La San-Felice, Tome 05
LXXXIV
UN GEOLIER QUI S'HUMANISE.
On se rappelle comment, à la suite du billet remis par Roberto Brandi, commandant du château Saint-Elme, au procureur fiscal Vanni, celui-ci avait suspendu les apprêts de la torture et fait reconduire Nicolino Caracciolo dans le cachot numéro 3, «au second au-dessous de l'entre-sol,» comme disait le prisonnier.
Roberto Brandi ne connaissait point la teneur du billet adressé à Vanni par le prince de Castelcicala; mais, au changement qui s'était fait sur la physionomie de ce dernier, à la pâleur qui avait enseveli son visage, à l'ordre donné de reconduire Nicolino dans sa prison, à la rapidité avec laquelle il s'était élancé hors de la salle de la torture, il avait été facile à Brandi de deviner que la nouvelle contenue dans la lettre était des plus graves.
Vers quatre heures de l'après-midi, il avait, comme tout le monde, appris, par les affiches de Pronio, le retour du roi à Caserte, et, le soir, il avait, du haut des murailles de son donjon, assisté au triomphe du roi et joui de la vue des illuminations qui en avaient été la suite.
La cause de ce retour royal, sans lui faire un effet aussi électrique qu'à Vanni, lui avait cependant donné à penser.
Il avait songé que Vanni, dans sa crainte des Français, s'était arrêté au moment de donner la torture à Nicolino, et qu'il pourrait bien, lui aussi, avoir maille à partir avec eux pour l'avoir tenu prisonnier.
Il songea donc à se faire, pour l'hypothèse désormais possible de la venue des Français à Naples, il songea donc à se faire un ami de ce prisonnier lui-même.
Vers cinq heures du soir, c'est-à-dire au moment où le roi entrait par la porte Campana, le commandant du château se fit ouvrir le cachot du prisonnier, et, s'approchant de lui avec une politesse de laquelle, d'ailleurs, il ne s'était jamais écarté entièrement:
--Monsieur le duc, lui dit-il, je vous ai entendu vous plaindre hier à M. le procureur fiscal de l'ennui que vous causait dans votre cachot le manque de livres.
--C'est vrai, monsieur, je m'en suis plaint, répondit Nicolino avec sa bonne humeur éternelle. Quand je jouis de ma liberté, je suis plutôt un oiseau chanteur comme l'alouette, ou siffleur comme le merle, que rêveur comme le hibou; mais, une fois en cage, j'aime encore mieux, par ma foi, pour causer avec lui, un livre, si ennuyeux qu'il soit, que notre geôlier, qui a l'habitude de répondre aux demandes les plus prolixes par ce seul mot: Oui, ou: Non, quand il répond toutefois.
--Eh bien, monsieur le duc, j'aurai l'honneur de vous envoyer quelques livres; et, si vous voulez bien me dire ceux qui vous seraient le plus agréables...
--Vraiment! Est-ce que vous avez une bibliothèque au château?
--Deux ou trois cents volumes.
--Diable! en liberté, il y en aurait pour toute ma vie; en prison, il y en a bien pour six ans. Voyons, avez-vous le premier volume des Annales de Tacite, traitant des amours de Claude et des débordements de Messaline? Je ne serais point fâché de relire cela, que je n'ai point lu depuis le collége.
--Nous avons un Tacite, monsieur le duc; mais le premier volume manque. Désirez-vous les autres?
--Merci. J'aime tout particulièrement Claude, et j'ai toujours été on ne peut plus sympathique à Messaline; et, comme je trouve que nos augustes souverains, avec lesquels j'ai eu le malheur de me brouiller bien innocemment, ont de grands points de ressemblance avec ces deux personnages, j'eusse voulu faire des parallèles dans le genre de ceux de Plutarque, parallèles qui, mis sous leurs yeux, eussent produit, j'en suis certain, l'excellent résultat de me raccommoder avec eux.
--Je suis au regret, monsieur le duc, de ne pouvoir vous donner cette facilité. Mais demandez un autre livre, et, s'il se trouve dans la bibliothèque...
--N'en parlons plus. Avez-vous la Science nouvelle, de Vico?
--Je ne connais pas cela, monsieur le duc.
--Comment! vous ne connaissez pas Vico?
--Non, monsieur le duc.
--Un homme de votre instruction qui ne connaît pas Vico! c'est extraordinaire. Vico était le fils d'un petit libraire de Naples. Il fut, pendant neuf ans, précepteur des fils d'un évêque dont j'ai oublié et dont bien d'autres avec moi ont oublié le nom, malgré la confiance que cet évêque avait bien certainement que son nom vivrait plus longtemps que celui de Vico. Or, pendant que monseigneur disait sa messe, donnait sa bénédiction et élevait paternellement ses trois neveux, Vico écrivait un livre qu'il intitulait la Science nouvelle, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, livre où il distinguait, dans l'histoire des différents peuples, trois âges qui se succèdent uniformément: l'âge divin, enfance des nations, pendant lequel tout est divinité, et où les prêtres possèdent l'autorité; l'âge héroïque, qui est le règne de la force matérielle et des héros, et l'âge humain, période de civilisation après laquelle les hommes reviennent à l'état primitif. Or, comme nous en sommes à l'âge des héros, j'aurais voulu établir un parallèle entre Achille et le général Mack, et, comme, bien certainement, le parallèle eût été en faveur de l'illustre général autrichien, je me fusse fait de celui-ci un ami qui eût pu plaider ma cause vis-à-vis du marquis Vanni, lequel a si lestement, et sans nous dire adieu, disparu ce matin.
--Ce serait avec plaisir que je vous y eusse aidé, monsieur le duc; mais nous n'avons point Vico.
--Alors, laissons de côté les historiens et les philosophes, et passons aux chroniqueurs. Avez-vous la Chronique du couvent de Sant'Archangelo à Bajano? Étant cloîtré comme un religieux, je me sens plein de bienveillance pour mes soeurs cloîtrées les religieuses. Imaginez-vous donc, mon cher commandant, que ces dignes religieuses avaient trouvé moyen, par une porte secrète dont elles possédaient une clef en même temps que l'abbesse, de faire entrer leurs amants dans les jardins. Seulement, une des soeurs qui venait de prononcer ses voeux quelques jours auparavant, et qui, par conséquent, n'avait pas encore eu le temps de rompre tous les liens qui l'attachaient au monde, prit mal ses mesures, confondit les dates et donna pour la même nuit rendez-vous à deux de ses amants. Les deux jeunes gens se rencontrèrent, se reconnurent, et, au lieu de prendre la chose gaiement, comme je l'eusse prise, moi, la prirent au sérieux: ils tirèrent leurs épées. On ne devrait jamais entrer avec une épée dans un couvent. L'un des deux tua l'autre et se sauva. On trouva le cadavre. Vous comprenez bien, mon cher commandant, impossible de dire qu'il était venu là tout seul. On fit une enquête, on voulut chasser le jardinier: le jardinier dénonça la jeune soeur, à laquelle on reprit la clef, et l'abbesse seule eut le droit de faire entrer qui elle voulut, de jour comme de nuit. Cette restriction ennuya deux jeunes nonnes des plus grandes maisons de Naples. Elles réfléchirent que, puisqu'une de leurs compagnes avait deux amants pour elle seule, elles pouvaient bien avoir un amant pour elles deux. Elles demandèrent un clavecin. Un clavecin est un meuble fort innocent, et il faudrait une abbesse de bien mauvais caractère pour refuser un clavecin à deux pauvres recluses qui n'ont que la musique pour toute distraction. On apporta le clavecin. Par malheur, la porte de la cellule était trop étroite pour qu'il pût entrer. C'était un dimanche, au moment de la grand' messe: on remit à le faire entrer avec des cordes par la fenêtre quand la grand' messe serait dite. La grand' messe dura trois heures, on mit une heure à monter le clavecin, il avait mis une autre heure à venir de Naples au couvent: cinq heures en tout. Aussi, les pauvres religieuses étaient-elles affamées de mélodie. Les fenêtres et les portes fermées, elles ouvrirent en toute hâte l'instrument. L'instrument était devenu, de clavecin, un cercueil: le beau jeune homme qui y était enfermé et dont les deux bonnes amies comptaient faire leur maître de chant était asphyxié. Autre embarras, à l'endroit du second cadavre, bien autrement difficile à cacher dans une cellule que le premier dans un jardin. La chose s'ébruita. Naples avait alors pour archevêque un jeune prélat très-sévère. Il réfléchit à la satisfaction qu'il pouvait donner à la vindicte publique. Un procès faisait connaître au monde entier le scandale qui n'était connu que de Naples; il résolut d'en finir sans procès. Il alla chez un pharmacien, se fit préparer un extrait de ciguë aussi puissant que possible, mit la fiole sous sa robe d'archevêque, se rendit au couvent, fit venir l'abbesse et les deux religieuses; puis il divisa la ciguë en trois parts, et força les coupables à boire chacune leur part du poison sanctifié par Socrate. Elles moururent au milieu d'atroces douleurs. Mais l'archevêque avait de grands pouvoirs: il leur remit leurs péchés in articulo mortis. Seulement, il ferma le couvent et envoya les autres religieuses faire pénitence dans les monastères les plus sévères de leur ordre. Eh bien, vous comprenez: sur un texte comme celui-là, dont, faute de mémoire, je m'écarte peut-être sur certains points, mais pas, à coup sûr, à l'endroit des principaux, je comptais faire un roman moral dans le genre de la Religieuse, de Diderot, ou un drame de la famille des Victimes cloîtrées, de Monvel; cela eût occupé mes loisirs pendant le temps plus ou moins long que j'ai encore à demeurer votre hôte. Vous n'avez rien de tout cela, donnez-moi ce que vous voudrez: l'Histoire de Polybe, les Commentaires de César, la Vie de la Vierge, le Martyre de saint Janvier. Tout me sera bon, cher monsieur Brandi, et je vous aurai de tout une égale reconnaissance.
Le commandant Brandi remonta chez lui, et choisit dans sa bibliothèque cinq ou six volumes, que Nicolino se garda bien d'ouvrir.
Le lendemain, vers huit heures du soir, le commandant entra dans la prison de Nicolino, précédé d'un geôlier portant deux bougies.
Le prisonnier s'était déjà jeté sur son lit, quoiqu'il ne dormît pas encore. Il ouvrit des yeux étonnés de ce luxe de cire. Trois jours auparavant, il avait demandé une lampe et on la lui avait refusée.
Le geôlier disposa les deux bougies sur la table et sortit.
--Ah çà! mon cher commandant, demanda Nicolino, est-ce que, par hasard, vous me feriez la surprise de me donner une soirée?
--Non: je vous faisais une simple visite, mon cher prisonnier, et, comme je déteste parler sans voir, j'ai, comme vous le voyez, fait apporter des lumières.
--Je me félicite bien sincèrement de votre antipathie pour les ténèbres; mais il est impossible que le désir de venir causer avec moi vous soit poussé tout à coup comme cela, de lui-même et sans raison extérieure. Qu'avez-vous à me dire?
--J'ai à vous dire une chose assez importante, et à laquelle j'ai longtemps réfléchi avant de vous en parler.
--Et, aujourd'hui, vos réflexions sont faites?
--Oui.
--Dites, alors.
--Vous savez, mon cher hôte, que vous êtes ici sur une recommandation toute particulière de la reine?
--Je ne le savais pas, mais je m'en doutais.
--Et au secret le plus absolu?
--Quant à cela, je m'en suis aperçu.
--Eh bien, imaginez-vous, mon cher hôte, que dix fois, depuis que vous êtes ici, une dame s'est présentée pour vous parler.
--Une dame?
--Oui; une dame voilée qui n'a jamais voulu dire son nom et qui a prétendu qu'elle venait de la part de la reine, à la maison de laquelle elle était attachée.
--Bon! fit Nicolino, est-ce que ce serait Elena, par hasard? Ah! par ma foi! voilà qui la réhabiliterait dans mon esprit. Et, naturellement, vous lui avez constamment refusé la porte?
--Venant de la part de la reine, j'ai pensé que sa visite pourrait ne pas vous être agréable, et j'ai craint de vous désobliger en l'introduisant près de vous.
--La dame est-elle jeune?
--Je le crois.
--Est-elle jolie?
--Je le gagerais.
--Eh bien, mon cher commandant, une femme jeune et jolie ne désoblige jamais un prisonnier au secret depuis six semaines, vînt-elle de la part du diable, et, je dirai même plus, surtout de la part du diable.
--Alors, dit Roberto Brandi, si cette dame revenait?
--Si cette dame revenait, faites-la entrer, mordieu!
--Je suis bien aise de savoir cela. Je ne sais pourquoi j'ai dans l'idée qu'elle reviendra ce soir.
--Mon cher commandant, vous êtes un homme charmant, d'une conversation pleine de verve et de fantaisie; mais vous comprenez: fussiez-vous l'homme le plus spirituel de Naples...
--Oui, vous préféreriez la conversation de la dame inconnue à la mienne; soit: je suis bon diable et n'ai point d'amour-propre. Maintenant, n'oubliez pas une chose ou plutôt deux choses.
--Lesquelles?
--C'est que, si je n'ai pas fait entrer la dame plus tôt, c'est que j'ai craint que sa visite ne vous déplût, et que, si je la fais entrer aujourd'hui, c'est que vous m'affirmez que sa visite vous est agréable.
