rapportant l'ordonnance.

Aidé de la jeune fille, Cirillo plaça des herbes fraîchement triturées sur la poitrine du blessé, raffermit la bande, lui recommanda le repos, et, à peu près rassuré sur sa vie, il prit congé de Luisa en lui promettant de revenir le surlendemain.

Au moment où Nina refermait sur lui la porte de la rue, un carrozzello descendait du Pausilippe.

Cirillo lui fit signe de venir à lui et y monta.

—Où faut-il conduire Votre Excellence? demanda le cocher.

—A Portici, mon ami, et voilà une piastre pour ta course, si nous y sommes dans une heure.

Et il lui montra la piastre, mais sans la lui donner.

Viva san Gennaro! cria le cocher.

Et il fouetta son cheval, qui partit au galop.

En marchant de cette allure, Cirillo, en moins d'une heure, eût atteint le but de sa course; mais, en arrivant à la rue Neuve-de-la-Marine, il trouva le quai encombré par un immense attroupement qui lui coupa entièrement le passage.



XXVII

FRA PACIFICO

Michele ne s'était pas trompé, il y avait eu du bruit au Vieux-Marché; seulement, ce bruit n'avait pas eu tout à fait la cause que lui assignait dans son esprit le frère de lait de la San-Felice, ou, tout au moins, cette cause n'avait pas été la seule.

Essayons de raconter ce qui s'était passé dans ce tumultueux quartier du vieux Naples: espèce de cour des Miracles, dont lazzaroni, camorristes et guappi se disputent la royauté; où Masaniello a improvisé sa révolution, et d'où sont sorties, depuis cinq cents ans, toutes les émeutes qui ont agité la capitale des Deux-Siciles, comme sont sortis du Vésuve tous les tremblements de terre qui ont ébranlé Resina, Portici et Torre-del-Greco.

Vers six heures du matin, les voisins du couvent de Saint-Éphrem, situé salita dei Capuccini, avaient pu voir sortir, comme d'habitude, poussant devant lui son âne et descendant la longue rue qui conduit de la porte du saint édifice à la rue de l'Infrascata, le frère quêteur chargé d'approvisionner la communauté.

Ces deux personnages, bipède et quadrupède, étant destinés à jouer un certain rôle dans notre récit, méritent, le bipède surtout, une description toute particulière.

Le moine, qui portait la robe brune des capucins, avec le capuchon retombant derrière le dos, avait, selon le règlement, les pieds nus dans des sandales à semelles de bois qui, retenues sur le cou-de-pied par deux lanières de cuir jaune, battaient le pavé d'un côté et ses talons de l'autre; la tête rasée, à part cette étroite couronne de cheveux destinée à représenter la couronne d'épines de Notre-Seigneur, et la taille serrée par ce miraculeux cordon de Saint-François, qui exerce une si grande influence sur la vénération que les fidèles portent à l'ordre, et dont les trois noeuds symboliques rappellent trois voeux que les moines de cet ordre font en renonçant au monde; c'est-à-dire le voeu de pauvreté, le voeu de chasteté et le voeu d'obéissance.

Fra Pacifico, en français frère Pacifique—tel était le nom du moine quêteur que nous venons de mettre en scène—semblait, en revêtant la robe de Saint-François, s'être imposé le nom qui paraissait le plus en opposition avec son physique et son caractère.

En effet, frère Pacifico était un homme d'une quarantaine d'années, haut de cinq pieds huit pouces, aux bras musculeux, aux mains massives, à la poitrine herculéenne, aux jambes robustes. Il avait la barbe noire et épaisse, le nez droit et fortement dilaté, les dents pareilles à une tenaille d'ivoire, le teint brun, et de ces yeux dont l'expression terrible n'appartient, en France, qu'aux hommes d'Avignon et de Nîmes, et en Italie, qu'aux montagnards des Abruzzes, descendants de ces Samnites que les Romains eurent tant de peine à vaincre, ou de ces Marses qu'ils ne vainquirent jamais.

Quant à son caractère, c'était celui qui pousse en général les hommes bilieux aux querelles sans cause. Aussi, du temps qu'il était marin,—frère Pacifique avait commencé par être marin, et nous dirons plus tard à quelle occasion il quitta le service du roi pour celui de Dieu;—aussi, du temps qu'il était marin, il était bien rare que frère Pacifique, qui se nommait alors François Esposito, son père ayant oublié de le reconnaître et sa mère n'ayant pas cru devoir se donner la peine de le nourrir1; il était bien rare, disons-nous, qu'un jour se passât sans que frère Pacifique en vînt aux mains, soit à bord de son bâtiment avec quelques-uns de ses camarades, soit place du Môle, soit strada dei Pilieri, soit à Santa-Lucia, avec quelque camorriste ou quelque guappo qui prétendait avoir sur la terre les mêmes droits que le susdit Francesco Esposito prétendait avoir sur l'Océan ou sur la Méditerranée.

Note 1: (retour)

On nomme, à Naples, du nom d'esposito ou exposé, tout enfant abandonné par ses parents et confié à l'hospice de l'Annunziata, qui est l'établissement des enfants trouvés de Naples.

Francesco Esposito avait, comme matelot à bord de la Minerve, commandée par l'amiral Caracciolo, fait partie de l'expédition de Toulon, en bon allié des royalistes français qu'il était, et avait prêté main-forte à ceux-ci, lorsque, Toulon vendu aux Anglais, ils avaient pris leur revanche sur les jacobins. Il avait, il est vrai, été rigoureusement puni de cette complicité par l'amiral Caracciolo, qui n'entendait point que l'entente cordiale fût poussée jusqu'à l'assassinat; mais, au lieu que cette punition l'eût guéri de sa haine pour les sans-culottes, elle n'avait fait, au contraire, que la redoubler; de sorte que la seule vue d'un homme qui, adoptant les modes nouvelles, avait fait sur l'autel de la patrie le sacrifice de sa queue et de sa culotte pour adopter la titus et les pantalons, le faisait entrer dans des convulsions qui, au moyen âge, eussent nécessité l'emploi de l'exorcisme.

Au milieu de tout cela, François Esposito était resté excellent chrétien; il n'eût jamais manqué de faire, matin et soir, sa prière. Il portait sur sa poitrine la médaille de la Vierge que sa mère y avait attachée avant de l'introduire dans le tour des enfants trouvés, mais à laquelle elle s'était bien gardée de faire aucune marque qui pût laisser au jeune Esposito l'espérance d'être réclamé un jour. Tous les dimanches où il lui était permis d'aller à Toulon, il écoutait la messe avec une dévotion exemplaire, et pour tout l'or du monde il ne fût point sorti de l'église pour aller vider au cabaret, avec ses camarades, la bouteille de vin rouge de Lamalgue, ou la bouteille de vin blanc de Cassis, avant d'avoir vu rentrer le prêtre à la sacristie; ce qui n'empêchait point que cette opération de vider la bouteille au liquide blanc ou rouge, ne s'opérât jamais sans que l'on eût à enregistrer, sur la liste des cicatrices amicales, quelques égratignures plus ou moins larges, quelques piqûres plus ou moins profondes, résultats de ces duels au couteau, si fréquents dans la classe interlope à laquelle François Esposito appartenait et pour laquelle l'homicide n'est qu'un geste.

On sait comment se termina le siége; ce fut d'une façon fort inattendue. Une nuit, Bonaparte s'empara du petit Gibraltar; le lendemain, on prit les forts de l'Aiguillette et de Balaguier, dont on tourna immédiatement les canons contre les vaisseaux anglais, portugais et napolitains. Il n'y avait plus même à essayer de se défendre. Caracciolo, maître de sa frégate comme un cavalier de son cheval, ordonna de couvrir la Minerve de toile depuis ses basses voiles jusqu'à ses cacatois. François Esposito un des plus habiles et des plus vigoureux matelots, fut envoyé dans les oeuvres hautes de la frégate pour déployer la voile de perroquet. Il venait, malgré un roulis assez fort, de s'acquitter de cette manoeuvre à la plus grande satisfaction de son capitaine, lorsqu'un boulet français coupa, à un demi-mètre du mât la vergue sur laquelle ses deux pieds reposaient. La secousse lui fit perdre l'équilibre, mais il se retint des deux mains à la voile flottante, où il demeura suspendu à la force des poignets. La situation était précaire; François sentait la voile se déchirer peu à peu: en s'élançant, il pouvait profiter du moment où le roulis lui permettait de choir à la mer, et il avait, dans ce cas, cinquante chances sur cent de se sauver; en attendant, au contraire, que la voile se déchirât tout à fait, il pouvait tomber sur le pont, et alors il avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur une de se casser les reins. Il s'arrêta au premier parti, c'est-à-dire à celui qui lui offrait cinquante chances bonnes contre cinquante mauvaises, et, afin de faire passer les mauvaises du côté des bonnes, il fit voeu, à son patron saint François, de dépouiller—s'il en revenait—l'habit de marin, et de revêtir celui de moine. Or, le capitaine, qui, au bout du compte, tenait à Esposito, malgré sa mauvaise tête, attendu que c'était un de ses meilleurs marins, avait fait signe à une chaloupe de s'approcher et de se tenir prête à secourir Esposito. Celui-ci, précipité d'une hauteur de soixante pieds, tomba à trois mètres de la chaloupe, de sorte que, au moment où il remontait sur l'eau, quelque peu étourdi de sa chute, il n'eut qu'à choisir entre les mains et les avirons étendus vers lui. Il préféra les mains comme étant plus solides, saisit les premières qu'il trouva à sa portée, fut hissé hors de l'eau, et réintégré à bord, où Caracciolo s'empressa de lui faire son compliment sur la façon dont il exécutait les exercices de voltige; mais Esposito écouta les compliments de son capitaine d'un air distrait, et, comme celui-ci voulut bien s'enquérir du motif de sa distraction, il lui fit part du voeu qu'il avait fait, affirmant qu'il était certain qu'il lui arriverait malheur en ce monde ou dans l'autre, s'il n'accomplissait pas ce voeu, même par une circonstance indépendante de sa volonté. Caracciolo, qui ne voulait point avoir à se reprocher la perte de l'âme d'un si bon chrétien, promit à Esposito qu'aussitôt son retour à Naples, il lui donnerait son congé dans toutes les formes, mais à une condition: c'est que, le lendemain du jour où il aurait prononcé ses voeux, et où, par conséquent, il ferait partie de l'ordre, il viendrait le voir à bord de la Minerve avec son nouvel uniforme, et recommencerait, avec son froc, le même saut qu'il avait fait en costume de marin; bien entendu que la même chaloupe et les mêmes hommes seraient là pour lui prêter assistance à la seconde chute, comme ils avaient fait à la première. Esposito était dans un moment de foi; il répondit qu'il avait une telle confiance dans l'aide de son saint patron, qu'il n'hésitait point à accepter la condition et à renouveler l'épreuve; sur quoi, Caracciolo ordonna qu'on lui administrât deux rations d'eau-de-vie, et l'envoya se coucher dans son hamac, en le dispensant de tout service pendant vingt-quatre heures. Esposito remercia son capitaine, se laissa glisser par les écoutilles, avala la double ration d'eau-de-vie, et s'endormit, malgré le carillon infernal que faisaient les trois forts français, tirant à la fois sur la ville et sur les trois escadres alliées, lesquelles se hâtèrent de sortir du port à la lueur de l'incendie de l'arsenal, auquel les Anglais, en se retirant, avaient mis le feu.

Malgré les boulets français qui la poursuivirent en sortant de la rade, malgré la tempête qui l'accueillit après en être sortie, la frégate la Minerve, bravement conduite par son capitaine, regagna Naples sans trop d'avaries, et, une fois arrivé, fidèle à sa promesse, Caracciolo signa le congé de François Esposito, en lui imposant de vive voix, et sur sa parole de marin, les conditions qu'il lui avait prescrites, et que celui-ci promit d'accomplir.

François Caracciolo, devenu amiral, comme nous croyons l'avoir dit, à la suite de cette même expédition de Toulon, avait complétement oublié Esposito, son congé et les conditions auxquelles ce congé avait été accordé, lorsque, le 4 octobre 1794, jour de la Saint-François, se trouvant à bord de sa frégate pavoisée et tirant des salves d'honneur pour la fête du prince héréditaire, qui, lui aussi, se nommait François, il vit une douzaine de barques pleines de capucins, avec croix et bannières, se détacher du rivage, et, comme si elles étaient dirigées par un capitaine expérimenté, s'avancer en bon ordre vers la Minerve, en chantant de cette voix nasillarde particulière à l'ordre de Saint-François, les litanies des saints. Un instant, il put croire qu'il s'agissait d'un abordage, et se demandait s'il ne devait pas faire battre le branle-bas de combat, lorsque ces deux mots coururent du mât de misaine au mât d'artimon, sur les bouches des matelots montés dans les haubans pour voir cet étrange spectacle:

—Francesco Esposito! Francesco Esposito!

Caracciolo commença à comprendre ce dont il était question, et, jetant les yeux sur la flottille enfroquée, il reconnut en effet, dans la première barque, c'est-à-dire dans celle qui avait l'air de conduire et de commander les autres, Francesco Esposito, qui, revêtu de la robe de capucin, faisait d'une voix de tonnerre sa partie dans ce concert pieux et chantait à tue-tête les louanges de son saint patron.

