La San-Felice, Tome 05
The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 05
Title: La San-Felice, Tome 05
Author: Alexandre Dumas
Release date: July 6, 2006 [eBook #18773]
Most recently updated: December 8, 2018
Language: French
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ALEXANDRE DUMAS
LA
SAN-FELICE
TOME V
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
LXXVI
OÙ MICHELE SE FACHE SÉRIEUSEMENT AVEC
LE BECCAÏO.Les illustres fugitifs n'étaient pas les seuls qui, dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre le vent et la mer.
A deux heures et demie, selon sa coutume, le chevalier San-Felice était rentré chez lui, et, avec une agitation en dehors de toutes ses habitudes, avait deux fois appelé:
--Luisa! Luisa!
Luisa s'était élancée dans le corridor; car, au son de la voix de son mari, elle avait compris qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire: elle en fut convaincue en le voyant.
En effet, le chevalier était fort pâle.
Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce qui s'était passé dans la rue San-Carlo, c'est-à-dire la mutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalier était, sous sa douce apparence, extrêmement brave et surtout de cette bravoure que donne aux grands coeurs un profond sentiment d'humanité, son premier mouvement avait été de descendre et de courir au secours du courrier, qu'il avait parfaitement reconnu pour celui du roi; mais, à la porte de la bibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal, qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé:
--Où allez-vous, San-Felice?
--Où je vais? où je vais? avait répondu San-Felice. Votre Altesse ne sait donc pas ce qui se passe?
--Si fait, on égorge un homme. Mais est-ce chose si rare qu'un homme égorgé dans les rues de Naples, pour que vous vous en préoccupiez à ce point?
--Mais celui qu'on égorge est un serviteur du roi.
--Je le sais.
--C'est le courrier Ferrari.
--Je l'ai reconnu.
--Mais comment, pourquoi égorge-t-on un malheureux aux cris de «Mort aux jacobins!» quand, au contraire, ce malheureux est un des plus fidèles serviteurs du roi?
--Comment? pourquoi? Avez-vous lu la correspondance de Machiavel, représentant de la magnifique république florentine à Bologne?
--Certainement que je l'ai lue, monseigneur.
--Eh bien, alors, vous connaissez la réponse qu'il fit aux magistrats florentins à propos du meurtre de Ramiro d'Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiers empalés sur quatre pieux, aux quatre coins de la place d'Imola?
--Ramiro d'Orco était Florentin?
--Oui, et, en cette qualité, le sénat de Florence croyait avoir droit de demander à son ambassadeur des détails sur cette mort étrange.
San-Felice interrogea sa mémoire.
--Machiavel répondit: «Magnifiques seigneurs, je n'ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d'Orco, sinon que César Borgia est le prince qui sait le mieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites.»
--Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec un pâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cher chevalier, et pesez-y la réponse de Machiavel.
Le chevalier remonta sur son échelle, et il n'en avait pas gravi les trois premiers échelons, qu'il avait compris qu'une main qui avait intérêt à la mort de Ferrari, avait dirigé les coups qui venaient de le frapper.
Un quart d'heure après, on appelait le prince de la part de son père.
--Ne quittez pas le palais sans m'avoir revu, dit le duc de Calabre au chevalier; car j'aurai, selon toute probabilité, quelque chose de nouveau à vous annoncer.
En effet, moins d'une heure après, le prince rentra.
--San-Felice, lui dit-il, vous vous rappelez la promesse que vous m'avez faite de m'accompagner en Sicile?
--Oui, monseigneur.
--Êtes-vous toujours prêt à la remplir?
--Sans doute. Seulement, monseigneur...
--Quoi?
--Quand j'ai dit à madame de San-Felice l'honneur que me faisait Votre Altesse...
--Eh bien?
--Eh bien, elle a demandé à m'accompagner.
Le prince poussa une exclamation joyeuse.
--Merci de la bonne nouvelle, chevalier! s'écria-t-il. Ah! la princesse va donc avoir une compagne digne d'elle! Cette femme, San-Felice, est le modèle des femmes, je le sais, et vous vous rappellerez que je vous l'ai demandée pour dame d'honneur de la princesse; car, alors, elle eût été, de nom et de fait, une vraie dame d'honneur; c'est vous qui me l'avez refusée. Aujourd'hui, c'est elle qui vient à nous. Dites-lui, mon cher chevalier, qu'elle sera la bienvenue.
--Je vais le lui dire, en effet, monseigneur.
--Attendez donc, je ne vous ai pas tout dit.
--C'est vrai.
--Nous partons tous cette nuit.
Le chevalier ouvrit de grands yeux.
--Je croyais, dit-il, que le roi avait décidé de ne partir qu'à la dernière extrémité?
--Oui; mais tout a été bouleversé par le meurtre de Ferrari. A dix heures et demie, Sa Majesté quitte le château et s'embarque avec la reine, les princesses, mes deux frères, les ambassadeurs et les ministres, à bord du vaisseau de lord Nelson.
--Et pourquoi pas à bord d'un vaisseau napolitain? Il me semble que c'est faire injure à toute la marine napolitaine que de donner cette préférence à un bâtiment anglais.
--La reine l'a voulu ainsi, et, sans doute par compensation, c'est moi qui m'embarque sur le bâtiment de l'amiral Caracciolo, et, par conséquent, vous vous y embarquez avec moi.
--A quelle heure?
--Je ne sais encore rien de tout cela: je vous le ferai dire. Tenez-vous prêt en tout cas; ce sera probablement de dix heures à minuit.
--C'est bien, monseigneur.
Le prince lui prit la main, et, le regardant:
--Vous savez, lui dit-il, que je compte sur vous.
--Votre Altesse a ma parole, répondit San-Felice en s'inclinant, et c'est un trop grand honneur pour moi de l'accompagner pour que j'hésite un moment à le recevoir.
Puis, prenant son chapeau et son parapluie, il sortit.
La foule, toute grondante encore, encombrait les rues; deux ou trois feux étaient allumés sur la place même du palais, et l'on y faisait rôtir sur les braises des morceaux du cheval de Ferrari.
Quant au malheureux courrier, il avait été mis en morceaux. L'un avait pris les jambes, l'autre les bras; on avait tout mis au bout de bâtons pointus,--les lazzaroni n'avaient encore ni piques ni baïonnettes,--et l'on portait dans les rues ces hideux trophées en criant: «Vive le roi! Mort aux jacobins!»
A la descente du Géant, le chevalier avait rencontré le beccaïo, qui s'était emparé de la tête de Ferrari, lui avait mis une orange dans la bouche, et portait cette tête au bout d'un bâton.
En voyant un homme bien mis,--ce qui était à Naples le signe du libéralisme,--le beccaïo avait eu l'idée de faire baiser au chevalier la tête de Ferrari. Mais, nous l'avons dit, le chevalier n'était pas homme à céder à la crainte. Il avait refusé de donner la sanglante accolade et avait rudement repoussé l'ignoble assassin.
--Ah! misérable jacobin! s'écria le beccaïo, j'ai décidé que vous vous embrasseriez, cette tête et toi, et, mannaggia la Madonna! vous vous embrasserez.
Et il revint à la charge.
Le chevalier, qui n'avait pour toute arme que son parapluie, se mit en défense avec son parapluie.
Mais, au cri «Le jacobin! le jacobin!» poussé par le beccaïo, tous les misérables qui venaient d'habitude à ce cri étaient accourus, et déjà un cercle menaçant se formait autour du chevalier,--quand un homme fendit ce cercle, envoya, d'un coup de pied dans la poitrine, le beccaïo rouler à dix pas, tira son sabre, et, se plaçant devant le chevalier:
--En voilà un drôle de jacobin! dit-il; le chevalier San-Felice, bibliothécaire de Son Altesse royale le prince de Calabre, rien que cela! Eh bien, continua-t-il en faisant le moulinet avec son sabre, que lui voulez-vous, au chevalier San-Felice?
--Le capitaine Michele! crièrent les lazzaroni. Vive le capitaine Michele! il est des nôtres!
--Ce n'est point «Vive le capitaine Michele!» qu'il faut crier; c'est «Vive le chevalier San-Felice!» et cela tout de suite.
La foule, à laquelle il est égal de crier: Vive un tel! ou Mort à un tel! pourvu qu'elle crie, hurla d'une seule voix:
--Vive le chevalier San-Felice!
Seul, le beccaïo s'était tu.
--Allons, allons, lui dit Michele, ce n'est point une raison parce que c'est devant la porte de son jardin que tu as reçu ta pile, pour que tu ne cries pas: «Vive le chevalier!»
--Et s'il ne me plaît pas de le crier, à moi! dit le beccaïo.
--Ce sera absolument comme si tu chantais, attendu qu'il me plaît, à moi, que tu le cries! Ainsi donc, continua Michele, vive le chevalier San-Felice, et tout de suite, ou je t'appareille l'autre oeil!
Et il fit tourner son sabre autour de la tête du beccaïo, qui devint très-pâle, encore plus de terreur que de colère.
--Mon ami, mon bon Michele, dit le chevalier, laisse cet homme tranquille. Tu vois bien qu'il ne me connaît pas.
--Et quand il ne vous connaîtrait pas, serait-ce une raison pour vouloir vous forcer de baiser la tête de ce malheureux qu'il a tué? Il est vrai qu'il vaudrait mieux encore baiser cette tête, qui est celle d'un honnête homme, que la sienne, qui est celle d'un coquin.
--Vous l'entendez! hurla le beccaïo, il appelle des jacobins des honnêtes gens!
--Tais-toi, misérable! Cet homme n'était pas un jacobin, tu le sais bien: c'était Antonio Ferrari, le courrier du roi et l'un des plus résolus serviteurs de Sa Majesté. Et, si vous ne me croyez pas, demandez au chevalier. Chevalier, dites à ces hommes qui ne sont point méchants, mais qui ont le malheur de suivre un méchant, dites-leur ce qu'était le pauvre Antonio.
--Mes amis, dit le chevalier, Antonio Ferrari, qui vient d'être tué, a, en effet, été victime de quelque erreur fatale; car c'était un des serviteurs dévoués de votre bon roi, qui pleure en ce moment sa mort.
La foule écoutait avec stupéfaction.
--Ose dire maintenant que cette tête n'est pas celle de Ferrari et que Ferrari n'était pas un honnête homme! Dis-le! mais dis-le donc, que j'aie l'occasion de te couper l'autre moitié du visage!
Et Michele leva son sabre sur le beccaïo.
--Grâce! dit celui-ci en tombant à genoux: je dirai tout ce que tu voudras.
--Et moi, je ne dirai qu'une chose, c'est que tu es un lâche! Va-t'en, et, quand tu te trouveras sur mon chemin, vingt pas à l'avance, à droite ou à gauche, aie soin de te déranger.
Le beccaïo se retira au milieu des huées de cette foule qui, un instant auparavant, l'applaudissait, et gui se divisa en deux bandes: l'une suivit le beccaïo en l'injuriant; l'autre suivit Michele et le chevalier en criant:
--Vive Michele! Vive le chevalier San-Felice! Michele resta à la porte du jardin pour congédier son escorte; le chevalier rentra chez lui, et, comme nous l'avons dit, appela Luisa.
Nous venons de raconter ce qu'il avait vu des fenêtres de la bibliothèque et ce qui lui était arrivé à la descente du Géant: deux choses suffisantes, à notre avis, pour motiver sa pâleur.
A peine eut-il dit à Luisa le motif qui le ramenait, qu'elle devint à son tour plus pâle que lui; mais elle ne répliqua point une parole, ne fit point une observation; seulement:
--A quelle heure le départ? demanda-t-elle.
--Entre dix heures et minuit, répondit le chevalier.
--Je serai prête, dit-elle; ne vous inquiétez pas de moi, mon ami.
Et elle se retira dans sa chambre, sous prétexte de faire ses préparatifs de départ, en donnant l'ordre que le dîner fût, comme d'habitude, servi à trois heures.
LXXVII
FATALITÉ.
Ce n'était point dans sa chambre que s'était retirée Luisa; c'était dans celle de Salvato.
Dans la lutte entre le devoir et l'amour, le premier avait vaincu; mais, ayant sacrifié son amour au devoir, elle se croyait par cela même le droit de donner des larmes à son amour.
Aussi, depuis le jour où Luisa avait dit à son mari: «Je partirai avec vous,» elle avait beaucoup pleuré.
Ne sachant comment faire tenir ses lettres à Salvato, elle ne lui avait point écrit; mais elle avait reçu deux nouvelles lettres de lui.
Cet amour si ardent, cette joie si profonde qu'elle trouvait à chaque ligne dans les lettres du jeune homme lui brisait le coeur, lorsqu'elle songeait surtout à quel amer désappointement Salvato serait en proie quand, plein d'espérance et de sécurité, croyant trouver la fenêtre ouverte et Luisa dans la chambre où elle pleurait si douloureusement à cette heure, il trouverait Luisa absente et la fenêtre fermée.
Et pourtant, elle ne se repentait point de ce qu'elle avait promis ou plutôt offert: elle eût eu le choix, maintenant que l'heure du départ était arrivée, qu'elle eût agi comme elle avait fait.
Elle appela Giovannina.
Celle-ci accourut. Elle avait vu Michele à la cuisine et se doutait qu'il arrivait quelque chose d'extraordinaire.
--Nina, lui dit sa maîtresse, nous quittons Naples cette nuit. C'est vous que je charge du soin de réunir et de mettre dans des caisses les objets de mon usage habituel. Vous les connaissez aussi bien que moi, n'est-ce pas?
--Sans doute, je les connais, répondit la femme de chambre, et je ferai ce que madame m'ordonne; mais j'ai besoin que madame ait la bonté de m'éclairer sur un point.
--Lequel? Dites Nina, répliqua la San-Felice, un peu étonnée de la fermeté progressive avec laquelle la femme de chambre avait répondu à l'ordre qu'elle lui donnait.
--Mais sur ces paroles: «Nous quittons Naples;» madame a dit cela, je crois?
--Sans doute, je l'ai dit.
--Est-ce que madame comptait m'emmener avec elle?
--Si vous eussiez voulu, oui; mais, pour peu que la chose vous déplaise...
Nina vit qu'elle avait été trop loin.
--Si je ne dépendais que de moi, ce serait avec le plus grand plaisir que je suivrais madame jusqu'au bout du monde, dit-elle; mais, par malheur, j'ai une famille.
--Ce n'est jamais un malheur d'avoir une famille mon enfant, dit Luisa avec une suprême douceur.
--Excusez-moi, madame, si je dis un peu trop franchement...
--Vous n'avez pas besoin d'excuse. Vous avez une famille, disiez-vous, et cette famille, alliez-vous dire, ne permettra point que vous quittiez Naples.
--Non, madame, j'en suis sûre, répondit vivement Giovannina.
--Mais cette famille permettrait-elle, continua Luisa, qui venait de songer qu'il serait moins cruel à Salvato de trouver, elle absente, quelqu'un à qui parler d'elle, qu'une porte fermée et une maison muette,--cette famille permettrait-elle que vous restassiez ici comme une personne de confiance chargée de veiller sur la maison?
--Oh! pour cela, oui, s'écria Nina avec une vivacité qui, si elle eût eu le moindre soupçon de ce qui se passait dans le coeur de la jeune fille, eût ouvert les yeux de Luisa.
Puis, se modérant:
--Car ce sera toujours, ajouta-t-elle, un honneur et un plaisir pour moi d'être chargée des intérêts de madame.
--Eh bien, alors, Nina, quoique je sois habituée à votre service, dit la jeune femme, vous resterez. Peut-être notre absence ne sera pas longue. Pendant cette absence, à ceux qui viendront pour me voir--retenez bien mes paroles, Nina,--vous direz que le devoir de mon mari était de suivre le prince, et que mon devoir, à moi, était de suivre mon mari; vous direz--car vous appréciez mieux que personne, vous qui ne voulez pas quitter Naples, ce que je souffre, moi, en le quittant--vous direz, que c'est les yeux baignés de larmes que je fais mes premiers, et qu'à l'heure de mon départ, je ferai mes derniers adieux à chacune des chambres de cette maison et à chacun des objets renfermés dans ces chambres. Et, quand vous parlerez de ces larmes, vous saurez que ce ne sont point de vaines paroles, car vous les aurez vues couler.
