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La San-Felice, Tome 04

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LXIX

LES BRIGANDS

Vainqueur sur tous les points, et pensant que rien n'entraverait sa marche sur Naples, Championnet ordonna de franchir les frontières napolitaines sur trois colonnes.

L'aile gauche, sous la conduite de Macdonald, envahit les Abruzzes par Aquila: elle devait forcer les défilés de Capistrello et de Sora.

L'aile droite, sous la conduite du général Rey, envahit la Campanie par les marais Pontins, Terracine et Fondi.

Le centre, sous la conduite de Championnet lui-même, envahit la Terre de Labour par Valmontane, Ferentina, Ceperano.

Trois citadelles, presque imprenables toutes trois, défendaient les marches du royaume: Gaete, Civitella-del-Tronto, Pescara.

Gaete commandait la route de la mer Tyrrhénienne; Pescara, la route de la mer Adriatique; Civitella-del-Tronto s'élevait au sommet d'une montagne et commandait l'Abruzze ultérieure.

Gaete était défendue par un vieux général suisse nommé Tchudy: il avait sous ses ordres quatre mille hommes;—comme moyen de défense, soixante et dix canons, douze mortiers, vingt mille fusils, des vivres pour un an, des vaisseaux dans le port, la mer et la terre à lui, enfin.

Le général Rey le somma de se rendre.

Vieillard, Tchudy venait d'épouser une jeune femme. Il eut peur pour elle, qui sait? peut-être pour lui. Au lieu de tenir, il assembla un conseil, consulta l'évêque, lequel mit en avant son ministère de paix, et réunit les magistrats de la ville, qui saisirent le prétexte d'épargner à Gaete les maux d'un siège.

Cependant on hésitait encore, quand le général français lança un obus sur la ville; cette démonstration hostile suffit pour que Tchudy envoyât une députation aux assiégeants afin de leur demander leurs conditions.

—La place à discrétion ou toutes les rigueurs de la guerre, répondit le général Rey.

Deux heures après, la place était rendue.

Duhesme, qui suivait, avec quinze cents hommes, les bords de l'Adriatique, envoya au commandant de Pescara, nommé Pricard, un parlementaire pour le sommer de se rendre. Le commandant, comme s'il eût eu l'intention de s'ensevelir sous les ruines de la ville, fit visiter ses moyens de défense à l'officier français dans tous leurs détails, lui montrant les fortifications, les armes, les magasins abondant en munitions et en vivres, et le renvoya enfin à Duhesme avec ces paroles altières:

—Une forteresse ainsi approvisionnée ne se rend pas.

Ce qui n'empêcha point le commandant, au premier coup du canon, d'ouvrir ses portes et de remettre cette ville si bien fortifiée au général Duhesme. Il y trouva soixante pièces de canon, quatre mortiers, dix-neuf cent soldats.

Quant à Civitella-del-Tronto, place déjà forte par sa situation, plus forte encore par des ouvrages d'art, elle était défendue par un Espagnol nommé Jean Lacombe, armée de dix pièces de gros calibre, fournie de munitions de guerre, riche de vivres. Elle pouvait tenir un an: elle tint un jour, et se rendit après deux heures de siège.

Il était donc temps, comme nous l'avons dit dans le chapitre précédent, que les chefs de bande se substituassent aux généraux et les brigands aux soldats.

Trois bandes, sous la direction de Pronio, s'étaient organisées avec la rapidité de l'éclair: celle qu'il commandait lui-même; celle de Gaetano Mammone; celle de Fra-Diavolo.

Ce fut Pronio qui le premier heurta les colonnes françaises.

Après s'être emparé de Pescara et y avoir laissé une garnison de quatre cents hommes, Duhesme prit la route de Chieti pour faire, comme l'ordre lui en avait été donné, sa jonction avec Championnet en avant de Capoue. En arrivant à Tocco, il entendit une vive fusillade du côté de Sulmona et fit hâter le pas à ses hommes.

En effet, une colonne française, commandée par le général Rusca, après être entrée sans défiance et tambour battant dans la ville de Sulmona, avait vu tout à coup pleuvoir sur elle de toutes les fenêtres une grêle de balles. Surprise de cette agression inattendue, elle avait eu un moment d'hésitation.

Pronio, embusqué dans l'église de San-Panfilo, en avait profité, était sorti de l'église avec une centaine d'hommes, avait chargé de front les Français, tandis que le feu redoublait des fenêtres. Malgré les efforts de Rusca, le désordre s'était mis dans les rangs de ses hommes, et il était sorti précipitamment de Sulmona, laissant dans les rues une douzaine de morts et de blessés.

Mais, à la vue des soldats de Pronio qui mutilaient les morts, à la vue des habitants de la ville qui achevaient les blessés, la rougeur de la honte était montée au visage, des républicains s'étaient reformés d'eux-mêmes, et, poussant des cris de vengeance, ils étaient rentrés dans Sulmona, répondant à la fois à la fusillade des fenêtres et à celle de la rue.

Cependant, cachés dans les embrasures des portes, embusqués dans les ruelles, Pronio et ses hommes faisaient un feu terrible, et peut-être les Français allaient-ils être obligés de reculer une seconde fois, lorsqu'on entendit une vive fusillade à l'autre extrémité de la ville.

C'étaient Duhesme et ses hommes qui étaient accourus au feu, avaient tourné Sulmona et tombaient sur les derrières de Pronio.

Pronio, un pistolet de chaque main, courut à son arrière-garde, la rallia, se trouva en face de Duhesme, déchargea un de ses pistolets sur lui et le blessa au bras. Un républicain s'élança le sabre levé sur Pronio; mais, de son second coup de pistolet, Pronio le tua, ramassa un fusil, et, à la tête de ses hommes, soutint la retraite en leur donnant en patois un ordre que les soldats français ne pouvaient entendre. Cet ordre, c'était de battre en retraite et de fuir par toutes les petites ruelles, afin de regagner la montagne. En un instant, la ville fut évacuée. Ceux qui occupaient les maisons s'enfuirent par les jardins. Les Français étaient maîtres de Sulmona; seulement, c'étaient, à leur tour, les brigands qui avaient lutté un contre dix. Ils avaient été vaincus; mais ils avaient fait éprouver des pertes cruelles aux républicains. Cette rencontre fut donc regardée à Naples comme un triomphe.

De son côté, Fra-Diavolo, avec une centaine d'hommes, avait, après la prise de Gaete, honteusement rendue, défendu vaillamment le pont de Garigliana, attaqué par l'aide de camp Gourdel et une cinquantaine de républicains, que le général Rey, ne soupçonnant pas l'organisation des bandes, avait envoyés pour s'en emparer. Les Français avaient été repoussés, et l'aide de camp Gourdel, un chef de bataillon, plusieurs officiers et soldats, restés blessés sur le champ de bataille, avaient été ramassés à demi morts, liés à des arbres et brûlés à petit feu, au milieu des huées de la population de Mignano, de Sessa et de Traetta, et des danses furibondes des femmes, toujours plus féroces que les hommes à ces sortes de fêtes.

Fra-Diavolo avait voulu d'abord s'opposer à ces meurtres, aux agonies prolongées. Il avait, dans un sentiment de pitié, déchargé sur des blessés ses pistolets et sa carabine. Mais il avait vu, au froncement de sourcil de ses hommes, aux injures des femmes, qu'il risquait sa popularité à des actes de semblable pitié. Il s'était éloigné des bûchers où les républicains subissaient leur martyre, et avait voulu en éloigner Francesca; mais Francesca n'avait voulu rien perdre du spectacle. Elle lui avait échappé des mains, et, avec plus de frénésie que les autres femmes, elle dansait et hurlait.

Quant à Mammone, il se tenait à Capistrello, en avant de Sora, entre le lac Fucino et le Liri.

On lui annonça que l'on voyait venir de loin, descendant les sources du Liri, un officier portant l'uniforme français, conduit par un guide.

—Amenez-les-moi tous deux, dit Mammone.

Cinq minutes après, ils étaient tous deux devant lui.

Le guide avait trahi la confiance de l'officier, et, au lieu de le conduire au général Lemoine, auquel il était chargé de transmettre un ordre de Championnet, il l'avait conduit à Gaetano Mammone.

C'était un des aides de camp du général en chef, nommé Claie.

—Tu arrives bien, lui dit Mammone, j'avais soif.

On sait avec quelle liqueur Mammone avait l'habitude d'étancher sa soif.

Il fit dépouiller l'aide de camp de son habit, de son gilet, de sa cravate et de sa chemise, ordonna qu'on lui liât les mains et qu'on l'attachât à un arbre.

Puis il lui mit le doigt sur l'artère carotide pour bien reconnaître la place où elle battait, et, la place reconnue, il y enfonça son poignard. L'aide de camp n'avait point parlé, point prié, point poussé une plainte: il savait aux mains de quel cannibale il était tombé, et, comme le gladiateur antique, il n'avait songé qu'à une chose, à bien mourir.

Frappé à mort, il ne jeta pas un cri ne laissa pas échapper un soupir.

Le sang jaillit de la blessure—par élans—comme il s'échappe d'une artère.

Mammone appliqua ses lèvres au cou de l'aide de camp, comme il les avait appliquées à la poitrine du duc Filomarino, et se gorgea voluptueusement de cette chair coulante qu'on appelle le sang.

Puis, lorsque sa soif fut éteinte, tandis que le prisonnier palpitait encore, il coupa les liens qui l'attachaient à l'arbre et demanda une scie.

La scie lui fut apportée.

Alors, pour boire désormais le sang dans un verre assorti à la boisson, il lui scia le crâne au-dessus des sourcils et du cervelet, en vida le cerveau, lava cette terrible coupe avec le sang qui coulait encore de la blessure, réunit et noua au sommet de la tête les cheveux avec une corde, afin de pouvoir prendre le vase humain comme par un pied et fit couper par morceaux et jeter aux chiens le reste du corps.

Puis, comme ses espions lui annonçaient qu'un petit détachement de républicains, d'une trentaine ou d'une quarantaine d'hommes, s'avançait par la route de Tagliacozza, il ordonna de cacher les armes, de cueillir des fleurs et des branches d'olivier, de mettre les fleurs aux mains des femmes, les branches d'olivier aux mains des hommes et des garçons, et d'aller au-devant du détachement, en invitant l'officier qui les commandait à venir avec ses hommes prendre leur part de la fête que le village de Capistrello, composé de patriotes, leur donnait en signe de joie de leur bonne venue.

Les messagers partirent en chantant. Toutes les maisons du village s'ouvrirent; une grande table fut dressée sur la place de la Mairie: on y apporta du vin, du pain, des viandes, des jambons, du fromage.

Une autre fut dressée pour les officiers dans la salle de la mairie, dont les fenêtres donnaient sur la place.

A une lieue de la ville, les messagers avaient rencontré le petit détachement commandé par le capitaine Tremeau3. Un guide interprète, traître, comme toujours, qui conduisait le détachement, expliqua au capitaine républicain ce que désiraient ces hommes, ces enfants et ces femmes qui venaient au-devant de lui, des fleurs et des branches d'olivier à la main. Plein de courage et de loyauté, le capitaine n'eut pas même l'idée d'une trahison. Il embrassa les jolies filles qui lui présentaient des fleurs; il ordonna à la vivandière de vider son baril d'eau-de-vie: on but a la santé du général Championnet, à la propagation de la république française, et l'on s'achemina bras dessus, bras dessous, vers le village, en chantant la Marseillaise.

Note 3: (retour)

On trouvera bon que, dans la partie historique, nous citions les noms réels, comme nous avons fait pour le colonel Gourdel, pour l'aide de camp Claie, et comme nous le faisons en ce moment pour le capitaine Tremeau. Ces noms prouvent que nous n'inventons rien, et ne faisons pas de l'horreur à plaisir.

Gaetano Mammone, avec tout le reste de la population, attendait le détachement français à la porte du village: une immense acclamation l'accueillit. On fraternisa de nouveau, et, au milieu des cris de joie, on s'achemina vers la mairie.

Là, nous l'avons dit, une table était dressée: on y mit autant de couverts qu'il y avait de soldats. Les quelques officiers dînaient, ou plutôt devaient dîner à l'intérieur avec le syndic, les adjoints et le corps municipal, représentés par Gaetano Mammone et les principaux brigands enrôlés sous ses ordres.

Les soldats, enchantés de l'accueil qui leur était fait, mirent leurs fusils en faisceaux à dix pas de la table préparée pour eux; les femmes leur enlevèrent leurs sabres, avec lesquels les enfants s'amusèrent à jouer aux soldats; puis ils s'assirent, les bouteilles furent débouchées et les verres emplis.

Le capitaine Trémeau, un lieutenant et deux sergents s'asseyaient en même temps dans la salle basse.

Les hommes de Mammone se glissèrent entre la table et les fusils, qu'en se mettant en route, le capitaine, pour plus de précaution, avait fait charger; les officiers furent espacés à la table intérieure, de manière à avoir entre chacun d'eux trois ou quatre brigands.

Le signal du massacre devait être donné par Mammone: il lèverait à l'une des fenêtres le crâne de l'aide de camp Claie, plein de vin, et porterait la santé du roi Ferdinand.

Tout se passa comme il avait été ordonné. Mammone s'approcha de la fenêtre, emplit de vin, sans être vu, le crâne encore sanglant du malheureux officier, le prit par les cheveux comme on prend une coupe par le pied, et, paraissant à la fenêtre du milieu, le leva en portant le toast convenu.

Aussitôt, la population tout entière y répondit par le cri:

—Mort aux Français!

Les brigands se précipitèrent sur les fusils en faisceaux; ceux qui, sous prétexte de les servir, entouraient les Français, se retirèrent en arrière; une fusillade éclata à bout portant, et les républicains tombèrent sous le feu de leurs propres armes. Ceux qui avaient échappé ou qui n'étaient que blessés furent égorgés par les femmes et par les enfants, qui s'étaient emparés de leurs sabres.

Quant aux officiers placés dans l'intérieur de la salle, ils voulurent s'élancer au secours de leurs soldats; mais chacun d'eux fut maintenu par cinq ou six hommes, qui les retinrent à leurs places.

Mammone, triomphant, s'approcha d'eux, sa coupe sanglante à la main, et leur offrit la vie s'ils voulaient boire à la santé du roi Ferdinand dans le crâne de leur compatriote.

Tous quatre refusèrent avec horreur.

Alors, il fit apporter des clous et des marteaux, força les officiers d'étendre les mains sur la table et leur fit clouer les mains à la table.