--Je vous l'affirme, mon cher commandant. Êtes-vous satisfait?
--Je le crois bien! rien ne me satisfait plus que de rendre de petits services à mes prisonniers.
--Oui; seulement, vous prenez votre temps.
--Monsieur le duc, vous connaissez le proverbe: Tout vient à point à qui sait attendre.
Et, se levant avec son plus aimable sourire, le commandant salua son prisonnier et sortit.
Nicolino le suivit des yeux, se demandant ce qui avait pu arriver d'extraordinaire depuis la veille au matin pour qu'il se fît dans les manières de son juge et de son geôlier un si grand changement à son égard; et il n'avait pu encore se faire une réponse satisfaisante à sa question, lorsque la porte de son cachot se rouvrit et donna passage à une femme voilée, qui se jeta dans ses bras en levant son voile.
LXXXV
QUELLE ÉTAIT LA DIPLOMATIE DU GOUVERNEUR
DU CHATEAU SAINT-ELME.
Comme l'avait deviné Nicolino Caracciolo, la femme voilée n'était autre que la marquise de San-Clemente.
Au risque de perdre sa faveur et sa position près de la reine, qui ne lui avait pas dit, au reste, un mot de ce qui était arrivé, et qui n'avait changé en rien ses façons vis-à-vis d'elle, la marquise de San-Clemente, comme l'avait dit Roberto Brandi, était venue deux fois pour essayer de voir Nicolino.
Le commandant avait été inflexible: les prières n'avaient pu le toucher, l'offre d'un millier de ducats n'avait pu le corrompre.
Ce n'était point que le commandant Brandi fut la perle des honnêtes gens; il s'en fallait, au contraire, du tout au tout. Mais c'était un homme assez fort en arithmétique pour calculer que, quand une place vaut dix ou douze mille ducats par an, il ne faut pas s'exposer à la perdre pour mille.
Et, en effet, quoique le traitement du gouverneur du château Saint-Elme ne fût en réalité que de quinze cents ducats, comme il était chargé de nourrir les prisonniers et que les arrestations venaient de durer et promettaient de durer encore longtemps à Naples,--de même que M. Delaunay, dont le traitement, comme gouverneur de la Bastille, était de douze mille francs fixe, parvenait à lui faire produire cent quarante mille livres,--de même Roberto Brandi, dont le traitement était de cinq ou six mille francs, tirait de son fort quarante ou cinquante mille francs.
Cela explique l'intégrité de Roberto Brandi. En apprenant les nouvelles du 9 décembre, c'est-à-dire le retour du roi, la défaite des Napolitains et la marche de l'armée française sur Naples, il avait été plus loin que le marquis Vanni, qui n'avait pas voulu se faire, de Nicolino, un ennemi acharné: Roberto Brandi avait rêvé de se faire, de Nicolino, non-seulement un ami, mais encore un protecteur. Et, à cet effet, il avait, comme nous l'avons vu, essayé de semer dans le coeur de son prisonnier, avant que celui-ci pût se douter dans quel but, cette graine qui fleurit si rarement, et qui, plus rarement encore, porte ses fruits, la reconnaissance.
Mais, quoiqu'il ne fût qu'à demi Napolitain, puisqu'il était Français par sa mère, Nicolino Caracciolo n'avait pas été assez naïf pour attribuer à une sympathie spontanée le changement qui, depuis la veille, s'était fait pour lui dans les façons du commandant. Aussi, l'avons-nous vu se demander quels étaient les événements extraordinaires qui avaient pu amener envers lui ce changement de façons.
La marquise, en lui apprenant la catastrophe de Rome et la fuite prochaine de la famille royale pour Palerme, lui apprit sur ce point tout ce qu'il désirait savoir.
Mais, nous n'avons pas besoin de le dire à nos lecteurs, qui, nous l'espérons, s'en seront aperçus, Nicolino était homme d'esprit. Il résolut de tirer tout le parti possible de la situation, en laissant peu à peu venir à lui Roberto Brandi. Il y avait évidemment, dans l'avenir et à un moment donné, un pacte avantageux pour tout le monde à faire entre le gouverneur du château Saint-Elme et les républicains.
Jusque-là, toutes les avances avaient été faites par le commandant du château, tandis que Nicolino n'était nullement engagé de son côté.
Quoique les instances obstinées de la marquise San-Clemente, pour arriver jusqu'à lui, instances qui avaient été couronnées par le succès, eussent laissé à Nicolino, si sceptique qu'il fût, peu de doutes sur son dévouement, soit que ce peu de doutes qui lui restait fût suffisant pour le tenir en réserve vis-à-vis d'elle, soit qu'il craignît qu'elle ne fût épiée, et qu'en la chargeant de quelque message pour ses compagnons, il ne les compromît et, en même temps, ne compromît la marquise elle-même, Nicolino n'occupa les deux heures qu'elle passa près de lui qu'à lui parler de son amour ou à le lui prouver.
Les amants se séparèrent enchantés l'un de l'autre et s'aimant plus que jamais. La marquise San-Clemente promit à Nicolino que tous les soirs où elle ne serait pas de service près de la reine, elle les viendrait passer avec lui; et, Roberto Brandi ayant été interrogé sur la possibilité de mettre ce projet à exécution, et n'y ayant vu aucun empêchement de son côté, il fut convenu que les choses se passeraient ainsi.
Le commandant n'avait point été sans savoir que la dame voilée était la marquise de San-Clemente, c'est-à-dire une des dames d'honneur les plus avant dans l'intimité de la reine; et, par un jeu de bascule des plus simples, il comptait bien toujours se trouver sur ses pieds par la marquise de San-Clemente, si c'était le parti royal qui l'emportait, par Nicolino Caracciolo, si c'était, au contraire, les républicains qui avaient le dessus.
Les jours s'écoulèrent, nous avons vu de quelle façon, en projets de résistance de la part du roi et ensuite de la part de la reine. Rien ne fut changé à la position de Nicolino, si ce n'est que les soins du commandant à son égard, non-seulement continuèrent, mais allèrent toujours augmentant... Il eut du pain blanc, trois plats à son déjeuner, cinq à son dîner, du vin de France à discrétion, et la permission de se promener deux fois par jour sur les remparts, à la condition de donner sa parole d'honneur de ne point sauter du haut en bas.
La situation de Nicolino ne lui paraissait pas, surtout depuis la disparition du procureur fiscal et l'apparition de la marquise, tellement désespérée, qu'il dût, pour en sortir, risquer un suicide; aussi, sans se faire prier, donna-t-il sa parole d'honneur, et put-il, sur sa foi, se promener tout à son aise.
Par la marquise, qui tenait exactement sa parole et qui, grâce à l'indifférence qu'elle affectait pour le prisonnier et aux précautions qu'elle prenait pour le venir voir, n'était aucunement inquiétée, Nicolino Caracciolo savait toutes les nouvelles de la cour. Il connaissait le roi et ne crut jamais sérieusement à sa résistance, et, comme la marquise de San-Clemente faisait partie des personnes qui devaient suivre la cour à Palerme, il sut la vérité, entre sept et huit heures, le soir même du 21 décembre, c'est-à-dire trois heures avant la fuite de la famille royale.
La marquise ne savait rien positivement de ce qui devait se passer. Elle avait reçu l'ordre de se trouver à dix heures du soir dans les appartements de la reine; là, il lui serait fait communication de la résolution prise. La marquise n'avait aucun doute que la résolution prise ne fût celle du départ.
Elle revenait donc à tout hasard faire ses adieux à Nicolino. Ces adieux faits ne rengageaient à rien, et, si elle restait, il serait toujours temps de les refaire.
On pleura beaucoup, on promit de s'aimer toujours, on fit venir le commandant, qui s'engagea, pourvu qu'elles lui fussent adressées, à remettre à Nicolino les lettres de la marquise, et qui, pourvu qu'il en prit lecture auparavant, promit de faire passer à la marquise les lettres de Nicolino; puis, toutes choses bien convenues, on échangea le plus près possible quelques paroles d'un désespoir assez calme pour ne point donner aux amants eux-mêmes de trop grandes inquiétudes l'un sur l'autre.
C'est une charmante chose que les amours faciles et les passions raisonnables. Comme les goëlands dans la tempête, elles ne font que mouiller le bout de leurs ailes au sommet des vagues; puis le vent les emporte du côté vers lequel il souffle, et, plutôt que de lutter contre lui, elles se laissent, souriantes au milieu des larmes, dans une pose gracieuse, emporter par le vent comme les Océanides de Flaxman.
Le chagrin donna grand appétit à Nicolino. Il soupa de manière à effrayer son geôlier, qu'il força de boire avec lui à la santé de la marquise. Le geôlier protesta contre la violence qui lui était faite, mais il but.
Sans doute, la douleur avait tenu Nicolino éveillé fort avant dans la nuit; car, lorsque le commandant, vers huit heures du matin, entra dans le cachot de son prisonnier, il le trouva profondément endormi.
Cependant la nouvelle qu'il lui apportait était assez grave pour qu'il prît sur lui de l'éveiller. On lui avait envoyé, pour les afficher à l'intérieur et à l'extérieur du château, quelques-unes des proclamations qui annonçaient le départ du roi, qui promettaient son prochain retour, qui nommaient le prince Pignatelli vicaire général, et Mack lieutenant du royaume.
Les égards que le commandant avait voués à son prisonnier lui faisaient un devoir de lui communiquer cette proclamation avant de la faire connaître à personne.
La nouvelle, en effet, était grave; mais Nicolino y était préparé. Il se contenta de murmurer: «Pauvre marquise!» Puis, écoutant les sifflements du vent dans les corridors et les battements de la pluie au-dessus de sa tête, il ajouta, comme Louis XV regardant passer le convoi de madame de Pompadour:
--Elle aura mauvais temps pour son voyage.
--Si mauvais, répondit Roberto Brandi, que les vaisseaux anglais sont encore dans la rade et n'ont pu partir.
--Bah! vraiment! répondit Nicolino. Et peut-on, quoique ce ne soit pas l'heure de la promenade, monter sur les remparts?
--Certainement! La gravité de la situation serait une excuse, si l'on venait à me faire un crime de ma complaisance. Dans ce cas, n'est-ce pas, monsieur le duc, vous auriez la bonté de dire que cette complaisance, vous l'avez exigée de moi?
Nicolino monta sur le rempart, et, en sa qualité de neveu d'un amiral, comme il disait, reconnut, sur le Van-Guard et la Minerve, les pavillons qui indiquaient la présence du roi sur l'un de ces bâtiments et du prince de Calabre sur l'autre.
Le commandant, qui l'avait quitté un instant, le rejoignit en lui apportant une excellente lunette d'approche.
Grâce à cette excellente lunette, il put suivre les péripéties du drame que nous avons raconté. Il vit la municipalité et les magistrats venant supplier vainement le roi de ne point partir; il vit le cardinal-archevêque monter à bord du Van-Guard et en descendre; il vit Vanni, chassé de la Minerve, rentrer désespéré derrière le môle. Une ou deux fois même, il vit apparaître sur le pont la belle marquise. Il lui sembla qu'elle levait tristement les yeux au ciel et essuyait une larme; et ce spectacle lui parut d'un intérêt tel, qu'il resta toute la journée sur le rempart, tenant sa lunette à la main, et ne quitta son observatoire que pour descendre, à la hâte, déjeuner et dîner.
Le lendemain, ce fut encore le commandant qui entra le premier dans sa chambre. Rien n'était changé depuis la veille; le vent continuait d'être contraire; les vaisseaux étaient toujours dans le port.
Enfin vers trois heures, on appareilla. Les voiles descendirent gracieusement le long des mâts et semblèrent faire un appel au vent. Le vent obéit, les voiles se gonflèrent: vaisseaux et frégates se mirent en mouvement et s'avancèrent lentement vers la haute mer. Nicolino reconnut à bord du Van-Guard une femme qui faisait des signes non équivoques de reconnaissance, et, comme cette femme ne pouvait être autre que la marquise de San-Clemente, il lui jeta à travers l'espace un tendre et dernier adieu.
Au moment où la flotte commençait à disparaître derrière Caprée, on vint annoncer à Nicolino que le dîner était servi, et, comme rien ne le retenait plus sur le rempart, il descendit vivement, pour ne pas donner aux plats, qui devenaient de plus en plus délicats, le temps de se refroidir.
Le même soir, le commandant, inquiet de la situation de coeur et d'esprit dans laquelle devait se trouver son prisonnier, après les terribles émotions de la journée, descendit dans son cachot, et le trouva aux prises avec une bouteille de syracuse.
Le prisonnier paraissait très-ému. Il avait le front rêveur et l'oeil humide.
Il tendit mélancoliquement la main au commandant, lui versa un verre de syracuse et trinqua avec lui en secouant la tête.
Puis, après avoir vidé son verre jusqu'à la dernière goutte:
--Et quand je pense, dit-il, que c'est avec un pareil nectar qu'Alexandre VI empoisonnait ses convives! Il fallait que ce Borgia fût un bien grand coquin.
Puis, vaincu par l'émotion que lui causait ce souvenir historique, Nicolino laissa tomber sa tête sur la table et s'endormit!
LXXXVI
CE QU'ATTENDAIT LE GOUVERNEUR DU CHATEAU
SAINT-ELME.