La barque qui portait Esposito s'arrêta par humilité à l'échelle de bâbord; mais Caracciolo lui fit donner par son lieutenant l'ordre de passer à tribord, et alla attendre le néophyte en haut de l'escalier d'honneur.

Esposito monta seul, et, arrivé sur le dernier degré, il fit le salut militaire en disant ces seuls mots:

—Me voilà, mon amiral, je viens acquitter ma parole.

—C'est d'un bon marin, dit Caracciolo, et je te remercie, en mon nom et au nom de tous tes camarades, de ne pas l'avoir oubliée; cela fait honneur à la fois aux capucins de Saint-Éphrem et à l'équipage de la Minerve; mais, avec ta permission, je me contenterai de ta bonne volonté, qui, je l'espère, sera aussi agréable à Dieu qu'elle l'est à moi.

Mais Esposito, secouant la tête:

—Excusez, mon amiral, dit-il; mais cela ne peut pas se passer comme cela.

—Pourquoi donc, si cela me satisfait ainsi?

—Votre Excellence ne voudrait pas faire un pareil tort à notre pauvre couvent et m'ôter, à moi, la chance d'être canonisé après ma mort?

—Explique-toi.

—Votre Excellence, je dis que c'est un grand triomphe pour les capucins de Saint-Éphrem que ce qui va se passer aujourd'hui.

—Je ne comprends pas.

—C'est cependant clair comme l'eau du Lion, mon amiral, ce que je vous dis là. Il n'y a pas dans les cent couvents de tous les ordres qui peuplent Naples, un seul moine, à quelque règle qu'il appartienne, qui soit capable de faire ce que mon voeu m'oblige de faire aujourd'hui.

—Ah! pour cela, j'en suis sûr, dit Caracciolo en riant.

—Eh bien, de deux choses l'une, mon amiral, ou je me noie et je suis un martyr, ou j'en réchappe et je suis un saint. Dans l'un et l'autre cas, j'assure la suprématie de mon ordre sur tous les autres, et je fais la fortune du couvent.

—Oui; mais, si je ne veux pas, moi, qu'un brave garçon comme toi s'expose à se noyer, et si je m'oppose à ce que l'expérience s'accomplisse?

—Eh! nom d'un diable, mon amiral, n'allez pas faire une pareille chose! En voyant leur spéculation manquée, ils croiraient que c'est moi qui ai demandé grâce, et ils me fourreraient dans quelque in pace.

—Mais tu tiens donc bien à devenir moine?

—Je ne tiens pas à le devenir, mon amiral; depuis hier, je le suis, et l'on m'a même donné des dispenses de trois semaines pour mon noviciat, afin que le saut périlleux se fasse le jour de Saint-François. Vous comprenez, cela donne plus de solennité à la chose et plus d'émulation au patron.

—Et que te reviendra-t-il du saut que tu vas exécuter?

—Oh! j'ai fait mes conditions.

—Tu as au moins, je l'espère, demandé d'être supérieur?

—Oh! pas si bête, mon amiral!

—Merci.

—Non; j'ai demandé et obtenu la place de frère quêteur. Il y a de la distraction dans l'emploi. Si j'avais été obligé de m'enfermer dans le couvent avec tous ces imbéciles de moines, je serais mort d'ennui, Votre Excellence comprend bien. Mais le frère quêteur n'a pas le temps de s'ennuyer; il court dans tous les quartiers de Naples, depuis la Marinella jusqu'au Pausilippe, depuis le Vomero jusqu'au môle; puis on rencontre des amis sur le port, et l'on boit un verre de vin que personne ne paye.

—Comment! que personne ne paye? Esposito, mon ami, il me semble que tu t'égares.

—Au contraire, je suis le droit chemin.

—Est-ce que les commandements de Dieu ne disent pas: «Le bien d'autrui tu ne prendras?...

—Est-ce que le cordon de Saint-François n'est pas là, mon amiral? Est-ce que tout ce qui touche ce bienheureux cordon n'est point la roba du moine? On touche une carafe, deux carafes, trois carafes; on offre une prise de tabac au marchand de vin, sa manche à baiser à la marchande, et tout est dit.

—C'est vrai; je ne me rappelais pas ce privilége.

—Et puis, mon amiral, continua Esposito d'un air satisfait de lui-même, Votre Excellence doit remarquer que l'on n'a point trop mauvaise mine sous la robe; moins bonne mine, je le sais, que sous l'uniforme; mais, enfin, il en faut pour tous les goûts, et, si je crois ce que l'on dit dans le couvent...

—Eh bien?

—Eh bien, mon amiral, on dit que les moines de Saint-François, et surtout les capucins de Saint-Éphrem, ne font pas maigre tous les jours où le maigre est ordonné par l'almanach.

—Veux-tu te taire, impie! si tes confrères t'entendaient...

—Ah! bon! ils en disent bien d'autres, par notre saint patron! c'est-à-dire qu'il y a des moments où j'en arrive à croire que c'était du temps que je servais dans la marine que j'étais au couvent, et que c'est depuis mon entrée au couvent que je suis marin; mais je m'aperçois qu'ils s'impatientent, mon amiral. Oh! ce n'est pas pour eux, ce que j'en dis; mais voyez sur le quai.

L'amiral regarda dans la direction indiquée par Esposito, et, en effet, il vit le môle, le quai, les fenêtres de la rue del Piliero, encombrés de spectateurs qui, prévenus de ce qui allait se passer, s'apprêtaient à applaudir au triomphe des capucins de Saint-Éphrem sur les moines des autres ordres.

—Soit! dit Caracciolo, je vois bien qu'il faut que j'en passe par où tu veux. Allons, vous autres, cria-t-il, préparez le canot.

Et, comme il vit que l'on allait exécuter ses ordres avec cette promptitude particulière aux manoeuvres de la marine:

—Et toi, demanda-t-il à Esposito, de quel côté comptes-tu faire le saut?

—Mais du même côté que je l'ai déjà fait: à bâbord; cela m'a trop bien réussi. D'ailleurs, c'est le côté du quai. Il ne faut pas voler tous ces braves gens qui sont venus pour voir le spectacle.

—Va pour bâbord. Le canot à bâbord, enfants!

Le canot avec quatre rameurs, le maître et deux hommes de surcharge, se trouva à la mer au moment où Caracciolo achevait son commandement.

Alors, l'amiral, pensant qu'il fallait donner à ce spectacle populaire toute la solennité dont il était susceptible, prit son porte-voix et cria:

—Tout le monde sur les vergues!

Au bruit du sifflet du contre-maître, on vit alors deux cents hommes s'élancer d'un seul bond, monter dans les agrès comme une troupe de singes et se ranger sur les vergues, depuis les plus basses jusqu'aux plus hautes, tandis qu'au son du tambour les soldats de marine se rangeaient en bataille sur le pont faisant face au quai.

Les spectateurs, on le pense bien, ne demeurèrent pas indifférents à tous ces préparatifs, qui s'exécutaient, en manière de prologue du grand drame qu'ils étaient venus voir représenter. Ils battirent des mains, agitèrent leurs mouchoirs, et crièrent selon qu'ils étaient plus ou moins dévots au fondateur de l'ordre des capucins, les uns: Vive saint François, les autres: Vive Caracciolo!

Caracciolo, il faut le dire, était à Naples presque aussi populaire que saint François.

Les douze barques qui avaient amené les capucins formèrent alors un grand hémicycle, s'allongeant de la poupe à la proue de la Minerve, réservant un grand espace vide entre elles et la carène du bâtiment.

Caracciolo jeta alors les yeux sur son ancien marin, et, le voyant parfaitement résolu:

—Cela va toujours? dit-il.

—Plus que jamais, mon amiral! répondit celui-ci.

—Tu ne veux pas ôter ta robe et ton cordon? Ce serait toujours une chance de plus.

—Non, mon amiral; car il faut que ce soit le moine qui accomplisse le voeu du marin.

—Tu n'as pas de recommandations à me faire, dans le cas où les choses tourneraient mal?

—Dans ce cas, Excellence, je vous prierais d'être assez bon de faire dire une messe pour le repos de mon âme. Ils m'ont promis d'en dire des centaines; mais je les connais, mon amiral. Moi mort, il n'y en a pas un qui remuerait le bout du doigt pour me tirer du purgatoire.

—Je t'en ferai dire non pas une, mais dix.

—Vous me le promettez?

—Foi d'amiral!

—C'est tout ce qu'il faut. A propos, mon commandant, faites-les dire, s'il vous plaît, car je présume que la chose vous sera indifférente, non pas au nom d'Esposito, mais à celui de frère Pacifique. Il y a tant d'Esposti à Naples, que mes messes seraient escroquées au passage, et que le bon Dieu ne s'y reconnaîtrait pas.

—Tu t'appelles donc fra Pacifico, maintenant?

—Oui, mon amiral; c'est un frein que j'ai voulu me donner à moi-même contre mon ancien caractère.

—N'as-tu pas peur, au contraire, que, sous ce nouveau nom, Dieu, qui n'a pas encore eu le temps de t'apprécier, ne te reconnaisse pas?

—Alors, mon amiral, saint François, dont je vais glorifier le nom, sera là pour me montrer du doigt, puisque c'est sous sa robe et ceint de son cordon que je serai mort.

—Qu'il soit donc fait comme tu voudras; en tout cas, comptes sur tes messes.

—Oh! du moment que l'amiral Caracciolo dit: «Je ferai,» répliqua le moine, c'est plus sûr que si un autre disait: «J'ai fait.» Et maintenant, quand vous voudrez, mon amiral.

Caracciolo vit qu'en effet le moment était arrivé.

—Attention! cria-t-il d'une voix qui fut entendue non-seulement de toutes les parties du bâtiment, mais encore de tous les points de la plage.

Puis le contre-maître tira de son sifflet d'argent un son aigu suivi d'une modulation prolongée.

Cette modulation n'était pas encore éteinte, que fra Pacifico, sans être le moins du monde embarrassé par sa robe de moine, s'était élancé dans les haubans de tribord, afin de faire face au public, et, avec une agilité qui prouvait que son noviciat de moine ne lui avait rien enlevé de sa dextérité de matelot, atteignait la grande hune, se glissait à travers son ouverture, s'élançait vers la petite hune, puis, sans s'y arrêter, passait de celle-ci sur les barres de perroquet, et, enthousiasmé par les cris d'encouragement qui partaient de tous côtés à la vue d'un moine voltigeant dans les cordages, montait jusqu'aux cacatois, ce qui était plus qu'il n'avait promis, et, sans hésitation, sans retard, se contentant de crier: «Que saint François me soit en aide!» s'élançait dans la mer.

Un grand cri sortit de toutes les bouches. Le spectacle, qui, pour beaucoup de ceux qu'il avait rassemblés, promettait de n'être que grotesque, avait pris ce caractère grandiose que revêt toujours une action où la vie de l'homme est en jeu, quand cette action est bravement exécutée par le joueur. Aussi, à ce cri, auquel se mêlaient la terreur, la curiosité et l'admiration, succéda le silence de l'angoisse, chacun attendant la réapparition du plongeur, et tremblant que, comme celui de Schiller, il ne restât sous les eaux.

Trois secondes, qui parurent trois siècles aux spectateurs, s'écoulèrent sans que le moindre bruit troublât ce silence. Puis on vit la vague, encore agitée par la chute de fra Pacifico, se fendre de nouveau pour laisser apparaître la tête rasée du moine, qui, à peine hors de l'eau, fit entendre d'une voix formidable ce cri de louange et de reconnaissance:

—Vive saint François!

A peine le moine avait-il reparu sur l'eau, que, d'un seul coup d'aviron, les quatre rameurs l'avaient rejoint. Les deux hommes dont les mains étaient libres le prirent chacun par un bras et le tirèrent glorieusement hors de la mer. Les capucins qui chargeaient les barques entonnèrent d'une seule voix le Te Deum laudamus, tandis que les matelots de l'équipage poussaient trois hourras et que les spectateurs du môle, du quai, des fenêtres applaudissaient avec cette frénésie qui, à Naples, accompagne les triomphes, quels qu'ils soient, mais qui s'élève à des proportions fantastiques quand une question religieuse est, par ce triomphe, résolue en l'honneur de quelque madone en vogue, ou de quelque saint en renom.



XXVIII

LA QUÊTE

Inutile de dire, après ce que nous venons de raconter, que les capucins de Saint-Éphrem devinrent les moines à la mode et leur couvent le couvent en renom.

Quant à fra Pacifico, il fut, depuis ce moment, le héros du populaire de Naples. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connût et qui ne le tint, sinon pour un saint, du moins pour un élu.

Aussi la quête se ressentit-elle bientôt de la popularité du frère quêteur. Il avait d'abord accompli cette opération comme ses confrères des autres ordres mendiants, avec une besace à l'épaule. Mais, au bout d'une heure de perlustration dans les rues de Naples, la besace déborda; il en prit deux, et la seconde déborda au bout d'une autre heure; si bien que fra Pacifico déclara un jour, en rentrant, que, s'il avait un âne et s'il pouvait étendre ses courses jusqu'au Vieux-Marché, jusqu'à la Marinella et jusqu'à Santa-Lucia, il rapporterait le soir au couvent la charge de son âne de fruits, de légumes, de poissons, de viandes, de victuailles de toute espèce enfin, et cela, de premier choix et de qualité supérieure.