Puis, par les fenêtres et par les portes, on jeta des fascines et des bottes de paille dans la chambre, et l'on referma portes et fenêtres après avoir mis le feu aux fascines et à la paille.

Cependant le supplice des républicains fut moins long et moins cruel que ne l'avait espéré leur bourreau. Un des sergents eut le courage d'arracher ses mains aux clous qui les retenaient, et, avec l'épée du capitaine Trémeau, il rendit à ses trois compagnons le terrible service de les poignarder, et il se poignarda lui-même après eux.

Les quatre héros moururent au cri de «Vive la République!»

Ces nouvelles arrivèrent à Naples, où elle réjouirent le roi Ferdinand, qui, se voyant si bien secondé par ses fidèles sujets, résolut plus que jamais de ne pas quitter Naples.

Laissons Mammone, Fra-Diavolo et l'abbé Pronio suivre le cours de leurs exploits, et voyons ce qui se passait chez la reine, qui, plus que jamais était, au contraire, décidée à quitter la capitale.



LXX

LE SOUTERRAIN.

Caracciolo avait dit vrai. Il importait à la politique de l'Angleterre que, chassés de leur capitale de terre ferme, Ferdinand et Caroline se réfugiassent en Sicile, où ils n'avaient plus rien à attendre de leurs troupes ni de leurs sujets, mais seulement des vaisseaux et des marins anglais.

Voilà pourquoi Nelson, sir William et Emma Lyonna poussaient la reine à la fuite, que lui conseillaient énergiquement, d'ailleurs, ses craintes personnelles. La reine se savait tellement détestée, en effet, que, dans le cas où éclaterait un mouvement républicain, elle était sûre qu'autant son mari serait défendu de ce mouvement par le peuple, autant le peuple s'écarterait, au contraire, pour laisser approcher d'elle la prison et même la mort!

Le spectre de sa soeur Antoinette, tenant, par ses cheveux blanchis en une nuit, sa tête à la main, était jour et nuit devant elle.

Or, dix jours après le retour du roi, c'est-à-dire le 18 décembre, la reine était en petit comité dans sa chambre à coucher avec Acton et Emma Lyonna.

Il était huit heures du soir. Un vent terrible battait de son aile effarée les fenêtres du palais royal, et l'on entendait le bruit de la mer qui venait se briser contre les tours aragonaises du Château-Neuf. Une seule lampe éclairait la chambre et concentrait sa lumière sur un plan du palais, où la reine et Acton paraissaient chercher avidement un détail qui leur échappait.

Dans un coin de la chambre, on pouvait distinguer, dans la pénombre, une silhouette immobile et muette, qui, avec l'impassibilité d'une statue, semblait attendre un ordre et se tenir prête à l'exécuter.

La reine fit un mouvement d'impatience.

—Ce passage secret existe cependant, dit-elle: j'en suis certaine, quoique, depuis longtemps, on ne l'utilise plus.

—Et Votre Majesté croit que ce passage secret lui est nécessaire?

—Indispensable! dit la reine. La tradition assure qu'il donnait sur le port militaire, et par ce passage seul nous pouvons, sans être vus, transporter, à bord des vaisseaux anglais, nos bijoux, notre or, les objets d'art précieux que nous voulons emporter avec nous. Si le peuple se doute de notre départ, et s'il nous voit transporter une seule malle à bord du Van-Guard, il s'en doutera, cela fera émeute, et il n'y aura plus moyen de partir. Il faut donc absolument retrouver ce passage.

Et la reine, à l'aide d'une loupe, se remit à chercher obstinément les traits de crayon qui pouvaient indiquer le souterrain dans lequel elle mettait tout son espoir.

Acton, voyant la préoccupation de la reine, releva la tête, chercha des yeux dans la chambre l'ombre que nous avons indiquée, et, l'ayant trouvée:

—Dick! fit-il.

Le jeune homme tressaillit, comme s'il ne s'était pas attendu à être appelé, et comme si surtout la pensée chez lui, maîtresse souveraine du corps, l'avait emporté à mille lieues de l'endroit où il se trouvait matériellement.

—Monseigneur? répondit-il.

—Vous savez de quoi il est question, Dick?

—Aucunement, monseigneur.

—Vous êtes cependant là depuis une heure à peu près, monsieur, dit la reine avec une certaine impatience.

—C'est vrai Votre Majesté.

—Vous avez dû alors entendre ce que nous avons dit et savoir ce que nous cherchons?

—Monseigneur ne m'avait point dit, madame, qu'il me fût permis d'écouter. Je n'ai donc rien entendu.

—Sir John, dit la reine avec l'accent du doute, vous avez là un serviteur précieux.

—Aussi ai-je dit à Votre Majesté le cas que j'en faisais.

Puis, se tournant vers le jeune homme, que nous avons déjà vu obéir si intelligemment et si passivement aux ordres de son maître pendant la nuit de la chute et de l'évanouissement de Ferrari:

—Venez ici, Dick, lui dit-il.

—Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s'approchant.

—Vous êtes un peu architecte, je crois?

—J'ai, en effet, appris deux ans l'architecture.

—Eh bien, alors, voyez, cherchez; peut-être trouverez-vous ce que nous ne trouvons pas. Il doit exister dans les caves un souterrain, un passage secret, donnant de l'intérieur du palais sur le port militaire.

Acton s'écarta de la table et céda sa place à son secrétaire.

Celui-ci se pencha sur le plan; puis, se relevant aussitôt:

—Inutile de chercher, je crois, dit-il.

—Pourquoi cela?

—Si l'architecte du palais a pratiqué dans les fondations un passage secret, il se sera bien gardé de l'indiquer sur le plan.

—Pourquoi cela? demanda la reine avec son impatience ordinaire.

—Mais, madame, parce que, du moment que le passage serait indiqué sur le plan, il ne serait plus un passage secret, puisqu'il serait connu de tous ceux qui connaîtraient le plan.

La reine se mit à rire.

—Savez-vous que c'est assez logique, général, ce que dit là votre secrétaire?

—Si logique, que j'ai honte de ne pas l'avoir trouvé, répondit Acton.

—Eh bien, maintenant, monsieur Dick, dit Emma Lyonna, aidez-nous à retrouver ce souterrain. Ce souterrain une fois retrouvé, je me sens toute disposée, comme une héroïne d'Anne Radcliffe, à l'explorer et à venir rendre à la reine compte de mon exploration.

Richard, avant de répondre, regarda le général Acton comme pour lui en demander la permission.

—Parlez, Dick, parlez, lui dit le général: la reine le permet, et j'ai la plus grande confiance dans votre intelligence et dans votre discrétion.

Dick s'inclina imperceptiblement.

—Je crois, dit-il, qu'avant tout, il faudrait explorer toute la portion des fondations du palais qui donnent sur la darse. Si bien dissimulée que soit la porte, il est impossible que l'on n'en trouve point quelque trace.

—Alors, il faut attendre à demain, dit la reine, et c'est une nuit perdue.

Dick s'approcha de la fenêtre.

—Pourquoi cela, madame? dit-il. Le ciel est nuageux, mais la lune est dans son plein. Toutes les fois qu'elle passera entre deux nuages, elle donnera une clarté suffisante à ma recherche. Il me faudrait seulement le mot d'ordre, afin que je pusse circuler librement dans l'intérieur du port.

—Rien de plus simple, dit Acton. Nous allons aller ensemble chez le gouverneur du château: non-seulement il vous donnera le mot d'ordre, mais encore il fera prévenir les factionnaires de ne pas se préoccuper de vous, et de vous laisser faire tranquillement tout ce que vous avez à faire.

—Alors, général, comme l'a dit Sa Majesté, ne perdons pas de temps.

—Allez, général, allez, dit la reine. Et vous, monsieur, tachez de faire honneur à la bonne opinion que nous avons de vous.

—Je ferai de mon mieux, madame, dit le jeune homme.

Et, ayant salué respectueusement, il sortit derrière le capitaine général.

Au bout de dix minutes, Acton rentra seul.

—Eh bien? lui demanda la reine.

—Eh bien, répondit celui-ci, notre limier est en quête, et je serai bien étonnée s'il revient, comme dit Sa Majesté, après avoir fait buisson creux.

En effet, muni du mot d'ordre, recommandé par l'officier de garde aux sentinelles, Dick avait commencé sa recherche, et, dans un angle rentrant de la muraille, avait découvert une grille à barreaux croisés, couverte de rouille et de toiles d'araignée, devant laquelle, et sans y faire attention, tout le monde passait avec l'insouciance de l'habitude. Convaincu qu'il avait trouvé une des extrémités du passage secret, Dick ne s'était plus préoccupé que de découvrir l'autre.

Il rentra au château, s'informa quel était le plus vieux serviteur de toute cette domesticité grouillant dans les étages inférieurs, et il apprit que c'était le père du sommelier, qui, après avoir exercé cette charge pendant quarante ans, l'avait cédée à son fils depuis vingt. Le vieillard avait quatre-vingt-deux ans, et était entré en fonctions près de Charles III, qui l'avait amené avec lui d'Espagne l'année même de son avènement au trône.

Dick se fit conduire chez le sommelier.

Il trouva toute la famille à table. Elle se composait de douze personnes. Le vieillard était la tige, tout le reste des rameaux. Il y avait là deux fils, deux brus et sept enfants et petits-enfants.

Des deux fils, l'un était sommelier du roi, comme son père; l'autre, serrurier du château.

L'aïeul était un beau vieillard sec, droit, vigoureux encore et paraissant n'avoir rien perdu de son intelligence.

Dick entra, et, s'adressant à lui en espagnol:

—La reine vous demande, lui dit-il.

Le vieillard tressaillit: depuis le départ de Charles III, c'est-à-dire depuis quarante ans, personne ne lui avait parlé sa langue.

—La reine me demande? fit-il avec étonnement, en napolitain.

Tous les convives se levèrent de leurs sièges, comme poussés par un ressort.

—La reine vous demande, répéta Dick.

—Moi?

—Vous.

—Votre Excellence est sûre de ne pas se tromper?

—J'en suis sûr.

—Et quand cela?

—A l'instant même.

—Mais je ne puis me présenter ainsi à Sa Majesté.

—Elle vous demande tel que vous êtes.

—Mais, Votre Excellence...

—La reine attend.

Le vieillard se leva, plus inquiet que flatté de l'invitation, et regarda ses fils avec une certaine inquiétude.

—Dites à votre fils le serrurier de ne point se coucher, continua Dick, toujours dans la même langue: la reine aura probablement besoin de lui ce soir.

Le vieillard transmit en napolitain l'ordre à son fils.

—Êtes-vous prêt? demanda Dick.

—Je suis à Votre Excellence, répondit le vieillard.

Et, d'un pas presque aussi ferme, quoique plus pesant que celui de son guide, il monta l'escalier de service, par lequel jugea à propos de passer Dick, et traversa les corridors.

Les huissiers avaient vu sortir de la chambre de la reine le jeune homme avec le capitaine général: ils se levèrent pour annoncer son retour; mais lui leur fit signe de ne pas se déranger, et alla heurter doucement à la porte de la reine.

—Entrez, dit la voix impérative de Caroline, qui se doutait que Dick seul avait la discrétion de ne pas se faire annoncer.

Acton s'élança pour ouvrir la porte; mais il n'avait pas fait deux pas, que Dick, poussant cette porte devant lui, entrait, laissant le vieillard dans l'antichambre.

—Eh bien, monsieur, demanda la reine, qu'avez-vous trouvé?

—Ce que Votre Majesté cherchait, je l'espère, du moins.

—Vous avez trouvé le souterrain?

—J'ai trouvé une de ses portes, et j'espère amener à Votre majesté l'homme qui lui trouvera l'autre.

—L'homme qui trouvera l'autre?

—L'ancien sommelier du roi Charles III, un vieillard de quatre-vingt-deux ans.

—L'avez-vous interrogé?

—Je ne m'y suis pas cru autorisé, madame, et j'ai réservé ce soin à Votre Majesté.

—Où est cet homme?

—Là, fit le secrétaire en indiquant la porte.

—Qu'il entre.

Dick alla à la porte.

—Entrez, dit-il.

Le vieillard entra.

—Ah! ah! c'est vous, Pacheco, dit la reine, qui le reconnut pour avoir été servie par lui, pendant quinze ou vingt ans.—Je ne savais pas que vous fussiez encore de ce monde. Je suis aise de vous voir vivant et bien portant.

Le vieillard s'inclina.

—Vous pouvez, justement à cause de votre grand âge, me rendre un service.

—Je suis à la disposition de Sa Majesté.

—Vous devez, du temps du feu roi Charles III,—Dieu ait son âme!—vous devez avoir eu connaissance ou entendu parler d'un passage secret donnant des caves du château sur la darse ou le port militaire?

Le vieillard porta la main à son front.

—En effet, dit-il, je me rappelle quelque chose comme cela.

—Cherchez, Pacheco, cherchez! nous avons besoin aujourd'hui de retrouver ce passage.

Le vieillard secoua la tête: la reine fit un mouvement d'impatience.

—Dame, on n'est plus jeune, fit Pacheco, à quatre-vingt-deux ans, la mémoire s'en va. M'est-il permis de consulter mes fils?

—Que sont-ils, vos fils? demanda la reine.

—L'aîné, Votre Majesté, qui a cinquante ans, m'a succédé dans ma charge de sommelier; l'autre, qui en a quarante-huit, est serrurier.

—Serrurier, dites-vous?

—Oui, Votre Majesté, pour vous servir, s'il en était capable.

—Serrurier! Votre Majesté entend, dit Richard. Pour ouvrir la porte, on aura besoin d'un serrurier.

—C'est bien, dit la reine. Allez consulter vos fils, mais vos fils seulement, pas les femmes.

—Que Dieu soit toujours avec Votre Majesté, dit le vieillard en s'inclinant pour sortir.

—Suivez cet homme, monsieur Dick, fit la reine, et revenez le plus tôt possible me faire part du résultat de la conférence.

Dick salua et sortit derrière Pacheco.

Un quart d'heure après, il rentra.

—Le passage est trouvé, dit-il, et le serrurier se tient prêt à en ouvrir la porte sur l'ordre de Sa Majesté.

—Général, dit la reine, vous avez dans M. Richard un homme précieux et qu'un jour ou l'autre, je vous demanderai probablement.

—Ce jour-là, madame, répondit Acton, ses désirs les plus chers et les miens seront comblés. Qu'ordonne, en attendant, Votre Majesté?»

—Viens, dit la reine à Emma Lyonna: il y a des choses qu'il faut voir de ses propres yeux.