Il est inutile que nous passions en revue de nouveau chacun des événements que nous avons déjà vus se dérouler sous nos yeux. Seulement, il est bon de dire que, du haut des remparts du château Saint-Elme, grâce à l'excellente lunette que lui avait laissée le commandant, Nicolino assistait à tout ce qui se passait dans les rues de Naples. Quant aux événements qui ne se produisaient point au grand jour, le commandant Roberto Brandi, qui était devenu pour son prisonnier un véritable ami, les lui racontait avec une fidélité qui eût fait honneur à un préfet de police faisant son rapport à son souverain.
C'est ainsi que Nicolino vit, du haut des remparts le terrible et magnifique spectacle de l'incendie de la flotte, apprit le traité de Sparanisi, put suivre des yeux les voitures amenant les officiers français qui venaient toucher les deux millions et demi, sut le lendemain en quelle monnaie les deux millions et demi avaient été payés, assista enfin à toutes les péripéties qui suivirent le départ du vicaire général, depuis la nomination de Maliterno à la dictature jusqu'à l'amende honorable que nous lui avons vu faire de compte à demi avec Rocca-Romana. Tous ces événements lui eussent, perçus par les yeux seulement, paru assez obscurs; mais les explications du commandant venaient les élucider et jouaient dans ce labyrinthe politique le rôle du fil d'Ariane.
On atteignit ainsi le 20 janvier.
Le 20 janvier, on apprit la rupture définitive de la trêve, à la suite de l'entrevue entre le général français et le prince de Maliterno, et l'on sut qu'à six heures du matin, les troupes françaises s'étaient ébranlées pour marcher sur Naples.
A cette nouvelle, les lazzaroni hurlèrent de rage, et, brisant toute discipline, mirent à leur tête Michele et Pagliuccella, criant qu'ils ne voulaient reconnaître qu'eux pour capitaines; puis, s'adjoignant les soldats et les officiers qui étaient revenus de Livourne avec le général Naselli, ils commencèrent à traîner des canons à Poggioreale, à Capodichino et à Capodimonte. D'autres batteries furent établies à la porte Capuana, à la Marinella, au largo delle Pigne et sur tous les points par lesquelles les Français pouvaient tenter d'entrer à Naples. C'était pendant cette journée où se préparait la défense, que, malgré les efforts de Michele et de Pagliucella, les pillages, les incendies et les meurtres avaient été le plus terribles.
Du haut des murailles du fort de Saint-Elme, Nicolino voyait avec terreur les cruautés qui s'accomplissaient. Il s'étonnait de ne voir le parti républicain prendre aucune mesure contre de pareilles atrocités, et se demandait si le comité républicain était réduit à un tel abandon, qu'il dût laisser les lazzaroni maîtres de la ville sans rien tenter contre les désordres qu'ils commettaient.
A tout moment, des clameurs nouvelles s'élevaient de quelque point de la ville et montaient jusqu'aux hauteurs où est située la forteresse. Des tourbillons de fumée s'élançaient tout à coup d'un pâté de maisons, et, poussés par le sirocco, passaient comme un voile entre la ville et le château. Des assassinats commencés dans les rues se continuaient par les escaliers et venaient se dénouer sur les terrasses des palais, presque à portée de fusil des sentinelles. Roberto Brandi veillait aux portes et aux poternes du château, dont il avait doublé les sentinelles, avec ordre de faire feu sur quiconque se présenterait, lazzaroni ou républicains. Il conduisait évidemment, avec des intentions hostiles, à un but caché, un plan arrêté avec lui-même.
La bannière royale continuait de flotter sur les murailles du fort, et, malgré le départ du roi, n'avait point disparu un instant.
Cette bannière, gage pour eux de la fidélité du commandant, réjouissait les yeux des lazzaroni.
Sa longue-vue à la main, Nicolino cherchait vainement dans les rues de Naples quelques figures de connaissance. On le sait, Maliterno n'était point rentré à Naples; Rocca-Romana se tenait caché; Manthonnet, Schipani, Cirillo et Velasco attendaient.
A deux heures de l'après-midi, on releva les sentinelles, comme cela se pratiquait, de deux heures en deux heures.
Il sembla à Nicolino que la sentinelle qui se trouvait la plus proche de lui, lui faisait un signe de tête.
Il ne parut point l'avoir remarqué; mais, au bout de quelques secondes, il tourna de nouveau les yeux de son côté.
Cette fois, il ne lui resta aucun doute. Ce signe avait été d'autant plus visible que les trois autres sentinelles, les yeux fixés, les unes à l'horizon du côté de Capoue, où l'on s'attendait à voir déboucher les Français, les autres sur Naples, se débattant sous le fer et au milieu du feu, ne faisaient aucune attention à la quatrième sentinelle et au prisonnier.
Nicolino put donc se diriger vers le factionnaire et passer à un pas de lui.
--Aujourd'hui, en dînant, faites attention à votre pain, lui jeta en passant la sentinelle.
Nicolino tressaillit et continua sa route.
Son premier mouvement fut un mouvement de crainte: il crut qu'on voulait l'empoisonner.
Au bout d'une vingtaine de pas, il revint sur lui-même, et, en repassant devant le factionnaire:
--Du poison? demanda-t-il.
--Non, répondit celui-ci, un billet.
--Ah! fit Nicolino, la poitrine un peu dégagée.
Et, s'éloignant du factionnaire, il se tint à distance sans plus regarder de son côté.
Enfin, les républicains se décidaient donc à quelque chose! Le défaut d'initiative dans le mezzo ceto et dans la noblesse est le défaut capital des Napolitains. Autant le peuple, poussière soulevée au moindre vent, est toujours prêt aux émeutes, autant la classe moyenne et l'aristocratie sont difficiles aux révolutions.
C'est qu'à tout changement qui arrive, mezzo ceto et aristocratie craignent de perdre une portion de ce qu'ils possèdent, tandis que le peuple, qui ne possède rien, ne peut que gagner.
Il était trois heures de l'après-midi; Nicolino dînait à quatre: il n'avait, en conséquence, qu'une heure à attendre. Cette heure lui parut un siècle.
Enfin, elle passa, Nicolino comptant les quarts et les demies qui sonnaient aux trois cents églises de Naples.
Nicolino descendit, trouva son couvert mis comme d'habitude et son pain sur la table. Il examina négligemment son pain, n'y vit aucune rupture; sur toute sa rotondité, la croûte était lisse et intacte. Si un billet avait été introduit dans l'intérieur, c'était pendant la fabrication même du pain.
Le prisonnier commença de croire à un faux avis.
Il regarda le geôlier chargé de le servir à table, depuis l'amélioration croissante de ses repas, espérant voir en lui quelque encouragement à rompre son pain.
Le geôlier resta impassible.
Nicolino, pour avoir une occasion de le faire sortir, regarda si rien ne manquait sur la table. La table était irréprochablement préparée.
--Mon cher ami, dit-il au geôlier, le commandant est si bon pour moi, que je ne doute pas que, pour m'ouvrir l'appétit, il ne me donne une bouteille d'asprino, si je la lui demande.
L'asprino correspond à Naples, au vin de Suresne, à Paris.
Le geôlier sortit en faisant un mouvement des épaules qui signifiait:
--En voilà une idée de demander du vinaigre quand on a sur sa table du lacrima-cristi et du monte de Procida.
Mais, comme on lui avait recommandé d'avoir les plus grands égards pour le prisonnier, il s'empressa d'obéir avec tant de diligence, que, pour aller plus vite, il ne ferma même pas, en s'éloignant, la porte du cachot.
Nicolino le rappela.
--Qu'y a-t-il, Excellence? demanda le geôlier.
--Il y a que je vous prie de fermer votre porte, mon ami, répondit Nicolino: les portes ouvertes donnent des tentations aux prisonniers.
Le geôlier, qui savait la fuite impossible au château Saint-Elme, à moins que, comme Hector Caraffa, on ne descendît du haut des murailles avec une corde, referma la porte, non point pour sa conscience, mais pour ne pas désobliger Nicolino.
La clef ayant fait dans la serrure son mouvement et son bruit de rotation qui indiquaient la clôture à double tour, Nicolino, certain de ne pas être surpris, brisa son pain.
On ne l'avait point trompé: au beau milieu de la mie était un billet roulé, lequel, collé à la pâte, indiquait qu'il n'avait pu y être introduit que pendant la fabrication, comme l'avait pensé le prisonnier.
Nicolino prêta l'oreille, et, n'entendant aucun bruit, ouvrit vivement le billet.
Il contenait ces mots:
«Jetez-vous sur votre lit sans vous déshabiller; ne vous inquiétez point du bruit que vous entendrez de onze heures à minuit; il sera fait par des amis; seulement, tenez-vous prêt à les seconder.»
--Diable! murmura Nicolino, ils ont bien fait de me prévenir; je les eusse pris pour des lazzaroni, et j'eusse tapé dessus. Voyons le post-scriptum:
«Il est urgent que, demain, le drapeau français flotte, au point du jour, sur les murailles du château Saint-Elme. Si notre tentative échouait, faites ce que vous pourrez de votre côté pour arriver à ce but. Le comité met cinq cent mille francs à votre disposition.»
Nicolino déchira le billet en morceaux impalpables, qu'il éparpilla sur toute la longueur de son cachot.
Il achevait cette opération lorsque la clef tourna dans la serrure, et que son geôlier entra une bouteille d'asprino à la main.
Nicolino, qui tenait de sa mère un palais français, n'avait jamais pu souffrir l'asprino; mais, dans cette occasion, il lui parut qu'il devait faire un sacrifice à la patrie. Il remplit son verre, le leva en l'air, porta un toast à la santé du commandant, le vida d'un trait et fit clapper sa langue avec autant d'énergie qu'il eût pu le faire après un verre de chambertin, de château-laffitte ou de bouzi.
L'admiration du geôlier pour Nicolino redoubla: il fallait être doué d'un courage héroïque pour boire sans grimace un verre d'un pareil vin.
Le dîner était encore meilleur que d'habitude. Nicolino en fit son compliment au gouverneur, qui vint, comme il en prenait de plus en plus l'habitude, lui faire sa visite au café.
--Bon! dit Roberto Brandi, les compliments reviennent, non pas au cuisinier, mais à l'asprino, qui vous aura ouvert l'appétit.
Nicolino n'avait point l'habitude de remonter sur le rempart après son dîner, qu'il prolongeait, surtout depuis qu'il s'était amélioré, jusqu'à cinq heures et demie et même six heures du soir. Mais, surexcite, non point par l'asprino qu'il avait bu, comme le croyait le commandant, mais par le billet qu'il avait reçu; voyant le seigneur Roberto Brandi de bonne humeur et ne doutant pas que Naples ne fût au moins aussi curieux à voir de nuit que de jour, il se plaignit avec tant d'insistance d'une certaine lourdeur d'estomac et d'un certain embarras de tête, que, de lui-même, le commandant lui demanda s'il ne voulait point prendre l'air.
Nicolino se fit prier un instant; puis enfin, pour ne pas le désobliger, consentit à monter avec le commandant sur le rempart.
Naples présentait dans la soirée le même spectacle que pendant le jour, excepté que, vu à travers les ténèbres, il devenait plus effrayant. Et, en effet, le pillage et les assassinats s'exécutaient à la lueur des torches qui, courant dans l'obscurité comme des insensées, semblaient jouer quelque jeu fantastique et terrible inventé par la mort. De leur côté, les incendies, détachant les flammes ardentes de la fumée épaisse qui les couronnait, offraient à Nicolino la même représentation que Rome, dix-huit cents ans auparavant, avait donnée à Néron. Rien n'eût empêché Nicolino, s'il eût voulu se couronner de roses et chanter des vers d'Horace sur sa lyre, de se croire le divin empereur successeur de Claude et fils d'Agrippine et de Domitius.
Mais Nicolino n'était pas fantaisiste à ce point; Nicolino avait tout simplement sous les yeux le spectacle d'une scène de meurtre et d'incendie comme Naples n'en avait point donné depuis la révolte de Masaniello, et Nicolino, la rage au fond du coeur, regardait ces canons dont le col de bronze s'allongeait hors des remparts, et se disait que, s'il était gouverneur du château à la place de Roberto Brandi, il aurait bientôt forcé toute cette canaille à chercher un abri dans les égouts d'où elle sortait.
En ce moment, il sentit une main qui s'appuyait sur son épaule, et, comme si elle eût pu lire au plus profond de sa pensée, une voix lui dit:
--A ma place, que feriez-vous?
Nicolino n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qui lui parlait ainsi: il reconnut la voix du digne commandant.
--Par ma foi, répondit Nicolino, je n'hésiterais pas, je vous le jure: je ferais feu sur les assassins, au nom de l'humanité et de la civilisation.
--Comme cela? sans savoir ce que me rapportera ou me coûtera chaque coup de canon que je tirerai? A votre âge et en paladin français, vous dites: Fais ce que dois, advienne que pourra.
--C'est le chevalier Bayard qui a dit cela.
--Oui; mais, à mon âge, et père de famille comme je suis, je dis: Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Ce n'est pas le chevalier Bayard qui a dit cela: c'est le bon sens.
--Ou l'égoïsme, mon cher gouverneur.
--Cela se ressemble diablement, mon cher prisonnier.
--Mais, enfin, que voulez-vous?
