← Retour

La San-Felice, Tome 04

16px
100%

Pourquoi le demander, puisque vous le savez?

—Faisiez-vous partie de la réunion de conspirateurs qui était assemblée, du 22 au 23 septembre, dans les ruines du palais de la reine Jeanne?

—Je ne connais pas de palais de la reine Jeanne à Naples.

—Vous ne connaissez pas les ruines du palais de la reine Jeanne au Pausilippe, presque en face de la maison que vous habitez?

—Pardon, monsieur le marquis. Qu'un homme du peuple, un cocher de fiacre, un cicerone, voire même un ministre de l'instruction publique,—Dieu sait où l'on prend les ministres dans notre époque!—fasse une pareille erreur, cela se comprend; mais vous, un archéologue, vous tromper en architecture de deux siècles et demi, et en histoire de cinq cents ans, je ne vous pardonne pas cela! Vous voulez dire les ruines du palais d'Anna Caraffa, femme du duc de Medina, le favori de Philippe IV, qui n'est pas morte étouffée comme Jeanne Ire, ni empoisonnée comme Jeanne II...—remarquez que je n'affirme pas le fait, le fait étant resté douteux,—mais mangée aux poux comme Sylla et comme Philippe H.... Cela n'est pas permis, monsieur Vanni, et, si la chose se répandait, on vous prendrait pour un vrai marquis!

—Eh bien, dans les ruines du palais d'Anna Caraffa, si vous l'aimez mieux.

—Oui, je l'aime mieux; j'aime toujours mieux la vérité; je suis de l'école du philosophe de Genève, et j'ai pour devise: Vitam impendere vero. Bon! si je parle latin, voilà qu'on va me prendre pour un faux duc!

—Étiez-vous dans les ruines du palais d'Anna Caraffa pendant la nuit du 22 au 23 septembre? Répondez oui ou non! insista Vanni furieux.

—Et que diable eussé-je été y chercher? Vous ne vous rappelez donc pas le temps qu'il faisait pendant la nuit du 22 au 23 septembre?

—Je vais vous dire ce que vous alliez y faire, moi: vous alliez y conspirer.

—Allons donc! je ne conspire jamais quand il pleut; c'est déjà assez ennuyeux par le beau temps.

—Avez-vous, ce soir-là, prêté votre redingote à quelqu'un?

—Pas si niais, par une nuit pareille, quand il pleuvait à torrents, prêter ma redingote! mais, si j'en avais eu deux, je les eusse mises l'une sur l'autre.

—Reconnaissez-vous ces pistolets?

—Si je les reconnaissais, je vous dirais qu'on me les a volés; et, comme votre police est très-mal faite, vous ne retrouveriez pas le voleur, ce qui serait humiliant pour votre police; or, je ne veux humilier personne, je ne reconnais pas ces pistolets.

—Ils sont cependant marqués d'une N.

—N'y a-t-il que moi dont le nom commence par une N à Naples?

—Reconnaissez-vous cette lettre?

Et Vanni montra au prisonnier la lettre de la marquise de San-Clemente.

—Pardon, monsieur le marquis, mais il faudrait que je la visse de plus près.

—Approchez-vous.

Nicolino regarda l'un après l'autre les deux soldats qui se tenaient à sa droite et sa gauche:

Èpermesso? dit-il.

Les deux soldats s'écartèrent; Nicolino s'approcha de la table, prit la lettre et la regarda.

—Fi donc! demander à un galant homme s'il reconnaît une lettre de femme! Oh! monsieur le marquis!

Et, approchant tranquillement la lettre d'un des candélabres, il y mit le feu.

Vanni se leva furieux.

—Que faites-vous donc? s'écria-t-il.

—Vous le voyez bien, je la brûle; il faut toujours brûler les lettres de femme, ou sinon les pauvres créatures sont compromises.

—Soldats!... s'écria Vanni.

—Ne vous dérangez pas, dit Nicolino en soufflant les cendres au nez de Vanni, c'est fait.

Et il alla tranquillement se rasseoir sur la sellette.

—C'est bon, dit Vanni, rira bien qui rira le dernier.

—Je n'ai ri ni le premier ni le dernier, monsieur, dit Nicolino avec hauteur; je parle et j'agis en honnête homme, voilà tout.

Vanni poussa une espèce de rugissement; mais sans doute n'était-il pas au bout de ses questions, car il parut se calmer, quoiqu'il secouât furieusement sa tabatière dans sa main droite.

—Vous êtes le neveu de Francesco Caracciolo? reprit Vanni.

—J'ai cet honneur, monsieur le marquis, répondit tranquillement Nicolino en s'inclinant.

—Le voyez-vous souvent?

—Le plus que je puis.

—Vous savez qu'il est infecté de mauvais principes?

—Je sais que c'est le plus honnête homme de Naples et le plus fidèle sujet de Sa Majesté, sans vous excepter, monsieur le marquis.

—Avez-vous entendu dire qu'il ait eu affaire aux républicains?

—Oui, à Toulon, où il s'est battu contre eux si glorieusement, qu'il doit aux différents combats qu'il leur a livrés le grade d'amiral.

—Allons, dit Vanni comme s'il prenait une résolution subite, je vois que vous ne parlerez pas.

—Comment! vous trouvez que je ne parle point assez, je parle presque tout seul.

—Je dis que nous ne tirerons aucun aveu de vous par la douceur.

—Ni par la force, je vous en préviens. —Nicolino Caracciolo, vous ne savez pas jusqu'où peuvent s'étendre mes pouvoirs de juge.

—Non, je ne sais pas jusqu'où peut s'étendre la tyrannie d'un roi.

—Nicolino Caracciolo, je vous préviens que je vais être forcé de vous appliquer à la torture.

—Appliquez, marquis, appliquez; cela fera toujours passer un instant; on s'ennuie tant en prison!

Et Nicolino Caracciolo étira ses bras en bâillant.

—Maître Donato! s'écria le procureur fiscal exaspéré, faites voir au prévenu la chambre de la question.

Maître Donato tira un cordon, les rideaux s'ouvrirent; Nicolino put donc voir le bourreau, ses deux aides et les formidables instruments de torture dont il était entouré.

—Tiens! fit Nicolino décidé à ne reculer devant rien: voici une collection qui me paraît fort curieuse; peut-on la voir de plus près?

—Vous vous plaindrez de la voir de trop près tout à l'heure, malheureux pêcheur endurci!

—Vous vous trompez, marquis, répondit Nicolino en secouant sa belle et noble tête, je ne me plains jamais, je me contente de mépriser.

—Donato, Donato! s'écria le procureur fiscal, emparez-vous du prévenu.

La grille tourna sur ses gonds, mettant en communication la chambre de l'interrogatoire avec la salle de torture, et Donato s'avança vers le prisonnier.

—Vous êtes cicérone? demanda le jeune homme.

—Je suis le bourreau, répondit maître Donato.

—Marquis Vanni, dit Nicolino en pâlissant légèrement, mais le sourire sur les lèvres et sans donner aucune autre marque d'émotion, présentez-moi à monsieur; selon les lois de l'étiquette anglaise, il n'aurait le droit de me parler ni de me toucher, si je ne lui étais pas présenté, et, vous le savez, nous vivons sous les lois anglaises depuis l'entrée à la cour de madame l'ambassadrice d'Angleterre.

—A la torture! à la torture! hurla Vanni.

—Marquis, dit Nicolino, je crois que vous vous privez par votre précipitation d'un grand plaisir.

—Lequel? demanda Vanni haletant.

—Celui de m'expliquer vous-même l'usage de chacune de ces ingénieuses machines; qui sait si cette explication ne suffirait point à vaincre ce que vous appelez mon obstination?

—Tu as raison, quoique ce soit un moyen pour toi de retarder l'heure que tu redoutes.

—Aimez-vous mieux tout de suite? dit Nicolino en regardant fixement Vanni; quant à moi, cela m'est égal.

Vanni baissa les yeux.

—Non, répliqua-t-il, il ne sera point dit que j'aurai refusé à un prévenu, si coupable qu'il soit, le délai qu'il a demandé.

En effet, Vanni comprenait qu'il y avait pour lui une jouissance amère et une sombre vengeance dans l'énumération à laquelle il allait se livrer, puisqu'il faisait précéder la torture physique d'une torture morale pire que la première peut-être.

—Ah! fit Nicolino en riant, je savais bien que l'on obtenait tout de vous par le raisonnement, et, d'abord, voyons, monsieur le procureur fiscal, commençons par cette corde pendue au plafond et glissant sur une poulie.

—C'est, en effet, par là que l'on commence.

—Voyez ce que c'est que le hasard! Nous disions donc que cette corde...?

—C'est ce que l'on appelle l'estrapade, mon jeune ami.

Nicolino salua.

—On lie le patient les mains derrière le dos, on lui met aux pieds des poids plus ou moins lourds, on le soulève par cette corde jusqu'au plafond, puis on le laisse retomber par secousses jusqu'à un pied de terre.

—Ce doit être un moyen infaillible de faire grandir les gens... Et, continua Nicolino, cette espèce de casque pendu à la muraille, comment cela s'appelle-t-il?

—C'est la cuffia del silenzio, très-bien nommée ainsi, attendu que plus on souffre, moins on peut crier. On met la tête du patient dans cette boîte de fer, et, à l'aide de cette vis que l'on tourne, la boîte se rétrécit; au troisième tour, les yeux sortent de leur orbite et la langue de la bouche.

—Qu'est-ce que ce doit être au sixième, mon Dieu! fit Nicolino avec sa même intonation railleuse. Et ce fauteuil en tôle avec des clous en fer et une espèce de réchaud dessous, a-t-il son utilité?

—Vous allez le voir. On y assied le patient tout nu, on l'attache solidement aux bras du fauteuil et l'on allume du feu dans le réchaud.

—C'est moins commode que le gril de saint Laurent; vous ne pouvez pas le retourner. Et ces coins, ce maillet et ces planches?

—C'est la question des brodequins: on met entre quatre planches les jambes de celui à qui on veut la donner, on les lie avec une corde, et, à l'aide de ce maillet, on enfonce ces coins-là entre les planches du milieu.

—Pourquoi ne pas les passer tout de suite entre le tibia et le péroné? Ce serait plus court!... Et ce chevalet entouré de coquemars?

—C'est avec cela qu'on donne la question de l'eau: on couche le patient sur le chevalet de manière qu'il ait la tête et les pieds plus bas que l'estomac, et on lui entonne dans la bouche jusqu'à cinq ou six pintes d'eau.

—Je doute que les toasts que l'on porte à votre santé de cette façon-là, marquis, vous portent bonheur.

—Voulez-vous continuer?

—Ma foi, non, cela me donne un trop grand mépris pour les inventeurs de toutes ces machines, et surtout pour ceux qui s'en servent. J'aime décidément mieux être accusé que juge, patient que bourreau.

—Vous refusez de faire des aveux?

—Plus que jamais.

—Songez que ce n'est plus l'heure de plaisanter.

—Par quelle torture vous plaît-il de commencer, monsieur?

—Par l'estrapade, répondit Vanni exaspéré de ce sang-froid. Exécuteur, enlevez l'habit de monsieur.

—Pardon! si vous voulez bien le permettre, je l'ôterai moi-même; je suis très-chatouilleux.

Et, avec la plus grande tranquillité, Nicolino enleva son habit, sa veste et sa chemise, mettant au jour un torse juvénile et blanc, un peu maigre peut-être, mais de forme parfaite.

—Encore une fois, vous ne voulez pas avouer? cria Vanni en secouant désespérément sa tabatière.

—Allons donc! répondit Nicolino, est-ce qu'un gentilhomme a deux paroles? Il est vrai, ajouta-t-il dédaigneusement, que vous ne pouvez point savoir cela, vous.

—Liez-lui les mains derrière le dos, liez-lui les mains, cria Vanni; attachez-lui un poids de cent livres à chaque pied et levez-le jusqu'au plafond.

Les aides du bourreau se précipitèrent sur Nicolino pour exécuter l'ordre du procureur fiscal.

—Un instant, un instant! cria maître Donato, des égards, des précautions. Il faut que cela dure; disloquez, mais ne cassez pas; c'est de la roba aristocratique.

Et lui-même, avec toute sorte d'égards et de précautions comme il avait dit, il lui lia les mains derrière le dos, tandis que les deux aides lui attachaient les poids aux pieds.

—Tu ne veux pas avouer? tu ne veux pas avouer? cria Vanni en s'approchant de Nicolino.

—Si fait; approchez encore, dit Nicolino.

Vanni s'approcha; Nicolino lui cracha au visage.

—Sang du Christ! s'écria Vanni, enlevez! enlevez!

Le bourreau et ses aides s'apprêtaient à obéir, quand le commandant Roberto Brandi, s'approchant vivement du procureur fiscal:

—Un billet très-pressé du prince de Castelcicala, lui dit-il.

Vanni prit le billet en faisant signe aux exécuteurs d'attendre qu'il eût lu.

Il ouvrit le billet; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'une pâleur livide envahit son visage.

Il le relut une seconde fois et devint plus pâle encore.

Puis, après un moment de silence, passant son mouchoir sur son front ruisselant de sueur:

—Détachez le patient, dit-il, et reconduisez-le dans sa prison.

—Eh bien, mais la question? demanda maître Donato.

—Ce sera pour un autre jour, répondit Vanni.

Et il s'élança hors du cachot sans même donner à son greffier l'ordre de le suivre.

—Et votre ombre, monsieur le procureur fiscal? lui cria Nicolino. Vous oubliez votre ombre!

On détacha Nicolino, qui remit sa chemise, sa veste et sa redingote avec le même calme qu'il les avait ôtées.

—Métier du diable, s'écria maître Donato, on n'y est jamais sûr de rien!

Nicolino parut touché de ce désappointement du bourreau.

—Combien gagnez-vous par an, mon ami? lui demanda-t-il.

—J'ai quatre cents ducats de fixe, Excellence, dix ducats par exécution et quatre ducats par torture; mais il y a plus de trois ans que, par l'entêtement du tribunal, on n'a exécuté personne; et, vous le voyez, au moment de vous donner la torture, contre-ordre! J'aurais plus de bénéfice à donner ma démission de bourreau et à me faire sbire, comme mon ami Pasquale de Simone.

—Tenez, mon cher, dit Nicolino en tirant de sa poche trois pièces d'or, vous m'attendrissez; voici douze ducats. Qu'il ne soit pas dit que l'on vous a dérangé pour rien.

Maître Donato et ses deux aides saluèrent.

Alors, Nicolino, se retournant vers Roberto Brandi, qui ne comprenait rien lui-même à ce qui s'était passé:

—N'avez-vous pas entendu, commandant? lui dit-il. M. le procureur fiscal vous a ordonné de me reconduire en prison.

Et, se remettant de lui-même au milieu des soldats qui l'avaient amené, il sortit de la salle de l'interrogatoire et regagna son cachot.

Peut-être le lecteur attend-il maintenant l'explication du changement qui s'était fait sur la physionomie du marquis Vanni en lisant le billet du prince de Castelcicala, et de l'ordre donné de remettre la torture à un autre jour, après l'avoir lu.

L'explication sera bien simple; elle consistera à mettre sous les yeux du lecteur le texte même du billet; le voici:

«Le roi est arrivé cette nuit. L'armée napolitaine est battue; les Français seront ici dans quinze jours.

»C.»

Or, le marquis Vanni avait réfléchi que ce n'était point au moment où les Français allaient entrer à Naples qu'il était opportun de donner la torture à un prisonnier accusé pour tout crime d'être partisan des Français.

Quant à Nicolino, qui, malgré tout son courage, était menacé d'une rude épreuve, il rentra dans le cachot numéro 3, au second au-dessous de l'entre-sol, comme il disait, sans savoir à quel heureux hasard il devait d'en être quitte à si bon marché.



LXIII

L'ABBÉ PRONIO

Vers la même heure où le procureur fiscal Vanni faisait reconduire Nicolino à son cachot, le cardinal Ruffo, pour accomplir la promesse qu'il avait faite pendant la nuit au roi, se présentait à la porte de ses appartements.

L'ordre était donné de le recevoir. Il pénétra donc sans aucun empêchement jusqu'au roi.

Le roi était en tête-à-tête avec un homme d'une quarantaine d'années. On pouvait reconnaître cet homme pour un abbé à une imperceptible tonsure qui disparaissait au milieu d'une forêt de cheveux noirs. Il était, au reste, vigoureusement découplé et paraissait plutôt fait pour porter l'uniforme de carabinier que la robe ecclésiastique.

Ruffo fit un pas en arrière.

—Pardon, sire, dit-il, mais je croyais trouver Votre Majesté seule.

—Entrez, entrez, mon cher cardinal, dit le roi, vous n'êtes point de trop; je vous présente l'abbé Pronio.

—Pardon, sire, dit Ruffo en souriant, mais je ne connais pas l'abbé Pronio.

