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La San-Felice, Tome 04

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 04

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Title: La San-Felice, Tome 04

Author: Alexandre Dumas

Release date: June 14, 2006 [eBook #18586]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 04 ***


ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME IV

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



LVI

LE RETOUR

Mack avait eu raison de craindre la rapidité des mouvements de l'armée française: déjà, dans la nuit qui avait suivi la bataille, les deux avant-gardes, guidées, l'une par Salvato Palmieri, l'autre par Hector Caraffa, avaient pris la route de Civita-Ducale, dans l'espérance d'arriver, l'une à Sora par Tagliacozzo et Capistrello, et l'autre à Ceprano par Tivoli, Palestrina, Valmontone et Ferentina, et de fermer ainsi aux Napolitains le défilé des Abruzzes.

Quant à Championnet, ses affaires une fois finies à Rome, il devait prendre la route de Velletri et de Terracina par les marais Pontins.

Au point du jour, après avoir fait donner à Lemoine et à Casabianca des nouvelles de la victoire de la veille, et leur avoir ordonné de marcher sur Civita-Ducale pour se réunir au corps d'armée de Macdonald et de Duhesme et prendre avec eux la route de Naples, il partit avec six mille hommes pour rentrer à Rome, fit vingt-cinq milles dans sa journée, campa à la Storta, et, le lendemain, à huit heures du matin, se présenta à la porte du Peuple, rentra dans Rome au bruit des salves de joie que tirait le château Saint-Ange, prit la rive gauche du Tibre et regagna le palais Corsini, où, comme le lui avait promis le baron de Riescach, il retrouva chaque chose à la place où il l'avait laissée.

Le même jour, il fit afficher cette proclamation:

«Romains!

»Je vous avais promis d'être de retour à Rome avant vingt jours; je vous tiens parole, j'y rentre le dix-septième.

»L'armée du despote napolitain a osé présenter le combat à l'armée française.

»Une seule bataille a suffi, pour l'anéantir, et, du haut de vos remparts, vous pouvez voir fuir ses débris vers Naples, où les précéderont nos légions victorieuses.

»Trois mille morts et cinq mille blessés étaient couchés hier sur le champ de bataille de Civita-Castellana; les morts auront la sépulture honorable du soldat tué sur le champ de bataille, c'est-à-dire le champ de bataille lui-même; les blessés seront traités comme des frères; tous les hommes ne le sont-ils pas aux yeux de l'Éternel qui les a créés!

»Les trophées de notre victoire sont cinq mille prisonniers, huit drapeaux, quarante-deux pièces de canon, huit mille fusils, toutes les munitions, tous les bagages, tous les effets de campement et enfin le trésor de l'armée napolitaine.

»Le roi de Naples est en fuite pour regagner sa capitale, où il rentrera honteusement, accompagné des malédictions de son peuple et du mépris du monde.

»Encore une fois, le Dieu des armées a béni notre cause.—Vive la République!

»CHAMPIONNET.»

Le même jour, le gouvernement républicain était rétabli à Rome; les deux consuls Mattei et Zaccalone, si miraculeusement échappés à la mort, avaient repris leur poste, et, sur l'emplacement du tombeau de Duphot, détruit, à la honte de l'humanité, par la population romaine, on éleva un sarcophage où, à défaut de ses nobles restes jetés aux chiens, on inscrivit son glorieux nom.

Ainsi que l'avait dit Championnet, le roi de Naples avait fui; mais, comme certaines parties de ce caractère étrange resteraient inconnues à nos lecteurs, si nous nous contentions, comme Championnet dans sa proclamation, d'indiquer le fait, nous leur demanderons la permission de l'accompagner dans sa fuite.

A la porte du théâtre Argentina, Ferdinand avait trouvé sa voiture et s'était élancé dedans avec Mack, en criant à d'Ascoli d'y monter après eux.

Mack s'était respectueusement placé sur le siége de devant.

—Mettez-vous au fond, général, lui dit le roi ne pouvant pas renoncer à ses habitudes de raillerie, et ne songeant pas qu'il se raillait lui-même; il me paraît que vous allez avoir assez de chemin à faire à reculons, sans commencer avant que la chose soit absolument nécessaire.

Mack poussa un soupir et s'assit près du roi.

Le duc d'Ascoli prit place sur le devant.

On toucha au palais Farnèse; un courrier était arrivé de Vienne apportant une dépêche de l'empereur d'Autriche; le roi l'ouvrit précipitamment et lut:

«Mon très-cher frère, cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré.

»Laissez-moi vous féliciter bien sincèrement sur le succès de vos armes et sur votre entrée triomphale à Rome...»

Le roi n'alla pas plus loin.

—Ah! bon! dit-il, en voilà une qui arrive à propos.

Et il remit la dépêche dans sa poche.

Puis, regardant autour de lui:

—Où est le courrier qui a apporté cette lettre? demanda-t-il.

—Me voici, sire, fit le courrier en s'approchant.

—Ah! c'est toi, mon ami? Tiens voilà pour ta peine, dit le roi en lui donnant sa bourse.

—Votre Majesté me fera-t-elle l'honneur de me donner une réponse pour mon auguste souverain.

—Certainement; seulement, je te la donnerai verbale, n'ayant pas le temps d'écrire. N'est-ce pas, Mack, que je n'ai pas le temps?

Mack baissa la tête.

—Peu importe, dit le courrier; je peux répondre à Votre Majesté que j'ai bonne mémoire.

—De sorte que tu es sûr de rapporter à ton auguste souverain ce que je vais te dire?

—Sans y changer une syllabe.

—Eh bien, dis-lui de ma part, entends-tu bien? de ma part...

—J'entends, sire.

—Dis-lui que son frère et cousin, oncle et beau-père, allié et confédéré le roi Ferdinand est un âne.

Le courrier recula effrayé.

—N'y change pas une syllabe, reprit le roi, et tu auras dit la plus grande vérité qui soit jamais sortie de ta bouche.

Le courrier se retira stupéfié.

—Et maintenant, dit le roi, comme j'ai dit à Sa Majesté l'empereur d'Autriche tout ce que j'avais à lui dire, partons.

—J'oserai faire observer à Votre Majesté, dit Mack, qu'il n'est pas prudent de traverser la plaine de Rome en voiture.

—Et comment voulez-vous que je la traverse? A pied?

—Non, mais à cheval.

—A cheval! Et pourquoi cela, à cheval?

—Parce qu'en voiture, Votre Majesté est obligée de suivre les routes, tandis qu'à cheval, au besoin, Votre Majesté peut prendre à travers les terres; excellent cavalier comme est Votre Majesté, et montée sur un bon cheval, elle n'aura point à craindre les mauvaises rencontres.

—Ah! malora! s'écria le roi, on peut donc en faire?

—Ce n'est pas probable; mais je dois faire observer à Votre Majesté que ces infâmes jacobins ont osé dire que, si le roi tombait entre leurs mains...

—Eh bien?

—Ils le pendraient au premier réverbère venu si c'était dans la ville, au premier arbre rencontré si c'était en plein champ.

Fuimmo, d'Ascoli! fuimmo!... Que faites-vous donc là-bas, vous autres fainéants? Deux chevaux! deux chevaux! les meilleurs! C'est qu'ils le feraient comme ils le disent, les brigands! Cependant, nous ne pouvons pas aller jusqu'à Naples à cheval?

—Non, sire, répondit Mack; mais, à Albano, vous prendrez la première voiture de poste venue.

—Vous avez raison. Une paire de bottes! Je ne peux pas courir la poste en bas de soie. Une paire de bottes! Entends-tu, drôle?

Un valet de pied se précipita par les escaliers et revint avec une paire de longues bottes.

Ferdinand mit ses bottes dans la voiture, sans plus s'inquiéter de son ami d'Ascoli que s'il n'existait pas.

Au moment où il achevait de mettre sa seconde botte, on amena les deux chevaux.

—A cheval, d'Ascoli! à cheval! dit Ferdinand. Que diable fais-tu donc dans le coin de la voiture? Je crois, Dieu me pardonne, que tu dors!

—Dix hommes d'escorte, cria Mack, et un manteau pour Sa Majesté!

—Oui, dit le roi montant à cheval, dix hommes d'escorte et un manteau pour moi.

On lui apporta un manteau de couleur sombre dans lequel il s'enveloppa.

Mack monta lui-même à cheval.

—Comme je ne serai rassuré que quand je verrai Votre Majesté hors des murs de la ville, je demande à Votre Majesté la permission de l'accompagner jusqu'à la porte San-Giovanni.

—Est-ce que vous croyez que j'ai quelque chose à craindre dans la ville, général?

—Supposons... ce qui n'est pas supposable...

—Diable! fit le roi; n'importe, supposons toujours.

—Supposons que Championnet ait eu le temps de faire prévenir le commandant du château Saint-Ange, et que les jacobins gardent les portes.

—C'est possible, cria le roi, c'est possible; partons.

—Partons, dit Mack.

—Eh bien, où allez-vous, général?

—Je vous conduis, sire, à la seule porte de la ville par laquelle on ne supposera jamais que vous sortiez, attendu qu'elle est justement à l'opposé de la porte de Naples; je vous conduis à la porte du Peuple, et, d'ailleurs, c'est la plus proche d'ici; ce qui nous importe, c'est de sortir de Rome le plus promptement possible; une fois hors de Rome, nous faisons le tour des remparts, et, en un quart d'heure, nous sommes à la porte San-Giovanni.

—Il faut que ces coquins de Français soient de bien rusés démons, général, pour avoir battu un gaillard aussi fin que vous.

On avait fait du chemin pendant ce dialogue, et l'on était arrivé à l'extrémité de Ripetta.

Le roi arrêta le cheval de Mack par la bride.

—Holà! général, dit-il, qu'est-ce que c'est que tous ces gens-là qui rentrent par la porte du Peuple?

—S'ils avaient eu le temps matériel de faire trente milles en cinq heures, je dirais que ce sont les soldats de Votre Majesté qui fuient.

—Ce sont eux, général! ce sont eux! Ah! vous ne les connaissez pas, ces gaillards-là; quand il s'agit de se sauver, ils ont des ailes aux talons.

Le roi ne s'était pas trompé, c'était la tête des fuyards qui avaient fait un peu plus de deux lieues à l'heure, et qui commençaient à rentrer dans Rome.

Le roi mit son manteau sur ses yeux et passa au milieu d'eux sans être reconnu.

Une fois hors de la ville, la petite troupe se jeta à droite, suivit l'enceinte d'Aurélien, dépassa la porte San-Lorenzo, puis la porte Maggiore, et enfin arriva à cette fameuse porte San-Giovanni, où le roi, seize jours auparavant, avait en si grande pompe reçu les clefs de la ville.

—Et maintenant, dit Mack, voici la route, sire; dans une heure, vous serez à Albano; à Albano, vous êtes hors de tout danger.

—Vous me quittez, général?

—Sire, mon devoir était de penser au roi avant tout; mon devoir est maintenant de penser à l'armée.

—Allez, et faites de votre mieux; seulement, quoi qu'il arrive, je désire que vous vous rappeliez que ce n'est pas moi qui ai voulu la guerre et qui vous ai dérangé de vos affaires, si vous en aviez à Vienne, pour vous faire venir à Naples.

—Hélas! c'est bien vrai, sire, et je suis prêt à rendre témoignage que c'est la reine qui a tout fait. Et maintenant, que Dieu garde Votre Majesté!

Mack salua le roi et mit son cheval au galop, reprenant la route par laquelle il était venu.

—Et toi, murmura le roi en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval et en le lançant à fond de train sur la route d'Albano, et toi, que le diable t'emporte, imbécile!

On voit que, depuis le jour du conseil d'État, le roi n'avait pas changé d'opinion sur le compte de son général en chef.

Quelques efforts que fissent les dix hommes de l'escorte pour suivre le roi et le duc d'Ascoli, les deux illustres cavaliers étaient trop bien montés, et Ferdinand, qui réglait le pas, avait trop grand'peur, pour qu'ils ne fussent pas bientôt distancés; d'ailleurs, il faut dire qu'avec la confiance qu'avait Ferdinand dans ses sujets, il ne regardait point—en supposant que quelque danger l'attendît sur cette route—l'escorte comme d'un secours bien efficace, et, lorsque le roi et son compagnon arrivèrent à la montée d'Albano, il y avait déjà longtemps que les dix cavaliers étaient revenus sur leurs pas.

Tout le long de la route, le roi avait eu des terreurs paniques. S'il y a un endroit au monde qui présente, la nuit surtout, des aspects fantastiques, c'est la campagne de Rome, avec ses aqueducs brisés qui semblent des files de géants marchant dans les ténèbres, ses tombeaux qui se dressent tout à coup, tantôt à droite, tantôt à gauche de la route, et ces bruits mystérieux qui semblent les lamentations des ombres qui les ont habités. A chaque instant, Ferdinand rapprochait son cheval de son compagnon et, rassemblant les rênes de sa monture pour être prêt à lui faire franchir le fossé, lui demandait: «Vois-tu, d'Ascoli?...» Entends-tu, d'Ascoli?» Et d'Ascoli, plus calme que le roi, parce qu'il était plus brave, regardait et répondait: «Je ne vois rien, sire;» écoutait et répondait: «Sire, je n'entends rien.» Et Ferdinand, avec son cynisme ordinaire, ajoutait:

—Je disais à Mack que je n'étais pas sûr d'être brave; eh bien, maintenant, je suis fixé à ce sujet: décidément, je ne le suis pas.

On arriva ainsi à Albano; les deux fugitifs avaient mis une heure à peine pour venir de Rome; il était minuit, à peu près; toutes les portes étaient fermées, celle de la poste comme les autres.

Le duc d'Ascoli la reconnut à l'inscription écrite au-dessus de la porte, descendit de cheval et frappa à grands coups.

Le maître de poste, qui était couché depuis trois heures, vint, comme d'habitude, ouvrir de mauvaise humeur et en grognant; mais d'Ascoli prononça ce mot magique qui ouvrit toutes les portes:

—Soyez tranquille, vous serez bien payé.

La figure du maître de poste se rasséréna aussitôt.

—Que faut-il servir à Leurs Excellences? demanda-t-il.

—Une voiture, trois chevaux de poste et un postillon qui conduise rondement, dit le roi.

—Leurs Excellences vont avoir tout cela dans un quart d'heure, dit l'hôte.

Puis, comme il commençait de tomber une pluie fine:

—Ces messieurs entreront bien, en attendant, dans ma chambre?

—Oui, oui, dit le roi, qui avait son idée, tu as raison. Une chambre, une chambre tout de suite!

—Et que faut-il faire des chevaux de Leurs Excellences?

—Mets-les à l'écurie; on viendra les reprendre de ma part, de la part du duc d'Ascoli, tu entends?

—Oui, Excellence.

Le duc d'Ascoli regarda le roi.

—Je sais ce que je dis, fit Ferdinand; allons toujours, et ne perdons pas de temps.

L'hôte les conduisit à une chambre où il alluma deux chandelles.

—C'est que je n'ai qu'un cabriolet, dit-il.

—Va pour un cabriolet, s'il est solide.

—Bon! Excellence, avec lui on irait en enfer.