LXXI

LA LÉGENDE DU MONT CASSIN

Le même jour et à la même heure où la porte du passage secret s'ouvrait devant la reine, et où Emma Lyonna, selon la promesse qu'elle en avait faite, s'aventurait en héroïne de roman dans ce souterrain, précédée et éclairée par Richard, un jeune homme montait à cheval la rampe du mont Cassin, que, d'habitude, on ne monte qu'à pied ou à mulet.

Mais, soit qu'il eût toute confiance dans le pied de sa monture ou dans sa manière de la diriger, soit que, habitué au danger, le danger lui fût devenu indifférent, il était parti à cheval de San-Germano, et, malgré les observations qu'on avait pu lui faire sur son imprudence, déjà grande à la montée, mais qui serait plus grande encore à la descente, il avait pris le sentier pierreux qui conduit au couvent fondé par saint Benoît, et qui couronne la cime la plus élevée du monte Cassino.

Au-dessous de lui s'étendait la vallée, où se tord un instant, mais d'où s'échappe bientôt, pour se jeter à la mer, près de Gaete, le Garigliano, sur les bords duquel Gonzalve de Cordoue nous battit en 1503; et, par un retour étrange de fortune, il pouvait à mesure qu'il s'élevait, distinguer les bivacs de l'armée française, qui, après trois siècles, venait venger, en renversant la monarchie espagnole, la défaite de Bayard, presque aussi glorieuse pour lui qu'une victoire.

Tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, selon les zigzags que faisait le chemin, il avait la ville de San-Germano, surmontée de sa vieille forteresse en ruine, fondée sur l'antique Cassinum des Romains, et qui porta ce nom, ainsi que la ville qu'il dominait, jusqu'en 844, époque à laquelle Lothaire, premier roi d'Italie, s'étant établi dans le duché de Bénévent et dans la Calabre, après en avoir chassé les Sarrasins, fit présent à l'église du Sauveur d'un doigt de saint Germain, évêque de Capoue.

La précieuse relique donna le nom du saint à la ville italienne, et le reste du corps, envoyé en France au couvent des Bénédictins, qui s'élevait dans la forêt de Ledia, donna ce même nom à la ville française où naquirent Henri II, Charles IX et Louis XIV4.

Note 4: (retour)

Saint-Germain en Laye: Sanctus Germanus in Ledia.

Le mont Cassin, que gravit en ce moment le voyageur imprudent et qui, comme on le voit, n'a pas changé de nom et s'est contenté d'italianiser celui de Cassinum, est la montagne sainte de la Terre de Labour. C'est là que se réfugient les grandes douleurs morales et les grandes infortunes politiques. Carloman, frère de Pépin le Bref, y repose dans son tombeau; Grégoire VII y fit halte avant d'aller mourir à Salerne; trois papes furent ses abbés: Étienne IX, Victor III et Léon X.

En 497, saint Benoît, né en 480, dégoûté par le spectacle de la corruption païenne à Rome, se retira à Sublaqueum, aujourd'hui Subiaco, où sa réputation de vertu lui attira de nombreux disciples et, à leur suite, la persécution. En 529, il quitta le pays, s'arrêta à Cassinum, et, voyant la colline qui domine la ville, il résolut, peut-être moins encore pour se rapprocher du ciel que pour s'élever au-dessus des vapeurs dont le Garigliano couvre la vallée, de fonder sur le point culminant de cette colline un monastère de son ordre.

Maintenant, à défaut de l'histoire, qui nous manque, que l'on nous permette d'appeler à notre aide la légende.

Saint Benoît, qui s'appelait alors Benoît tout court, ne fut pas plus tôt parvenu au sommet de la colline prédestinée, qu'il s'aperçut de la difficulté qu'il allait éprouver à transporter à une pareille hauteur les matériaux nécessaires à son édifice.

Il pensa alors à se faire aider dans ce travail par Satan.

Satan l'avait souvent tenté, jamais saint Benoît ne s'était laissé vaincre; ce n'était pas assez de ne s'être point laissé vaincre par Satan pour lui donner des lois: il fallait l'avoir vaincu. Saint Antoine, sur ce point, avait fait autant que Dieu lui-même.

Il s'agissait de mettre le diable dans une position telle, qu'il n'eût rien à lui refuser.

Soit de sa propre imagination, soit par inspiration céleste, saint Benoît, un matin, crut avoir trouvé ce qu'il cherchait.

Il descendit à Cassinum, entra dans la boutique d'un brave serrurier, qu'il savait bon chrétien, l'ayant baptisé lui-même une semaine auparavant.

Il lui ordonna de lui faire une paire de pincettes.

Le serrurier lui en offrit une magnifique paire toute faite; mais saint Benoît la refusa.

Il voulait une paire de pincettes toute particulière, avec deux griffes là où les pincettes se réunissent. Il bénit l'eau dans laquelle le serrurier devait tremper son fer rouge, et lui recommanda par-dessus tout de ne jamais commencer ni finir son travail sans faire le signe de la croix.

—Voulez-vous que je les porte à Votre Excellence quand elles seront faites? demanda le serrurier.

Saint Benoît, en effet, en attendant que son monastère fut bâti, habitait la grotte qui, aujourd'hui encore, au sommet du mont Cassin, est en vénération chez les fidèles comme ayant été la demeure du saint.

—Non, lui répondit saint Benoît; je viendrai les chercher moi-même. Quand seront-elles faites?

—Après-demain, sur le midi.

—A après-demain, donc.

Le jour dit, à l'heure dite, saint Benoît entrait dans la forge du serrurier, et, dix minutes après, il en sortait, portant en mains les pincettes, mais les cachant avec soin sous son manteau.

Il y avait peu de nuits où, tandis que saint Benoît, dans sa grotte, lisait les Pères de l'Église, le diable n'entrât, soit par la porte, soit par la fenêtre et, de mille façons différentes, n'essayât de tenter le bienheureux.

Saint Benoît prépara un pacte ainsi conçu:

«Au nom du Seigneur tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et de Jésus-Christ, son fils unique:

»Moi, Satan, archange maudit pour ma rébellion, m'engage à aider de tout mon pouvoir son serviteur saint Benoît à bâtir le monastère qu'il veut élever au sommet du mont Cassinum, en y transportant les pierres, les colonnes, les poutres et en somme tous les matériaux nécessaires à la fabrique dudit couvent—obéissant exactement et sans ruse à tous les ordres que me donnera Benoît.

»Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il!»

Il posa le papier plié sur la table, avec la plume et l'encrier qui lui avaient servi.

Le même soir, il fit ses apprêts et attendit tranquillement.

Ces apprêts consistaient à mettre au feu l'extrémité des pincettes bénites, et à faire rougir cette extrémité, c'est-à-dire les pinces.

Mais on eût dit que Satan se doutait de quelque piège: il se fit attendre trois jours ou plutôt trois nuits.

La quatrième nuit, il vint enfin, profitant d'une tempête qui menaçait de mettre la création tout entière sens dessus dessous.

Malgré le fracas de la foudre, malgré la lueur des éclairs, saint Benoît faisait semblant de dormir; mais il dormait au coin de son feu, d'un oeil seulement, et tenant les pincettes à portée de sa main.

Le saint simulait si bien le sommeil, que Satan s'y laissa prendre. Il s'avança sur la pointe des griffes et allongea le cou par-dessus l'épaule du saint.

C'était ce que demandait saint Benoît: il saisit les pincettes et lui prit adroitement le nez.

Si Satan eût eu affaire à des pincettes ordinaires, si rouges qu'elles eussent été, il en aurait ri, le feu étant son élément; mais c'étaient des pincettes forgées, on se le rappelle, sous l'invocation de la croix et trempées dans l'eau bénite.

Satan, se sentant pris, commença de sauter à droite et à gauche, et à souffler le feu enflammé au visage de saint Benoît, à le menacer et à allonger les ongles de son côté. Mais saint Benoît était garanti par la longueur des pincettes, et plus Satan bondissait, plus il crachait feu et flammes, plus il menaçait saint Benoît, plus celui-ci serrait les pincettes d'une main et faisait le signe de la croix de l'autre.

Satan vit qu'il avait affaire à plus fort que lui, que Dieu était l'allié du saint, et il demanda à capituler.

—Soit, dit saint Benoît, je ne demande pas mieux. Lis le parchemin qui est sur la table et signe-le.

—Comment veux-tu, demanda Satan, que je lise avec une paire de pincettes entre les deux yeux?

Lis d'un oeil.

Il fallut faire ce qu'exigeait le saint anachorète, et, en louchant horriblement, Satan lut le parchemin.

Une fois Satan pris, il est bon diable et se montre, en général, assez accommodant: le tout est de le prendre.

Le parchemin lu, il dit:

—Comment veux-tu que je signe? Je ne sais point écrire.

—Eh bien, alors, fais ta croix, répondit le saint.

A ces mots: «Fais ta croix,» Satan fit un tel bond, que, sans le crochet que le saint avait eu la précaution de faire faire à l'extrémité des pincettes, il tirait son nez de l'étau où il était serré.

—Allons, dit Satan, je crois que le plus court est de signer.

Et il prit la plume.

—Maintenant, dit le saint, il s'agit de faire les choses régulièrement. Commençons par la date et le millésime de l'année. Et surtout, ajouta le saint, écrivons lisiblement, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés.

Satan écrivit d'une belle écriture bâtarde: 24 juillet de l'an 529.

—C'est fait, dit-il.

—Point de paresse, répliqua le saint. Ajoutons: De Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Il allait signer; mais saint Benoît l'arrêta.

—Un instant, un instant, dit-il: approuvons l'écriture.

Satan fut forcé d'écrire, en soupirant, mais enfin il écrivit: «Approuvé l'écriture ci-dessus.»

—Et maintenant, signe, dit le saint.

Satan eut bien voulu chercher quelque nouvelle noise; mais le saint serra les pincettes plus fort qu'il ne les avait encore serrées, et Satan, pour en finir, se hâta d'écrire son nom.

Le saint s'assura que, des cinq lettres du nom, aucune n'était absente, que le parafe y était; il ordonna à Satan de plier le parchemin en quatre et posa son rosaire dessus.

Puis il ouvrit les pincettes.

D'un seul bond, Satan s'élança hors de la grotte.

Pendant trois jours, une horrible tempête désola les Abruzzes et se fit sentir jusqu'à Naples. Le Vésuve, le Stromboli et l'Etna jetèrent des flammes. Mais, comme cette tempête venait de Satan et non du Seigneur, le Seigneur ne permit point qu'aucune personne ni aucune créature vivante y périt.

La tempête à peine calmée, saint Benoît envoya chercher un architecte. Le saint, quoique non canonisé encore, était déjà tellement vénéré dans le pays, que, dès le lendemain, un architecte accourut.

Saint Benoît lui expliqua ce qu'il désirait, et lui montra l'emplacement sur lequel il voulait bâtir un couvent.

C'était, nous l'avons déjà dit, le point culminant de la montagne.

On y arrivait, à cette époque, par un étroit sentier frayé par les chèvres.

Quelque respect qu'il eût pour le saint, l'architecte ne put s'empêcher de rire.

Saint Benoît lui demanda la raison de son hilarité.

—Et par qui ferez-vous monter les matériaux jusqu'ici? demanda l'architecte.

—Cela me regarde, répondit saint Benoît.

Saint Benoît ayant beaucoup voyagé, l'architecte crut qu'il avait recueilli dans ses voyages d'Orient quelques moyens dynamiques connus des seuls Égyptiens, qui étaient, comme on sait, les plus forts mécaniciens de l'antiquité; et, le saint anachorète ne lui demandant point autre chose qu'un dessin, il le lui fit sur-le-champ.

Le lendemain, son pacte en main, saint Benoît appela Satan.

Satan accourut; saint Benoît eut peine à le reconnaître: la colère lui avait donné la jaunisse, et il avait le nez rouge comme un charbon ardent.

En général, lorsque Satan a pris un engagement quelconque, il le remplit très-fidèlement: c'est une justice à lui rendre.

Le saint lui donna la liste des matériaux de toute espèce dont il avait besoin. Satan appela une vingtaine de ses diables les plus alertes, qui à l'instant même se mirent à la besogne.

Le lieu choisi par le saint était voisin d'un bois et d'un temple consacré à Apollon; le saint commanda, avant tout, à Satan d'incendier la forêt.

Satan frotta son nez à un arbre résineux, et l'arbre, s'enflammant à l'instant, communiqua sa flamme à toute la forêt.

Après cela, il lui ordonna de faire disparaître du paysage le temple païen, moins quelques colonnes très-belles qu'il réservait pour l'église de son monastère.

Satan prit les colonnes une à une sur son épaule, et, de peur qu'il ne leur arrivât malheur, il les transporta lui-même à l'endroit indiqué par le saint; puis il souffla sur ce qui restait du temple, et le temple disparut.

En même temps, armé d'un marteau, saint Benoît mettait en pièces la statue du dieu.

Grâce à la coopération de Satan, le monastère fut promptement bâti. Et, si l'on doutait de la part que le diable eut dans cette oeuvre, nous renverrions les incrédules aux fresques de Giordano, son chef-d'oeuvre peut-être, parce qu'il l'exécuta à son retour d'Espagne, c'est-à-dire à l'apogée de son talent, et qui représentent le roi des enfers et ses principaux ministres occupés, bien à contre-coeur, à bâtir le monastère de saint Benoît.

Le premier monastère, bâti par cette miraculeuse puissance que saint Benoît avait prise sur le démon, était dans toute sa splendeur, et saint Benoît, vieux de soixante ans, dans toute sa renommée, lorsque, Totila, roi des Goths, qui avait beaucoup entendu parler du saint fondateur, eut l'idée de le visiter. Mais, les Goths n'étant pas encore chrétiens, c'était la curiosité et non la foi qui guidait Totila vers le mont Cassinum. Il résolut donc de s'assurer par lui-même si celui auquel il rendait visite était assez avant dans la grâce de Dieu pour voir clair à travers un déguisement. Il prit les habits d'un de ses valets nommé Riga, lui fît revêtir les siens, et monta au monastère, perdu dans la foule, espérant ainsi induire saint Benoît en erreur.

Instruit de la visite du roi, saint Benoît alla au-devant de lui, et, voyant de loin Riga qui marchait en tête du cortège, revêtu du manteau royal et la couronne en tête, il lui cria:

—Mon fils, quitte cet habit, qui n'est pas le tien.

A cette apostrophe, qui prouvait que l'esprit de Dieu était avec son serviteur, Riga, plein de repentir et d'humilité, tomba à genoux, et tous les autres, même le roi, l'imitèrent.