Luisa acheva ces paroles en sanglotant.
Nina la regardait avec une certaine joie, profitant de ce qu'ayant son mouchoir sur les yeux, sa maîtresse ne pouvait lire l'expression fugitive qui éclairait son visage.
--Et...--elle hésita un instant,--et si M. Salvato vient, que lui dirai-je, à lui?
Luisa découvrit son visage et, avec une suprême sérénité:
--Que je l'aime toujours, répondit-elle, et que cet amour durera autant que ma vie. Allez dire à Michele qu'il ne s'éloigne pas: j'ai à lui parler avant mon départ et je compte sur lui pour me conduire jusqu'au bateau.
Nina sortit.
Restée seule, Luisa imprima son visage dans l'oreiller resté sur le lit, laissa un baiser dans l'empreinte qu'elle avait faite et sortit à son tour.
Trois heures venaient de sonner, et, avec sa ponctualité ordinaire que rien ne pouvait troubler, le chevalier entrait dans la salle à manger par la porte de son cabinet de travail, tandis que Luisa y entrait par celle de sa chambre à coucher.
Michele se tenait debout sur le perron en dehors de la porte.
Le chevalier le chercha des yeux.
--Où est donc Michele? demanda-t-il. J'espère bien qu'il n'est point parti?
--Non, dit Luisa, le voici. Viens donc, Michele! le chevalier t'appelle, et, moi, j'ai besoin de te parler.
Michele entra.
--Tu sais ce qu'a fait ce garçon-là! dit le chevalier à Luisa en lui posant la main sur l'épaule.
--Non, fit la jeune femme; quelque chose de bien, j'en suis sûr.
Puis, mélancoliquement:
--On l'appelle Michele le Fou à la Marinella; mais l'amitié qu'il a pour nous, à mes yeux, du moins, ajouta-t-elle, lui tient lieu de raison.
--Ah! pardieu! dit Michele, voilà une belle affaire!
--Il est vrai que cela ne vaut pas la peine d'en parler, continua San-Felice avec son bon sourire;je suis si distrait, qu'en rentrant, je ne t'en ai rien dit;--il m'a très-probablement sauvé la vie.
--Allons donc! fit Michele.
--Sauvé la vie! Et comment cela? demanda Luisa avec une vive altération dans la voix.
--Imagine-toi qu'il y avait un drôle qui voulait me faire baiser la tête de ce malheureux Ferrari, et qui, parce que je ne voulais pas la baiser, m'appelait jacobin. C'est malsain, d'être appelé jacobin, par le temps qui court. Le mot commençait à faire son effet. Michele s'est élancé entre moi et la foule, il a joué du sabre et l'homme s'en est allé en me menaçant, je crois. Que pouvait-il donc avoir contre moi?
--Pas contre vous, mais contre la maison probablement. Vous vous rappelez ce que vous a dit le docteur Cirillo d'un assassinat qui avait eu lieu sous vos fenêtres dans la nuit du 22 au 23 septembre; eh bien, c'est un des cinq ou six coquins qui ont été si bien étrillés par celui-là même qu'ils voulaient assassiner.
--Ah! ah! et c'est sous mes fenêtres qu'il a reçu la balafre qu'il a sous l'oeil.
--Justement.
--Je comprends que l'endroit lui paraisse néfaste; mais qu'ai-je à voir là dedans?
--Rien, bien entendu; mais, si jamais vous aviez affaire dans le Vieux-Marché, je vous dirais: «Si cela vous est égal, monsieur le chevalier, n'y allez pas sans moi.»
--Je te le promets. Et maintenant embrasse ta soeur, mon garçon, et mets-toi à table avec nous.
Michele était habitué à cet honneur que lui faisaient de temps en temps le chevalier et Luisa. Il ne fit donc aucune difficulté d'accepter l'invitation, maintenant surtout qu'étant nommé capitaine, il avait monté quelques-uns des degrés de l'échelle sociale qui, autrefois, le séparaient de ses nobles amis.
Vers quatre heures, une voiture s'arrêta à la porte de la rue, Nina introduisit le secrétaire du duc de Calabre, qui passa avec le chevalier dans son cabinet, mais en sortit presque aussitôt.
Michele avait fait semblant de ne rien voir.
En sortant du cabinet, et après avoir reconduit le secrétaire du prince, le chevalier fit à Luisa un signe pour lui demander s'il pouvait se confier à Michele.
Luisa qui savait que Michele se ferait tuer pour elle encore bien plus que pour le chevalier, lui répondit que oui.
Le chevalier regarda un instant Michele.
--Mon cher Michele, lui dit-il, tu vas nous promettre de ne pas dire à qui que ce soit au monde un seul mot du secret que nous allons te confier.
--Ah! ah! tu sais ce que c'est, petite soeur?
--Oui.
--Et il faut se taire?
--Tu entends bien ce que te dit le chevalier? Michele fit une croix sur sa bouche.
--Parlez: c'est comme si le beccaïo m'eût coupé la langue.
--Eh bien, Michele, tout le monde part ce soir.
--Comment, tout le monde? Qui cela?
--Le roi, la reine, la famille royale, nous-mêmes.
Les larmes vinrent aux yeux de Luisa. Michele jeta un rapide coup d'oeil sur elle et vit ces larmes.
--Et pour quel pays part-on? demanda Michele.
--Pour la Sicile.
Le lazzarone secoua la tête.
--Ah! ah! fit le chevalier.
--Je n'ai pas l'honneur d'être du conseil de Sa Majesté, dit Michele; mais, si j'en étais, je lui dirais: «Sire, vous avez tort.»
--Oh! pourquoi n'a-t-il pas des conseillers aussi francs que toi, Michele!
--On le lui a dit, reprit le chevalier; l'amiral Caracciolo, le cardinal Ruffo le lui ont dit; mais la reine a eu peur, mais M. Acton a eu peur, et, à la suite du meurtre d'aujourd'hui, le roi s'est décidé à partir.
--Ah! ah! fit Michele, je commence à comprendre pourquoi, au nombre des assassins, j'ai vu Pasquale de Simone et le beccaïo. Quant à fra Pacifico, pauvre homme, il y était, comme son âne, sans savoir pourquoi.
--Alors, Michele, demanda Luisa, tu crois que c'est la reine...?
--Chut! petit soeur; on ne dit pas de ces choses-là à Naples, on se contente de les penser. N'importe! le roi a tort. Si le roi était resté à Naples, jamais les Français n'y seraient entrés, non, jamais: nous nous serions plutôt fait tuer tous! Ah! si le peuple savait que le roi veut partir!
--Oui; mais il ne faut pas qu'il le sache, Michele. Voilà pourquoi je t'ai fait faire serment de ne rien de dire ce que j'allais te révéler. Enfin, nous partons ce soir, Michele.
--Et petite soeur aussi? demanda Michele avec un accent dont il n'avait pu chasser toute surprise.
--Oui; elle a voulu venir, elle a voulu me suivre, cette chère enfant bien-aimée, dit le chevalier en étendant sa main au-dessus de la table pour chercher celle de Luisa.
--Eh bien, dit Michele, vous pouvez vous vanter d'avoir épousé une sainte, vous!
--Michele!... fit Luisa.
--Je sais ce que je dis. Et vous partez, vous partez ce soir! Madonna! moi, je voudrais bien être quelqu'un: je partirais aussi avec vous.
--Viens, Michele! viens! s'écria Luisa, qui voyait dans Michele un ami auquel elle pourrait parler de Salvato.
--Par malheur, c'est impossible, petite soeur; chacun a son devoir. Le tien veut que tu partes, et le mien m'ordonne de rester. Je suis capitaine et chef du peuple, et ce n'est pas seulement pour faire le moulinet autour de la tête du beccaïo que j'ai un sabre au côté: c'est pour me battre, c'est pour défendre Naples, c'est pour tuer le plus de Français que je pourrai.
Luisa ne put réprimer un mouvement.
--Oh! sois tranquille, petite soeur, reprit Michele en riant, je ne les tuerai pas tous.
--Eh bien, pour en finir, continua le chevalier, nous nous embarquons ce soir à la Vittoria, pour rejoindre la frégate de l'amiral Caracciolo, derrière le château de l'Oeuf. Je voulais te prier de ne pas quitter ta soeur et, au besoin, de faire pour elle, au moment de l'embarquement, ce que tu as fait, il y a deux heures, pour moi, c'est-à-dire de la protéger.
--Oh! sous ce rapport-là, vous pouvez être tranquille, chevalier. Pour vous, je me ferais tuer; mais, pour elle, je me ferais hacher en morceaux. Mais, c'est égal, si le peuple savait cela, il y aurait une fière émeute.
--Ainsi, dit le chevalier se levant de table, j'ai ta parole, Michele: tu ne quittes Luisa que quand elle sera dans la barque.
--Soyez tranquille, je ne la quitte d'ici là pas plus que son ombre un jour de soleil, attendu qu'aujourd'hui je ne sais pas trop ce que chacun de nous a fait de la sienne.
Le chevalier, qui avait tous ses papiers à mettre en ordre, tous ses livres à emballer, tous ses manuscrits commencés à emporter avec lui, rentra dans son cabinet.
Quant à Michele, qui n'avait rien à faire qu'à regarder sa petite soeur, il fixa son regard bienveillant sur elle, et, voyant deux grosses larmes qui coulaient silencieusement de ses beaux yeux sur ses joues:
--C'est égal, dit-il, il y a des hommes qui ont une fière chance, et le chevalier est de ces hommes-là. Mannaggia la Madonna! ce n'est pas Assunta qui ferait pour moi ce que tu fais pour lui.
Luisa se leva, et, si vite qu'elle rentrât dans sa chambre, si rapidement qu'elle en refermât la porte, Michele put entendre le bruit des sanglots qui, malgré elle, maintenant qu'elle était seule, s'échappaient tumultueusement de sa poitrine.
Nous avons déjà, dans une autre circonstance, et quand c'était Salvato et non Luisa qui quittait Naples, suivi de l'oeil le mouvement lent et inégal de l'aiguille sur la pendule. Ce mouvement, en même temps que nous, deux coeurs le suivaient; mais, appuyés l'un à l'autre, il leur paraissait à coup sur moins douloureux qu'à ce pauvre coeur isolé qui n'avait d'autre soutien que le sentiment du devoir accompli.
Luisa n'avait, comme d'habitude, fait que passer par sa chambre et avait regagné sur la pointe du pied celle de Salvato. En traversant le corridor, elle avait, avec un certain étonnement, recueilli quelques notes de la voix de Giovannina chantant une gaie chanson napolitaine. Aux accents de cette gaieté un peu intempestive, Luisa avait soupiré et s'était contentée de se dire à elle-même:
--Pauvre fille! elle est contente de ne pas quitter Naples, et, si j'étais libre et que je restasse comme elle à Naples, comme elle, moi aussi, je chanterais quelque gaie chanson napolitaine.
Et elle était rentrée dans sa chambre, le coeur encore plus oppressé qu'auparavant de cette gaieté qui faisait contraste avec sa douleur.
Il est inutile de dire quelles pensées occupaient le coeur de Luisa une fois qu'elle était rentrée dans le sanctuaire de son amour. Toute sa vie repassait devant ses yeux, et nous disons toute sa vie, car, dans ses souvenirs, elle n'avait vécu que pendant les six semaines que Salvato avait habité cette chambre.
Alors, depuis le moment où le blessé avait été apporté sur son lit de douleur jusqu'à celui où, appuyé à son bras, le convalescent était sorti de la maison par cette fenêtre donnant sur la petite ruelle; où, avant de quitter cette fenêtre, il avait, dans un premier et dernier baiser, appuyé ses lèvres sur les siennes et versé son âme dans sa poitrine,--alors, non-seulement chaque jour, mais chaque heure du jour passait devant elle, triste ou joyeuse, sombre ou éclairée.
Et, comme toujours, elle suivait, les yeux du corps fermés, mais avec les yeux de l'âme, cette longue et blanche théorie,--lorsqu'elle entendit gratter doucement à sa porte, et que, de sa voix la plus douce, Michele lui souffla par le trou de la serrure:
--C'est moi, petite soeur.
--Entre, Michele, entre, dit-elle; tu sais bien que, toi, tu peux entrer.
Michele entra; il tenait une lettre à la main.
Luisa resta les yeux fixés sur cette lettre, les bras étendus, la respiration suspendue.
Aurait-elle cette suprême consolation dans un pareil moment de recevoir une dernière lettre de Salvato?
--C'est une lettre de Portici, dit Michele. Je l'ai prise des mains du facteur, et je te l'apporte.
--Oh! donne, donne! s'écria Luisa, c'est de lui!
Michele lui remit la lettre et alla fermer la porte. Mais, avant de la fermer:
--Dois-je rester? dois-je sortir? demanda-t-il.
--Reste, reste, cria Luisa. Tu sais bien que je n'ai pas de secrets pour toi.
Michele resta, mais se tint près de la porte.
Luisa décacheta vivement la lettre, et, comme toujours, essaya vainement de la lire. Les larmes et l'émotion étendaient devant ses yeux un brouillard qu'il fallait quelques secondes pour dissiper.
Enfin, elle put lire:
«San-Germano, 19 décembre, au matin.»
--Il est à San-Germano, ou plutôt il y était lorsqu'il m'écrivait cette lettre, dit Luisa à Michele.
--Lis, petite soeur, lui répondit celui-ci: cela te fera du bien.
Elle reprit,--car elle s'était interrompue pour respirer en renversant sa tête en arrière et en appuyant la lettre contre son coeur,--elle reprit:
«San-Germano, 19 décembre, au matin.
»Chère Luisa,
»Laissez-moi partager avec vous une grande joie: je viens de revoir la seule personne que j'aime d'un amour égal à celui que je vous ai voué, quoiqu'il soit bien différent: je viens de revoir mon père!
»Ce qu'il est et où il est, c'est un secret que je dois garder, même vis-à-vis de vous, mais que néanmoins je vous dirais bien certainement si j'étais près de vous. Un secret pour vous! En vérité, j'en ris moi-même. Est-ce qu'on a des secrets pour sa seconde âme?
»Je viens de passer une nuit, depuis neuf heures du soir jusqu'à six heures du matin avec mon père, que, depuis dix ans, je n'avais pas vu. Toute la nuit, il m'a parlé de la mort et de Dieu; toute la nuit, je lui ai parlé de mon amour et de vous.
»C'est à la fois, chose rare, un esprit élevé et un coeur tendre que mon père. Il a beaucoup aimé, beaucoup souffert, et, plaignez-le, il ne croit pas.
»Priez pour le père, cher ange du fils, et Dieu, qui ne doit avoir rien à vous refuser, lui accordera peut-être la foi.
»Une autre femme que vous, Luisa, se serait déjà étonnée de ne pas avoir trouvé vingt fois dans ces lignes le mot: «Je vous aime!» Vous l'avez déjà lu cent fois, vous, n'est-ce pas? Vous parler de mon père, dont je ne puis parler à personne, vous dire ma joie de l'avoir revu, vous le comprenez bien, n'est-ce pas? c'est mettre mon coeur dans vos mains, et c'est vous dire à deux genoux: «Je vous aime, ma Luisa! je vous aime!»
»Me voilà donc à vingt lieues de vous, ma belle fée du Palmier, et, quand vous recevrez cette lettre, j'en serai plus rapproché encore. Les brigands nous harcèlent, nous assassinent, nous mutilent, mais ne nous arrêtent point. C'est que nous ne sommes point une armée, c'est que nous ne sommes point des hommes en marche pour envahir un royaume et conquérir une capitale: nous sommes une idée faisant le tour du monde.
»Bon! voilà que je parle politique!
»Je parie que je devine où vous lisez ma lettre. Vous la lisez dans notre chambre, assise au chevet de mon lit, dans cette chambre où nous nous reverrons et ou j'oublierai, en vous revoyant, les longs jours passés loin de vous...»
Luisa s'interrompit: les larmes lui voilaient les yeux, les sanglots lui coupaient la voix.
Michele courut à elle et se mit à ses genoux.
--Voyons, petite soeur, lui dit-il, du courage! C'est beau, ce que tu fais, et le bon Dieu t'en récompensera. Et qui sait, mon Dieu! vous êtes jeunes tous deux: peut-être, un jour, vous reverrez-vous.