—Je ne vais qu'à moitié chemin, ainsi tout est pour le mieux.

—Alors, Leurs Excellences m'achètent mon cabriolet?

—Non; mais elles te laissent leurs deux chevaux, qui valent quinze cents ducats, imbécile!

—Alors, les chevaux sont pour moi?

—Si on ne te les réclame pas. Si on te les réclame, on te payera ton cabriolet; mais fais vite, voyons.

—Tout de suite, Excellence.

Et l'hôte, qui venait de voir le roi sans manteau, et tout chamarré d'ordres, se retira à reculons et en saluant jusqu'à terre.

—Bon! dit le duc d'Ascoli, nous allons être servis à la minute, les cordons de Votre Majesté ont fait leur effet.

—Tu crois, d'Ascoli?

—Votre Majesté l'a bien vu, peu s'en est fallu que notre homme ne sortît à quatre pattes.

—Eh bien, mon cher d'Ascoli, dit le roi de sa voix la plus caressante, tu ne sais pas ce que tu vas faire?

—Moi, sire?

—Mais non, dit le roi, tu ne voudrais point, peut-être...

—Sire! dit d'Ascoli gravement, je voudrai tout ce que voudra Votre Majesté.

—Oh! je sais bien que tu m'es dévoué, je sais bien que tu es mon unique ami, je sais bien que tu es le seul homme auquel je puisse demander une pareille chose.

—C'est difficile?

—Si difficile, que, si tu étais à ma place et que je fusse à la tienne, je ne sais pas si je ferais pour toi ce que je vais te demander de faire pour moi.

—Oh! sire, ceci n'est point une raison, répondit d'Ascoli avec un léger sourire.

—Je crois que tu doutes de mon amitié, dit le roi, c'est mal.

—Ce qui importe en ce moment, sire, répliqua le duc avec une suprême dignité, c'est que Votre Majesté ne doute pas de la mienne.

—Oh! quand tu m'en auras donné cette preuve-là, je ne douterai plus de rien, je t'en réponds.

—Quelle est cette preuve, sire? Je ferai observer à Votre Majesté qu'elle perd beaucoup de temps à une chose probablement bien simple.

—Bien simple, bien simple, murmura le roi; enfin, tu sais de quoi ont osé me menacer ces brigands de jacobins?

—Oui: de pendre Votre Majesté, si elle tombait entre leurs mains.

—Eh bien, mon cher ami, eh bien, mon cher d'Ascoli, il s'agit de changer d'habit avec moi.

—Oui, dit le duc, afin que, si les jacobins nous prennent...

—Tu comprends: s'ils nous prennent, croyant que tu es le roi, ils ne s'occuperont que de toi; moi, pendant ce temps-là, je me défilerai, et, alors, tu te feras reconnaître, et, sans avoir couru un grand danger, tu auras la gloire de sauver ton souverain. Tu comprends?

—Il ne s'agit point du danger plus ou moins grand que je courrai, sire; il s'agit de rendre service à Votre Majesté.

Et le duc d'Ascoli, ôtant son habit et le présentant au roi, se contenta de dire:

—Le vôtre, sire!

Le roi, si profondément égoïste qu'il fût, se sentit cependant touché de ce dévouement; il prit le duc entre ses bras et le serra contre son coeur; puis, ôtant son propre habit, il aida le duc à le passer, avec la dextérité et la prestesse d'un valet de chambre expérimenté, le boutonnant du haut en bas, quelque chose que pût faire d'Ascoli pour l'en empêcher.

—Là! dit le roi; maintenant, les cordons.

Il commença par lui mettre au cou celui de Saint-Georges-Constantinien.

—Est-ce que tu n'es pas commandeur de Saint-Georges? demanda le roi.

—Si fait, sire, mais sans commanderie; Votre Majesté avait toujours promis d'en fonder une pour moi et pour les aînés de ma famille.

—Je la fonde, d'Ascoli, je la fonde, avec une rente de quatre mille ducats, tu entends?

—Merci, sire.

—N'oublie pas de m'y faire penser; car, moi, je serais capable de l'oublier.

—Oui, dit le duc avec un petit sentiment d'amertume, Votre Majesté est fort distraite, je sais cela.

—Chut! ne parlons pas de mes défauts dans un pareil moment; ce ne serait pas généreux. Mais tu as le cordon de Marie-Thérèse, au moins?

—Non, sire, je n'ai pas cet honneur.

—Je te le ferai donner par mon gendre, sois tranquille. Ainsi, mon pauvre d'Ascoli, tu n'as que Saint-Janvier?

—Je n'ai pas plus Saint-Janvier que Marie-Thérèse, sire.

—Tu n'as pas Saint-Janvier?

—Non, sire.

—Tu n'as pas Saint-Janvier? Cospetto! mais c'est une honte. Je te le donne, d'Ascoli; je te donne celui-là avec la plaque qui est à l'habit, tu l'as bien gagné. Comme il te va bien, l'habit! on dirait qu'il a été fait pour toi.

—Votre Majesté n'a peut-être pas remarqué que la plaque est en diamants?

—Si fait.

—Qu'elle vaut six mille ducats peut-être?

—Je voudrais qu'elle en valût dix mille.

Le roi passa à son tour l'habit du duc, auquel était attachée, en effet, la seule plaque en argent de Saint-Georges, et le boutonna lestement.

—C'est singulier, dit-il, comme je suis à l'aise dans ton habit, d'Ascoli; je ne sais pas pourquoi, mais l'autre m'étouffait. Ah!...

Et le roi respira à pleine poitrine.

En ce moment, on entendit le pas du maître de poste qui s'approchait de la chambre.

Le roi saisit le manteau et s'apprêta à le passer sur les épaules du duc.

—Que fait donc Votre Majesté? s'écria d'Ascoli.

—Je vous mets votre manteau, sire.

—Mais je ne souffrirai jamais que Votre Majesté...

—Si fait, tu le souffriras, morbleu!

—Cependant, sire...

—Silence!

Le maître de poste entra.

—Les chevaux sont à la voiture de Leurs Excellences, dit-il.

Puis il demeura étonné; il lui sembla qu'il s'était fait entre les deux voyageurs un changement dont il ne se rendait pas bien compte, et que l'habit brodé avait changé de dos et les cordons de poitrine.

Pendant ce temps, le roi drapait le manteau sur les épaules de d'Ascoli.

—Son Excellence, dit le roi, pour ne pas être dérangée pendant la route, voudrait payer les postes jusqu'à Terracine.

—Rien de plus facile, dit le maître de poste: nous avons huit postes un quart; à deux francs par cheval, c'est treize ducats; deux chevaux de renfort à deux francs, un ducat;—quatorze ducats.—Combien Leurs Excellences payent-elles leurs postillons?

—Un ducat, s'ils marchent bien; seulement, nous ne payons pas d'avance les postillons, attendu qu'ils ne marcheraient pas s'ils étaient payés.

—Avec un ducat de guides, dit le maître de poste s'inclinant devant d'Ascoli, Votre Excellence doit marcher comme le roi.

—Justement, s'écria Ferdinand, c'est comme le roi que Son Excellence veut marcher.

—Mais il me semble, dit le maître de poste, s'adressant toujours à d'Ascoli, que, si Son Excellence est aussi pressée que cela, on pourrait envoyer un courrier en avant pour faire préparer les chevaux.

—Envoyez, envoyez! s'écria le roi. Son Excellence n'y pensait pas. Un ducat pour le courrier, un demi-ducat pour le cheval, c'est quatre ducats de plus pour le cheval; quatorze et quatre, dix-huit ducats; en voici vingt. La différence sera pour le dérangement que nous avons causé dans votre hôtel.

Et le roi, fouillant dans la poche du gilet du duc, paya avec l'argent du duc, riant du bon tour qu'il lui faisait.

L'hôte prit une chandelle et éclaira d'Ascoli, tandis que Ferdinand, plein de soins, lui disait:

—Que Votre Excellence prenne garde, il y a ici un pas; que Votre Excellence prenne garde, il y a une marche qui manque à l'escalier; que Votre Excellence prenne garde, il y a un morceau de bois sur son chemin.

En arrivant à la voiture, d'Ascoli, par habitude sans doute, se rangea pour que le roi montât le premier.

—Jamais, jamais, s'écria le roi en s'inclinant et en mettant le chapeau à la main. Après Votre Excellence.

D'Ascoli monta le premier et voulut prendre la gauche.

—La droite, Excellence, la droite, dit le roi; c'est déjà trop d'honneur pour moi de monter dans la même voiture que Votre Excellence.

Et, montant après le duc, le roi se plaça à sa gauche.

En un tour de main, un postillon avait sauté à cheval et avait lancé la voiture au galop dans la direction de Velletri.

—Tout est payé jusqu'à Terracine, excepté le postillon et le courrier, cria le maître de poste.

—Et Son Excellence, dit le roi, paye doubles guides.

Sur cette séduisante promesse, le postillon fit claquer son fouet, et le cabriolet partit au galop, dépassant des ombres que l'on voyait se mouvoir aux deux côtés du chemin avec une extraordinaire vélocité.

Ces ombres inquiétèrent le roi.

—Mon ami, demanda-t-il au postillon, quels sont donc ces gens qui font même route que nous et qui courent comme des dératés?

—Excellence, répondit le postillon, il paraît qu'il y a eu aujourd'hui une bataille entre les Français et les Napolitains, et que les Napolitains ont été battus; ces gens-là sont des gens qui se sauvent.

—Par ma foi, dit le roi à d'Ascoli, je croyais que nous étions les premiers; nous sommes distancés. C'est humiliant. Quels jarrets vous ont ces gaillards-là! Six francs de guides, postillon, si vous les dépassez.



LVII

LES INQUIÉTUDES DE NELSON

Tandis que, sur la route d'Albano à Velletri, le roi Ferdinand luttait de vitesse avec ses sujets, la reine Caroline, qui ne connaissait encore que les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions, chanter des Te Deum dans toutes les églises et des cantates dans tous les théâtres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses poëtes de circonstance; mais, nous le disons hautement, à la gloire des muses italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne peut soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le départ du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se fût tout à coup révélée à deux ou trois mille poëtes. C'était une pluie d'odes, de cantates, de sonnets, d'acrostiches, de quatrains, de distiques qui, déjà montée à l'averse, menaçait de tourner au déluge; la chose était arrivée à ce point que, jugeant inutile d'occuper le poëte officiel de la cour, le signor Vacca, à un travail auquel tant d'autres paraissaient s'être voués, la reine l'avait fait venir à Caserte, lui donnant la charge de choisir entre les deux ou trois cents pièces de vers qui arrivaient chaque jour de tous les quartiers de Naples, les dix ou douze élucubrations poétiques qui mériteraient d'être lues au théâtre, quand il y avait soirée extraordinaire au château, et dans le salon, quand il y avait simple raout. Seulement, par une juste décision de Sa Majesté, comme il avait été reconnu qu'il est plus fatigant de lire dix ou douze mille vers par jour que d'en faire cinquante et même cent,—ce qui, vu la commodité qu'offre la langue italienne pour ce genre de travail, était le minimum et le maximum fixé au louangeur patenté de Sa Majesté Ferdinand IV—on avait, pour tout le temps que durerait cette recrudescence de poésie et ce travail auquel il pouvait se refuser, doublé les appointements du signor Vacca.

La journée du 9 décembre 1789 avait fait époque au milieu des laborieuses journées qui l'avaient précédée. Il signor Vacca avait dépouillé un total de neuf cent pièces différentes, dont cent cinquante odes, cent cantates, trois cent vingt sonnets, deux cent quinze acrostiches, quarante-huit quatrains et soixante-quinze distiques. Une cantate, dont le maître de chapelle Cimarosa avait fait immédiatement la musique, quatre sonnets, trois acrostiches, un quatrain et deux distiques avaient été jugés dignes de la lecture dans la salle de spectacle du château de Caserte, où il y avait eu, dans cette même soirée du 9 décembre, représentation extraordinaire; cette représentation se composait des Horaces de Dominique Cimarosa, et de l'un des trois cents ballets qui ont été composés en Italie sous le titre des Jardins d'Armide.

On venait de chanter la cantate, de déclamer les deux odes, de lire les quatre sonnets, les trois acrostiches, le quatrain et les deux distiques dont se composait le bagage poétique de la soirée, et cela au milieu des six cents spectateurs que peut contenir la salle, lorsqu'on annonça qu'un courrier venait d'arriver, apportant à la reine une lettre de son auguste époux, laquelle lettre, contenant des nouvelles du théâtre de la guerre, allait être communiquée à l'assemblée.

On battit des mains, on demanda avec rage lecture de la lettre, et le sage chevalier Ubalde, qui se tenait prêt à dissiper, au petit sifflement de sa baguette d'acier, les monstres qui gardent les approches du palais d'Armide, fut chargé de faire connaître au public le contenu du royal billet.

Il s'approcha couvert de son armure, portant sur son casque un panache rouge et blanc, couleurs nationales du royaume des Deux-Siciles, salua trois fois, baisa respectueusement la signature; puis, à haute et intelligible voix, il donna lecture aux spectateurs de la lettre suivante:

«Ma très-chère épouse,

»J'ai été chasser ce matin à Corneto, où l'on avait préparé pour moi des fouilles de tombeaux étrusques que l'on prétend remonter à l'antiquité la plus reculée, ce qui eût été une grande fête pour sir William, s'il n'avait pas eu la paresse de rester à Naples; mais, comme j'ai, à Cumes, à Sant'Agata-dei-Goti et à Nola, des tombeaux bien autrement vieux que leurs tombeaux étrusques, j'ai laissé mes savants fouiller tout à leur aise et j'ai été droit à mon rendez-vous de chasse.

»Pendant tout le temps qu'a duré cette chasse, bien autrement fatigante et bien moins giboyeuse que mes chasses de Persano ou d'Astroni, puisque je n'y ai tué que trois sangliers, dont un, en récompense, qui m'a éventré trois de mes meilleurs chiens, pesait plus de deux cents rottoli, nous avons entendu le canon du côté de Civita-Castellana: c'était Mack qui était occupé à battre les Français au point précis où il nous avait annoncé qu'il les battrait; ce qui fait, comme vous le voyez, le plus grand honneur à sa science stratégique. A trois heures et demie, au moment où j'ai quitté la chasse pour revenir à Rome, le bruit du canon n'avait pas encore cessé; il paraît que les Français se défendent, mais cela n'a rien d'inquiétant, puisqu'ils ne sont que huit mille et que Mack a quarante mille soldats.

»Je vous écris, ma chère épouse et maîtresse, avant de me mettre à table. On ne m'attendait qu'à sept heures, et je suis arrivé à six heures et demie; ce qui fait que, quoique j'eusse une grande faim, je n'ai point trouvé mon dîner prêt et suis forcé d'attendre; mais, vous le voyez, j'utilise agréablement ma demi-heure en vous écrivant.

»Après le dîner, j'irai au théâtre Argentina, où j'entendrai il Matrimonio segreto, et où j'assisterai à un ballet composé en mon honneur. Il est intitulé l'Entrée d'Alexandre à Babylone. Ai-je besoin de vous dire, à vous qui êtes l'instruction en personne, que c'est une allusion délicate à mon entrée à Rome? Si ce ballet est tel qu'on me l'assure, j'enverrai celui qui l'a composé à Naples pour le monter au théâtre Saint-Charles.