--Mais je ne veux rien. Je suis à mon balcon, balcon bien tranquille: rien ne m'atteindra ici. Je regarde et j'attends.
--Je vois bien que vous regardez; mais je ne sais pas ce que vous attendez.
--J'attends ce qu'attend le gouverneur d'une forteresse imprenable: j'attends qu'on me fasse des propositions.
Nicolino prit ces paroles pour ce qu'elles étaient, en effet, c'est-à-dire pour une ouverture; mais, outre qu'il n'avait pas mission de traiter au nom des républicains, mission qu'à la rigueur il se fût donnée à lui-même, le billet qu'il avait reçu lui recommandait tout simplement de se tenir tranquille, et d'aider, s'il était en son pouvoir, aux événements qui devaient s'accomplir de onze heures à minuit.
Qui lui disait que ce qu'il arrêterait avec le commandant, si avantageux que cela fût, selon lui, aux intérêts de la future république parthénopéenne, s'accorderait avec les plans des républicains?
Il garda donc le silence, ce que voyant le commandant Roberto Brandi, il fit, pour la troisième ou la quatrième fois, le tour des remparts en sifflant et en recommandant aux sentinelles la plus grande vigilance, aux artilleurs de veiller près de leurs pièces, la mèche allumée.
LXXXVII
OU L'ON VOIT ENFIN
COMMENT LE DRAPEAU FRANÇAIS AVAIT ÉTÉ
ARBORÉ SUR LE CHATEAU SAINT-ELME.
Nicolino écouta en silence le commandant donner des ordres, d'une voix assez haute, au contraire, pour qu'elle fût entendue de son prisonnier.
Ce redoublement de surveillance l'inquiéta; mais il connaissait la prudence et le courage de ceux qui lui avaient fait passer l'avis qu'il avait reçu, et il se confiait à eux.
Seulement, il lui fut démontré plus clair que jamais que toutes les attentions successives et croissantes qu'avait eues pour lui le directeur de la forteresse n'avaient d'autre but que d'amener Nicolino à lui faire quelque ouverture ou à recueillir les siennes; ce qui serait arrivé, sans aucun doute, si Nicolino ne se fût, à cause de l'avis reçu, tenu sur la réserve.
Le temps s'écoula sans aucun rapprochement entre le gouverneur et son prisonnier. Seulement, comme par oubli, celui-ci eut la permission de rester sur le rempart.
Dix heures sonnèrent. On se rappelle que c'était l'heure indiquée par Maliterno à l'archevêque, pour sonner, sous peine de mort, toutes les cloches de Naples. A la dernière vibration des bronzes, toutes les cloches éclatèrent à la fois.
Nicolino était préparé à tout, excepté à ce concert de cloches, et le gouverneur, à ce qu'il paraît, n'y était pas plus préparé que lui; car, à ce bruit inattendu, Roberto Brandi se rapprocha de son prisonnier et le regarda avec étonnement.
--Oui, je comprends bien, dit Nicolino, vous me demandez ce que signifie cet effroyable charivari; j'allais vous faire la même question.
--Alors, vous l'ignorez?
--Parfaitement. Et vous?
--Moi aussi.
--Alors, promettons-nous que le premier des deux qui l'apprendra en fera part à son voisin.
--Je vous le promets.
--C'est incompréhensible, mais c'est curieux, et j'ai payé bien cher, souvent, ma loge à Saint-Charles pour voir un spectacle qui ne valait pas celui-ci.
Mais, contre l'attente de Nicolino, le spectacle devenait de plus en plus curieux.
En effet, comme nous l'avons dit, arrêtés au milieu de leur infernale besogne par une voix qui semblait leur parler d'en haut, les lazzaroni, qui entendent mal la langue céleste, coururent en demander l'explication à la cathédrale.
On sait ce qu'ils y trouvèrent: la vieille métropole éclairée à giorno, le sang et la tête de saint Janvier exposés, le cardinal-archevêque en habits sacerdotaux, enfin Rocca-Romana et Maliterno en costume de pénitents, pieds nus, en chemise et la corde au cou.
Les deux spectateurs, pour lesquels on eût pu croire que le spectacle était fait, virent alors l'étrange procession sortir de l'église, au milieu des pleurs, des cris, des lamentations. Les torches étaient si nombreuses et jetaient un tel éclat, qu'à l'aide de sa lunette, que le commandant envoya chercher, Nicolino reconnut l'archevêque sous son dais, portant le saint sacrement, les chanoines portant à ses côtés le sang et la tête de saint Janvier, et enfin, derrière les chanoines, Maliterno et Rocca-Romana, dans leur étrange costume, ne portaient rien, ou plutôt portaient, de tous les poids, le plus pesant: les péchés du peuple.
Nicolino savait son frère Rocca-Romana aussi sceptique que lui, et Maliterno aussi sceptique que son frère. Il fut donc, malgré la grande préoccupation qui le tenait, pris d'un rire homérique en reconnaissant les deux pénitents.
Quelle était cette comédie? dans quel but était-elle jouée? C'était ce que ne pouvait s'expliquer Nicolino que par ce mélange, tout particulier à Naples, du grotesque au sacré.
Sans doute, entre onze heures et minuit, aurait-il l'explication de tout cela.
Roberto Brandi, qui n'attendait aucune explication, paraissait plus inquiet et plus impatient que son prisonnier; car lui aussi connaissait Naples et se doutait qu'il y avait quelque immense piége caché sous cette comédie religieuse.
Nicolino et le commandant suivirent des yeux, avec la plus grande curiosité, la procession dans les différentes évolutions qu'elle accomplit depuis sa sortie de la cathédrale jusqu'à sa rentrée; puis ils virent le bruit diminuer, les torches s'éteindre, et y succéder le silence et l'obscurité.
Quelques maisons auxquelles le feu avait été mis continuèrent de brûler; mais personne ne s'en occupa.
Onze heures sonnèrent.
--Je crois, dit Nicolino, qui désirait suivre les instructions du billet en rentrant dans son cabinet, je crois que la représentation est terminée. Qu'en dites-vous, mon commandant?
--Je dis que j'ai encore quelque chose à vous faire voir avant que vous rentriez chez vous, mon cher prisonnier.
Et il lui fit signe de le suivre.
--Nous nous sommes, lui dit-il, jusqu'à présent préoccupés de ce qui se passe à Naples, depuis Mergellina jusqu'à la porte Capuana,--c'est-à-dire à l'ouest, au midi et à l'est:--occupons-nous un peu de ce qui se passe au nord. Quoique ce qui nous vient de ce côté fasse peu de bruit et jette peu de lumière, cela vaut la peine que nous y accordions un instant d'attention.
Nicolino se laissa conduire par le gouverneur sur la partie du rempart exactement opposée à celle du haut de laquelle il venait de contempler Naples, et, sur les collines qui enveloppent la ville, depuis celle de Capodimonte jusqu'à celle de Poggioreale, il vit une ligne de feux disposés avec la régularité d'une armée en marche.
--Ah! ah! fit Nicolino, voilà du nouveau, ce me semble.
--Oui, et qui n'est pas sans intérêt, n'est-ce pas?
--C'est l'armée française? demanda Nicolino.
--Elle-même, répondit le gouverneur.
--Demain, alors, elle entrera à Naples.
--Oh! que non! On n'entre point à Naples comme cela quand les lazzaroni ne veulent pas qu'on y entre. On se battra deux, trois jours, peut-être.
--Eh bien, après? demanda Nicolino.
--Après?... Rien, répondit le gouverneur. C'est à nous de songer à ce que peut, dans un pareil conflit, faire de bien ou de mal à ses alliés, quels qu'ils soient, le gouverneur du château Saint-Elme.
--Et peut-on savoir, en cas de conflit, pour qui seraient vos préférences?
--Mes préférences! Est-ce qu'un homme d'esprit a des préférences, mon cher prisonnier? Je vous ai fait ma profession de foi en vous disant que j'étais père de famille, et en vous citant le proverbe français: Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Rentrez chez vous; méditez là-dessus. Demain, nous causerons politique, morale et philosophie, et, comme les Français ont encore un autre proverbe qui dit: La nuit porte conseil, eh bien, demandez des conseils à la nuit; au jour, vous me ferez part de ceux qu'elle vous aura donnés. Bonsoir, monsieur le duc!
Et, comme, tout en causant, on était arrivé au haut de l'escalier qui conduisait aux prisons inférieures, le geôlier reconduisit Nicolino à son cachot et l'y enferma, comme d'habitude, à double tour.
Nicolino se trouva dans la plus complète obscurité.
Par bonheur, les instructions qu'il avait reçues n'étaient point difficiles à suivre. Il se dirigea à tâtons vers son lit, le trouva et se jeta dessus tout habillé.
A peine y était-il depuis cinq minutes, qu'il entendit le cri d'alarme, cri suivi d'une fusillade assez vive et de trois coups de canon.
Puis tout rentra dans le silence le plus absolu.
Qu'était-il arrivé?
Nous sommes obligés de dire que, malgré le courage bien éprouvé de Nicolino, le coeur lui battait fort en se faisant cette question.
Dix autres minutes ne s'étaient point écoulées, que Nicolino entendit un pas dans l'escalier, une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent et la porte s'ouvrit, donnant passage au digne commandant, éclairé d'une bougie qu'il tenait lui-même à la main.
Roberto Brandi referma la porte avec la plus grande précaution, déposa sa bougie sur la table, prit une chaise et vint s'asseoir près du lit de son prisonnier, qui, ignorant absolument où aboutirait toute cette mise en scène, le laissait faire sans lui adresser une seule parole.
--Eh bien, lui dit le gouverneur lorsqu'il fut assis à son chevet, je vous le disais bien, mon cher prisonnier, que le château Saint-Elme était d'une certaine importance dans la question qui doit se plaider demain.
--Et à quel propos, mon cher commandant, venez-vous, à une pareille heure, vous féliciter près de moi de votre perspicacité?
--Parce que c'est toujours une satisfaction d'amour-propre, que de pouvoir dire à un homme d'esprit comme vous: «Vous voyez bien que j'avais raison;» ensuite parce que je crois que, si nous attendons à demain pour causer de nos petites affaires, dont vous n'avez pas voulu causer ce soir,--je sais maintenant pourquoi,--si nous attendons à demain, dis-je, il pourra bien être trop tard.
--Voyons, mon cher commandant, demanda Nicolino, il s'est donc passé quelque chose de bien important depuis que nous nous sommes quittés?
--Vous allez en juger. Les républicains, qui avaient, je ne sais comment, surpris mon mot d'ordre, qui était Pausilippe et Parthénope, se sont présentés à la sentinelle; seulement, celui qui était chargé de dire Parthénope a confondu la nouvelle ville avec l'ancienne et a dit Napoli au lieu de Parthénope. La sentinelle, qui ne savait probablement pas que Parthénope et Napoli ne font qu'un ou plutôt ne font qu'une, a donné l'alarme; le poste a fait feu, mes artilleurs ont fait feu, et le coup a été manqué. De sorte, mon cher prisonnier, que, si c'est dans l'attente de ce coup-là que vous vous êtes jeté tout habillé sur votre lit, vous pouvez vous déshabiller et vous coucher, à moins cependant que vous n'aimiez mieux vous lever pour que nous causions chacun d'un côté de cette table, comme deux bons amis.
--Allons, allons, dit Nicolino en se levant, ramassez les atouts, abattez votre jeu, et causons.
--Causons! dit le gouverneur, c'est bientôt dit.
--Dame, c'est vous qui me l'offrez, ce me semble.
--Oui, mais après quelques éclaircissements.
--Lesquels? Dites.
--Avez-vous des pouvoirs suffisants pour causer avec moi?
--J'en ai.
--Ce dont nous causerons ensemble sera-t-il ratifié par vos amis?
--Foi de gentilhomme!
--Alors, il n'y a plus d'empêchements. Asseyez-vous, mon cher prisonnier.
--Je suis assis.
--MM. les républicains ont donc bien besoin du château Saint-Elme? Voyons!
--Après la tentative qu'ils viennent de faire, vous me traiteriez de menteur si je vous disais que sa possession leur est tout à fait indifférente.
--Et, en supposant que messire Roberto Brandi, gouverneur de ce château, substituât en son lieu et place le très-haut et très-puissant seigneur Nicolino, des ducs de Rocca-Romana et des princes Caraccioli, que gagnerait à cette substitution ce pauvre Roberto Brandi?
--Messire Roberto Brandi m'a prévenu, je crois, qu'il était père de famille?
--J'ai oublié de dire époux et père de famille.
--Il n'y a pas de mal, puisque vous réparez à temps votre oubli. Donc, une femme?
--Une femme.
--Combien d'enfants?
--Deux: des enfants charmants, surtout la fille, qu'il faut songer à marier.
--Ce n'est point pour moi que vous dites cela, je présume?
--Je n'ai pas l'orgueil de porter mes yeux si haut: c'est une simple observation que je vous faisais, comme digne d'exciter votre intérêt.
--Et je vous prie de croire qu'elle l'excite au plus haut degré.
--Alors, que pensez-vous que puissent faire pour un homme qui leur rend un très-grand service, pour la femme et les enfants de cet homme, les républicains de Naples?
--Eh bien, que diriez-vous de dix mille ducats?
--Oh! interrompit le gouverneur.
--Attendez donc, laissez-moi dire.