Saint Benoît, sans s'arrêter à aucun autre, alla droit à Totila et le releva; puis, lui ayant reproché ses moeurs dissolues, il l'exhorta à devenir meilleur, lui prédit qu'il prendrait Rome, régnerait neuf années encore après l'avoir prise, et mourrait.

Totila se retira tout contrit, en promettant de s'amender.

Vers le même temps, c'est-à-dire le 12 février 543, sainte Scholastique, soeur jumelle de saint Benoît, mourut. Le saint, qui était en prière dans son oratoire, entendit un soupir, leva les mains au ciel, et, le toit s'étant ouvert, il vit passer une colombe qui montait au ciel.

—C'est l'âme de ma soeur, dit-il joyeusement. Grâces soient rendues au Seigneur!

Puis il appela ses religieux, leur annonça l'heureuse nouvelle, et tous allèrent, en chantant et tenant à la main, en signe de joie, des rameaux verts et des fleurs, tous allèrent prendre le corps, d'où l'âme en effet était sortie, et l'ensevelirent dans la tombe déjà préparée pour la sainte et pour son frère.

L'année suivante—d'autres chroniqueurs disent la même année—le 21 mars, saint Benoît lui-même passa doucement de cette vie à l'autre, et, chargé d'ans, riche de renommée, resplendissant de miracles, alla s'asseoir à la droite du Seigneur.

Son corps fut couché près du corps de sainte Scholastique, dans le même tombeau.

Saint Benoît était né à Norcia, dans l'Ombrie; il était de la noble famille des Guardati. Sa mère, renommée par son amour céleste et sa charité, fut sanctifiée avec lui et sa soeur, sous le nom de sainte Abondance.

Les mères et les soeurs de tous ces grands saints de la décadence de Rome et du moyen âge, dont Dante fut l'Homère, sont presque toutes saintes aussi, et, appuyées sur leurs fils et leurs frères, ces femmes, compagnes de leur vie, ont part au culte qui leur est rendu.

Ainsi, près de saint Augustin apparaît sainte Monique, et sainte Marcelline près de saint Ambroise.

Le monastère bâti par saint Benoît fut, en 884,—Satan ayant sans doute repris le dessus,—brûlé par ses alliés les Sarrasins. Il avait déjà été saccagé par les Lombards en 589, et devint, du temps des Normands, une véritable forteresse. Les abbés, qui avaient déjà le titre d'évêque, prirent celui de premier baron du royaume, qu'ils portent encore aujourd'hui.

Les tremblements de terre succédèrent aux barbares et arrachèrent le monastère à ses fondements, une première fois en 1349, et une seconde fois en 1649. Urbain V, Guillaume de Grimoard, élu à Avignon, mais qui ramena la papauté à Rome, pontife pieux et lettré, érudit et artiste, ami de Pétrarque, et que la tiare alla chercher dans un couvent de bénédictins, contribua fort à rebâtir le saint monastère.

On sait tous les services rendus en France à l'histoire par les laborieux disciples de saint Benoît. Au mont Cassin, les ouvrages des plus grands écrivains de l'antiquité furent conservés par eux.

Au IXe siècle, l'abbé Desiderio, de la maison des ducs de Capoue, faisait copier par ses religieux Horace, Térence, les Fastes d'Ovide de les Idylles de Théocrite. Il faisait, en outre, venir de Constantinople des artistes mosaïstes, qu'il faut compter au nombre de ceux qui restaurèrent l'art en Italie.

La route qui serpente aux flancs de la montagne sur laquelle est bâti le monastère fut construite par les soins de l'abbé Ruggi. Elle est pavée de grandes dalles d'inégale grandeur, comme celles des voies antiques, dalles que l'on retrouve sur la via Appia, que les Romains nommaient la reine des routes, et qui passe à deux lieues de là.

C'était le sentier que suivait le cavalier qui a donné lieu à cette digression archéologique. Enveloppé dans un grand manteau, il s'inquiétait peu de la violence du vent, qui, soufflant par rafales, s'apaisait tout à coup pour laisser tomber de larges ondées qu'accompagnaient, quoique l'on fût au mois de décembre, des tonnerres et des éclairs pareils à ceux de la nuit où Satan s'aventura si malencontreusement dans la grotte de saint Benoît. Puis, cette pluie tombée, le vent soufflait de nouveau, faisant rouler des masses de nuages si rapprochés de la terre, que le cavalier disparaissait au milieu d'eux pour reparaître dans une éclaircie, et cela sans que pluie, tonnerres, éclairs ou nuages parussent avoir prise sur lui et lui eussent fait, depuis le moment de son départ, hâter ou ralentir l'allure de son cheval.

Arrivé, au bout de trois quarts d'heure de marche, au sommet de la montagne, il disparut une dernière fois, non pas dans les nuages, mais dans la grotte que la tradition veut avoir été la demeure de saint Benoît, et, en reparaissant, se trouva en face du gigantesque couvent, qui, se découpant sur un ciel marbré de gris et de noir, se dressait devant lui avec l'imposante majesté des choses immobiles.



LXXII

LE FRÈRE JOSEPH.

Les couvents des provinces méridionales de l'Italie, et particulièrement ceux de la Terre de Labour, des Abruzzes et de la Basilicate, à quelque ordre qu'ils appartiennent et si pacifique que soit cet ordre, après avoir été, au moyen âge, des citadelles élevées contre les invasions barbares, sont restés, de nos jours, des forteresses contre des invasions qui ne le cèdent en rien en barbarie aux invasions du moyen âge: nous voulons parler des brigands. Dans ces édifices qui revêtent à la fois le caractère religieux et guerrier, on n'arrive que par des espèces de ponts que l'on lève, que par des herses que l'on baisse, que par des échelles que l'on tire. Aussi, la nuit venue, c'est-à-dire à huit heures du soir, à peu près, les portes des monastères ne s'ouvrent plus que devant des recommandations puissantes ou sur un ordre de l'abbé.

Si calme qu'il se montrât en apparence, le jeune homme n'était point sans être préoccupé de l'idée de trouver le couvent du mont Cassin fermé. Mais, n'ayant qu'une nuit à lui pour la visite qu'il comptait y faire et ne pouvant pas renvoyer cette visite au lendemain, il s'était mis en route à tout hasard. Arrivé à San-Germano à sept heures et demie du soir avec le corps d'armée du général Championnet, il s'était informé, sans descendre de cheval, si l'on ne connaissait point, parmi les bénédictins de la montagne sainte, un certain frère Joseph, tout à la fois chirurgien et médecin du couvent, et, à l'instant même, il lui avait été répondu par un concert de bénédictions et de louanges. Frère Joseph était, à dix lieues à la ronde, admiré comme un praticien de la plus grande habileté et vénéré comme un homme de la plus haute philanthropie. Quoiqu'il n'appartînt à l'ordre que par l'habit, puisqu'il n'avait point fait de voeux et était simple frère servant, nul d'un coeur plus chrétien ne se dévouait aux douleurs physiques et morales de l'humanité. Nous disons morales, parce que ce qui manque aux prêtres surtout, pour accomplir leur mission fraternelle et consolatrice, c'est que, n'ayant jamais été père ni mari, n'ayant jamais perdu une épouse chérie ni un enfant bien-aimé, ils ne savent point la langue terrestre qu'il faut parler aux orphelins du coeur. Dans un vers sublime, Virgile fait dire à Didon que l'on compatit facilement aux maux qu'on a soufferts. Eh bien, c'est surtout dans cette sympathique compassion que Dieu a mis l'adoucissement des douleurs morales. Pleurer avec celui qui souffre, c'est le consoler. Or, les prêtres, qui ont des paroles pour toutes les souffrances, ont rarement, si terrible qu'elle soit, des larmes pour la douleur.

Il n'en était point ainsi du frère Joseph, dont, au reste, on ignorait complètement la vie passée, et qui, un jour, était venu au couvent y demander l'hospitalité en échange de l'exercice de son art.

La proposition du frère Joseph avait été acceptée, l'hospitalité lui avait été accordée, et, alors, non-seulement sa science, mais son coeur, son âme, toute sa personne s'étaient livrés à ses nouveaux concitoyens. Pas une douleur physique et morale à laquelle il ne fût prêt, jour et nuit, à apporter la consolation ou le soulagement. Pour les douleurs morales, il avait des paroles prises au plus profond des entrailles. On eût dit qu'il avait été lui-même en proie à toutes ces douleurs qu'il consolait par le baume souverain des pleurs que Dieu nous a donné contre des angoisses qui deviendraient mortelles sans lui, comme il nous a donné l'antidote contre le poison. Pour les douleurs physiques, il semblait non moins privilégié de la nature qu'il ne l'était de la Providence pour les douleurs morales. S'il ne guérissait pas toujours le mal, du moins arrivait-il presque toujours à endormir la souffrance. Le règne minéral et le règne végétal semblaient, pour arriver à ce but du soulagement de la souffrance matérielle, lui avoir confié leurs secrets les plus cachés. S'agissait-il, au lieu de ces longues et terribles maladies qui détruisent peu à peu un organe, et, par sa destruction, mènent lentement à la mort,—s'agissait-il d'un de ces accidents qui attaquent brusquement, inopinément la vie dans ses sources, c'était là surtout que frère Joseph devenait l'opérateur merveilleux. Le bistouri, instrument d'ablation dans les mains des autres, devenait dans les siennes un instrument de conservation. Pour le plus pauvre comme pour le plus riche blessé, toutes ces précautions que la science moderne a inventées dans le but d'adoucir l'introduction du fer dans la plaie, il les avait devinées et les appliquait. Soit imagination du patient, soit habileté de l'opérateur, le malade le voyait toujours arriver avec joie, et, lorsque, près de son lit d'angoisses, frère Joseph développait cette trousse terrible aux instruments inconnus, au lieu d'un sentiment d'effroi, c'était toujours un rayon d'espérance qui s'éveillait chez le pauvre malade.

Au reste, les paysans de la Terre de Labour et des Abruzzes, qui connaissaient tous le frère Joseph, le désignaient par un mot qui exprimait à merveille leur ignorante reconnaissance pour sa double influence physique et morale; ils l'appellaient le Charmeur.

Et, le jour et la nuit, sans jamais se plaindre d'être dérangé dans ses études ou d'être réveillé dans son sommeil, au milieu des neiges de l'hiver, des ardeurs de l'été, frère Joseph, sans une plainte, sans un mouvement d'impatience, le sourire sur les lèvres, quittait son fauteuil ou son lit, demandant au messager de la douleur: «Où faut-il aller?» et il y allait.

Voilà l'homme que venait chercher le jeune républicain; car, à son manteau bleu, à son chapeau à trois cornes orné de la cocarde tricolore, et qui coiffait sa belle tête calme et martiale à la fois, il était facile, ne fût-on pas entré au milieu de l'état-major du général en chef, de reconnaître dans le voyageur nocturne un officier de l'armée française.

Mais, à son grand étonnement, au lieu de trouver, comme il s'y attendait, les portes du couvent fermées et son intérieur silencieux, il trouva ces portes ouvertes, et la cloche, cette âme des monastères, qui se plaignait lugubrement.

Il mit pied à terre, attacha son cheval à un anneau de fer, le couvrit de son manteau avec ce soin presque fraternel que le cavalier a pour sa monture, lui recommanda le calme et la patience comme il eût fait à une personne raisonnable, franchit le seuil, s'engagea dans le cloître, suivit un long corridor, et, guidé par une lumière et des chants lointains, il parvint jusqu'à l'église.

Là, un spectacle lugubre l'attendait.

Au milieu du choeur, une bière, couverte d'un drap blanc et noir, était posée sur une estrade; autour du choeur, dans les stalles, les moines priaient; des milliers de cierges brûlaient sur l'autel et autour du cénotaphe; et, de temps en temps, la cloche, lentement ébranlée, jetait dans l'air sa plainte douloureuse et vibrante.

C'était la mort qui était entrée au couvent et qui, en entrant, avait laissé la porte ouverte.

Le jeune officier arriva jusqu'au choeur sans que le retentissement de ses éperons eût fait tourner une seule tête. Il interrogea des yeux tous ces visages les uns après les autres, et avec une angoisse croissante; car, parmi ceux qui priaient autour du cercueil, il ne reconnaissait point celui qu'il venait chercher. Enfin, la sueur au front, le tremblement dans la voix, il s'approcha de l'un de ces moines qui, pareils aux sénateurs romains, immobiles sur leurs chaises curules, semblaient avoir, en esprit du moins, quitté la terre pour suivre le trépassé dans le monde inconnu, et lui demanda, en lui touchant l'épaule du doigt:

—Mon père, qui est mort?

—Notre saint abbé, répondit le moine.

Le jeune homme respira.

Puis, comme s'il eût eu besoin de quelques minutes pour vaincre cette émotion qu'il savait si bien étouffer dans sa poitrine, qu'elle ne transparaissait jamais sur son visage, après un instant de silence pendant lequel ses yeux reconnaissants se levèrent au ciel:

—Frère Joseph, demanda-t-il, serait-il absent ou malade, que je ne le vois point avec vous?

—Frère Joseph n'est ni absent ni malade: il est dans sa cellule, où il veille et travaille, ce qui est encore prier.

Puis le moine, appelant un novice:

—Conduisez cet étranger, dit-il, à la cellule du frère Joseph.

Et, sans avoir détourné la tête, sans avoir regardé ni l'un ni l'autre de ceux à qui il avait adressé la parole, le moine reprit sa psalmodie et rentra dans son isolement. Quant à son immobilité, elle n'avait point été un moment interrompue.

Le novice fit signe à l'officier de le suivre. Tous deux s'engagèrent dans le corridor, au milieu duquel le novice prit un escalier d'une architecture imposante, rendue plus imposante encore par la faible et tremblante lumière du cierge que l'enfant tenait à la main et qui rendait tous les objets incertains et mobiles. Ils montèrent ensemble quatre étages de cellules; puis enfin, au quatrième étage, l'enfant prit à gauche, et marcha jusqu'à l'extrémité du corridor, et, montrant une porte à l'étranger:

—Voici la cellule du frère Joseph, dit-il.

Pendant que l'enfant s'approchait pour la désigner, le jeune homme, sur cette porte, put lire ces mots:

«Dans le silence, Dieu parle au coeur de l'homme;

»Dans la solitude, l'homme parle au coeur de Dieu.»

—Merci, répondit-il à l'enfant.

L'enfant s'éloigna sans ajouter un mot, déjà atteint de cette impassibilité du cloître par lequel les moines croient témoigner de leur détachement des choses humaines en ne témoignant que de leur indifférence pour l'humanité.