»J'attends dans la soirée la nouvelle d'une grande victoire; je vous enverrai un courrier aussitôt que je l'aurai reçue.

»Sur ce, n'ayant point autre chose à vous dire que de vous souhaiter, à vous et à nos chers enfants, une santé pareille à la mienne, je prie Dieu qu'il vous ait dans sa sainte et digne garde.

»FERDINAND B.»

Comme on le voit, la partie importante de la lettre disparaissait complètement sous la partie secondaire; il y était beaucoup plus question de la chasse au sanglier qu'avait faite le roi, que de la bataille qu'avait livrée Mack. Louis XIV, dans son orgueil autocratique, a dit le premier: l'État, c'est moi; mais cette maxime, même avant qu'elle fut matérialisée par Louis XIV, était déjà, comme elle l'a été depuis, celle de toutes les royautés despotiques.

Malgré son vernis d'égoïsme, la lettre de Ferdinand produisit l'effet que la reine en attendait, et nul ne fut assez hardi dans son opposition pour ne point partager l'espérance de Sa Majesté quant au résultat de la bataille.

Le ballet fini, le théâtre évacué, les lumières éteintes, les invités remontés dans les voitures qui devaient les ramener ou les disséminer dans les maisons de campagne des environs de Caserte et de Santa Maria, la reine rentra dans son appartement, avec les personnes de son intimité qui, logeant au château, restaient à souper et à veiller avec elle; ces personnes étaient avant tout Emma, les dames d'honneur de service, sir William, lord Nelson, qui, depuis trois ou quatre jours seulement, était de retour de Livourne, où il avait convoyé les huit mille hommes du général Naselli; c'était le prince de Castelcicala, que son rang élevait presque à la hauteur des illustres hôtes qui l'invitaient à leur table, ou des nobles convives près desquels il s'asseyait, tandis que le métier auquel il s'était soumis le plaçait moralement au-dessous de la valetaille qui le servait; c'était Acton, qui, ne se dissimulant point la responsabilité qui pesait sur lui, avait, depuis quelque temps, redoublé de soins et de respects pour la reine, sentant bien qu'au jour des revers, si ce jour-là arrivait, la reine serait son seul appui; enfin, c'étaient, ce soir-là, par extraordinaire, les deux vieilles princesses, que la reine, se souvenant de la recommandation que son époux lui avait faite de ne point oublier que mesdames Victoire et Adélaïde étaient, après tout, les filles du roi Louis XV, avait invitées à venir passer une semaine à Caserte, et en même temps à amener avec elles leurs sept gardes du corps, qui, sans être incorporés dans l'armée napolitaine, devaient, toujours, sur la recommandation du roi, ayant tous reçu du ministre Ariola la paye et le grade de lieutenant, manger et loger avec les officiers de garde, et être fêtés par eux tandis que les vieilles princesses seraient fêtées par la reine; seulement, pour faire honneur aux vieilles dames jusque dans la personne de leurs gardes du corps, chaque soir, elles avaient l'autorisation d'inviter à souper un d'entre eux, qui, ce soir-là, devenait leur chevalier d'honneur.

Elles étaient arrivées depuis la veille, et, la veille, elles avaient commencé leur série d'invitations par M. de Boccheciampe; ce soir-là, c'était le tour de Jean-Baptiste de Cesare, et, comme elles s'étaient retirées un instant dans leur appartement, en sortant du théâtre, de Cesare—qui, du parterre, place des officiers, avait assisté au spectacle,—de Cesare était allé les prendre à leur appartement pour entrer avec elles chez la reine et être présenté à Sa Majesté et à ses illustres convives.

Nous avons dit que Boccheciampe appartenait à la noblesse de Corse, et de Cesare à une vieille famille de caporali, c'est-à-dire d'anciens commandants militaires de district, et que tous deux avaient très-bon air. Or, à ce bon air qu'il n'était point sans s'être reconnu à lui-même, de Cesare avait ajouté, ce soir-là, tout ce que la toilette d'un lieutenant permet d'ajouter à une jolie figure de vingt-trois ans et à une tournure distinguée.

Cependant, cette jolie figure de vingt-trois ans et cette tournure, si distinguée qu'elle fût, ne motivaient point le cri que poussa la reine en l'apercevant et qui fut répété par Emma, par Acton, par sir William et par presque tous les convives.

Ce cri était tout simplement un cri d'étonnement motivé par la ressemblance extraordinaire de Jean-Baptiste de Cesare avec le prince François, duc de Calabre; c'étaient le même teint rose, les mêmes yeux bleu clair, les mêmes cheveux blonds, seulement un peu plus foncés, la même taille, plus élancée peut-être: voilà tout.

De Cesare, qui n'avait jamais vu l'héritier de la couronne, et qui, par conséquent, ignorait la faveur que le hasard lui avait faite de ressembler à un fils de roi, de Cesare fut un peu troublé d'abord de cet accueil bruyant auquel il ne s'attendait pas; mais il s'en tira en homme d'esprit, disant que le prince lui pardonnerait l'audace involontaire qu'il avait de lui ressembler, et, quant à la reine, comme tous ses sujets étaient ses enfants, elle ne devait pas en vouloir à ceux qui avaient pour elle, non-seulement le coeur, mais la ressemblance d'un fils.

On se mit à table; le souper fut très-gai; en se retrouvant dans un milieu qui rappelait Versailles, les deux vieilles princesses avaient à peu près oublié la perte qu'elles avaient faite de leur soeur, perte dont elles ne devaient pas se consoler; mais c'est un des privilèges des deuils de cour de se porter en violet et de ne durer que trois semaines.

Ce qui rendait le souper si gai, c'est que tout le monde était persuadé, comme le roi et d'après le roi, qu'à l'heure qu'il était, le canon qu'on avait entendu annonçait la défaite des Français; ceux qui n'étaient pas aussi convaincus ou du moins ceux qui étaient plus inquiets que les autres faisaient un effort et mettaient leur physionomie au niveau des visages les plus riants.

Nelson seul, malgré les flamboyantes effluves dont l'inondait le regard d'Emma Lyonna, paraissait préoccupé et ne se mêlait point au choeur d'espérance universelle dont on caressait la haine et l'orgueil de la reine. Caroline finit par remarquer cette préoccupation du vainqueur d'Aboukir, et, comme elle ne pouvait pas l'attribuer aux rigueurs d'Emma, elle finit par s'enquérir près de lui-même des causes de son silence et de son manque d'abandon.

—Votre Majesté désire savoir quelles sont les pensées qui me préoccupent, demanda Nelson; eh bien, dût ma franchise déplaire à la reine, je lui dirai en brutal marin que je suis: Votre Majesté, je suis inquiet.

—Inquiet! et pourquoi, milord?

—Parce que je le suis toujours quand on tire le canon.

—Milord, dit la reine, il me semble que vous oubliez pour quelle part vous êtes dans ce canon que l'on tire.

—Justement, madame, et c'est parce que je me rappelle la lettre à laquelle vous faites allusion que mon inquiétude est double; car, s'il arrivait quelque malheur à Votre Majesté, cette inquiétude se changerait en remords.

—Pourquoi l'avez-vous écrite, alors? demanda la reine.

—Parce que vous m'aviez affirmé, madame, que votre gendre Sa Majesté l'empereur d'Autriche se mettrait en campagne en même temps que vous.

—Et qui vous dit, milord, qu'il ne s'y est pas mis ou ne va pas s'y mettre?

—S'il y était, madame, nous en saurions quelque chose; un César allemand ne se met point en marche avec une armée de deux cent mille hommes, sans que la terre tremble quelque peu; et, s'il n'y est pas à cette heure, c'est qu'il ne s'y mettra pas avant le mois d'avril.

—Mais, demanda Emma, n'a-t-il point écrit au roi d'entrer en campagne, assurant que, quand le roi serait à Rome, il s'y mettrait à son tour?

—Oui, je le crois, balbutia la reine.

—Avez-vous vu de vos yeux la lettre, madame? demanda Nelson fixant son oeil gris sur la reine, comme si elle était une simple femme.

—Non; mais le roi l'a dit à M. Acton, dit la reine en balbutiant. Au reste, en supposant que nous nous fussions trompés, ou que l'empereur d'Autriche nous eût trompés, faudrait-il donc désespérer pour cela?

—Je ne dis pas précisément qu'il faudrait désespérer; mais j'aurais bien peur que l'armée napolitaine seule ne fût pas de force à soutenir le choc des Français.

—Comment! vous croyez que les dix mille Français de M. Championnet peuvent vaincre soixante mille Napolitains commandés par le général Mack, qui passe pour le premier stratégiste de l'Europe?

—Je dis, madame, que toute bataille est douteuse, que le sort de Naples dépend de celle qui s'est livrée hier, je dis enfin que si, par malheur, Mack était battu, dans quinze jours les Français seraient à Naples.

—Oh! mon Dieu! que dites-vous là? murmura madame Adélaïde en pâlissant. Comment! nous aurions encore besoin de reprendre nos manteaux de pèlerines? Entendez-vous ce que dit milord Nelson ma soeur?

—Je l'entends, répondit madame Victoire avec un soupir de résignation; mais je remets notre cause aux mains du Seigneur.

—Aux mains du Seigneur! aux mains du Seigneur! c'est très-bien dit, religieusement parlant; mais il paraît que le Seigneur a dans les mains tant de causes dans le genre de la nôtre, qu'il n'a pas le temps de s'en occuper.

—Milord, dit la reine à Nelson, aux paroles duquel elle attachait plus d'importance qu'elle ne voulait en avoir l'air, vous estimez donc bien peu nos soldats, que vous pensez qu'ils ne puissent vaincre six contre un les républicains, que vous attaquez, vous, avec vos Anglais, à forces égales et souvent inférieures?

—Sur mer, oui, madame, parce que la mer, c'est notre élément, à nous autres Anglais. Naître dans une île, c'est naître dans un vaisseau à l'ancre. Sur mer, je le dis hardiment, un marin anglais vaut deux marins français; mais, sur terre, c'est autre chose: ce que les Anglais sont sur mer, les Français le sont sur terre, madame. Dieu sait si je hais les Français: Dieu sait si je leur ai voué une guerre d'extermination! Dieu sait enfin si je voudrais que tout ce qui reste de cette nation impie, qui renie son Dieu et qui coupe la tête à ses souverains, fût dans un vaisseau, et tenir, avec le pauvre Van-Guard, tout mutilé qu'il est, ce vaisseau bord à bord! Mais ce n'est point une raison, parce que l'on déteste un ennemi, pour ne pas lui rendre justice. Qui dit haine ne dit pas mépris. Si je méprisais les Français, je ne me donnerais pas la peine de les haïr.

—Oh! voyons, cher lord, dit Emma, avec un de ces airs de tête qui n'appartenaient qu'à elle, tant ils étaient gracieux et charmants, ne faites pas ici l'oiseau de mauvais augure. Les Français seront battus sur terre par le général Mack, comme ils l'ont été sur mer par l'amiral Nelson... Et tenez, j'entends le bruit d'un fouet qui nous annonce des nouvelles. Entendez-vous, madame? Entendez-vous, milord?... Eh bien, c'est le courrier que nous promettait le roi et qui nous arrive.

Et, en effet, on entendit se rapprochant rapidement du château les claquements réitérés d'un fouet; il n'était point difficile de deviner que le bruit de ce fouet était l'éclatante musique par laquelle les postillons ont l'habitude d'annoncer leur arrivée; mais, en même temps, ce qui pouvait quelque peu embrouiller les idées des auditeurs, c'est qu'on entendait le roulement d'une voiture. Cependant tout le monde se leva par un mouvement spontané et prêta l'oreille.

Acton fit davantage encore: visiblement le plus ému de tous, il se retourna vers la reine Caroline.

—Votre Majesté permet-elle que je m'informe? demanda-t-il.

La reine répondit par un signe de tête affirmatif.

Acton s'élança vers la porte, les yeux fixés sur les appartements par lesquels devait arriver l'annonce d'un courrier ou le courrier lui-même.

On avait entendu le bruit de la voiture, qui s'arrêtait sous la voûte du grand escalier.

Tout à coup, Acton, faisant trois pas en arrière, rentra à reculons dans la salle, comme un homme frappé de quelque apparition impossible.

—Le roi! s'écria-t-il, le roi! Que veut dire cela?



LVIII

TOUT EST PERDU, VOIRE L'HONNEUR

Presque aussitôt, en effet, le roi entra, suivi du duc d'Ascoli. Une fois arrivé, et n'ayant plus rien à craindre, le roi avait repris son rang et était passé le premier.

Sa Majesté était dans une singulière disposition d'esprit; le dépit que lui inspirait sa défaite luttait en elle contre la satisfaction d'avoir échappé au danger, et il éprouvait ce besoin de railler qui lui était naturel, mais qui devenait plus amer dans les circonstances où il se trouvait.

Ajoutez à cela le malaise physique d'un homme, disons plus, d'un roi qui vient de faire soixante lieues dans un mauvais calessino, sans trouver à manger, par une froide journée et par une pluvieuse nuit de décembre.

—Brrrou! fit-il en entrant et en se frottant les mains sans paraître faire attention aux personnes qui se trouvaient là. Il fait meilleur ici que sur la route d'Albano; qu'en dis-tu, Ascoli?

Puis, comme les convives de la reine se confondaient en révérences:

—Bonsoir, bonsoir, continua-t-il; je suis bien content de trouver la table mise. Depuis Rome, nous n'avons pas trouvé un morceau de viande à nous mettre sous la dent. Du pain et du fromage sur le pouce ou plutôt sous le pouce, comme c'est restaurant! Pouah! les mauvaises auberges que celles de mon royaume, et comme je plains les pauvres diables qui comptent sur elles! A table, d'Ascoli, à table! J'ai une faim d'enragé.

Et le roi se mit à table sans s'inquiéter s'il prenait la place de quelqu'un et fit asseoir d'Ascoli près de lui.

—Sire, seriez-vous assez bon pour calmer mon inquiétude, fit la reine en s'approchant de son auguste époux, dont le respect tenait tout le monde éloigné, en me disant à quelle circonstance je dois le bonheur de ce retour inattendu?

—Madame, vous m'avez raconté, je crois,—à coup sûr, ce n'est point San-Nicandro,—l'histoire du roi François Ier, qui, après je ne sais quelle bataille, prisonnier de je ne sais quel empereur, écrivait à madame sa mère une longue lettre qui finissait par cette belle phrase: Tout est perdu, fors l'honneur. Eh bien, supposez que j'arrive de Pavie,—c'est le nom de la bataille, je me le rappelle maintenant;—supposez donc que j'arrive de Pavie et que, n'ayant pas été assez bête pour me laisser prendre comme le roi François Ier, au lieu de vous écrire, je viens vous dire moi-même...

—Tout est perdu, fors l'honneur! s'écria la reine effrayée.

—Oh! non, madame, dit le roi avec un rire strident, il y a une petite variante: Tout est perdu, voire l'honneur!