--C'est juste; dites.
--Je répète. Que diriez-vous de dix mille ducats de gratification pour vous, de dix mille ducats d'épingles pour votre femme, de dix mille ducats de bonne main à votre fils, et de dix mille ducats de dot à votre fille?
--Quarante mille ducats?
--Quarante mille ducats.
--En tout?
--Dame!
--Cent quatre-vingt-dix mille francs?
--Juste.
--Ne trouvez-vous pas qu'il est indigne d'hommes comme ceux que vous représentez de ne pas offrir des sommes rondes?
--Deux cent mille livres, par exemple?
--Oui, à deux cent mille livres, on réfléchit.
--Et à combien terminerait-on?
--Tenez, pour ne pas vous faire marchander, à deux cent cinquante mille livres.
--C'est un joli denier que deux cent cinquante mille livres!
--C'est un joli morceau que le château Saint-Elme.
--Hum!
--Vous refusez?
--Je me consulte.
--Vous comprendrez ceci, mon cher prisonnier: on dit... Toute la journée, nous avons parlé par proverbes; passez-moi donc encore celui-ci: je vous promets que ce sera le dernier.
--Je vous le passe.
--Eh bien, on dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l'occasion de faire fortune, que le tout est pour lui de ne pas laisser échapper l'occasion.
L'occasion passe à côté de la main: je la prends par ses trois cheveux, et je ne la lâche pas, morbleu!
--Je ne veux pas y regarder de trop près avec vous, mon cher gouverneur, reprit Nicolino, d'autant plus que je n'ai qu'à me louer de vos bons procédés: vous aurez vos deux cent cinquante mille livres.
--A la bonne heure.
--Seulement, vous comprenez que je n'ai pas deux cent cinquante mille livres dans ma poche.
--Bon! monsieur le duc, si l'on voulait faire toutes les affaires au comptant, on ne ferait jamais d'affaires.
--Alors, vous vous contenterez de mon billet?
Roberto Brandi se leva et salua.
--Je me contenterai de votre parole, prince les dettes de jeu sont sacrées, et nous jouons dans ce moment-ci, et gros jeu, car nous jouons chacun notre tête.
--Je vous remercie de votre confiance en moi, monsieur, répondit Nicolino avec une suprême dignité; je vous prouverai que j'en étais digne. Maintenant, il ne s'agit plus que de l'exécution, des moyens.
--C'est pour arriver à ce but que je vous demanderai, mon prince, toute la complaisance possible.
--Expliquez-vous.
--J'ai eu l'honneur de vous dire que, puisque je tenais l'occasion par les cheveux, je ne la lâcherais point sans y trouver une fortune.
--Oui. Eh bien, il me semble qu'une somme de deux cent cinquante mille francs...
--Ce n'est point une fortune, cela, monsieur le duc. Vous qui êtes riche à millions, vous devez le comprendre.
--Merci!
--Non: il me faut cinq cent mille francs.
--Monsieur le commandant, je suis fâché de vous dire que vous manquez à votre parole.
--En quoi, si ce n'est pas à vous que je les demande?
--Alors, c'est autre chose.
--Et si j'arrive à me faire donner par Sa Majesté le roi Ferdinand, pour ma fidélité, le même prix que vous m'offrez pour ma trahison?
--Oh! le vilain mot que vous venez de dire là!
Le commandant, avec le comique sérieux particulier aux Napolitains, prit la bougie, alla regarder derrière la porte, sous le lit, et revint poser la bougie sur la table.
--Que faites-vous? lui demanda Nicolino.
--J'allais voir si quelqu'un nous écoutait.
--Pourquoi cela?
--Mais parce que, si nous ne sommes que nous deux, vous savez bien que je suis un traître, un peu plus adroit, un peu plus spirituel que les autres peut-être, mais voilà tout.
--Et comment comptez-vous vous faire donner par le roi Ferdinand deux cent cinquante mille francs pour prix de votre fidélité?
--C'est pour cela justement que j'ai besoin de toute votre complaisance.
--Comptez dessus; seulement, expliquez-vous.
--Pour en arriver là, mon cher prisonnier, il ne faut pas que je sois votre complice, il faut que je sois votre victime.
--C'est assez logique, ce que vous me dites là. Eh bien, voyons, comment pouvez-vous devenir ma victime?
--C'est bien facile.
Le commandant tira des pistolets de sa poche.
--Voilà des pistolets.
--Tiens, dit Nicolino, ce sont les miens.
--Que le procureur fiscal a oubliés ici... Vous savez comment il a fini, ce bon marquis Vanni?
--Vous m'avez annoncé sa mort, et je vous ai même répondu que j'avais le regret de ne pas le regretter.
--C'est vrai. Vous vous êtes donc procuré vos pistolets, qui étaient je ne sais où, par vos intelligences dans le château; de sorte que, quand je suis descendu, vous m'avez mis le pistolet sur la gorge.
--Très-bien, fit Nicolino en riant: comme cela.
--Prenez garde! ils sont chargés. Puis, le pistolet sur la gorge toujours, vous m'avez lié à cet anneau scellé dans la muraille.
--Avec quoi? avec les draps de mon lit?
--Non, avec une corde.
--Je n'en ai pas.
--Je vous en apporte une.
--A la bonne heure: vous êtes homme de précaution.
--Quand on veut que les choses réussissent, n'est-ce pas? il ne faut rien négliger.
--Après?
--Après? Lorsque je suis bien lié et bien garrotté à cet anneau, vous me bâillonnez avec votre mouchoir afin que je ne crie pas; vous refermez la porte sur moi, et vous profitez de ce que j'ai eu l'imprudence d'envoyer en patrouille tous les hommes dont je suis sûr, et de ne laisser dans l'intérieur et aux portes que les déserteurs, pour faire une émeute.
--Et comment ferai-je cette émeute?
--Rien de plus facile. Vous offrirez dix ducats par homme. Ils sont une trentaine d'hommes, mettez-en trente-cinq avec les employés: c'est trois cent cinquante ducats. Vous distribuez immédiatement vos trois cent cinquante ducats; vous changez le mot d'ordre, et vous commandez de faire feu sur la patrouille, si elle insiste pour entrer.
--Et où prendrai-je les trois cent cinquante ducats?
--Dans ma poche; seulement, c'est un compte à part, vous comprenez.
--A joindre aux deux cent cinquante mille livres: très-bien!
--Une fois maître du château, vous me déliez, vous me laissez dans votre cachot, vous me traitez aussi mal que je vous y ai bien traité; puis, une nuit, quand vous m'avez payé mes deux cent cinquante mille francs et rendu mes trois cent cinquante ducats, vous me faites jeter à la porte, par pitié; je descends jusqu'au port, je frète une barque, un speronare, une felouque; j'aborde en Sicile à travers mille périls, et je vais demander au roi Ferdinand le prix de ma fidélité. Le chiffre auquel je l'étendrai me regarde; au reste, vous le connaissez.
--Oui, deux cent cinquante mille francs.
--Tout cela est-il bien entendu?
--Oui.
--J'ai votre parole d'honneur?
--Vous l'avez.
--A l'oeuvre, alors! Vous tenez le pistolet, que vous pouvez reposer sur la table de peur d'accident; voici les cordes, et voici la bourse. Ne craignez pas de serrer les cordes; ne m'étouffez pas avec le mouchoir. Vous en avez encore pour une bonne demi-heure avant que la patrouille rentre.
Tout se passa exactement, comme l'avait prévu l'intelligent gouverneur, et l'on eût dit qu'il avait donné ses ordres d'avance pour que Nicolino ne rencontrât aucun obstacle. Le commandant fut lié, garrotté, bâillonné à point; la porte fut refermée sur lui. Nicolino ne rencontra personne, ni sur les escaliers, ni dans les caves. Il alla droit au corps de garde, y entra, fit un magnifique discours patriotique, et, comme, à la fin de son discours, il remarquait une certaine hésitation parmi ceux auxquels il s'adressait, il fit sonner son argent et lâcha la parole magique qui devait tout enlever: «Dix ducats par homme.» A ces mots, en effet, les gestes d'hésitation disparurent, les cris de «Vive la liberté!» retentirent. On sauta sur les armes, on courut aux postes et aux remparts, on menaça la patrouille de faire feu sur elle si elle ne disparaissait à l'instant même dans les profondeurs du Vomero ou dans les vicoli de l'Infrascata. La patrouille disparut comme disparaît un fantôme par une trappe de théâtre.
Puis on s'occupa de confectionner un drapeau tricolore, opération à laquelle on arriva, non sans peine, avec un morceau d'une ancienne bannière blanche, un rideau de fenêtre et un couvre-pieds rouge. Ce travail terminé, on abattit la bannière blanche et l'on éleva la bannière tricolore.
Enfin, tout à coup Nicolino sembla songer au malheureux commandant dont il avait usurpé les fonctions. Il descendit avec quatre hommes dans son cachot, le fit délier et débâillonner en lui tenant le pistolet sur la gorge, et, malgré ses gémissements, ses prières et ses supplications, il le laissa à sa place, dans le fameux cachot numéro 3, au deuxième au-dessous de l'entre-sol.
Et voilà comment, le 21 janvier au matin, Naples, en se réveillant, vit la bannière tricolore française flotter sur le château Saint-Elme.
LXXXVIII
LES FOURCHES CAUDINES.
Championnet aussi la vit, la bannière sainte, et aussitôt il donna l'ordre à son armée de marcher sur Naples, afin de l'attaquer vers onze heures du matin.
Si nous écrivions un roman au lieu d'écrire un livre historique, où l'imagination n'est qu'accessoire, on ne doute pas que nous n'eussions trouvé moyen d'amener Salvato à Naples, ne fût-ce qu'avec les officiers français venant toucher les cinq millions convenus par la trêve de Sparanisi. Au lieu d'aller au spectacle avec ses compagnons, au lieu de s'occuper de la rentrée des cinq millions avec Archambal,--rentrée qui, on se le rappelle, ne rentra point,--nous l'eussions conduit à cette maison du Palmier, où il avait laissé, sinon la totalité, du moins la moitié de cette âme à laquelle le sceptique chirurgien du mont Cassin ne pouvait croire, et, au lieu d'un long récit intéressant, mais froid comme toute narration politique, nous eussions eu des scènes passionnées, rehaussées de toutes les craintes qu'eussent inspirées à la pauvre Luisa les terribles scènes de carnage dont la rumeur arrivait jusqu'à elle. Mais nous sommes forcé de nous renfermer dans l'inflexible exigence des faits, et, quel que fût l'ardent désir de Salvato, il lui avait fallu avant tout suivre les ordres de son général, qui, dans son ignorance de l'irrésistible aimant qui attirait son chef de brigade vers Naples, l'en avait plutôt éloigné que rapproché.
A San-Germano, au moment même où, après avoir passé la nuit au couvent du mont Cassin, Salvato venait d'embrasser et de quitter son père, Championnet lui avait donné l'ordre de prendre la 17e demi-brigade, et, en faisant un circuit pour protéger et éclairer le reste de l'armée, de marcher sur Bénévent par Venafro, Marcone et Ponte-Landolfo. Salvato devait constamment se tenir en communication avec le général en chef.
Ainsi jeté au milieu des brigands, Salvato eut tous les jours une attaque nouvelle à repousser; toutes les nuits, une surprise à découvrir et à déjouer. Mais Salvato, né dans le pays, parlant la langue du pays, était à la fois l'homme de la grande guerre, c'est-à-dire de la bataille rangée, par son sang-froid, par son courage et par ses études stratégiques, et celui de la petite guerre, c'est-à-dire de la guerre de montagnes, par son infatigable activité, sa vigilance perpétuelle et cet instinct du danger que Fenimore Cooper nous montre si bien développés chez les peuplades rouges de l'Amérique du Nord. Pendant cette marche longue et difficile dans laquelle on eut, au mois de décembre, des rivières glacées à franchir, des montagnes couvertes de neige à traverser, des chemins boueux et défoncés à suivre, ses soldats, au milieu desquels il vivait, secourant les blessés, soutenant les faibles, louant les forts, ses soldats purent reconnaître l'homme supérieur et bon à la fois, et, n'ayant à lui reprocher ni une erreur, ni une faiblesse, ni une injustice, se groupèrent autour de lui avec le respect non-seulement de subordonnés pour leur chef, mais encore d'enfants pour leur père.
Arrivé à Venafro, Salvato avait appris que le chemin ou plutôt le sentier des montagnes était impraticable. Il était remonté jusqu'à Isernia par une assez belle route, qu'il lui avait fallu conquérir pas à pas sur les brigands; puis, de là, par un chemin détourné, il avait, à travers monts, bois et vallées, atteint le village ou plutôt la ville de Bocano.
Il lui fallut cinq jours pour faire cette route, que dans les temps ordinaires, on peut faire en une étape.
Ce fut à Bocano qu'il apprit la trêve de Sparanisi, qu'il reçut l'ordre de s'arrêter et d'attendre de nouvelles instructions.
La trêve de Sparanisi rompue, Salvato se remit en marche, et, en combattant toujours, gagna Marcone. A Marcone, il apprit l'entrevue de Championnet avec les députés de la ville, et la décision prise le même jour par le général en chef d'attaquer Naples le lendemain.
Ses instructions portaient de marcher sur Bénévent et de se rabattre immédiatement sur Naples pour seconder le général dans son attaque du 21.