La demande fut prise en considération; la communauté se réunit, et, après une courte délibération entre les fortes têtes du couvent, délibération où les mérites de fra Pacifico furent pleinement reconnus, on vota l'âne à l'unanimité. Cinquante francs furent consacrés à l'achat de l'animal, que fra Pacifico reçut l'autorisation de choisir à sa guise.

La délibération avait été prise un dimanche. Fra Pacifico ne perdit point de temps; dès le lendemain lundi, c'est-à-dire le premier des trois jours où se tient le marché de bestiaux à Naples,—les deux autres sont le jeudi et le samedi,—fra Pacifico se rendit à la porte Capuana, lieu du marché, et arrêta son choix sur un vigoureux ciuccio2 des Abruzzes.

Note 2: (retour)

Nom populaire des ânes à Naples.—Inutile de dire que les imbéciles ont le privilége de partager ce nom.

Le marchand le lui fit cent francs, et il est juste de dire que le prix n'était point exagéré; mais fra Pacifico déclara à l'ânier qu'en vertu des priviléges de son ordre, qui devaient être bien connus d'un bon chrétien comme lui, il n'avait qu'à poser son cordon sur le dos de l'âne en disant: Saint François, et qu'à partir de ce moment, l'âne appartiendrait à saint François et, par conséquent, à lui, fra Pacifico, son délégué, et cela, sans avoir aucunement besoin de donner les cinquante francs qu'il offrait bénévolement. Le marchand reconnut la vérité des arguments du moine et la légitimité des droits de son patron; seulement, comme il lui paraissait que l'honneur qu'avait son âne de passer au service de saint François ne compensait pas les cinquante francs que cet honneur lui faisait perdre, il essaya de dégoûter fra Pacifico de son choix, lui disant qu'il lui conseillait, en ami, de se rabattre sur tout autre, l'animal qu'il avait choisi ayant le fâcheux avantage de réunir en lui tous les défauts de la race à laquelle il appartenait: étant gourmand, entêté, luxurieux, rétif, se roulant à tout propos, ruant à tout bout de champ, ne pouvant souffrir aucun poids sur son dos, et n'étant bon en somme qu'à la reproduction; si bien que, pour lui donner un nom qui offrit à la première audition le catalogue de tous les vices dont le malheureux animal était doué, il avait, après y avoir réfléchi, cru devoir l'appeler Giacobino, seul nom dont il fût digne et qui fût digne de lui.

Inutile de dire que Giacobino, traduit en français, donne pour résultante Jacobin.

Fra Pacifico jeta un cri de joie. De temps en temps, le vieil homme reparaissait en lui, et il était pris du besoin de quereller, de jurer, de frapper, comme au temps où il était marin. Un âne rétif s'appelant Jacobin! c'était tout simplement le salut de son âme qu'il rencontrait au moment où il s'en doutait le moins. Avec un animal si vicieux, les occasions légitimes de se mettre en colère ne lui manqueraient plus, et, quand sa colère aurait besoin de se traduire en actions au lieu de se répandre en paroles, il saurait au moins sur qui frapper! Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles! jusqu'au nom caractéristique donné à l'animal par son propriétaire.

En effet, tout le monde connaissait à Naples la haine que frère Pacifique portait au seul nom de jacobin. En attaquant, en insultant, en maudissant l'animal par son nom, il attaquait, il insultait, il maudissait la secte tout entière, laquelle faisait—si l'on en croyait les têtes tondues et les pantalons de toutes les couleurs qui allaient chaque jour augmentant par les rues,—laquelle faisait tous les jours les progrès les plus inquiétants à Naples. Le choix de fra Pacifico était donc fixé sur Jacobin, et plus on en disait de mal, plus on l'affermissait dans son choix.

Avec le droit bien reconnu qu'avait le moine de jeter son cordon sur le dos de l'âne, et, par ce seul acte, de le confisquer à son profit, il n'y avait pas moyen au marchand de se montrer difficile sur le prix; il consentit donc à recevoir les cinquante francs offerts par fra Pacifico, craignant de ne rien recevoir du tout, et, en échange des dix piastres à l'effigie de Charles III, sur lesquelles fra Pacifico se fit rendre quatre-vingt-seize grains, la piastre valant douze carlins et huit grains, l'animal devint la propriété du couvent, ou plutôt la sienne.

Mais, soit sympathie pour son ancien maître, soit antipathie pour le nouveau, l'animal parut résolu à donner, séance tenante, à fra Pacifico, le prospectus des mauvaises qualités dont le vendeur avait fait l'énumération.

Le cheval, dit la loi napolitaine, doit être vendu avec sa bride, et l'âne avec sa longe.

En conséquence de cet axiome de droit, Giacobino avait été non-seulement vendu, mais livré avec sa longe. Fra Pacifico prit donc l'animal par la longe et se mit à tirer en avant. Mais Giacobino s'arc-bouta sur ses quatre pieds, et rien ne put le déterminer à prendre le chemin de l'Infrascata. Après quelques efforts qui furent inutiles, et qui pouvaient porter atteinte à l'influence de saint François, fra Pacifico résolut de recourir aux grands moyens. Il se rappela que, du temps qu'il était marin, il avait vu, sur les côtes d'Afrique, les chameliers conduire leurs chameaux avec une corde passée dans la cloison du nez. Il tira son couteau de la main droite, pinça les narines de Giacobino de la main gauche, incisa la cloison nasale, et, avant même que l'âne, qui ne pouvait se douter de l'opération à laquelle il allait être soumis, eût même songé à y mettre opposition, la corde était passée par l'ouverture, et Giacobino bridé par le nez, au lieu de l'être par la bouche; l'animal voulut poursuivre sa résistance et tira de son côté, mais fra Pacifico tira du sien. Jacobin poussa un hennissement de douleur, jeta un regard désespéré à son ancien maître, comme pour lui dire: «Tu vois, j'ai fait ce que j'ai pu,» et suivit fra Pacifico au couvent de Saint-Éphrem, avec la même docilité qu'un chien en laisse.

Là, l'ayant enfermé dans une espèce de cellier qui devait lui servir d'écurie, fra Pacifico alla au jardin; choisit un pied de laurier qui tenait le milieu entre le bâton de Roland le Furieux et la massue d'Hercule; il le coupa d'une longueur de trois pieds et demi, l'écorça, lui laissa passer deux heures sous les cendres chaudes, et, armé de ce caducée d'une nouvelle espèce, il rentra dans le cellier et ferma la porte derrière lui.

Ce qui se passa alors entre Jacobin et frère Pacifique resta un secret entre l'homme et l'animal; mais, le lendemain, frère Pacifique, son bâton au poing et Jacobin ses paniers sur le dos, sortirent côte à côte, comme deux bons amis; seulement, la peau de Jacobin, lisse et luisante la veille, aujourd'hui meurtrie, fendue et ensanglantée en différents endroits, témoignait que cette amitié ne s'était pas consolidée sans quelque protestation de la part de Jacobin et sans une insistance obstinée de la part de fra Pacifico.

Comme celui-ci s'y était engagé, il étendit le cercle de sa course au Vieux-Marché, au quai, à Santa-Lucia, et revint le soir ramenant Jacobin porteur d'une telle charge de chair, de poisson, de gibier, de fruits et de légumes, que la communauté, abondamment pourvue, put du superflu faire une vente, et établir à la porte même du couvent, trois fois par semaine, un petit marché, où désormais s'approvisionnèrent les âmes dévotes et les estomacs pieux de la rue de l'Infrascata et de la salita dei Capuccini.

Il y avait près de quatre ans que les choses marchaient ainsi, et que fra Pacifico et son ami vivaient dans une bonne intelligence que jamais Jacobin n'avait plus essayé de rompre, lorsque tous deux, comme c'était leur habitude trois fois la semaine, sortirent du couvent et descendirent cette pente qui a donné son nom à la rue, Jacobin marchant devant, ses paniers vides sur le dos, et fra Pacifico le suivant, son bâton de laurier à la main.

Dès les premiers pas que le moine et l'âne firent dans la rue de l'Infrascata, l'homme le plus étranger aux moeurs de Naples eût pu reconnaître la popularité dont ils jouissaient tous deux: l'âne, auprès des enfants, qui lui apportaient à pleines mains des fanes de carotte et des feuilles de chou que Jacobin dévorait avec une visible satisfaction tout en marchant, et fra Pacifico, auprès des femmes, qui lui demandaient sa bénédiction, et des hommes, qui lui demandaient des numéros pour mettre à la loterie.

Il faut dire, à la louange de Jacobin et de frère Pacifique, que, si Jacobin acceptait tout ce qu'on lui offrait, frère Pacifique ne refusait rien de ce qui lui était demandé et donnait libéralement bénédiction et numéros, mais sans plus garantir l'efficacité des unes que la bonté des autres. De temps en temps, une dévote, plus démonstrative que ses compagnes, se jetait à genoux devant le moine. Si elle était jeune et jolie, fra Pacifico lui donnait le dessous de sa manche à baiser, ce qui lui permettait de lui caresser le menton, petite sensualité à laquelle il n'était point indifférent. Si elle était vieille et laide, au contraire, il se contentait de lui abandonner son cordon, qu'elle pouvait tirer et baiser à satiété. Mais elle devait s'arrêter au cordon, toute autre faveur lui étant impitoyablement refusée.

Dans les premiers jours de la quête, et quand il en était à la période primitive de la besace, en récompense de ses bénédictions et de ses numéros, les habitants de la rue de l'Infrascata, de la strada dei Studi, del largo Spirito-Santo, de Porta-Alba et des autres quartiers qu'il avait l'habitude de parcourir, avaient offert de payer les bontés que fra Pacifico avait pour eux avec des fruits, des légumes, du pain, de la viande et même du poisson, quoique le poisson monte rarement jusqu'aux hauteurs où sont situées les rues que nous venons de citer,—et fra Pacifico avait accepté. La besace n'était pas fière; mais il avait remarqué que toutes les denrées offertes par les gens habitant des maisons éloignées des quartiers marchands étaient de second choix, et c'était surtout ce qui l'avait fait insister pour avoir un âne. Une fois l'âne acheté, fra Pacifico avait poussé jusqu'aux endroits où se trouvait la fleur de toute chose, et avait complétement dédaigné les productions ou les offrandes des quartiers intermédiaires.

Nous ne voulons pas dire que les maraîchers du Vieux-Marché, que les bouchers du vico Rotto, les pêcheurs de la Marinella et les fruitiers de Santa-Lucia, dont fra Pacifico écrémait les plus beaux produits, n'eussent pas autant aimé que le moine commençât sa récolte au sortir du couvent, et que ses paniers, au lieu de leur venir complétement vides, arrivassent aux deux tiers, ou tout au moins à moitié pleins. Plus d'une fois, en l'apercevant, les marchands avaient essayé de dissimuler quelque belle pièce qu'ils voulaient garder pour de riches pratiques; mais fra Pacifico avait un flair admirable pour découvrir toute fraude. Il allait droit à l'objet qu'on essayait de lui dérober, et, si on ne lui offrait pas le susdit objet de bonne volonté, le cordon de Saint-François faisait son office. Or, pour éviter toutes ces petites chicanes, fra Pacifico en était arrivé à ne plus attendre qu'on lui donnât: il touchait de son cordon, prenait et tout était dit. Et les marchands, qui, du temps de Masaniello, s'étaient révoltés pour un impôt que le duc d'Arcos avait voulu mettre sur les fruits, supportaient, non pas joyeusement, mais du moins patiemment cette dîme, que le quêteur du couvent de Saint-Éphrem prélevait sur tous leurs produits; si bien que jamais l'idée n'était venue à aucun de se révolter contre cette tyrannie. Si fra Pacifico, son choix fait, voyait quelques traces de mécontentement sur le visage de celui à qui il faisait l'honneur de s'adresser, il tirait de sa poche une tabatière de corne étroite et profonde comme un étui, offrait une prise au marchand lésé dans ses intérêts, et il était rare que cette faveur particulière ne ramenât point le sourire sur les lèvres de ce dernier. Si cette attention était insuffisante, fra Pacifico, qui, malgré le nom qu'il s'était imposé, avait été toujours facile à remuer, de bronzé qu'il était, devenait couleur de cendre; ses yeux lançaient un double éclair, son bâton de laurier résonnait sur le lastrico, et, à cette triple démonstration, il n'était jamais arrivé que la bonne humeur ne reparût pas immédiatement sur le visage du mauvais catholique qui ne se trouvait pas trop heureux de faire à saint François l'hommage de son oie la plus grasse, de son melon le plus savoureux, de son entre-côte la plus tendre ou de son poisson le plus luisant.

Ce jour-là, comme d'habitude, fra Pacifico descendit donc sans s'arrêter autrement que pour donner sa bénédiction et la manche de sa robe à baiser, et indiquer des ambes, des ternes, des quaternes et des quines aux joueurs de loterie, à travers ce dédale de petites rues qui s'étend de la Vicaria à la strada Egiziaca-a-Foriella; arrivé là, il prit la via Grande, le vico Berrettari et déboucha sur la place du Vieux-Marché juste derrière la petite église de la Sainte-Croix, dont les prêtres conservent, non point par vénération, mais pour en faire montre, le billot blasonné sur lequel Coradino et le duc d'Autriche eurent la tête tranchée par le duc d'Anjou, ce roi au visage basané, qui, dit Villani, «dormait peu et ne riait jamais.»