Luisa secoua la tête.
--Non, non, dit-elle avec un mouvement qui fit pleuvoir les larmes de ses yeux fermés; non, nous ne nous reverrons jamais. Et il vaut mieux que je ne le revoie pas; je l'aime trop, Michele, et ce n'est que depuis que j'ai décidé de ne plus le revoir que je sais combien je l'aime.
--Enfin, tu sais, dit Michele, il y a dans ta douleur quelque chose de bon à ce que tu ne le revoies pas; il y avait, au bout de votre amour, une triste prédiction de Nanno.
--Oh! s'écria Luisa, que m'importeraient toutes les prédictions du monde si je pouvais l'aimer sans crime!
--Voyons, lis, lis; cela vaudra mieux, dit Michele.
--Non, dit Luisa mettant la lettre à moitié lue dans sa poitrine, non, s'il me parlait trop du bonheur qu'il aura de me revoir, peut-être ne partirais-je pas!
En ce moment, on entendit la voix de San-Felice qui appelait Luisa.
La jeune femme s'élança dans le corridor, dont Michele ferma la porte derrière elle et derrière lui.
La porte de la salle à manger donnant sur le salon était ouverte; dans le salon, était le docteur Cirillo.
Une vive rougeur monta aux joues de Luisa. Le docteur Cirillo, lui aussi, était dans son secret. D'ailleurs, elle n'ignorait point que c'était par les mains du comité libéral, dont Cirillo faisait partie, que lui parvenaient les lettres de Salvato.
--Chère amie, dit le chevalier à Luisa, voici notre bon docteur, que nous n'avions pas vu depuis longtemps, qui vient prendre des nouvelles de ta santé; j'espère qu'il en sera content.
Le docteur salua la jeune femme et s'aperçut, au premier coup d'oeil, du trouble moral qui l'agitait.
--Elle va mieux, dit-il, mais elle n'est point encore guérie, et je suis enchanté d'être venu aujourd'hui.
Le docteur appuya sur le mot aujourd'hui; Luisa baissa les yeux.
--Allons, dit San-Felice, il faut encore que je vous laisse seul avec elle. En vérité, vous autres médecins, vous avez des priviléges que les maris eux-mêmes n'ont pas. Heureusement pour vous, j'ai quelque chose à faire; sans quoi, bien certainement j'écouterais à la porte.
--Et vous auriez tort, mon cher chevalier, dit Cirillo; car nous avons à nous dire des choses de la plus haute importance politique; n'est-ce pas, ma chère enfant?
Luisa essaya de sourire; mais ses lèvres ne se crispèrent que pour laisser passer un soupir.
--Allons, allons, laissez-nous, chevalier, dit Cirillo; c'est plus grave que je ne croyais.
Et, en riant, il poussa San-Felice vers la porte, qu'il ferma derrière lui.
Puis, revenant à Luisa et lui prenant les deux mains.
--A nous deux, ma chère fille, lui dit-il. Vous avez pleuré?
--Oh! oui, et beaucoup! murmura-t-elle.
--Depuis que vous avez reçu une lettre de lui, ou auparavant?
--Auparavant et depuis.
--Lui est-il arrivé quelque accident?
--Aucun, Dieu merci!
--Tant mieux, car c'est une noble et vigoureuse nature; un de ces hommes comme nous n'en aurons jamais assez dans notre pauvre royaume de Naples. Vous avez donc un autre sujet de chagrin?
Luisa ne répondit point, mais ses yeux se mouillèrent.
--Vous n'avez point à vous plaindre de San-Felice, je présume? demanda Cirillo.
--Oh! s'écria Luisa en joignant les mains, c'est l'ange de la paternelle bonté.
--Je comprends, il part et vous restez.
--Il part, et je le suis.
Cirillo regarda la jeune femme d'un oeil étonné qui, peu à peu, se mouilla de larmes.
--Et vous, lui dit-il, quel ange êtes-vous? Je n'en connais pas au ciel un seul dont vous ne soyez digne de porter le nom, et qui soit digne de porter le vôtre.
--Vous voyez bien que je ne suis pas un ange, puisque je pleure; les anges ne pleurent pas pour faire leur devoir.
--Faites-le, et pleurez en le faisant, vous n'en aurez que plus de mérite; faites-le, et, moi, je ferai le mien en lui disant combien vous l'aimez, combien vous avez souffert. Allez! et, de temps en temps, dans vos prières, dites un mot de moi: ce sont les voix comme la vôtre qui ont l'oreille du Seigneur.
Cirillo voulut lui baiser les mains; mais Luisa lui jeta ses bras au cou.
--Oh! embrassez-moi comme un père embrasse sa fille, lui dit-elle.
Et, comme l'illustre docteur l'embrassait avec un respect mêlé d'admiration:
--Oh! vous le lui direz! vous le lui direz! n'est-ce pas? murmura-t-elle tout bas à son oreille.
Cirillo lui serra la main en signe de promesse.
San-Felice entra et trouva Luisa dans les bras de son ami.
--Eh bien, lui dit-il en riant, c'est donc en les embrassant que vous donnez des consultations à vos malades, docteur?
--Non; mais c'est en les embrassant que je prends congé de ceux que j'aime, de ceux que j'estime, de ceux que je vénère. Ah! chevalier, chevalier, vous êtes un homme heureux!
--Il est si digne de l'être, dit Luisa tendant la main à son mari.
--Ce n'est pas toujours une raison, dit Cirillo. Et maintenant, au revoir, chevalier, car j'espère que nous nous reverrons. Allez! et servez votre prince. Moi, je reste et vais tâcher de servir mon pays.
Puis, réunissant la main du mari et celle de la femme dans la sienne:
--Je voudrais être saint Janvier, leur dit-il, non pas pour faire un miracle deux fois par an, ce qui est bien joli cependant dans notre époque où les miracles sont rares, mais pour vous bénir comme vous méritez de l'être. Adieu!
Et il s'élança hors de la maison.
San-Felice le suivit jusqu'au perron, lui fit encore un signe d'adieu de la main; puis, revenant à sa femme:
--A dix heures, lui dit-il, la voiture du prince vient nous prendre ici.
--A dix heures, je serai prête, répondit Luisa.
Elle l'était, en effet. Après avoir dit adieu à la chambre bien-aimée, après avoir pris congé de tous les objets qu'elle renfermait, après avoir coupé une boucle de ses beaux cheveux blonds, après avoir noué avec eux, aux pieds du crucifix, un billet sur lequel elle avait écrit ces quatre mots: «Mon frère, je t'aime!» elle prit le bras de son mari, et, éplorée comme la Madeleine, mais pure comme la Vierge, elle monta avec lui dans la voiture du prince.
Michele monta sur le siége.
Nina, les lèvres frémissantes de joie, baisa la main de sa maîtresse.
Puis la portière se referma et la voiture partit.
Nous avons dit le temps qu'il faisait. Le vent, la grêle et la pluie battaient les vitres de la voiture, et le golfe que, malgré l'obscurité, l'on apercevait dans toute son étendue, n'était qu'une nappe d'écume boursouflée par les vagues. San-Felice jeta un regard d'effroi sur cette mer furieuse, que Luisa, battue d'une tempête bien autrement violente, ne voyait même pas. L'idée du danger auquel il allait exposer la seule créature qu'il aimât au monde, l'épouvanta. Il tourna les yeux vers Luisa. Elle était pâle et immobile dans l'angle de la voiture. Ses yeux étaient fermés, et, ne croyant pas être vue dans l'obscurité, elle laissait couler des larmes sur ses joues. Alors, pour la première fois, l'idée vint au chevalier que sa femme lui faisait quelque grand sacrifice qu'il ignorait. Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Luisa rouvrit les yeux, et, souriant à son mari à travers les larmes:
--Que vous êtes bon, mon ami, lui dit-elle, et que je vous aime!
Le chevalier passa un bras autour de son cou, appuya la tête de Luisa contre sa poitrine, et, relevant le capuchon de la mante de satin qui les couvrait, il baisa ses cheveux d'une lèvre frémissante et plus que paternelle cette fois.
Luisa ne put retenir un gémissement.
Le chevalier fit semblant de ne pas l'entendre.
On arriva à la descente de la Vittoria.
Une barque, montée de six rameurs, attendait, se maintenant à grand'peine contre les vagues qui la poussaient vers la plage.
A peine les rameurs eurent-ils vu la voiture s'arrêter, que, comprenant que ceux qu'ils attendaient étaient dedans, ils crièrent:
--Faites vite! la mer est mauvaise; à peine sommes-nous maîtres de la barque.
Et, en effet, San-Felice n'eut qu'à jeter un coup d'oeil sur l'embarcation pour voir qu'elle et ceux qui la montaient étaient en danger de perdition.
Le chevalier dit un mot tout bas au cocher, un mot tout bas à Michele, prit Luisa par le bras et descendit avec elle jusqu'à la plage.
Avant qu'ils fussent arrivés au bord de la mer, une vague, en se brisant sur le sable, les avait couverts d'écume.
Luisa jeta un cri.
Le chevalier la prit entre ses bras et la pressa contre son coeur.
Puis, appelant Michele d'un signe:
--Attends, dit-il à Luisa; je descends dans la barque, et, une fois descendu, Michele et moi, nous t'aiderons à descendre à ton tour.
Luisa en était à ce point de la douleur qui précède le complet anéantissement des forces et qui laisse à peine à la volonté la faculté de s'exprimer. Elle passa donc, presque sans s'en apercevoir, des bras du chevalier dans ceux de son frère de lait.
Le chevalier s'approcha résolument de la barque, et, au moment où, à l'aide d'une gaffe, deux hommes la maintenaient, sinon immobile, du moins proche du rivage, il sauta dans l'embarcation en criant:
--Au large!
--Et la petite dame? demanda le patron.
--Elle reste, dit San-Felice.
--Le fait est, répliqua le patron, que ce n'est pas là un temps à embarquer des femmes. Nagez, mes garçons! nagez d'ensemble, et vivement!
En une seconde, la barque fut à dix brasses du rivage.
Tout cela s'était passé si rapidement, que Luisa n'avait pas eu le temps de deviner la résolution de son mari, et, par conséquent, de la combattre.
En voyant la barque s'éloigner, elle jeta un cri:
--Et moi! et moi! dit-elle en essayant de s'arracher des bras de Michele pour suivre son mari, et moi! vous m'abandonnez donc?
--Que dirait ton père, à qui j'ai promis de veiller sur toi, en me voyant t'exposer à un pareil danger? répondit San-Felice en haussant la voix.
--Mais je ne puis rester à Naples! cria Luisa en se tordant les bras; je veux partir, je veux vous suivre! A moi, Luciano! si je reste, je suis perdue!
Le chevalier était déjà loin; une rafale de vent apporta ces mots:
--Michele, je te la confie!
--Non, non, cria Luisa désespérée; à personne qu'à toi, Luciano! Tu ne sais donc pas! je l'aime!
Et, en jetant au chevalier ces derniers mots, dans lesquels Luisa avait mis tout ce qui lui restait de force, son âme sembla l'abandonner.
Elle s'évanouit.
--Luisa! Luisa! fit Michele en essayant vainement de rappeler sa soeur de lait à la vie.
--Anankè! murmura une voix derrière Michele.
Le lazzarone se retourna.
Une femme était debout derrière eux, et, à la lueur d'un éclair, il reconnut l'Albanaise Nanno, qui, voyant le chevalier parti pour la Sicile et Luisa rester à Naples, prononçait en grec le mot mystérieux et terrible que nous avons donné pour titre à ce chapitre: FATALITÉ.
Au même moment, la barque qui emportait le chevalier disparaissait derrière la sombre et massive construction du château de l'Oeuf.
LXXVIII
JUSTICE DE DIEU.
Le 22 décembre au matin, c'est-à-dire le lendemain du jour et de la nuit où s'étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, des groupes nombreux stationnaient dès le point du jour devant des affiches aux armes royales apposées pendant la nuit sur les murailles de Naples.
Ces affiches renfermaient un édit déclarant que le prince de Pignatelli était nommé vicaire du royaume, et Mack lieutenant général.
Le roi promettait de revenir de la Sicile avec de puissants secours.
La vérité terrible était donc enfin révélée aux Napolitains. Toujours lâche, le roi abandonnait son peuple, comme il avait abandonné son armée. Seulement, cette fois, en fuyant, il dépouillait la capitale de tous les chefs-d'oeuvre recueillis depuis un siècle, et de tout l'argent qu'il avait trouvé dans les caisses.
Alors, ce peuple désespéré courut au port. Les vaisseaux de la flotte anglaise, retenus par le vent contraire, ne pouvaient sortir de la rade. A la bannière flottant à son mât, on reconnaissait celui qui portait le roi: c'était, comme nous l'avons dit, le Van-Guard.
En effet, vers les quatre heures du matin, ainsi que l'avait prévu le comte de Thurn, le vent étant un peu tombé, la mer avait calmi; et, après avoir passé la nuit dans la maison de l'inspecteur du port, sans pouvoir se réchauffer, les fugitifs s'étaient remis en mer et à grand'peine avaient abordé le vaisseau de l'amiral.
Les jeunes princesses avaient eu faim et avaient soupé avec des anchois salés, du pain dur et de l'eau. La princesse Antonia, la plus jeune des filles de la reine, raconte ce fait et décrit ses angoisses et celles de ses augustes parents pendant cette terrible nuit.
Quoique la mer fût encore horriblement houleuse et le port mal garanti, l'archevêque de Naples, les barons, les magistrats et les élus du peuple montèrent dans des barques, et, à force d'argent, ayant décidé les plus braves patrons à les conduire, allèrent supplier le roi de revenir à Naples, promettant de sacrifier à la défense de la ville jusqu'à la dernière goutte de leur sang.
Mais le roi ne consentit à recevoir que le seul archevêque, monseigneur Capece Zurlo, lequel, malgré ses prières, ne put en tirer que ces paroles:
--Je me fie à la mer, parce que la terre m'a trahi.
Au milieu de ces barques, il y en avait une qui conduisait un homme seul. Cet homme, vêtu de noir, tenait son front abaissé dans ses mains, et, de temps en temps, relevait sa tête pâle pour regarder d'un oeil hagard si l'on approchait du vaisseau qui servait d'asile au roi.
Le vaisseau, comme nous l'avons dit, était entouré de barques; mais, devant cette barque isolée et cet homme seul, les barques s'écartèrent.
Il était facile de voir que c'était par répugnance et non par respect.
La barque et l'homme arrivèrent au pied de l'échelle; mais là se tenait un soldat de marine anglais, dont la consigne était de ne laisser monter personne à bord.
L'homme insista pour qu'on lui accordât, à lui, la faveur refusée à tous. Son insistance amena un officier de marine.
--Monsieur, cria celui à qui l'on refusait l'entrée du vaisseau, ayez la bonté de dire à ma reine que c'est le marquis Vanni qui sollicite l'honneur d'être reçu par elle pendant quelques instants.
Un murmure s'éleva de toutes les barques.
Si le roi et la reine, qui refusaient de recevoir les magistrats, les barons et les élus du peuple, recevaient Vanni, c'était une insulte faite à tous.
L'officier avait transmis la demande à Nelson. Nelson, qui connaissait le procureur fiscal, de nom, du moins, et qui savait les odieux services rendus à la royauté par ce magistrat, l'avait transmise à la reine.
L'officier reparut au haut de l'échelle, et, en anglais:
--La reine est malade, dit-il, et ne peut recevoir personne.
Vanni, ne comprenant pas l'anglais ou feignant de ne pas le comprendre, continuait à se cramponner à l'échelle, d'où le factionnaire le repoussait sans cesse.
Un autre officier vint, qui lui notifia le refus en mauvais italien.
--Alors, demandez au roi, cria Vanni. Il est impossible que le roi, que j'ai si fidèlement servi, repousse la requête que j'ai à lui présenter.
Les deux officiers se consultaient sur ce qu'il y avait à faire, lorsque, en ce moment même, le roi parut sur le pont, reconduisant l'archevêque.
--Sire! sire! cria Vanni en apercevant le roi, c'est moi! c'est votre fidèle serviteur!
Le roi, sans répondre à Vanni, baisa la main de l'archevêque.