Le 20 au soir, après une double étape, il entrait à Bénévent.
La tranquillité avec laquelle s'était opérée cette marche donnait à Salvato de grandes inquiétudes. Si les brigands lui avaient laissé le chemin libre de Marcone à Bénévent, c'était, sans aucun doute, pour le lui disputer ailleurs et dans une meilleure position.
Salvato, qui n'avait jamais parcouru le pays dans lequel il était engagé, le connaissait du moins stratégiquement. Il savait qu'il ne pouvait aller de Bénévent à Naples sans passer par l'ancienne vallée Caudia, c'est-à-dire par ces fameuses Fourches Caudines, où, trois cent vingt et un ans avant le Christ, les légions romaines, commandées par le consul Spurnius Postumus, furent battues par les Samnites et forcées de passer sous le joug.
Une de ces illuminations comme en ont des hommes de guerre lui dit que c'était là que l'attendaient les brigands.
Mais Salvato résolut, les cartes de la Terre de Labour et de la principauté étant incomplètes, de visiter le pays par lui-même.
A huit heures du soir, il se déguisa en paysan, monta son meilleur cheval, se fit accompagner d'un hussard de confiance, à cheval comme lui, et se mit en chemin.
A une lieue de Bénévent, à peu près, il laissa dans un bouquet de bois son hussard et les chevaux, et s'avança seul.
La vallée se rétrécissait de plus en plus, et, à la clarté de la lune, il pouvait distinguer la place où elle semblait se fermer tout à fait. Il était évident que c'était à cette même place que les Romains s'étaient aperçus, mais trop tard, du piége qui leur avait été tendu.
Salvato, au lieu de suivre le chemin, se glissa au milieu des arbres qui garnissent le fond de la vallée, et arriva ainsi à une ferme située à cinq cents pas, à peu près, de cet étranglement de la montagne.
Il sauta par-dessus une haie et se trouva dans un verger.
Une grande lueur venait d'une partie de la maison séparée du reste de la ferme. Salvato se glissa jusqu'à un endroit où ses regards pouvaient plonger dans la chambre éclairée.
La cause de cet éclairage était un four que l'on venait de chauffer et où deux hommes se tenaient prêts à enfourner une centaine de pains.
Il était évident qu'une pareille quantité de pain n'était point destinée à l'usage du fermier et de sa maison.
En ce moment, on frappa violemment à la porte de la ferme donnant sur la grande route.
Un des deux hommes dit:
--Ce sont eux.
Le regard de Salvato ne pouvait s'étendre jusqu'à la grande porte; mais il l'entendit crier sur ses gonds et vit bientôt entrer, dans le cercle de lumière projeté par le bois brûlant dans le four, quatre hommes qu'à leur costume il reconnut pour des brigands.
Ils demandèrent à quelle heure serait prête la première fournée, combien on en pourrait faire dans la nuit, et quelle quantité de pains pouvaient donner quatre fournées.
Les deux boulangers leur répondirent qu'à onze heures et demie, ils pourraient livrer la première fournée, à deux heures la seconde, à cinq heures la troisième.
Chaque fournée pourrait donner de cent à cent vingt pains.
--Ce n'est guère, répondit un des brigands en secouant la tête.
--Combien êtes-vous donc? demanda un des boulangers.
Le brigand qui avait déjà parlé calcula un instant sur ses doigts.
--Huit cent cinquante hommes environ, dit-il.
--Ce sera à peu près une livre et demie de pain par homme, dit le boulanger, qui jusque-là avait gardé le silence.
--Ce n'est point assez, répondit le brigand.
--Il faudra pourtant bien vous contenter de cela, répondit le boulanger d'un ton bourru. Le four ne peut contenir que cent dix pains chaque fois.
--C'est bien: dans deux heures, les mules seront ici.
--Elles attendront une bonne demi-heure, je vous en préviens.
--Ah çà! tu oublies que nous avons faim, à ce qu'il paraît?
--Emportez le pain comme il est, si vous voulez, dit le boulanger, et faites-le cuire vous-mêmes.
Les brigands comprirent qu'il n'y avait rien à faire avec ces hommes, qui avaient de pareilles réponses à tout ce qu'on pouvait dire.
--A-t-on des nouvelles de Bénévent? dirent-ils.
--Oui, répondit un boulanger; j'en arrive il y a une heure.
--Y avait-on entendu parler des Français?
--Ils venaient d'y entrer.
--Disait-on qu'ils y feraient séjour?
--On disait que, demain, au point du jour, ils se remettraient en marche.
--Pour Naples?
--Pour Naples.
--Combien étaient-ils?
--Six cents, à peu près.
--En les rangeant bien, combien peut-il tenir de Français dans ton four?
--Huit.
--Eh bien, demain soir, si nous manquons de pain, nous aurons de la viande.
Un éclat de rire accueillit cette plaisanterie de cannibales, et les quatre hommes, en ordonnant aux deux boulangers de se presser, regagnèrent la porte qui donnait sur la grande route.
Salvato traversa le verger, en évitant de passer dans le rayon de lumière projeté par le four, franchit la seconde haie, suivit, à cent cinquante pas en arrière, les quatre hommes qui regagnaient leurs compagnons, les vit gravir la montagne, et put étudier à son aise, grâce à un clair de lune assez transparent, la disposition du terrain.
Il avait vu tout ce qu'il avait voulu voir: son plan était fait. Il passa devant la masserie cette fois, au lieu de passer derrière, rejoignit son hussard, remonta à cheval, et rentra avant minuit à son logement.
Il y trouva l'officier d'ordonnance du général Championnet, ce même Villeneuve que nous avons vu, à la bataille de Civita-Castellana, traverser tout le champ de bataille pour aller porter à Macdonald l'ordre de reprendre l'offensive.
Championnet faisait dire à Salvato qu'il attaquerait Naples à midi. Il l'invitait à faire la plus grande diligence possible, afin d'arriver à temps au combat, et il autorisait Villeneuve à rester près de lui et à lui servir d'aide-de-camp, le prévenant de se défier des Fourches Caudines.
Salvato raconta alors à Villeneuve la cause de son absence; puis, prenant une grande feuille de papier et une plume, il fit un plan détaillé du terrain qu'il venait de visiter et sur lequel, le lendemain, devait se livrer le combat.
Après quoi, les deux jeunes gens se jetèrent chacun sur un matelas et s'endormirent.
Ils furent réveillés au point du jour par les tambours de cinq cents hommes d'infanterie et par les cinquante ou soixante hussards qui formaient toute la cavalerie du détachement.
Les fenêtres de l'appartement de Salvato donnaient sur la place où se rassemblait la petite troupe. Il les ouvrit et invita les officiers, qui se composaient d'un major, de quatre capitaines et de huit ou dix lieutenants ou sous-lieutenants, à monter dans sa chambre.
Le plan qu'il avait fait pendant la nuit était étendu sur la table.
--Messieurs, dit-il aux officiers, examinez cette carte avec attention. Arrivé sur le terrain, que, par l'étude que vous allez faire, vous connaîtrez aussi bien que moi, je vous expliquerai ce qu'il y a à exécuter. De votre adresse et de votre intelligence à me seconder dépendra non-seulement le succès de la journée, mais encore notre salut à tous. La situation est grave: nous avons affaire à un ennemi qui a, tout à la fois, l'avantage du nombre et celui de la position.
Salvato fit apporter du pain, du vin, quelques viandes rôties qu'il avait demandées la veille, et invita les officiers à manger, tout en étudiant la topographie du terrain où devait avoir lieu le combat.
Quant aux soldats, une distribution de vivres leur fut faite sur la place même de Bénévent et vingt-quatre de ces grandes bouteilles de verre contenant chacune une dizaine de litres leur furent apportées.
Le repas fini, Salvato fit battre à l'ordre, et les soldats formèrent un immense cercle, dans lequel Salvato entra avec les officiers.
Cependant, comme ils n'étaient que six cents, nous l'avons dit, tous se trouvèrent à portée de la voix.
--«Mes amis, leur dit Salvato, nous allons avoir aujourd'hui une belle journée; car nous remporterons une victoire sur le lieu même où le premier peuple du monde a été battu. Vous êtes des hommes, des soldats, des citoyens, et non pas de ces machines à conquête et de ces instruments de despotisme comme en traînaient derrière eux les Cambise, les Darius et les Xercès. Ce que vous venez apporter aux peuples que vous combattez, c'est la liberté et non l'esclavage, la lumière et non la nuit. Sachez donc sur quelle terre vous marchez et quels peuples avant vous foulaient la terre que vous allez fouler.
»Il y a environ deux mille ans que des bergers samnites--c'était le nom des peuples qui habitaient ces montagnes--firent croire aux Romains que la ville de Luceria, aujourd'hui Lucera, était sur le point d'être prise et que, pour la secourir en temps utile, il fallait traverser les Apennins. Les légions romaines partirent, conduites par le consul Spurnius Postumus; seulement, venant de Naples, où nous allons, elles suivaient le chemin opposé à celui que nous allons suivre. Arrivés à une gorge étroite où nous serons dans deux heures, et où les brigands nous attendent, les Romains se trouvèrent entre deux rochers à pic, couronnés de bois épais; puis, arrivés au point le plus étranglé de la vallée, ils la trouvèrent fermée par un immense amas d'arbres, coupés et entassés les uns sur les autres. Ils voulurent retourner en arrière. Mais de tous côtés les Samnites, qui leur coupaient d'ailleurs le chemin, firent pleuvoir sur eux des rochers qui, roulant du haut en bas de la montagne, les écrasaient par centaines. C'était le général samnite Caius Pontius qui avait préparé le piége; mais, en voyant les Romains pris, il fut épouvanté d'avoir réussi; car, derrière les légions romaines, il y avait l'armée, et, derrière l'armée, Rome! Il pouvait écraser les deux légions, depuis le premier jusqu'au dernier soldat, rien qu'en faisant rouler sur eux des quartiers de granit: il laissa la mort suspendue sur leur tête et envoya consulter son père Erennius.
»Erennius était un sage.
»--Détruis-les tous, dit-il, ou renvoie-les tous libres et honorablement. Tuez vos ennemis, ou faites-vous-en des amis.
»Caius Pontius n'écouta point ces sages conseils. Il donna la vie aux Romains, mais à la condition qu'ils passeraient en courbant la tête sous une voûte formée des massues, des lances et des javelots de leurs vainqueurs.
»Les Romains, pour venger cette humiliation, firent une guerre d'extermination aux Samnites et finirent par conquérir tout leur pays.
»Aujourd'hui, soldats, vous le verrez, l'aspect du pays est loin d'être aussi formidable: ces rochers à pic ont disparu pour faire place à une pente douce, et des buissons de deux ou trois pieds de haut ont remplacé les bois qui le couvraient.
»Cette nuit, veillant à votre salut, je me suis déguisé en paysan et j'ai été moi-même explorer le terrain. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas? Eh bien, je vous dis que, là où les Romains ont été vaincus, nous triompherons.»
Des hourras, des cris de «Vive Salvato!» éclatèrent de tous les côtés. Les soldats agrafèrent d'eux-mêmes la baïonnette au bout du fusil, entonnèrent la Marseillaise, et se mirent en marche.
En arrivant à un quart de lieue de la ferme, Salvato recommanda le plus grand silence. Un peu au delà, la route faisait un coude.
A moins que les brigands n'eussent des sentinelles en avant de la masserie, ils ne pouvaient voir les dispositions qu'allait prendre Salvato. C'était bien sur quoi le jeune chef de brigade avait compté. Les brigands voulaient surprendre les Français, et des sentinelles placées sur le chemin éventaient le plan.
Les officiers avaient reçu d'avance leurs instructions. Villeneuve, avec trois compagnies, alla par un détour, et en côtoyant le verger, s'embusquer dans le fossé grâce auquel Salvato avait pu suivre pendant plus de cinq cents pas les quatre brigands retournant à leur embuscade; lui-même se plaça avec ses soixante hussards derrière la ferme; enfin, le reste de ses hommes, conduits par le major, vieux soldat sur le sang-froid duquel il pouvait compter, devaient paraître donner dans l'embuscade, résister un instant, puis se débander et attirer l'ennemi jusqu'au delà de la masserie, en donnant peu à peu à leur retraite l'apparence d'une fuite.
Ce qu'avait espéré Salvato s'accomplit en tout point. Après une fusillade de dix minutes, les brigands, voyant les Français plier, s'élancèrent hors de leurs couverts en poussant de grands cris; comme s'ils étaient épouvantés à la fois et par le nombre et par l'impétuosité des assaillants, les Français reculèrent en désordre et tournèrent le dos. Les huées succédèrent aux cris et aux menaces, et, ne doutant pas que les républicains ne fussent en déroute complète, les brigands les poursuivirent en désordre, et, sans garder aucune précaution, se précipitèrent sur le chemin. Villeneuve les laissa bien s'engager; puis, tout à coup, se levant et faisant signe à ses trois compagnies de se lever, il ordonna à bout portant un feu, qui tua plus de deux cents hommes. Aussitôt, au pas de course et en rechargeant les armes, Villeneuve alla derrière les brigands prendre la position qu'ils venaient de quitter. En même temps, Salvato et ses soixante cavaliers débouchaient de derrière la ferme, coupaient la colonne en deux, sabrant à droite et à gauche, tandis qu'au cri de «Halte!» les prétendus fuyards se retournaient et recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes les prétendus vainqueurs.