—Ni moi non plus, dit le roi. Monsieur entre une minute avant Votre Éminence; il vient de la part de mon directeur, monseigneur Rossi, évêque de Nicosia; M. l'abbé ouvrait la bouche pour me raconter ce qui l'amène, il le racontera à nous deux au lieu de le raconter à moi tout seul. Tout ce que je sais, par le peu de mots que M. l'abbé m'a dits, c'est que c'est un homme qui parle bien et qui promet d'agir encore mieux. Racontez votre affaire: M. le cardinal Ruffo est de mes amis.

—Je le sais, sire, dit l'abbé en s'inclinant devant le cardinal, et des meilleurs même.

—Si je n'ai pas l'honneur de connaître M. l'abbé Pronio, vous voyez qu'en échange M. l'abbé Pronio me connaît.

—Et qui ne vous connaît pas, monsieur le cardinal, vous, le fortificateur d'Ancône! vous, l'inventeur d'un nouveau four à chauffer les boulets rouges!

—Ah! vous voilà pris, mon éminentissime. Vous vous attendiez à ce que l'on vous fît des compliments sur votre éloquence et votre sainteté, et voilà qu'on vous en fait sur vos exploits militaires.

—Oui, sire, et plût à Dieu que Votre Majesté eût confié le commandement de l'armée à Son Éminence au lieu de le confier à un fanfaron autrichien.

—L'abbé, vous venez de dire une grande vérité, dit le roi en posant sa main sur l'épaule de Pronio.

Ruffo s'inclina.

—Mais je présume, dit-il, que M. l'abbé n'est pas venu seulement pour dire des vérités qu'il me permettra de prendre pour des louanges.

—Votre Éminence a raison, dit Pronio en s'inclinant à son tour; mais une vérité dite de temps en temps et quand l'occasion s'en présente, quoiqu'elle puisse parfois nuire à l'imprudent qui la dit, ne peut jamais nuire au roi qui l'entend.

—Vous avez de l'esprit, monsieur, dit Ruffo.

—Eh bien, c'est l'effet qu'il m'a fait tout de suite, dit le roi; et cependant il n'est que simple abbé, quand j'ai, à la bonté de mon ministre des cultes, dans mon royaume tant d'ânes qui sont évêques!

—Tout cela ne nous dit pas ce qui amène l'abbé près de Votre Majesté?

—Dites, dites, l'abbé! le cardinal me rappelle que j'ai affaire; nous vous écoutons.

—Je serai bref, sire. J'étais hier, à neuf heures du soir, chez mon neveu, qui est maître de poste.

—Tiens, c'est vrai, dit le roi, je cherchais où je vous avais déjà vu. Je me rappelle maintenant, c'est là.

—Justement, sire. Dix minutes auparavant, un courrier était passé, avait commandé des chevaux et avait dit au maître de poste: «Surtout ne faites pas attendre, c'est pour un très-grand seigneur;» et il était reparti en riant. La curiosité me prit alors de voir ce très-grand seigneur, et, lorsque la voiture s'arrêta, je m'en approchai, et, à mon grand étonnement, je reconnus le roi.

—Il m'a reconnu et ne m'a rien demandé; c'est, déjà bien de sa part, n'est-ce pas, mon éminentissime?

—Je me réservais pour ce matin, sire, répondit l'abbé en s'inclinant.

—Continuez, continuez! vous voyez bien que le cardinal vous écoute.

—Avec la plus grande attention, sire.

—Le roi, que l'on savait à Rome, continua Pronio, revenait seul dans un cabriolet, accompagné d'un seul gentilhomme qui portait les habits du roi, tandis que le roi portait les habits de ce gentilhomme; c'était un événement.

—Et un fier! fit le roi.

—J'interrogeai les postillons de Fondi, et, de postillons en postillons, en remontant jusqu'à ceux d'Albano, les nôtres avaient appris qu'il y avait eu une grande bataille, que les Napolitains avaient été battus et que le roi,—comment dirai-je cela, sire? demanda en s'inclinant respectueusement l'abbé,—et que le roi...

—Fichait le camp... Ah! pardon, j'oubliais que vous êtes homme d'Église.

—Alors, j'ai été poursuivi de cette idée que, si les Napolitains étaient véritablement en fuite, ils courraient tout d'une traite jusqu'à Naples, et que, par conséquent, il n'y avait qu'un moyen d'arrêter les Français, qui, si on ne les arrêtait pas, y seraient sur leurs talons.

—Voyons le moyen, dit Ruffo.

—C'était de révolutionner les Abruzzes et la Terre de Labour, et, puisqu'il n'y a plus d'armée à leur opposer, de leur opposer un peuple.

Ruffo regarda Pronio.

—Est-ce que vous seriez, par hasard, un homme de génie, monsieur l'abbé? lui demanda-t-il.

—Qui sait? répondit celui-ci.

—La chose m'en, a tout l'air, sire.

—Laissez-le aller, laissez-le aller, dit le roi.

—Donc, ce matin, j'ai pris un cheval chez mon neveu, je suis venu à franc étrier jusqu'à Capoue; à la poste de Capoue, je me suis informé, et j'ai appris que Sa Majesté était à Caserte; alors, je suis venu à Caserte et me suis présenté hardiment à la porte du roi, comme venant de la part de monseigneur Rossi, évêque de Nicosia et confesseur de Sa Majesté.

—Vous connaissez monseigneur Rossi? demanda Ruffo.

—Je ne l'ai jamais vu, dit l'abbé; mais j'espérais que le roi me pardonnerait mon mensonge en faveur de la bonne intention.

—Eh! mordieu! oui, je vous pardonne, dit le roi. Éminence, donnez-lui son absolution tout de suite.

—Maintenant, sire, vous savez tout, dit Pronio: si le roi adopte mon projet d'insurrection, une traînée de poudre n'ira pas plus vite; je proclame la guerre sainte, et, avant huit jours, je soulève tout le pays depuis Aquila jusqu'à Teano.

—Et vous ferez cela tout seul? demanda Ruffo.

—Non, monseigneur; je m'adjoindrai deux hommes d'exécution.

—Et quels sont ces deux hommes?

—L'un est Gaetano Mammone, plus connu sous le nom du meunier de Sora.

—N'ai-je pas entendu prononcer son nom, demanda le roi, à propos du meurtre de ces deux jacobins della Torre?

C'est possible, sire, répondit l'abbé Pronio; il est rare que Gaetano Mammone ne soit pas là quand on tue quelqu'un à dix lieues à la ronde; il flaire le sang.

—Vous le connaissez? demanda Ruffo.

—C'est mon ami, Éminence.

—Et quel est l'autre?

—Un jeune brigand de la plus belle espérance, sire; il se nomme Michele Pezza; mais il a pris le nom de Fra-Diavolo, attendu probablement que ce qu'il y a de plus malin, c'est un moine, et de plus mauvais le diable. A vingt et un ans à peine, il est déjà chef d'une bande de trente hommes, qui se tiennent dans les montagnes de Mignano. Il était amoureux de la fille d'un charron d'Itri, il l'a hautement demandée en mariage, on la lui a refusée; alors, il a loyalement prévenu son rival, nommé Peppino, qu'il le tuerait s'il ne renonçait pas à Francesca, c'est le nom de la jeune fille; son rival a persisté, et Michele Pezza lui a tenu parole.

—C'est-à-dire qu'il l'a tué? demanda Ruffo.

—Éminence, c'est mon pénitent. Il y a quinze jours qu'avec six de ses hommes les plus résolus, il a pénétré la nuit, par le jardin qui donne sur la montagne, dans la maison du père de Francesca, a enlevé sa fille et la emmenée avec lui. Il paraît que mon drôle a des secrets à lui pour se faire aimer des femmes. Francesca, qui aimait Peppino, adore maintenant Fra-Diavolo et brigande avec lui comme si elle n'avait fait que cela toute sa vie.

—Et voilà les hommes que vous comptez employer? demanda le roi.

—Sire, on ne révolutionne pas un pays avec des séminaristes.

—L'abbé a raison, sire, dit Ruffo.

—Soit! Et, avec ces moyens-là, vous promettez de réussir?

—J'en réponds.

—Et vous soulèverez les Abruzzes, la Terre de Labour?

—Depuis les enfants jusqu'aux vieillards. Je connais tout le monde, et tout le monde me connaît.

—Vous me paraissez bien sûr de votre affaire, mon cher abbé, dit le cardinal.

—Si sûr, que j'autorise Votre Éminence à me faire fusiller si je ne réussis pas.

—Alors, vous comptez faire de votre ami Gaetano Mammone et de votre pénitent Fra-Diavolo vos deux lieutenants?

—Je compte en faire deux capitaines comme moi; ils ne valent pas moins que moi, et je ne vaux pas moins qu'eux. Que le roi daigne seulement signer mon brevet et les leurs, pour prouver aux paysans que nous agissons en son nom, et je me charge de tout.

—Eh! eh! dit le roi, je ne suis pas scrupuleux; mais nommer mes capitaines deux gaillards comme ceux-là. Vous me donnerez bien dix minutes de réflexion, l'abbé?

—Dix, vingt, trente, sire, je ne crains rien. L'affaire est trop avantageuse pour que Votre Majesté la refuse, et Son Éminence est trop dévouée aux intérêts de la couronne pour ne pas la lui conseiller.

—Eh bien, l'abbé, dit le roi, laissez-nous un instant seuls, Son Éminence et moi: nous allons causer de votre proposition.

—Sire, je serai dans l'antichambre à lire mon bréviaire; Votre Majesté me fera demander quand elle aura pris une résolution.

—Allez, l'abbé, allez.

Pronio salua et sortit.

Le roi et le cardinal se regardèrent.

—Eh bien, que dites-vous de cet abbé-là, mon éminentissime? demanda le roi.

—Je dis que c'est un homme, sire, et que les hommes sont rares.

—Un drôle de saint Bernard pour prêcher une croisade, dites donc!

—Eh! sire, il réussira peut-être mieux que le vrai n'a réussi.

—Vous êtes donc d'avis que j'accepte son offre?

—Dans la position où nous sommes, sire, je n'y vois pas d'inconvénient.

—Mais, dites-moi, quand on est petit-fils de Louis XIV et qu'on s'appelle Ferdinand de Bourbon, signer de ce nom des brevets à un chef de brigands et à un homme qui boit le sang comme un autre boit de l'eau claire! car je le connais son Gaetano Mammone, de réputation du moins.

—Je comprends la répugnance de Votre Majesté, sire; mais signez seulement celui de l'abbé, et autorisez-le à signer ceux des autres.

—Vous êtes un homme adorable, en ce que, avec vous, on n'est jamais dans l'embarras. Rappelons-nous l'abbé?

—Non, sire; laissons-lui le temps de lire son bréviaire; nous avons, de notre côté, à régler quelques petites affaires au moins aussi pressées que les siennes.

—C'est vrai.

—Hier, Votre Majesté m'a fait l'honneur de me demander mon avis sur la falsification de certaine lettre.

—Je me le rappelle parfaitement; et vous m'avez demandé la nuit pour réfléchir. Mon éminentissime, avez vous réfléchi?

—Je n'ai fait que cela, sire.

—Eh bien?

—Eh bien, il y a un fait que Votre Majesté ne contestera point, c'est que j'ai l'honneur d'être détesté par la reine.

—Il en est ainsi de tout ce qui m'est fidèle et attaché, mon cher cardinal; si nous avions le malheur de nous brouiller, la reine vous adorerait.

—Or, étant déjà suffisamment détesté par elle, à mon avis, je désirerais bien, s'il était possible, sire, qu'elle ne me détestât point davantage.

—A quel propos me dites-vous cela?

—A propos de la lettre de Sa Majesté l'empereur d'Autriche.

—Que croyez vous donc?

—Je ne crois rien; mais voici comment les choses se sont passées.

—Voyons cela, dit le roi s'accoudant sur son fauteuil afin d'écouter plus commodément.

—A quelle heure Votre Majesté est-elle partie pour Naples, avec M. André Backer, le jour où le jeune homme a eu l'honneur de dîner avec Votre Majesté?

—Entre cinq et six heures.

—Eh bien, entre six et sept heures, c'est-à-dire une heure après que Votre Majesté a été partie, avis a été donné au maître de poste de Capoue de dire à Ferrari, lorsqu'il reprendrait chez lui le cheval qu'il y avait laissé, qu'il était inutile qu'il allât jusqu'à Naples, attendu que Votre Majesté était à Caserte.

—Qui a donc donné cet avis?

—Je désire ne nommer personne, sire; seulement, je n'empêche point que Votre Majesté ne devine.

—Allez, je vous écoute.

—Ferrari, au lieu d'aller à Naples, est donc venu à Caserte. Pourquoi voulait-on qu'il vînt à Caserte? Je n'en sais rien. Pour essayer probablement sur lui quelque tentative de séduction.

—Je vous ai dit, mon cher cardinal, que je le croyais incapable de me trahir.

—On n'a pas eu la peine de s'assurer de sa fidélité; Ferrari, ce qui valait mieux, a fait une chute, a perdu connaissance et a été transporté à la pharmacie.

—Par le secrétaire de M. Acton, nous savons cela.

—Là, de peur que son évanouissement ne fut trop court et qu'il ne revînt à lui au moment où l'on ne s'y attendrait pas, on a trouvé convenable de le prolonger à l'aide de quelques gouttes de laudanum.

—Qui vous a dit cela?

—Je n'ai eu besoin d'interroger personne. Qui ne veut pas être trompé ne doit s'en rapporter qu'à soi.

Le cardinal tira de sa poche une cuiller à café.

—Voici, dit il, la cuiller à l'aide de laquelle on les lui a introduites dans la bouche; il en reste une couche au fond de la cuiller, ce qui prouve que le blessé n'a pas bu le laudanum lui-même, vu qu'il eût enlevé cette couche avec ses lèvres, et l'odeur acre et persistante de l'opium indique, après plus d'un mois, à quelle substance appartenait cette couche.

Le roi regarda le cardinal avec cet étonnement naïf qu'il manifestait lorsqu'on lui démontrait une chose que seul il n'eût pas trouvée, parce qu'elle dépassait la portée de son intelligence.

—Et qui a fait cela? demanda-t-il.

—Sire, répondit le cardinal, je ne nomme personne; je dis: ON. Qui a fait cela? Je n'en sais rien. ON l'a fait. Voilà ce que je sais.

—Et après?

—Votre Majesté veut aller jusqu'au bout, n'est-ce-pas?

—Certainement que je veux aller jusqu'au bout!

—Eh bien, sire, Ferrari évanoui par la violence du coup, endormi pour surcroît de précautions avec du laudanum, ON a pris la lettre dans sa poche, ON l'a décachetée en plaçant la cire au-dessus d'une bougie, ON a lu la lettre, et, comme elle contenait l'opposé de ce que l'ON espérait, ON a enlevé l'écriture avec de l'acide oxalique.

—Comment pouvez-vous savoir précisément avec quel acide?

—Voici la petite bouteille, je ne dirai point qui le contenait, mais qui le contient; la moitié à peine, comme vous le voyez, a été employée à l'opération.

Et, comme il avait tiré de sa poche la cuiller à café, le cardinal tira de sa poche un flacon à moitié vide contenant un liquide clair comme de l'eau de roche et évidemment distillé.

—Et vous dites, demanda le roi, qu'avec cette liqueur on peut enlever l'écriture?

—Que Votre Majesté ait la bonté de me donner une lettre sans importance.

Le roi prit sur une table le premier placet venu; le cardinal versa quelques gouttes du liquide sur l'écriture, il l'étendit avec son doigt, en couvrit quatre ou cinq lignes et attendit. L'écriture commença par jaunir, puis s'effaça peu à peu.

Le cardinal lava le papier avec de l'eau ordinaire, et, entre les lignes écrites au-dessus et au-dessous, il montra au roi un espace blanc qu'il fit sécher au feu et sur lequel, sans autre préparation, il écrivit deux ou trois lignes.

La démonstration ne laissait rien à désirer.

—Ah! San-Nicandro! San-Nicandro! murmura le roi, quand on pense que tu aurais pu m'apprendre tout cela!

—Non pas lui, sire, attendu qu'il ne le savait pas; mais il eût pu vous le faire apprendre par d'autres plus savants que lui.

—Revenons à notre affaire, dit le roi en poussant un soupir. Ensuite, que s'est-il passé?

—Il s'est passé, sire, qu'après avoir substitué au refus de l'empereur une adhésion, on a recacheté la lettre et on l'a scellée d'un cachet pareil à celui de Sa Majesté Impériale; seulement, comme c'était la nuit, à la lumière des bougies, que cette opération se faisait, on l'a recachetée avec de la cire rouge qui était d'une teinte un peu plus foncée que la première.

Le cardinal mit sous les yeux du roi la lettre tournée du côté du cachet.

—Sire, dit-il, voyez la différence qu'il y a entre cette couche superposée et la couche inférieure; au premier abord, la teinte paraît la même, mais, en y regardant de près, on reconnaît une différence légère et cependant visible.

—C'est vrai, s'écria le roi, c'est pardieu vrai!