—Oh! sire, murmura d'Ascoli honteux, comme Napolitain, de ce cynisme du roi.

—Si l'honneur n'est pas perdu, d'Ascoli, fit le roi en fronçant le sourcil et en serrant les dents, preuve qu'il n'était pas aussi insensible à la situation qu'il feignait de le paraître, après quoi donc couraient ces gens qui couraient si fort, qu'en payant un ducat et demi de guides, j'ai eu toutes les peines du monde à les dépasser? Après la honte!

Tout le monde se taisait, et il s'était fait un silence de glace; car, sans rien savoir encore, on soupçonnait déjà tout. Le roi, nous l'avons dit, était assis et avait fait asseoir le duc d'Ascoli à son côté, et, allongeant sa fourchette, il avait pris, sur le plat qui se trouvait en face de lui, un faisan rôti qu'il avait divisé en deux parts et dont il avait mis une moitié sur son assiette et passé l'autre à d'Ascoli.

Le roi regarda autour de lui et vit que tout le monde était debout, même la reine.

—Asseyez-vous donc, asseyez-vous donc, dit-il; quand vous aurez mal soupé, les affaires n'en iront pas mieux.

Se versant alors un plein verre de vin de Bordeaux, et passant la bouteille à d'Ascoli:

—A la santé de Championnet! dit le roi. A la bonne heure! en voilà un homme de parole; il avait promis aux républicains d'être à Rome avant le vingtième jour, et il y sera revenu le dix-septième. C'est lui qui mériterait de boire cet excellent bordeaux, et moi qui mérite de boire de l'asprino.

—Comment, monsieur! que dites-vous? s'écria la reine. Championnet est à Rome?

—Aussi vrai que je suis à Caserte. Seulement il n'y est peut-être pas mieux reçu que je ne le suis ici.

—Si vous n'êtes pas mieux reçu, sire, si l'on ne vous a pas fait l'accueil auquel vous avez droit, vous ne devez l'attribuer qu'à l'étonnement que nous a causé votre présence, au moment où nous nous attendions si peu au bonheur de vous revoir. Il y a à peine trois heures que j'ai reçu une lettre de vous qui m'annonçait un courrier, lequel devait m'apporter des nouvelles de la bataille.

—Eh bien, madame, reprit le roi, le courrier, c'est moi; les nouvelles, les voici: nous avons été battus à plate couture. Que dites-vous de cela, milord Nelson, vous, le vainqueur des vainqueurs?

—Une demi-heure avant que Votre Majesté arrivât, j'exprimais mes craintes sur une défaite.

—Et personne de nous ne voulait y croire, sire, ajouta la reine.

—Il en est ainsi de la moitié des prophéties, et cependant milord Nelson n'est point prophète dans son pays. En tout cas, c'était lui qui avait raison et les autres qui avaient tort.

—Mais enfin, sire, ces quarante mille hommes avec lesquels le général Mack devait, disait-il, écraser les dix mille républicains de Championnet?...

—Eh bien, il paraît que Mack n'était pas prophète comme milord Nelson, et que ce sont, au contraire, les dix mille républicains de Championnet qui ont écrasé les quarante mille hommes de Mack. Dis donc, d'Ascoli, quand je pense que j'ai écrit au souverain pontife de venir sur les ailes des chérubins faire avec moi la pâque à Rome; j'espère qu'il ne se sera point trop pressé d'accepter l'invitation. Passez-moi donc ce cuissot de sanglier, Castelcicala, on ne dîne pas avec une moitié de faisan quand on n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures.

Puis, se tournant vers la reine:

—Avez-vous encore d'autres questions à me faire, madame? lui demanda-t-il.

—Une dernière, sire.

—Faites.

—Je m'informerai de Votre Majesté, à quel propos cette mascarade.

Et Caroline montra d'Ascoli avec son habit brodé, ses croix, ses cordons et ses crachats.

—Quelle mascarade?

—Le duc d'Ascoli vêtu en roi!

—Ah! oui, et le roi vêtu en duc d'Ascoli! Mais, d'abord, asseyez-vous; cela me gêne de manger assis, tandis que vous êtes tous debout autour de moi, et surtout Leurs Altesses royales, dit le roi se levant, se tournant vers Mesdames et saluant.

—Sire! dit madame Victoire, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous la revoyons, que Votre Majesté soit bien persuadée que nous sommes heureuses de la revoir.

—Merci, merci. Et qu'est-ce que c'est que ce beau jeune lieutenant-là qui se permet de ressembler à mon fils?

—Un des sept gardes que vous avez accordés à Leurs Altesses royales, dit la reine; M. de Cesare est de bonne famille corse, sire, et, d'ailleurs, l'épaulette anoblit.

—Quand celui qui la porte ne la dégrade pas... Si ce que Mack m'a dit est vrai, il y a dans l'armée pas mal d'épaulettes à faire changer d'épaule. Servez bien mes cousines, monsieur de Cesare, et nous vous garderons une de ces épaulettes-là.

Le roi fit signe de s'asseoir, et l'on s'assit, quoique personne ne mangeât.

—Et maintenant, dit Ferdinand à la reine, vous me demandiez pourquoi d'Ascoli était vêtu en roi et pourquoi, moi, j'étais vêtu en d'Ascoli? D'Ascoli va vous raconter cela. Raconte, duc, raconte.

—Ce n'est pas à moi, sire, à me vanter de l'honneur que m'a fait Votre Majesté.

—Il appelle cela un honneur! pauvre d'Ascoli!... Eh bien, je vais vous le raconter, moi, l'honneur que je lui ai fait. Imaginez-vous qu'il m'était revenu que ces misérables jacobins avaient dit qu'ils me pendraient si je tombais entre leurs mains.

—Ils en eussent bien été capables!

—Vous le voyez, madame, vous aussi, vous êtes de cet avis... Eh bien, comme nous sommes partis tels que nous étions et sans avoir le temps de nous déguiser, à Albano, j'ai dit à d'Ascoli: «Donne-moi ton habit et prends le mien, afin que, si ces gueux de jacobins nous prennent, ils croient que tu es le roi et me laissent fuir; puis, quand je serai en sûreté, tu leur expliqueras que ce n'est pas toi qui es le roi.» Mais une chose à laquelle n'avait pas pensé le pauvre d'Ascoli, ajouta le roi en éclatant de rire, c'est que, si nous eussions été pris, ils ne lui auraient pas donné le temps de s'expliquer, et qu'ils auraient commencé par le pendre, quitte à écouter ses explications après.

—Si fait, sire, j'y avais pensé, répondit simplement le duc, et c'est pour cela que j'ai accepté.

—Tu y avais pensé?

—Oui, sire.

—Et, malgré cela, tu as accepté?

—J'ai accepté, comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Majesté, fit d'Ascoli en s'inclinant, à cause de cela.

Le roi se sentit de nouveau touché de ce dévouement si simple et si noble; d'Ascoli était celui de ses courtisans qui lui avait le moins demandé et pour lequel il n'avait jamais, par conséquent, pensé à rien faire.

—D'Ascoli, dit le roi, je te l'ai déjà dit et je te le répète, tu garderas cet habit, tel qu'il est, avec ses cordons et ses plaques, en souvenir du jour où tu t'es offert à sauver la vie à ton roi, et moi, je garderai le tien en souvenir de ce jour aussi. Si jamais tu avais une grâce à me demander ou un reproche à me faire, d'Ascoli, tu mettrais cet habit et tu viendrais à moi.

—Bravo! sire, s'écria de Cesare, voilà ce qui s'appelle récompenser!

—Eh bien, jeune homme, dit madame Adélaïde, oubliez-vous que vous avez l'honneur de parler à un roi?

—Pardon, Votre Altesse, jamais je ne m'en suis souvenu davantage, car jamais je n'ai vu un roi plus grand.

—Ah! ah! dit Ferdinand, il y a du bon dans ce jeune homme. Viens ici! comment t'appelles-tu?

—De Cesare, sire.

—De Cesare, je t'ai dit que tu pourrais bien gagner une paire d'épaulettes arrachées aux épaules d'un lâche; tu n'attendras point jusque-là, et tu n'auras point cette honte: je te fais capitaine. Monsieur Acton, vous veillerez à ce que son brevet lui soit expédié demain; vous y ajouterez une gratification de mille ducats.

—Que Votre Majesté me permettra de partager avec mes compagnons, sire?

—Tu feras comme tu voudras; mais, en tout cas, présente-toi demain devant moi avec les insignes de ton nouveau grade, afin que je sois sûr que mes ordres ont été exécutés.

Le jeune homme s'inclina et regagna sa place à reculons.

—Sire, dit Nelson, permettez-moi de vous féliciter; vous avez été deux fois roi dans cette soirée.

—C'est pour les jours où j'oublie de l'être, milord, répondit Ferdinand avec cet accent qui flottait entre la finesse et la bonhomie; ce qui rendait si difficile de porter un jugement sur son compte.

Puis, se tournant vers le duc:

—Eh bien, d'Ascoli, lui dit le roi, pour en revenir à nos moutons, est-ce marché fait?

—Oui, sire, et la reconnaissance est toute de mon côté, répliqua d'Ascoli. Seulement, que Votre Majesté ait la bonté de me rendre une petite tabatière d'écaille sur laquelle se trouve le portrait de ma fille et qui est dans la poche de ma veste, et moi, de mon côté, je vous restituerai cette lettre de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, que Votre Majesté a mise dans sa poche après en avoir lu la première ligne seulement.

—C'est vrai, je me le rappelle. Donne, duc:

—La voilà, sire.

Le roi prit la lettre des mains de d'Ascoli et l'ouvrit machinalement.

—Notre gendre se porte bien? demanda la reine avec une certaine inquiétude.

—Je l'espère; au reste, je vais vous le dire, attendu que, comme me le faisait observer d'Ascoli, la lettre m'a été remise au moment où je montais à cheval.

—De sorte, insista la reine, que vous n'en avez lu que la première ligne?

—Laquelle me félicitait sur mon entrée triomphale à Rome; or, comme le moment était mal choisi, attendu qu'elle arrivait juste au moment où j'allais en sortir peu triomphalement, je n'ai pas jugé à propos de perdre mon temps à la lire. Maintenant, c'est autre chose, et, si vous permettez, je...

—Faites, sire, dit la reine en s'inclinant.

Le roi se mit à lire; mais, à la deuxième ou troisième ligne, sa figure se décomposa tout à coup, et, changeant d'expression, s'assombrit visiblement.

La reine et Acton échangèrent un regard, et leurs yeux se fixèrent avidement sur cette lettre, que le roi continuait de lire avec une agitation croissante.

—Ah! fit le roi, voilà, par saint Janvier, qui est étrange, et, à moins que la peur ne m'ait donné la berlue...

—Mais qu'y a-t-il donc, sire? demanda la reine.

—Rien, madame, rien... Sa Majesté l'empereur m'annonce une nouvelle à laquelle je ne m'attendais pas, voilà tout.

—A l'expression de votre visage, sire, je crains qu'elle ne soit mauvaise.

—Mauvaise! vous ne vous trompez point, madame; nous sommes dans notre jour; vous le savez, il y a un proverbe qui dit: «Les corbeaux volent par troupes.» Il paraît que les mauvaises nouvelles sont comme les corbeaux.

En ce moment, un valet de pied s'approcha du roi, et, se penchant à son oreille:

—Sire, lui dit-il, la personne que Votre Majesté a fait demander en descendant de voiture, et qui, par hasard, était à San-Leucio, attend Votre Majesté dans son appartement.

—C'est bien, répondit le roi, j'y vais. Attendez. Informez-vous si Ferrari... C'est lui qui était porteur de ma nouvelle dépêche, n'est-ce pas?

—Oui, sire.

—Eh bien, informez-vous s'il est encore ici.

—Oui, sire; il allait repartir lorsqu'il a appris votre arrivée.

—C'est bien. Dites-lui de ne pas bouger. J'aurai besoin de lui dans un quart d'heure ou une demi-heure.

Le valet de pied sortit.

—Madame, dit le roi, vous m'excuserez si je vous quitte, mais je n'ai pas besoin de vous apprendre qu'après la course un peu forcée que je viens de faire, j'ai besoin de repos.

La reine fit avec la tête un signe d'adhésion.

Alors, s'adressant aux deux vieilles princesses, qui n'avaient pas cessé de chuchoter avec inquiétude depuis qu'elles connaissaient l'état des choses:

—Mesdames, dit-il, j'eusse voulu vous offrir une hospitalité plus sûre et surtout plus durable; mais, en tout cas, si vous étiez obligées de quitter mon royaume et qu'il ne vous plût pas de venir où nous serons peut-être forcés d'aller, je n'aurais aucune inquiétude sur Vos Altesses royales tant qu'elles auraient pour gardes du corps le capitaine de Cesare et ses compagnons.

Puis, à Nelson:

—Milord Nelson, continua-t-il, je vous verrai demain, j'espère, ou plutôt aujourd'hui, n'est-ce pas? Dans les circonstances où je me trouve, j'ai besoin de connaître les amis sur lesquels je puis compter et jusqu'à quel point je puis compter sur eux.

Nelson s'inclina.

—Sire, répliqua-t-il, j'espère que Votre Majesté n'a pas douté et ne doutera jamais ni de mon dévouement, ni de l'affection que lui porte mon auguste souverain, ni de l'appui que lui prêtera la nation anglaise.

Le roi fit un signe qui voulait dire à la fois «Merci,» et «Je compte sur votre promesse.»

Puis, s'approchant de d'Ascoli:

—Mon ami, je ne te remercie pas, lui dit-il; tu as fait une chose si simple, à ton avis du moins, que cela n'en vaut pas la peine.

Enfin, se tournant vers l'ambassadeur d'Angleterre:

—Sir William Hamilton, continua-t-il, vous souvient-il qu'au moment où cette malheureuse guerre a été décidée, je me suis, comme Pilate, lavé les mains de tout ce qui pouvait arriver?

—Je m'en souviens parfaitement, sire; c'était même le cardinal Ruffo qui vous tenait la cuvette, répondit sir William.

—Eh bien, maintenant, arrive qui plante, cela ne me regarde plus; cela regarde ceux qui ont tout fait sans me consulter, et qui, lorsqu'ils m'ont consulté, n'ont pas voulu écouter mes avis.

Et, ayant enveloppé d'un même regard de reproche la reine et Acton, il sortit.

La reine se rapprocha vivement d'Acton.

—Avez-vous entendu, Acton? lui dit-elle. Il a prononcé le nom de Ferrari après avoir lu la lettre de l'empereur.

—Oui, certes, madame, je l'ai entendu; mais Ferrari ne sait rien: tout s'est passé pendant son évanouissement et son sommeil.

—N'importe! il sera prudent de nous débarrasser de cet homme.

—Eh bien, dit Acton, on s'en débarrassera.



LIX

OÙ SA MAJESTÉ COMMENCE PAR NE RIEN COMPRENDRE
ET FINIT PAR N'AVOIR RIEN COMPRIS.

Le personnage qui attendait le roi dans son appartement et qui par hasard se trouvait à San-Leucio quand le roi l'avait demandé, c'était le cardinal Ruffo, c'est-à-dire celui auquel le roi avait toujours recouru dans les cas extrêmes.