L'archevêque descendit l'escalier, et, arrivé à Vanni, s'effaça le plus qu'il put pour ne point le toucher, même de ses vêtements.
Ce mouvement de répulsion, fort peu chrétien, du reste, fut remarqué des barques, où il souleva un murmure d'approbation.
Le roi saisit cette démonstration au passage et résolut d'en tirer profit.
C'était une lâcheté de plus; mais Ferdinand, à cet endroit, avait cessé de calculer.
--Sire, répéta Vanni, la tête découverte et les bras étendus vers le roi, c'est moi!
--Qui, vous? demanda le roi avec ce nasillement qui, dans ses goguenarderies, lui donnait tant de ressemblance avec Polichinelle.
--Moi, le marquis Vanni.
--Je ne vous connais pas, dit le roi.
--Sire, s'écria Vanni, vous ne reconnaissez pas votre procureur fiscal, le rapporteur de la junte d'État?
--Ah! oui, dit le roi, c'est vous qui disiez que la tranquillité ne serait rétablie dans le royaume que lorsqu'on aurait arrêté tous les nobles, tous les barons, tous les magistrats, tous les jacobins, enfin; c'est vous qui demandiez la tête de trente-deux personnes et qui vouliez donner la torture à Medici, à Canzano, à Teodoro Montecelli.
La sueur coulait du front de Vanni.
--Sire! murmura-t-il.
--Oui, répondit le roi, je vous connais, mais de nom seulement; je n'ai jamais eu affaire à vous, ou plutôt vous n'avez jamais eu affaire à moi. Vous ai-je jamais personnellement donné un seul ordre?
--Non, sire, c'est vrai, dit Vanni en secouant la tête. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par le commandement de la reine.
--Eh bien, alors, dit le roi, si vous avez quelque chose à demander, demandez-le à la reine et non à moi.
--Sire, je me suis, en effet, adressé à la reine.
--Bon! dit le roi, qui voyait combien son refus était approuvé par tous les assistants et qui, reconquérant un peu de sa popularité par l'acte d'ingratitude qu'il faisait, au lieu d'abréger la conversation, cherchait à la prolonger; eh bien?
--La reine a refusé de me recevoir, sire.
--C'est désagréable pour vous, mon pauvre marquis; mais, comme je n'approuvais pas la reine quand elle vous recevait, je ne puis la désapprouver quand elle ne vous reçoit pas.
--Sire! s'écria Vanni avec l'accent d'un naufragé qui sent glisser entre ses bras l'épave à laquelle il s'était cramponné, et sur laquelle il fondait son salut; sire! vous savez bien qu'après les soins que j'ai rendus à votre gouvernement, je ne puis rester à Naples... Me refuser l'asile que je vous demande sur un des bâtiments de la flotte anglaise, c'est me condamner à mort: les jacobins me pendront!
--Et avouez, dit le roi, que vous l'aurez bien mérité!
--Oh! sire! sire! il manquait à mon malheur l'abandon de Votre Majesté!
--Ma Majesté, mon cher marquis, n'est pas plus puissante ici qu'à Naples. La vraie Majesté, vous le savez bien, c'est la reine. C'est la reine qui règne. Moi, je chasse et je m'amuse,--pas dans ce moment-ci, je vous prie de le croire; c'est la reine qui a fait venir M. Mack et qui l'a nommé général en chef; c'est la reine qui fait la guerre; c'est la reine qui veut aller en Sicile. Chacun sait que, moi, je voulais rester à Naples. Arrangez-vous avec la reine; mais je ne puis m'occuper de vous.
Vanni prit, d'un geste désespéré, sa tête entre ses mains.
--Ah! si fait, dit le roi, je puis vous donner un conseil...
Vanni releva le front, un rayon d'espoir passa sur son visage livide.
--Je puis, continua le roi, vous donner le conseil d'aller à bord de la Minerve, où est embarqué le duc de Calabre et sa maison, demander passage à l'amiral Caracciolo. Mais, quant à moi, bonjour, cher marquis! bon voyage!
Et le roi accompagna ce souhait d'un bruit grotesque qu'il faisait avec la bouche et qui imitait, à s'y méprendre, celui que fait le diable dont parle Dante et qui se servait de sa queue au lieu de trompette.
Quelques rires éclatèrent, malgré la gravité de la situation; quelques cris de «Vive le roi!» se firent entendre; mais ce qui fut unanime, ce fut le concert de huées et de sifflets qui accompagna le départ de Vanni.
Si peu de chance qu'il y eût dans ce conseil donné par le roi, c'était un dernier espoir. Vanni s'y cramponna et donna l'ordre de ramer vers la frégate la Minerve, qui se balançait gracieusement à l'écart de le flotte anglaise, portant à son grand mât le pavillon indiquant qu'elle avait à bord le prince royal.
Trois hommes montés sur la dunette suivaient, avec des longues-vues, la scène que nous venons de raconter. C'étaient le prince royal, l'amiral Caracciolo et le chevalier San-Felice, dont la lunette, nous devons le dire, se tournait plus souvent du côté de Mergellina, où s'élevait la maison du Palmier, que du côté de Sorrente, dans la direction de laquelle était ancré le Van-Guard.
Le prince royal vit cette barque qui, à force de rames, se dirigeait vers la Minerve, et, comme il avait vu l'homme qui la montait parler longtemps au roi, il fixa avec une attention toute particulière sa lunette sur cet homme.
Tout à coup, le reconnaissant:
--C'est le marquis Vanni, le procureur fiscal! s'écria-t-il.
--Que vient faire à mon bord ce misérable? demanda Caracciolo en fronçant le sourcil.
Puis, se rappelant tout à coup que Vanni était l'homme de la reine:
--Pardon, Altesse, dit-il en riant, vous savez que les marins et les juges ne portent pas le même uniforme; peut-être un préjugé me rend-il injuste.
--Il ne s'agit point ici de préjugé, mon cher amiral, répondit le prince François: il s'agit de conscience. Je comprends tout. Vanni a peur de rester à Naples, Vanni veut fuir avec nous. Il a été demander au roi de le recevoir sur le Van-Guard: le roi ayant refusé, le malheureux vient à nous.
--Et quel est l'avis de Votre Altesse à l'endroit de cet homme? demanda Caracciolo.
--S'il vient avec un ordre écrit de mon père, mon cher amiral, comme nous devons obéissance à mon père, recevons-le; mais, s'il n'est point porteur d'un ordre écrit bien en règle, vous êtes maître suprême à votre bord, amiral, vous ferez ce que vous voudrez. Viens, San-Felice.
Et le prince descendit dans la cabine de l'amiral, que celui-ci lui avait cédée, entraînant derrière lui son secrétaire.
La barque s'approchait. L'amiral fit descendre un matelot sur le dernier degré de l'escalier, au haut duquel il se tint les bras croisés.
--Ohé! de la barque! cria le matelot, qui vive?
--Ami, répondit Vanni.
L'amiral sourit dédaigneusement.
--Au large! dit le matelot. Parlez à l'amiral.
Les rameurs, qui savaient à quoi s'en tenir sur Caracciolo à l'endroit de la discipline, se tinrent au large.
--Que voulez-vous? demanda l'amiral de sa voix rude et brève.
--Je suis...
L'amiral l'interrompit.
--Inutile de me dire qui vous êtes, monsieur: comme tout Naples, je le sais. Je vous demande, non pas qui vous êtes, mais ce que vous voulez.
--Excellence, Sa Majesté le roi, n'ayant point de place à bord du Van-Guard pour m'emmener en Sicile, me renvoie à Votre Excellence en la priant...
--Le roi ne prie pas, monsieur, il ordonne: où est l'ordre?
--Où est l'ordre?
--Oui, je vous demande où il est; sans doute, en vous envoyant à moi, il vous a donné un ordre; car le roi doit bien savoir que, sans un ordre de lui, je ne recevrais pas à mon bord un misérable tel que vous.
--Je n'ai pas d'ordre, dit Vanni consterné.
--Alors, au large!
--Excellence!...
--Au large! répéta l'amiral.
Puis, s'adressant au matelot:
--Et, quand vous aurez crié une troisième fois: «Au large!» si cet homme ne s'éloigne pas, feu dessus!
--Au large! cria le matelot.
La barque s'éloigna.
Tout espoir était perdu. Vanni rentra chez lui. Sa femme et ses enfants ne s'attendaient point à le revoir. Ces demandeurs de têtes ont des femmes et des enfants comme les autres hommes; ils ont même quelquefois, assure-t-on, des coeurs d'époux et des entrailles de père... Femme et enfants accoururent à lui, tout étonnés de son retour:
Vanni s'efforça de leur sourire, leur annonça qu'il partait avec le roi; mais, comme le départ n'aurait probablement lieu que dans la nuit, à cause du vent contraire, il était venu chercher des papiers importants que, dans son empressement à quitter Naples, il n'avait pas eu le temps de réunir.
C'était ce soin, auquel il allait se livrer, disait-il, qui le ramenait.
Vanni embrassa sa femme et ses enfants, entra dans son cabinet et s'y renferma.
Il venait de prendre une résolution terrible: celle de se tuer.
Il se promena quelque temps, passant de son cabinet dans sa chambre à coucher, qui communiquaient l'une avec l'autre, flottant entre les différents genres de mort qu'il se trouvait avoir sous la main, la corde, le pistolet, le rasoir.
Enfin, il s'arrêta au rasoir.
Il s'assit devant son bureau, plaça en face de lui une petite glace, puis, à côté de la petite glace, son rasoir.
Après quoi, trempant dans l'encre cette plume qui tant de fois avait demandé la mort d'autrui, il rédigea en ces termes son propre arrêt de mort:
«L'ingratitude dont je suis victime, l'approche d'un ennemi terrible, l'absence d'asile, m'ont déterminé à m'enlever la vie, qui, désormais, est pour moi un fardeau.
«Que l'on n'accuse personne de ma mort et qu'elle serve d'exemple aux inquisiteurs d'État.»
Au bout de deux heures, la femme de Vanni, inquiète de ne point voir se rouvrir la chambre de son mari, inquiète surtout de n'entendre aucun bruit dans cette chambre, quoique plusieurs fois elle eût écouté, frappa à la porte.
Personne ne lui répondit.
Elle appela: même silence.
On essaya de pénétrer par la porte de la chambre à coucher: elle était fermée, comme celle du cabinet.
Un domestique offrit alors de casser un carreau et d'entrer par la fenêtre.
On n'avait que ce moyen ou celui de faire ouvrir la porte par un serrurier.
On redoutait un malheur: la préférence fut donnée au moyen proposé par le domestique.
Le carreau fut cassé, la fenêtre ouverte: le domestique entra.
Il jeta un cri et recula jusqu'à la fenêtre.
Vanni était renversé sur un bras de son fauteuil, en arrière, la gorge ouverte. Il s'était tranché la carotide avec son rasoir, tombé près de lui.
Le sang avait jailli sur ce bureau où tant de fois le sang avait été demandé; le miroir devant lequel Vanni s'était ouvert l'artère en était rouge; la lettre où il donnait la cause de son suicide en était souillée.
Il était mort presque instantanément, sans se débattre, sans souffrir.
Dieu, qui avait été sévère envers lui au point de ne lui laisser que la tombe pour refuge, avait du moins été miséricordieux pour son agonie.
«Du sang des Gracques, a dit Mirabeau, naquit Marius.» Du sang de Vanni naquit Speciale.
Il eût peut-être été mieux, pour l'unité de notre livre, de ne faire de Vanni et de Speciale qu'un seul homme; mais l'inexorable histoire est là, qui nous force à constater que Naples a fourni à son roi deux Fouquier-Tinville, quand la France n'en avait donné qu'un à la Révolution.
L'exemple qui aurait dû survivre à Vanni fut perdu. Il manque parfois de bourreaux pour exécuter les arrêts, jamais de juges pour les rendre.
Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi, le temps s'étant éclairci et le vent étant devenu favorable, les vaisseaux anglais, ayant appareillé, s'éloignèrent et disparurent à l'horizon.
LXXIX
LA TRÊVE.
Le départ du roi, auquel on s'attendait cependant depuis deux jours, laissa Naples dans la stupeur. Le peuple, pressé sur les quais, et qui avait toujours espéré, tant qu'il avait vu les vaisseaux anglais à l'ancre, que le roi changerait d'avis et se laisserait toucher par ses prières et ses promesses de dévouement, resta jusqu'à ce que le dernier bâtiment se fût confondu avec l'horizon grisâtre, et, une fois le dernier bâtiment disparu, s'écoula triste et silencieux. On en était encore à la période de prostration.
Le soir, une voix étrange courut par les rues de Naples. Nous nous servons de la forme napolitaine, qui exprime à merveille notre pensée. Ceux qui se rencontraient se disaient les uns aux autres: «Le feu!» et personne ne savait où était ce feu ni ce qui le causait.
Le peuple se rassembla de nouveau sur le rivage. Une épaisse fumée, partant du milieu du golfe, montait au ciel, inclinée de l'ouest vers l'est.
C'était la flotte napolitaine qui brûlait par l'ordre de Nelson et par les soins du marquis de Nezza.
C'était un beau spectacle; mais il coûtait cher!
On livrait aux flammes cent vingt barques canonnières.
Ces cent vingt barques brûlées en un seul et immense bûcher, on vit sur un autre point du golfe,--où, à quelque distance les uns des autres, étaient à l'ancre deux vaisseaux et trois frégates,--on vit tout à coup un rayon de flamme courir d'un bâtiment à l'autre, puis les cinq bâtiments prendre feu à la fois, et cette flamme, qui d'abord avait glissé à la surface de la mer, s'étendre le long des flancs des vaisseaux, et, dessinant leurs formes, monter le long des mâts, suivre les vergues, les câbles goudronnés, les hunes, s'élancer enfin jusqu'au sommet des mâts, où flottaient les flammes de guerre, puis, après quelques instants de cette fantastique illumination, les vaisseaux tomber en cendre, s'éteindre et disparaître engloutis dans les flots.
C'était le résultat de quinze ans de travaux, c'étaient des sommes immenses qui venaient d'être anéanties en une soirée, et cela, sans aucun but, sans aucun résultat. Le peuple rentra dans la ville comme en un jour de fête, après un feu d'artifice; seulement, le feu d'artifice avait coûté cent vingt millions!
La nuit fut sombre et silencieuse; mais c'était un de ces silences qui précèdent les irruptions du volcan. Le lendemain, au point du jour, le peuple se répandit dans les rues, bruyant, menaçant, tumultueux.
Les bruits les plus étranges couraient. On racontait qu'avant de partir la reine avait dit à Pignatelli:
--Incendiez Naples s'il le faut. Il n'y a de bon à Naples que le peuple. Sauvez le peuple et anéantissez le reste.
On s'arrêtait devant des affiches sur lesquelles était inscrite cette recommandation:
«Aussitôt que les Français mettront le pied sur le sol napolitain, toutes les communes devront s'insurger en masse, et le massacre commencera.
»Pour le roi:
»PIGNATELLI, vicaire général.»
Au reste, pendant la nuit du 23 au 24 décembre, c'est-à-dire pendant la nuit qui avait suivi le départ du roi, les représentants de la ville s'étaient réunis pour pourvoir à la sûreté de Naples.
On appelait la ville ce que, de nos jours, on appellerait la municipalité, c'est-à-dire sept personnes élues par les sedili.
Les sedili étaient les titulaires de priviléges qui remontaient à plus de huit cents ans.
Lorsque Naples était encore ville et république grecque, elle avait, comme Athènes, des portiques où se réunissaient, pour causer des affaires publiques, les riches, les nobles, les militaires.
Ces portiques étaient son agora.
Sous ces portiques, il y avait des siéges circulaires appelés sedili.
Le peuple et la bourgeoisie n'étaient point exclus de ces portiques; mais, par humilité, ils s'en excluaient eux-mêmes, et les laissaient à l'aristocratie, qui, comme nous l'avons dit, y délibérait sur les affaires de l'État.
Il y eut d'abord quatre sedili, autant que Naples avait de quartiers, puis six, puis dix, puis vingt.
Ces sedili, enfin, s'élevèrent jusqu'à vingt-neuf; mais, s'étant confondus les uns avec les autres, ils furent réduits définitivement à cinq, qui prirent les noms des localités où ils se trouvaient, c'est-à-dire de Capuana, de Montagna, de Nido, de Porto et de Porta-Nuova.