—D'ailleurs, reprit le cardinal, voici le bâton de cire qui a servi à refaire le cachet; Votre Majesté voit que sa couleur est identique avec la couche supérieure.

Le roi regardait avec étonnement les trois pièces à conviction: cuiller, flacon, bâton de cire à cacheter que Ruffo venait de mettre sous ses yeux et avait déposées les unes à côté des autres sur une table.

—Et comment vous-êtes vous procuré cette cuiller, ce flacon et cette cire? demanda le roi, tellement intéressé par cette intelligente recherche de la vérité, qu'il ne voulait point en perdre un détail.

—Oh! de la façon la plus simple, sire. Je suis à peu près le seul médecin de votre colonie de San-Leucio; je viens donc de temps en temps à la pharmacie du château pour y chercher quelques médicaments; je suis venu ce matin à la pharmacie comme d'habitude, mais avec certaine idée arrêtée; j'ai trouvé cette cuiller sur la table de nuit, ce flacon dans l'armoire vitrée, et ce bâton de cire sur la table.

—Et cela vous a suffi pour tout découvrir?

—Le cardinal de Richelieu ne demandait que trois lignes de l'écriture d'un homme pour le faire pendre.

—Oui, dit le roi; malheureusement, il y a des gens que l'on ne pend pas, quelque chose qu'ils aient faite.

—Maintenant, dit le cardinal en regardant fixement le roi, tenez-vous beaucoup à Ferrari?

—Sans doute que j'y tiens.

—Eh bien, sire, il n'y aurait pas de mal à l'éloigner pour quelque temps. Je crois l'air de Naples on ne peut plus malsain pour lui en ce moment.

—Vous croyez?

—Je fais plus que le croire, sire, j'en suis sûr.

—Pardieu! c'est bien simple, je vais le renvoyer à Vienne.

—C'est un voyage fatigant, sire; mais il y a des fatigues salutaires.

—D'ailleurs, vous comprenez bien, mon éminentissime, que je veux avoir le coeur net de la chose; en conséquence, je renvoie à l'empereur, mon gendre, la dépêche dans laquelle il me dit qu'il se mettra en campagne aussitôt que je serai rentré à Rome, et je lui demande de mon côté ce qu'il pense de cela.

—Et, pour qu'on ne se doute de rien, Votre Majesté part pour Naples aujourd'hui avec tout le monde, en disant à Ferrari de venir me trouver cette nuit à San-Leucio, et d'exécuter mes ordres comme si c'étaient ceux de Votre Majesté.

—Et vous, alors?

—Moi, j'écris à l'empereur au nom de Votre Majesté, j'expose ses doutes et le prie de m'envoyer la réponse, à moi.

—A merveille! mais Ferrari va tomber dans les mains des Français; vous comprenez bien que les chemins sont gardés.

—Ferrari va par Bénévent et Foggia à Manfredonia; là, il s'embarque pour Trieste, et, de Trieste, reprend la poste jusqu'à Vienne si le vent est bon; il économise deux jours de route et vingt-quatre heures de fatigue, et, par le même chemin qu'il est allé, il revient.

—Vous êtes un homme prodigieux, mon cher cardinal! rien ne vous est impossible.

—Tout cela convient à Votre Majesté?

—Je serais bien difficile si cela ne me convenait pas.

—Alors, sire, occupons-nous d'autre chose; vous le savez, chaque minute vaut une heure, chaque heure vaut un jour, chaque jour une année.

—Occupons-nous de l'abbé Pronio, n'est-ce pas? demanda le roi.

—Justement, sire.

—Croyez-vous qu'il aura eu le temps de lire son bréviaire? demanda en riant le roi.

—Bon! s'il n'a pas eu le temps de le lire aujourd'hui, dit Ruffo, il le lira demain: il n'est pas homme à douter de son salut pour si peu de chose.

Ruffo sonna.

Un valet de pied parut à la porte.

—Prévenez l'abbé Pronio que nous l'attendons, dit le roi.



LXIV

UN DISCIPLE DE MACHIAVEL

Pronio ne se fit point attendre.

Le roi et le cardinal remarquèrent que la lecture du livre saint ne lui avait rien ôté des airs dégagés qu'ils avaient remarqués en lui.

Il entra, se tint sur le seuil de la porte, salua respectueusement le roi d'abord, le cardinal ensuite.

—J'attends les ordres de Sa Majesté, dit-il.

—Mes ordres seront faciles à suivre, mon cher abbé: j'ordonne que vous fassiez tout ce que vous m'avez promis de faire.

—Je suis prêt, sire.

—Maintenant, entendons-nous.

Pronio regarda le roi; il était évident qu'il ne comprenait rien à ces mots: entendons-nous.

Je demande quelles sont vos conditions, dit le roi.

—Mes conditions?

—Oui.

—A moi? Mais je ne fais aucune condition à Votre Majesté.

—Je demande, si vous l'aimez mieux, quelles faveurs vous attendez de moi.

—Celle de servir Votre Majesté, et, au besoin, de me faire tuer pour elle.

—Voilà tout?

—Sans doute.

—Vous ne demandez pas un archevêché, pas un évêché, pas la plus petite abbaye?

—Si je la sers bien, quand tout sera fini, quand les Français seront hors du royaume, si j'ai bien servi Votre Majesté, elle me récompensera; si je l'ai mal servie, elle me fera fusiller.

—Que dites-vous de ce langage, cardinal?

—Je dis qu'il ne m'étonne pas, sire.

—Je remercie Votre Éminence, dit en s'inclinant Pronio.

—Alors, dit le roi, il s'agit tout simplement de vous donner un brevet?

—Un à moi, sire, un à Fra-Diavolo, un à Mammone.

—Êtes-vous leur mandataire? demanda le roi.

—Je ne les ai pas vus, sire.

—Et, sans les avoir vus, vous répondez d'eux?

—Comme de moi-même.

—Rédigez le brevet de M. l'abbé, mon éminentissime.

Ruffo se mit à une table, écrivit quelques lignes et lut la rédaction suivante:

«Moi, Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem,

»Déclare:

»Ayant toute confiance dans l'éloquence, le patriotisme, les talents militaires de l'abbé Pronio,

»Le nommer

»MON CAPITAINE dans les Abruzzes et dans la Terre de Labour, et, au besoin, dans toutes les autres parties de mon royaume;

»Approuver

»Tout ce qu'il fera pour la défense du territoire de ce royaume et pour empêcher les Français d'y pénétrer, l'autorise à signer des brevets pareils à celui-ci en faveur des deux personnes qu'il jugera dignes de le seconder dans cette noble tâche, promettant de reconnaître pour chefs de masses les deux personnes dont il aura fait choix.

»En foi de quoi, nous lui avons délivré le présent brevet.

»En notre château de Caserte, le 10 décembre 1798.»

—Est-ce cela, monsieur? demanda le roi à Pronio après avoir entendu la lecture que venait de faire le cardinal.

—Oui, sire; seulement, je remarque que Votre Majesté n'a pas voulu prendre la responsabilité de signer les brevets des deux capitaines que j'avais eu l'honneur de lui recommander.

—Non; mais je vous ai reconnu le droit de les signer; je veux qu'ils vous en aient l'obligation.

—Je remercie Votre Majesté, et, si elle veut mettre au bas de ce brevet sa signature et son sceau, je n'aurai plus qu'à lui présenter mes humbles remercîments et à partir pour exécuter ses ordres.

Le roi prit la plume et signa; puis, tirant le sceau de son secrétaire, il l'appliqua à côté de sa signature.

Le cardinal s'approcha du roi et lui dit quelques mots tout bas.

—Vous croyez? demanda le roi.

—C'est mon humble avis, sire.

Le roi se tourna vers Pronio.

—Le cardinal, lui dit-il, prétend que, mieux que personne, monsieur l'abbé...

—Sire, interrompit en s'inclinant Pronio, j'en demande pardon à Votre Majesté, mais, depuis cinq minutes, j'ai l'honneur d'être capitaine des volontaires de Sa Majesté.

—Excusez, mon cher capitaine, dit le roi en riant, j'oubliais, ou plutôt, je me souvenais en voyant un coin de votre bréviaire sortir de votre poche.

Pronio tira de sa poche le livre qui avait attiré l'attention de Sa Majesté, et le lui présenta.

Le roi l'ouvrit à la première page et lut:

«Le Prince, par Machiavel.»

—Qu'est-ce que cela? dit le roi ne connaissant ni l'ouvrage ni l'auteur.

—Sire, lui répondit Pronio, c'est le bréviaire des rois.

—Vous connaissez ce livre? demanda Ferdinand à Ruffo.

—Je le sais par coeur.

—Hum! fit le roi. Je n'ai jamais su par coeur que l'office de la Vierge, et encore, depuis que San-Nicandro me l'a appris, je crois que je l'ai un peu oublié. Enfin!... Je vous disais donc, capitaine, puisque capitaine il y a, que le cardinal prétendait, c'était cela que tout à l'heure il me disait tout bas à l'oreille, que, mieux que personne, vous vous entendriez à rédiger une proclamation adressée aux peuples des deux provinces où vous êtes appelé à exercer votre commandement.

—Son Éminence est de bon conseil, sire.

—Alors, vous êtes de son avis?

—Parfaitement.

—Mettez-vous donc là et rédigez.

—Dois-je parler au nom de Sa Majesté ou au mien? demanda Pronio.

—Au nom du roi, monsieur, au nom du roi, se hâta de répondre Ruffo.

—Allez! au nom du roi, puisque le cardinal le veut, dit Ferdinand.

Pronio salua le roi pour remercier de la permission qu'il recevait non-seulement d'écrire au nom de son souverain, mais encore de s'asseoir devant lui, et, sans embarras, sans rature, de pleine source, il écrivit:

«Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, près desquels j'ai tout fait pour demeurer en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes. Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à passer à travers leurs rangs pour regagner ma capitale en péril; mais, une fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer. En attendant, que les peuples courent aux armes, qu'ils volent au secours de la religion, qu'ils défendent leur roi, ou plutôt leur père, qui est prêt à sacrifier sa vie pour conserver à ses sujets leurs autels et leurs biens, l'honneur de leurs femmes et leur liberté! Quiconque ne se rendra pas sous les drapeaux de la guerre sainte sera réputé traître à la patrie; quiconque les abandonnera après y avoir pris rang sera puni comme rebelle et comme ennemi de l'Église et de l'État.

»Rome, 7 décembre 1798.»

Pronio remit sa proclamation au roi afin que le roi la pût lire.

Mais celui-ci, la passant au cardinal:

—Je ne comprends pas très-bien, mon éminentissime, lui dit-il.

Ruffo se mit à lire à son tour.

Pronio, qui s'était assez médiocrement préoccupé de l'expression de la figure du roi, pendant la lecture, suivait au contraire, avec la plus grande attention, l'effet que cette lecture produisait sur la figure du cardinal.

Deux ou trois fois pendant la lecture, Ruffo leva les yeux sur Pronio, et, chaque fois, il vit les regards du nouveau capitaine fixés sur les siens.

—Je ne m'étais pas trompé sur vous, monsieur, dit le cardinal à Pronio lorsqu'il eut fini; vous êtes un habile homme!

Puis, s'adressant au roi:

—Sire, continua-t-il, personne dans le royaume n'eût fait, j'ose le dire, une si adroite proclamation, et Votre Majesté peut la signer hardiment.

—C'est votre avis mon éminentissime, et vous n'avez rien à y redire?

—Je prie Votre Majesté de n'y pas changer une syllabe.

Le roi prit la plume.

—Vous le voyez, dit-il, je signe de confiance.

—Votre nom de baptême, monsieur? demanda Ruffo à l'abbé, tandis que le roi signait.

—Joseph, monseigneur.

—Et maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que vous tenez la plume, vous pouvez ajouter au-dessous de votre signature:

«Le capitaine Joseph Pronio est chargé, pour moi et en mon nom, de répandre cette proclamation, et de veiller à ce que les intentions y exprimées par moi soient fidèlement remplies.»

—Je puis ajouter cela? demanda le roi.

—Vous le pouvez, sire.

Le roi écrivit sans objection aucune les paroles dictées par Ruffo.

—C'est fait, dit-il.

—Maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que M. Pronio va nous faire un double de cette proclamation,—vous entendez, capitaine, le roi est si content de votre proclamation, qu'il en désire copie,—Votre Majesté va signer à l'ordre du capitaine un bon de dix mille ducats.

—Monseigneur! fit Pronio...

—Laissez-moi faire, monsieur.

—Dix mille ducats!... Eh! eh! fit le roi.

—Sire, je supplie Votre Majesté...

—Allons, dit le roi. Sur Corradino?

—Non; sur la maison André Backer et Ce; c'est plus sûr et surtout plus rapide.

Le roi s'assit, fit le bon et signa.

—Voici le double de la proclamation de Sa Majesté, dit Pronio en présentant la copie au cardinal.

—Maintenant, à nous deux, monsieur, dit Ruffo, vous voyez la confiance que le roi a en vous. Voici un bon de dix mille ducats; allez faire tirer dans une imprimerie autant de mille exemplaires de cette proclamation qu'on en pourra tirer en vingt-quatre heures; les dix mille premiers exemplaires tirés seront affichés aujourd'hui à Naples, s'il est possible avant que le roi y arrive. Il est midi; il vous faut une heure et demie pour aller à Naples; cela peut être fait à quatre heures. Emportez-en dix mille, vingt mille, trente mille; répandez-les à foison et qu'avant demain soir, il y en ait dix mille distribués.

—Et du reste de l'argent, que ferais-je, monseigneur?

—Vous achèterez des fusils, de la poudre et des balles.

Pronio, au comble de la joie, allait s'élancer hors de l'appartement.

—Comment! dit Ruffo, vous ne voyez point, capitaine?...

—Qui donc, monseigneur?

—Le roi vous donne sa main à baiser.

—Oh! sire! s'écria Pronio baisant la main du roi, le jour où je me ferai tuer pour Votre Majesté, je ne serai point quitte envers elle.

Et Pronio sortit, prêt en effet à se faire tuer pour le roi.

Le roi attendait évidemment la sortie de Pronio avec impatience; il avait pris part à toute cette scène sans trop savoir quel rôle il y jouait.

—Eh bien, dit le roi quand la porte fut refermée, c'est probablement encore la faute de San-Nicandro, mais le diable m'emporte si je comprends votre enthousiasme pour cette proclamation, qui ne dit pas un mot de vrai.

—Eh! sire, c'est justement parce qu'elle ne dit pas un mot de vrai, c'est justement parce que ni Votre Majesté ni moi n'aurions osé la faire, c'est justement pour cela que je l'admire.

—Alors, dit Ferdinand, expliquez-la-moi, afin que je voie si elle vaut mes dix mille ducats.

—Votre Majesté ne serait point assez riche pour la payer, si elle la payait à sa valeur.

—Tête d'âne! dit Ferdinand en se donnant un coup de poing sur le front.

—Votre Majesté veut-elle me suivre sur celle copie?

—Je vous suis, dit-il.

Le roi présenta le double de la proclamation au cardinal.

Ruffo lut2:

Note 2: (retour)

Nous ne changeons pas un mot au texte de cette proclamation, une des pièces historiques les plus impudentes, peut-être, qui existent au monde.

«Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, auprès desquels j'ai fait tout pour vivre en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes...»

—Vous savez que je n'admire pas encore.

—Vous avez tort, sire; car remarquez la portée de ceci. Vous êtes à Rome au moment où vous écrivez cette proclamation; vous y êtes tranquillement, sans autre intention que de rétablir la sainte Église; vous n'y abattez pas les arbres de la Liberté, vous ne voulez pas faire pendre les consuls, vous ne laissez pas le peuple brûler les juifs ou les jeter dans le Tibre; vous y êtes innocemment, dans les seuls intérêts du saint-père.

—Ah! fit le roi, qui commençait à comprendre.

—Vous n'y êtes pas, continua le cardinal, pour faire la guerre à la République, puisque vous avez tout fait auprès des Français pour vivre en paix avec eux. Eh bien, quoique vous ayez tout fait pour vivre en paix avec eux, c'est-à-dire avec des amis, ils menacent de pénétrer dans les Abruzzes.

—Eh! fit le roi, qui comprenait.

—C'est donc, continua Ruffo, aux yeux de tous ceux qui liront ce manifeste, et le monde entier le lira, c'est donc de leur part et non de la vôtre qu'est le mauvais procédé, la rupture, la trahison. Malgré les menaces que vous a faites l'ambassadeur Garat, vous vous fiez à eux comme à des alliés que vous voulez conserver à tout prix; vous allez à Rome, plein de confiance dans leur loyauté, et, tandis que vous êtes à Rome, que vous ne vous doutez de rien, que vous êtes bien tranquille, les Français vous attaquent à l'improviste et battent Mack. Rien d'étonnant, vous en conviendrez, sire, qu'un général et une armée pris à l'improviste soient battus.

—Tiens!... fit le roi, qui comprenait de plus en plus, c'est ma foi vrai.