Or, au cas extrême dans lequel se trouvait le roi à son arrivée, s'était jointe une complication inattendue qui lui faisait encore désirer davantage de consulter son conseil.

Aussi le roi s'élança-t-il dans sa chambre en criant:

—Où est-il? où est-il?

—Me voilà, sire, répondit le cardinal en venant au-devant de Ferdinand.

—Avant tout, pardon, mon cher cardinal, de vous avoir fait éveiller à deux heures du matin.

—Du moment que ma vie elle-même appartient à Sa Majesté, mes nuits comme mes jours sont à elle.

—C'est que, voyez-vous, mon Éminentissimes, jamais je n'ai eu plus besoin du dévouement de mes amis qu'à cette heure.

—Je suis heureux et fier que le roi me mette au nombre de ceux sur le dévouement desquels il peut compter.

—En me voyant revenir d'une manière si inattendue, vous vous doutez de ce qui arrive, n'est-ce pas?

—Le général Mack s'est fait battre, je présume.

—Ah! ç'a été lestement fait, allez! en une seule fois et d'un seul coup. Nos quarante mille Napolitains, à ce qu'il paraît, et c'est le cas de le dire, n'y ont vu que du feu.

—Ai-je besoin de dire à Votre Majesté que je m'y attendais?

—Mais, alors, pourquoi m'avez-vous conseillé la guerre?

—Votre Majesté se rappellera que c'était à une condition seulement que je lui donnais ce conseil-là.

—Laquelle?

—C'est que l'empereur d'Autriche marcherait sur le Mincio en même temps que Votre Majesté marcherait sur Rome; mais il paraît que l'empereur n'a point marché.

—Vous touchez là un bien autre mystère, mon éminentissime.

—Comment?

—Vous vous rappelez parfaitement la lettre par laquelle l'empereur me disait qu'aussitôt que je serais à Rome, il se mettrait en campagne, n'est-ce pas?

—Parfaitement; nous l'avons lue, examinée et paraphrasée ensemble.

—Je dois justement l'avoir ici dans mon portefeuille particulier.

—Eh bien, sire? demanda le cardinal.

—Eh bien, prenez connaissance de cette autre lettre que j'ai reçue à Rome au moment où je mettais le pied à l'étrier, et que je n'ai lue entièrement que ce soir, et, si vous y comprenez quelque chose, je déclare non-seulement que vous êtes plus fin que moi, ce qui n'est pas bien difficile, mais encore que vous êtes sorcier.

—Sire, ce serait une déclaration que je vous prierais de garder pour vous. Je ne suis pas déjà si bien en cour de Rome.

—Lisez, lisez.

Le cardinal prit la lettre et lut:

«Mon cher frère et cousin, oncle et beau-père, allié et confédéré...»

—Ah! dit le cardinal en s'interrompant, celle-là est de la main tout entière de l'empereur.

—Lisez, lisez, fit le roi.

Le cardinal lut:

«Laissez-moi d'abord vous féliciter de votre entrée triomphale à Rome. Le dieu des batailles vous a protégé, et je lui rends grâces de la protection qu'il vous a accordée; cela est d'autant plus heureux qu'il paraît s'être fait entre nous un grand malentendu...»

Le cardinal regarda le roi.

—Oh! vous allez voir, mon éminentissime; vous n'êtes pas au bout, je vous en réponds.

Le cardinal continua.

«Vous me dites, dans la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire pour m'annoncer vos victoires, que je n'ai plus, de mon côté, qu'à tenir ma promesse, comme vous avez tenu les vôtres; et vous me dites clairement que cette promesse que je vous ai faite était d'entrer en campagne aussitôt que vous seriez à Rome...»

—Vous vous rappelez parfaitement, n'est-ce pas, mon éminentissime, que l'empereur mon neveu avait pris cet engagement?

—Il me semble que c'est écrit en toutes lettres dans sa dépêche.

—D'ailleurs, continua le roi, qui, tandis que le cardinal lisait la première partie de la lettre de l'empereur, avait ouvert son portefeuille et y avait retrouvé la première missive, nous allons en juger: voici la lettre de mon cher neveu; nous la comparerons à celle-ci, et nous verrons bien qui, de lui ou de moi, a tort. Continuez, continuez.

Le cardinal, en effet, continua:

«Non-seulement je ne vous ai pas promis cela, mais je vous ai, au contraire, positivement écrit que je ne me mettrais en campagne qu'à l'arrivée du général Souvorov et de ses quarante mille Russes, c'est-à-dire vers le mois d'avril prochain...»

—Vous comprenez, mon éminentissime, reprit le roi, qu'un de nous deux est fou.

—Je dirai même un de nous trois, reprit le cardinal, car je l'ai lu comme Votre Majesté.

—Eh bien, alors, continuez.

Le cardinal se remit à sa lecture.

«Je suis d'autant plus sûr de ce que je vous dis, mon cher oncle et beau-père, que, selon la recommandation que Votre Majesté m'en avait faite j'ai écrit la lettre que j'ai eu l'honneur de lui adresser tout entière de ma main...»

—Vous entendez? de sa main!

—Oui; mais je dirai, comme Votre Majesté, que je n'y comprends absolument rien.

—Vous allez voir, Éminence, qu'il n'y a de l'auguste main de mon neveu, au contraire, que l'adresse, l'en-tête et la salutation.

—Je me rappelle tout cela parfaitement.

—Continuez, alors.

Le cardinal reprit:

«Et que, pour ne m'écarter en rien de ce que j'avais l'honneur de dire à Votre Majesté, j'en ai fait prendre copie par mon secrétaire; cette copie, je vous l'envoie afin que vous la compariez à l'original et que vous vous assuriez de visu qu'il ne pouvait y avoir, dans mes phrases, aucune ambiguïté qui vous induisit en pareille erreur...»

Le cardinal regarda le roi.

—Y comprenez-vous quelque chose? demanda Ferdinand.

—Pas plus que vous, sire; mais permettez que j'aille jusqu'au bout.

—Allez, allez! ah! nous sommes dans de beaux draps, mon cher cardinal!

«Et, comme j'avais l'honneur de le dire à Votre Majesté, continua Ruffo, je suis doublement heureux que la Providence ait béni ses armes; car, si au lieu d'être victorieuse, elle eût été battue, il m'eût été impossible, sans manquer aux engagements pris par moi envers les puissances confédérées, d'aller à son secours, et j'eusse été obligé, à mon grand regret, de l'abandonner à sa mauvaise fortune; ce qui eût été pour mon coeur un grand désespoir que, par bonheur, la Providence m'a épargné en lui accordant la victoire...»

—Oui, la victoire, dit le roi, elle est belle, la victoire!

«Et maintenant, recevez, mon cher frère et cousin, oncle et beau-père...»

Et coetera, et coetera! interrompit le roi. Ah!... Et maintenant, mon cher cardinal, voyons la copie de la prétendue lettre, dont, par bonheur, j'ai conservé l'original.

Cette copie était effectivement incluse dans la lettre. Ruffo la tenait, il la lut. C'était bien celle de la dépêche qui avait été décachetée par la reine et Acton, et qui, leur ayant paru mal seconder leur désir, avait été remplacée par la lettre falsifiée que le roi tenait à la main, prêt à la comparer à la copie que lui envoyait François II.

Quand nous aurons remis sous les yeux de nos lecteurs cette copie de la véritable lettre,—comme nous croyons la chose nécessaire à la clarté de notre récit,—on jugera de l'étonnement où elle devait jeter le roi.

«Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

»Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré.

»Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m'a écrit de la sienne.

»Mon avis, d'accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès; et une des chances sur lesquelles il m'est permis de compter, c'est la coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement en chef de nos armées; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu'à la fin de mars. Temporisez donc, mon très-excellent frère, cousin et oncle; retardez par tous les moyens possibles l'ouverture des hostilités; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse de faire la guerre; profitez de ses dispositions pacifiques; donnez quelque raison, bonne ou mauvaise, de ce qui s'est passé; et, au mois d'avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.

»FRANÇOIS.»

—Et, maintenant que vous venez de lire la prétendue copie, dit le roi, lisez l'original, et vous verrez s'il ne dit pas tout le contraire.

Et il passa au cardinal la lettre falsifiée par Acton et par la reine, lettre qu'il lut tout haut, comme il avait fait de la première.

Comme la première, elle doit être mise sous les yeux de nos lecteurs, qui se souviennent peut-être du sens, mais qui, à coup sur, ont oublié le texte:

La voici:

«Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

»Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et

confédéré,

»Rien ne pouvait m'être-plus agréable que la lettre que vous m'écrivez et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles qui m'arrivent de Rome me disent que l'armée française est dans l'abattement le plus complet; il en est tout autant de l'armée de la haute Italie.

»Chargez-vous donc de l'une, mon très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré; je me chargerai de l'autre. A peine aurai-je appris que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j'entre en campagne avec 140,000 hommes; vous en avez de votre côté 60,000; j'attends 40,000 Russes; c'est plus qu'il n'en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu de s'appeler le traité de Campo-Formio, s'appelle le traité de Paris.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.

»FRANÇOIS.»

Le cardinal demeura pensif après avoir achevé sa lecture.

—Eh bien, éminentissime, que pensez-vous de cela? dit le roi.

—Que l'empereur a raison, mais que Votre Majesté n'a pas tort.

—Ce qui signifie?

—Qu'il y a là-dessous, comme l'a dit Votre Majesté, quelque mystère terrible peut-être; plus qu'un mystère, une trahison.

—Une trahison! Et qui avait intérêt à me trahir?

—C'est me demander le nom des coupables, sire et je ne les connais pas.

—Mais ne pourrait-on pas les connaître?

—Cherchons-les, je ne demande pas mieux que d'être le limier de Votre Majesté; Jupiter a bien, trouvé Ferrari... Et tenez, à propos de Ferrari, sire, il serait bon de l'interroger.

—Cela a été ma première pensée; aussi lui ai-je fait dire de se tenir prêt.

—Alors, que Votre Majesté le fasse venir.

Le roi sonna; le même valet de pied qui était venu lui parler à table parut.

—Ferrari! demanda le roi.

—Il attend dans l'antichambre, sire.

—Fais-le entrer.

—Votre Majesté m'a dit qu'elle était sûre de cet homme.

—C'est-à-dire, Éminence, que je vous ai dit que je croyais en être sûr.

—Eh bien, j'irai plus loin que Votre Majesté, j'en suis sûr, moi.

Ferrari parut à la porte, botté, éperonné, prêt à partir.

—Viens ici, mon brave, lui dit le roi.

—Aux ordres de Votre Majesté. Mes dépêches, sire?

—Il ne s'agit pas de dépêches ce soir, mon ami, dit le roi; il s'agit seulement de répondre à nos questions.

—Je suis prêt, sire.

—Interrogez, cardinal.

—Mon ami, dit Ruffo au courrier, le roi a la plus grande confiance en vous.

—Je crois l'avoir méritée par quinze ans de bons et loyaux services, monseigneur.

—C'est pourquoi le roi vous prie de rappeler tous vos souvenirs, et il veut bien vous prévenir par ma voix qu'il s'agit d'une affaire très-importante.

—J'attends votre bon plaisir, monseigneur, dit Ferrari.

—Vous vous rappelez bien les moindres circonstances de votre voyage à Vienne, n'est-ce pas? demanda le cardinal.

—Comme si j'en arrivais, monseigneur.

—C'est bien l'empereur qui vous a remis lui-même la lettre que vous avez apportée au roi?

—Lui-même, oui, monseigneur, et j'ai déjà eu l'honneur de le dire à Sa Majesté. —Sa Majesté désirerait en recevoir une seconde fois l'assurance de votre bouche.

—J'ai l'honneur de la lui donner.

—Où avez-vous mis la lettre de l'empereur?

—Dans cette poche-là, dit Ferrari en ouvrant sa veste.

—Où vous êtes-vous arrêté?

—Nulle part, excepté pour changer de cheval.

—Où avez-vous dormi?

—Je n'ai pas dormi.

—Hum! fit le cardinal; mais j'ai entendu dire—vous nous avez même dit—qu'il vous était arrivé un accident.

—Dans la cour du château, monseigneur; j'ai fait tourner mon cheval trop court, il s'est abattu des quatre pieds, ma tête a porté contre une borne, et je me suis évanoui.

—Où avez-vous repris vos sens?

—Dans la pharmacie.

—Combien de temps êtes-vous resté sans connaissance?

—C'est facile à calculer, monseigneur. Mon cheval s'est abattu vers une heure ou une heure et demie du matin, et, quand j'ai rouvert les yeux, il commençait à faire jour.

—Au commencement d'octobre, il fait jour vers cinq heures et demie du matin, six heures peut-être; c'est donc pendant quatre heures environ que vous êtes resté évanoui?

—Environ, oui, monseigneur.

—Qui était près de vous quand vous avez rouvert les yeux?

—Le secrétaire de Son Excellence le capitaine général, M. Richard, et le chirurgien de Santa-Maria.

—Vous n'avez aucun soupçon que l'on ait touché à la lettre qui était dans votre poche?

—Quand je me suis réveillé, la première chose que j'ai faite a été d'y porter la main, elle y était toujours. J'ai examiné le cachet et l'enveloppe, ils m'ont paru intacts.

—Vous aviez donc quelques doutes?

—Non, monseigneur, j'ai agi instinctivement.

—Et ensuite?

—Ensuite, monseigneur, comme le chirurgien de Santa-Maria m'avait pansé pendant mon évanouissement, on m'a fait prendre un bouillon; je suis parti, et j'ai remis ma lettre à Sa Majesté. Du reste, vous étiez là, monseigneur.

—Oui, mon cher Ferrari, et je crois pouvoir affirmer au roi que, dans toute cette affaire, vous vous êtes conduit en bon et loyal serviteur. Voilà tout ce que l'on désirait savoir de vous; n'est-ce pas, sire?

—Oui, répondit Ferdinand.

—Sa Majesté vous permet donc de vous retirer, mon ami, et de prendre un repos dont vous devez avoir grand besoin.

—Oserai-je demander à Sa Majestés! j'ai démérité en rien de ses bontés?

—Au contraire, mon cher Ferrari, dit le roi, au contraire, et tu es plus que jamais l'homme de ma confiance.

—Voilà tout ce que je désirais savoir, sire; car c'est la seule récompense que j'ambitionne.

Et il se retira heureux de l'assurance que lui donnait le roi.

—Eh bien? demanda Ferdinand.

—Eh bien, sire, s'il y a eu substitution de lettre, ou changement fait à la lettre, c'est pendant l'évanouissement de ce malheureux que la chose a eu lieu.

—Mais, comme il vous l'a dit, mon éminentissime, le cachet et l'enveloppe étaient intacts.

—Une empreinte de cachet est facile à prendre.

—On aurait donc contrefait la signature de l'empereur? Dans tous les cas, celui qui aurait fait le coup serait un habile faussaire.

—On n'a pas eu besoin de contrefaire la signature de l'empereur, sire.

—Comment s'y est-on pris, alors?

—Remarquez, sire, que je ne vous dis pas ce que l'on a fait.

—Que me dites-vous donc?

—Je dis à Votre Majesté ce que l'on aurait pu faire.