Le jeune homme resta immobile devant la porte, la main appuyée sur son coeur, comme pour en comprimer les battements, et regardant s'éloigner l'enfant et diminuer le point lumineux que faisait sa marche dans les épaisses ténèbres de l'immense corridor.

L'enfant rencontra l'escalier, s'y engouffra lentement, sans avoir une seule fois détourné la tête du côté de celui qu'il avait conduit. Le reflet de son cierge joua encore un instant sur les murailles, pâlissant de plus en plus, et, enfin, disparut tout à fait,—tandis que l'on put, pendant quelques secondes encore, percevoir, mais s'affaiblissant toujours, le bruit de son pas traînant sur les dalles de l'escalier.

Le jeune homme, vivement impressionné par tous ces détails de la vie automatique des couvents, frappa enfin à la porte.

—Entrez, dit une voix sonore et qui le fit tressaillir par sa vivace accentuation, faisant contraste avec tout ce qu'il venait de voir et d'entendre.

Il ouvrit la porte et se trouva en face d'un homme de cinquante ans à peu près, qui en paraissait quarante à peine. Une seule ride, celle de la pensée, sillonnait son front; mais pas un fil d'argent ne brillait, messager de la vieillesse, au milieu de son abondante chevelure noire, où l'on cherchait en vain la trace de la tonsure. La main droite appuyée sur une tête de mort, il tournait, de la gauche, les feuillets d'un livre qu'il lisait avec attention. Une lampe à abat-jour éclairait ce tableau en l'isolant dans un cercle de lumière; le reste de la chambre était dans la demi-teinte.

Le jeune homme s'avança les bras ouverts; le lecteur leva la tête, regardant avec étonnement son élégant uniforme qui lui paraissait inconnu; mais à peine celui qui le portait fut-il dans le cercle de lumière projeté par la lampe, que ces deux cris s'échappèrent à la fois de la bouche des deux hommes:

—Salvato!

—Mon père!

C'étaient, en effet, le père et le fils qui, après dix ans de séparation, se revoyaient; et, se revoyant, se précipitaient dans les bras l'un de l'autre.

Nos lecteurs avaient probablement déjà reconnu Salvato dans le voyageur nocturne; mais peut-être n'avaient-ils pas reconnu son père dans le frère Joseph.



LXXIII

LE PÈRE ET LE FILS

La joie de ce père, privé depuis dix ans de toutes les joies de la famille, et qui, en revoyant son fils, sentait en même temps se réveiller en lui les fibres les plus douces et les plus violentes de l'amour paternel, sembla parcourir la gamme entière des sensations humaines, et, dans son expression, qui avait à la fois quelque chose de charmant par sa douceur et de terrible par sa violence, toucher d'un côté à la plainte de la colombe, de l'autre au rugissement du lion.

Il ne courut point au-devant de son fils, il bondit sur lui; il ne lui suffit pas de le baiser sur les joues, il le saisit entre ses bras, il l'enleva comme il eût fait d'un enfant, le serrant contre son coeur, sanglotant et riant tout ensemble, et paraissant chercher un endroit où remporter pour toujours, hors du monde, loin de la terre, près des cieux.

Enfin, il se jeta sur un escabeau de bois de chêne, le tenant en travers de sa poitrine, comme la Madone de Michel-Ange tient sur ses genoux son fils crucifié, tandis que sa voix haletante ne savait que dire et redire:

—Comment! c'est toi, mon fils, mon Salvato, mon enfant! c'est toi! c'est donc toi!

—O mon père! mon père! répondait le jeune homme haletant lui-même, je vous aime, je vous le jure, autant qu'un fils peut aimer; mais j'ai presque honte de la faiblesse de cet amour en le comparant à la grandeur du vôtre!

—Non, non, n'aie pas de honte, mon enfant, répondait Palmieri: la féconde nature, l'Isis aux cent mamelles, le vent ainsi: amour immense, incommensurable, infini dans le coeur des pères, amour restreint dans celui des enfants. Elle regarde devant elle, cette bonne, toujours logique et intelligente nature; elle a voulu que l'enfant pût se consoler de la mort du père, qui doit quitter ce monde avant lui, mais que le père fût inconsolable, au contraire, lorsque, par malheur il voit mourir l'enfant destiné à lui survivre. Regarde-moi, Salvato, et que nos dix ans de séparation s'effacent dans ton regard!

Le jeune homme fixa ses grands yeux noirs, un peu sauvages, sur son père, en donnant à son austère visage la plus douce expression qu'il put lui donner.

—Oui, dit Palmieri en regardant Salvato avec un singulier mélange d'amour et d'orgueil, oui, j'ai fait de toi un chêne robuste et vigoureux, et non pas un élégant palmier, roseau des tropiques. J'aurais donc tort de me plaindre aujourd'hui en voyant ce bois solide recouvert d'une rude écorce. Je voulais que tu devinsses un homme et un soldat, et tu es devenu ce que je voulais que tu fusses. Laisse-moi baiser tes épaulettes de chef de brigade: elles prouvent ton courage. Tu as eu la force de m'obéir lorsqu'en te quittant, je t'ai dit: «Ne m'écris que si tu as besoin de mon amour et de mes soins.» Car je crains les affaiblissements terrestres, et j'ai espéré un instant que, touché de mes aspirations, Dieu se révélerait à mon esprit; car, si mon coeur veut croire (plains-moi, mon enfant!) l'esprit s'obstine à douter. Mais tu n'as pas eu la force de passer près de moi, n'est-ce pas? sans me voir, sans m'embrasser, sans me dire: «Mon père, il te reste de par le monde un coeur qui t'aime, et ce coeur est celui de ton fils!» Merci, mon bien-aimé Salvato, merci!

—Non, mon père, non, je n'ai point hésité; car une voix intérieure me disait que je vous apportais une joie attendue par vous depuis longtemps. Et cependant, une fois en chemin, le doute m'a pris. C'était au bas de cette montagne que nous nous étions séparés, il y a dix ans, moi pour me perdre dans le monde, vous pour vous retrouver avec Dieu. Je suis venu au pas de mon cheval, sans le ralentir, sans le hâter; mais j'ai senti combien je vous aimais, lorsque, ayant franchi le seuil de l'église, parvenu à l'entrée du choeur, j'ai, au milieu de toutes ces têtes inclinées sur le cercueil de l'abbé, cherché vainement la vôtre. Un instant, cette idée m'est venue que c'était vous, mon père bien-aimé, qui étiez couché sous le drap mortuaire. Moi-même, je n'ai point reconnu le son de ma voix quand j'ai demandé où vous étiez. Un mot m'a rassuré, un enfant m'a conduit. En face de votre porte, le doute m'a repris. Je tremblais de vous retrouver pétrifié comme ces statues murmurantes que j'avais vues dans la nef, et qui semblaient ne pas plus appartenir à l'humanité que celle de Memnon, car rendre des sons, ce n'est pas vivre; mais, pour me rassurer, il ne m'a fallu que ce mot: «Entrez,» prononcé par vous. Mon père, mon père, grâce à Dieu, vous êtes le seul vivant parmi tous ces morts!

—Hélas! mon cher Salvato, répondit Palmieri, c'était cependant ce trépas factice que je cherchais en me retirant dans un monastère. Le couvent a cela de bon, qu'en général, il combat victorieusement le suicide. Après une grande douleur, après une perte irréparable, se retirer dans un couvent, c'est se brûler moralement la cervelle, c'est tuer son corps sans toucher à l'âme, au dire de l'Église; et voilà où le doute commence pour moi, parce que le précepte se trouve en opposition avec la nature. Au dire de l'Église, dépouiller l'homme, c'est tendre à la perfection,—tandis qu'une voix secrète me crie que plus l'homme est homme, et, par conséquent, se répand, par la science, par la charité, par le génie, par l'art, par la bonté, sur l'humanité tout entière, meilleur est l'homme. Celui qui, dans cette pieuse retraite, aperçoit le moins de bruits terrestres, disent nos frères, est celui qui, étant le plus loin de la terre, est le plus près de Dieu. J'ai voulu plier mon corps et mon esprit à cette maxime, et, vivant encore, me faire cadavre; mon esprit et mon corps ont réagi et m'ont dit, au contraire: «La perfection, si elle existe, est dans la route opposée. Vis dans la solitude, mais pour doubler, au profit de l'humanité, le trésor de science que tu as acquis; vis dans la méditation, mais que ta méditation soit féconde et non pas stérile; fais de ta douleur un baume composé de philosophie, de charité et de larmes, pour l'appliquer sur les douleurs des autres.» N'est-il pas dit dans l'Iliade que la rouille de la lance d'Achille guérissait les blessures que cette lance avait faites. Il est vrai que la pauvre humanité m'a bien secondé en venant à moi quand j'hésitais à aller à elle, et en appelant à son secours la parole de vie, au lieu de la parole de mort. Alors, j'ai suivi la vocation qui m'entraînait. A tous ceux qui ont crié vers moi, j'ai répondu: «Me voilà!» Je ne suis pas devenu plus parfait; mais, à coup sûr, je suis devenu plus utile. Et, chose étrange, en m'écartant des principes vulgaires, en écoutant cette voix de ma conscience qui me disait: «Tu as, dans le cours de ton existence, coûté la vie à trois personnes; au lieu de faire pénitence, au lieu de jeûner, au lieu de prier,—ce qui ne peut être utile qu'à toi, en supposant que la prière, le jeûne et la pénitence expient le sang répandu,—soulage le plus de douleurs qu'il te sera possible, prolonge le plus d'existences que tu pourras, et, crois-moi, les actions de grâce de ceux dont tu auras prolongé la vie et calmé les angoisses étoufferont l'accusation des misérables que tu as envoyés avant le temps rendre compte de leurs crimes au souverain juge.»

—Continuez votre vie de charité et de dévouement: vous êtes dans le vrai, mon père... Ces hommes qui vous entourent, j'ai entendu parler d'eux et de vous: on les craint et on les respecte; mais, vous, on vous aime et l'on vous bénit.

—Et cependant ils sont plus heureux que moi, au point de vue religieux du moins. Ils se courbent sous la croyance; moi, je me débats contre le doute. Pourquoi Dieu a-t-il mis dans son paradis l'arbre maudit de la science? Pourquoi, pour arriver à la foi, pourquoi faut-il toujours abdiquer une partie, la plus saine, la meilleure souvent, de sa raison, tandis que la science, implacable, nous défend non-seulement de rien affirmer, mais encore de rien croire sans preuves?

—Je comprends, mon père. Vous êtes homme honnête, sans espérer une rétribution; vous êtes homme de bien, sans espérer une récompense. Vous ne croyez pas, enfin, à une autre vie que la nôtre.

—Et toi, crois-tu? demanda Palmieri.

Salvato sourit.

—A mon âge, dit-îl, on s'occupe peu de ces graves questions de la vie et de la mort, quoique, dans l'état que j'exerce, je sois toujours entre la vie et la mort, et souvent plus près de la mort que les vieillards qui, les genoux débiles et les cheveux blancs, frappent à la porte du campo-santo.

Puis, après un instant de silence:

—Moi aussi, ajouta Salvato, dernièrement, j'ai frappé à cette porte; mais, si je n'attendais pas la réponse à la demande que j'adressais à la tombe avec certitude, je l'attendais du moins avec espérance. Pourquoi ne faites-vous pas comme moi, mon père? Pourquoi donc essayer, comme Hamlet, de sonder la nuit du sépulcre et de chercher quels rêves s'agiteront dans notre cerveau pendant le sommeil éternel? Pourquoi, ayant bien vécu, craignez-vous de mal mourir?

—Je ne crains pas de mal mourir, mon enfant: je crains de mourir entier. Je suis de ceux qui ne savent point enseigner ce qu'ils ne croient pas. Mon art n'est point si infaillible, qu'il sache éternellement lutter contre la mort. Hercule seul peut être sûr de la vaincre toujours. Or, quand, dans le pressentiment de sa fin prochaine, un malade me dit: «Vous ne pouvez plus rien pour moi comme médecin; essayez de me consoler, ne sachant point me guérir,» au lieu de profiter de l'affaiblissement de son esprit pour faire naître en lui une croyance qui n'est point en moi, je me tais alors, afin de ne point donner à un mourant une affirmation sans preuve, un espoir sans certitude. Je ne conteste pas l'existence d'un monde surnaturel; je me contente, et c'est bien assez, de n'y pas croire. Or, n'y croyant pas, je ne puis le promettre à ceux qui le cherchent dans les ténèbres de l'agonie. Craignant de ne plus revoir, une fois que mes yeux seront fermés pour toujours, ni la femme que j'ai aimée, ni le fils que j'aime, je ne puis dire au mari: «Tu reverras ta femme,» au père: «Tu reverras ton enfant.»

—Mais, vous le savez, moi, j'ai revu ma mère.

—Pas toi, mon enfant. Une femme du peuple, une intelligence grossière, un esprit frappé de terreur, a dit: «Il y avait là, près du lit de l'enfant, une ombre qui berçait son fils en chantant; et moi, jeune encore alors, ami du merveilleux, j'ai dit: «Oui, cela peut être;» j'ai cru même que cela avait été. Mais c'est en vieillissant—tu sauras cela, Salvato,—c'est en vieillissant que le doute vient, parce que l'on se rapproche de plus en plus de la terrible et inévitable réalité. Que de fois, dans cette cellule, seul avec cette dévorante pensée du néant qui, à un certain âge, entre dans la vie pour n'en plus sortir, et qui, spectre invisible mais palpable, marche côte à côte avec nous,—que de fois, en face de ce crucifix, me suis-je agenouillé à ce souvenir, légende poétique de ton enfance, et, à l'heure où la tradition veut que les fantômes apparaissent, plongé dans la plus profonde obscurité, n'ai-je pas supplié Dieu de renouveler en ma faveur le miracle qu'il avait fait pour toi? Jamais Dieu n'a daigné répondre. Je sais qu'il ne doit pas de manifestation de sa puissance et de sa volonté à un atome comme moi; mais enfin il eût été bon, clément, miséricordieux à lui de m'exaucer: il ne l'a point fait.

—Il le fera, mon père.