—Votre Majesté ajoute: «Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à traverser leurs rangs pour regagner ma capitale en péril; mais, une bonne fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer...» Voyez, sire! malgré le danger qu'elle y court, Votre Majesté se risque à travers leurs rangs pour regagner sa capitale en péril. Comprenez-vous, sire? vous ne fuyez plus devant les Français, vous passez à travers leurs rangs; vous ne craignez pas le danger, vous l'affrontez, au contraire. Et pourquoi exposez-vous si témérairement votre personne sacrée? Pour regagner, pour protéger, pour défendre votre capitale, pour marcher enfin à la rencontre de l'ennemi avec une armée nombreuse, pour exterminer les Français, quand vous y serez rentré...

—Assez, s'écria le roi en éclatant de rire, assez, mon cher cardinal! j'ai compris. Vous avez raison, mon éminentissime, grâce à cette proclamation, je vais passer pour un héros. Qui diable se serait douté de cela quand je changeais d'habits avec d'Ascoli dans une auberge d'Albano? Décidément, vous avez raison, mon cher cardinal, et votre Pronio est un homme de génie. Ce que c'est que d'avoir étudié Machiavel! Tiens! il a oublié son livre.

—Oh! dit Ruffo, vous pouvez le garder, sire, pour l'étudier à votre tour; il n'a plus rien à y apprendre.



LXV

OÙ MICHEL LE FOU EST NOMMÉ CAPITAINE,
EN ATTENDANT QU'IL SOIT NOMMÉ COLONEL.

Le même jour, vers quatre ou cinq heures de l'après-midi, un de ces bruits sourds et menaçants comme ceux qui précèdent les tempêtes et les tremblements de terre, s'élevant des vieux quartiers de Naples, commença d'envahir peu à peu toute la ville. Des hommes sortant par bandes de l'imprimerie del signor Florio Giordani, située largo Mercatello, le bras gauche chargé de larges feuilles imprimées, le bras droit armé d'une brosse et d'un seau plein de colle, se répandaient dans les différents quartiers de la ville, laissant, chacun derrière lui, une série d'affiches autour desquelles se groupaient les curieux et à l'aide desquelles on pouvait suivre sa trace, soit qu'il remontât au Vomero par la strada de l'Infrascata, soit qu'il descendît par Castel-Capuano, par le Vieux-Marché, soit enfin qu'il gagnât l'albergo dei Poveri par le largo delle Pigne, ou soit que, longeant Toledo dans toute sa longueur, il aboutit à Santa-Lucia par la descente du Géant ou à Mergellina par le Ponte et la Riviera di Chiaia.

Cette série d'affiches qui causaient un si grand bruit en rayonnant sur tous les points de la ville, c'était la proclamation du roi Ferdinand, ou plutôt du capitaine Pronio, dont celui-ci, selon la recommandation du cardinal Ruffo, émaillait les murs de la capitale des Deux-Siciles; et ce bruit progressif, cette rumeur croissante qui s'élevait de tous les quartiers de la ville, c'était l'effet que produisait sa lecture sur ses habitants.

En effet, d'un même coup, les Napolitains apprenaient le retour du roi, qu'ils croyaient à Rome, et l'invasion des Français, qu'il croyaient en retraite.

Au milieu de ce récit un peu confus des événements, mais dans lequel cette même confusion était un trait de génie, le roi apparaissait comme la seule espérance du pays, comme l'ange sauveur du royaume.

Il avait traversé les rangs des Français, car le bruit s'était déjà répandu qu'il était arrivé pendant la nuit à Caserte; il avait risqué sa liberté, il avait exposé ses jours pour venir mourir avec ses fidèles Napolitains.

Le roi Jean n'avait pas fait davantage à Poitiers, ni Philippe de Valois à Crécy.

Il était impossible de trahir un tel dévouement, de ne pas récompenser de pareils sacrifices.

Aussi, devant chaque affiche, pouvait-on voir un immense groupe qui discutait, commentait, disséquait la proclamation; ceux qui faisaient partie de ces groupes et qui savaient lire,—et le nombre n'en était pas grand,—jouissaient de leur supériorité, avaient la parole, et, comme ils faisaient semblant de comprendre, ils avaient évidemment une influence très-prononcée sur ceux qui ne savaient pas lire et qui les écoutaient l'oeil fixe, l'oreille tendue, la bouche ouverte.

Au Vieux-Marché, où l'instruction était encore moins répandue que partout ailleurs, un immense groupe s'était formé à la porte du beccaïo, et, au centre, assez rapproché du manifeste affiché pour qu'il pût le lire, on pouvait remarquer notre ami Michel le Fou, qui, jouissant des prérogatives que lui donnait son instruction distinguée, transmettait à la multitude ébahie les nouvelles que contenait la proclamation.

—Ce que je vois de plus clair au milieu de tout cela, disait le beccaïo dans son brutal bon sens et fixant sur Michel son oeil ardent, le seul que lui eût laissé la terrible balafre qu'il avait reçue de la main de Salvato à Mergellina, ce que je vois de plus clair au milieu de tout cela, c'est que ces gueux de républicains, que l'enfer confonde! ont donné la bastonnade au général Mack.

—Je ne vois pas un mot de cela dans la proclamation, répondait Michel; cependant, je dois dire que c'est probable; nous autres gens instruits, nous appelons cela un sous-entendu.

—Sous-entendu ou non, dit le beccaïo, il n'en est pas moins vrai que les Français—et le dernier puisse-t-il mourir de la peste!—marchent sur Naples et y seront peut-être avant quinze jours.

—Oui, dit Michele; car je vois par la proclamation qu'ils envahissent les Abruzzes; ce qui est évidemment le chemin de Naples; mais il ne tient qu'à nous qu'ils n'y entrent point, à Naples.

—Et comment les en empêcher? demanda le beccaïo.

—Rien de plus facile, dit Michele. Toi, par exemple, en prenant ton grand couteau, Pagliuccella en prenant son grand fusil, et moi en prenant mon grand sabre, chacun de nous enfin en prenant quelque chose et en marchant contre eux.

—En marchant contre eux, en marchant contre eux, grommela le beccaïo trouvant la proposition de Michele un peu hasardeuse; c'est bien aisé à dire, cela!

—Et c'est encore plus aisé à faire, ami beccaïo: il n'est besoin que d'une chose; il est vrai que cette chose ne se trouve pas sous la peau des moutons que tu égorges: il ne faut que du courage. Je sais de bonne source, moi, que les Français ne sont pas plus de dix mille: or, nous sommes à Naples soixante mille lazzaroni, bien portants, solides, ayant de bons bras, de bonnes jambes et de bons yeux.

—De bons yeux, de bons yeux, dit le beccaïo voyant dans les paroles de Michele une allusion à son accident; cela te plaît à dire.

—Eh bien, continua Michele sans se préoccuper de l'interruption du beccaïo, armons-nous chacun de quelque chose, ne fût-ce que d'une pierre et d'une fronde, comme le berger David, et tuons chacun le sixième d'un Français, et il n'y aura plus de Français, puisque nous sommes soixante mille et qu'ils ne sont que dix mille; cela ne te sera point difficile, surtout à toi, beccaïo, qui, à ce que tu dis, as lutté seul contre six.

—Il est vrai, dit le beccaïo, que tout ce qui m'en tombera dans les mains...

—Oui, répliqua Michele; mais, à mon avis, il ne faut point attendre qu'ils te tombent dans les mains, parce que, alors, c'est nous qui serons dans les leurs; il faut aller au-devant d'eux, il faut les combattre partout où on les rencontrera. Un homme vaut un homme, que diable! Puisque je ne te crains pas, puisque je ne crains point Pagliuccella, puisque je ne crains pas les trois fils de Basso Tomeo, qui disent toujours qu'il m'assommeront et qui ne m'assomment jamais, à plus forte raison, six hommes qui en craignent un sont des lâches.

—Il a raison, Michele! il a raison! crièrent plusieurs voix.

—Eh bien, alors, dit Michele, si j'ai raison, prouvez-le-moi. Je ne demande pas mieux que de me faire tuer; que ceux qui veulent se faire tuer avec moi le disent.

—Moi! moi! moi! Nous! nous! crièrent cinquante voix. Veux-tu être notre chef, Michele?

—Pardieu! dit Michele, je ne demande pas mieux.

—Vive Michele! vive Michele! vive notre capitaine! crièrent un grand nombre de voix.

—Bon! me voilà déjà capitaine, dit Michele; il paraît que la prédiction de Nanno commence à se réaliser. Veux-tu être mon lieutenant, Pagliuccella?

—Ah! par ma foi, je le veux bien, dit celui auquel s'adressait Michel; tu es un bon garçon, quoique tu sois un peu fier de ce que tu sais; mais, enfin, puisqu'il faut toujours que l'on ait un chef, mieux vaut que ce chef sache lire, écrire et compter, que de ne rien savoir du tout.

—Eh bien, continua Michele, que ceux qui veulent de moi pour leur chef aillent m'attendre strada Carbonara, avec les armes qu'ils pourront se procurer; moi, je vais chercher mon sabre.

Il se fit alors un grand mouvement dans la foule; chacun tira de son côté, et une centaine d'hommes prêts à reconnaître Michele le Fou pour leur chef sortirent du groupe et se mirent chacun à la recherche de l'arme de rigueur sans laquelle on n'était point reçu dans les rangs du capitaine Michele.

Quelque chose se passait à l'autre extrémité de la ville, entre Tolède et le Vomero, au haut de la montée de l'Infrascata, au pied de la salita dei Capuccini.

Fra Pacifico, en revenant de la quête avec son ami Jacobino, avait vu des hommes courant, le bras gauche chargé d'affiches et collant ces affiches sur les murs partout où ils trouvaient une place convenable et à la portée de la vue; le frère quêteur s'était alors approché avec d'autres curieux de cette affiche, l'avait déchiffrée non sans peine attendu qu'il n'était point un savant de la force de Michele; mais enfin il l'avait déchiffrée, et, aux nouvelles inattendues qu'elle contenait, son ardeur guerrière s'était, comme on le pense bien, éveillée plus militante que jamais en voyant ces jacobins, objet de son exécration, prêts à franchir les frontières du royaume.

Alors, il avait furieusement frappé la terre de son bâton de laurier, il avait demandé la parole, il était monté sur une borne, et, tenant Jacobino par sa longe, au milieu d'un silence religieux, il avait expliqué, à l'immense cercle que sa popularité avait rassemblé autour de lui, ce que c'était que les Français; or, au dire de fra Pacifico, les Français étaient tous des impies, des sacrilèges, des pillards, des voleurs de femmes, des égorgeurs d'enfants, qui ne croyaient pas que la madone de Pie-di-Grotta remuât les yeux, et que les cheveux du Christ del Carmine poussassent de telle façon, que l'on était forcé de les lui couper tous les ans; fra Pacifico affirmait qu'ils étaient tous bâtards du diable, et en donnait pour preuve que tous ceux qu'il avait vus portaient, sur un point quelconque du corps, l'empreinte d'une griffe, indication certaine qu'ils étaient tous destinés à tomber dans celles de Satan; il était donc urgent, par tous les moyens possibles, de les empêcher d'entrer à Naples, ou Naples, brûlée de fond en comble, disparaîtrait de la surface de la terre, comme si la cendre de Pompéi ou la lave d'Herculanum avait passé sur elle.

Le discours de fra Pacifico, et surtout la péroraison de ce discours, avaient fait le plus grand effet sur ses auditeurs. Des cris d'enthousiasme s'étaient élevés dans la foule; deux ou trois voix avaient demandé si, dans le cas où le peuple napolitain se soulèverait contre les Français, fra Pacifico marcherait de sa personne contre l'ennemi. Fra Pacifico avait alors répondu que non-seulement lui, mais son âne Jacobino, étaient au service de la cause du roi et de l'autel, et que, sur cette humble monture, choisie par le Christ pour faire son entrée triomphale à Jérusalem, il se chargeait de guider à la victoire ceux qui voudraient bien combattre avec lui.

Alors, les cris «Nous sommes prêts! nous sommes prêts!» avaient retenti. Fra Pacifico n'avait demandé que cinq minutes, avait remonté rapidement la rampe dei Capuccini pour déposer à la cuisine la charge de Jacobino, et, en effet, cinq minutes après, seconde pour seconde, avait reparu, monté cette fois sur son âne, et était, au grand galop, revenu prendre sa place au milieu du cercle qui l'avait élu.

Il était six heures du soir, à peu près, et Naples en était, sans que Ferdinand s'en doutât le moins du monde, au degré d'exaspération que nous avons dit, lorsque celui-ci, la tête basse et se demandant quel accueil l'attendait dans sa capitale, entra par la porte Capuana, ayant le soin, pour ne pas ajouter à sa disgrâce la part d'impopularité qui pesait sur la reine et sa favorite, de se séparer d'elles au moment d'entrer dans la ville et de leur tracer pour itinéraire la porte del Camino, la Marinella, la via del Piliero, le largo del Castello, tandis que lui suivrait la strada Carbonara, la strada Foria, le largo delle Pigne et Toledo.

Les deux voitures royales s'étaient donc séparées à la porte Capuana, la reine regagnant, avec lady Hamilton, sir William et Nelson, le palais royal par la route que nous avons dite, et le roi entrant directement, avec le duc d'Ascoli, son fidèle Achate, par cette fameuse porte Capuana, célèbre à tant de titres.

C'était, on se le rappelle, justement en face de la porte Capuana, sur la place qui s'étend au bas des degrés de l'église San-Giovanni à Carbonara, sur l'emplacement même où, soixante ans plus tard, fut exécuté Agésilas Milano, que Michele, par hasard, et parce que cette place est le centre des quartiers populaires, avait donné rendez-vous à sa troupe! or, sa troupe, recrutée en route, s'était presque doublée dans l'espace à parcourir, chacun appelant à lui et entraînant les amis qu'il avait rencontrés sur son chemin, de sorte que plus de deux cent cinquante hommes encombraient cette place au moment où le roi se présentait pour la traverser.

Le roi savait bien qu'au milieu de ses chers lazzaroni, il n'aurait jamais rien à craindre. Il fut donc étonné, mais voilà tout, quand il vit, au milieu d'un si grand nombre d'individus assemblés, et à la lueur des rares réverbères allumés de cent pas en cent pas, et des cierges, plus nombreux, brûlant devant les madones, reluire des sabres et des canons de fusil; il se pencha en conséquence, et, touchant de la main l'épaule de celui qui paraissait le chef de la troupe:

—Mon ami, lui demanda-t-il en patois napolitain, pourrais-tu me dire ce qui se passe ici?

L'homme se retourna et se trouva face à face avec le roi.

L'homme, c'était Michel.

—Oh! s'écria-t-il, étouffé tout à la fois par la joie de voir le roi, l'étonnement que lui causait sa présence et l'orgueil d'avoir été touché par lui; oh! Sa Majesté! Sa Majesté le roi Ferdinand! Vive le roi! vive notre père! vive le sauveur de Naples!

Et toute la troupe répéta d'une seule voix:

—Vive le roi! vive notre père! vive le sauveur de Naples!

Si le roi Ferdinand s'attendait à être salué par un cri quelconque à son retour dans sa capitale, ce n'était certes pas par celui-là.

—Les entends-tu? demanda-t-il au duc d'Ascoli. Que diable chantent-ils donc?

—Ils crient: «Vive le roi!» sire, répondit le duc avec sa gravité habituelle; ils vous nomment leur père, ils vous appellent le sauveur de Naples?

—Tu en es sûr?

Les cris redoublèrent.

—Allons, dit-il, puisqu'ils le veulent absolument...

Et, sortant à moitié par la portière:

—Oui, mes enfants, dit-il, oui, c'est moi; oui, c'est votre roi, c'est votre père, et, comme vous le dites très-bien, je reviens sauver Naples ou mourir avec vous.

Cette promesse redoubla l'enthousiasme, qui monta jusqu'à la frénésie.

—Pagliuccella, cria Michele, cours devant avec une dizaine d'hommes; des torches! des flambeaux! des illuminations!

—Inutile, mes enfants! cria le roi, qu'un trop grand jour importunait; inutile! pour quoi faire des illuminations?

—Pour que le peuple voie que Dieu et saint Janvier lui rendent son roi sain et sauf, et qu'ils ont protégé Votre Majesté au milieu des périls qu'elle a courus en traversant les rangs des Français pour revenir dans sa fidèle ville de Naples, cria Michele.

—Des torches! des flambeaux! des illuminations! crièrent Pagliuccella et ses hommes en courant comme des dératés par la strada Carbonara. C'est le roi qui revient parmi nous. Vive le roi! vive notre père! vive le sauveur de Naples!

—Allons, allons, dit le roi à d'Ascoli, mon avis est qu'il ne faut pas les contrarier. Laissons-les donc faire; mais, décidément, l'abbé Pronio est un habile homme!

Les cris de Pagliuccella et de ses lazzaroni eurent un effet magique; on sortit en foule des maisons avec des torches ou des cierges; toutes les fenêtres furent illuminées; lorsqu'on arriva à la rue Foria, on la vit tout entière étincelante comme Pise le jour de la Luminara.