—Voyons.

—Supposez, sire, que l'on se soit procuré ou que l'on ait fait faire un cachet représentant la tête de Marc-Aurèle.

—Après?

—On aurait pu amollir la cire du cachet en la plaçant au-dessus d'une bougie, ouvrir la lettre, la plier ainsi...

Et Ruffo la plia, en effet, comme avait fait Acton.

—Pour quoi faire la plier ainsi? demanda le roi.

—Pour sauvegarder l'en-tête et la signature; puis, avec un acide quelconque, enlever l'écriture, et, à la place de ce qui y était alors, mettre ce qu'il y a aujourd'hui.

—Vous croyez cela possible, Éminence?

—Rien de plus facile; je dirai même que cela expliquerait parfaitement, vous en conviendrez, sire, une lettre d'une écriture étrangère entre un en-tête et une salutation de l'écriture de l'empereur.

—Cardinal! cardinal! dit le roi après avoir examiné la lettre avec attention, vous êtes un bien habile homme.

Le cardinal s'inclina.

—Et maintenant, qu'y a-t-il à faire, à votre avis? demanda le roi.

—Laissez-moi le reste de la nuit pour y penser, répliqua le cardinal, et, demain, nous en reparlerons.

—Mon cher Ruffo, dit le roi, n'oubliez pas que, si je ne vous fais pas premier ministre, c'est que je ne suis pas le maître.

—J'en suis si bien convaincu, sire, que, tout en ne l'étant pas, j'en ai la même reconnaissance à Votre Majesté que si je l'étais.

Et, saluant le roi avec son respect accoutumé, le cardinal sortit, laissant Sa Majesté pénétrée d'admiration pour lui.



LX

OÙ VANNI TOUCHE ENFIN AU BUT QU'IL
AMBITIONNAIT DEPUIS SI LONGTEMPS.

On se rappelle la recommandation qu'avait faite le roi Ferdinand dans une de ses lettres à la reine. Cette recommandation disait de ne point laisser languir en prison Nicolino Caracciolo et de presser le marquis Vanni, procureur fiscal, d'instruire le plus promptement possible son procès. Nos lecteurs ne se sont point trompés, nous l'espérons, à l'intention de la recommandation susdite, et ne lui ont rien reconnu de philanthropique. Non! le roi avait, comme la reine, ses motifs de haine à lui: il se rappelait que l'élégant Nicolino Caracciolo, descendu du Pausilippe pour fêter, dans le golfe de Naples, Latouche-Tréville et ses marins, avait été un des premiers à offusquer ses yeux en abandonnant la poudre, en immolant sa queue aux idées nouvelles et en laissant pousser ses favoris, et qu'il avait enfin, un des premiers toujours à marcher dans la mauvaise voie, substitué insolemment le pantalon à la culotte courte.

En outre, Nicolino, on le sait, était frère du beau duc de Rocca-Romana, qui, à tort ou à raison, avait passé pour être l'objet d'un de ces nombreux et rapides caprices de la reine, non enregistrés par l'histoire, qui dédaigne ces sortes de détails, mais constatés par la chronique scandaleuse des cours qui en vit; or, le roi ne pouvait se venger du duc de Rocca-Romana, qui n'avait pas changé un bouton à son costume, ne s'était rien coupé, ne s'était rien laissé pousser, et, par conséquent, était resté dans les plus strictes règles de l'étiquette; il n'était donc pas fâché,—un mari si débonnaire qu'il soit ayant toujours quelque rancune contre les amants de sa femme,—il n'était donc pas fâché, n'ayant point de prétexte plausible pour se venger du frère aîné, d'en rencontrer un pour se venger du frère cadet. D'ailleurs, comme titre personnel à l'antipathie du roi, Nicolino Caracciolo était entaché du péché originel d'avoir une Française pour mère, et, de plus, étant déjà à moitié Français de naissance, d'être encore tout à fait Français d'opinion.

On a vu, d'ailleurs, que les soupçons du roi, tout vagues et instinctifs qu'ils étaient sur Nicolino Caracciolo, n'étaient point tout à fait dénués de fondement, puisque Nicolino était lié à cette grande conspiration qui s'étendait jusqu'à Rome, et qui avait pour but, en appelant les Français à Naples, d'y faire entrer avec eux la lumière, le progrès, la liberté.

Maintenant, on se rappelle par quelle suite de circonstances inattendues Nicolino Caracciolo avait été amené à prêter à Salvato, trempé par l'eau de la mer, des habits et des armes; comment, une lettre de femme qu'il avait oubliée dans la poche de sa redingote ayant été trouvée par Pasquale de Simone, avait été remise par celui-ci à la reine et par la reine à Acton; nous avons presque assisté à l'expérience chimique qui, en enlevant le sang, avait laissé subsister l'écriture, et nous avons assisté tout à fait à l'expérience poétique qui, en dénonçant la femme, avait permis de s'emparer de son amant; or, l'amant arrêté et conduit, on s'en souvient, au château Saint-Elme, n'était autre que notre insouciant et aventureux ami Nicolino Caracciolo.

Le lecteur nous pardonnera si nous lui faisons subir ici quelques redites; nous désirons, autant que possible, ajouter par quelques lignes—ces lignes fussent-elles inutiles—à la clarté de notre récit, que peuvent, malgré nos efforts, obscurcir les nombreux personnages que nous mettons en scène et dont une partie est forcée de disparaître pour faire place à d'autres, parfois pendant plusieurs chapitres, parfois pendant un volume entier.

Que l'on nous pardonne donc certaines digressions en faveur de la bonne intention, et que l'on ne fasse point de notre bonne intention un des pavés de l'enfer.

Le château Saint-Elme, où Nicolino avait été conduit et enfermé, était, nous croyons l'avoir déjà dit, la Bastille de Naples.

Le château Saint-Elme, qui a joué un grand rôle dans toutes les révolutions de Naples, et qui, par conséquent, aura le sien dans la suite de cette histoire, est bâti au sommet de la colline qui domine l'ancienne Parthénope. Nous ne chercherons pas, comme le faisait notre savant archéologue sir William Hamilton, si le nom Erme, premier nom du château Saint-Elme, vient de l'ancien mot phénicien erme, qui veut dire, élevé, sublime, ou bien lui fut donné à cause des statues de Priape à l'aide desquelles les habitants de Nicopolis marquaient les limites de leurs champs et de leurs maisons, et qu'ils appelaient Terme. N'ayant pas reçu du ciel ce regard pénétrant qui lit dans la nuit profonde des étymologies, nous nous contenterons de faire remonter cette appellation à une chapelle de Saint-Érasme qui donna son nom à la montagne sur laquelle elle était assise; la montagne s'appela donc d'abord le mont Saint-Érasme, puis, par corruption, Saint-Erme, puis enfin en dernier lieu, et se corrompant de plus en plus, Saint-Elme. Sur ce sommet, qui domine la ville et la mer, fut d'abord bâtie une tour qui remplaça la chapelle et que l'on appela Belforte; cette tour fut convertie en château par Charles II d'Anjou, dit le Boiteux; ses fortifications s'augmentèrent lorsque Naples fut assiégée par Lautrec, non pas en 1518, comme le dit il signor Giuseppe Gallanti, auteur de Naples et ses Environs; mais, en 1528, elle devint, par ordre de Charles-Quint, une forteresse régulière. Comme toutes les forteresses destinées d'abord à défendre les populations au milieu ou sur la tête desquelles elles sont élevées, Saint-Elme en arriva peu à peu, non-seulement à ne plus défendre la population de Naples, mais à la menacer, et c'est sous ce dernier point de vue que le sombre château fait encore la terreur des Napolitains, qui, à chaque révolution qu'ils font ou plutôt qu'ils laissent faire, demandent sa démolition au nouveau gouvernement qui succède à l'ancien. Le nouveau gouvernement, qui a besoin de se populariser, décrète la démolition de Saint-Elme, mais se garde bien de le démolir. Hâtons-nous de dire, attendu qu'il faut rendre justice aux pierres comme aux gens, que l'honnête et pacifique château Saint-Elme, éternelle menace de destruction pour la ville, s'est toujours borné à menacer, n'a jamais rien détruit, et même, dans certaines circonstances, a protégé.

Nous avons dit tout à l'heure qu'il fallait rendre justice aux pierres comme aux gens; retournons la maxime, et disons maintenant qu'il faut rendre justice aux gens comme aux pierres.

Ce n'était point, Dieu merci! par paresse ou négligence que le marquis Vanni n'avait pas suivi plus activement le procès Nicolino, non; le marquis, véritable procureur fiscal, ne demandant que des coupables et ne désirant que d'en trouver là même où il n'y en avait pas, était loin de mériter un pareil reproche, non; mais c'était un homme de conscience dans son genre que le marquis Vanni: il avait fait durer sept ans le procès du prince de Tarsia, et trois ans celui du chevalier de Medici et de ceux qu'il s'obstinait à appeler ses complices; il tenait un coupable, cette fois, il avait des preuves de sa culpabilité, il était sûr que ce coupable ne pouvait lui échapper sous la triple porte qui fermait son cachot et sous la triple muraille qui entourait Saint-Elme; il ne regardait donc pas à un jour, à une semaine et même à un mois pour arriver à un résultat satisfaisant. D'ailleurs, il appartenait, nous l'avons dit, pour les instincts, pour l'allure, aux animaux de la race féline, et l'on sait que le tigre s'amuse à jouer avec l'homme avant de le mettre en morceaux, et le chat avec la souris avant de la dévorer.

Le marquis Vanni s'amusait donc à jouer avec Nicolino Caracciolo avant de lui faire couper la tête.

Mais, il faut le dire, dans ce jeu mortel où luttaient l'un contre l'autre l'homme armé de la loi, de la torture et de l'échafaud, et l'homme armé de son seul esprit, ce n'était pas celui qui avait toutes les chances de gagner qui gagnait toujours. Loin de là. Après quatre interrogatoires successifs, qui chacun avaient duré plus de deux heures, et dans lesquels Vanni avait essayé de retourner son prévenu de toutes les façons, le juge n'était pas plus avancé et le prévenu pas plus compromis que le premier jour, c'est-à-dire que l'interrogateur en était arrivé à savoir les nom, prénoms, qualités, âge, état social de Nicolino Caracciolo, ce que tout le monde savait à Naples, sans avoir besoin de recourir à un mois de prison et à une instruction de trois semaines; mais le marquis Vanni, malgré sa curiosité,—et il était certainement un des juges les plus curieux du royaume des Deux-Siciles,—n'avait pu en savoir davantage.

En effet, Nicolino Caracciolo s'était enfermé dans ce dilemme: «Je suis coupable ou je suis innocent. Ou je suis coupable, et je ne suis pas assez bête pour faire des aveux qui me compromettront; ou je suis innocent, et, par conséquent, n'ayant rien à avouer, je n'avouerai rien.» Il était résulté de ce système de défense qu'à toutes les questions faites par Vanni pour savoir autre chose que tout ce que tout le monde savait, c'est-à-dire ses nom, prénoms, qualités, âge, demeure et état social, Nicolino Caracciolo avait répondu par d'autres questions, demandant à Vanni, avec l'accent du plus vif intérêt s'il était marié, si sa femme était jolie, s'il l'aimait, s'il en avait des enfants, quel était leur âge, s'il avait des frères, des soeurs, si son père vivait, si sa mère était morte, combien lui donnait la reine pour le métier qu'il faisait, si son titre de marquis était transmissible à l'aîné de sa famille, s'il croyait en Dieu, à l'enfer, au paradis, s'appuyant dans toutes ses divagations, sur ce qu'il avait, pour tout ce qui regardait le marquis, une sympathie aussi vive au moins que celle que le marquis Vanni avait pour lui, et que, par conséquent, il lui était permis, sinon de lui faire les mêmes questions,—il ne poussait point l'indiscrétion jusque là,—au moins des questions analogues à celles qu'il lui faisait. Il en était résulté qu'à la fin de chaque interrogatoire, le marquis Vanni s'était trouvé un peu moins avancé qu'au commencement et n'avait pas même osé faire dresser par le greffier procès-verbal de toutes les folies que Nicolino lui avait dites, et qu'enfin, ayant menacé le prisonnier, lors de sa dernière visite, de lui faire donner la question s'il continuait de rire au nez de cette respectable déesse que l'on appelle la Justice, il se présentait au château Saint-Elme, dans la matinée du 9 décembre,—c'est-à-dire quelques heures après l'arrivée du roi à Caserte, arrivée complètement ignorée encore à Naples et qui n'était sue que des personnes qui avaient eu l'honneur de voir Sa Majesté;—il se présentait, disons-nous, au château Saint-Elme, bien décidé cette fois, si Nicolino continuait de jouer le même jeu avec lui, de mettre ses menaces à exécution et d'essayer de cette fameuse torture sicut in cadaver qui lui avait été refusée à son grand regret par la majorité de la junte d'État, à laquelle il n'avait pas besoin de référer cette fois.

Vanni, dont le visage n'était pas gai d'habitude, avait donc, ce jour-là, une physionomie plus lugubre encore que de coutume.

Il était, en outre, escorté de maître Donato, le bourreau de Naples, lequel était lui-même flanqué de deux de ses aides, venus tout exprès pour l'aider à appliquer le prisonnier à la question, si le prisonnier persistait, nous ne dirons pas dans ses dénégations, mais dans les facétieuses et fantastiques plaisanteries qui n'avaient point de précédent dans les annales de la justice.

Nous ne parlons pas du greffier qui accompagnait si assidûment Vanni dans toutes ses courses, et qui, dans sa vénération pour le procureur fiscal, gardait en sa présence un silence si absolu, que Nicolino prétendait que ce n'était point un homme de chair et d'os, mais purement et simplement son ombre que Vanni avait fait habiller en greffier, non pour économiser à l'État, comme on aurait pu le croire, les appointements de ce magistrat subalterne, mais pour avoir toujours sous la main un secrétaire prêt à écrire ses interrogatoires.

Pour cette grande solennité de la torture qui n'avait point été donnée à Naples, ni même dans le royaume des Deux-Siciles, où elle était tombée en désuétude depuis que don Carlos était monté sur le trône de Naples, c'est-à-dire depuis soixante-cinq ans, et que le marquis Vanni allait avoir l'honneur de faire revivre, non point en l'exerçant in anima vili, mais sur un membre d'une des premières familles de Naples, des ordres avaient été donnés à don Roberto Brandi, gouverneur du château, pour mettre tout à neuf dans la vieille salle de tortures du château Saint-Elme. Don Roberto Brandi, serviteur zélé du roi, qui avait eu le désagrément, deux ans auparavant, de voir fuir de sa forteresse Ettore Caraffa, s'était empressé de prouver son dévouement à Sa Majesté en obéissant ponctuellement aux ordres du procureur fiscal, de sorte que, quand celui-ci se fit annoncer, le gouverneur vint au-devant de lui, et, avec le sourire de l'orgueil satisfait:

—Venez, lui dit-il, et j'espère que vous serez content de moi.

Et il conduisit Vanni dans la salle qu'il avait fait remettre entièrement à neuf à l'intention de Niccolino Caracciolo, lequel ne se doutait pas que l'État venait de dépenser pour lui, en instruments de torture, la somme exorbitante de sept cents ducats, dont, selon les habitudes reçues à Naples, le gouverneur avait mis la moitié dans sa poche.