L'église dépassée, fra Pacifico se trouvait dans un nouveau pays.

Véritable pays de Cocagne, où le règne animal et le règne végétal sont confondus, où grognent les cochons, où gloussent les poules, où nasillent les oies, où chantent les coqs, où glougloutent les dindons, où cancanent les canards, où roucoulent les pigeons, où, près du faisan mordoré de Capodimonte, du lièvre de Persano, des cailles du cap Misène, des perdrix d'Acerra, des grives de Bagnoli, sont étalées à terre les bécasses des marais de Lincola et les sarcelles du lac d'Agnano; où des montagnes de choux-fleurs et de broccolis, des pyramides de pastèques et de melons d'eau, des murailles de fenouil et de céleri dominent des couches de péperones écarlates, de tomates cramoisies, au milieu desquelles s'arrondissent des corbeilles de ces petites figues violettes du Pausilippe et de Pouzzoles dont Naples, pendant un an, grava l'effigie sur sa monnaie comme le symbole de son éphémère liberté.

C'était au milieu de ces richesses que fra Pacifico moissonnait tous les deux jours à pleins paniers.

Le moine leva sa dîme accoutumée; mais, tout en la levant, il lui sembla qu'une grande préoccupation planait ce jour-là sur la place. Les marchands causaient ensemble; les femmes chuchotaient tout bas; les enfants faisaient des amas de pierres, et, contre toute habitude, à quelque marchand que fra Pacifico s'adressât, celui-ci ne faisait qu'une médiocre attention aux denrées, légumes, volailles, gibiers ou fruits que le frère quêteur choisissait, et dont il bourrait ses paniers; or, comme les susdits paniers étaient déjà aux deux tiers remplis, fra Pacifico pensa qu'il était temps de passer à la viande de boucherie, et il s'achemina vers San-Giovanni-al-Mare, où tenaient plus particulièrement leur commerce les macellaï et les beccaï, c'est-à-dire les bouchers et les tueurs de chèvres et de moutons, ces deux industries se côtoyant, mais cependant étant séparées à Naples. Il s'achemina donc vers la rue San-Giovanni-al-Mare, au milieu de cette incompréhensible indifférence que lui témoignait la population. Depuis son entrée au Vieux-Marché, pas une femme ne lui avait demandé sa bénédiction, et pas un homme ne l'avait prié de lui dire d'avance les numéros qui gagneraient au prochain tirage de la loterie.

Qui pouvait à ce point préoccuper la population du vieux Naples?

Fra Pacifico allait sans doute le savoir, car un grand bourdonnement venait du vico del Mercato, espèce de ruelle qui donne, d'un côté, sur le Vieux-Marché, de l'autre, sur le quai, et que l'on appelait à cette époque vico dei Sospiri-dell'abisso3, nom poétique que la municipalité moderne a cru devoir lui enlever et qui lui venait de ce que c'était par là que passaient les condamnés à mort, que l'on suppliciait d'habitude sur le Vieux-Marché, et qui, en entrant dans cette ruelle et voyant pour la première fois l'échafaud, poussaient presque toujours à cette vue un soupir si profond, qu'il semblait sortir de l'abîme.

Note 3: (retour)

Ruelle des Soupirs-de-l'abîme.

Or, non-seulement il fallait que fra Pacifico passât par ce même vico dei Sospiri, mais encore il comptait prendre un gigot de mouton à un beccaïo dont la boutique faisait le coin de cette ruelle et de la rue Sant-Eligio.

Il ne pouvait donc manquer de savoir ce dont il s'agissait.

Au reste, ce devait être quelque chose d'important qui était arrivé; car, à mesure qu'il approchait de la rue Sant-Eligio, la foule devenait plus épaisse et plus agitée; il lui semblait entendre prononcer, d'une voix sourde et menaçante, ces mots Français et jacobins. Cependant, comme cette foule s'ouvrait devant lui avec son respect accoutumé, il ne tarda point d'arriver à la boutique où il comptait, nous l'avons dit, prendre un des sept ou huit gigots qui devaient constituer pour le lendemain le rôti de la communauté.

La boutique était encombrée d'hommes et de femmes hurlant et gesticulant comme des possédés.

—Holà, beccaïo! cria le moine.

La maîtresse de la maison, espèce de mégère aux cheveux gris et épars, reconnut la voix du moine, et, écartant les discuteurs à coups de poing, d'épaule et de coude:

—Venez, mon père, dit-elle; c'est le bon Dieu qui vous envoie. Il a grand besoin de vous et du cordon de Saint-François, allez, votre pauvre beccaïo!

Et, donnant Jacobin à garder au garçon écorcheur, elle entraîna fra Pacifico dans la chambre du fond, où le beccaïo, le visage fendu de la tempe à la bouche, gisait tout sanglant sur un lit.



XXIX

ASSUNTA

C'était l'accident arrivé au beccaïo qui causait toute cette préoccupation au Vieux-Marché, et toute cette rumeur dans la rue Saint-Eligio, et dans la ruelle des Soupirs-de-l'abîme.

Seulement, comme on le comprend bien, cet accident était interprété de cent façons différentes.

Le beccaïo, avec sa joue fendue, ses trois dents cassées, sa langue mutilée, n'avait pas pu ou n'avait pas voulu donner de grands renseignements. On avait seulement cru comprendre, aux mots giacobini et Francesi, murmurés par lui, que c'étaient les jacobins de Naples, amis des Français, qui l'avaient équipé ainsi.

Le bruit s'était, en outre, répandu qu'un autre ami du beccaïo avait été trouvé mort sur le lieu du combat et que deux autres encore avaient été blessés, dont l'un si gravement, qu'il était mort dans la nuit.

Chacun disait son avis sur cet accident et sur ses causes; et c'était le bavardage de cinq ou six cents voix qui causait cette rumeur qu'avait entendue de loin fra Pacifico et qui l'avait attiré vers la boutique du tueur de moutons.

Seul, un jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, appuyé au chambranle de la porte, demeurait pensif et muet. Seulement, aux différentes conjectures qui étaient émises et particulièrement à celle-ci que le beccaïo et ses trois camarades avaient été, en revenant de faire un souper à la taverne de la Schiava, attaqués par quinze hommes à la hauteur de la fontaine du Lion, le jeune homme riait et haussait les épaules avec un geste plus significatif que si c'eût été un démenti formel.

—Pourquoi ris-tu et hausses-tu les épaules? lui demanda un de ses camarades nommé Antonio Avella, et que l'on appelait Pagliucchella, par suite de l'habitude qu'ont les gens du peuple à Naples de donner à chaque homme un surnom tiré de son physique ou de son caractère.

—Je ris parce que j'ai envie de rire, répondit le jeune homme, et je hausse les épaules parce que cela me plaît de les hausser. Vous avez bien le droit de dire des bêtises, vous; j'ai bien, moi, le droit de rire de ce que vous dites.

—Pour que tu saches que nous disons des bêtises, il faut que tu sois mieux instruit que nous.

—Il n'est pas difficile d'être mieux instruit que toi, Pagliucchella; il ne faut que savoir lire.

—Si je n'ai point appris à lire, répondit celui à qui Michele reprochait son ignorance,—car le railleur était notre ami Michele,—c'est l'occasion qui m'a manqué. Tu l'as eue, toi, parce que tu as une soeur de lait riche et qui est la femme d'un savant; mais il ne faut pas pour cela mépriser les camarades.

—Je ne te méprise point, Pagliucchella, tant s'en faut! car tu es un bon et brave garçon, et, si j'avais quelque chose à dire, au contraire, c'est à toi que je le dirais.

Et peut-être Michele allait donner à Pagliucchella une preuve de la confiance qu'il avait en lui, en le tirant hors de la foule et en lui faisant part de quelques-uns des détails qui étaient à sa connaissance, lorsqu'il sentit une main qui s'appuyait sur son épaule et qui pesait lourdement.

Il se retourna et tressaillit.

—Si tu avais quelque chose à dire, c'est à lui que tu le dirais, fit au jeune railleur celui qui lui mettait la main sur l'épaule; mais, crois-moi, si tu sais quelque chose sur toute cette aventure, ce dont je doute, et que tu dises ce quelque chose à qui que ce soit, c'est alors que tu mériteras véritablement d'être appelé Michel le Fou.

—Pasquale de Simone! murmura Michel.

—Il vaut mieux, crois-moi, continua le sbire, et c'est plus sûr pour toi, aller rejoindre à l'église de la Madone-del-Carmine,—où elle accomplit un voeu, Assunta, que tu n'as pas trouvée chez elle ce matin, absence qui te met de mauvaise humeur,—que de rester ici pour dire ce que tu n'as pas vu, et ce qu'il serait malheureux pour toi d'avoir vu.

—Vous avez raison, signor Pasquale, répondit Michele tout tremblant, et j'y vais. Seulement, laissez-moi passer.

Pasquale fit un mouvement qui laissa entre lui et le mur une ouverture par laquelle eût pu se glisser un enfant de dix ans. Michele y passa à l'aise, tant la peur le faisait petit.

—Ah! par ma foi, non! murmurait-il en s'éloignant à grands pas dans la direction de l'église del Carmine, sans regarder derrière lui; par ma foi, non! je ne dirai pas un mot, tu peux être tranquille, monseigneur du couteau! j'aimerais mieux me couper la langue. Mais c'est qu'aussi, continua-t-il, cela ferait parler un muet, d'entendre dire qu'ils ont été attaqués par quinze hommes, quand ce sont eux, au contraire, qui se sont mis six pour en attaquer un seul. C'est égal, je n'aime pas les Français ni les jacobins; mais j'aime encore moins les sbires et les sorici4, et je ne suis pas fâché que celui-là les ait un peu houspillés. Deux morts et deux blessés sur six, viva san Gennaro! il n'avait pas un rhumatisme dans le bras, ni la goutte dans les doigts, celui-là!

Note 4: (retour)

Nom que l'on donne, à Naples, aux agents de la police secrète.

Et il se mit à rire en secouant joyeusement la tête et en dansant seul un pas de tarentelle au milieu de la rue.

Quoique l'on prétende que le monologue n'est point dans la nature, Michele, que l'on appelait Michele le Fou, justement parce qu'il avait l'habitude de parler tout seul et de gesticuler en parlant, Michel le Fou eût continué de glorifier Salvato s'il ne se fût pas trouvé, tant il allongeait le pas, poussant son éclat de rire, sur la place del Carmine, et dansant son pas de tarentelle sous le porche même de l'église.

Il souleva la lourde et sale tenture qui pend devant la porte, entra et regarda autour de lui.

L'église del Carmine, dont il nous est impossible de ne pas dire un mot en passant, est l'église la plus populaire de Naples, et sa Madone passe pour être une des plus miraculeuses. D'où lui vient cette réputation, et qui lui vaut ce respect que partagent toutes les classes de la société? Est-ce parce qu'elle renferme la dépouille mortelle de ce jeune et poétique Conradin, neveu de Manfred, et de son ami Frédéric d'Autriche? Est-ce à cause de son Christ, qui, menacé par un boulet de René d'Anjou, baissa la tête sur sa poitrine pour éviter le boulet, et dont les cheveux poussent si abondamment, que le syndic de Naples vient, une fois l'an, en grande pompe, les lui couper avec des ciseaux d'or? Est-ce, enfin, parce que Masaniello, le héros des lazzaroni, fut assassiné dans son cloître et y dort dans quelque coin inconnu, tant le peuple est oublieux, même de ceux qui sont morts pour lui? Mais il n'en est pas moins vrai que, l'église del Carmine étant, comme nous l'avons dit, la plus populaire de Naples, c'est à elle que se font la plupart des voeux, et que le vieux Tomeo avait fait le sien, dont nous ne tarderons point à savoir la cause.

Michele eut donc, tout d'abord, au milieu de l'église del Carmine, toujours encombrée de fidèles, quelque peine à trouver celle qu'il cherchait; cependant, il finit par la découvrir faisant dévotement sa prière au pied d'un des autels latéraux placés à main gauche en entrant.

Cet autel, tout éblouissant de cierges, était consacré à saint François.

Michele avait, selon que vous serez pessimiste ou optimiste en amour, cher lecteur, Michele avait le malheur ou le bonheur d'être amoureux. L'émeute, qu'il prévoyait et qu'il avait donnée à Nina pour raison de son départ, n'était qu'une cause secondaire. Celle qui passait avant toutes les autres était le désir de voir et d'embrasser Assunta, la fille de Basso-Tomeo, ce vieux pêcheur qui, on se le rappelle, avait, une nuit, pendant laquelle son bateau était amarré aux fondations du palais de la reine Jeanne, vu un spectre se pencher sur lui, s'assurer avec la pointe du poignard que son sommeil était de bon aloi; puis, enfin, convaincu qu'il dormait, remonter et disparaître dans les ruines.

On doit se rappeler encore que cette apparition avait causé un tel effroi au vieux pêcheur, qu'abandonnant Mergellina, et mettant, entre son ancien logement et le nouveau, la rivière de Chiaïa, Chiatamone, le château de l'Oeuf, Santa-Lucia, le Castel-Nuovo, le môle, le port, la strada Nuova, et enfin la porte del Carmine, il avait transporté son domicile à la Marinella.