Ce fut une horrible boucherie. Les brigands se trouvaient enfermés comme dans un cirque par les soldats de Villeneuve et ceux du major, et, au milieu de ce cirque, Salvato et ses soixante hussards hachaient et pointaient à loisir.
Cinq cents brigands restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui s'enfuirent gagnèrent le haut de la montagne au milieu du double feu qui les décimait. A onze heures du matin, tout était fini, et Salvato et ses six cents hommes, qui comptaient trois ou quatre morts et une douzaine de blessés au plus, reprenaient au pas de course la route de Naples, vers laquelle les attirait le grondement sourd du canon.
LXXXIX
PREMIÈRE JOURNÉE.
A peine Championnet avait-il fait un quart de lieue sur la route de Maddalone à Aversa, qu'il vit venir un cavalier sur un cheval lancé à toute bride: c'était le prince de Maliterno, qui fuyait à son tour la colère des lazzaroni.
A peine ceux-ci avaient-ils vu la bannière tricolore flotter sur le château Saint-Elme, que les cris: «Aux armes!» avaient retenti par la ville et que, de Portici à Pouzzoles, tout ce qui était en état de porter un fusil, une pique, un bâton, un couteau, depuis l'enfant de quinze ans jusqu'au vieillard de soixante, s'était précipité vers la ville en criant ou plutôt en hurlant: «Mort aux Français!»
Cent mille hommes répondaient à l'appel frénétique des prêtres et des moines, qui, un drapeau blanc d'une main, un crucifix de l'autre, prêchaient à la porte des églises et sur les bornes des carrefours.
Ces prédications efficaces avaient poussé les lazzaroni au plus haut degré d'exaltation contre les Français et les jacobins. Tout homicide commis sur un jacobin ou sur un Français était une action méritoire, tout lazzarone tué serait un martyr.
Depuis cinq ou six jours, cette population à moitié sauvage, si facile à conduire à la férocité quand on la laisse s'enivrer de sang, de pillage et d'incendie, en était arrivée à cette folie furieuse dans laquelle, devenu un instrument de destruction, l'homme, qui ne songe plus qu'à tuer, oublie jusqu'à l'instinct de sa propre conservation.
Mais, lorsque les lazzaroni apprirent que les Français s'avançaient à la fois par Capodichino et Poggioreale, qu'on apercevait la tête des deux colonnes, tandis qu'un nuage de poussière annonçait qu'une troisième tournait la ville, et, par les marais et la via del Pascone, s'avançait vers le pont de la Madeleine, il sembla qu'une secousse électrique poussait, comme un tourbillon, cette foule sur les points menacés.
La colonne française qui suivait le chemin d'Aversa était commandée par le général Dufresse, qui remplaçait Macdonald, lequel, à la suite d'une discussion qu'il avait eue à Capoue avec Championnet, avait donné sa démission, et, pareil à un cheval encore blanc d'écume, écoutait en frissonnant tous ces bruits de trompette et de tambour, forcé qu'il était au repos.
Le général Dufresse avait sous ses ordres Hector Caraffa, qui, Coriolan de la Liberté, venait, au nom de la grande déesse, faire la guerre au despotisme.
La colonne qui s'avançait par Capodichino était commandée par Kellermann, ayant sous ses ordres le général Rusca, que celui qui écrit ces lignes a vu tomber, en 1814, au siége de Soissons, la tête emportée par un boulet de canon.
La colonne qui s'avançait par Poggioreale était sous le commandement du général en chef lui-même, lequel avait sous ses ordres les généraux Duhesme et Monnier.
Enfin, celle qui, par les marais et la via del Pascone, tournait la ville, marchait conduite par le général Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier.
La colonne la plus avancée dans sa marche, parce qu'elle suivait le plus beau chemin, était celle de Championnet. Elle appuyait sa droite à la route de Capodichino, que suivait, comme nous l'avons dit, Kellermann, et sa gauche aux marais, dans lesquels manoeuvrait Mathieu Maurice, mal remis d'une balle de Fra-Diavolo qui lui avait traversé le côté.
Duhesme, encore pâle de ses deux blessures, mais chez lequel l'ardeur militaire suppléait au sang perdu, commandait l'avant-garde de Championnet. Il avait l'ordre d'enlever de haute lutte tout ce qu'il rencontrerait sur son chemin. Duhesme était l'homme de ces coups de main vigoureux qui veulent, avant tout, la décision et le courage.
A un quart de lieue en avant de la porte de Capoue, il rencontra une masse de cinq ou six mille lazzaroni; elle traînait avec elle une batterie de canons servie par les soldats du général Naselli, qui s'étaient joints à eux.
Duhesme lança Monnier et six cents hommes sur cette foule, avec ordre de la percer d'outre en outre à la baïonnette, et de s'emparer des pièces de canon établies sur une petite hauteur et qui mitraillaient la colonne française par-dessus la tête des lazzaroni.
Contre des troupes régulières, un pareil ordre eût été insensé; l'ennemi que l'on eût attaque ainsi n'eût eu qu'à s'ouvrir et à faire feu des deux côtés pour détruire en un instant ses six cents agresseurs. Mais Duhesme ne fit point aux lazzaroni l'honneur de compter avec eux. Monnier partit la baïonnette en avant, et, sans s'inquiéter des coups de fusil, des coups de pistolet et des coups de poignard, il pénétra au milieu de ce flot, y disparut, lardant à coups de baïonnette tout ce qui était à sa portée, le traversa comme un torrent traverse un lac, au milieu des cris, des hurlements et des imprécations, tandis que Duhesme, impassible à la tête de ses hommes et sous le feu de la batterie, gravissait, toujours au pas de charge et la baïonnette en avant, la colline occupée par l'ennemi, tuait sur leurs pièces tous les artilleurs qui tentaient de résister, abaissait le point de mire des pièces et faisait feu sur les lazzaroni avec leurs propres canons.
En même temps, profitant du désordre que cette décharge avait jeté au milieu de cette foule, Duhesme fit battre la charge et marcha sur elle à la baïonnette.
Incapables de se former en colonnes d'attaque pour reprendre la batterie, ou en carrés pour soutenir l'assaut de Duhesme, les lazzaroni s'éparpillèrent dans la plaine, comme une bande d'oiseaux effarouchés.
Sans s'inquiéter davantage de ces six ou huit mille hommes, Duhesme, traînant avec lui les canons qu'il venait de conquérir, marcha sur la porte Capuana.
Mais, à deux cents pas de la place irrégulière qui s'étend devant la porte Capuana, Duhesme, au commencement de la montée de Casanuova, trouva un petit pont et, aux deux côtés de ce petit pont, des maisons crénelées, desquelles partit un feu si bien dirigé, que les soldats hésitèrent. Monnier vit cette hésitation, s'élança à leur tête en élevant son chapeau au bout de son sabre; mais à peine eut-il fait dix pas, qu'il tomba dangereusement blessé. Ses officiers et ses soldats s'élancèrent pour le soutenir et le conduire hors du champ de bataille; mais les lazzaroni firent feu sur cette masse. Trois ou quatre officiers, huit ou dix soldats tombèrent sur leur général blessé: le désordre se mit dans les rangs, l'avant-garde fit un pas en arrière.
Les lazzaroni se précipitèrent sur les morts et sur les blessés: sur les blessés pour les achever, sur les morts pour les mutiler.
Duhesme vit ce mouvement, appela son aide de camp Ordonneau, lui commanda de prendre deux compagnies de grenadiers, et, à quelque prix que ce fût, de forcer le passage du pont.
C'étaient les vieux soldats de Montebello et de Rivoli: ils avaient forcé, avec Augereau, le pont d'Arcole; avec Bonaparte, le pont de Rivoli. Ils abaissèrent la baïonnette, s'élancèrent au pas de course, et, à travers une grêle de balles, chassèrent les lazzaroni devant eux et arrivèrent au sommet de la montée. Le général, les soldats et les officiers blessés étaient sauvés; mais ils se trouvaient entre un double feu partant de toutes les fenêtres et de toutes les terrasses, tandis qu'au milieu de la rue s'élevait, pareille à une tour, une maison à trois étages vomissant la flamme depuis le rez-de-chaussée jusqu'au faîte.
Deux barricades s'élevant à la hauteur du premier étage avaient été construites de chaque côté de la maison et interceptaient la rue.
Trois mille lazzaroni défendaient la rue, la maison, les barricades. Cinq où six mille, éparpillés dans la plaine, se reliaient à ceux-ci par les ruelles et les ouvertures des jardins.
Ordonneau se trouva en face de la position et la jugea inexpugnable. Cependant, il hésitait à donner l'ordre de la retraite, lorsqu'une balle l'atteignit et le renversa.
Duhesme arrivait, traînant derrière lui les canons pris le matin aux lazzaroni sous le feu des tirailleurs. On mit ces pièces en batterie, et, à la troisième volée, la maison oscilla, fit un craquement terrible, et s'abîma en écrasant dans sa chute et ceux qu'elle renfermait, et les défenseurs des barricades.
Duhesme s'élança à la baïonnette, et, au cri de «Vive la république!» planta le drapeau tricolore sur les ruines de la maison.
Mais, pendant ce temps, les lazzaroni avaient établi une vaste batterie de douze pièces de canon sur une hauteur qui dominait de beaucoup l'amas de pierres au sommet duquel flottait le drapeau; et les républicains, maîtres des deux barricades et des ruines de la maison, furent bientôt couverts d'une pluie de mitraille.
Duhesme abrita sa colonne derrière les ruines et les barricades, ordonna au 25e régiment de chasseurs à cheval de prendre une trentaine d'artilleurs en croupe, de tourner la colline, où les douze pièces étaient en batterie, et de charger sur elles par derrière.
Avant que les lazzaroni eussent pu reconnaître l'intention des chasseurs, ceux-ci, à travers plaine, sans s'inquiéter des coups de fusil qu'on leur tirait de la route, accomplirent leur demi-cercle; puis, tout à coup, enfonçant les éperons dans le ventre de leurs chevaux, ils s'élancèrent sur la colline, qu'ils gravirent au galop. Au bruit de cet ouragan d'hommes qui faisait trembler la terre, les lazzaroni abandonnèrent leurs canons à moitié chargés. De leur côté, arrivés au faîte de la colline, les artilleurs sautèrent à terre et se mirent à la besogne; puis, se laissant rouler comme une avalanche sur la pente opposée, les chasseurs se mirent à la poursuite des lazzaroni, qu'ils dispersèrent dans la plaine.
Débarrassé de ces assaillants, Duhesme ordonna aux sapeurs d'ouvrir un chemin dans la barricade, et, poussant ses canons devant lui, il s'avança, balayant la route, tandis que, du haut de la colline, les artilleurs républicains faisaient feu sur tout groupe qui essayait de se former.
En ce moment, Duhesme entendit battre la charge derrière lui: il se retourna et vit la 64e et la 73e demi-brigade de ligne, conduites par Thiébaut, qui arrivaient au pas de course et aux cris de «Vive la République!»
Championnet, entendant la terrible canonnade engagée, reconnaissant, au nombre et à l'irrégularité des coups de fusil, que Duhesme avait affaire à des milliers d'hommes, avait mis son cheval au galop en ordonnant à Thiébaut de le suivre aussi vite que possible et de soutenir Duhesme. Thiébaut ne se l'était pas fait dire à deux fois: il était parti et arrivait au pas de course.
Ils traversèrent le pont, passèrent par-dessus les morts qui jonchaient les rues, franchirent les ouvertures des barricades et arrivèrent au moment où Duhesme, maître du champ de bataille, faisait faire halte à ses soldats harassés.
A cent pas des premiers soldats de Duhesme, se dressait la porte Capuana et ses tours, et deux rangées de maisons formant faubourg s'avançaient, pour ainsi dire, au-devant des républicains.
Tout à coup, et au moment où ceux-ci s'y attendaient le moins, une fusillade terrible partit des terrasses et des fenêtres de ces maisons, tandis que, de la plate-forme de la porte Capuana, deux petites pièces de canon portées à bras vomissaient leur mitraille.
--Ah! pardieu! s'écria Thiébaut, je craignais d'être arrivé trop tard. En avant, mes amis!
Ces troupes fraîches, conduites par un des plus braves officiers de l'armée, pénétrèrent dans le faubourg au milieu d'un double feu. Mais, au lieu de suivre le haut du pavé, la droite de la colonne suivait le pied des maisons, tirant sur les fenêtres et les terrasses de gauche, et la colonne de gauche faisait feu sur les terrasses de droite, tandis que, armés de leurs haches, les sapeurs enfonçaient les maisons.
Alors, les braves de Duhesme, suffisamment reposés, comprirent la manoeuvre ordonnée par Thiébaut, et, en s'élançant dans les maisons au fur et à mesure qu'elles étaient éventrées par les sapeurs, ils attaquèrent les lazzaroni corps à corps, les poursuivant à travers les escaliers, du rez-de-chaussée au premier étage, du premier étage au second, du second étage sur les terrasses. On vit alors déborder, dans un combat aérien, lazzaroni et républicains. Les terrasses se couvrirent de feu et de fumée, tandis que les fugitifs qui n'avaient pas le temps de gagner les terrasses, croyant, d'après ce que leur avaient dit leurs prêtres et leurs moines, qu'ils n'avaient point de grâce à attendre des Français, sautaient par les fenêtres, se brisaient les jambes sur le pavé, ou tombaient sur la pointe des baïonnettes.