Vanni, précédé de don Roberto et suivi de son greffier, du bourreau et de ses deux aides, descendit dans ce musée de la douleur, et, comme un général avant le combat examine le champ sur lequel il va livrer bataille et note les accidents de terrain dont il peut tirer avantage pour la victoire, il étudia, les uns après les autres, cette collection d'instruments, sortis, pour la plupart, des arsenaux ecclésiastiques, les archives de l'inquisition ayant prouvé que les cerveaux ascétiques sont les plus inventifs dans ces sortes de machines destinées à faire tressaillir d'angoisse les fibres les plus profondément cachées dans le coeur de l'homme.

Chaque instrument était bien à sa place et surtout en bon état de service.

Alors, laissant dans cette salle funèbre, éclairée seulement de torches soutenues contre la muraille par des mains de fer, maître Donato et ses deux aides, il était passé dans la chambre voisine, séparée de la salle de tortures par une grille de fer, devant laquelle tombait un rideau de serge noire; la lumière des torches, vue à travers ce rideau, obstacle insuffisant à la cacher tout à fait, devenait plus funèbre encore.

C'était aussi aux soins de don Roberto qu'était due la mise en état de cette chambre, ancienne salle de tribunal secret abandonnée en même temps que la salle de torture. Elle n'avait rien de particulier que son absence complète de communication avec le jour; tout son mobilier se composait d'une table couverte d'un tapis vert, éclairée par deux candélabres à cinq branches, et sur laquelle se trouvaient du papier, de l'encre et des plumes.

Un fauteuil tenait le milieu de cette table, et, de l'autre côté, avait en face de lui la sellette du prévenu; à côté de cette grande table, que l'on pouvait appeler la table d'honneur, et qui était évidemment réservée au juge, était une petite table destinée au greffier.

Au-dessus du juge était un grand crucifix taillé dans un tronc de chêne et qu'on eût dit sorti de l'âpre ciseau de Michel-Ange, tant sa rude physionomie laissait celui qui le regardait dans le doute s'il avait été mis là pour soutenir l'innocent ou effrayer le coupable.

Une lampe descendant du plafond éclairait cette terrible agonie, qui semblait, non pas celle de Jésus expirant avec le mot pardon sur la bouche, mais celle du mauvais larron, rendant son dernier soupir dans un dernier blasphème.

Le procureur fiscal avait jusque-là tout examiné en silence, et don Roberto, n'entendant point sortir de sa bouche l'éloge qu'il se croyait en droit d'espérer, attendait avec inquiétude une marque de satisfaction quelconque; cette marque de satisfaction, pour s'être fait attendre, n'en fut que plus flatteuse. Vanni fit hautement l'éloge de toute cette lugubre mise en scène, et promit au digne commandant que la reine serait informée du zèle qu'il avait déployé pour son service.

Encouragé par l'éloge d'un homme si expert en pareille matière, don Roberto exprima le timide désir que la reine vînt un jour visiter le château Saint-Elme et voir de ses propres yeux cette magnifique salle de tortures, bien autrement curieuse, à son avis, que le musée de Capodimonte; mais, quelque crédit que Vanni eût près de Sa Majesté, il n'osa promettre cette faveur royale au digne gouverneur, qui, en poussant un soupir de regret, fut forcé de s'en tenir à la certitude qu'un récit exact serait fait à la reine, et de la peine qu'il s'était donnée et du succès qu'il avait obtenu.

—Et maintenant, mon cher commandant, dit Vanni, remontez et envoyez-moi le prisonnier sans fers, mais sous bonne escorte; j'espère que l'aspect de cette salle l'amènera naturellement à des idées plus raisonnables que celles où il s'est égaré jusqu'ici. Il va sans dire, ajouta Vanni d'un air dégagé, que, si cela vous intéresse de voir donner la torture, vous pouvez, de votre personne, accompagner le prisonnier. Il sera peut-être intéressant, pour un homme d'intelligence comme vous, d'étudier la manière dont je dirigerai cette opération.

Don Roberto exprima au procureur fiscal, en termes chaleureux, sa reconnaissance de la permission qui lui était donnée et dont il déclara vouloir profiter avec bonheur. Et, saluant jusqu'à terre le procureur fiscal, il sortit pour obéir à l'ordre qu'il venait d'en recevoir.



LXI

ULYSSE ET CIRCÉ

A peine le roi était-il, comme nous l'avons vu, sur l'avis du valet de pied, sorti de la salle à manger pour venir rejoindre le cardinal Ruffo dans son appartement, que, comme s'il eût été le seul et unique lien qui retînt entre eux les convives agités d'émotions diverses, chacun s'empressa de regagner son appartement. Le capitaine de Cesare ramena chez elles les vieilles princesses, désespérées de voir qu'après avoir été forcées de fuir de Paris et Rome, devant la Révolution, elles allaient probablement être forcées de fuir Naples, poursuivies toujours par le même ennemi.

La reine prévint sir William qu'après les nouvelles que venait de rapporter son mari, elle avait trop besoin d'une amie pour ne pas garder chez elle sa chère Emma Lyonna. Acton fit appeler son secrétaire Richard pour lui confier le soin de découvrir pour quoi ou pour qui le roi était rentré dans ses appartements. Le duc d'Ascoli, réinstallé dans ses fonctions de chambellan, suivit le roi, avec son habit couvert de plaques et de cordons, pour lui demander s'il n'avait pas besoin de ses services. Le prince de Castelcicala demanda sa voiture et ses chevaux, pressé d'aller à Naples veiller à sa sûreté et à celle de ses amis, cruellement compromises par le triomphe des jacobins français, que devait naturellement suivre le triomphe des jacobins napolitains. Sir William Hamilton remonta chez lui pour rédiger une dépêche à son gouvernement, et Nelson, la tête basse et le coeur préoccupé d'une sombre pensée, regagna sa chambre, que, par une délicate attention, la reine avait eu le soin de choisir pas trop éloignée de celle qu'elle réservait à Emma les nuits où elle la retenait près d'elle, quand toutefois, pendant ces nuits-là, une même chambre et un lit unique ne réunissaient pas les deux amies.

Nelson, lui aussi, comme sir William Hamilton, avait à écrire, mais à écrire une lettre, non point une dépêche. Il n'était point commandant en chef dans la Méditerranée, mais placé sous les ordres de l'amiral lord comte de Saint-Vincent, infériorité qui ne lui était pas trop sensible, l'amiral le traitant plus en ami qu'en inférieur, et la dernière victoire de Nelson l'ayant grandi au niveau des plus hautes réputations de la marine anglaise.

Cette intimité entre Nelson et son commandant en chef est constatée par la correspondance de Nelson avec le comte de Saint-Vincent, qui se trouve dans le tome V de ses Lettres et Dépêches, publiées à Londres, et ceux de nos lecteurs qui aiment à consulter les pièces originales pourront recourir à celles de ces lettres écrites par le vainqueur d'Aboukir, du 22 septembre, époque à laquelle s'ouvre ce récit, au 9 décembre, époque à laquelle nous sommes arrivés. Ils y verront, racontées dans tous leurs détails, les irrésistibles progrès de cette passion insensée que lui inspira lady Hamilton, passion qui devait lui faire oublier le soin de ses devoirs comme amiral, et, comme homme, le soin plus précieux encore de son honneur. Ces lettres, qui peignent le désordre de son esprit et la passion de son coeur, seraient son excuse devant la postérité, si la postérité qui, depuis deux mille ans, a condamné l'amant de Cléopâtre, pouvait revenir sur son jugement.

Aussitôt rentré dans sa chambre, Nelson, profondément préoccupé d'une catastrophe qui allait jeter un grand trouble non-seulement dans les affaires du royaume, mais probablement dans celles de son coeur, en portant l'amirauté anglaise à prendre de nouvelles dispositions relativement à sa flotte de la Méditerranée, Nelson alla droit à son bureau, et, sous l'impression du récit qu'avait fait le roi, si les paroles échappées à la bouche de Ferdinand peuvent s'appeler un récit, il commença la lettre suivante:

A l'amiral lord comte de Saint-Vincent.

«Mon cher lord,

»Les choses ont bien changé de face depuis ma dernière lettre datée de Livourne, et j'ai bien peur que Sa Majesté le roi des Deux-Siciles ne soit sur le point de perdre un de ses royaumes et peut-être tous les deux.

»Le général Mack, ainsi que je m'en étais douté et que je crois même vous l'avoir dit, n'était qu'un fanfaron qui a gagné sa réputation de grand général je ne sais où, mais pas, certes, sur les champs de bataille; il est vrai qu'il avait sous ses ordres une triste armée; mais qui va se douter que soixante mille hommes iront se faire battre par dix mille!

»Les officiers napolitains n'avaient que peu de chose à perdre, mais tout ce qu'ils avaient à perdre, ils l'ont perdu1

Note 1: (retour)

Nous citons les paroles textuelles de Nelson: «The napolitan officers have not lost much honour, for God knows they had but little to lose; but they lost all they had.» Dépêches et Lettres de Nelson, t. V, page 195.

Nelson en était là de sa lettre, et, on le voit, le vainqueur d'Aboukir traitait assez durement les vaincus de Civita-Castellana. Peut-être, en effet, avait-il le droit d'être exigeant en matière de courage, ce rude marin qui, enfant, demandait ce que c'était que la peur et ne l'avait jamais connue, tout en laissant à chaque combat auquel il assistait un lambeau de sa chair, de sorte que la balle qui le tua à Trafalgar ne tua plus que la moitié de lui-même et les débris vivants d'un héros. Nelson, disons-nous, en était là de sa lettre, lorsqu'il entendit derrière lui un bruit pareil à celui que ferait le battement des ailes d'un papillon ou d'un sylphe attardé, sautant de fleur en fleur.

Il se retourna et aperçut lady Hamilton.

Au reste, nous dirons bientôt ce que nous pensons du courage des Napolitains, dans le chapitre où nous traiterons du courage collectif et du courage individuel.

Il jeta un cri de joie.

Mais Emma Lyonna, avec un charmant sourire, approcha un doigt de sa bouche, et, riante et gracieuse comme la statue du silence heureux (on le sait, il y a plusieurs silences), elle lui fit signe de se taire.

Puis, s'avançant jusqu'à son fauteuil, elle se pencha sur le dossier et dit à demi-voix:

—Suivez-moi, Horace; notre chère reine vous attend et veut vous parler avant de revoir son mari.

Nelson poussa un soupir en songeant que quelques mots venus de Londres, en changeant sa destination, pouvaient l'éloigner de cette magicienne, dont chaque geste, chaque mot, chaque caresse était une nouvelle chaîne ajoutée à celles dont il était déjà lié; il se souleva péniblement de son siège, en proie à ce vertige qu'il éprouvait toujours lorsque, après un moment d'absence, il revoyait cette éblouissante beauté.

—Conduisez-moi, lui dit-il; vous savez que je ne vois plus rien dès que je vous vois.

Emma détacha l'écharpe de gaze qu'elle avait enroulée autour de sa tête et dont elle s'était fait une coiffure et un voile, comme on en voit dans les miniatures d'Isabey, et, lui jetant une de ses extrémités qu'il saisit au vol et porta fiévreusement à ses lèvres:

—Venez, mon cher Thésée, lui dit-elle, voici le fil du labyrinthe, dussiez-vous m'abandonner comme une autre Ariane. Seulement, je vous préviens que, si ce malheur m'arrive, je ne me laisserai consoler par personne, fût-ce par un dieu!

Elle marcha la première, Nelson la suivit; elle l'eût conduit en enfer, qu'il y fût descendu avec elle.

—Tenez, ma bien-aimée reine, dit Emma, je vous amène celui qui est à la fois mon roi et mon esclave, le voici.

La reine était assise sur un sofa dans le boudoir qui séparait la chambre d'Emma Lyonna de sa chambre; une flamme mal éteinte brillait dans ses yeux; cette fois, c'était celle de la colère.

—Venez ici, Nelson, mon défenseur, dit-elle, et asseyez-vous près de moi; j'ai véritablement besoin que la vue et le contact d'un héros me console de notre abaissement... L'avez-vous vu, continua-t-elle en secouant dédaigneusement la tête de haut en bas, l'avez-vous vu, ce bouffon couronné se faisant le messager de sa propre honte? L'avez-vous entendu raillant lui-même sa propre lâcheté? Ah! Nelson, Nelson, il est triste, quand on est reine orgueilleuse et femme vaillante, d'avoir pour époux un roi qui ne sait tenir ni le sceptre ni l'épée!

Elle attira Nelson près d'elle; Emma s'assit à terre sur des coussins et couvrit de son regard magnétique, tout en jouant avec ses croix et ses rubans.—comme Amy Robsart avec le collier de Leicester,—celui qu'elle avait mission de fasciner.

—Le fait est, madame, dit Nelson, que le roi est un grand philosophe.

La reine regarda Nelson en contractant ses beaux sourcils.

—Est-ce sérieusement que vous décorez du nom de philosophie, dit-elle, cet oubli de toute dignité? Qu'il n'ait pas le génie d'un roi, ayant été élevé en lazzarone, cela se conçoit, le génie est un mets dont le ciel est avare; mais n'avoir pas le coeur d'un homme! En vérité, Nelson, c'était d'Ascoli qui, ce soir, avait, non-seulement l'habit, mais le coeur d'un roi; le roi n'était que le laquais de d'Ascoli, et quand on pense que, si ces jacobins dont il a si grand'peur l'avaient pris, il l'eût laissé pendre sans dire une parole pour le sauver!... Être à la fois la fille de Marie-Thérèse et la femme de Ferdinand, c'est, vous en conviendrez, une de ces fantaisies du hasard qui feraient douter de la Providence.

—Bon! dit Emma, ne vaut-il pas mieux que cela soit ainsi, et ne voyez-vous pas que c'est un miracle de la Providence, que d'avoir fait tout à la fois de vous un roi et une reine! Mieux vaut être Sémiramis qu'Artémise, Élisabeth que Marie de Médicis.

—Oh! s'écria la reine sans écouter Emma, si j'étais homme, si je portais une épée!

—Elle ne vaudrait jamais mieux que celle-là, dit Emma en jouant avec celle de Nelson, et, du moment que celle-là vous protège, il n'est pas besoin d'une autre. Dieu merci!

Nelson posa sa main sur la tête d'Emma et la regarda avec l'expression d'un amour infini.

—Hélas! chère Emma, lui dit-il, Dieu sait que les paroles que je vais prononcer me brisent le coeur en s'en échappant; mais croyez-vous que j'eusse soupiré tout à l'heure en vous voyant à l'heure où je m'y attendais le moins, si je n'avais pas, moi aussi, mes terreurs?

—Vous? demanda Emma.

—Oh! je devine ce qu'il veut dire, s'écria la reine en portant son mouchoir à ses yeux; oh! je pleure, oui, c'est vrai, mais ce sont des larmes de rage...

—Oui; mais, moi, je ne devine pas, dit Emma, et ce que je ne devine pas, il faut qu'on me l'explique. Nelson, qu'entendez-vous par vos terreurs? Parlez, je le veux!