Les sedili acquirent une telle importance, que Charles d'Anjou les reconnut comme des puissances dans le gouvernement. Il leur accorda le privilége de représenter la capitale et le royaume, de nommer parmi eux les membres du conseil municipal de Naples, d'administrer les revenus de la ville, de concéder le droit de citoyen aux étrangers et d'être juges dans certaines causes.
Peu à peu, un peuple et une bourgeoisie se formèrent. Ce peuple et cette bourgeoisie, en voyant les nobles, les riches et les militaires seuls administrateurs des affaires de tous, demandèrent à leur tour un seggio ou sedile, qui leur fut accordé, et l'on nomma le sedile du peuple.
Sauf la noblesse, ce sedile eut les mêmes priviléges que les cinq autres.
La municipalité de Naples se forma alors d'un syndic et de six élus, un par sedile. Vingt-neuf membres choisis dans les mêmes réunions, et rappelait les vingt-neuf sedili qui, un instant, avaient existé dans la ville, leur furent adjoints.
Ce furent donc, le roi parti, le syndic, ces dix élus et ces vingt-neuf adjoints formant la cité, qui se réunirent et qui prirent, comme première mesure, la résolution de former une garde nationale et d'élire quatorze députés ayant mission de prendre la défense et les intérêts de Naples, dans les événements encore inconnus, mais, à coup sur, graves, qui se préparaient.
Que nos lecteurs excusent la longueur de nos explications: nous les croyons nécessaires à l'intelligence des faits qui nous restent à raconter, et sur lesquels l'ignorance de la constitution civile de Naples et des droits et des priviléges des Napolitains jetterait une certaine obscurité, puisque l'on assisterait à cette grande lutte de la royauté et du peuple, sans connaître, nous ne dirons pas les forces, mais les droits de chacun d'eux.
Donc, le 24 décembre, c'est-à-dire le lendemain du départ du roi, tandis qu'ils étaient occupés de l'élection de leurs quatorze députés, la ville et la magistrature allèrent présenter leurs hommages à M. le vicaire général prince Pignatelli.
Le prince Pignatelli, homme médiocre dans toute la force du terme, fort au-dessous de la situation que les événements lui faisaient, et, comme toujours, d'autant plus orgueilleux, qu'il était plus inférieur à sa position,--le prince Pignatelli les reçut avec une telle insolence, que la députation se demanda si les prétendues instructions que l'on disait laissées par la reine n'étaient pas réelles, et si la reine n'avait point lancé, en effet, l'acte fatal qui faisait trembler les Napolitains.
Sur ces entrefaites, les quatorze députés, ou plutôt représentants, que la ville devait élire, avaient été élus. Ils résolurent, comme premier acte constatant leur nomination et leur existence, malgré le médiocre succès de la première ambassade, d'en envoyer une seconde au prince Pignatelli, ambassade qui serait particulièrement chargée de lui démontrer l'utilité de la garde nationale, que la ville venait de décréter.
Mais le prince Pignatelli fut encore plus rogue et plus brutal cette fois que la première, répondant aux députés qui lui étaient adressés que c'était à lui, et non pas à eux, que la sécurité de la ville avait été confiée, et qu'il rendrait compte de cette sécurité à qui de droit.
Il arriva ce qui, d'habitude, arrive dans les circonstances où les pouvoirs populaires commencent, en vertu de leurs droits, à exercer leurs fonctions. La ville, à laquelle il fut rendu compte de la réponse insolente du vicaire général, ne se laissa aucunement intimider par cette réponse. Elle nomma de nouveaux députés qui, une troisième fois, se présentèrent devant le prince, et qui, voyant qu'il leur parlait plus grossièrement encore cette troisième fois que les deux premières, se contentèrent de lui répondre:
--Très bien! Agissez de votre côté, nous agirons du nôtre, et nous verrons en faveur de qui le peuple décidera.
Après quoi, ils se retirèrent.
On en était à Naples à peu près où en avait été la France après le serment du Jeu-de-Paume; seulement, la situation était plus nette pour les Napolitains, le roi et la reine n'étant plus là.
Deux jours après, la ville reçut l'autorisation de former la garde nationale qu'elle avait décrétée.
Mais, dans la manière de la former, bien plus encore que dans l'autorisation accordée ou refusée par le prince Pignatelli, était la difficulté.
Le mode de formation était l'enrôlement; mais l'enrôlement n'était point l'organisation.
La noblesse, habituée, à Naples, à occuper toutes les charges, avait la prétention, dans le nouveau corps qui s'organisait, d'occuper tous les grades ou, du moins, de ne laisser à la bourgeoisie que les grades inférieurs, dont elle ne se souciait pas.
Enfin, après trois ou quatre jours de discussion, il fut convenu que les grades seraient également répartis entre les bourgeois et les nobles.
Sur cette base, un bon plan fut établi, et, en moins de trois jours, les enrôlements montèrent à quatorze mille.
Mais, à cette heure que l'on avait les hommes, il s'agissait de se procurer les armes. Ce fut à cet endroit que l'on rencontra, de la part du vicaire général, une opposition obstinée.
A force de lutter, on obtint une première fois cinq cents fusils, et une seconde fois deux cents.
Alors les patriotes, le mot circulait déjà hautement,--les patriotes furent invités à prêter leurs armes, les patrouilles commencèrent immédiatement, et la ville prit un certain air de tranquillité.
Mais tout à coup, et au grand étonnement de chacun, on apprit à Naples qu'une trêve de deux mois, dont la première condition devait être la reddition de Capoue, avait été signée la veille, c'est-à-dire le 9 janvier 1799, à la demande du général Mack, entre le prince de Migliano et le duc de Geno, d'un côté, pour le compte du gouvernement, représenté par le vicaire général, et le commissaire ordonnateur Archambal, de l'autre, pour l'armée républicaine.
La trêve était arrivée à merveille pour tirer Championnet d'un grand embarras. Les ordres donnés par le roi pour le massacre des Français avaient été suivis à la lettre. Outre les trois grandes bandes de Pronio, de Mammone et de Fra-Diavolo que nous avons vues à l'oeuvre, chacun s'était mis en chasse des Français. Des milliers de paysans couvraient les routes, peuplaient les bois et la montagne, et, embusqués derrière les arbres, cachés derrière les rochers, couchés dans les plis du terrain, massacraient impitoyablement tous ceux qui avaient l'imprudence de rester en arrière des colonnes ou de s'éloigner de leurs campements. En outre, les troupes du général Naselli, de retour de Livourne, réunies aux restes de la colonne de Damas, s'étaient embarquées dans le but de descendre aux bouches du Garigliano et d'attaquer les Français par derrière, tandis que Mack leur présenterait la bataille de front.
La position de Championnet, perdu avec ses deux mille soldats au milieu de trente mille soldats révoltés, et ayant affaire à la fois à Mack, qui tenait Capoue avec 15,000 hommes, à Naselli, qui en avait 8,000, à Damas, à qui il en restait 5,000, et à Rocca-Romana et à Maliterno, chacun avec son régiment de volontaires, était assurément fort grave.
Le corps d'armée de Macdonald avait voulu prendre Capoue par surprise. En conséquence, il s'était avancé nuitamment, et il enveloppait déjà le fort avancé de Saint-Joseph, lorsqu'un artilleur, entendant du bruit et voyant des hommes se glisser dans l'obscurité, avait mis le feu à sa pièce et tiré au hasard, mais, en tirant au hasard, avait donné l'alarme.
D'un autre côté, les Français avaient tenté de passer le Volturne au gué de Caïazzo; mais ils avaient été repoussés par Rocca-Romana et ses volontaires. Rocca-Romana avait fait des merveilles dans cette occasion.
Championnet avait aussitôt donné l'ordre à son armée de se concentrer autour de Capoue, qu'il voulait prendre, avant de marcher sur Naples. L'armée accomplit son mouvement. Ce fut alors qu'il vit son isolement et comprit dans toute son étendue le danger de la situation. Il en était à chercher, dans quelqu'un de ces actes d'énergie qu'inspire le désespoir, le moyen de sortir de cette position, en intimidant l'ennemi par quelque coup d'éclat, lorsque, tout à coup et au moment où il s'y attendait le moins, il vit s'ouvrir les portes de Capoue et s'avancer au-devant de lui, précédés de la bannière parlementaire, quelques officiers supérieurs chargés de proposer l'armistice.
Ces officiers supérieurs, qui ne connaissaient pas Championnet, étaient, comme nous l'avons dit, le prince de Migliano et le duc de Geno.
L'armistice, était-il dit dans les préliminaires, avait pour objet d'arriver à la conclusion d'une paix solide et durable.
Les conditions que les deux plénipotentiaires napolitains étaient autorisés à proposer étaient la reddition de Capoue et le tracé d'une ligne militaire, de chaque côté de laquelle les deux armées napolitaine et française attendraient chacune la décision de leur gouvernement.
Dans la situation où était Championnet, de telles conditions étaient non-seulement acceptables, mais avantageuses. Cependant Championnet les repoussa, disant que les seules conditions qu'il pût écouter étaient celles qui auraient pour résultat la soumission des provinces et la reddition de Naples.
Les plénipotentiaires n'étaient point autorisés à aller jusque-là; ils se retirèrent.
Le lendemain, ils revinrent avec les mêmes propositions, qui, comme la veille, furent repoussées.
Enfin, deux jours après, deux jours pendant lesquels la situation de l'armée française, enveloppée de tous côtés, n'avait fait qu'empirer, le prince de Migliano et le duc de Geno revinrent pour la troisième fois et déclarèrent qu'ils étaient autorisés à accorder toute condition qui ne serait point la reddition de Naples.
Cette nouvelle concession des plénipotentiaires napolitains était si étrange dans la situation où se trouvait l'armée française, que Championnet crut à quelque embûche, tant elle était avantageuse. Il réunit ses généraux, prit leur avis: l'avis unanime fut d'accorder l'armistice.
L'armistice fut donc accordé, pour trois mois, et aux conditions suivantes:
Les Napolitains rendraient la citadelle de Capoue avec tout ce qu'elle contenait;
Une contribution de deux millions et demi de ducats serait levée pour couvrir les dépenses de la guerre à laquelle l'agression du roi de Naples avait forcé la France;
Cette somme serait payable en deux fois: moitié le 15 janvier, moitié le 25 du même mois;
Une ligne était tracée de chaque côté de laquelle se tenaient les deux armées.
Cette trêve fut un objet d'étonnement pour tout le monde, même pour les Français, qui ignoraient quels motifs l'avaient fait conclure. Elle prit le nom de Sparanisi, du nom du village où elle fut conclue, et signée le 10 du mois de décembre.
Nous qui connaissons les motifs qui la firent conclure et qui furent révélés depuis, disons-les.
LXXX
LES TROIS PARTIS DE NAPLES AU COMMENCEMENT
DE L'ANNÉE 1789.Notre livre--on a dû depuis longtemps s'en apercevoir--est un récit historique dans lequel se trouve, comme par accident, mêlé l'élément dramatique; mais cet élément romanesque, au lieu de diriger les événements et de les faire plier sous lui, se soumet entièrement à l'exigence des faits et ne transparaît en quelque sorte que pour relier les faits entre eux.
Ces faits sont si curieux, les personnages qui les accomplissent si étranges, que, pour la première fois depuis que nous tenons une plume, nous nous sommes plaint de la richesse de l'histoire, qui l'emportait sur notre imagination. Nous ne craignons donc pas, lorsque la nécessité l'exige, d'abandonner pour quelques instants, nous ne disons pas le récit fictif,--tout est vrai dans ce livre,--mais le récit pittoresque, et de souder Tacite à Walter Scott. Notre seul regret, et l'on en comprendra l'étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l'historien romain et celle du romancier écossais; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef d'oeuvre.
Nous avons à faire connaître à la France une révolution qui lui est encore à peu près inconnue, parce qu'elle s'est accomplie dans un temps où sa propre révolution absorbait son attention tout entière, et ensuite parce qu'une partie des événements que nous racontons, par les soins du gouvernement qui les opprimait, était inconnue aux Napolitains eux-mêmes.
Ceci posé, nous reprenons notre narration et nous allons consacrer quelques lignes à l'explication de cette trêve de Sparanisi, qui, le 10 décembre, jour où elle fut connue, faisait l'étonnement de Naples.
Nous avons dit comment la ville avait nommé des représentants, comment elle avait été elle-même trouver le vicaire général, comment elle lui avait envoyé des députés.
Le résultat de ces allées et venues avait été d'établir que le prince Pignatelli représentait le pouvoir absolu du roi, pouvoir vieilli, mais encore dans toute sa puissance, et la ville, le pouvoir populaire, naissant, mais ayant déjà la conscience de droits qui ne devaient être reconnus que soixante ans plus tard. Ces deux pouvoirs, naturellement antipathiques et agressifs, avaient compris qu'ils ne pouvaient marcher ensemble. Cependant, le pouvoir populaire avait remporté une victoire sur le pouvoir royal: c'était la création de la garde nationale.
Mais, à côté de ces deux partis, représentant, l'un l'absolutisme royal, l'autre la souveraineté populaire, il en existait un troisième qui était, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le parti de l'intelligence.
C'était le parti français, dont nous avons, dans un des premiers chapitres de ce livre, présenté les principaux chefs à nos lecteurs.
Celui-là, connaissant l'ignorance des basses classes à Naples, la corruption de la noblesse, le peu de fraternité de la bourgeoisie, à peine née et n'ayant jamais été appelée au maniement des affaires,--celui-là croyait les Napolitains incapables de rien faire par eux-mêmes et voulait à toute force l'invasion française, sans laquelle, à son avis, on se consumerait en dissensions civiles et en querelles intestines.
Il fallait donc, pour fonder un gouvernement durable à Naples,--et ce gouvernement, selon les hommes de ce parti, devait être une république,--il fallait donc, pour fonder une république, la main ferme et surtout loyale de Championnet.
Ce parti-là seul savait fermement et clairement ce qu'il voulait.
Quant au parti royaliste et au parti national, que les utopistes nourrissaient l'espoir de réunir en un seul, tout était trouble chez eux, et le roi ne savait pas plus les concessions qu'il devait faire que le peuple les droits qu'il devait exiger.
Le programme des républicains était simple et clair: Le gouvernement du peuple par le peuple, c'est-à-dire par ses élus.
Une des choses bizarres de notre pauvre monde, c'est que ce soient toujours les choses les plus claires qui ont le plus de difficulté à s'établir.
Laissés libres d'agir par le départ du roi, les chefs du parti républicain s'étaient réunis, non plus au palais de la reine Jeanne,--un si grand mystère devenait inutile, quoique l'on dût garder encore certaines précautions,--mais à Portici, chez Schipani.
Là, il avait été décidé que l'on ferait tout au monde pour faciliter l'entrée des Français à Naples, et pour fonder, à l'abri de la république française, la république parthénopéenne.
Mais, de même que la ville avait appelé à son aide des députés, de même les chefs républicains avaient ouvert les portes de leurs conciliabules à un certain nombre d'hommes de leur parti, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, les quatre chefs, débordés,--l'emprisonnement de Nicolino au fort Saint-Elme et l'absence d'Hector Caraffa réduisaient le nombre des chefs républicains à quatre,--les quatre chefs, débordés, n'avaient plus été assez puissants pour conduire les délibérations et diriger les décisions.
Il fut donc, dans le club républicain de Portici, décidé à l'unanimité moins quatre voix, qui étaient celles de Cirillo, de Manthonnet, de Schipani et de Velasco, que l'on ouvrirait des négociations avec Rocca-Romana, qui venait de se distinguer contre les Français dans le combat de Caïazzo, et Maliterno, qui venait de donner de nouvelles preuves de cet ardent courage qu'il avait, en 1796, montré dans le Tyrol.
Et, en effet, des propositions leur furent faites, par lesquelles on offrait à chacun d'eux une haute position dans le nouveau gouvernement qui allait se créer à Naples, s'ils voulaient se réunir au parti républicain. Le parlementaire chargé de cette négociation fit chaudement valoir près des deux colonels les malheurs qui pouvaient rejaillir sur Naples de la retraite des Français, et, soit ambition, soit patriotisme, les deux nobles consentirent à pactiser avec les républicains.