Il en résulta que l'entrée du roi, qui menaçait de se faire avec le silence et la honte d'une défaite, prenait, au contraire, tout l'éclat d'une victoire, tout le retentissement d'un triomphe.

A la montée du musée Borbonico, le peuple ne put souffrir plus longtemps que son roi fût traîné par des chevaux; il détela la voiture, s'y attela et la traîna lui-même.

Lorsque la voiture du roi et son attelage arrivèrent à la rue de Tolède, on vit, descendant de l'Infrascata, une seconde troupe se joindre à celle de Michel le Fou, troupe non moins enthousiaste et non moins bruyante. Elle était conduite par fra Pacifico, monté sur son âne et portant son bâton sur son épaule comme Hercule sa massue; elle se composait de deux on trois cents personnes au moins.

On descendit la rue de Tolède; elle ruisselait littéralement d'illuminations, tandis que tout ce peuple armé de torches allumées semblait une mer phosphorescente. A peine, tant la foule était considérable, si la voiture pouvait avancer. Jamais triomphateur antique, jamais Paul-Émile, vainqueur de Persée, jamais Pompée, vainqueur de Mithridate, jamais César, vainqueur des Gaules, n'eurent un cortège pareil à celui qui ramenait ce roi fugitif à son palais.

La reine était arrivée la dernière par des rues désertes et avait trouvé le palais royal muet et presque solitaire; puis elle avait entendu de grandes et lointaines rumeurs, quelque chose comme des grondements d'orage venant de l'horizon; elle avait, en hésitant, été au balcon, car elle entendait encore, dans la rue et sur la place, ce froissement du peuple qui se hâte, sans savoir vers quoi le peuple se hâtait; alors, elle avait plus distinctement entendu ce bruit, perçu ces clameurs, vu ces torrents de lumière qui descendaient de la rue de Tolède et roulaient vers le palais royal, et elle les avait pris pour la lave d'une révolution; elle eut peur, elle se rappelait les 5 et 6 octobre, le 21 juin et le 10 août de sa soeur Antoinette; elle parlait déjà de fuir; Nelson lui offrait déjà un refuge à bord de son vaisseau, lorsqu'on vint lui dire que c'était le roi que le peuple ramenait en triomphe.

La chose lui paraissait plus qu'incroyable, elle lui paraissait impossible; elle consulta Emma, Nelson, sir William, Acton; aucun d'eux, Acton lui-même, ce grand mépriseur de l'humanité, ne pouvait s'expliquer cette aberration du sens moral chez tout un peuple: on ignorait la proclamation de Pronio, que le roi ou plutôt le cardinal avait par les soins de son auteur, fait imprimer et afficher sans en rien dire à personne, et l'absence d'esprit philosophique empêchait les illustres personnages que nous venons de citer de se rendre compte à quels misérables petits accidents, lorsqu'un trône est ébranlé, tient son raffermissement ou sa chute.

La reine, rassurée enfin et à grand'peine, courut au balcon; ses amis la suivirent. Acton seul resta en arrière; dédaigneux de popularité, détesté comme étranger, accusé de tous les malheurs qui arrivaient au trône, il évitait de se montrer au public, lequel l'accueillait presque toujours par des murmures qui parfois allaient jusqu'à l'insulte. Tant qu'il s'était senti aimé ou avait cru être aimé de Caroline, il avait bravé cette impopularité; mais, depuis qu'il sentait n'être plus pour elle qu'un objet de crainte, un moyen d'ambition, il avait cessé de braver l'opinion publique, à laquelle, il faut lui rendre cette justice, il était profondément indifférent.

L'apparition de la reine au balcon fut inaperçue, ou du moins ne parut causer aucune sensation, quoique la place du Château fût encombrée de monde; tous les regards, tous les cris, tous les élans du coeur étaient pour ce roi qui avait passé entre les rangs des Français pour aller mourir avec son peuple.

La reine ordonna alors que l'on prévînt le duc de Calabre que son père approchait, la présence de sa mère n'ayant pas suffi à l'attirer dans les grands appartements: elle fit, en outre, amener tous les enfants royaux, leur céda sa place au balcon et se tint derrière eux.

L'apparition des enfants royaux sur le balcon fut saluée par quelques cris, mais ne détourna point l'attention de la multitude, tout entière au cortège royal, dont la tête commençait à dépasser Sainte-Brigitte.

Quant à Ferdinand, il en arrivait peu à peu à être de l'avis du cardinal Ruffo, qu'il reconnaissait de plus en plus comme bon conseiller; avoir payé une pareille entrée dix mille ducats n'était pas cher, surtout si l'on comparait cette entrée à celle qui l'attendait, et que sa conscience royale, si peu sévère qu'elle fût, lui faisait pressentir.

Le roi descendit de voiture; après l'avoir traîné, le peuple voulut le porter: il le prit entre ses bras, et, par le grand escalier, le souleva jusqu'à la porte de ses appartements.

La foule était si considérable, qu'il fut séparé du duc d'Ascoli, auquel personne ne fit attention et qui disparut au milieu de cette houle humaine.

Le roi se montra au balcon, donna la main au prince François, embrassa ses enfants au milieu des cris frénétiques de cent mille personnes, et, réunissant dans un seul groupe tous les jeunes princes et toutes les jeunes princesses, qu'il enveloppa de ses bras:

—Eux aussi, cria-t-il, eux aussi mourront avec vous!

Mais tout le peuple répondit en criant d'une seule voix:

—Pour vous et pour eux, sire, nous nous ferons tuer jusqu'au dernier!

Le roi tira son mouchoir et fit semblant d'essuyer une larme.

La reine, pâle et frémissante, se recula du balcon et alla trouver, au fond de l'appartement, Acton, debout, s'appuyant de son poing sur une table et regardant cet étrange spectacle avec son flegme irlandais.

—Nous sommes perdus! dit-elle, le roi restera.

—Soyez tranquille, madame, dit Acton en s'inclinant; je me charge, moi, de le faire partir.

Le peuple stationna dans la rue de Tolède et à la descente du Géant bien longtemps encore après que le roi eut disparu et que les fenêtres furent fermées.

Le roi rentra chez lui sans même demander ce qu'était devenu d'Ascoli, que l'on avait emporté chez lui évanoui, froissé, foulé aux pieds, à demi mort.

Il est vrai qu'il avait hâte de revoir Jupiter, que, depuis plus de six semaines, il n'avait pas vu.



LXVI

AMANTE.—ÉPOUSE.

Les esprits vulgaires, et dont le regard glisse sur les surfaces, avaient pu croire, en voyant cette manifestation inattendue, soudaine, presque universelle, que rien ne pouvait, même momentanément, déraciner un trône reposant sur la large base d'une populace tout entière; mais les esprits élevés et intelligents qui ne se laissaient pas éblouir par de vaines paroles et par ces démonstrations extérieures si familières aux Napolitains, voyaient, au delà de cet enthousiasme, aveugle comme toutes les manifestations populaires, la sombre vérité, c'est-à-dire le roi en fuite, l'armée napolitaine battue, les Français marchant sur Naples, et ceux-là, recevant la véritable impression des événements, en prévoyaient l'inévitable conséquence.

Une des maisons où la nouvelle de ce qui s'était passé avait produit la sensation la plus vive d'abord, parce que les deux individus habitant cette maison, se trouvaient de deux côtés divers, parfaitement renseignés, ensuite parce qu'ils avaient chacun un grand intérêt, l'un de coeur, l'autre de relations sociales, à l'issue de ces événements, était la maison si bien connue de nos lecteurs, sous le titre de maison du Palmier.

Luisa avait tenu parole à Salvato; depuis le départ du jeune homme, depuis qu'il avait quitté cette chambre où, porté mourant, il était peu à peu, sous l'oeil et par les soins de la jeune femme, revenu à la vie, tous les instants que l'absence de son mari lui avait laissés libres, elles les avait passés dans cette chambre.

Luisa ne pleurait pas, Luisa ne se plaignait pas, elle n'éprouvait même pas le besoin de parler de Salvato à personne; Giovannina, étonnée du silence de sa maîtresse à l'égard du jeune homme, avait essayé de le lui faire rompre, mais n'y avait pas réussi; une fois Salvato parti, une fois Salvato absent, il semblait à Luisa qu'elle ne devait plus parler de lui qu'avec Dieu.

Non, la pureté de cet amour, si puissant et si maître de son âme qu'il fût, l'avait laissée dans une mélancolique sérénité; elle entrait dans la chambre, souriait à tous les meubles, les saluait doucement de la tête, tendrement des yeux, allait s'asseoir à sa place accoutumée, c'est-à-dire au chevet du lit, et rêvait.

Ces rêveries, dans lesquelles les deux mois qui venaient de s'écouler repassaient jour par jour, heure par heure, minute par minute, devant ses yeux, où le passé,—Luisa avait deux passés: un qu'elle avait complètement oublié, l'autre auquel elle pensait sans cesse!—ces rêveries où le passé, disons-nous, se reconstruisait sans qu'aucun effort de sa mémoire eût besoin d'aider à sa reconstruction, ces rêveries avaient une douceur infinie; de temps en temps, quand ses souvenirs en étaient à l'heure du départ, elle portait la main à ses lèvres comme pour y fixer l'unique et rapide baiser que Salvato y avait imprimé en se séparant d'elle, et, alors, elle en retrouvait toute la suavité. Autrefois, sa solitude avait besoin de travail ou de lecture; aujourd'hui, aiguille, crayon, musique, tout était négligé; ses amis ou son mari étaient-ils là, Luisa vivait un pied dans le passé, l'autre dans le présent. Demeurait-elle seule, elle retombait tout entière dans le passé, elle y vivait d'une vie factice, bien autrement douce que la vie réelle.

Il y avait quatre jours à peine que Salvato était parti, et ces quatre jours d'absence avaient pris une place immense dans la vie de Luisa; cet espace y formait une espèce de lac bleu, tranquille, solitaire et profond, réfléchissant le ciel; si l'absence de Salvato se prolongeait, ce lac idéal s'agrandirait en raison de la durée de l'absence; si l'absence était éternelle, le lac alors prendrait toute sa vie, passé et avenir, submergeant l'espérance dans l'avenir, la mémoire dans le passé, et arriverait, comme la mer, à n'avoir plus de rivages visibles.

Dans cette vie de la pensée qui l'emportait sur la vie matérielle, tout, comme dans un rêve, prenait une forme analogue au songe dans lequel elle était perdue; ainsi, elle voyait sans impatience, venir à elle cette lettre tant attendue, sous la forme d'une voile blanche, point imperceptible à l'horizon, grandissant peu à peu et s'approchant doucement, en rasant le flot bleu de son aile de neige, du rivage sur lequel elle était couchée.

Cette mélancolie laissée par le départ de Salvato, tempérée par l'espoir du retour, perle qu'avait fait éclore au fond de son coeur la promesse positive du jeune homme, était si douce, que son mari même, dont l'éternelle bonté semblait s'alimenter de sa vue, ne l'ayant point remarquée, n'avait pas eu besoin de lui en demander la cause; cette tendre et profonde amitié, moitié reconnaissance, moitié tendresse filiale qu'elle avait pour lui, ne souffrait en rien de cet amour qu'elle portait à un autre; il y avait peut-être un peu de pâleur dans son sourire, quand elle allait attendre sur le perron son retour de la bibliothèque; peut-être y avait-il, quand elle saluait ce retour, l'humidité d'une larme dans sa voix; mais, pour que le chevalier le remarquât, il eût fallu qu'on le lui fît remarquer. San-Felice était donc demeuré l'homme calme et heureux qu'il avait toujours été.

Mais chacun d'eux éprouva une inquiétude différente, quand ils apprirent le retour du roi à Caserte.

San-Felice, en arrivant au palais royal, avait trouvé le prince absent, et son aide de camp chargé de lui dire que Son Altesse royale était allée faire une visite au roi, revenu en toute hâte de Rome la nuit précédente.

Quoique l'événement lui eût paru grave, comme il ignorait que sa femme eût à cet événement un autre intérêt que celui qu'il y prenait lui-même, il n'avait pas quitté le palais royal une minute plus tôt et était rentré chez lui à son heure accoutumée.

Seulement, en rentrant, il avait raconté ce retour à Luisa, plutôt comme une chose extraordinaire que comme une chose inquiétante; mais Luisa, qui savait, par les confidences de Salvato, qu'une bataille était instante, avait tout de suite pensé que le retour du roi se rattachait à cette bataille, et, avec assurance, elle avait émis cette supposition qui avait étonné le chevalier par sa justesse, que, si le roi était revenu, il y avait probablement eu rencontre entre les Français et les Napolitains, et que, dans cette rencontre, les Français avaient été vainqueurs.

Mais, en émettant cette supposition, qui, pour elle, était une certitude, Luisa avait eu besoin de toute sa puissance sur elle-même pour ne pas laisser voir son émotion; car les Français n'avaient pas été vainqueurs sans lutte, et, dans cette lutte, ils avaient dû avoir un plus ou moins grand nombre de morts et de blessés; or, qui pouvait lui assurer que Salvato n'était au nombre ni des blessés ni des morts?

Sous le premier prétexte venu, Luisa s'était retirée dans sa chambre, et, devant le même crucifix qui avait assisté son père mourant, sur lequel San-Felice avait juré d'accomplir les volontés du prince Caramanico en épousant Luisa et en la rendant heureuse, elle pria longtemps et pieusement, ne donnant pas de motif à sa prière et laissant à Dieu le soin de découvrir ce motif, s'il y en avait un.

A cinq heures, San-Felice avait entendu un grand bruit dans la rue; il s'était approché de la fenêtre, avait vu des hommes courant de tous côtés, en posant sur la muraille des affiches que chacun s'empressait de lire. Il était alors descendu, s'était approché d'une affiche, avait lu comme les autres l'incompréhensible proclamation; puis, comme tout esprit scrutateur, il avait été préoccupé du désir de trouver le mot de cette énigme politique, avait demandé à Luisa si elle voulait descendre avec lui jusqu'à la ville pour avoir des nouvelles, et, sur son refus, y était allé seul.

En son absence, Cirillo était venu; il ignorait le départ de Salvato; à lui la jeune femme dit tout: comment Nanno était venue et, avec son langage figuré, avait, sous la forme d'une légende grecque, fait comprendre à Salvato que les Français allaient combattre et qu'il devait combattre avec eux. Cirillo, ne sachant rien de plus que San-Felice, était fort inquiet; mais il donna la certitude à Luisa que, s'il n'était point arrivé malheur à Salvato, Salvato, par un moyen quelconque, ferait parvenir des nouvelles à ses amis. Alors, ce qu'il saurait, Cirillo s'engagait à le lui faire savoir.

Luisa ne lui dit point que, sous ce rapport, elle avait l'espérance d'être renseignée au moins aussi vite que lui.

Cirillo était parti depuis longtemps, lorsque San-Felice rentra; il avait assisté au triomphe du roi et haussé les épaules à l'enthousiasme des Napolitains; le côté embarrassé et obscur de la proclamation n'avait point échappé à son esprit sagace, et son coeur n'était pas si naïf qu'il ne crût à quelque tromperie.

Il regretta de n'avoir point vu Cirillo, qu'il aimait comme homme, qu'il admirait comme médecin.

A onze heures, il se retira chez lui, et Luisa rentra chez elle, ou plutôt dans la chambre de Salvato, comme elle avait coutume de le faire quand il y était, et même depuis qu'il n'y était plus; la crainte avait donné à son amour quelque chose de plus passionné que d'habitude; elle s'agenouilla devant le lit, pleura beaucoup, et, à plusieurs reprises, appuya ses lèvres sur l'oreiller où avait reposé la tête du blessé.

Un léger bruit la fit retourner: Giovannina l'avait suivie; elle se redressa, honteuse d'être surprise par la jeune fille, qui s'excusa en disant:

—J'ai entendu pleurer madame, et j'ai pensé que madame avait peut-être besoin de moi.

Luisa se contenta de secouer la tête; elle s'abstenait de parler, craignant que ses paroles mouillées de larmes n'en dissent plus qu'elle n'en voulait dire.

Le lendemain, Luisa était pâle, défaite; son excuse fut le bruit que l'on avait fait toute la nuit en tirant des pétards et des mortarelli.

Le chevalier achevait de déjeuner, lorsqu'une voiture s'arrêta à la porte. Giovannina ouvrit et introduisit le secrétaire du prince; le prince, forcé d'aller au conseil à midi, et désirant causer avec San-Felice avant d'aller au conseil, lui envoyait sa voiture et le priait de venir sans perdre un instant.

Sur le perron, le chevalier croisa le facteur, qui, trouvant la porte ouverte, était entré: il tenait une lettre à la main.

—Est-ce pour moi? demanda San-Felice.

—Non, Excellence, c'est pour madame.

—D'où vient-elle?

—De Portici.

—Portez vite! c'est de la gouvernante de madame, probablement.