En vrai chevalier errant, Michele avait suivi sa maîtresse au bout de Naples: il l'eût suivie au bout du monde.

Le matin du jour auquel nous sommes arrivés, quand il avait trouvé la porte du vieux Basso-Tomeo fermée, au lieu de la trouver ouverte comme de coutume, il n'avait pas été sans inquiétude.

Où pouvait être Assunta, et quelle cause l'avait éloignée de la maison?

Outre le doute qu'un amant a toujours sur sa maîtresse, si bien aimé qu'il se croie par elle, Michele n'était point sans avoir éprouvé quelques traverses dans ses amours.

Basso-Tomeo, vieux pêcheur, plein de la crainte de Dieu, de la vénération des saints, de l'amour du travail, n'avait point une considération bien grande pour Michele, qu'il traitait non-seulement de fou, comme tout le monde, mais encore de paresseux et d'impie.

Les trois frères d'Assunta, Gaetano, Gennaro et Luigi, étaient des enfants trop respectueux pour ne point partager les opinions de leur père à l'endroit de Michele; de sorte que le pauvre Michele, à chaque nouveau grief soulevé contre lui, n'avait dans la maison Tomeo qu'un seul défenseur, Assunta, tandis qu'au contraire, il avait quatre accusateurs: le père et les trois fils; ce qui constituait contre lui dans la discussion qu'on avait à son sujet, une formidable majorité.

Par bonheur, le métier de pêcheur est un rude métier, et Basso-Tomeo et ses trois fils qui se vantaient de ne pas être des paresseux comme Michele, tenant à exercer le leur en conscience, passaient une partie de la soirée à poser leurs filets, une partie de la nuit à attendre que le poisson s'y engageât, et une partie de la matinée à les tirer hors de l'eau. Il en résultait que, sur vingt-quatre heures, Basso-Tomeo et ses trois fils en restaient dix-huit dehors et dormaient les six autres; ce qui n'en faisait pas des surveillants bien insupportables pour les amours de Michele et d'Assunta.

Aussi, Michele prenait-il son malheur en patience. Basso-Tomeo lui avait dit qu'il ne lui donnerait sa fille que lorsqu'il exercerait un métier lucratif et honnête, ou lorsqu'il aurait fait un héritage. Michele, par malheur, prétendait ne connaître aucun métier lucratif et honnête à la fois, affirmant que l'une de ces deux épithètes excluait l'autre, ce qui, à Naples, n'était point tout à fait un paradoxe; et il en donna pour preuve à Basso-Tomeo que lui, par exemple, qui exerçait un métier honnête, qui, aidé par ses trois fils, consacrait dix-huit heures par jour à ce métier, n'avait, depuis cinquante ans à peu près qu'il avait, pour la première fois, jeté ses filets à la mer, pas réussi à mettre cinquante ducats de côté. Il attendait donc l'héritage, parlant d'un oncle qui n'avait jamais existé, et qui, sur les indications de Marco Polo, était parti pour le royaume du Cathay. Si l'héritage ne venait pas, ce qui, au bout du compte, était possible, il ne pouvait manquer, un jour ou l'autre, d'être colonel, puisque Nanno le lui avait prédit. Il est vrai qu'il n'avait rendu publique, dans la maison de Basso-Tomeo, que la première partie de la prédiction, ayant gardé pour lui celle qui aboutissait à la potence et n'ayant jugé à propos de s'ouvrir à ce sujet qu'à sa soeur de lait Luisa, ainsi que nous l'avons vu dans l'entretien qui avait précédé la prédiction plus sinistre encore que la sorcière lui avait faite à elle-même.

Or, la présence d'Assunta dans l'église de la Madone-del-Carmine, sa présence à l'autel de saint François et l'illumination a giorno de cet autel, étaient autant de preuves que Michele, tout fou qu'on le disait, ne s'était point trompé à l'endroit du médiocre produit que Basso-Tomeo, malgré la fatigue qu'il prenait, tirait de son pénible métier. En effet, les trois dernières journées avaient été si mauvaises, que le vieux pêcheur avait fait voeu de brûler douze cierges à l'autel de saint François, dans l'espérance que le saint, qui était son patron, lui accorderait une pêche dans le genre de celle que les pêcheurs de l'Évangile avaient faite dans le lac de Génézareth, et avait exigé que, pendant toute la matinée, c'est-à-dire pendant le temps qu'il serait occupé à tirer ses filets, sa fille Assunta appuyât le voeu qu'il avait fait, de ses plus ferventes prières.

Or, comme le voeu avait été fait la veille, après la dernière pêche, qui avait encore été plus mauvaise que les deux précédentes; que Michele, ayant consacré toute la soirée à Luisa, et toute la nuit au blessé, n'avait pu être prévenu par Assunta, Michele avait trouvé la porte de la maison fermée, et Assunta agenouillée à l'autel de saint François, au lieu de l'attendre à sa porte.

En voyant que Pasquale de Simone lui avait dit vrai, Michele fit un si gros soupir de satisfaction, qu'Assunta se retourna à son tour, poussa un cri de joie, et, avec un bon sourire qui n'était autre chose qu'un remercîment pour sa pénétration, lui fit signe de venir s'agenouiller près d'elle. Michele n'eut pas besoin qu'on lui répétât l'invitation, il ne fit qu'un bond de la place où il était jusqu'aux degrés de l'autel, et tomba à genoux sur la même marche où priait Assunta.

Nous ne voudrions pas affirmer qu'à partir de ce moment la prière de la jeune fille fut aussi fervente que lorsque Michele était absent, et qu'il ne se mêla point à cette prière quelques distractions. Mais la chose était peu importante à cette heure, la pêche devant être faite et les filets tirés. On pouvait bien, à tout prendre, risquer quelques paroles d'amour, au milieu des pieuses paroles auxquelles le saint avait droit.

Ce fut là seulement que Michele apprit d'Assunta les faits qu'en notre qualité d'historien, nous avons fait connaître à nos lecteurs, avant que Michele les connût lui-même,—et, en échange de ces faits, il lui fit, de son côté, l'histoire la plus probable qu'il put agencer sur une indisposition de Luisa, sur un assassinat qui avait eu lieu à la fontaine du Lion, et sur le bruit qui se faisait à cette heure, rue Sant-Eligio et ruelle des Soupirs-de-l'Abîme, à la porte de la boutique du beccaïo.

Assunta, en véritable fille d'Ève qu'elle était, sut à peine qu'il y avait du bruit au Vieux-Marché, qu'elle voulut connaître les véritables causes de ce bruit. Or, ce que lui en disait son amant lui paraissant couvert d'un certain nuage, elle prit congé de saint François, auquel sa prière était finie ou bien près de l'être; elle fit une révérence à l'autel du saint, trempa ses ongles dans le bénitier de la porte, toucha du bout de ses doigts humides les doigts de son amant, fit un dernier signe de croix, prit, avant même d'être sortie de l'église, le bras de Michele, et, légère comme une alouette prête à s'envoler, en chantant comme elle, elle sortit avec lui de l'église del Carmine, pleine de confiance dans l'intervention du saint et ne doutant pas que son père et ses frères n'eussent fait une pêche miraculeuse.



XXX

LES DEUX FRÈRES

Assunta avait bien raison d'avoir confiance en saint François: son père et ses frères avaient fait une pêche vraiment miraculeuse.

Au moment où ils avaient commencé de tirer leurs filets, leurs filets leur avaient paru si lourds, qu'ils avaient cru d'abord avoir accroché quelque rocher; mais, ne sentant point cette résistance absolue que présente une masse enracinée au fond de la mer, ils avaient eu la crainte, chose qui arrive quelquefois et qui est d'un triste présage pour ceux à qui elle arrive, ils avaient eu la crainte de tirer à eux le cadavre de quelque suicidé ou de quelque noyé par accident.

Mais, au fur et à mesure que le filet se rapprochait de la plage, ils sentaient des soubresauts et des secousses indiquant que c'étaient des corps vivants et bien vivants qui, malgré eux, cédaient à la traction du filet.

Bientôt on vit, aux clapotements de la mer et aux gerbes liquides qui en jaillissaient, que les captifs, commençant à comprendre leur position, faisaient des efforts désespérés pour rompre la traîne ou pour sauter par-dessus.

Gennaro et Gaetano se mirent à la mer, et, tandis que le vieux pêcheur et Luigi, réunissant tous leurs efforts, luttaient contre la proie indocile, ils passèrent derrière les filets, et, quoiqu'ils eussent de l'eau jusqu'aux épaules, parvinrent à la maintenir.

Seulement, à leurs gestes et à leurs exclamations, on pouvait comprendre que saint François avait largement fait les choses.

Ceci se passait dans le golfe vers la moitié à peu près de la strada Nuova, en face d'une grande maison qui donnait d'un côté sur le quai, de l'autre sur la rue Sant-Andrea-degli-Scopari.

Cette maison, que l'on désignait sous le nom de palais della Torre, appartenait, en effet, au duc de ce nom.

Comme nous allons raconter un fait entièrement historique, nous sommes forcé de donner quelques détails sur cette maison où le fait s'est passé et sur ceux qui l'habitaient.

A la fenêtre du premier étage se tenait un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, vêtu à la dernière mode de Paris, si ce n'est qu'au lieu d'avoir la redingote à carrick ou l'habit aux longues basques et au haut collet piqué que l'on portait à cette époque, il était enveloppé d'une élégante robe de chambre de velours nacarat fermant sur sa poitrine avec des brandebourgs de soie. Ses cheveux noirs, qui depuis longtemps avaient renoncé à la poudre, quoique coupés court, frisaient en boucles naturelles; une fine chemise de batiste, ornée d'un jabot d'élégante dentelle, s'ouvrait pour laisser voir un cou juvénile et blanc comme un cou de femme; ses mains étaient blanches, longues et minces, signe d'aristocratie. Il portait, au petit doigt de la gauche, un diamant, et, distrait, l'oeil perdu dans l'espace, suivait les nuages glissant dans le ciel, tout en faisant de la main droite ces mouvements dénonciateurs que fait un poëte qui scande des vers.

C'était un poëte, en effet, un poëte dans le genre de Sannasar, de Bertin, de Parny, c'était don Clemente Filomarino, frère cadet du duc della Torre, un des jeunes gens les plus élégants de Naples, et qui disputait la royauté de la mode aux Nicolino, aux Caracciolo et aux Roccamana; en outre, beau cavalier, grand chasseur, excellant dans les exercices de l'escrime, du tir, de la natation; riche, quoique cadet de famille, attendu que son frère, le duc della Torre, qui avait vingt-cinq ans de plus que lui, avait déclaré vouloir mourir garçon, afin de laisser toute sa fortune à son jeune frère, lequel avait reçu de son aîné l'honorable mission de perpétuer la race des ducs de la Torre, honneur auquel celui-ci paraissait avoir renoncé.

Au reste, le duc della Torre s'occupait d'un travail bien autrement intéressant—et il en était convaincu—pour ses contemporains et même pour l'avenir, que celui de procréer des héritiers de son nom et des soutiens de sa race. Bibliomane acharné, il faisait une collection de livres rares et de manuscrits précieux. La bibliothèque royale elle-même—celle de Naples, bien entendu,—n'avait rien que l'on pût comparer à sa réunion d'Elzévirs, ou, pour parler plus correctement, d'Elzévirs. En effet, il avait un spécimen à peu près complet de toutes les éditions publiées par Louis, Isaac et Daniel, c'est-à-dire par le père, le fils et le neveu5. Nous disons à peu près complète, parce que nul bibliomane ne peut se vanter d'avoir la collection entière, depuis le premier volume, publié en 1572, auquel est attaché le nom d'Elzévirs, et qui porte pour titre: Eutropii historiæ romanæ, lib X, jusqu'au Pastissier françois, publié chez Louis et Daniel, et qui porte la date de 1655. Cependant, il montrait avec orgueil aux amateurs cette collection presque unique, où se trouvaient successivement, servant d'enseigne au frontispice, l'ange tenant d'une main un livre, de l'autre une faux; un cep de vigne embrassant un orme, avec la devise Non solus; la Minerve et l'olivier, avec l'exergue Ne extra oleas; le fleuron au masque de buffle que les Elzévirs adoptèrent en 1629; la sirène, qui lui succéda en 1634; le cul-de-lampe représentant la tête de Méduse; la guirlande de roses trémières, et enfin les deux sceptres croisés sur un bouclier, qui sont leur dernière marque. En outre, ses éditions, toutes de choix, étaient remarquables par la grandeur et la largeur de leurs marges, dont quelques-unes atteignaient quinze et dix-huit lignes.

Note 5: (retour)

Les savants ne sont pas d'accord sur ce point: les uns disent qu'Isaac est le fils de Louis, les autres disent qu'il n'est que son neveu.

Quant à ses autographes, c'était bien la plus riche collection qui existât au monde. Elle commençait au sceau de Tancrède de Hauteville, et se continuait, en rois, princes, vice-rois ayant régné sur Naples, jusqu'aux signatures de Ferdinand et de Caroline, actuellement régnants.