Et, lui jetant un bras autour du cou et se soulevant gracieusement à l'aide de ce bras, elle baisa son front mutilé.

—Emma, lui dit Nelson, croyez bien que, si ce front qui rayonne d'orgueil sous vos lèvres, ne rayonne pas en même temps de joie, c'est que j'entrevois dans un prochain avenir une grande douleur.

—Moi, je n'en connais qu'une au monde, dit lady Hamilton, ce serait d'être séparée de vous.

—Vous voyez bien que vous avez deviné, Emma.

—Nous séparer! s'écria la jeune femme avec une expression de terreur admirablement jouée; et qui pourrait nous séparer maintenant?

—Oh! mon Dieu! les ordres de l'Amirauté, un caprice de M. Pitt; ne peut-on pas m'envoyer prendre la Martinique et la Trinité, comme on m'a envoyé à Calvi, à Ténériffe, à Aboukir? A Calvi, j'ai laissé un oeil; à Ténériffe, un bras; à Aboukir, la peau de mon front. Si l'on m'envoie à la Martinique ou à la Trinité, je demande à y laisser la tête et que tout soit fini.

—Mais, si vous receviez un ordre comme celui-là, vous n'obéiriez pas, je l'espère?

—Comment ferais-je, chère Emma?

—Vous obéiriez à l'ordre de me quitter?

—Emma! Emma! ne voyez-vous pas que vous vous mettez entre mon devoir et mon amour... C'est faire de moi un traître ou un désespéré.

—Eh bien, répliqua Emma, j'admets que vous ne puissiez pas dire à Sa Majesté George III: «Sire, je ne veux pas quitter Naples, parce que j'aime comme un fou la femme de votre ambassadeur, qui, de son côté, m'aime à en perdre la tête;» mais vous pouvez bien lui dire: «Mon roi, je ne veux pas quitter une reine dont je suis le seul soutien, le seul appui, le seul défenseur; vous vous devez protection entre têtes couronnées et vous répondez les uns des autres à Dieu qui vous a faits ses élus;» et si vous ne lui dites point cela parce qu'un sujet ne parle pas ainsi à son roi, sir William, qui a sur un frère de lait des droits que vous n'avez pas, sir William peut le lui dire.

—Nelson, dit la reine, peut-être suis-je bien égoïste, mais, si vous ne nous protégez pas, nous sommes perdus, et, lorsqu'on vous présente la question sous ce jour, d'un trône à maintenir, d'un royaume à protéger, ne trouvez-vous pas qu'elle s'agrandit au point qu'un homme de coeur comme vous risque quelque chose pour nous sauver?

—Vous avez raison, madame, répondit Nelson, je ne voyais que mon amour; ce n'est pas étonnant: cet amour, c'est l'étoile polaire de mon coeur. Votre Majesté me rend bien heureux en me montrant un dévouement où je ne voyais qu'une passion. Cette nuit même, j'écrirai à mon ami lord Saint-Vincent, ou plutôt j'achèverai la lettre déjà commencée pour lui. Je le prierai, je le supplierai de me laisser, mieux encore, de m'attacher à votre service; il comprendra cela, il écrira à l'amirauté.

—Et, dit Emma, sir William, de son côté, écrira directement au roi et à M. Pitt.

—Comprenez-vous, Nelson, continua la reine, combien nous avons besoin de vous et quels immenses services vous pouvez nous rendre! Nous allons être, selon toute probabilité, forcés de quitter Naples, de nous exiler.

—Croyez-vous donc les choses si désespérées, madame?

La reine secoua la tête avec un triste sourire.

—Il me semble, continua Nelson, que, si le roi voulait...

—Ce serait un malheur qu'il voulût, Nelson, un malheur pour moi, je m'entends. Les Napolitains me détestent; c'est une race jalouse de tout talent, de toute beauté, de tout courage; toujours courbés sous le joug allemand, français ou espagnol, ils appellent étrangers et haïssent et calomnient tout ce qui n'est pas Napolitain; ils haïssent Acton parce qu'il est né en France; ils haïssent Emma parce qu'elle est née en Angleterre; ils me haïssent, moi, parce que je suis née en Autriche. Supposez que, par un effort de courage dont le roi n'est point capable, on rallie les débris de l'armée et que l'on arrête les Français dans le défilé des Abruzzes, les jacobins de Naples laissés à eux-mêmes profitent de l'absence des troupes et se soulèvent, et alors les horreurs de la France en 1792 et 1793 se renouvellent ici. Qui vous dit qu'ils ne nous traiteront pas, moi, comme Marie-Antoinette, et, Emma, comme la princesse de Lamballe? Le roi s'en tirera toujours, grâce à ses lazzaroni qui l'adorent; il a pour lui l'égide de la nationalité; mais Acton, mais Emma, mais moi, cher Nelson, nous sommes perdus. Maintenant, n'est-ce point un grand rôle que celui qui vous est réservé par la Providence, si vous arrivez à faire pour moi ce que Mirabeau, ce que M. de Bouille, ce que le roi de Suède, ce que Barnave, ce que M. de la Fayette, ce que mes deux frères, enfin, deux empereurs n'ont pu faire pour la reine de France?

—Ce serait une gloire trop grande, et à laquelle je n'aspire pas, madame, dit Nelson, une gloire éternelle.

—Puis n'avez-vous point à faire valoir ceci, Nelson, que c'est par notre dévouement à l'Angleterre que nous sommes compromis? Si, fidèle aux traités avec la République, le gouvernement des Deux-Siciles ne vous avait point permis de prendre de l'eau, des vivres, de réparer vos avaries à Syracuse, vous étiez forcé d'aller vous ravitailler à Gibraltar et vous ne trouviez plus la flotte française à Aboukir.

—C'est vrai, madame, et c'était moi qui étais perdu alors; un procès infamant m'était réservé à la place d'un triomphe. Comment dire: «J'avais les yeux fixés sur Naples,» quand mon devoir était de regarder du côté de Tunis?

—Enfin, n'est-ce point à propos des fêtes que, dans notre enthousiasme pour vous, nous vous avons données, que cette guerre a éclaté? Non, Nelson, le sort du royaume des Deux-Siciles est lié à vous, et vous êtes lié, vous, au sort de ses souverains. On dira dans l'avenir: «Ils étaient abandonnés de tous, de leurs alliés, de leurs amis, de leurs parents; ils avaient le monde contre eux, ils eurent Nelson pour eux, Nelson les sauva.»

Et, dans le geste que fit la reine en prononçant ces paroles, elle étendit la main vers Nelson; Nelson saisit cette main, mit un genou en terre et la baisa.

—Madame, dit Nelson se laissant aller à l'enthousiasme de la flatterie de la reine, Votre Majesté me promet une chose?

—Vous avez le droit de tout demander à ceux qui vous devront tout.

—Eh bien, je vous demande votre parole royale, madame, que, du jour où vous quitterez Naples, ce sera le vaisseau de Nelson, et nul autre, qui conduira en Sicile votre personne sacrée.

—Oh! ceci, je vous le jure, Nelson, et j'ajoute que, là où je serai, ma seule, mon unique, mon éternelle amie, ma chère Emma Lyonna sera avec moi.

Et, d'un mouvement plus passionné peut-être que ne le permettait cette amitié, toute grande qu'elle était, la reine prit la tête d'Emma entre ses deux mains, l'approcha vivement de ses lèvres et la baisa sur les deux yeux.

—Ma parole vous est engagée, madame, dit Nelson. A partir de ce moment, vos amis sont mes amis et vos ennemis mes ennemis, et, dussé-je me perdre en vous sauvant, je vous sauverai.

—Oh! s'écria Emma, tu es bien le chevalier des rois et le champion des trônes! tu es bien tel que j'avais rêvé l'homme auquel je devais donner tout mon amour et tout mon coeur!

Et, cette fois, ce ne fut plus sur le front cicatrisé du héros, mais sur les lèvres frémissantes de l'amant que la moderne Circé appliqua ses lèvres.

En ce moment, on gratta doucement à la porte.

—Entrez là, chers amis, de mon coeur, dit la reine en leur montrant la chambre d'Emma; c'est Acton qui vient me rendre une réponse.

Nelson, enivré de louanges, d'amour, d'orgueil, entraîna Emma dans cette chambre à l'atmosphère parfumée, dont la porte sembla se refermer d'elle-même sur eux.

En une seconde, le visage de la reine changea d'expression, comme si elle eût mis ou ôté un masque; son oeil s'endurcit, et, d'une voix brève, elle prononça ce seul mot:

—Entrez.

C'était Acton, en effet.

—Eh bien, demanda-t-elle, qui attendait Sa Majesté?

—Le cardinal Ruffo, répondit Acton.

—Vous ne savez rien de ce qu'ils ont dit?

—Non, madame; mais je sais ce qu'ils ont fait.

—Qu'ont-ils fait?

—Ils ont envoyé chercher Ferrari.

—Je m'en doutais. Raison de plus, Acton, pour ce que vous savez.

—A la première occasion, ce sera fait. Votre Majesté n'a pas autre chose à m'ordonner?

—Non, répondit la reine.

Acton salua et sortit.

La reine jeta un coup d'oeil jaloux sur la chambre d'Emma et rentra silencieusement dans la sienne.



LXII

L'INTERROGATOIRE DE NICOLINO

Les quelques moments qui s'écoulèrent entre la sortie du commandant don Roberto Brandi et l'entrée du prisonnier furent employés par le procureur fiscal à passer sur ses habits de ville une robe de juge, à coiffer sa tête maigre et longue d'une perruque énorme qui devait, selon lui, ajouter à la majesté de son visage et à couvrir cette perruque elle-même d'un bonnet carré.

Le greffier commença par poser sur la table, comme pièces de conviction, les deux pistolets marqués d'une N et la lettre de la marquise de San-Clemente; puis il procéda à la même toilette qu'avait faite son supérieur, toute proportion de rang gardée, c'est-à-dire qu'il mit une robe plus étroite, une perruque moins grosse, une toque moins haute.

Après quoi, il s'assit à sa petite table.

Le marquis Vanni prit place à la grande, et, comme c'était un homme d'ordre, il rangea son papier devant lui de manière qu'une feuille ne dépassât point l'autre, s'assura qu'il y avait de l'encre dans son encrier, examina le bec de sa plume, le rafraîchit avec un canif, en égalisa les deux pointes en les coupant sur son ongle, tira de sa poche une tabatière d'or ornée du portrait de Sa Majesté, la plaça à la portée de sa main, moins pour y puiser la poudre qu'elle contenait que pour jouer avec elle de cet air indifférent du juge qui joue aussi insoucieusement avec la vie d'un homme qu'il joue avec sa tabatière, et attendit Nicolino Caracciolo dans la pose qu'il crut la plus propre à faire de l'effet sur son prisonnier.

Par malheur, Nicolino Caracciolo n'était point de caractère à se se laisser imposer par les poses du marquis Vanni; la porte qui s'était refermée sur le commandant s'ouvrit dix minutes après devant le prisonnier, et Nicolino Caracciolo, mis avec une élégance qui ne dénonçait en aucune manière le séjour peu confortable de la prison, entra le sourire sur les lèvres, en fredonnant d'une voix assez juste le Pria che spunti l'aurora du Matrimonio segreto.

Il était accompagné de quatre soldats et suivi du gouverneur.

Deux soldats restèrent à la porte, deux autres s'avancèrent à la droite et à la gauche du prisonnier, lequel marcha droit à la sellette qui lui était préparée, regarda avant de s'asseoir autour de lui avec la plus grande attention, murmura en français les trois syllabes: Tiens! tiens! tiens! lesquelles sont destinées, comme on sait, à exprimer un côté comique de l'étonnement, et, s'adressant avec la plus grande politesse au procureur fiscal:

—Est-ce que, par hasard, monsieur le marquis, lui demanda-t-il, vous auriez lu les Mystères d'Udolphe?

—Qu'est-ce que cela, les Mystères d'Udolphe? demanda Vanni répondant à son tour, comme Nicolino avait l'habitude de le faire, à une question par une autre question.

—C'est un nouveau roman d'une dame anglaise nommée Anne Radcliffe.

—Je ne lis pas de romans, entendez-vous, monsieur, répondit le juge d'une voix pleine de dignité.

—Vous avez tort, monsieur, très-grand tort; il y en a de fort amusants, et je voudrais bien en avoir un à lire dans mon cachot, s'il y faisait clair.

—Monsieur, je désire que vous vous pénétriez de cette vérité...

—De laquelle, monsieur le marquis?

—C'est que nous sommes ici pour nous occuper d'autre chose que de romans. Asseyez-vous.

—Merci, monsieur le marquis; je voulais seulement vous dire qu'il y avait, dans les Mystères d'Udolphe, la description d'une chambre parfaitement pareille à celle-ci; c'est dans cette salle que le chef des brigands tenait ses séances.

Vanni appela à son aide toute sa dignité.

—J'espère, prévenu, que cette fois...

Nicolino l'interrompit.

—D'abord, je ne m'appelle pas prévenu, vous le savez bien.

—Il n'y a pas de degré social devant la loi, vous êtes prévenu.

—Je l'accepte comme verbe, mais non comme substantif; voyons, de quoi suis-je prévenu?

—Vous êtes prévenu de complot envers l'État.

—Allons, bon! voilà que vous retombez dans votre manie.

—Et vous dans votre irrévérence envers la justice.

—Moi irrévérent envers la justice? Ah! monsieur le marquis, vous me prenez pour un autre, Dieu merci! nul ne respecte et ne vénère la justice plus que moi. La justice! mais c'est la parole de Dieu sur la terre. Oh! que non! je ne suis pas si impie que d'être irrévérent envers la justice. Ah! envers les juges, c'est autre chose, je ne dis pas.

Vanni frappa avec impatience la terre du pied.

—Êtes-vous enfin décidé à répondre aujourd'hui aux questions que je vais vous faire?

—C'est selon les questions que vous me ferez.

—Prévenu...! s'écria Vanni avec impatience.

—Encore, fit Nicolino en haussant les épaules; mais, voyons, qu'est-ce que cela vous fait de m'appeler prince ou duc? Je n'ai point de préférence pour l'un ou l'autre de ces deux noms. Je vous appelle bien marquis, moi, et, à coup sûr, quoique j'aie à peine le tiers de votre âge, je suis prince ou duc depuis plus longtemps que vous n'êtes marquis.

—C'est bien, assez sur ce chapitre... Votre âge?

Nicolino tira de son gousset une montre magnifique.

—Vingt et un ans trois mois huit jours cinq heures sept minutes trente-deux secondes. J'espère, cette fois, que vous ne m'accuserez pas de manquer de précision.

—Votre nom?

—Nicolino Caracciolo, toujours.

—Votre domicile?

—Au château Saint-Elme, cachot numéro 3, au second au-dessous de l'entre-sol.

—Je ne vous demande pas où vous demeurez à présent; je vous demande où vous demeuriez quand vous avez été arrêté?

—Je ne demeurais nulle part, j'étais dans la rue.

—C'est bien. Peu importe votre réponse, on sait votre domicile.

—Alors, je vous dirai comme Agamemnon à Achille:

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