—Non: ce serait un miracle, et les miracles ne sont pas dans l'ordre logique de la nature. Que sommes-nous, d'ailleurs, pour que Dieu se donne la peine, dans son immuable éternité, de changer la marche imposée par lui à la création? que sommes-nous pour lui? Une imperceptible efflorescence de la matière, sur laquelle, depuis des milliers de siècles, s'exerce un phénomène complexe, inexplicable, fugitif, appelé la vie. Ce phénomène s'étend, dans la végétation, du lichen au cèdre; dans l'animalisation, de l'infusoire au mastodonte. Le chef-d'oeuvre de la végétation, c'est la sensitive; le chef-d'oeuvre de l'animalisation, c'est l'homme. Qui fait la supériorité de l'animal à deux pieds et sans plumes de Platon sur les autres animaux? Un hasard. Son chiffre dans l'échelle des êtres créés s'est trouvé le plus élevé: ce chiffre lui donnait droit à une portion de son individu plus complète que dans ses frères inférieurs. Qu'est-ce que les Homère, les Pindare, les Eschyle, les Socrate, les Périclès, les Phidias, les Démosthène, les César, les Virgile, les Justinien, les Charlemagne? Des cerveaux un peu mieux organisés que celui de l'éléphant, un peu plus parfaits que celui du singe. Quel est le signe de cette perfection? La substitution de la raison à l'instinct. La preuve de cette organisation supérieure? La faculté de parler, au lieu d'aboyer ou de rugir. Mais, que la mort arrive, qu'elle éteigne la parole, qu'elle détruise la raison, que le crâne de celui qui fut Charlemagne, Justinien, Virgile, César, Démosthène, Phidias, Périclès, Socrate, Eschyle, Pindare ou Homère, comme celui d'Yorik se remplisse de belle et bonne fange, tout sera dit: la farce de la vie sera jouée, et la chandelle éteinte dans la lanterne ne se rallumera plus! Tu as vu souvent l'arc-en-ciel, mon enfant. C'est une arche immense, s'étendant d'un horizon à l'autre et montant jusque dans les nuées, mais dont les deux extrémités touchent à la terre: ces deux extrémités, c'est l'enfant et le vieillard. Étudie l'enfant, et tu verras, au fur et à mesure que son cerveau se développe, se perfectionne, mûrit, la pensée, c'est-à-dire l'âme, se développer, se perfectionner, mûrir; étudie le vieillard, et tu verras, au contraire, au fur et à mesure que le cerveau se fatigue, se rapetisse, s'atrophie, la pensée, c'est-à-dire l'âme, se troubler, s'obscurcir, s'éteindre. Née avec nous, elle a suivi la féconde croissance de la jeunesse; devant mourir avec nous, elle suivra la vieillesse dans sa stérile décadence. Où était l'homme avant de naître? Nul ne le sait. Qu'était-il? Rien. Que sera-t-il, n'étant plus? Rien, c'est-à-dire ce qu'il était avant de naître. Nous devons revivre sous une autre forme, dit l'espérance; passer dans un monde meilleur, dit l'orgueil. Que m'importe, à moi, si, pendant le voyage, j'ai perdu la mémoire, si j'ai oublié que j'ai vécu, et si la même nuit qui s'étendait en deçà du berceau doit s'étendre au delà de la tombe? Le jour où l'homme gardera le souvenir de ses métamorphoses et de ses pérégrinations, il sera immortel, et la mort ne sera plus qu'un accident de son immortalité. Pythagore, seul, se souvenait d'une vie antérieure. Qu'est-ce qu'un thaumaturge qui se souvient devant un monde entier qui oublie?... Mais, fit Palmieri en secouant la tête, assez sur cette désolante question. C'est la solitude qui enfante ces rêves mauvais. Je t'ai dit ma vie; dis-moi la tienne. A ton âge, la vie s'écrit avec des lettres d'or. Jette un rayon de ton aurore et de tes espérances au milieu de mon crépuscule et de mes doutes; parle, mon bien-aimé Salvato! et fais-moi oublier jusqu'au son de ma voix, jusqu'au bruit de mes paroles.

Le jeune homme obéit. Il avait, de son côté, toute l'aube d'une existence à raconter à son père; Il lui dit ses combats, ses triomphes, ses dangers, ses amours. Palmieri sourit et pleura tour à tour. Il voulut voir la blessure, ausculter la poitrine; et, le père ne se lassant pas d'interroger, le fils ne se lassant point de répondre, ils virent ainsi venir le jour, et, avec le jour, monter jusqu'à eux le roulement du tambour et les fanfares des trompettes, leur annonçant qu'il était temps de se quitter.

Mais alors Palmieri voulut se séparer de son fils le plus tard possible, et, comme il avait fait dix ans auparavant, il reconduisit jusqu'aux premières maisons de San-Germano le cavalier, appuyé à son bras et tenant son cheval par la bride.



LXXIV

LA RÉPONSE DE L'EMPEREUR.

Cependant le temps marchait avec son impassible régularité, et, quoique harcelée de tous côtés par les bandes de Pronio, de Gaetano Mammone et de Fra-Diavolo, l'armée française suivait, aussi impassible que le temps, sa triple route à travers les Abruzzes, la Terre de Labour et cette partie de la Campanie dont la mer Tyrrhénienne baigne le rivage. On était averti à Naples de tous les mouvements des républicains, et l'on y avait su, dès le 20, que le corps principal, c'est-à-dire celui qui était commandé par le général Championnet en personne, avait campé le 18 au soir à San-Germano et s'avançait sur Capoue par Mignano et Calvi.

Le 20, à huit heures du matin, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, chacun à la tête d'un régiment de volontaires recrutés parmi la jeunesse noble ou riche de Naples et de ses environs, étaient venus prendre congé de la reine et étaient partis pour marcher au-devant des républicains.

Plus le danger approchait, plus se séparaient en deux camps opposés le parti du roi et celui de la reine.

Le parti du roi se composait du cardinal Ruffo, de l'amiral Caracciolo, du ministre de la guerre Ariola, et de tous ceux qui, tenant à l'honneur du nom napolitain, voulaient la résistance à tout prix et la défense de Naples poussée à la dernière extrémité.

Le parti de la reine, se composant de sir William, d'Emma Lyonna, de Nelson, d'Acton, de Castelcicala, de Vanni et de Guidobaldi, voulait l'abandon de Naples, la fuite prompte et sans lutte comme sans délai.

Puis, au milieu de tout cela, un grand trouble agitait l'esprit de la reine; elle craignait d'un moment à l'autre le retour de Ferrari. Le roi, se voyant insolemment trompé, sachant enfin à qui il devait s'en prendre de tous les désastres qui accablaient le royaume, pouvait, comme les natures faibles, puiser dans sa terreur même un moment d'énergie et de volonté... et, pendant ce moment, échapper pour toujours à cette pression qu'opéraient sur lui depuis vingt ans un ministre qu'il n'avait jamais aimé et une épouse qu'il n'aimait plus. Tant qu'elle avait été jeune et belle, Caroline avait eu à sa disposition un moyen infaillible de ramener le roi à elle, et elle en avait usé; mais elle commençait, comme dit Shakspeare, à descendre la vallée de la vie, et le roi, entouré de jeunes et jolies femmes, échappait facilement à ses fascinations.

Dans la soirée, du 20, il y eut conseil d'État: le roi se prononça ouvertement et fermement pour la défense.

Le conseil fut clos à minuit.

De minuit à une heure, la reine resta dans la chambre obscure, et elle ramena chez elle Pasquale de Simone, lequel, reçut des instructions secrètes de la bouche d'Acton, qui l'attendait chez la reine. A une heure et demie, Dick partit pour Bénévent, où, depuis deux jours déjà, avait été envoyé, par un palefrenier de confiance, un des chevaux les plus vites des écuries d'Acton.

La journée du 21 s'ouvrit par un de ces ouragans qui, à Naples, durent habituellement trois jours, et qui ont donné lieu à ce proverbe: Nasce, pasce, mori; il naît, se repaît et meurt.

Malgré les alternatives de pluie tombant par ondées, de vent soufflant par rafales, le peuple, qui avait ce vague sentiment d'une grande catastrophe, encombrait, plein d'émotion, les rues, les places, les carrefours.

Mais ce qui indiquait quelque circonstance extraordinaire, c'est que ce n'était point dans les vieux quartiers que le peuple se pressait; et, quand nous disons le peuple, nous disons cette multitude de mariniers, de pêcheurs et de lazzaroni qui tient lieu de peuple à Naples. On remarquait, au contraire, des groupes nombreux et animés, parlant haut, gesticulant avec rage, dispersés de la strada del Molo à la place du Palais, c'est-à-dire sur toute l'étendue du largo del Castello, du théâtre de San-Carlo et de la rue de Chiaïa. Ces groupes semblaient, tout en enveloppant le palais royal, veiller sur la rue de Tolède et la strada del Piliero. Enfin, au milieu de ces groupes, trois hommes, fatalement connus déjà dans les émeutes précédentes, parlaient plus haut et s'agitaient plus ardemment. Ces trois hommes, c'étaient Pasquale de Simone, le beccaïo, rendu hideux par la cicatrice qui lui balafrait le visage et lui fendait l'oeil, et fra Pacifico, qui, sans être dans le secret, sans savoir de quoi il était question, lâchant la bride à son caractère violent et tapageur, frappait de son bâton de laurier, tantôt le pavé, tantôt la muraille, tantôt le pauvre Jacobino, bouc émissaire des passions du terrible franciscain.

Toute cette foule, sans savoir ce qu'elle attendait, semblait attendre quelqu'un ou quelque chose; et le roi, qui n'en savait pas plus qu'elle, mais que ce rassemblement inquiétait, caché derrière la jalousie d'une fenêtre de l'entre-sol, regardait, tout en caressant machinalement Jupiter, cette foule qui faisait de temps en temps, comme un roulement de tonnerre ou un rugissement de l'eau, entendre le double cri de «Vive le roi!» et de «Mort aux jacobins!»

La reine, qui s'était informée où était le roi, se tenait dans la pièce à côté avec Acton, prête à agir selon les circonstances, tandis qu'Emma, dans l'appartement de la reine, emballait avec la San-Marco les papiers les plus secrets et les bijoux les plus précieux de sa royale amie.

Vers onze heures, un jeune homme déboucha, au grand galop d'un cheval anglais, par le pont de la Madeleine, suivit la Marinella, la strada Nuova, la rue du Pilier, le largo Castello, la rue Saint-Charles, échangea des signes avec Pasquale de Simone et le beccaïo, s'engouffra par la grande porte dans les cours du palais royal, sauta sur les dalles, jeta la bride de son cheval aux mains d'un palefrenier, et, comme s'il eût su d'avance où retrouver la reine, entra dans le cabinet où elle attendait avec Acton, et dont, comme par enchantement, la porte, à son approche, s'ouvrit devant lui.

—Eh bien? demandèrent ensemble la reine et Acton.

—Il me suit, dit-il.

—Dans combien de temps, à peu près, sera-t-il ici?

—Dans une demi-heure.

—Ceux qui l'attendent sont-ils prévenus?

—Oui.

—Eh bien, allez chez moi, et dites à lady Hamilton de prévenir Nelson.

Le jeune homme monta par les escaliers de service avec une rapidité qui indiquait combien lui étaient familiers tous les détours du palais, et transmit à Emma Lyonna les désirs de la reine.

—Avez-vous un homme sûr pour porter un billet à milord Nelson?

—Moi, répondit le jeune homme.

—Vous savez qu'il n'y a pas de temps à perdre.

—Je m'en doute.

—Alors...

Elle prit une plume, de l'encre, une feuille de papier sur le secrétaire de la reine et écrivit cette seule ligne:

«Ce sera probablement pour ce soir; tenez-vous prêt.

»EMMA.»

Le jeune homme, avec la même promptitude qu'il avait mise à monter les escaliers, les descendit, traversa les cours, prit la pente qui conduit au port militaire, se jeta dans une barque, et, malgré le vent et la pluie, se fit conduire au Van-Guard, qui, ses mâts de perroquet abattus, pour donner moins de prise à la tempête, se tenait à cinq ou six encablures du port militaire, affourché sur ses ancres, environné des autres bâtiments anglais et portugais placés sous les ordres de l'amiral Nelson.

Le jeune homme, qui—nos lecteurs l'ont deviné—n'était autre que Richard, se fit reconnaître de l'amiral, monta lestement l'escalier de tribord, trouva Nelson dans sa cabine et lui remit le billet.

—Les ordres de Sa Majesté vont être exécutés, dit Nelson; et, pour que vous en rendiez bon témoignage, vous-même en serez porteur.

—Henry, dit Nelson à son capitaine de pavillon, faites armer le canot et que l'on se tienne prêt à conduire monsieur à bord de l'Alcmène.

Puis, mettant le billet d'Emma dans sa poitrine, il écrivit à son tour:

«Très-secret5.

Note 5: (retour)

Inutile de dire que l'auteur a entre les mains tous les autographes de ces billets.

»Trois barques et le petit cutter de l'Alcmène, armés d'armes blanches seulement, pour se trouver à la Vittoria à sept heures et demie précises.

»Une seule barque accostera; les autres se tiendront à une certaine distance, les rames dressées. La barque qui accostera sera celle du Van-Guard.

»Toutes les barques seront réunies à bord de l'Alcmène avant sept heures, sous les ordres du commandant Hope.

»Les grappins dans les chaloupes.

» Toutes les autres chaloupes du Van-Guard et de l'Alcmène, armées de couteaux, et les canots avec leurs caronades seront réunis à bord du Van-Guard, sous le commandement du capitaine Hardi, qui s'en éloignera à huit heures précises pour prendre la mer à moitié chemin du Molosiglio.

»Chaque chaloupe devra porter de quatre à six soldats.

»Dans le cas où l'on aurait besoin de secours, faire des signaux au moyen de feux.

»HORACE NELSON.

»L'Alcmène se tiendra prête à filer dans la nuit, si la chose est nécessaire.»

Pendant que ces ordres étaient reçus avec un respect égal à la ponctualité avec laquelle ils devaient être exécutés, un second courrier débouchait à son tour du pont de la Madeleine, et, suivant la route du premier, s'engageait sur le quai de la Marinella, longeait la strada Nuova et arrivait à la strada del Piliero.

Là, il commença de trouver la foule plus épaisse, et, malgré son costume, dans lequel il était facile de reconnaître un courrier du cabinet du roi, il éprouva de la difficulté à continuer son chemin, en conservant à son cheval la même allure. D'ailleurs, comme s'ils l'eussent fait exprès, des hommes du peuple se faisaient heurter par son cheval, et, mécontents du heurt, commençaient à l'injurier. Ferrari, car c'était lui, habitué à voir respecter son uniforme, répondit d'abord par quelques coups de fouet solidement sanglés à droite et à gauche. Les lazzaroni s'écartèrent et se turent par habitude. Mais, comme il arrivait à l'angle du théâtre Saint-Charles, un homme voulut croiser le cheval, et le croisa si maladroitement, qu'il fut renversé par lui.