Chose bizarre! Ce profond amour de la collection, dont le plus signalé symptôme est de rendre indifférent à tous les sentiments humains, n'avait eu aucune influence sur l'amour presque paternel que le duc della Torre portait à son jeune frère, don Clemente, resté orphelin à cinq ans. Ce qui l'avait si profondément attaché à cet enfant le jour même de sa naissance, c'était probablement cette idée que, dès ce jour-là, il était déchargé de l'obligation de prendre une femme, qui ne l'eût point détourné entièrement, mais qui l'eût distrait de sa vocation de collectionneur. Aussi, nous serait-il impossible d'énumérer les soins dont l'enfant chargé de le dispenser de l'accomplissement de ses obligations conjugales avait été l'objet de sa part. Dans toutes ces indispositions plus ou moins graves auxquelles l'enfance est soumise, il avait été son seul garde-malade, passant les nuits près de son lit à annoter ses catalogues, ou à chercher dans ses livres rares ces fautes d'impression qui marquent un exemplaire du sceau de l'identité. D'enfant, don Clemente était devenu adolescent; d'adolescent, jeune homme; de jeune homme, il était en train de passer homme, sans que cette profonde et tendre affection de son frère pour lui se fût altérée et eût changé de nature. A l'âge de vingt-six ans, don Clemente était encore traité par son frère comme un enfant. Il ne montait pas une fois à cheval, il n'allait pas une fois à la chasse que son frère ne lui criât par la fenêtre: «Prends garde de te noyer! Prends garde que ton fusil ne soit mal chargé! Prends garde que ton cheval ne s'emporte!»

Lorsque l'amiral Latouche-Tréville vint à Naples, don Clemente Filomarino, comme les autres jeunes gens de son âge, fraternisa avec les officiers français, et, poëte doué d'une imagination ardente, révolté des abus d'un pays livré au triple despotisme du sceptre, du sabre et du goupillon, il se mêla aux rangs des plus chauds patriotes et fut emprisonné avec eux.

Tout entier à ses recherches d'autographes et à ses études de bibliomane, le duc della Torre avait à peine su le passage de la flotte française, et, en tout cas, n'y avait attaché aucune importance. Philosophe lui-même, mais ne mêlant en aucune façon la politique à sa philosophie, il ne s'était point étonné des railleries de son frère contre le gouvernement, l'armée et les moines. Tout à coup, il apprit que don Clemente Filomarino avait été arrêté et conduit au fort Saint-Elme.

La foudre tombée à ses pieds ne l'eût pas plus étourdi que cette nouvelle; il fut quelque temps à rassembler ses idées, et courut chez le régent de la vicairie, charge qui correspond, chez nous, à celle de préfet de police.

Il venait demander ce qu'avait fait son frère.

Son étonnement fut grand lorsqu'on lui eut répondu que son frère conspirait, que les accusations les plus graves pesaient sur lui, et que, si ces accusations étaient prouvées, il y allait de sa tête.

L'échafaud sur lequel avaient péri Vitagliano, Emmanuele de Deo et Gagliani était à peine enlevé de la place du Château; il crut le voir se dresser de nouveau pour dévorer son frère. Il courut chez les juges, assiégea les portes des Vanni, des Guidobaldi, des Castelcicala; il offrit sa fortune tout entière; il offrit ses autographes, ses Elzévirs; il s'offrit lui-même si l'on voulait mettre son frère en liberté. Il supplia le premier ministre Acton, il se jeta aux pieds du roi, aux pieds de la reine; tout fut inutile. Le procès suivit son cours; mais, cette fois, malgré l'influence néfaste de cette sanglante trinité, tous les accusés furent reconnus innocents et mis en liberté.

Ce fut alors que la reine, voyant lui échapper la vengeance légale, établit cette fameuse chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et créa ce tribunal secret dont Vanni, Castelcicala et Guidobaldi étaient les juges, et Pasquale de Simone l'exécuteur.

Dix-huit mois de prison, pendant lesquels son frère, le duc della Torre, pensa devenir fou, et cessa de se livrer à la compilation de ses Elzévirs et à la recherche de ses autographes, ne guérirent aucunement don Clemente Filomarino de ses principes libéraux, de ses tendances philosophiques et de ses instincts railleurs; au contraire, ils le poussèrent plus avant que jamais dans la voie de l'opposition. Fort de cette impartialité du tribunal, qui, malgré les instances secrètes de la reine, qui, malgré les instances publiques de ses accusateurs, l'avait déclaré innocent, et l'avait mis en liberté, il pensait n'avoir plus autre chose à craindre, et était devenu un des habitués les plus assidus des salons de l'ambassadeur français, tandis qu'au contraire il s'était complétement éclipsé des salons de la cour, dans lesquels son rang lui donnait entrée.

Le duc della Torre, son frère, rassuré sur le sort de Clemente, s'était remis à la poursuite de ses autographes et de ses Elzévirs, et ne s'inquiétait plus de cet enfant prodigue que pour lui recommander comme toujours la prudence, quand il montait à cheval, allait à la chasse, ou faisait quelque pleine eau dans le golfe.

Or, ce jour-là, tous deux étaient satisfaits.

Don Clemente Filomarino avait appris le départ de l'ambassadeur français, ainsi que la déclaration de guerre faite par lui au roi Ferdinand, et, ses principes de citoyen du monde l'emportant sur sa nationalité napolitaine, il espérait bien avant un mois voir ses bons amis les Français à Naples, et le roi et la reine à tous les diables.

De son côté, le duc della Torre venait de recevoir une lettre du libraire Dura, le plus célèbre bouquiniste de Naples, qui lui annonçait qu'il avait découvert un des deux Elzévirs manquant à sa collection, et qui lui faisait demander s'il devait le lui porter chez lui ou attendre sa visite à son magasin.

En lisant la lettre du libraire, le duc della Torre avait poussé un cri de joie, et, n'ayant pas la patience d'attendre la visite, il avait noué sa cravate, passé sa houppelande, et, descendant du second étage, occupé tout entier par sa bibliothèque, il était entré au premier, qui lui servait de logement, ainsi qu'à son frère, et avait fait son apparition dans la chambre, juste au moment où celui-ci venait de rimer les derniers vers d'un poëme comique, dans le genre du Lutrin de Boileau, et où il attaquait les trois gros péchés, non-seulement des moines de Naples, mais des moines de tous les pays: la luxure, la paresse et la gourmandise.

A la seule vue de son frère, don Clemente Filomarino devina qu'il venait d'arriver à celui-ci un de ces grands événements bibliomaniques qui le mettaient hors de lui.

—Oh! mon cher frère, s'écria-t-il, auriez-vous trouvé, par hasard, le Térence de 1661?

—Non, mon cher Clemente; mais juge de mon bonheur: j'ai trouvé le Perse de 1664.

—Mais trouvé... ce qui s'appelle trouvé, hein? Vous savez bien que, plus d'une fois déjà, vous m'avez dit: «J'ai trouvé,» et que, quand il s'est agi de vous livrer l'exemplaire en question, on essayait de vous fourrer quelque faux Elzévir, quelque édition avec la sphère, au lieu de l'édition de l'olivier ou de celle de l'orme.

—Oui, mais je ne m'y laissais pas prendre. Ce n'est pas un vieux renard comme moi que l'on attrape! D'ailleurs, c'est Dura qui m'écrit, et Dura ne me ferait point un tour comme celui-là. Il a sa réputation à conserver. Regarde plutôt, voici sa lettre: «Monsieur le duc, venez vite; j'ai la joie de vous annoncer que je viens de trouver le Perse de 1664, avec les deux sceptres croisés sur l'écu; édition magnifique; les marges ont quinze lignes de hauteur en tout sens.»

—Bravo, mon frère! Et vous allez chez Dura, je présume?

—J'y cours! il va m'en coûter soixante ou quatre-vingts ducats au moins; mais qu'importe! c'est à toi que ma bibliothèque reviendra un jour; et, si maintenant j'ai le bonheur de trouver le Térence de 1661, j'aurai la collection complète; et sais-tu ce que vaut une collection complète d'Elzévirs? Vingt mille ducats comme un grain!

—Il y a une chose dont je vous supplie, mon cher frère, c'est de ne vous inquiéter jamais de ce que vous me laisserez ou ne me laisserez pas. J'espère que, comme Cléobis et Biton, quoique nous n'ayons pas les mêmes mérites qu'eux, les dieux nous aimeront assez pour nous faire mourir le même jour et à la même heure. Aimez-moi, vous, et, tant que vous m'aimerez, je serai riche.

—Eh! malheureux, lui dit le duc en lui posant les deux mains sur les deux épaules et en le regardant avec une ineffable tendresse, tu sais bien que je t'aime comme mon enfant, mieux que mon enfant même; car, si tu n'avais été que mon enfant, j'eusse couru tout droit chez Dura, et je ne t'eusse embrassé qu'à mon retour.

—Eh bien, embrassez-moi, et courez vite chercher votre Térence.

—Mon Perse, ignorant! mon Perse! Ah! continua le duc avec un soupir, tu ne feras qu'un bibliomane de troisième ordre, et encore! encore!... Au revoir, Clemente, au revoir!

Et le duc della Torre s'élança hors de la maison.

Don Clemente revint à la fenêtre.

Basso-Tomeo et ses fils venaient de tirer leurs filets sur la plage, au milieu d'un immense concours de pêcheurs et de lazzaroni, accourus pour voir le résultat de la pêche de Basso-Tomeo et de ses trois fils.



XXXI

OÙ GAETANO MAMMONE ENTRE EN SCÈNE

Nous l'avons dit au commencement du chapitre précédent, saint François avait bien fait les choses, et la pêche était vraiment miraculeuse.

On eût dit que le saint, si religieusement prié par Assunta et si généreusement gratifié par Basso-Tomeo d'une messe et de douze cierges, avait voulu mettre dans les filets du vieux pêcheur et de ses trois fils un spécimen de tous les poissons du golfe.

Lorsque la traîne sortit de la mer et qu'elle apparut sur le rivage avec sa poche pleine à rompre, on eût dit que c'était non pas la Méditerranée, mais le Pactole qui dégorgeait toutes ses richesses sur la plage.

La dorade aux reflets d'or, la bonite aux mailles d'acier, la spinola à la robe d'argent, la trille au corsage rose, le dentiche aux nageoires lie de vin, le mulet au museau arrondi, le poisson-soleil que l'on croirait un tambour de basque tombé à la mer, enfin le poisson Saint-Pierre, qui porte sur ses flancs l'empreinte des doigts de l'apôtre, faisaient escorte, et semblaient la cour, les ministres, les chambellans d'un thon magnifique qui pesait au moins soixante rotoli, et qui semblait ce roi de la mer que, dans la Muette de Portici, promet Masaniello à ses compagnons sur un air si charmant.

Le vieux Basso-Tomeo se tenait la tête à deux mains, ne pouvait en croire ses yeux et trépignait de joie. Les paniers apportés par le vieillard et ses fils, dans l'espoir d'une pêche abondante, une fois remplis jusqu'aux bords, ne contenaient pas le tiers de cette magnifique moisson faite dans la plaine qui se laboure toute seule.

Les enfants se mirent à la recherche de nouveaux récipients, tandis que Basso-Tomeo, dans sa reconnaissance, racontait à tout venant qu'il devait ce miracle à la faveur toute particulière de saint François, son patron, à l'autel duquel il avait fait dire une messe et brûler douze cierges.

Le thon faisait surtout l'admiration du vieux pêcheur et des assistants: c'était un miracle qu'après les secousses qu'il avait données au filet, il ne l'eût pas rompu, et, en s'ouvrant à travers ses mailles une fuite pour lui-même, n'eût pas ouvert en même temps un passage à toute la gent écaillée qui bondissait autour de lui.

Chacun, au récit du vieux Basso-Tomeo et à la vue de sa pêche, se signait et criait: Evviva san Francisco! Don Clémente seul, qui, de sa fenêtre, dominait toute cette scène, paraissait mettre en doute l'intervention du saint, et attribuer tout simplement ce miraculeux coup de filet à une de ces chances heureuses et comme en rencontrent parfois les pêcheurs.

Placé d'ailleurs comme il l'était, c'est-à-dire à la fenêtre du premier étage de son palais et pouvant plonger du regard jusqu'au coude que fait le quai de la Marinella, il voyait ce que Basso-Tomeo, enfermé avec son poisson au milieu d'un cercle de féliciteurs, ne pouvait pas voir et ne voyait pas.

Ce que don Clemente voyait et ce que ne voyait point Basso-Tomeo, c'était fra Pacifico, arrivant du côté du marché avec son âne, tenant orgueilleusement le milieu du pavé comme d'habitude, et devant infailliblement, s'il suivait la ligne droite, se heurter au monceau de poissons que venait de tirer de la mer le vieux Basso-Tomeo.

Ce fut ce qui arriva; en voyant un attroupement qui lui barrait le passage, sans savoir la cause de cet attroupement, fra Pacifico, pour le fendre plus facilement, prit Jacobin par la longe et marcha le premier en disant:

—Place! au nom de saint François, place!

On comprend facilement que, dans une foule chantant les louanges du fondateur des ordres mineurs, un nouveau venu, quel qu'il fut, se présentant au nom du saint, devait trouver place; mais place fut faite par cette même foule avec d'autant plus de promptitude et de vénération, que l'on reconnut fra Pacifico et son âne Jacobin, que chacun savait avoir l'honneur d'être attachés au service particulier du saint.