Mack et Pignatelli étaient donc les seuls hommes qui s'opposassent à la régénération de Naples, puisque, sans aucun doute, Mack et Pignatelli, c'est-à-dire le pouvoir civil et le pouvoir militaire disparus, le parti national, séparé de lui par des nuances seulement, se réunirait au parti républicain.
Nous empruntons les détails suivants, que nos lecteurs ne trouveront ni dans Cuoco, écrivain consciencieux, mais homme de parti pris sans s'en douter lui-même, ni dans Colletta, écrivain partial et passionné, qui écrivait loin de Naples et sans autres renseignements que ses souvenirs de haine ou de sympathie,--nous empruntons, disons-nous, les détails suivants aux Mémoires pour servir à la dernière révolution de Naples, ouvrage très-rare et très-curieux, publié en France en 1803.
L'auteur, Bartolomeo N***, est Napolitain, et, avec la naïveté de l'homme qui n'a qu'une notion confuse du bien et du mal, il raconte les faits en l'honneur de ses compatriotes comme ceux qui sont à leur déshonneur. C'est une espèce de Suétone qui écrit ad narrandum, non ad probandum.
«Une entrevue eut lieu alors, dit-il, entre le prince de Maliterno et un des chefs du parti jacobin de Naples, que je ne nomme pas, de peur de le compromettre 1 . Dans cette entrevue, il fut convenu que, dans le courant de la nuit du 10 décembre, on assassinerait Mack au milieu de Capoue, que Maliterno prendrait immédiatement le commandement de l'armée, et enverrait devant les murs du palais royal de Naples un de ses officiers, qui chercherait un conjuré facile à reconnaître à son signalement d'abord, et ensuite à un mot d'ordre convenu. Ce conjuré, certain de la mort de Mack, pénétrerait sous prétexte de visite amicale jusqu'au prince Pignatelli, et l'assassinerait, comme on aurait assassiné Mack. Aussitôt, on s'emparerait du Château-Neuf, sur le commandant duquel on pouvait compter; puis on prendrait toutes les mesures nécessaires à un changement de gouvernement, et l'on ferait, avec les Français, devenus des frères, la paix la plus avantageuse qui serait possible.»
L'envoyé de Capoue se trouva à l'heure dite devant le palais royal et y trouva les conjurés; seulement, au lieu d'avoir à leur annoncer la mort de Mack, il avait à leur annoncer l'arrestation de Maliterno.
Mack, ayant eu quelque révélation du complot, avait, dès la veille, fait arrêter Maliterno; mais les patriotes de Capoue, en communication avec ceux de Naples, avaient soulevé le peuple en faveur de Maliterno. Maliterno, en conséquence, avait été relâché, mais envoyé, par le général Mack, à Sainte-Marie.
La conspiration était éventée, et il devenait inutile, Mack vivant, de se débarrasser de Pignatelli.
Mais Pignatelli, averti par Mack, sans aucun doute, du complot dont tous deux avaient failli être victimes, avait pris peur et avait envoyé le prince de Migliano et le duc de Geno pour conclure un armistice avec les Français.
Et voilà pourquoi Championnet, au moment où il s'y attendait le moins et devait le moins s'y attendre, avait vu s'ouvrir les portes de Capoue et venir à lui les deux envoyés du vicaire général.
Maintenant, une courte explication à l'endroit des mots que nous avons soulignés tout à l'heure et qui ont rapport à l'assassinat de Mack et à celui de Pignatelli.
Ce serait un grand tort aux moralistes français, et ce serait surtout le tort d'hommes qui ne connaîtraient pas l'Italie méridionale, d'examiner l'assassinat à Naples et dans les provinces napolitaines au point de vue où nous l'examinons en France. Naples, et même la haute Italie, ont des noms différents pour désigner l'assassinat, selon qu'il s'exécute sur un individu ou sur un despote.
En Italie, il y a l'homicide et le tyrannicide.
L'homicide est l'assassinat d'individu à individu. Le tyrannicide est l'assassinat du citoyen au tyran ou à l'agent du despotisme.
Nous avons vu, au reste, des peuples du Nord--et nous citerons les Allemands--partager cette grave erreur morale.
Les Allemands ont presque élevé des autels à Karl Sand, qui a assassiné Rotzebüe, et à Staps, qui a tenté d'assassiner Napoléon.
Le meurtrier inconnu de Rossi et Agésilas Milano, qui a tenté de tuer d'un coup de baïonnette le roi Ferdinand II au milieu d'une revue, sont considérés à Rome et à Naples, non point comme des assassins, mais comme des tyrannicides.
Cela ne justifie pas, mais explique les attentats des Italiens.
Sous quelque despotisme qu'ait été courbée l'Italie, l'éducation des Italiens a toujours été classique et, par conséquent, républicaine.
Or, l'éducation classique glorifie l'assassinat politique, que nos lois flétrissent, que notre conscience réprouve.
Et cela est si vrai, que non-seulement la popularité de Louis-Philippe s'est soutenue, grâce aux nombreux attentats dont il a failli être victime pendant dix-huit ans de règne, mais encore qu'elle s'en était accrue.
Faites dire en France une messe en l'honneur de Fieschi, d'Alibaud, de Lecomte, à peine si une vieille mère, une soeur pieuse, un fils innocent du crime paternel, oseront y assister.
A chaque anniversaire de la mort de Milano, une messe se dit à Naples pour le salut de son âme; à chaque anniversaire, l'église déborde dans la rue.
Et, en effet, l'histoire glorieuse de l'Italie est comprise entre la tentative de meurtre de Mucius Scoevola sur le roi des Étrusques et l'assassinat de César par Brutus et Cassius.
Et que fait le Sénat, de l'aveu duquel Mucius Scoevola allait tenter le meurtre de Porsenna, lorsque le meurtrier, gracié par l'ennemi de Rome, rentre à Rome avec son bras brûlé?
Au nom de la République, il vote une récompense à l'assassin, et, au nom de la République, qu'il a sauvée, lui donne un champ.
Que fait Cicéron, qui passe à Rome pour l'honnête homme par excellence, lorsque Brutus et Cassius assassinent César?
Il ajoute un chapitre à son livre De officiis pour prouver que, lorsqu'un membre de la société est nuisible à la société, chaque citoyen, se faisant chirurgien politique, a le droit de retrancher ce membre du corps social.
Et il résulte de ce que nous venons de dire que, si nous croyions orgueilleusement que notre livre a une importance qu'il n'a pas, nous inviterions les philosophes et même les juges à peser ces considérations, que ne songent à faire valoir ni les avocats ni les prévenus eux-mêmes, chaque fois qu'un Italien, et surtout un Italien des provinces méridionales, se trouvera mêlé à quelque tentative d'assassinat politique.
La France seule est assez avancée en civilisation pour placer sur le même rang Louvel et Lacenaire, et, si elle fait une exception en faveur de Charlotte Corday, c'est à cause de l'horreur physique et morale qu'inspirait le batracien Marat.
LXXXI
OU CE QUI DEVAIT ARRIVER ARRIVE.
L'armistice fut, comme nous l'avons dit, signé le 10 décembre, et la ville de Capoue fut, ainsi que la chose avait été convenue, remise aux Français le 11.
Le 13, le prince Pignatelli fit venir au palais les représentants de la ville.
Cet appel avait pour but de les inviter à trouver le moyen de répartir, entre les grands propriétaires et les principaux négociants de Naples, la moitié de la contribution de deux millions et demi de ducats qui devait être payée le surlendemain. Mais les députés, qui pour la première fois étaient bien accueillis, refusèrent positivement de se charger de cette impopulaire mission, disant que cela ne les regardait aucunement, et que c'était à celui qui avait pris l'engagement de le tenir.
Le 14,--les événements vont devenir quotidiens et de plus en plus graves, de sorte que nous n'aurons qu'à les noter jusqu'au 20,--le 14, les 8,000 hommes du général Naselli, rembarqués aux bouches du Volturne, entrèrent dans le golfe de Naples avec leurs armes et leurs munitions.
On pouvait prendre ces 8,000 hommes, les placer sur la route de Capoue à Naples, les faire soutenir par 30,000 lazzaroni, et rendre ainsi la ville imprenable.
Mais le prince Pignatelli, manquant de toute popularité, ne se regardait point, à juste titre, comme assez fort pour prendre une pareille résolution, que rendait cependant urgente la prochaine rupture de l'armistice. Nous disons prochaine, car, si les cinq millions, dont le premier sou n'était point trouvé, n'étaient pas prêts le lendemain, l'armistice était rompu de droit.
D'un autre côté, les patriotes désiraient la rupture de cet armistice, qui empêchait les Français, leurs frères d'opinion, de marcher sur Naples.
Le prince Pignatelli ne prit aucune mesure à l'endroit des 8,000 hommes qui entraient dans le port; ce que voyant les lazzaroni, ils montèrent sur toutes les barques qui bordaient le rivage, depuis le pont de la Madeleine jusqu'à Mergellina, voguèrent vers les felouques et s'emparèrent des canons, des fusils et des munitions des soldats, qui se laissèrent désarmer sans opposer aucune résistance.
Inutile de dire que nos amis Michele, Pagliuccella et fra Pacifico se trouvaient naturellement à la tête de cette expédition, grâce à laquelle leurs hommes se trouvèrent admirablement armés.
Quand ils se virent si bien armés, les huit mille lazzaroni ce mirent à crier: «Vive le roi! vive la religion!» et: «Mort aux Français!»
Quant aux soldats, ils furent mis à terre et eurent permission de se retirer où ils voulaient.
Au lieu de se retirer, ils se réunirent aux groupes et crièrent plus haut que les autres: «Vive le roi! vive la religion!» et: «Mort aux Français!»
En apprenant ce qui se passait et en entendant ces cris, le commandant du Château-Neuf, Massa, comprit qu'il ne tarderait probablement pas à être attaqué, et il envoya un de ses officiers, le capitaine Simonei, pour demander, en cas d'attaque, quelles étaient les instructions du vicaire général.
--Défendez le château, répondit le vicaire général; mais gardez-vous bien de faire aucun mal au peuple.
Simonei rapporta au commandant cette réponse, qui, au commandant comme à lui, parut singulièrement manquer de clarté.
Et, en effet, il était difficile, on en conviendra, de défendre le château contre le peuple, sans faire de mal au peuple.
Le commandant renvoya le capitaine Simonei pour demander une réponse plus positive.
--Faites feu à poudre, lui fut-il répondu: cela suffira pour disperser la multitude.
Simonei se retira en levant les épaules; mais, sur la place du palais, il fut rejoint par le duc de Geno, l'un des négociateurs de l'armistice de Sparanisi, qui lui ordonna, de la part du prince Pignatelli, de ne pas faire feu du tout.
De retour au Château-Neuf, Simonei raconta ses deux entrevues avec le vicaire général; mais, au moment même où il entamait son récit, une foule immense se précipita vers le château, brisa la première porte, et s'empara du pont en criant: «La bannière royale! la bannière royale!»
En effet, depuis le départ du roi, la bannière royale avait disparu de dessus le château, comme, en l'absence du chef de l'État, le drapeau disparaît du dôme des Tuileries.
La bannière royale fut déployée selon le désir du peuple.
Alors, la foule, et particulièrement les soldats qui venaient de se laisser désarmer, demandèrent des armes et des munitions.
Le commandant répondit que, ayant les armes et les munitions en compte et sous sa responsabilité, il ne pouvait délivrer ni un seul fusil ni une seule cartouche, sans l'ordre du vicaire général.
Que l'on vînt avec un ordre du vicaire général, et il était prêt à tout donner, même le château.
Mais, tandis que l'inspecteur de la cantine Minichini, parlementait avec le peuple, le régiment samnite, qui avait la garde des portes, les ouvrit au peuple.
La foule se précipita dans le château et en chassa le commandant et les officiers.
Le même jour et à la même heure, comme si c'était un mot d'ordre,--et probablement, en effet, en était-ce un,--les lazzaroni s'emparèrent des trois autres châteaux, Saint-Elme, de l'Oeuf et del Carmine.
Était-ce mouvement instantané du peuple? était-ce impulsion du vicaire général, qui voyait dans la dictature populaire un double moyen de neutraliser les projets des patriotes et d'exécuter les instructions incendiaires de la reine?
La chose demeura un mystère; mais, quoique les causes restassent cachées, les faits furent visibles.
Le lendemain 15 janvier, vers deux heures de l'après-midi, cinq calèches chargées d'officiers français, parmi lesquels se trouvait l'ordonnateur général Archambal, signataire du traité de Sparanisi, entrèrent à Naples par la porte de Capoue et descendirent à l'Albergo reale.
Ils venaient pour recevoir les cinq millions qui devaient être payés à titre d'indemnité au général Championnet, et, comme il y a du caractère français partout où il y a des Français, pour aller au théâtre de Saint-Charles.
Immédiatement, le bruit se répandit qu'ils venaient prendre possession de la ville, que le roi était trahi et qu'il fallait venger le roi.
Qui avait intérêt à propager ce bruit? Celui qui, ayant cinq millions à payer, n'avait pas ces cinq millions pour faire honneur à sa parole, et qui, ne pouvant payer en argent, voulait trouver une défaite, si mauvaise et si coupable qu'elle fût.
Vers sept heures du soir, quinze ou vingt mille soldats ou lazzaroni armés se portèrent à l'Albergo reale en criant: «Vive le roi! vive la religion! mort aux Français!»
A la tête de ces hommes étaient ceux que l'on avait vus à la tête de l'émeute où avaient péri les frères della Torre, et de celle où le malheureux Ferrari avait été mis en morceaux, c'est-à-dire les Pasquale, les Rinaldi, les Beccaïo. Quant à Michele, nous dirons plus tard où il était.
Par bonheur, Archambal était au palais, près de Pignatelli, qui essayait de le payer en belles paroles, ne pouvant le payer en argent.
Les autres officiers étaient au spectacle.
Tout ce peuple fanatisé se précipita vers Saint-Charles. Les sentinelles de la porte voulurent faire résistance et furent tuées. On vit tout à coup un flot de lazzaroni, hurlant et menaçant, se répandre dans le parterre.
Les cris de «Mort aux Français!» retentissaient dans la rue, dans les corridors, dans la salle.
Que pouvaient douze ou quinze officiers armés de leurs sabres seulement, contre des milliers d'assassins?
Des patriotes les enveloppèrent, leur firent un rempart de leurs corps, les poussèrent dans le corridor, ignoré du peuple et réservé au roi seul, qui conduisait de la salle au palais. Là, ils trouvèrent Archambal près du prince, et, sans avoir reçu un sou des cinq millions, mais après avoir couru le risque de la vie, ils reprirent le chemin de Capoue, protégés par un fort piquet de cavalerie.
A la vue de cette populace qui envahissait la salle, les acteurs avaient baissé la toile et interrompu le spectacle.
Quant aux spectateurs, fort indifférents à ce qui pouvait arriver aux Français, ils ne songèrent qu'à se mettre en sûreté.
Ceux qui connaissent l'agilité des mains napolitaines peuvent se faire une idée du pillage qui eut lieu pendant cette invasion. Plusieurs personnes furent, en fuyant, étouffées aux portes de sortie, d'autres foulées aux pieds dans les escaliers.
Le pillage se continua dans la rue. Il fallait bien que ceux qui n'avaient pas pu entrer eussent leur part de l'aubaine.
Sous prétexte de s'assurer si elles ne cachaient pas des Français, toutes les voitures furent ouvertes et ceux qui étaient dedans dévalisés.
Les membres de la municipalité, les patriotes, les hommes les plus distingués de Naples essayèrent vainement de mettre de l'ordre parmi cette multitude, qui, courant par les rues, volait, dépouillait, assassinait; ce que voyant, d'un commun accord, ils se rendirent chez l'archevêque de Naples, monseigneur Capece Zurlo, homme fort estimé de tous, d'une grande douceur d'esprit, d'une grande régularité de moeurs, et le supplièrent de recourir au secours et, s'il le fallait, aux pompes de la religion, pour faire rentrer dans l'ordre toute cette abominable populace, qui roulait désordonnée et dévastatrice dans les rues de Naples comme un torrent de lave.