—Mes amis, cria-t-il en tombant, ce n'est pas un courrier du roi, comme son costume pourrait vous le faire croire. C'est un jacobin déguisé qui se sauve! A mort le jacobin! à mort!

Les cris «Le jacobin! le jacobin! à mort le jacobin!» retentirent alors dans la foule.

Pasquale de Simone lança au cheval son couteau, qui entra jusqu'au manche au défaut de l'épaule.

Le beccaïo se précipita à la tête, et, habitué à saigner les brebis et les moutons, il lui ouvrit l'artère du cou.

Le cheval se dressa, hennit de douleur, battit l'air de ses pieds de devant, tandis qu'un flot de sang jaillissait sur les assistants.

La vue du sang a une influence magique sur les peuples méridionaux. A peine les lazzaroni se sentirent-ils arrosés par la rouge et tiède liqueur, à peine respirèrent-ils l'acre parfum qu'elle répand, qu'ils se ruèrent avec des cris féroces sur l'homme et sur le cheval.

Ferrari sentit que, si son cheval s'abattait, il était perdu. Il le soutint tant qu'il put de la bride et des jambes; mais le malheureux animal était blessé mortellement. Il se jeta, en trébuchant, à gauche et à droite, puis il butta des jambes de devant, se releva par un effort désespéré de son maître, et fit un bond en avant. Ferrari sentit que sa monture pliait sous lui. Il n'était qu'à cinquante pas du corps de garde du palais: il appela au secours; mais le bruit de sa voix se perdit dans les cris, cent fois répétés, «A mort le jacobin!» Il saisit un pistolet dans ses fontes, espérant que la détonation serait mieux entendue que ses cris. En ce moment, son cheval s'abattit. La secousse fit partir le pistolet au hasard, et la balle alla frapper un jeune garçon de huit ou dix ans, qui tomba.

—Il assassine les enfants! cria une voix.

A ce cri, fra Pacifico, qui s'était, jusque-là, tenu assez tranquille, se rua dans la foule, qu'il écarta de ses coudes aigus et durs comme des coins de chêne. Il pénétra jusqu'au centre de la mêlée au moment où, tombé avec son cheval, le malheureux Ferrari essayait de se remettre sur ses pieds. Avant qu'il y fût parvenu, la massue du moine s'abattait sur sa tête; il tomba comme un boeuf frappé du maillet. Mais ce n'était point cela qu'on voulait: c'était sous les yeux du roi que Ferrari devait mourir. Les cinq ou six sbires qui étaient dans le secret du drame, entourèrent le corps et le défendirent, tandis que le beccaïo, le traînant par les pieds, criait:

—Place au jacobin!

On laissa le cadavre du cheval où il était, mais après l'avoir dépouillé, et l'on suivit le beccaïo. Au bout de vingt pas, on se trouva en face de la fenêtre du roi. Voulant savoir la cause de cet effroyable tumulte, le roi ouvrit la jalousie. A sa vue, les cris se changèrent en vociférations. En entendant ces hurlements, le roi crut qu'effectivement c'était quelque jacobin dont on faisait justice. Il ne détestait point cette manière de le débarrasser de ces ennemis. Il salua le peuple, le sourire sur les lèvres; le peuple, se sentant encouragé, voulu montrer à son roi qu'il était digne de lui. Il souleva le malheureux Ferrari, sanglant, déchiré, mutilé, mais vivant encore, entre ses bras; le cadavre venait de reprendre connaissance: il ouvrit les yeux, reconnut le roi, étendit les bras vers lui en criant:

—A l'aide! au secours! Sire, c'est moi! moi, votre Ferrari!

A cette vue inattendue, terrible, inexplicable, le roi se rejeta en arrière et alla dans les profondeurs de la chambre tomber à moitié évanoui sur un fauteuil,—tandis qu'au contraire, Jupiter, qui, n'étant ni homme ni roi, n'avait aucune raison d'être ingrat, jeta un hurlement de douleur, et, les yeux sanglants, l'écume à la bouche, sautant par la fenêtre, s'élança au secours de son ami.

Dans ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit: la reine entra, saisit le roi par la main, le força de se lever, le traîna vers la fenêtre, et, lui montrant ce peuple de cannibales qui se partageait les morceaux de Ferrari:

—Sire, dit-elle, vous voyez les hommes sur lesquels vous comptez pour la défense de Naples et pour la nôtre; aujourd'hui, ils égorgent vos serviteurs; demain, ils égorgeront nos enfants; après-demain, ils nous égorgeront nous-mêmes. Persistez-vous toujours dans votre désir de rester?

—Faites tout préparer! s'écria le roi: ce soir, je pars...

Et, croyant toujours voir l'égorgement du malheureux Ferrari, croyant toujours entendre sa voix mourante qui appelait au secours, il s'enfuit la tête dans les mains, fermant les yeux, bouchant ses oreilles et se réfugiant dans celle des chambres de ses appartements qui était la plus éloignée de la rue.

Lorsqu'il en sortit, deux heures après, la première chose qu'il vit, fut Jupiter couché tout sanglant sur un morceau de drap qui paraissait, par des restes de fourrure et des fragments de brandebourgs, avoir appartenu au malheureux courrier.

Le roi s'agenouilla près de Jupiter, s'assura que son favori n'avait aucune blessure grave, et, désirant savoir sur quoi le fidèle et courageux animal était couché, il tira de dessous lui, malgré ses gémissements, un fragment de la veste de Ferrari que le chien avait disputé et arraché à ses bourreaux.

Par un hasard providentiel, ce morceau était celui où se trouvait la poche de cuir destinée à renfermer les dépêches; le roi ouvrit le bouton qui la fermait et trouva intact le pli impérial que le courrier rapportait en réponse à sa lettre.

Le roi rendit à Jupiter le lambeau de vêtement, sur lequel celui-ci se recoucha en poussant un hurlement lugubre; puis il rentra dans sa chambre, s'y enferma, décacheta la lettre impériale et lut:

«A mon très-cher frère et aimé cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré.

» Je n'ai jamais écrit la lettre que vous m'envoyez par votre courrier Ferrari, et qui est falsifiée d'un bout à l'autre.

»Celle que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté était tout entière de ma main, et, au lieu de l'exciter à entrer en campagne, l'invitait à ne rien tenter avant le mois d'avril prochain, époque seulement où je compte voir arriver nos bons et fidèles alliés les Russes.

»Si les coupables sont de ceux que la justice de Votre Majesté peut atteindre, je ne lui cache point que j'aimerais à les voir punir comme ils le méritent.

»J'ai l'honneur d'être avec respect, de Votre Majesté, le très-cher frère, amé cousin, neveu, gendre, allié et confédéré.

»FRANÇOIS.»

La reine et Acton venaient de commettre un crime inutile.

Nous nous trompons: ce crime avait son utilité, puisqu'il déterminait Ferdinand à quitter Naples et à se réfugier en Sicile!



LXXV

LA FUITE.

A partir de ce moment, la fuite, comme nous l'avons dit, fut résolue et fixée au soir même, 21 décembre.

Il fut convenu que le roi, la reine, toute la famille royale,—moins le prince héréditaire, sa femme et sa fille,—sir William, Emma Lyonna, Acton et les plus familiers du palais passeraient en Sicile sur le Van-Guard.

Le roi, on se le rappelle, avait promis à Caracciolo que, s'il quittait Naples, ce ne serait que sur son bâtiment; mais, retombé par la terreur sous le joug de la reine, le roi oublia sa promesse devant deux raisons.

La première, qui venait de lui-même, était la honte qu'il éprouvait en face de l'amiral de quitter Naples, après avoir promis d'y rester.

La seconde, qui venait de la reine, était que Caracciolo, partageant les principes patriotiques de toute la noblesse napolitaine, pourrait, au lieu de conduire le roi en Sicile, le livrer aux jacobins, qui, maîtres d'un pareil otage, le forceraient alors à établir le gouvernement qu'ils voudraient, où, pis encore, lui feraient peut-être son procès, comme les Anglais avaient fait à Charles Ier, et les Français à Louis XVI.

Comme consolation et dédommagement de l'honneur qui lui était enlevé, on décida que l'amiral aurait celui de transporter ensuite le duc de Calabre, sa famille et sa maison.

On prévint les vieilles princesses de France de la résolution prise, les invitant à pourvoir, à l'aide de leurs sept gardes du corps, comme elles l'entendraient, à leur sûreté, et on leur envoya quinze mille ducats pour les aider dans leur fuite.

Ce devoir rempli, on ne s'occupa plus autrement d'elles.

Toute la journée, on descendit et l'on entassa dans le passage secret les bijoux, l'argent, les meubles précieux, les oeuvres d'art, les statues que l'on voulait emporter en Sicile. Le roi eût bien voulu y transporter ses kangourous; mais c'était chose impossible. Il se contenta, par une lettre de sa main, de les recommander au jardinier en chef de Caserte.

Le roi, qui avait sur le coeur la trahison de la reine et d'Acton, dont la lettre de l'empereur lui donnait la preuve, resta enfermé dans ses appartements et refusa d'y recevoir qui que ce fût. La consigne fut sévèrement tenue à l'égard de François Caracciolo, qui, ayant, de son bâtiment, vu des allées et venues et des signaux à bord des navires anglais, se doutait de quelque chose, et à l'égard du marquis Vanni, qui, ayant trouvé la porte de la reine fermée, et sachant par le prince de Castelcicala qu'il était question de départ, venait, en désespoir de cause, heurter à celle du roi.

Celui-ci eut, un instant, l'idée de faire venir le cardinal Ruffo et de se le donner pour compagnon et pour conseiller pendant le voyage; mais il ne lui avait point été difficile de surprendre des signes de mésintelligence entre lui et Nelson. D'ailleurs, on le sait, le cardinal était détesté de la reine, et Ferdinand préféra, comme toujours, son repos aux délicatesses de l'amitié et de la reconnaissance.

Et puis il se dit que, habile comme il l'était, le cardinal se tirerait parfaitement d'affaire tout seul.

L'embarquement fut arrêté pour dix heures du soir. Il fut, en conséquence, convenu qu'à dix heures toutes les personnes qui devaient être, en compagnie de Leurs Majestés, embarquées sur le VanGuard, se rassembleraient dans l'appartement de la reine.

A dix heures sonnantes, le roi entrait, tenant son chien en laisse; c'était le seul ami sur lequel il comptât comme fidélité, et le seul, par conséquent, qu'il emmenât avec lui.

Il avait bien pensé à Ascoli et à Malaspina; mais il avait pensé aussi que, comme le cardinal, ils se tireraient d'affaire tout seuls.

Il jeta les yeux dans l'immense salon éclairé à peine,—on avait craint qu'une trop grande illumination ne donnât des soupçons de départ,—et il vit tous les fugitifs réunis ou plutôt dispersés en différents groupes.

Le groupe principal se composait de la reine, de son fils bien-aimé, le prince Léopold, du jeune prince Albert, des quatre princesses et d'Emma Lyonna.

La reine était assise sur un canapé près d'Emma Lyonna, qui tenait sur ses genoux le prince Albert, son favori, tandis que le prince Léopold appuyait sa tête sur l'épaule de la reine. Les quatre princesses, groupées autour de leur mère, étaient, les unes assises, les autres couchées sur le tapis.

Acton, sir William, le prince de Castelcicala causaient debout dans l'embrasure d'une fenêtre, écoutant le vent siffler et la pluie battre contre les carreaux.

Un autre groupe de dames d'honneur, parmi lesquelles on distinguait la comtesse de San-Marco, confidente intime de la reine, entouraient une table.

Enfin, loin de tous, à peine visible dans l'obscurité, se dessinait la silhouette de Dick, qui avait si habilement et si fidèlement, ce jour même, suivi les ordres de son maître et de la reine, qu'il pouvait aussi regarder un peu désormais comme sa maîtresse.

A l'entrée du roi, chacun se leva et se tourna de son côté; mais lui fit un signe de la main, afin que chacun restât à sa place.

—Ne vous dérangez point, dit-il, ne vous dérangez point, cela n'en vaut plus la peine.

Et il s'assit dans un fauteuil, près de la porte par laquelle il était entré, prenant entre ses genoux la tête de Jupiter.

A la voix de son père, le jeune prince Albert, qui, peu sympathique à la reine, demandait aux autres cet amour si nécessaire et si précieux aux enfants, qu'il cherchait vainement auprès de sa mère, se laissa glisser des genoux d'Emma et alla présenter au roi son front pâle et un peu maladif, noyé dans une forêt de cheveux blonds.

Le roi écarta les cheveux de l'enfant, le baisa au front, et, après l'avoir, pensif, gardé un instant appuyé contre sa poitrine, le renvoya à Emma Lyonna, que l'enfant appelait sa petite mère.

Il se faisait un silence lugubre dans cette salle sombre; ceux qui parlaient, parlaient bas.

C'était à dix heures et demie que le comte de Thurn, Allemand au service de Naples, mis avec le marquis de Nizza, qui commandait la flotte portugaise, sous les ordres de Nelson, devait, par la poterne et l'escalier du Colimaçon, pénétrer dans le palais. Le comte de Thurn avait, à cet effet, reçu une clef des appartements de la reine, qui, par une seule porte, solide, presque massive, communiquait avec cette sortie donnant sur le port militaire.

La pendule, au milieu du silence, sonna donc dix heures et demie.

Presque aussitôt, on entendit frapper à la porte de communication.

Pourquoi le comte de Thurn frappait-il, au lieu d'ouvrir, puisqu'il avait la clef?

Dans les circonstances suprêmes comme celle où l'on se trouvait, tout ce qui, dans une autre situation, ne serait qu'une cause de trouble et d'inquiétude, devient une cause de terreur.

La reine tressaillit et se leva.

—Qu'est-ce encore? dit-elle.

Le roi se contenta de regarder; il ne savait rien des dispositions prises.

—Mais, dit Acton toujours calme et logique, ce ne peut être que le comte de Thurn.

—Pourquoi frappe-t-il, puisque je lui ai donné une clef?

—Si Votre Majesté le permet, dit Acton, je vais aller voir.

—Allez, répondit la reine.

Acton alluma un bougeoir et s'engagea dans le corridor. La reine le suivit des yeux avec anxiété. Le silence, de lugubre qu'il était, devint mortel. Au bout de quelques instants, Acton reparut.

—Eh bien? demanda la reine.

—Probablement, la porte n'avait point été ouverte depuis longtemps: la clef s'est brisée dans la serrure. Le comte frappait pour savoir s'il y a un moyen d'ouvrir la porte du dedans. J'ai essayé, il n'y en a point.