Fra Pacifico allait donc, fendant la foule, ignorant ce qu'elle contenait à son centre, lorsque tout à coup il se trouva face à face avec le vieux Tomeo et manqua de trébucher contre la montagne de poissons qui se mouvaient encore dans les dernières convulsions de l'agonie!

C'était ce moment qu'attendait don Clemente; car il pouvait prévoir qu'il allait se passer une lutte curieuse entre le pêcheur et le moine; en effet, à peine Basso-Tomeo eut-il reconnu Pacifico traînant derrière lui Jacobin, que, comprenant à quelle dîme exorbitante il allait être soumis, il jeta un cri de terreur et pâlit, tandis qu'au contraire le visage de fra Pacifico s'illumina d'un formidable sourire en voyant vers quelle belle aubaine sa bonne étoile le conduisait.

Il avait justement trouvé le marché au poisson si mal fourni, qu'il n'avait, quoique le lendemain fût jour maigre, rien jugé digne de la bouche si finement connaisseuse des capucins de Saint-Éphrem.

—Ah! ah! fit don Clemente assez haut pour être entendu d'en bas, c'est-à-dire du quai, voilà qui devient intéressant.

Quelques personnes levèrent la tête; mais, ne comprenant pas ce que voulait dire le jeune homme à la robe de chambre de velours, ils reportèrent presque aussitôt leurs regards sur Basso-Tomeo et fra Pacifico.

Au reste, frère Pacifique ne laissa point longtemps Basso-Tomeo dans les transes du doute; il prit son cordon, l'étendit sur le thon et prononça les paroles sacramentelles:

—Au nom de saint François!

C'était ce que prévoyait don Clemente; il éclata de rire.

Il était évident qu'il allait assister au combat de deux des plus puissants mobiles des actions humaines: la superstition et l'intérêt.

Basso-Tomeo, qui croyait fermement tenir sa pêche de saint François, défendrait-il le plus beau morceau de cette pêche contre saint François lui-même, ou, ce qui était exactement la même chose, contre son représentant?

D'après ce qui allait se passer, don Clemente apprécierait dans la lutte que Naples allait avoir à soutenir pour la conquête de ses droits, quel fond les patriotes pouvaient faire sur le peuple, et si ce peuple, pour lequel ils se dévoueraient au moment du renversement des préjugés, combattrait en faveur de ces préjugés, ou contre eux.

L'épreuve ne fut pas heureuse pour le philosophe.

Après un combat intérieur qui ne dura au reste que quelques secondes, l'intérêt fut vaincu par la superstition, et le vieux pêcheur, qui avait paru disposé un instant à défendre sa propriété en cherchant des yeux si ses trois fils étaient de retour avec les paniers qu'ils étaient allés prendre, fit un pas en arrière, et, démasquant l'objet en litige, dit humblement:

—Saint François me l'avait donné, saint François me le reprend. Vive saint François! Ce poisson est à vous, mon père.

—Ah! l'imbécile! ne put s'empêcher de s'écrier don Clemente.

Tous levèrent la tête, et les regards de la foule se fixèrent sur le jeune homme à la physionomie railleuse; l'expression des visages de ceux qui regardaient ne dépassait pas encore l'étonnement, car personne ne comprenait parfaitement à qui s'adressait l'épithète d'imbécile.

—Oh! c'est toi, Basso-Tomeo, et non un autre que j'appelle imbécile! s'écria don Clémente.

—Et pourquoi cela, Excellence?

—Parce que, toi et tes trois fils, qui êtes d'honnêtes gens, de braves travailleurs, et, de plus, de vigoureux gaillards, vous vous laissez enlever le prix de votre labeur par un moine fripon, paresseux et impudent.

Fra Pacifico, qui avait cru que la vénération attachée à son habit le mettait hors de la question, attaqué ainsi en face et à l'improviste, chose qu'il n'eût jamais crue possible, poussa un rugissement de colère et montra son bâton à don Clemente.

—Garde tan bâton pour ton âne, moine; il n'y a qu'à lui que ton bâton puisse faire peur.

—Oui; mais je vous en préviens, don Cicillo6, mon âne s'appelle Jacobin.

Note 6: (retour)

Nom que l'on donne à Naples aux muscadins, mirliflores, dandys, etc.

—Eh bien, alors, c'est ton âne qui porte le nom de l'homme, et c'est toi qui as le nom de la bête.

La foule se mit à rire: elle commence toujours, lorsqu'elle écoute une dispute, par être du parti de celui qui a de l'esprit.

Fra Pacifico, furieux, ne sut qu'apostropher don Clemente de ce nom qui était pour lui la plus terrible injure.

—Je te dis que tu es un jacobin! Cet homme est un jacobin, mes frères; le voyez-vous avec ses cheveux coupés à la Titus et son pantalon sous sa robe de chambre? Jacobin! jacobin! jacobin!

—Jacobin tant que tu voudras, et je me vante d'être jacobin.

—Vous entendez, hurla fra Pacifico, il avoue qu'il est jacobin!

—D'abord, lui dit don Clemente, sais-tu ce que c'est qu'un jacobin?

—C'est un démagogue, un sans-culotte, un septembriseur, un régicide.

—En France, c'est possible; mais, à Naples, écoute bien ceci et tâche de ne pas l'oublier: jacobin veut dire un honnête homme qui aime son pays, qui voudrait le bonheur du peuple, et, par conséquent, l'abolition des préjugés qui l'abrutissent; qui demande l'égalité, c'est-à-dire les mêmes lois pour les petits comme pour les grands; la liberté pour tous, afin que tous les pêcheurs puissent jeter également leurs filets dans toutes les parties du golfe, et qu'il n'y ait point de réserves même pour le roi, à Portici, à Chiatamone et à Mergellina attendu que la mer est à tout le monde, comme l'air que nous respirons, comme le soleil qui nous éclaire; un jacobin, enfin, c'est un homme qui veut la fraternité, c'est-à-dire qui regarde tous les hommes comme ses frères, et qui dit: «Il n'est pas juste que les uns se reposent et mendient, tandis que les autres se fatiguent et travaillent,» ne voulant pas qu'un pauvre pêcheur qui a passé la nuit à poser ses filets et la journée à les tirer, quand il a, une fois par hasard, ce qui lui arrive tous les dix ans, pris un poisson qui vaut trente ducats...

La foule sembla trouver le prix trop élevé et se mit à rire.

—J'en donne trente ducats, moi, continua Filomarino. Eh bien, je le répète, un jacobin est un homme qui ne veut pas que, quand un pauvre pêcheur a pris un poisson qui vaut trente ducats, il lui soit volé par un homme,—je me trompe, un moine!—un moine n'est pas un homme; celui qui mérite le nom d'homme est celui qui rend des services à ses frères, et non celui qui les vole, celui qui rend des services à la société et non celui qui est à sa charge, qui travaille et qui touche honorablement le prix de son labeur pour nourrir une femme et des enfants, et non celui qui, la plupart du temps, détourne la femme des autres et débauche ses enfants au profit de la paresse et de l'oisiveté. Voilà ce que c'est qu'un jacobin, moine, et, si c'est là ce que c'est qu'un jacobin, oui, je suis jacobin!

—Vous l'entendez! s'écria le moine exaspéré, il insulte l'Église, il insulte la religion, il insulte saint François... C'est un athée!

Plusieurs voix demandèrent:

—Qu'est-ce qu'un athée?

—C'est, répondit fra Pacifico, un homme qui ne croit pas en Dieu, qui ne croit pas en la Madone, qui ne croit pas en Jésus-Christ, enfin qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.

A chacune de ces accusations, don Clemente Filomarino avait vu les yeux de la foule s'animer et briller de plus en plus. Il était évident que, si la lutte continuait entre lui et le moine, et avait pour arbitre une foule ignorante et fanatique, le résultat serait contre lui. A la dernière accusation, quelques hommes avaient poussé un cri de colère en lui montrant le poing et en répétant après fra Pacifico:

—C'est un jacobin, c'est un athée, c'est un homme qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.

—Enfin, continua le moine, qui avait gardé cet argument pour le dernier, c'est un ami des Français.

Quelques hommes, à cette dernière invective, ramassèrent des pierres.

—Et vous, leur cria don Clemente, vous êtes des ânes auxquels on ne mettra jamais de bâts assez pesants et auxquels on ne fera jamais porter de charges assez lourdes.

Et il referma sa fenêtre.

Mais, au moment où il refermait sa fenêtre, une voix cria:

—A bas les Français! Mort aux Français!

Et cinq ou six pierres brisèrent la vitre derrière don Clemente.

Une de ces pierres, l'atteignant au visage, lui fit une légère blessure.

Peut-être, si le jeune homme eût eu la prudence de ne point reparaître, la colère de cette multitude se fût-elle calmée par cette vengeance; mais, furieux à la fois de l'insulte et de la douleur, il s'élança sur son fusil de chasse chargé à balle, rouvrit la fenêtre, et, le visage rayonnant de colère et splendide de dédain:

—Qui a jeté la pierre? qui m'a atteint là, là, là? dit-il en montrant sa joue ensanglantée.

—Moi, répondit un homme d'une quarantaine d'années, court de taille, mais vigoureusement bâti, coiffé d'un chapeau de paille, vêtu d'une veste et d'une culotte blanches, en croisant ses bras sur sa poitrine et en faisant jaillir par le geste un flot de farine de sa veste; moi, Gaetano Mammone.

A peine l'homme à la veste blanche avait-il prononcé ces paroles, que don Clemente Filomarino appuyait son fusil à son épaule et lâchait le coup.

L'amorce seule brûla.

—Miracle! cria don Pacifico en chargeant son poisson sur son âne, et en laissant don Clemente aux prises avec la foule; miracle!

Et il descendit du côté de l'Immacolatella, en criant:

—Miracle! miracle!

Deux cents voix crièrent après lui: «Miracle!» Mais, au milieu de toutes ces voix, la même voix qui s'était déjà fait entendre répéta:

—Mort au jacobin! mort à l'athée! mort à l'ami des Français!

Et toutes les voix qui avaient crié: «Miracle!» crièrent:

—A mort! à mort!

La guerre était déclarée.

Une partie de la foule s'engouffra dans la grande porte pour venir attaquer don Clemente par l'intérieur; d'autres appuyèrent une échelle à la fenêtre et commencèrent de l'escalader.

Don Clemente lâcha son second coup de fusil au hasard, au milieu de la foule: un homme tomba.

C'était, de la part de l'imprudent jeune homme, renoncer à toute miséricorde. Il ne lui restait plus qu'à vendre chèrement sa vie.

Il assomma d'un coup de crosse de fusil le premier dont la tête parut au niveau de la fenêtre; l'homme ouvrit les bras et tomba à la renverse.

Puis, jetant dans la chambre son fusil dont le bois s'était cassé par la violence du coup, il prit de chaque main un pistolet de tir, et les deux premiers assaillants qui se montrèrent, reçurent, l'un une balle dans la tête, l'autre une balle dans la poitrine.

Tous deux tombèrent en dehors, et restèrent sans mouvement sur le pavé.

Les cris de rage redoublèrent; de tous les côtés du quai, on accourait pour prêter main-forte aux assaillants.

Don Clemente Filomarino entendit en ce moment craquer la porte d'entrée et des pas s'approcher de la chambre.

Il courut à la porte et la ferma à la clef.

C'était un bien faible rempart contre la mort.

Il n'avait pas eu le temps de recharger ses pistolets, et son fusil était brisé; mais il lui restait le canon, armé des batteries, dont il pouvait se servir comme d'une masse; il lui restait ses épées de duel.

Il les décrocha de la muraille, les posa derrière lui sur une chaise, ramassa le canon de son fusil, et résolut de se défendre jusqu'à la dernière extrémité.

Un nouvel assaillant parut à la fenêtre, le fusil s'abattit sur lui; s'il eût atteint la tête, il l'eût fendue; mais, par un mouvement rapide, l'homme sauva son crâne et reçut le coup de massue sur l'épaule. Il saisit le fusil, se cramponna des deux mains aux parties saillantes, sous-garde et batterie. Don Clemente vit que c'était une lutte à soutenir, pendant laquelle on pouvait enfoncer la porte; il abandonna l'arme au moment où son adversaire s'attendait à la résistance: le point d'appui lui manquant, l'homme tomba à la renverse; mais don Clemente perdait son arme la plus terrible.

Il sauta sur ses épées.

Un craquement terrible se fit entendre; le fer d'une hache passa à travers le faible battant de la porte de sa chambre.

Au moment où le fer se retirait pour frapper un second coup, le jeune homme darda son épée par l'ouverture que la hache avait faite, il entendit un blasphème.

—Touché! dit-il en riant de ce rire sauvage que font entendre, dans les joies de la vengeance, ceux qui n'ont plus rien à espérer que de mourir en faisant le plus de mal possible à leurs ennemis.

Le bruit de la chute d'un corps pesant se fit entendre derrière lui; un homme venait de sauter du balcon dans la chambre, un poignard à la main.

La fine lame de l'épée se croisa avec le poignard, pareille à un éclair; l'homme poussa un soupir et tomba; le fer lui était ressorti de six pouces entre les deux épaules.

Un second coup de hache brisa le panneau de la porte. Don Clemente allait faire face à ses nouveaux adversaires, lorsqu'il vit passer dans l'air, venant d'en haut et tombant dans la rue, des papiers et des livres.