Et San-Felice continua son chemin et monta dans la voiture, qui partit au grand trot.

Luisa avait entendu le court dialogue du facteur et de son mari; elle s'avança au-devant de l'homme de la poste et lui prit la lettre des mains.

Cette lettre était d'une écriture inconnu.

Elle l'ouvrit machinalement, porta son regard sur la signature et jeta un cri: la lettre était de Salvato.

Elle l'appuya sur son coeur et courut s'enfermer dans la chambre sacrée.

Il lui semblait que c'eût été usé impiété de lire la première lettre qu'elle recevait de son ami autre part que dans cette chambre.

—C'est de lui! murmura-t-elle en tombant sur le fauteuil placé au chevet du lit, c'est de lui!

Elle fut un moment sans pouvoir lire; le sang qui s'élançait de son coeur et qui montait à son cerveau faisait battre ses tempes et jetait un voile sur ses yeux.

Salvato écrivait du champ de bataille:

«Remerciez Dieu, ma bien-aimée! je suis arrivé à temps pour le combat, et n'ai point été étranger à la victoire; vos saintes et virginales prières ont été exaucées; Dieu, invoqué par le plus beau de ses anges, a veillé sur moi et sur mon honneur.

»Jamais victoire n'a été plus complète, ma bien-aimée Luisa; sur le champ de bataille même, mon cher général m'a serré sur son coeur et m'a fait chef de brigade. L'armée de Mack s'est évanouie comme une fumée! Je pars à l'instant pour Civita-Ducale, d'où je trouverai moyen de vous expédier cette lettre. Dans le désordre qui va résulter de notre victoire et de la défaite des Napolitains, il est impossible de compter sur la poste. Je vous aime tout à la fois d'un coeur gonflé d'amour et d'orgueil. Je vous aime! je vous aime!...

»Civita-Ducale, deux heures du matin,

»Me voilà déjà plus près de vous de dix lieues. Nous avons trouvé, Hector Caraffa et moi, un paysan qui, grâce à mon cheval, que j'avais laissé ici et dont vous ferez tous mes compliments à Michele, consent à partir à l'instant même; il ne s'arrêtera que lorsque le cheval tombera sous lui, et il en prendra aussitôt un autre; il se charge de porter une lettre à celui de nos amis chez lequel Hector était caché à Portici. Votre lettre sera incluse dans la sienne; il vous la fera passer.

»Je vous dis cela pour que vous ne cherchiez pas comment elle vous arrive; cette préoccupation vous éloignerait un instant de moi. Non, je veux que vous soyez tout à la joie de me lire, comme je suis, moi, tout au bonheur de vous écrire.

»Notre victoire est si complète, que je ne crois pas que nous ayons une autre bataille à livrer. Nous marchons droit sur Naples, et, si rien ne nous arrête, comme c'est probable, je pourrai vous revoir dans huit ou dix jours au plus.

»Vous laisserez ouverte la fenêtre par laquelle je suis sorti, je rentrerai par cette même fenêtre. Je vous reverrai dans cette même chambre où j'ai été si heureux, je vous y rapporterai la vie que vous m'y avez donnée.

»Je ne négligerai aucune occasionne de vous écrire; si cependant vous ne receviez pas de lettre de moi, ne soyez pas inquiète, les messagers auraient été infidèles, arrêtés ou tués.

»O Naples! ma chère patrie! mon second amour après vous! Naples, tu vas donc être libre!

»Je ne veux pas retarder mon courrier, je ne veux pas retarder votre joie; je suis heureux deux fois, de mon bonheur et du vôtre. Au revoir, ma bien adorée Luisa! Je vous aime! je vous aime!...

»SALVATO.»

Luisa lut la lettre du jeune homme dix fois, vingt fois peut-être; elle l'eût relue sans cesse, la mesure du temps manquait.

Tout à coup, Giovannina frappa à la porte.

—M. le chevalier rentre, dit-elle.

Luisa jeta un cri, baisa la lettre, la mit sur son coeur, jeta, en sortant de la chambre, un regard vers cette autre chambre par la fenêtre de laquelle était sorti Salvato, fenêtre par laquelle il devait rentrer.

—Oui, oui, murmura-t-elle en lui envoyant un sourire.

Cet amour était si fécond, qu'il donnait une existence à tous les objets inertes ou insensibles qui entouraient Luisa et qui avaient entouré Salvato.

Luisa entra au salon par une porte, tandis que son mari y entrait par l'autre.

Le chevalier était visiblement préoccupé.

—Qu'avez-vous, mon ami? demanda Luisa marchant à lui et le regardant avec ses yeux limpides. Vous êtes triste!

—Non, mon enfant, répondit le chevalier, pas triste: inquiet.

—Vous avez vu le prince? demanda la jeune femme.

—Oui, répondit le chevalier.

—Et votre inquiétude vous vient de la conversation que vous avez eue avec Son-Altesse?

Le chevalier fit de la tête un signe affirmatif.

Luisa essaya de lire dans sa pensée.

Le chevalier s'assit, prit les deux mains de Luisa, debout devant lui, et la regarda à son tour.

—Parlez, mon ami, dit Luisa, que commençait d'atteindre un triste pressentiment. Je vous écoute.

—La situation dans laquelle se trouve la famille royale, dit le chevalier, est aussi grave au moins que nous l'avions présagé hier au soir; il n'y a aucune espérance de défendre l'entrée de Naples aux Français, et la résolution est prise par elle de se retirer en Sicile.

Sans savoir pourquoi, Luisa sentit son coeur se serrer.

Le chevalier vit sur le visage de Luisa le reflet de ce qui se passait dans son coeur. Sa lèvre frémissait, son oeil se fermait à demi.

—Alors... Écoute bien ceci, mon enfant, dit le chevalier avec cet accent de douce tendresse paternelle qu'il prenait parfois avec Luisa. Alors, le prince m'a dit: «Chevalier, vous êtes mon seul ami; vous êtes le seul homme avec lequel j'aie un vrai plaisir à causer; le peu d'instruction solide que j'ai, je vous le dois; le peu que je vaux, c'est de vous que je le tiens; un seul homme peut m'aider à supporter l'exil, et c'est vous, chevalier. Je vous en prie, je vous en supplie, si je suis obligé de partir, partez avec moi!»

Luisa sentit un frisson lui passer par tout le corps.

—Et... qu'avez-vous répondu, mon ami? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

—J'ai eu pitié de cette infortune royale, de cette faiblesse dans la grandeur, de ce prince sans ami dans l'exil, de cet héritier de la couronne sans serviteur parce qu'il allait peut-être perdre la couronne; j'ai promis.

Luisa tressaillit; ce tressaillement n'échappa point au chevalier, qui lui tenait les mains.

—Mais, reprit-il vivement, comprends bien ceci Luisa: ma promesse est toute personnelle, elle n'engage que moi; éloignée de la cour, où tu as dédaigné de prendre ta place, tu n'as, toi, d'obligation envers personne.

—Vous croyez, mon ami?

—Je le crois; tu es donc libre, enfant chérie de mon coeur, de rester à Naples, de ne pas quitter cette maison que tu aimes, ce jardin où tu as couru et joué tout enfant, ce petit coin de terre, enfin, où tu as amassé dix-sept ans de souvenirs; car il y a dix-sept ans que tu es ici et que tu fais la joie de mon foyer! il me semble que tu y es venue hier.

Le chevalier poussa un soupir.

Luisa ne répondit rien; il continua:

—La duchesse Fusco, qui est exilée par la reine, la reine à peine éloignée, va revenir à son tour; avec une pareille amie pour veiller sur toi, je n'aurai pas plus de crainte que si tu étais près d'une mère. Dans quinze jours, les Français seront à Naples; mais tu n'as rien à redouter des Français. Je les connais, ayant longtemps vécu avec eux. Ils apportent à mon pays des bienfaits dont j'aurais voulu qu'il fût doté par ses souverains: la liberté, l'intelligence. Tous mes amis et, par conséquent, tous les tiens sont patriotes; aucune révolution ne peut t'inquiéter, aucune persécution ne saurait t'atteindre.

—Ainsi, mon ami, lui demanda Luisa, vous croyez que je puis vivre heureuse sans vous?

—Un mari comme moi, chère enfant, dit San-Felice avec un soupir, n'est point un mari regrettable pour une femme de ton âge.

—Mais, en admettant que je puisse vivre sans vous, vous, mon ami, pourrez-vous vivre sans moi?

San-Felice baissa la tête.

—Vous craignez que cette maison, ce jardin, ce petit coin de terre, ne me manquent, continua Luisa; mais ma présence ne vous manquera-t-elle point, à vous? notre vie, commune depuis dix-sept ans, en se disjoignant tout à coup, ne déchirera-t-elle point en vous quelque chose, non-seulement d'habituel, mais encore d'indispensable?

San-Felice resta muet.

—Quand vous ne voulez pas abandonner le prince, qui n'est que votre ami, ajouta Luisa d'une voix oppressée, me donnez-vous une preuve d'estime en me proposant de vous abandonner, vous qui êtes tout à la fois et mon père et mon ami, vous qui avez mis l'intelligence dans mon esprit, la bonté dans mon coeur, Dieu dans mon âme?

San-Felice poussa un soupir.

—Quand vous avez promis au prince de le suivre, enfin, avez-vous pensé que je ne vous suivrais pas?

Une larme tomba des yeux du chevalier sur la main de Luisa.

—Si vous avez pensé cela, mon ami, continua-t-elle avec un doux et triste mouvement de tête, vous avez eu tort; mon père mourant nous a unis, Dieu a béni notre union, la mort seule nous désunira. Je vous suivrai, mon ami.

San-Felice releva vivement sa tête rayonnante de bonheur, et ce fut une larme de Luisa qui tomba à son tour sur la main de son mari.

—Mais tu m'aimes donc? Bénédiction du bon Dieu! tu m'aimes donc? s'écria le chevalier.

—Mon père, dit Luisa, vous avez été ingrat, demandez pardon à votre fille.

San-Felice se jeta à genoux, baisant les mains de sa fille, tandis qu'elle, levant les yeux au ciel, murmurait:

—N'est-ce pas, mon Dieu, que, si je ne faisais pas ce que je fais, n'est-ce pas que je serais indigne de tous deux?



LXVII

LES DEUX AMIRAUX.

Le prince François, en présentant à San-Felice la fuite de la famille royale en Sicile comme résolue, avait cru parler au nom de son père et de sa mère; mais, en réalité, il avait parlé au nom seul de la reine; de ce côté, en effet, la fuite était résolue et on la voulait à tout prix; mais, en voyant le dévouement de son peuple, tout aveugle qu'il était, et par cela même qu'il était aveugle, en écoutant ces protestations faites par cent mille hommes, de mourir pour lui depuis le premier jusqu'au dernier, le roi s'était repris à l'idée de défendre sa capitale et d'en appeler de la lâcheté de l'armée à l'énergie de ce peuple qui s'offrait si spontanément à lui.

Il se levait donc le 11 décembre au matin, c'est-à-dire le lendemain de cet incroyable triomphe auquel nous avons essayé de faire assister nos lecteurs, sans parti pris encore, mais penchant plutôt pour celui de la résistance que pour celui de la fuite, quand on lui annonça que l'amiral François Caracciolo était depuis une demi-heure dans l'antichambre, attendant qu'il fit jour chez sa Majesté.

Excité par les préventions de la reine, Ferdinand n'aimait point l'amiral, mais ne pouvait s'empêcher de l'estimer; son admirable courage dans les différentes rencontres qu'il avait eues avec les Barbaresques, le bonheur avec lequel il avait tiré sa frégate, la Minerve de la rade de Toulon, quand Toulon avait été repris par Bonaparte sur les Anglais, le sang-froid qu'il avait déployé dans la protection donnée par lui aux autres vaisseaux, qu'il avait ramenés, mutilés par les boulets et désemparés par la tempête, c'est vrai, mais enfin qu'il avait ramenés sans en perdre un seul, lui avaient alors valu le grade d'amiral.

On a vu, dans les premiers chapitres de ce récit, les motifs que croyait avoir la reine de se plaindre de l'amiral, qu'elle était parvenue, avec son adresse ordinaire, à mettre assez mal dans l'esprit du roi.

Ferdinand crut que Caracciolo venait pour lui demander la grâce de Nicolino, qui était son neveu, et, enchanté d'avoir, par la fausse position où s'était mis un membre de sa famille, prise sur l'amiral, auquel il se sentait dans la malveillante disposition d'être désagréable, il ordonna de le faire entrer à l'instant même.

L'amiral, revêtu de son grand uniforme, entra calme et digne comme toujours; sa haute position sociale mettait depuis quatre cents ans les chefs de sa famille en contact avec les souverains de toute race, angevins, aragonais, espagnols, qui s'étaient succédé sur le trône de Naples; il joignait donc à une suprême dignité cette courtoisie parfaite dont il avait donné un échantillon à la reine dans le double refus qu'il avait fait, pour sa nièce et pour lui-même, d'assister aux fêtes que la cour avait données à l'amiral Nelson.

Cette courtoisie, de quelque part qu'elle vînt, embarrassait toujours un peu Ferdinand, dont la courtoisie n'était point la qualité dominante; aussi, lorsqu'il vit l'amiral s'arrêter respectueusement à quelques pas de lui et attendre, selon l'étiquette de la cour, que le roi lui adressât le premier la parole, n'eut-il rien de plus pressé que de commencer la conversation par le reproche qu'il avait à lui faire.

—Ah! vous voilà, monsieur l'amiral, lui dit-il; il paraît que vous avez fort insisté pour me voir?

—C'est vrai, sire, répondit Caracciolo en s'inclinant; je croyais de toute urgence d'avoir l'honneur de pénétrer jusqu'à Votre Majesté.

—Oh! je sais ce qui vous amène, dit le roi.

—Tant mieux pour moi, sire, dit Caracciolo; dans ce cas, c'est une justice que le roi rend à ma fidélité.

—Oui, oui, vous venez me parler pour ce mauvais sujet de Nicolino, votre neveu, n'est-ce pas? qui s'est mis, à ce qu'il paraît, dans une méchante affaire, puisqu'il ne s'agit pas moins que de crime de haute trahison; mais je vous préviens que toute prière, même la vôtre, sera inutile, et que la justice aura, son cours.

Un sourire passa sur la figure austère de l'amiral.

—Votre Majesté est dans l'erreur, dit-il; au milieu des grandes catastrophes politiques, les petits accidents de famille disparaissent. Je ne sais point et ne veux point savoir ce qu'a fait mon neveu; s'il est innocent, son innocence ressortira de l'instruction du procès, comme est ressortie celle du chevalier de Medici, du duc de Canzano, de Mario Pagano et de tant de prévenus qu'après les avoir gardés trois ans, les prisons ont été obligées de rendre à la liberté; s'il est coupable, la justice aura son cours. Nicolino est de haute race; il aura le droit d'avoir la tête tranchée, et, Votre Majesté le sait, l'épée est une arme si noble, que, même aux mains du bourreau, elle ne déshonore pas ceux qui sont frappés par elle.

—Mais, alors, dit le roi un peu étonné de cette dignité si simple et si calme, dont sa nature, son tempérament, son caractère ne lui donnaient aucune notion instinctive; mais, alors, si vous ne venez point me parler de votre neveu, de quoi venez-vous donc me parler?

—Je viens vous parler de vous, sire, et du royaume.

—Ah! ah! fit le roi, vous venez me donner des conseils?

—Si Votre Majesté daigne me consulter, répondit Caracciolo avec un respectueux mouvement de tête, je serai heureux et fier de mettre mon humble expérience à sa disposition. Dans le cas contraire, je me contenterai d'y mettre ma vie et celle des braves marins que j'ai l'honneur de commander.

Le roi eût été heureux de trouver une occasion de se fâcher; mais, devant une pareille réserve et un semblable respect, il n'y avait pas de prétexte à la colère.

—Hum! fit-il, hum!

Et, après deux ou trois secondes de silence:

—Eh bien, amiral, dit-il, je vous consulterai.

Et, en effet, il se tournait déjà vers Caracciolo, lorsqu'un valet de pied, entrant par la porte des appartements, s'approcha du roi et lui dit à demi-voix quelques paroles que Caracciolo n'entendit point et ne chercha point à entendre.

—Ah! ah! dit-il; et il est là?

—Oui, sire; il dit qu'avant-hier, à Caserte, Votre Majesté lui a dit qu'elle avait à lui parler.

—C'est vrai.

Se tournant alors vers Caracciolo:

—Ce que vous avez à me dire, monsieur, peut-il se dire devant un témoin?

—Devant le monde entier, sire.

—Alors, dit le roi en se retournant vers le valet de pied, faites entrer. D'ailleurs, continua-t-il en s'adressant à Caracciolo, celui qui demande à entrer est un ami, plus qu'un ami, un allié: c'est l'illustre amiral Nelson.

En ce moment, la porte s'ouvrit et le valet de pied annonça solennellement:

—Lord Horace Nelson du Nil, baron de Bornhum-Thorpes, duc de Bronte!