—Que faire, alors?

—L'enfoncer.

—Vous lui en avez donné l'ordre?

—Oui, madame, et voilà qu'il l'exécute.

On entendit, en effet, des coups violents frappés contre la porte, puis le craquement de cette porte, qui se brisait.

Tous ces bruits avaient quelque chose de sinistre.

Des pas s'approchèrent, la porte du salon s'ouvrit, le comte de Thurn parut.

—Je demande pardon à Vos Majestés, dit-il, du bruit que je viens de faire et des moyens que j'ai été forcé d'employer; mais la rupture de la clef était un accident impossible à prévoir.

—C'est un présage, dit la reine.

—En tout cas, si c'est un présage, dit le roi avec son bon sens naturel, c'est un présage qui signifie que nous ferions mieux de rester que de partir.

La reine eut peur d'un retour de volonté chez son auguste époux.

—Partons, dit-elle.

—Tout est prêt, madame, dit le comte de Thurn; mais je demande la permission de communiquer au roi un ordre que j'ai reçu, ce soir, de l'amiral Nelson.

Le roi se leva et s'approcha du candélabre, auprès duquel l'attendait le comte de Thurn un papier à la main.

—Lisez, sire, lui dit-il.

—L'ordre est en anglais, dit le roi, et je ne sais pas l'anglais.

—Je vais le traduire à Votre Majesté.

A l'amiral comte de Thurn.

«Golfe de Naples, 21 décembre.

»Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines.»

—Comment dites-vous? demanda le roi.

Le comte de Thurn répéta:

«Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines.»

—Vous êtes sûr de ne point vous tromper? demanda le roi.

—J'en suis sûr, sire.

—Et pourquoi brûler des frégates et des corvettes qui ont coûté si cher et qu'on a mis dix ans à construire?

—Pour qu'elles ne tombent pas aux mains des Français, sire.

—Mais ne pourrait-on pas les emmener en Sicile?

—Tel est l'ordre de milord Nelson, sire, et c'est pour cela qu'avant de transmettre cet ordre au marquis de Nizza, qui est chargé de son exécution, j'ai voulu le soumettre à Votre Majesté.

—Sire, sire, dit la reine en s'approchant du roi, nous perdons un temps précieux, et pour des misères!

—Peste, madame! s'écria le roi, vous appelez cela des misères? Consultez le budget de la marine depuis dix ans, et vous verrez qu'il monte à plus de cent soixante millions.

—Sire, voilà onze heures qui sonnent, dit la reine, et milord Nelson nous attend.

—Vous avez raison, dit le roi, et milord Nelson n'est pas fait pour attendre, même un roi, même une reine. Vous suivrez les ordres de milord Nelson, monsieur le comte, vous brûlerez ma flotte. Ce que l'Angleterre n'ose pas prendre, elle le brûle. Ah! mon pauvre Caracciolo, que tu avais bien raison, et que j'ai eu tort, moi, de ne pas suivre tes conseils! Allons, messieurs, allons, mesdames, ne faisons point attendre milord Nelson.

Et le roi, prenant le bougeoir des mains d'Acton, marcha le premier; tout le monde le suivit.

Non-seulement la flotte napolitaine était condamnée, mais encore le roi venait de signer son exécution.

Nous avons, depuis ce 21 décembre 1798, vu tant de fuites royales, que ce n'est presque plus la peine aujourd'hui de les décrire. Louis XVIII quittant les Tuileries, le 20 mars,—Charles X fuyant, le 29 juillet,—Louis-Philippe s'esquivant, le 24 février, —nous ont montré une triple variété de ces départs forcés. Et, de nos jours, à Naples, nous avons vu le petit-fils sortir par le même corridor, descendre le même escalier que l'aïeul et quitter pour le sol amer de l'exil la terre bien-aimée de la patrie. Seulement, l'aïeul devait revenir, et, selon toute probabilité, le petit-fils est proscrit à tout jamais.

Mais, à cette époque, c'était Ferdinand qui ouvrait la voie à ces départs nocturnes et furtifs. Aussi marchait-il silencieux, l'oreille tendue, le coeur palpitant. Arrivé au milieu de l'escalier, en face d'une fenêtre donnant sur la descente du Géant, il crut entendre du bruit sur cette descente, qui conduit, par une pente rapide, de la place du Palais à la rue Chiatamone. Il s'arrêta et, le même bruit parvenant une seconde fois à son oreille, il souffla sa bougie, et tout le monde se trouva dans l'obscurité.

Il fallut alors descendre à tâtons et pas à pas l'escalier étroit et difficile dans lequel on était engagé. L'escalier, sans rampe, était roide et dangereux. Cependant, l'on arriva à la dernière marche sans accident, et l'on sentit une franche et humide bouffée de l'air extérieur.

On était à quelques pas de l'embarcadère.

Dans le port militaire, la mer, emprisonnée entre la jetée du môle et celle du port marchand, était assez calme; mais on sentait le vent souffler avec violence, et l'on entendait le bruit des flots venant furieusement se briser contre le rivage.

En arrivant sur l'espèce de quai qui longe les murailles du château, le comte de Thurn jeta un regard rapide et interrogateur sur le ciel. Le ciel était chargé de nuages lourds, bas, rapides; on eût dit une mer aérienne roulant au-dessus de la mer terrestre et s'abaissant pour venir mêler ses vagues aux siennes. Dans cet étroit intervalle existant entre les nuages et l'eau, passaient des bouffées de ce terrible vent du sud-ouest qui fait les naufrages et les désastres, dont le golfe de Naples est si souvent témoin dans les mauvais jours de l'année.

Le roi remarqua le coup d'oeil inquiet du comte de Thurn.

—Si le temps était trop mauvais, lui dit-il, il ne faudrait pourtant pas nous embarquer cette nuit.

—C'est l'ordre de milord, répondit le comte; cependant, si Sa Majesté s'y refuse absolument...

—C'est l'ordre! c'est l'ordre! répéta le roi, impatient; mais s'il y a péril de vie cependant! Voyons, répondez-vous de nous, comte?

—Je ferai tout ce qui sera au pouvoir d'un homme luttant contre le vent et la mer pour vous conduire à bord du Van-Guard.

—Mordieu! ce n'est pas répondre, cela. Vous embarqueriez-vous par une pareille nuit?

—Votre Majesté le voit, puisque je n'attends qu'elle pour la conduire à bord du vaisseau amiral.

—Je dis: si vous étiez à ma place.

—A la place de Votre Majesté, et n'ayant d'ordre à recevoir que des circonstances et de Dieu, j'y regarderais à deux fois.

—Eh bien, demanda la reine impatiente, mais n'osant—tant est puissante la loi de l'étiquette—descendre dans la barque avant son mari, eh bien, qu'attendons-nous?

—Ce que nous attendons? s'écria le roi. N'entendez-vous point ce que dit le comte de Thurn? Le temps est mauvais; il ne répond pas de nous, et il n'y a pas jusqu'à Jupiter qui, en tirant sur sa laisse, ne me donne le conseil de rentrer au palais.

—Rentrez-y donc, monsieur, et faites-nous déchirer tous comme vous avez vu déchirer aujourd'hui un de vos plus fidèles serviteurs. Quant à moi, j'aime encore mieux la mer et les tempêtes que Naples et sa population.

—Mon fidèle serviteur, je le regrette plus que personne, je vous prie de le croire, surtout maintenant que je sais que penser de sa mort. Mais, quant à Naples et à sa population, ce n'est pas moi qui aurais quelque chose à en craindre.

—Oui, je sais cela. Comme elle voit en vous son représentant, elle vous adore. Mais, moi qui n'ai pas le bonheur de jouir de ses sympathies, je pars.

Et, malgré le respect dû à l'étiquette, la reine descendit la première dans le canot.

Les jeunes princesses et le prince Léopold, habitués à obéir à la reine, bien plus qu'au roi, la suivirent comme de jeunes cygnes suivent leur mère.

Le jeune prince Albert, seul, quitta la main d'Emma Lyonna, courut au roi, et, le saisissant par le bras et le tirant du côté de la barque:

—Viens avec nous, père! dit-il.

Le roi n'avait l'habitude de la résistance que lorsqu'il était soutenu. Il regarda autour de lui pour voir s'il trouverait appui dans quelqu'un; mais, sous son regard, qui contenait cependant plus de prières que de menaces, tous les yeux se baissèrent. La reine avait, chez les uns la peur, chez les autres l'égoïsme pour auxiliaire. Il se sentit complètement seul et abandonné, courba la tête, et, se laissant conduire par le petit prince, tirant son chien, le seul qui fût d'avis, comme lui, de ne pas quitter la terre, il descendit à son tour dans la barque et s'assit sur un banc à part, en disant:

—Puisque vous le voulez tous... Allons, viens. Jupiter, viens!

A peine le roi fut-il assis, que le lieutenant qui, pour la barque du roi, tenait lieu de contre-maître, cria:

—Larguez!

Deux matelots armés de gaffes repoussèrent la barque du quai, les rames s'abaissèrent, et la barque nagea vers la sortie du port.

Les canots destinés à recevoir les autres passagers s'approchèrent tour à tour de l'embarcadère, y prirent leur noble chargement et suivirent la barque royale.

Il y avait loin de cette sortie furtive, dans la nuit, malgré les sifflements de la tempête et les hurlements des flots, à cette joyeuse fête du 22 septembre, où, sous les ardents rayons d'un soleil d'automne, par une mer unie, au son de la musique de Cimarosa, au bruit des cloches, au retentissement du canon, on était allé au-devant du vainqueur d'Aboukir. Trois mois à peine, s'étaient passés, et c'était pour fuir ces Français, dont on avait d'une façon trop précoce célébré la défaite, que l'on était obligé, à minuit, dans l'ombre, par une mer mauvaise, d'aller demander l'hospitalité au même Van-Guard que l'on avait reçu en triomphe.

Maintenant, il s'agissait de savoir si l'on pourrait l'atteindre.

Nelson s'était rapproché de l'entrée du port autant que la sûreté de son vaisseau pouvait le lui permettre; mais il restait toujours un quart de mille à franchir entre le port militaire et le vaisseau amiral. Dix fois, pendant ce trajet, les barques pouvaient sombrer.

En effet, plus la barque royale,—et l'on nous permettra, dans cette grave situation, de nous occuper tout particulièrement d'elle,—plus la barque royale s'avançait vers la sortie du port, plus le danger apparaissait réel et menaçant. La mer, poussée comme nous avons dit, par le vent du sud-ouest, c'est-à-dire venant des rivages d'Afrique et d'Espagne, passant entre la Sicile et la Sardaigne, entre Ischia et Capri, sans rencontrer aucun obstacle, depuis les îles Baléares jusqu'au pied du Vésuve, roulait d'énormes vagues qui, en se rapprochant de la terre, se repliaient sur elles-mêmes et menaçaient d'engloutir ces frêles embarcations sous les voûtes humides, qui dans l'obscurité semblaient des gueules de monstres prêtes à les dévorer.

En approchant de cette limite où l'on allait passer d'une mer comparativement calme à une mer furieuse, la reine elle-même sentit son coeur faiblir et sa résolution chanceler. Le roi, de son côté, muet et immobile, tenant son chien entre ses jambes en le serrant convulsivement par le cou, regardait d'un oeil fixe et dilaté par la terreur ces longues vagues qui venaient, comme une troupe de chevaux marins, se heurter au môle, et, se brisant contre l'obstacle de granit, s'écrouler à ses pieds en jetant une plainte sinistre et en faisant voler par-dessus la muraille une écume impalpable et frémissante, qui, dans l'obscurité, semblait une pluie d'argent.

Malgré cette terrible apparition de la mer, le comte de Thurn, fidèle observateur des ordres reçus, essaya de franchir l'obstacle et de dompter la résistance. Debout à l'avant de la barque, cramponné au plancher, grâce à cet équilibre du marin que de longues années de navigation peuvent seules donner, faisant face au vent qui avait enlevé son chapeau et à la mer qui le couvrait de son embrun, il encourageait les rameurs par ces trois mots répétés de temps en temps avec une monotone mais ferme accentuation:

—Nagez ferme! nagez!

La barque avançait.

Mais, arrivée à cette limite que nous avons indiquée, la lutte devint sérieuse. Trois fois, la barque victorieuse surmonta la vague et glissa sur le versant opposé; mais trois fois la vague suivante la repoussa.

Le comte de Thurn comprit lui-même que c'était de la démence que de lutter avec un pareil adversaire et se détourna pour demander au roi:

—Sire, qu'ordonnez-vous?

Mais il n'eut pas même le temps d'achever la phrase. Pendant le mouvement qu'il fit, pendant la seconde qu'il eut l'imprudence d'abandonner la conduite du bateau, une vague, plus haute et plus furieuse que les autres, s'abattit sur l'embarcation et la couvrit d'eau. La barque frémit et craqua. La reine et les jeunes princes, qui crurent leur dernière heure venue, jetèrent un cri; le chien poussa un hurlement lugubre.

—Rentrez! cria le comte de Thurn; c'est vouloir tenter Dieu que de prendre la mer par un pareil temps. D'ailleurs, vers les cinq heures du matin, il est probable que la mer se calmera.

Les rameurs, évidemment enchantés de l'ordre qui leur était donné, par un brusque mouvement, se rejetèrent dans le port et allèrent aborder à l'endroit du quai le plus voisin de la passe.

FIN DU TOME QUATRIÈME.



TABLE

LVI.—Le retour

LVII.—Les inquiétudes de Nelson

LVIII.—Tout est perdu, voire l'honneur

LIX.—Où Sa Majesté commence par ne rien comprendre et finit par n'avoir rien compris

LX.—Où Vanni touche enfin le but qu'il ambitionnait depuis si longtemps

LXI.—Ulysse et Circé

LXII.—L'interrogatoire de Nicolino

LXIII.—L'abbé Pronio

LXIV.—Le disciple de Machiavel

LXV.—Où Michel le Fou est nommé capitaine en attendant qu'il soit nommé colonel

LXVI.—Amante, épouse

LXVII.—Les deux amiraux

LXVIII.—Où est expliquée la différence qu'il y a entre les peuples libres et les peuples indépendants

LXIX.—Les brigands

LXX.—Le souterrain

LXXI.—La légende du mont Cassin

LXXII.—Le frère Joseph

LXXIII.—Le père et le fils

LXXIV.—La réponse de l'empereur

LXXV.—La fuite

FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIÈME



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POISSY—TYP. et STÉR. de V.BOURET.



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