Il comprit que ces furieux étaient montés au second étage, avaient brisé la porte de l'appartement de son frère, qui peut-être même, ne soupçonnant aucun danger, l'avait laissée ouverte dans sa hâte à se rendre chez Dura, et que ces papiers, c'étaient les autographes, les livres, les Elzévirs du duc della Torre, que ces misérables, dans leur ignorance des trésors qu'ils gaspillaient, jetaient par la fenêtre.

Blessé par une pierre, il avait poussé un cri de rage; à la vue de cette profanation, il poussa un cri de douleur.

Son frère, son pauvre frère, quel serait son désespoir lorsqu'il rentrerait!

Don Clemente oublia son danger, oublia que, quand le duc de la Torre rentrerait, il aurait probablement une bien autre perte à déplorer que celle de ses autographes et de ses Elzévirs. Il ne vit que cet abîme ouvert dans sa vie, par son imprudence à lui, au moment où il s'y attendait le moins, abîme dans lequel s'engloutissaient en un instant trente longues années de soins incessants et de recherches assidues, et sa rage en redoubla contre ces brutes à qui la vengeance exercée sur l'homme ne suffisait pas et qui l'étendaient aux objets inanimés, qu'ils détruisaient sans en connaître la valeur et par un simple instinct de destruction.

Il eut un instant l'idée de parlementer avec ses ennemis, de se livrer à eux et de faire de sa mort la rançon des livres et des manuscrits précieux de son frère. Mais, à l'aspect de ces visages où la colère le disputait à la stupidité, il comprit que ces hommes, certains qu'il ne pouvait leur échapper, ne transigeraient pas avec lui, mais que, leur indiquant seulement la valeur des objets qu'il voulait sauver, il rendrait le salut de ces objets moins probable qu'en le leur laissant ignorer.

Il résolut donc de ne rien demander, et, comme sa mort était certaine, que rien ne pouvait le sauver, de rendre seulement, par un effort désespéré, cette mort plus facile et plus prompte.

Lui mort, ses ennemis ne pousseraient peut-être pas plus loin leur vengeance.

Il restait à don Clemente à examiner sa position avec sang-froid et à en tirer, au point de vue de la vengeance, le meilleur parti possible.

La fenêtre paraissait abandonnée comme étant d'un abord trop dangereux; il y courut; trois mille lazzaroni peut-être encombraient le quai; par bonheur, pas un n'avait d'armes à feu: il put donc regarder par la fenêtre.

Au-dessous de la fenêtre, ces hommes faisaient un immense amas de bois qu'ils allaient chercher sur la plage, laquelle, à l'endroit dont nous parlons, forme un gigantesque chantier où sont réunis bois à brûler et bois de construction, tandis que d'autres fourraient, sous cet amas de bois disposé en bûcher, les livres et les papiers que les dévastateurs continuaient de leur envoyer par la fenêtre du deuxième étage et qui étaient destinés à y mettre le feu.

D'un autre côté, la porte était près de céder sous les efforts des assaillants et surtout sous les coups de hache de l'homme à la veste blanche.

La porte pouvait encore tenir dix secondes; avec de la présence d'esprit et une main sûre, c'était à peu près le temps qu'il fallait à don Clemente pour recharger ses pistolets.

On sait la promptitude avec laquelle se chargent les pistolets de tir, où la balle presse directement la poudre. Les pistolets étaient chargés et amorcés au moment où la porte céda.

Un flot d'hommes se répandit dans la chambre; les deux coups partirent en même temps comme deux éclairs; deux hommes roulèrent sur le carreau.

Don Clemente se retourna pour saisir les épées; mais, avant qu'il eût eu le temps d'étendre les mains vers elles, il se trouva littéralement enveloppé de couteaux et de poignards.

Il allait être percé de vingt coups à la fois et s'élançait de toutes les puissances de son coeur au-devant de cette mort si prompte qui lui sauvait l'agonie, lorsque l'homme à la hache et à la veste blanche, faisant tournoyer sa hache au-dessus de sa tête, s'écria:

—Que personne ne le touche! Le sang de cet homme est à moi.

L'ordre arriva à temps pour sauver à don Clemente dix-neuf coups de couteau sur vingt; mais un vingtième, plus pressé que les autres, avait déjà frappé au-dessous de la gorge. Tout ce que put faire l'assassin pour obéir fut donc de reculer d'un pas en laissant le couteau dans la plaie.

Le blessé resta debout, mais oscillant comme un homme qui va tomber. Gaetano Mammone jeta sa hache, bondit jusqu'à lui, l'appuya et le maintint d'une main à la muraille, de l'autre déchira, sans que don Clemente eût la volonté ou la force de s'y opposer, la robe de chambre, la chemise de batiste du blessé, lui mit la poitrine nue, arracha le couteau resté dans la gorge, et appliqua avidement sa bouche à la plaie, d'où jaillissait un long filet incarnat.

Ainsi fait le tigre suspendu au cou du cheval, dont il ouvre l'artère, et dont il boit le sang.

Don Clemente sentit que cet homme, ou plutôt cette bête fauve lui tirait violemment la vie du corps; instinctivement il lui appuya les mains aux épaules et essaya de le repousser, comme Anthée essaye de repousser Hercule qui l'étouffe. Mais, ou son adversaire était trop robuste, ou don Clemente était trop affaibli; ses bras se détendirent lentement. Il lui sembla que cet homme, après son sang, après sa vie, tirait à lui son âme; une sueur froide passa sur son front, un frisson mortel courut dans ses veines à moitié vides; il poussa un long soupir et s'évanouit.

En cessant de sentir palpiter sa victime, le vampire se détacha d'elle; sa bouche se tordit dans un sourire d'effroyable volupté.

—La! dit-il, je suis désaltéré; maintenant, vous autres, faites ce que vous voudrez de ce cadavre.

Et, en effet, Gaetano Mammone cessa de maintenir contre la muraille le corps de don Clemente, qui, s'affaissant sur lui-même, tomba inerte sur le carreau.

Pendant ce temps, joyeux comme un enfant qui vient d'obtenir le joujou qu'il désire, le duc della Torre avait reçu des mains du libraire Dura, le Perse de 1664, s'était bien assuré de l'identité de l'édition en reconnaissant que les livres portaient pour frontispice l'écu avec les deux sceptres croisés, et n'avait point reculé devant le prix de soixante-deux ducats que lui avait demandé le libraire. En effet, que maintenant il se procure le Térence de 1661, et sa collection d'Elzévirs sera complète, bonheur auquel trois amateurs seulement, un à Paris, un à Amsterdam, un à Vienne, pouvaient se vanter d'être arrivés!

Maître du précieux volume, le duc ne songea plus qu'à remonter dans le carrozzello qui l'avait amené, et à reprendre le chemin de son palais. Avec quel bonheur il allait revoir don Clemente, lui montrer son trésor et lui prouver la supériorité des joies du bibliomane sur celles des autres hommes! Ah! s'il pouvait y amener ce jeune homme, qui avait de si belles qualités, mais à qui manquait celle-là, ce serait un cavalier complet; tandis que don Clemente était encore comme la collection du duc: il avait toutes les qualités hors une; comme lui, l'heureux bibliomane avait toutes les éditions des Elzévirs père, fils et neveu, moins le Térence.

Et, le sourire sur les lèvres, le duc revenait, retournant dans sa pensée tous ces concetti où son esprit avait moins de part que son coeur, regardant son précieux volume, le serrant entre ses deux mains, le pressant contre sa poitrine, mourant d'envie de le baiser, ce qu'il eût fait bien certainement s'il eût été seul, lorsque, en arrivant à Supportico-Strettela, il commença à distinguer un immense attroupement qui lui paraissait s'être formé devant son palais. Cependant, sans doute se trompait-il; que feraient ces hommes devant son palais?

Mais une chose lui paraissait bien plus extraordinaire encore que ces hommes réunis à cet endroit. C'étaient tous ces livres et ces papiers qui, pareils à une troupe d'oiseaux, semblaient s'envoler des fenêtres de sa bibliothèque! Sans doute, la perspective le trompait; ces fenêtres auxquelles de temps en temps apparaissaient des hommes correspondant par des gestes de colère avec ceux de la rue, ces fenêtres n'étaient point les siennes.

Mais, au fur et à mesure que le carrozzello avançait, il n'était plus permis au duc de douter, et son coeur se serrait d'une invincible angoisse; quoique plus rapproché à chaque pas, à chaque pas il voyait moins distinctement. Un nuage s'étendait sur ses yeux, pareil à ceux que l'on a en songe, et, à voix basse, mais d'une voix de plus en plus anxieuse, il se disait les yeux fixes, le cou tendu, la tête en avant du corps:

—Je rêve! je rêve! je rêve!

Mais force lui fut bientôt de s'avouer à lui-même qu'il ne rêvait pas, et que quelque catastrophe inattendue, formidable, s'accomplissait chez lui et sur lui.

L'attroupement venait jusqu'au vico Marina-del-Vino, et chacun des hommes qui formaient cet attroupement, pris d'une folle frénésie, hurlait:

—A mort le jacobin! à mort l'athée! à mort l'ami des Français! au bûcher! au bûcher!

Un éclair terrible traversa l'esprit du duc; des hommes débraillés, à moitié nus, sanglants, gesticulaient aux fenêtres de l'appartement de son frère. Il sauta à bas du carrozzello, pénétra comme un insensé dans cette foule, poussant des cris inarticulés, écartant, avec une force qu'il ne se connaissait pas lui-même, des hommes dix fois plus robustes que lui, et, à mesure qu'il entrait dans cet océan dont chaque flot était un homme, il le sentait plus irrité, plus grondant, plus passionné.

Enfin, parti de la circonférence, il arriva au centre, et, arrivé là, jeta un cri.

Il se trouvait en face d'un bûcher composé de bois de toute espèce, sur lequel, sanglant, évanoui, mutilé, son frère était couché à moitié nu. Il n'y avait point à le méconnaître, il n'y avait point à dire: «Ce n'est pas lui.» Non, non! c'était bien lui, don Clemente, l'enfant de son coeur, le frère de ses entrailles!

Le duc ne comprit qu'une chose et il n'avait besoin de comprendre que celle-là: c'est que ces tigres qui rugissaient, c'est que ces cannibales qui hurlaient, c'est que ces démons qui riaient et chantaient autour de ce bûcher étaient les assassins de son frère.

Il faut rendre cette justice au duc que, croyant son frère mort, il n'eut pas un seul instant l'idée de lui survivre; la possibilité ne s'en présenta même point à son esprit.

—Ah! misérables! traîtres et lâches assassins! Ah! bourreaux immondes! s'écria-t-il, vous ne pourrez pas du moins nous empêcher de mourir ensemble!

Et il se jeta sur le corps de son frère.

Toute la bande hurla de joie: elle avait deux victimes au lieu d'une, et, au lieu d'une victime insensible inerte, aux trois quarts morte, une victime vivante, sur laquelle on pouvait épuiser les tortures en les prolongeant.

Domitien disait en parlant des chrétiens:

«Ce n'est point assez qu'ils meurent; il faut qu'ils se sentent mourir.»

Le peuple de Naples est, sous ce rapport, le digne héritier de Domitien.

En une seconde, le duc della Torre fut lié sur le corps de son frère aux poutres du bûcher.

Don Clemente rouvrit les yeux. Il avait senti sur ses lèvres la pression d'une bouche amie.

Il reconnut le duc.

Déjà noyé dans le vague de la mort, il murmura:

—Antonio! Antonio! pardonne-moi!

—Tu l'as dit, don Clemente, répondit le duc, les dieux nous aiment; ainsi que Cléobis et Biton, nous mourrons ensemble! Je te bénis, frère de mon coeur! je te bénis, Clemente!

En ce moment, au milieu des cris de joie, des railleries impies, des blasphèmes sanglants de cette multitude, un homme approcha une torche des papiers et des livres amassés au pied du bûcher et auxquels le duc n'avait donné ni un regard ni un soupir, tandis qu'un autre s'écriait:

—De l'eau! de l'eau! il ne faut pas qu'ils meurent trop vite!

Et, en effet, le supplice des deux frères dura trois heures!

Ce fut au bout de trois heures seulement que, rassasié de souffrances, le peuple se dispersa, chaque homme emportant un lambeau de chair brûlée, au bout de son couteau, de son poignard ou de son bâton.

Les os restèrent au bûcher, qui continua de les consumer lentement.

Le docteur Cirillo put alors passer et continuer sa route vers Portici; c'était l'agonie de ces deux martyrs qui lui barrait le chemin.

Ainsi périrent le duc della Torre et son frère, don Clemente Filomarino, les deux premières victimes des fureurs populaires de Naples.

Les armes de la ville au beau ciel sont une cavale passante; mais cette cavale, issue des chevaux de Diomède, s'est bien souvent nourrie de chair humaine.

Cinquante minutes après, le docteur Cirillo était à Portici et le cocher avait gagné sa piastre.

Le même soir, déguisé, par le chemin qu'il avait déjà suivi pour sortir une première fois du royaume de Naples, Hector Caraffa gagnait la frontière pontificale et se rendait en toute hâte à Rome pour annoncer au général Championnet l'accident arrivé à son aide de camp, et conférer avec lui des mesures à prendre en cette grave circonstance.

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