Un léger sourire, qui n'était pas exempt d'amertume, effleura, à rémunération de tous ces titres, les lèvres de Caracciolo.

Nelson entra; il ignorait avec qui le roi se trouvait; il fixa son oeil gris sur celui qui l'avait précédé dans le cabinet du roi et reconnut l'amiral Caracciolo.

—Je n'ai pas besoin de vous présenter l'un à l'autre, n'est-ce pas, messieurs? dit le roi. Vous vous connaissez.

—Depuis Toulon, oui, sire, dit Nelson.

—J'ai l'honneur de vous connaître depuis plus longtemps que cela, monsieur, répondit Caracciolo avec sa courtoisie ordinaire: je vous connais depuis le jour où, sur les côtes du Canada, vous avez, avec un brick, combattu contre quatre frégates françaises, et où vous leur avez échappé en faisant traverser à votre bâtiment une passe que, jusque-là, on croyait impraticable. C'était en 1786, je crois; il y a douze ans de cela.

Nelson salua; lui non plus, le brutal marin, n'était point familier avec ce langage.

—Milord, dit le roi, voici l'amiral Caracciolo qui vient m'offrir ses conseils sur la situation; vous la connaissez. Asseyez-vous et écoutez ce que l'amiral va dire; quand il aura fini, vous répondrez si vous avez quelque chose à répondre; seulement, je vous le dis d'avance, je serais heureux que deux hommes si éminents et qui connaissent si bien l'art de la guerre fussent du même avis.

—Si milord, comme j'en suis certain, dit Caracciolo, est un véritable ami du royaume, j'espère qu'il n'y aura dans nos opinions que de légères divergences de détail qui ne nous empêcheront point d'être d'accord sur le fond.

—Parle, Caracciolo, parle, dit le roi en revenant à l'habitude que les rois d'Espagne et de Naples ont de tutoyer leurs sujets.

—Hier, répliqua l'amiral, le bruit s'est répandu dans la ville, à tort, je l'espère, que Votre Majesté, désespérant de défendre son royaume de terre ferme, était décidée à se retirer en Sicile.

—Et tu serais d'un avis contraire, toi, à ce qu'il paraît?

—Sire, répondit Caracciolo, je suis et je serai toujours de l'avis de l'honneur contre les conseils de la honte. Il y va de l'honneur du royaume, sire, et, par conséquent, de celui de votre nom, que votre capitale soit défendue jusqu'à la dernière extrémité.

—Tu sais, dit le roi, dans quel état sont nos affaires?

—Oui, sire, mauvaises, mais non perdues. L'armée est dispersée, mais elle n'est pas détruite; trois ou quatre mille morts, six ou huit mille prisonniers, ôtez cela de cinquante-deux mille hommes, il vous en restera quarante mille, c'est-à-dire une armée quatre fois plus nombreuse encore que celle des Français, combattant sur son territoire, défendant des défilés inexpugnables, ayant l'appui des populations de vingt villes et de soixante villages, le secours de trois citadelles imprenables sans matériel de siège, Civitella-del-Tronto, Gaete et Pescara, sans compter Capoue, dernier boulevard, rempart suprême de Naples, jusqu'où les Français ne pénétreront même pas.

—Et tu te chargerais de rallier l'armée, toi?

—Oui, sire.

—Explique-moi de quelle façon; tu me feras plaisir.

—J'ai quatre mille marins sous mes ordres, sire; ce sont des hommes éprouvés et non des soldats d'hier comme ceux de votre armée de terre; donnez-m'en l'ordre, sire, je me mets à l'instant même à leur tête; mille défendront le passage d'Itri à Sessa, mille celui de Sora à San-Germano, mille celui de Castel-di-Sangro à Isernia; les mille autres,—les marins sont bons à tout, milord Nelson le sait mieux que personne, lui qui a fait faire aux siens des prodiges! —les mille autres, transformés en pionniers, seront occupés à fortifier ces trois passages et à y faire le service de l'artillerie; avec eux, ne fût-ce qu'au moyen de nos piques d'abordage, je soutiens le choc des Français, si terrible qu'il soit, et, quand vos soldats verront comment les marins meurent, sire, ils se rallieront derrière eux, surtout si Votre Majesté est là pour leur servir de drapeau.

—Et qui gardera Naples pendant ce temps?

—Le prince royal, sire, et les huit-mille hommes, sous les ordres du général Naselli, que milord Nelson a conduits en Toscane, où ils n'ont plus rien à faire. Milord Nelson a laissé, je crois, une partie de sa flotte à Livourne; qu'il envoie un bâtiment léger avec ordre de Sa Majesté de ramener à Naples ces huit mille hommes de troupes fraîches, et elles pourront, Dieu aidant, être ici dans huit jours. Ainsi, voyez, sire, voyez quelle masse terrible vous reste: quarante-cinq ou cinquante mille hommes de troupes, la population de trente villes et de cinquante villages qui va se soulever, et, derrière tout cela, Naples avec ses cinq cent mille âmes. Que deviendront dix mille Français perdus dans cet océan?

—Hum! fit le roi regardant Nelson, qui continua de demeurer dans le silence.

—Il sera toujours temps, sire, continua Caracciolo, de vous embarquer. Comprenez bien cela: les Français n'ont pas une barque armée, et vous avez trois flottes dans le port: la vôtre, la flotte portugaise et celle de Sa Majesté Britannique.

—Que dites-vous de la proposition de l'amiral, milord? dit le roi mettant cette fois Nelson dans la nécessité absolue de répondre.

—Je dis, sire, répondit Nelson en demeurant assis et continuant de tracer de sa main gauche, avec une plume, des hiéroglyphes sur un papier, je dis qu'il n'y a rien de pis au monde, quand une résolution est prise, que d'en changer.

—Le roi avait-il déjà pris une résolution? demanda Caracciolo.

—Non, tu vois, pas encore; j'hésite, je flotte...

—La reine, dit Nelson, a décidé le départ.

—La reine? fit Caracciolo ne laissant pas au roi le temps de répondre. Très-bien! qu'elle parte. Les femmes, dans les circonstances où nous sommes, peuvent s'éloigner du danger; mais les hommes doivent y faire face.

—Milord Nelson, tu le vois, Caracciolo, milord Nelson est de l'avis du départ.

—Pardon, sire, répondit Caracciolo, mais je ne crois pas que milord Nelson ait donné son avis.

—Donnez-le, milord, dit le roi, je vous le demande.

—Mon avis, sire, est le même que celui de la reine, c'est-à-dire que je verrai avec joie Votre Majesté chercher en Sicile un refuge assuré que ne lui offre plus Naples.

—Je supplie milord Nelson de ne pas donner légèrement son avis, dit Caracciolo s'adressant à son collègue; car il savait d'avance de quel poids est l'avis d'un homme de son mérite.

—J'ai dit, et je ne me rétracte point, répondit durement Nelson.

—Sire, répondit Caracciolo, milord Nelson est Anglais, ne l'oubliez pas.

—Que veut dire cela, monsieur? demanda fièrement Nelson.

—Que, si vous étiez Napolitain au lieu d'être Anglais, milord, vous parleriez autrement.

—Et pourquoi parlerais-je autrement si j'étais Napolitain?

—Parce que vous consulteriez l'honneur de votre pays, au lieu de consulter l'intérêt de la Grande-Bretagne.

—Et quel intérêt la Grande-Bretagne a-t-elle au conseil que je donne au roi, monsieur?

—En faisant le péril plus grand, on demandera une récompense plus grande. On sait que l'Angleterre veut Malte, milord.

—L'Angleterre a Malte, monsieur; le roi la lui a donnée.

—Oh! sire, fit Caracciolo avec le ton du reproche, on me l'avait dit, mais je n'avais pas voulu le croire.

—Et que diable voulais-tu que je fisse de Malte? dit le roi. Un rocher bon à faire cuire des oeufs au soleil!

—Sire, dit Caracciolo sans plus s'adresser à Nelson, je vous supplie, au nom de tout ce qu'il y a de coeurs vraiment napolitains dans le royaume, de ne plus écouter les conseils étrangers, qui mettent votre trône à deux doigts de l'abîme. M. Acton est étranger, sir William Hamilton est étranger, milord Nelson lui-même est étranger; comment voulez-vous qu'ils soient justes dans l'appréciation de l'honneur napolitain?

—C'est vrai, monsieur; mais ils sont justes dans l'appréciation de la lâcheté napolitaine, répondit Nelson, et c'est pour cela que je dis au roi, après ce qui s'est passé à Civita-Castellana: Sire, vous ne pouvez plus vous confier aux hommes qui vous ont abandonné, soit par peur, soit par trahison.

Carracciolo pâlit affreusement et porta, malgré lui, la main à la garde de son épée; mais, se rappelant que Nelson n'avait qu'une main pour tirer la sienne, et que cette main, c'était la gauche, il se contenta de dire:

—Tout peuple a ses heures de défaillance, sire. Ces Français, devant lesquels nous fuyons, ont eu trois fois leur Civita-Castellana: Poitiers, Crécy, Azincourt; une seule victoire a suffi pour effacer trois défaites: Fontenoy.

Caracciolo prononça ces mots en regardant Nelson, qui se mordit les lèvres jusqu'au sang; puis, s'adressant de nouveau au roi:

—Sire, continua-t-il, c'est le devoir d'un roi qui aime son peuple, de lui offrir l'occasion de se relever d'une de ces défaillances; que le roi donne un ordre, dise un mot, fasse un signe, et pas un Français ne sortira des Abruzzes, s'ils ont l'imprudence d'y entrer.

—Mon cher Caracciolo, dit le roi revenant à l'amiral, dont le conseil caressait son secret désir, tu es de l'avis d'un homme dont j'apprécie fort les avis; tu es de l'avis du cardinal Ruffo.

—Il ne manquait plus à Votre Majesté que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, dit Nelson avec un sourire de mépris.

—Cela n'a déjà pas si mal réussi à mon aïeul Louis XIII ou Louis XIV, je ne sais plus bien lequel, que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, et il y a un certain Richelieu qui, en prenant La Rochelle et en forçant le Pas-de-Suze, n'a pas fait de tort à la monarchie.

—Eh bien, sire, s'écria vivement Caracciolo se cramponnant à cet espoir que lui donnait le roi, c'est le bon génie de Naples qui vous inspire; abandonnez-vous au cardinal Ruffo, suivez ses conseils, et, moi, que vous dirai-je de plus? je suivrai ses ordres.

—Sire, dit Nelson en se levant et en saluant le roi, Votre Majesté n'oubliera pas, je l'espère, que, si les amiraux italiens obéissent aux ordres d'un prêtre, un amiral anglais n'obéit qu'aux ordres de son gouvernement.

Et, jetant à Caracciolo un regard dans lequel on pouvait lire la menace d'une haine éternelle, Nelson sortit par la même porte qui lui avait donné entrée et qui communiquait avec les appartements de la reine.

Le roi suivit Nelson des yeux, et, quand la porte se fut refermée derrière lui:

—Eh bien, dit-il, voilà le remercîment de mes vingt mille ducats de rente, de mon duché de Bronte, de mon épée de Philippe V et de mon grand cordon de Saint-Ferdinand. Il est court, mais il est net.

Puis, revenant à Caracciolo:

—Tu as bien raison, mon pauvre François, lui dit-il, tout le mal est là, les étrangers! M. Acton, sir William, M. Mack, lord Nelson, la reine elle-même, des Irlandais, des Allemands, des Anglais, des Autrichiens partout; des Napolitains nulle part. Quel bouledogue que ce Nelson! C'est égal, tu l'as bien rembarré! Si jamais nous avons la guerre avec l'Angleterre et qu'il te tienne entre ses mains, ton compte est bon...

—Sire, dit Caracciolo en riant, je suis heureux, au risque des dangers auxquels je me suis exposé en me faisant un ennemi du vainqueur d'Aboukir, je suis heureux d'avoir mérité votre approbation.

—As-tu vu la grimace qu'il a faite quand tu lui as jeté au nez... Comment as-tu dit? Fontenoy, n'est-ce pas?

—Oui, sire.

—Ils ont donc été bien frottés à Fontenoy, messieurs les Anglais?

—Raisonnablement.

—Et quand on pense que, si San-Nicandro n'avait pas fait de moi un âne, je pourrais, moi aussi, répondre de ces choses-là! Enfin, il est malheureusement trop tard maintenant pour y remédier.

—Sire, dit Caracciolo, me permettrez-vous d'insister encore?

—Inutile, puisque je suis de ton avis. Je verrai Ruffo aujourd'hui, et nous reparlerons de tout cela ensemble; mais pourquoi diable, maintenant que nous ne sommes que nous deux, pourquoi t'es-tu fait un ennemi de la reine? Tu sais pourtant que, quand elle déteste, elle déteste bien!

Caracciolo fit un mouvement de tête qui indiquait qu'il n'avait pas de réponse à faire à ce reproche du roi.

—Enfin, dit Ferdinand, ceci, c'est comme l'affaire de San-Nicandro: ce qui est fait est fait; n'en parlons plus.

—Ainsi donc, insista Caracciolo revenant à son incessante préoccupation, j'emporte l'espoir que Votre Majesté a renoncé à cette honteuse fuite et que Naples sera défendue jusqu'à la dernière extrémité?

—Emportes-en mieux que l'espoir, emportes-en la certitude; il y a conseil aujourd'hui, je vais leur signifier que ma volonté est de rester à Naples. J'ai bien retenu tout ce que tu m'as dit de nos moyens de défense: sois tranquille; quant au Nelson, c'est Fontenoy, n'est-ce pas, qu'il faut lui cracher à la face quand on veut qu'il se morde les lèvres? C'est bien, on s'en souviendra.

—Sire, une dernière grâce?

—Dis.

—Si, contre toute attente, Votre Majesté partait...

—Puisque je te dis que je ne pars pas.

—Enfin, sire, si par un hasard quelconque, si par un revirement inattendu, Votre Majesté partait, j'espère qu'elle ne ferait pas cette honte à la marine napolitaine de partir sur un navire anglais.

—Oh! quant à cela, tu peux être tranquille. Si j'en étais réduit à cette extrémité, dame! je ne te réponds pas de la reine, la reine ferait ce qu'elle voudrait; mais, moi, je te donne ma parole d'honneur que je pars sur ton bâtiment, sur la Minerve. Ainsi, te voilà prévenu; change ton cuisinier s'il est mauvais, et fais provision de macaroni et de parmesan, si tu n'en as pas une quantité suffisante à bord. Au revoir... C'est bien Fontenoy, n'est-ce pas?

—Oui, sire.

Et Caracciolo, ravi du résultat de son entrevue avec le roi, se retira, comptant sur la double promesse qu'il lui avait faite.

Le roi le suivit des yeux avec une bienveillance marquée.

—Et quand on pense, dit-il, qu'on est assez bête de se brouiller avec des hommes comme ceux-là, pour une mégère comme la reine et pour une drôlesse comme lady Hamilton!



LXVIII

OÙ EST EXPLIQUÉE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A
ENTRE LES PEUPLES LIBRES ET LES PEUPLES INDÉPENDANTS.

Le roi tint la promesse qu'il avait faite à Caracciolo; il déclara hautement et résolument au conseil qu'il était décidé, d'après la manifestation populaire dont il avait été témoin la veille, à rester à Naples et à défendre jusqu'à la dernière extrémité l'entrée du royaume aux Français.

Devant une déclaration si nettement formulée, il n'y avait pas d'opposition possible; l'opposition n'eût pu être faite que par la reine, et, rassurée par la promesse positive d'Acton qu'il trouverait un moyen de faire partir le roi pour la Sicile, elle avait renoncé à une lutte ouverte dans laquelle il était du caractère de Ferdinand de s'entêter.

En sortant du conseil, le roi trouva chez lui le cardinal Ruffo; il avait, de son côté, et selon son exactitude ordinaire, fait ce dont il était convenu avec le roi: Ferrari l'était venu trouver dans la nuit, et, une demi-heure après, il était parti pour Vienne par la route de Manfredonia, porteur de la lettre falsifiée qui devait être mise sous les yeux de l'empereur, avec lequel Ferdinand tenait beaucoup à ne pas se brouiller, l'empereur étant le seul qui pût, par l'influence qu'il exerçait en Italie, le maintenir contre la France, de même que, dans la situation contraire, c'était la France seule qui pouvait le soutenir contre l'Autriche.

Une note explicative, écrite au nom du roi de la main de Ruffo et signée par lui, accompagnait la lettre et donnait la clef de cette énigme que, sans elle, n'eût jamais pu comprendre l'empereur.

Le roi lui avait raconté ce qui s'était passé entre lui, Caracciolo et Nelson: Ruffo avait fort approuvé le roi et insisté pour une conférence entre lui et Caracciolo en présence de Sa Majesté. Il fut convenu que l'on attendrait de savoir l'effet qu'avait produit dans les Abruzzes le manifeste de Pronio, et que, sur ce qui en serait résulté, on prendrait un parti.