L'archevêque monta en carrosse découvert, mit des torches aux mains de ses domestiques, laboura, pour ainsi dire, cette multitude en tout sens, sans pouvoir faire entendre une seule parole, sa voix étant incessamment couverte par les cris de «Vive le roi! vive la religion! vive saint Janvier! mort aux jacobins!»
Et, en effet, le peuple, maître des trois châteaux, était maître de la ville entière, et il commença d'inaugurer sa dictature en organisant le meurtre et le pillage, sous les yeux mêmes de l'archevêque. Depuis Masaniello, c'est-à-dire depuis cent cinquante-deux ans, la cavale que le peuple de Naples a pour armes n'avait point été lâchée à sa fantaisie sans mors et sans selle. Elle s'en donnait à plaisir et rattrapait le temps perdu. Jusque-là, les assassinats avaient été, pour ainsi dire, accidentels; à partir de ce moment, ils furent régularisés.
Tout homme vêtu avec élégance, et portant ses cheveux coupés court, était désigné sous le nom de jacobin, et ce nom était un arrêt de mort. Les femmes des lazzaroni, toujours plus féroces que leurs maris aux jours de révolution, les accompagnaient, armées de ciseaux, de couteaux et de rasoirs, et exécutaient, au milieu des huées et des rires, sur les malheureux que condamnaient leurs maris, les mutilations les plus horribles et les plus obscènes. Dans ce moment de crise suprême, où la vie de tout ce qu'il y avait d'honnêtes gens à Naples ne tenait qu'à un caprice, à un mot, à un fil, quelques patriotes pensèrent à un reste de leurs amis prisonniers et oubliés par Vanni dans les cachots de la Vicaria et del Carmine. Il se déguisèrent en lazzaroni, criant qu'il fallait délivrer les prisonniers pour accroître les forces d'autant de braves. La proposition fut accueillie par acclamation. On courut aux prisons, on délivra les prisonniers, mais, avec eux, cinq ou six mille forçats, vétérans de l'assassinat et du vol, qui se répandirent dans la ville et redoublèrent le tumulte et la confusion.
C'est une chose remarquable, à Naples et dans les provinces méridionales, que la part que prennent les forçats à toutes les révolutions. Comme les gouvernements despotiques qui se sont succédé dans l'Italie méridionale, depuis les vice-rois espagnols jusqu'à la chute de François II, c'est-à-dire depuis 1503 jusqu'en 1860, ont toujours eu pour premier principe de pervertir le sens moral, il en résulte que le galérien n'y inspire point la même répulsion que chez nous. Au lieu d'être parqués dans leurs bagnes et sans communication avec la société qui les a repoussés de son sein, ils sont mêlés à la population, qui ne les rend pas meilleurs et qu'ils rendent plus mauvaise. Leur nombre est immense, presque le double de celui de la France, et, à un moment donné, ils sont pour les rois, qui ne dédaignent pas leur alliance, un puissant et terrible secours à Naples,--et, par Naples, nous entendons toutes les provinces napolitaines. Il n'y a pas de galères à vie. Nous avons fait un calcul, bien facile à faire, du reste, qui nous a donné une moyenne de neuf ans pour les galères à vie. Ainsi, depuis 1799, c'est-à-dire depuis soixante-cinq ans, les portes des galères ont été ouvertes six fois, et toujours par la royauté, qui, en 1799, en 1806, en 1809, en 1821, en 1848 et en 1860, y recruta des champions. Nous verrons le cardinal Ruffo aux prises avec ces étranges auxiliaires, ne sachant comment s'en débarrasser, et, dans toutes les occasions, les poussant au feu.
J'avais pour voisins, pendant les deux ans et demi que j'ai passés à Naples, une centaine de forçats habitant une succursale du bagne située dans la même rue que mon palais. Ces hommes n'étaient employés à aucun travail et passaient leurs journées dans l'inaction la plus absolue. Aux heures fraîches de l'été, c'est-à-dire de six heures à dix heures du matin et de quatre à six heures du soir, ils se tenaient soit à cheval, soit accoudés sur le mur, regardant ce magnifique horizon qui n'a pour borne que la mer de Sicile, sur laquelle se découpe la sombre silhouette de Caprée.
--Quels sont ces hommes? demandai-je un jour aux agents de l'autorité.
--Gentiluomini (des gentlemen), me répondit celui-ci.
--Qu'ont-ils fait?
--Nulla! hanno amazzato (rien! ils ont tué).
Et, en effet, à Naples, l'assassinat n'est qu'un geste, et le lazzarone ignorant, qui n'a jamais sondé les mystères de la vie et de la mort, ôte la vie et donne la mort sans avoir aucune idée, ni philosophique ni morale, de ce qu'il donne et de ce qu'il ôte.
Que l'on se figure donc le rôle sanglant que doivent jouer, dans les situations pareilles à celles où nous venons de montrer Naples, des hommes dont les prototypes sont les Mammone, qui boivent le sang de leurs prisonniers, et les La Gala, qui les font cuire et qui les mangent!
LXXXII
LE PRINCE DE MALITERNO.
Il fallait au plus tôt porter remède à la situation, ou Naples était perdue et les ordres de la reine étaient exécutés à la lettre, c'est-à-dire que la bourgeoisie et la noblesse disparaissaient dans un massacre général et qu'il ne restait que le peuple, ou plutôt que la populace.
Les députés de la ville, alors, se réunirent dans la vieille basilique de Saint-Laurent, dans laquelle tant de fois avaient été discutés les droits du peuple et ceux du pouvoir royal.
Le parti républicain, qui, nous l'avons vu, avait déjà été en relation avec le prince de Maliterno, et qui, d'après ses promesses, croyait pouvoir compter sur lui, faisant valoir son courage dans la campagne de 1796, et ce que, quelques jours auparavant encore, il venait de faire pour la défense de Capoue, le proposa comme général du peuple.
Les lazzaroni, qui venaient de le voir combattre contre les Français, n'eurent aucune défiance et accueillirent son nom par acclamation.
Son entrée était préparée pour se faire au milieu de l'enthousiasme général. Au moment où le peuple criait: «Oui! oui! Maliterno! vive Maliterno! mort aux Français! mort aux jacobins!» Maliterno parut à cheval et armé de pied en cap.
Le peuple napolitain est un peuple d'enfants, facile à se laisser prendre à des coups de théâtre. L'arrivée du prince, au milieu des bravos qui signalaient sa nomination, lui parut providentielle. A sa vue, les cris redoublèrent. On enveloppa son cheval, comme, la veille et le matin encore, on avait enveloppé le carrosse de l'archevêque, et chacun hurla, de cette voix qu'on n'entend qu'à Naples:
--Vive Maliterno! vive notre défenseur! vive notre père!
Maliterno descendit de cheval, laissa l'animal aux mains des lazzaroni et entra dans l'église de San-Lorenzo. Déjà accepté par le peuple, il fut proclamé dictateur par le municipe, revêtu de pouvoirs illimités, et libre de choisir lui-même son lieutenant.
Séance tenante, et avant même que Maliterno sortit de l'église, on annonça une députation chargée de se rendre près du vicaire général et de lui dire que la ville et le peuple ne voulaient plus obéir à un autre chef que celui qu'ils s'étaient choisi, et que ce chef, qui venait d'être élu, était le seigneur San-Girolame, prince de Maliterno.
Le vicaire général devait donc être invité par la députation à reconnaître les nouveaux pouvoirs créés par le municipe et acceptés, mieux encore, proclamés par le peuple.
La députation qui s'était offerte, et qui avait été acceptée, se composait de Manthonnet, Cirillo, Schipani, Velasco et Pagano.
Elle se présenta au palais.
La révolution, depuis deux jours, avait marché à pas de géant. Le peuple, trompé par elle, lui prêtait momentanément son appui, et, cette fois, les députés ne venaient plus en suppliants, mais en maîtres.
Ces changements n'étonneront point nos lecteurs, qui les ont vus s'opérer sous leurs yeux.
Ce fut Cirillo qui fut chargé de porter la parole.
Sa harangue fut courte: il supprima le titre de prince et même celui d'excellence.
--Monsieur, dit-il au vicaire général, nous venons, au nom de la ville, vous inviter à renoncer aux pouvoirs que vous avez reçus du roi, vous prier de nous remettre, ou plutôt de remettre à la municipalité, l'argent de l'État qui est à votre disposition, et de prescrire, par un édit, le dernier que vous rendrez, obéissance entière à la municipalité et au prince de Maliterno, nommé général par le peuple.
Le vicaire général ne répondit point positivement, mais demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, en disant que la nuit porte conseil.
Le conseil que lui porta la nuit fut de s'embarquer au point du jour, avec le reste du trésor royal, sur un bâtiment faisant voile pour la Sicile.
Revenons au prince de Maliterno.
L'important était de désarmer le peuple, et, en le désarmant, d'arrêter les massacres.
Le nouveau dictateur, après avoir engagé sa parole aux patriotes et juré de marcher en tout point d'accord avec eux, sortit de l'église, monta de nouveau à cheval, et, le sabre à la main, après avoir répondu par le cri de «Vive le peuple!» au cri de «Vive Maliterno!» nomma pour son lieutenant don Lucio Caracciolo, duc de Rocca-Romana, presque aussi populaire que lui, à cause de son brillant combat de Caïazzo. Le nom du beau gentilhomme qui, depuis quinze ans, avait changé trois fois d'opinions et qui devait se les faire pardonner par une troisième trahison, fut salué par une immense acclamation.
Après quoi, le prince de Maliterno fit une harangue, pour inviter le peuple à déposer les armes dans un couvent voisin destiné à servir de quartier général, et ordonna, sous peine de mort, d'obéir à toutes les mesures qu'il croirait nécessaires pour rétablir la tranquillité publique.
En même temps, pour donner plus de poids à ses paroles, il fit dresser des potences dans toutes les rues et sur toutes les places, et sillonna la ville de patrouilles composées des citoyens les plus braves et et les plus honnêtes, chargées d'arrêter et de pendre, sans autre forme de procès, les voleurs et les assassins pris en flagrant délit.
Puis il fut convenu qu'à la bannière blanche, c'est-à-dire à la bannière royale, était substituée la bannière du peuple, c'est-à-dire la bannière tricolore. Les trois couleurs du peuple napolitain étaient le bleu, le jaune et le rouge.
A ceux qui demandèrent des explications sur ce changement et qui essayèrent de le discuter, Maliterno répondit qu'il changeait le drapeau napolitain pour ne pas montrer aux Français une bannière qui avait fui devant eux. Le peuple, orgueilleux d'avoir sa bannière, accepta.
Lorsque, le matin du 17 janvier, on connut à Naples, la fuite du vicaire général et les nouveaux malheurs dont cette fuite menaçait Naples, la colère du peuple, jugeant inutile de poursuivre Pignatelli, qu'il ne pouvait atteindre, se tourna tout entière contre Mack.
Une bande de lazzaroni se mit à sa recherche. Mack, selon eux, était un traître, qui avait pactisé avec les jacobins et avec les Français, et qui, par conséquent, méritait d'être pendu. Cette bande se dirigea vers Caserte, où elle croyait le trouver.
Il y était, en effet, avec le major Riescach, le seul officier qui lui fût resté fidèle dans ce grand désastre, lorsqu'on vint lui annoncer le danger qu'il courait. Ce danger était sérieux. Le duc de Salandra, que les lazzaroni avaient rencontré sur la route de Caserte et qu'ils avaient pris pour lui, avait failli y laisser la vie. Il ne restait qu'une ressource au malheureux général: c'était d'aller chercher un asile sous la tente de Championnet; mais il l'avait, on se le rappelle, si grossièrement traité dans la lettre qu'en entrant en campagne, il lui avait fait porter par le major Riescach; il avait, en quittant Rome, rendu contre les Français un ordre du jour si cruel, qu'il n'osait espérer dans la générosité du général français. Mais le major Riescach le rassura, lui proposant de le précéder et de préparer son arrivée. Mack accepta la proposition, et, tandis que le major accomplissait sa mission, il se retira dans une petite maison de Cirnao, à la sûreté de laquelle il croyait à cause de son isolement.
Championnet était campé en avant de la petite ville d'Aversa, et, toujours curieux de monuments historiques, il venait de reconnaître avec son fidèle Thiébaut, dans un vieux couvent abandonné, les ruines du château où Jeanne avait assassiné son mari, et jusqu'aux restes du balcon où André fut pendu avec l'élégant lacet de soie et d'or tressé par la reine elle-même. Il expliquait à Thiébaut, moins savant que lui en pareille matière, comment Jeanne avait obtenu l'absolution de ce crime en vendant au pape Clément VI Avignon pour soixante mille écus, lorsqu'un cavalier s'arrêta à la porte de sa tente et que Thiébaut jeta un cri de joie et de surprise en reconnaissant son ancien collègue, le major Riescach.
Championnet reçut le jeune officier avec la même courtoisie qu'il l'avait reçu à Rome, lui exprima son regret de ce qu'il ne fût point arrivé une heure plus tôt pour prendre part à la promenade archéologique qu'il venait de faire; puis, sans s'informer du motif qui l'amenait, lui offrit ses services comme à un ami, et comme si cet ami ne portait point l'uniforme napolitain.
--D'abord, mon cher major, lui dit-il, permettez que je commence par des remercîments. J'ai trouvé, à mon retour à Rome, le palais Corsini, que je vous avais confié, dans le meilleur état possible. Pas un livre, pas une carte, pas une plume ne manquait. Je crois même que l'on ne s'était, pendant deux semaines qu'il a été habité, servi d'aucun des objets dont je me sers tous les jours.
--Eh bien, mon général, si vous m'êtes aussi reconnaissant que vous le dites du petit service que vous prétendez avoir reçu de moi, vous pouvez, à votre tour, m'en rendre un grand.
--Lequel? demanda Championnet en souriant.
--C'est d'oublier deux choses.
--Prenez garde! oublier est moins facile que de se souvenir. Quelles sont ces deux choses? Voyons!
--D'abord, la lettre que je vous ai portée à Rome de la part du général Mack.
--Vous avez pu voir qu'elle avait été oubliée cinq minutes après avoir été lue. La seconde?
--La proclamation relative aux hôpitaux.
--Celle-là, monsieur, répondit Championnet, je ne l'oublie pas, mais je la pardonne.
Riescach s'inclina.
--Je ne puis demander davantage de votre générosité, dit-il. Maintenant, le malheureux général Mack...
--Oui, je le sais, on le poursuit, on le traque, on veut l'assassiner; comme Tibère, il est forcé de coucher chaque nuit dans une nouvelle chambre. Pourquoi ne vient-il pas tout simplement me trouver? Je ne pourrai pas, comme le roi des Perses à Thémistocle, lui donner cinq villes de mon royaume pour subvenir à son entretien; mais j'ai ma tente, elle est assez grande pour deux, et, sous cette tente, il recevra l'hospitalité du soldat.
Championnet achevait à peine ces paroles, qu'un homme couvert de poussière sautait à bas d'un cheval ruisselant d'écume, et se présentait timidement au seuil de la tente que le général français venait de lui offrir.
Cet homme, c'était Mack, qui, apprenant que les hommes lancés à sa poursuite se dirigeaient sur Carnava, n'avait pas cru devoir attendre le retour de son envoyé et la réponse de Championnet.
--Mon général, s'écria Riescach, entrez, entrez! Comme je vous l'avais dit, notre ennemi est le plus généreux des hommes.
Championnet se leva et s'avança au-devant de Mack, la main ouverte.
Mack crut sans doute que cette main s'ouvrait pour lui demander son épée.
La tête basse, le front rougissant, muet, il la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, il la présenta au général français par la poignée.
--Général, lui dit-il, je suis votre prisonnier, et voici mon épée.
--Gardez-la, monsieur, répondit Championnet avec son fin sourire; mon gouvernement m'a défendu de recevoir des présents de fabrique anglaise.
Finissons-en avec le général Mack, que nous ne retrouverons plus sur notre chemin, et que nous quittons, nous devons l'avouer, sans regret.
Mack fut traité par le général français comme un hôte et non comme un prisonnier. Dès le lendemain de son arrivée sous sa tente, il lui donna un passeport pour Milan, en le mettant à la disposition du Directoire.
Mais le Directoire traita Mack avec moins de courtoisie que Championnet. Il le fit arrêter, l'enferma dans une petite ville de France, et, après la bataille de Marengo, l'échangea contre le père de celui qui écrit ces lignes, lequel était à Brindisi prisonnier par surprise du roi Ferdinand.
Malgré ses revers en Belgique, malgré l'incapacité dont il avait fait preuve dans cette campagne de Rome, le général Mack obtint, en 1804, le commandement de l'armée de Bavière.
En 1805, à l'approche de Napoléon, il se renferma dans Ulm, où, après deux mois de blocus, il signa la plus honteuse capitulation que l'on ait jamais mentionnée dans les annales de la guerre.
Il se rendit avec 35,000 hommes.
Cette fois, on lui fit son procès, et il fut condamné à mort; mais sa peine fut commuée en une détention perpétuelle au Spitzberg.
Au bout de deux ans, le général Mack obtint sa grâce et fut mis en liberté.
A partir de 1808 il disparaît de la scène du monde, et l'on n'entend plus parler de lui.
On a très-justement dit de lui que, pour avoir la réputation de premier général de son siècle, il ne lui avait manqué que de ne pas avoir eu d'armées à commander.
Continuons à dérouler, dans toute sa simplicité historique, la liste des événements qui conduisirent les Français à Naples, et qui, d'ailleurs, forment un tableau de moeurs où ne manque ni la couleur ni l'intérêt.
LXXXIII
RUPTURE DE L'ARMISTICE.
Les lazzaroni, furieux de voir le général Mack leur échapper, ne voulurent point avoir fait une si longue course pour rien.
Ils marchèrent, en conséquence, sur les avant-postes français, battirent les gardes avancées et repoussèrent la grand'garde. Mais, au premier coup de fusil, le général Championnet ayant dit à Thiébaut d'aller voir ce qui se passait, celui-ci rallia les hommes que cette irruption imprévue avait dispersés et chargea toute cette multitude au moment où elle traversait la ligne de démarcation tracée entre les deux armées. Il en détruisit une partie, mit l'autre en fuite, mais, sans la poursuivre, s'arrêta dans les limites tracées à l'armée française.
Deux événements avaient rompu la trêve: le défaut de payement des cinq millions stipulés dans le traité et l'agression des lazzaroni.
Le 19 janvier, les vingt-quatre députés de la ville comprirent à quels dangers les exposaient ces deux insultes, qui, faites à un vainqueur, ne pouvaient manquer de le déterminer à marcher sur Naples.
Ils partirent donc pour Caserte, où Championnet avait son quartier général; mais ils n'eurent point la peine d'aller jusque-là, le général, nous l'avons dit, s'étant avancé jusqu'à Maddalone.
Le prince de Maliterno marchait à leur tête.
En arrivant en présence du général français, tous, comme c'est l'habitude en pareil cas, commencèrent de parler à la fois, les uns priant, les autres menaçant, ceux-ci demandant humblement la paix, ceux-là jetant à la face des Français des défis de guerre.
Championnet écouta avec sa courtoisie et sa patience ordinaires pendant dix minutes; puis, comme il lui était impossible d'entendre un mot de ce qui se disait:
--Messieurs, dit-il en excellent italien, si l'un d'entre vous était assez bon pour prendre la parole au nom de tous, je ne doute pas que nous ne finissions par nous entendre, du moins par nous comprendre.
Puis, s'adressant à Maliterno, qu'il reconnaissait au coup de sabre qui lui partageait le front et la joue:
--Prince, lui dit-il, quand on sait se battre comme vous, on doit savoir défendre son pays avec la parole comme avec le sabre. Voulez-vous me faire l'honneur de me dire la cause qui vous amène? J'écoute, je vous le jure, avec le plus grand intérêt.
Cette élocution si pure, cette grâce si parfaite, étonnèrent les députés, qui se turent et qui, faisant un pas en arrière, laissèrent au prince de Maliterno le soin de défendre les intérêts de Naples.
N'ayant point, comme Tite-Live, la prétention de faire les discours des orateurs que nous mettons en scène, nous nous empressons de dire que nous ne changeons point une parole au texte du discours du prince de Maliterno.
--Général, dit-il, s'adressant à Championnet, depuis la fuite du roi et du vicaire général, le gouvernement du royaume est dans les mains du sénat de la ville. Nous pouvons donc faire, avec Votre Excellence, un durable et légitime traité.
Au titre d'excellence, donné au général républicain, Championnet avait souri et salué.
Le prince lui présenta un paquet.
--Voici une lettre, continua-t-il, qui renferme les pouvoirs des députés ici présents. Peut-être, vous qui, en vainqueur et à la tête d'une armée victorieuse, êtes venu au pas de course de Civita-Castellana à Maddalone, regardez-vous comme un faible espace les dix milles qui vous séparent de Naples; mais vous remarquerez que cet espace est immense, infranchissable même, lorsque vous réfléchirez que vous êtes entouré de populations armées et courageuses, et que soixante mille citoyens enrégimentés, quatre châteaux forts, des vaisseaux de guerre, défendent une ville de cinq cent mille habitants enthousiasmés par la religion, exaltés par l'indépendance. Maintenant, supposez que la victoire continue de vous être fidèle et que vous entriez en conquérant à Naples; il vous sera impossible de vous maintenir dans votre conquête. Ainsi, tout vous conseille de faire la paix avec nous. Nous vous offrons, non-seulement les deux millions et demi de ducats stipulés dans le traité de Sparanisi, mais encore tout l'argent que vous nous demanderez en vous renfermant dans les limites de la modération. En outre, nous mettons à votre disposition, pour que vous puissiez vous retirer, des vivres, des voitures, des chevaux, et enfin des routes de la sécurité desquelles nous vous répondons... Vous avez remporté de grands succès, vous avez pris des canons et des drapeaux, vous avez fait un grand nombre de prisonniers, vous avez emporté quatre forteresses: nous vous offrons un tribut et nous vous demandons la paix comme à un vainqueur. Ainsi, du même coup, vous conquérez la gloire et l'argent. Considérez, général, que nous sommes beaucoup trop faibles pour votre armée; que, si vous nous accordez la paix, que, si vous consentez à ne pas entrer à Naples, le monde applaudira à votre magnanimité. Si, au contraire, la résistance désespérée des habitants, sur laquelle nous avons le droit de compter, vous repousse, vous ne recueillerez que la honte d'avoir échoué au bout de votre entreprise.
Championnet avait écouté, non sans étonnement, ce long discours, qui lui paraissait plutôt une lecture qu'une improvisation.
--Prince, répondit-il poliment mais froidement à l'orateur, je crois que vous commettez une erreur grave: vous parlez à des vainqueurs comme vous parleriez à des vaincus. La trêve est rompue pour deux raisons: la première, c'est que vous n'avez pas payé, le 15, la somme que vous deviez payer; la seconde, c'est que vos lazzaroni sont venus nous attaquer dans nos lignes. Demain, je marche sur Naples; mettez-vous en mesure de me recevoir, je suis, moi, en mesure d'y entrer.
Le général et les députés, chacun de leur côté, échangèrent un froid salut; le général rentra dans sa tente, les députés reprirent la route de Naples.
Mais, aux jours de révolution comme aux jours orageux de l'été, le temps change vite, et le ciel, serein à l'aurore, est sombre à midi.
Les lazzaroni, en voyant partir Maliterno avec les députés de la ville pour le camp français, se crurent trahis, et, soulevés par les prêtres prêchant dans les églises, par les moines prêchant dans les rues, tous couvrant l'égoïsme ecclésiastique du manteau royal, ils s'élancèrent vers le couvent où ils avaient déposé leurs armes, s'en emparèrent de nouveau, se répandirent dans les rues, enlevèrent à Maliterno la dictature qu'ils lui avaient votée la veille, et se nommèrent des chefs, ou plutôt se remirent sous le commandement des anciens.
On avait abaissé les bannières royales; mais on n'avait pas encore inauguré le drapeau populaire.
Les bannières royales furent remises partout où elles avaient été enlevées.
Le peuple s'empara, en outre, de sept ou huit pièces de canon, qu'il traîna par les rues et qu'il mit en batterie à Tolède, à Chiaïa et à Largo del Pigne.
Puis les pillages et les exécutions commencèrent. Les gibets que Maliterno avait fait dresser pour pendre les voleurs et les assassins servirent à pendre les jacobins.
Un sbire bourbonien dénonça l'avocat Fasulo: les lazzaroni firent irruption chez lui. Il n'eut que le temps de se sauver avec son frère par les terrasses. On trouva chez eux une cassette pleine de cocardes françaises, et on allait égorger leur jeune soeur, lorsqu'elle s'abrita d'un grand crucifix qu'elle prit entre ses bras. La terreur religieuse arrêta les assassins, qui se contentèrent de piller la maison et d'y mettre le feu.
Maliterno revenait de Maddalone, lorsque, par bonheur, en dehors de la ville, il fut instruit de ce qui s'y passait, par les fugitifs qu'il rencontra.
Il expédia alors deux messagers, porteurs chacun d'un billet dont ils avaient pris connaissance. S'ils étaient arrêtés, ils devaient déchirer ou avaler les billets, et, comme ils les savaient par coeur, s'ils échappaient aux mains des lazzaroni, exécuter de même leur mission.
Un de ces billets était pour le duc de Rocca-Romana: Maliterno lui disait où il était caché, et, la nuit tombée, l'invitait à le venir rejoindre avec une vingtaine d'amis.
L'autre était pour l'archevêque: il lui enjoignait, sous peine de mort, à dix heures précises du soir, de mettre en branle toutes ses cloches, de réunir son chapitre, ainsi que tout le clergé de la cathédrale, et d'exposer le sang et la tête de saint Janvier.
Le reste, disait-il, le regardait.
Deux heures après, les deux messagers étaient arrivés sans accident à destination.
Vers sept heures du soir, Rocca-Romana vint seul; mais il annonçait que ses vingt amis étaient prêts et se trouveraient au rendez-vous qui leur serait indiqué.
Maliterno le renvoya immédiatement à Naples, le priant de se trouver, lui et ses amis, à minuit, sur la place du couvent de la Trinité, où il s'engageait à les rejoindre. Ils devaient réunir, en même temps qu'eux, le plus grand nombre possible de leurs serviteurs,--maîtres et serviteurs bien armés.
Le mot d'ordre était Patrie et Liberté. On ne devait s'occuper de rien. Maliterno répondait de tout.
Seulement, Rocca-Romana devait donner cet ordre et revenir aussitôt. En supposant l'absence de tous deux, on écrirait à Manthonnet, qui était prévenu de son côté.
A dix heures du soir, fidèle à l'ordre reçu, le cardinal-archevêque fit sonner toutes les cloches d'un même coup.
A ce bruit inattendu, à cette immense vibration qui semblait le vol d'une troupe d'oiseaux aux ailes de bronze, les lazzaroni, étonnés, s'arrêtèrent au milieu de leur oeuvre de destruction. Les uns, croyant que c'était un signal de joie, dirent que les Français avaient pris la fuite; les autres, au contraire, crurent que, les Français ayant attaqué la ville, on les appelait aux armes.
Dans l'un et l'autre cas, et quelle que fût sa croyance, chacun courut à la cathédrale.
On y trouva le cardinal revêtu de ses habits pontificaux, au milieu de son clergé, dans l'église illuminée d'un millier de cierges. La tête et le sang de saint Janvier étaient exposés sur l'autel.
On sait la dévotion que les Napolitains ont pour les saintes reliques du protecteur de leur ville. A la vue de ce sang et de cette tête, qui ont peut-être joué encore un plus grand rôle en politique qu'en religion, les plus ardents et les plus furieux commencèrent à s'apaiser, tombant à genoux, dans l'église, s'ils avaient pu y pénétrer, dehors, si la foule qui encombrait la cathédrale les avait forcés de demeurer dans la rue; et tous, dans l'église et au dehors, se mirent à prier.
Alors, la procession, le cardinal-archevêque en tête, s'apprêta pour sortir et pour parcourir la ville.
En ce moment, à la droite et à la gauche du prélat, parurent, comme représentants de la douleur populaire, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, vêtus de deuil, pieds nus, les larmes aux yeux. Le peuple voyant tout à coup, en costumes de pénitents, implorant la colère de Dieu contre les Français, les deux plus grands seigneurs de Naples, accusés d'avoir trahi Naples en faveur de ces Français, on ne songea plus à les accuser de trahison, mais seulement à prier et à s'humilier avec eux. Le peuple, tout entier alors, suivit les saintes reliques portées par l'archevêque, fit en procession un grand tour dans la ville et revint à l'église, d'où il était parti.
Là, Maliterno monta en chaire et fit au peuple un discours dans lequel il lui dit que saint Janvier, protecteur céleste de la ville, ne permettrait certainement pas qu'elle tombât aux mains des Français; puis il invita chacun à rentrer chez soi, à se reposer, en dormant, des fatigues de la journée, afin que ceux qui voudraient combattre se trouvassent au point du jour les armes à la main.
Enfin l'archevêque donna sa bénédiction aux assistants, et chacun se retira en répétant les paroles qu'il avait prononcées:
«Nous n'avons que deux mains, comme les Français; mais saint Janvier est pour nous.»
L'église évacuée, les rues redevinrent solitaires. Alors, Maliterno et Rocca-Romana reprirent leurs armes, qu'ils avaient laissées dans la sacristie, et, se glissant dans l'ombre, se rendirent à la place de la Trinité, où leurs compagnons les attendaient.
Ils y trouvèrent Manthonnet, Velasco, Schipani et trente ou quarante patriotes.
La question était de s'emparer du château Saint-Elme, où, l'on se le rappelle, était prisonnier Nicolino Caracciolo. Rocca-Romana, inquiet sur le sort de son frère, et les autres sur celui de leur ami, avaient décidé de le délivrer. Un coup de main pour arriver à ce but était urgent. Après avoir échappé si heureusement à la torture de Vanni, Nicolino ne pouvait manquer d'être assassiné si les lazzaroni s'emparaient du château Saint-Elme, le seul que, dans sa position imprenable, ils se fussent abstenus d'attaquer.
A cet effet, Maliterno, pendant ses vingt-quatre heures de dictature, n'osant ouvrir les portes à Nicolino, de peur que les lazzaroni ne l'accusassent de trahison, avait mêlé à la garnison trois ou quatre hommes faisant partie de sa domesticité. Par un de ces hommes, il avait eu le mot d'ordre du château Saint-Elme pour la nuit du 20 au 21 janvier. Le mot d'ordre était Parthénope et Pausilippe.
Or, voici ce que comptait faire Maliterno: simuler une patrouille venant de la ville apporter des ordres au commandant du fort; ensuite, faire irruption dans la citadelle et s'en emparer.
Par malheur, Maliterno, Rocca-Romana, Manthonnet, Velasco et Schipani étaient trop connus pour prendre le commandement de la petite troupe. Ils durent le céder à un homme du peuple, enrôlé dans leur parti. Mais celui-ci, peu familier avec les usages de la guerre, au lieu de donner le mot Parthénope pour mot d'ordre, croyant que c'était la même chose, donna celui de Napoli. La sentinelle reconnut la fraude et appela aux armes. La petite troupe fut alors accueillie par une vive fusillade et trois coups de canon qui, par bonheur, ne firent aucun mal aux assaillants.
Cet échec avait une double gravité: d'abord de ne point délivrer Nicolino Caracciolo, et ensuite de ne pas donner à Championnet le signal qui lui avait été promis par les républicains.
Et, en effet, Championnet avait promis aux républicains d'être en vue de Naples, le 21 janvier dans la journée, et les républicains, de leur côté, lui avaient promis qu'il verrait, en signe d'alliance, flotter la bannière tricolore française sur le château Saint-Elme.
Leur attaque de la nuit manquée, ils ne pouvaient tenir à Championnet la parole qu'ils lui avaient donnée.
Maliterno et Rocca-Romana, qui voulaient tout simplement délivrer Nicolino Caracciolo, et qui n'étaient que les alliés et non les complices des républicains, n'étaient point dans cette partie de leur secret.
Pour les uns comme pour les autres, l'étonnement fut donc grand, lorsque le 21, au point du jour, on vit flotter la bannière tricolore française sur les tours du château Saint-Elme.
Disons comment s'était faite cette substitution inattendue, comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme et de quelles matières il était fait.