Le même jour encore, le roi avait reçu la visite du jeune Corse de Cesare; on se rappelle qu'il l'avait fait capitaine et lui avait ordonné de le venir voir avec l'uniforme de ce grade, pour s'assurer que ses ordres avaient été exécutés et que le ministre de la guerre lui avait délivré son brevet. Acton, chargé de mettre à exécution la volonté royale, s'était bien gardé d'y manquer, et le jeune homme—que les huissiers avaient commencé par prendre pour le prince royal, à cause de sa ressemblance avec celui-ci,—se présentait chez le roi revêtu de son uniforme et porteur de son brevet.

Le jeune capitaine était joyeux et fier; il venait mettre son dévouement et celui de ses compagnons aux pieds du roi; une seule chose s'opposait à ce qu'ils donnassent immédiatement à Sa Majesté des preuves de ce dévouement: c'est que les vieilles princesses en appelaient à la parole qu'elles avaient reçue d'eux de leur servir de gardes du corps, et ne leur rendraient cette parole que lorsqu'elles seraient à bord du bâtiment qui devait les conduire à Trieste; les sept jeunes gens s'étaient donc engagés à leur faire escorte jusqu'à Manfredonia, lieu de leur embarquement; de Manfredonia, les princesses une fois embarquées, ils reviendraient à Naples prendre leur poste parmi les défenseurs du trône et de l'autel.

Les nouvelles que l'on attendait de Pronio ne tardèrent pas à arriver; elles dépassaient tout ce qu'on pouvait espérer. La parole du roi avait retenti comme la voix de Dieu; les prêtres, les nobles, les syndics s'en étaient fait l'écho; le cri «Aux armes!» avait retenti d'Isoletta à Capoue et d'Aquila à Itri; il avait vu Fra-Diavolo et Mammone, leur avait annoncé la mission qu'il leur avait réservée et qu'ils avaient acceptée avec enthousiasme; leur brevet à la main, le nom du roi à la bouche, leur puissance n'avait pas de limites, puisque la loi les protégeait au lieu de les réprimer. Dès lors qu'ils pouvaient donner à leur brigandage une couleur politique, ils promettaient de soulever tout le pays.

Le brigandage, en effet, est chose nationale dans les provinces de l'Italie méridionale; c'est un fruit indigène qui pousse dans la montagne; on pourrait dire, en parlant des productions des Abruzzes, de la Terre de Labour, de la Basilicate et de la Calabre: Les vallées produisent le froment, le maïs et les figues; les collines produisent l'olive, la noix et le raisin; les montagnes produisent les brigands.

Dans les provinces que je viens de nommer, le brigandage est un état comme un autre. On est brigand comme on est boulanger, tailleur, bottier. Le métier n'a rien d'infamant; le père, la mère, le frère, la soeur du brigand ne sont point entachés le moins du monde par la profession de leur fils ou de leur frère, attendu que cette profession elle-même n'est point une tache. Le brigand exerce pendant huit ou neuf mois de l'année, c'est-à-dire pendant le printemps, pendant l'été, pendant l'automne; le froid et la neige seuls le chassent de la montagne et le repoussent vers son village; il y rentre et y est le bienvenu, rencontre le maire, le salue et est salué par lui; souvent il est son ami, quelquefois son parent.

Le printemps revenu, il reprend son fusil, ses pistolets, son poignard, et remonte dans la montagne.

De là le proverbe «Les brigands poussent avec les feuilles.»

Depuis qu'il existe un gouvernement à Naples, et j'ai consulté toutes les archives depuis 1503 jusqu'à nos jours, il y a des ordonnances contre les brigands, et, chose curieuse, les ordonnances des vice-rois espagnols sont exactement les mêmes que celles des gouverneurs italiens, attendu que les délits sont les mêmes. Vols avec effraction, vols à main armée sur la grande route, lettres de rançon avec menaces d'incendie, de mutilation, d'assassinat; assassinat, mutilation et incendie quand les billets n'ont point produit l'effet attendu.

En temps de révolution, le brigandage prend des proportions gigantesques: l'opinion politique devient un prétexte, le drapeau une excuse; le brigand est toujours du parti de la réaction, c'est-à-dire pour le trône et l'autel, attendu que le trône et l'autel acceptent seuls de tels alliés, tandis qu'au contraire les libéraux, les progressistes, les révolutionnaires les repoussent et les méprisent; les années fameuses dans les annales du brigandage sont les années de réaction politique: 1799, 1809, 1821, 1848, 1862, c'est-à-dire toutes les années où le pouvoir absolu, subissant un échec, a appelé le brigandage à son aide.

Le brigandage, dans ce cas, est d'autant plus inextirpable qu'il est soutenu par les autorités, qui, dans les autres temps, ont mission de l'empêcher. Les syndics, les adjoints, les capitaines de la garde nationale sont non-seulement manutengoli, c'est-à-dire soutiens des brigands, mais souvent brigands eux-mêmes.

En général, ce sont les prêtres et les moines qui soutiennent moralement le brigandage, ils en sont l'âme; les brigands, qui leur ont entendu prêcher la révolte, reçoivent d'eux, lorsqu'ils se sont révoltés, des médailles bénites qui doivent les rendre invulnérables; si par hasard, malgré la médaille, ils sont blessés, tués ou fusillés, la médaille, impuissante sur la terre, est une contre-marque infaillible du ciel, contre-marque pour laquelle saint Pierre a les plus grands égards; le brigand pris a le pied sur la première traverse de cette échelle de Jacob qui conduit droit au paradis; il baise la médaille et meurt héroïquement, convaincu qu'il est que la fusillade lui en fait monter les autres degrés.

Maintenant, d'où vient cette différence entre les individus et les masses? d'où vient que le soldat fuit parfois au premier coup de canon et que le bandit meurt en héros? Nous allons essayer de l'expliquer; car, sans cette explication, la suite de notre récit laisserait un certain trouble dans l'esprit de nos lecteurs; ils se demanderaient d'où vient cette opposition morale et physique entre les mêmes hommes réunis en masse ou combattant isolément.

Le voici:

Le courage collectif est la vertu des peuples libres.

Le courage individuel est la vertu des peuples qui ne sont qu'indépendants.

Presque tous les peuples des montagnes, les Suisses, les Corses, les Écossais, les Siciliens, les Monténégrins, les Albanais, les Drases, les Circassiens, peuvent se passer très-bien de la liberté, pourvu qu'on leur laisse l'indépendance.

Expliquons la différence énorme qu'il y a entre ces deux mots: LIBERTÉ, INDÉPENDANCE.

La liberté est l'abandon que chaque citoyen fait d'une portion de son indépendance, pour en former un fonds commun qu'on appelle la loi.

L'indépendance est pour l'homme la jouissance complète de toutes ses facultés, la satisfaction de tous ses désirs.

L'homme libre est l'homme de la société; il s'appuie sur son voisin, qui à son tour s'appuie sur lui; et, comme il est prêt à se sacrifier pour les autres, il a le droit d'exiger que les autres se sacrifient pour lui.

L'homme indépendant est l'homme de la nature; il ne se fie qu'en lui-même; son seul allié est la montagne et la forêt; sa sauve-garde, son fusil et son poignard; ses auxiliaires sont la vue et l'ouïe.

Avec les hommes libres, on fait des armées.

Avec les hommes indépendants, on fait des bandes.

Aux hommes libres, on dit, comme Bonaparte aux Pyramides: Serrez les rangs!

Aux hommes indépendants, on dit, comme Charette à Machecoul: Égayez-vous, mes gars!

L'homme libre se lève à la voix de son roi ou de sa patrie.

L'homme indépendant se lève à la voix de son intérêt et de sa passion.

L'homme libre combat.

L'homme indépendant tue.

L'homme libre dit: Nous.

L'homme indépendant dit: Moi.

L'homme libre, c'est la Fraternité.

L'homme indépendant n'est que l'Égoïsme.

Or, en 1798, les Napolitains n'en étaient encore qu'à l'état d'indépendance; ils ne connaissaient ni la liberté ni la fraternité; voilà pourquoi ils furent vaincus en bataille rangée par une armée cinq fois moins nombreuse que la leur.

Mais les paysans des provinces napolitaines ont toujours été indépendants.

Voilà pourquoi, à la voix des moines parlant au nom de Dieu, à la voix du roi parlant au nom de la famille, et surtout à la voix de la haine parlant au nom de la cupidité, du pillage et du meurtre, voilà pourquoi tout se souleva.

Chacun prit son fusil, sa hache, son couteau, et se mit en campagne sans autre but que la destruction, sans autre espérance que le pillage, secondant son chef sans lui obéir, suivant son exemple et non ses ordres. Des masses avaient fui devant les Français, des hommes isolés marchèrent contre eux; une armée s'était évanouie, un peuple sortit de terre.

Il était temps. Les nouvelles qui arrivaient de l'armée continuaient d'être désastreuses. Une portion de l'armée, sous les ordres d'un général Moesk, que personne ne connaissait,—pas même Nelson, qui, dans ses lettres, demande qui il est,—s'était retirée sur Calvi, et s'y était fortifiée. Macdonald, chargé, comme nous l'avons dit, par Championnet, de poursuivre la victoire et de presser la retraite des troupes royales, avait ordonné au général Maurice Mathieu d'enlever la position. Il prit place sur toutes les hauteurs qui dominaient la ville et intima au général Moesk l'ordre de se rendre: celui-ci consentit, mais à des conditions inadmissibles. Le général Maurice Mathieu ordonna de battre à l'instant même en brèche les murs d'un couvent, et, par la brèche faite à ces murs, d'entrer dans la ville.

Au dixième boulet, un parlementaire se présenta.

Mais, sans le laisser parler, le général Maurice Mathieu lui dit:

Prisonniers de guerre à discrétion ou passés au fil de l'épée!

Les royaux s'étaient rendus à discrétion.

La rapidité des coups portés par Macdonald sauva une partie des prisonniers faits par Mack, mais ne put les sauver tous.

A Ascoli, trois cents républicains avaient été liés à des arbres et fusillés.

A Abriealli, trente malades ou blessés, dont quelques-uns venaient d'être amputés, avaient été égorgés dans l'ambulance.

Les autres, couchés sur la paille, avaient été impitoyablement brûlés.

Mais, fidèle à sa proclamation, Championnet n'avait répondu à toutes ces barbaries que par des actes d'humanité, qui contrastaient singulièrement avec les cruautés des soldats royaux.

Le général de Damas, seul, émigré français et qui avait cru, en cette qualité, devoir mettre son épée au service de Ferdinand,—le général de Damas, seul, avait, à la suite de cette terrible défaite de Civita-Castellana, soutenu l'honneur du drapeau blanc. Oublié par le général Mack, qui n'avait songé qu'à une chose, à sauver le roi,—oublié avec une colonne de sept mille hommes, il fit demander au général Championnet, qui venait, comme on le sait, de rentrer à Rome, la permission de traverser la ville et de rejoindre les débris de l'armée royale sur le Teverone,—débris qui, nous l'avons dit, étaient cinq fois plus nombreux encore que l'armée victorieuse.

A cette demande, Championnet fit venir un de ces jeunes officiers de distinction dont il faisait pépinière autour de lui.

C'était le chef d'état-major Bonami.

Il lui ordonna de prendre connaissance de l'état des choses et de lui faire son rapport.

Bonami monta à cheval et partit aussitôt.

Cette grande époque de la République est celle où chaque officier des armées françaises mériterait, au fur et à mesure qu'il passe sous les yeux du lecteur, une description qui rappelât celle que consacre, dans l'Iliade, Homère aux chefs grecs, et le Tasse, dans la Jérusalem délivrée, aux chefs croisés.

Nous nous contenterons de dire que Bonami était, comme Thiébaut, un de ces hommes de pensée et d'exécution à qui un général peut dire: «Voyez de vos yeux et agissez selon les circonstances.»

A la porte Solara, Bonami rencontra la cavalerie du général Rey, qui commençait à entrer dans la ville. Il mit le général Rey au courant de ce dont il était question, l'excitant, sans avoir le droit de lui en donner l'ordre, à pousser des reconnaissances sur la route d'Albano et de Frascati. Lui-même, à la tête d'un détachement de cavalerie, il traversa le Ponte-Molle, l'antique pont Milvius, et s'élança de toute la vitesse de son cheval dans la direction où il savait trouver le général de Damas, suivi de loin par le général Rey, avec son détachement, et par Macdonald, avec sa cavalerie légère.

Bonami s'était tellement hâté, qu'il avait laissé derrière lui les troupes de Macdonald et de Rey, auxquelles il fallait au moins une heure pour le rejoindre. Voulant leur en donner le temps, il se présenta comme parlementaire.

On le conduisit au général de Damas.

—Vous avez écrit au commandant en chef de l'armée française, général, lui dit-il; il m'envoie à vous pour que vous m'expliquiez ce que vous désirez de lui.

—Le passage pour ma division, répondit le général de Damas.

—Et s'il vous le refuse?

—Il ne me restera qu'une ressource: c'est de me l'ouvrir l'épée à la main.

Bonami sourit.

—Vous devez comprendre, général, répondit-il, que vous donner bénévolement passage, à vous et à vos sept mille hommes, c'est chose impossible. Quant à vous ouvrir ce passage l'épée à la main, je vous préviens qu'il y aura du travail.

—Alors, que venez-vous me proposer, colonel? demanda le général émigré.

—Ce que l'on propose au commandant d'un corps dans la situation où est le vôtre, général: de mettre bas les armes.

Ce fut au tour du général de Damas de sourire.

—Monsieur le chef d'état-major, répondit-il, quand on est à la tête de sept mille hommes et que chacun de ces sept mille hommes a quatre-vingts cartouches dons son sac, on ne se rend pas, on passe, ou l'on meurt.

—Eh bien, soit! dit Bonami, battons-nous, général.

Le général émigré parut réfléchir.

—Donnez-moi six heures, dit-il, pour rassembler un conseil de guerre et délibérer avec lui sur les propositions que vous me faites.

Ce n'était point l'affaire de Bonami.

—Six heures sont inutiles, dit-il; je vous accorde une heure.

C'était juste le temps dont le chef d'état-major avait besoin pour que son infanterie le rejoignit.

Il fut donc convenu, le général de Damas étant à la merci des Français, que, dans une heure, il donnerait une réponse.

Bonami remit son cheval au galop et rejoignit le général Rey, pour presser la marche de ses troupes.

Mais le général de Damas, de son côté, avait mis à profit cette heure, et, quand Bonami revint avec sa troupe, il le trouva faisant sa retraite en bon ordre sur le chemin d'Orbitello.

Aussitôt, le général Rey et le chef d'état-major Bonami, à la tête, l'un d'un détachement du 16e de dragons, l'autre du 7e de chasseurs, se mirent à la poursuite des Napolitains et les rejoignirent à la Storta, où ils les chargèrent énergiquement.

L'arrière-garde s'arrêta pour faire face aux républicains.

Rey et Bonami, pour la première fois, trouvèrent chez l'ennemi une résistance sérieuse; mais ils l'écrasèrent sous leurs charges réitérées. Pendant ce temps, la nuit vint. Le dévouement et le courage de l'arrière-garde avaient sauvé l'armée. Le général de Damas profita des ténèbres et de sa connaissance des localités pour continuer sa retraite.

Les Français, trop fatigués pour profiter de la victoire, revinrent à la Hueta, où ils passèrent la nuit.

Bonami, en récompense de l'intelligence qu'il avait développée dans la négociation et du courage qu'il avait montré dans la bataille, fut nommé par Championnet général de brigade.

Mais le général de Damas n'en avait pas fini avec les républicains. Macdonald envoya un de ses aides de camp pour informer Kellermann, qui était à Borghetta avec des troupes un peu moins fatiguées que celles qui avaient donné dans la journée, de la direction qu'avait prise la colonne napolitaine. A l'instant même, Kellermann réunit ses troupes et se dirigea, par Ronciglione, sur Toscanelli, où il heurta la colonne du général de Damas. Ces hommes qui fuyaient si facilement, commandés par un général allemand ou napolitain, tinrent ferme sous un général français, et firent une vigoureuse résistance. Damas n'en fut pas moins forcé à la retraite, qu'il soutint en se portant de lui-même à l'arrière-garde, où il combattit avec un admirable courage.

Mais une de ces charges comme en savait faire Kellermann, une blessure que reçut le général émigré, décidèrent la victoire en faveur des Français. Déjà la plus forte partie de la colonne napolitaine avait gagné Orbitello et avait eu le temps de s'embarquer sur les bâtiments napolitains qui se trouvaient dans le port. Poussé vivement dans la ville, Damas eut le temps d'en fermer les portes derrière lui, et, soit considération pour son courage, soit que le général français ne voulût point perdre son temps à l'assaut d'une bicoque, Damas obtint de Kellermann, moyennant l'abandon de son artillerie, de s'embarquer avec son avant-garde sans être inquiété.

Il en résulta que le seul général de l'armée napolitaine qui eût fait son devoir dans cette courte et honteuse campagne était un général français.

Chargement de la publicité...