Toutes les maisons du faubourg furent ainsi prises et évacuées; puis, comme la nuit était venue, qu'il était trop tard pour attaquer la porte Capuana, et que l'on craignait quelque surprise, les sapeurs reçurent l'ordre d'incendier les maisons, et le corps de Championnet prit position devant la porte, qu'il devait attaquer le lendemain, et dont il fut bientôt séparé par un double rideau de flammes.
Championnet arriva sur ces entrefaites, embrassa Duhesme, et, pour récompenser Thiébaut de ses belles actions oubliées et du magnifique mouvement offensif qu'il venait d'accomplir:
--En face de la porte Capuana, que tu prendras demain, lui dit-il, je te nomme adjudant général.
--Eh bien, dit Duhesme, enchanté de cette récompense accordée à un brave officier pour lequel il avait la plus grande estime, voilà ce qui s'appelle arriver à un beau grade et par une belle porte!
XC
LA NUIT.
Sur les trois points où les Français ont attaqué Naples, on s'est battu avec le même acharnement. De toutes partes, les aides de camp arrivent au quartier général de la porte Capuana, et trouvent le bivac du général entre la via del Vasto et l'Arenaccia, derrière la double ligne de maisons qui brûlent.
Le général Dufresse, entre Aversa et Naples, a trouvé, sur un point où le chemin se rétrécit, un corps de dix ou douze mille lazzaroni avec six pièces de canon. Les lazzaroni étaient au pied d'une colline, les canons au sommet. Les hussards de Dufresse ont fait cinq charges sur eux sans parvenir à les entamer. Ils étaient si nombreux et si pressés, que les morts restaient debout, soutenus par les vivants.
Il a fallu les grenadiers chargeant à la baïonnette pour faire une trouée. Quatre pièces d'artillerie volante, dirigées par le général Éblé, ont, pendant trois heures, criblé de mitraille les lazzaroni; ils se sont réfugiés sur les hauteurs de Capodimonte, où Dufresse les attaquera demain.
Vers la fin du combat, un corps de patriotes, conduit par Schipani et Manthonnet, est venu se jeter dans les rangs du général Dufresse. Ils annoncent que Nicolino s'est emparé du fort Saint-Elme; mais il n'a que trente hommes et est bloqué par des milliers de lazzaroni, qui amassent des fascines pour mettre le feu aux portes, et qui apportent des échelles pour monter aux murailles. Ils se sont emparés du couvent de San-Martino, situé aux pieds des remparts du fort, ou plutôt les moines les ont appelés et leur ont ouvert les portes; des terrasses du couvent, ils font feu sur les murailles. Si Nicolino n'est pas secouru dans la nuit, le fort Saint-Elme sera incontestablement pris au point du jour.
Trois cents hommes, conduits par Hector Caraffa et les patriotes, s'ouvriront, pendant la nuit, un chemin jusqu'aux portes du fort Saint-Elme; deux cents renforceront la garnison, cent enlèveront aux lazzaroni le couvent de San-Martino.
Kellermann, après un combat acharné, s'est emparé des hauteurs de Capodichino; mais il n'a pas pu dépasser le Campo-Santo. Il lui à fallu enlever les unes après les autres à la baïonnette les masseries, les églises, les villas, qui toutes ont fait une résistance héroïque. La cavalerie, qui constitue sa principale force, lui a été inutile au milieu de cette multitude de collines qui bossellent le terrain. De son bivac, il voit s'étendre devant lui la longue rue de Foria, encombrée de lazzaroni; l'immense bâtiment de l'hospice des Pauvres les protége. On voit une lumière à chacune de ses fenêtres; le lendemain, toutes ces fenêtres cracheront des balles.
A la strada San-Giovanella, il y a une batterie de canons; au largo delle Pigne, un bivac en grande partie composé de soldats de l'armée royale. Deux pièces de canon défendent la montée du musée Borbonico, qui donne sur la grande rue de Tolède.
A l'aide de sa lunette, Kellermann voit les chefs qui parcourent les rues à cheval en encourageant leurs hommes. L'un de ces chefs est vêtu en capucin et monté sur un âne.
Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier se sont emparés des marais. Seulement, coupés par un réseau de fossés, ces marais ont dû être conquis avec des pertes considérables, les lazzaroni étant protégés par les mouvements du terrain, et les républicains attaquant à découvert. Ils sont arrivés jusqu'aux Granili, qu'on n'avait point songé à garder; ils ont coupé la route de Portici. Broussier est campé sur la plage de la Marinella; Mathieu Maurice, qui a été légèrement blessé au bras gauche, est au moulin de l'Inferno. Le lendemain, ils seront prêts à attaquer le pont de la Madeleine, tout resplendissant des cierges qui brûlent devant la statue de saint Janvier.
Des fenêtres des Granili, on distingue tout Naples, depuis la plage de la Marinella jusqu'à la hauteur du môle: la ville regorge de lazzaroni qui se préparent à la défense.
Championnet écoutait ce dernier rapport, lorsque tout à coup de grands cris s'élèvent derrière lui, et une fusillade éclate sur un immense cercle, dont une des extrémités touche à la route de Capoue et l'autre à l'Arenaccia. Les balles font voler les cendres du feu auquel se chauffe le général en chef.
En un instant, Championnet et Duhesme, Monnier et Thiébaut sont sur pied. Les trois mille hommes qui composent le corps d'armée du général en chef se forment en carré et font feu sur les assaillants, qu'ils ne connaissent pas encore.
Ce sont les insurgés de tous les villages que les Français ont traversés dans la journée qui se sont réunis et qui attaquent à leur tour; ils ont profité de l'obscurité et ont fait leur première décharge presque à bout portant.
La multiplicité des coups de fusil indique que l'on a affaire à un corps de quatre à cinq mille hommes au moins.
Mais, au milieu du pétillement de la fusillade, au-dessus des cris et des hurlements des lazzaroni, de l'autre côté de cette ligne qui menace, on entend battre la charge et sonner des trompettes, puis des feux de peloton admirablement nourris, qui annoncent l'approche d'une troupe régulière. Les lazzaroni, qui croyaient surprendre, étaient surpris.
D'où vient ce secours, aussi inattendu que l'attaque?
Championnet et Duhesme se regardent et s'interrogent inutilement.
Le tambour et les fanfares se rapprochent, les cris de «Vive la République!» répondent aux cris de «Vive la République!» Le général en chef s'écrie:
--Soldats! c'est Salvato et Villeneuve qui arrivent de Bénévent. Chargeons toute cette canaille, qui n'osera pas nous attendre, je vous en réponds.
Duhesme et Monnier changent leurs carrés en colonnes d'attaque, les chasseurs montent à cheval, tout s'ébranle d'un irrésistible mouvement. Les lazzaroni sont percés à jour par les hussards de Salvato et par les chasseurs de Thiébaut, par les baïonnettes de Duhesme et de Monnier, et, sur un monceau de morts, les deux troupes se rejoignent et s'embrassent au cri de «Vive la République!»
Championnet et Salvato échangent quelques paroles rapides. Comme toujours, Salvato est arrivé au bon moment et a révélé sa présence par un coup de tonnerre.
Il ira renforcer avec ses six cents hommes Mathieu Maurice et Broussier. Si la blessure de Mathieu Maurice est plus grave qu'on ne le croit, ou si ce général, toujours atteint, parce qu'il est toujours au premier rang, reçoit une nouvelle blessure, Salvato prendra le commandement.
Il portera au général Mathieu Maurice l'ordre d'attaquer le pont de la Madeleine au point du jour. Ce pont est défendu par les maisons crénelées de la Marine et du bourg de San-Loreto; derrière lui, il a pour le soutenir le fort del Carmine, défendu par six pièces de canon, par un bataillon d'Albanais et par des milliers de lazzaroni, auxquels s'est joint un millier de soldats revenus de Livourne.
Vers trois heures du matin, on réveilla Championnet, qui dormait dans son manteau.
Un aide de camp de Kellermann venait lui donner des nouvelles de l'expédition du château Saint-Elme.
Hector Caraffa, profitant de l'obscurité, s'était glissé à travers cette multitude de collines qui réunissent Capodimonte à Saint-Elme. Outre la difficulté du terrain, horriblement accidenté, il avait eu, pendant quatre heures de marche, un combat continuel à soutenir, souvent inégal, meurtrier toujours. Il lui avait fallu franchir cinq milles d'embuscades entassées les unes sur les autres, et, de plus, un quartier de Naples insurgé.
Arrivé sous le feu de Saint-Elme,--qui le soutenait de son mieux en tirant des coups de canon à poudre, de peur que les boulets ne se trompassent de but, et, croyant atteindre des ennemis, n'atteignissent des amis,--Hector Caraffa, au lieu de séparer ses hommes en deux bandes, avait réuni toutes ses forces, et, au moment où l'on croyait qu'il allait les porter sur le fort Saint-Elme, il s'était jeté sur la chartreuse de San-Martino. Les lazzaroni, qui ne s'attendaient point à l'attaque, essayèrent de se défendre, mais inutilement. Les patriotes, jaloux de montrer aux Français qu'ils ne le cédaient à personne en courage, s'élancèrent en avant de la colonne, et entrèrent les premiers aux cris de «Vive la République!» En moins de dix minutes, les lazzaroni furent chassés du couvent et les portes refermées sur les Français.
Cent, comme il était convenu, restèrent à la chartreuse; les deux autres cents, par la rampe del Petrio, montèrent au fort, dont les portes leur furent ouvertes, non-seulement comme à des alliés, mais encore comme à des libérateurs.
Nicolino faisait demander à Championnet de lui accorder l'honneur de donner, le lendemain, le signal du combat en faisant, au premier rayon du jour, tirer un coup de canon.
Cette faveur lui fut accordée, et le général envoya son aide de camp à tous les chefs de corps pour leur dire que le signal de l'attaque serait un coup de canon tiré par les patriotes napolitains du haut du fort Saint-Elme.
XCI
DEUXIÈME JOURNÉE.
A six heures précises du matin, une ligne de feu raya le crépuscule au-dessus de la masse noire du château Saint-Elme, un coup de canon se fit entendre: le signal était donné.
Les trompettes et le tambour français y répondirent, et toutes les hauteurs plongeant sur les rues de Naples, garnies de canon pendant la nuit par le général Éblé, s'allumèrent à la fois.
A ce signal, les Français attaquèrent Naples sur trois points différents.
Kellermann, commandant l'extrême droite, se réunit à Dufresse, et attaqua Naples par Capodimonte et Capodichino. La double attaque devait aboutir à la porte de Saint-Janvier, strada Foria.
Le général Championnet devait, comme il l'avait dit la veille, enfoncer la porte Capuana, devant laquelle Thiébaut avait été fait général de brigade, et entrer dans la ville par la strada dei Tribunali et par San-Giovanni à Carbonara.
Enfin, Salvato, Mathieu Maurice et Broussier devaient, comme nous l'avons dit encore, forcer le pont de la Madeleine, s'emparer du château del Carmine; par la place du Vieux-Marché, remonter jusqu'à la strada dei Tribunali, et, par un autre courant qui suivrait le bord de la mer, pénétrer jusqu'au môle.
Les lazzaroni qui devaient défendre Naples du côté de Capodimonte et de Capodichino, étaient commandés par fra Pacifico; ceux qui défendaient la porte Capuana étaient commandés par notre ami Michel le Fou; enfin ceux qui défendaient le pont de la Madeleine et la porte del Carmine étaient commandés par son compère Pagliuccella.
Dans ces espèces de combats qui consistent non pas à prendre une ville d'assaut, mais à prendre d'assaut, et les unes après les autres, toutes les maisons d'une ville, une populace mutinée est bien autrement terrible qu'une troupe régulière. Une troupe régulière se bat mécaniquement, avec sang-froid, et, pour ainsi dire, avec le moins de frais possible 2 , tandis que, dans un combat comme celui que nous allons essayer de décrire, cette populace mutinée substitue aux mouvements stratégiques, faciles à repousser, parce qu'ils sont faciles à prévoir, les élans furieux des passions, l'opiniâtreté du délire, et les ruses de l'imagination individuelle.
Alors, ce n'est plus un combat, c'est une lutte à toute outrance, une boucherie, un carnage, un massacre dans lequel les assaillants sont forcés d'opposer l'entêtement du courage à la frénésie du désespoir; dans cette circonstance surtout, où dix mille Français attaquaient en face une population de cinq cent mille âmes, menacés sur leurs flancs et sur leurs derrières par la triple insurrection des Abruzzes, de la Capitanate et de la Terre de Labour; craignant de voir revenir par mer au secours de cette population et de cette insurrection une armée dont les débris pouvaient encore monter à quatre fois leur nombre, il s'agissait tout simplement, non plus de vaincre pour l'honneur, mais de vaincre pour sa propre conservation. César disait: «Dans toutes les batailles que j'ai livrées, j'ai combattu pour la victoire; à Munda, j'ai combattu pour la vie.» A Naples, Championnet pouvait dire comme César, et il fallait, pour ne pas mourir, vaincre comme César avait vaincu à Munda.
Les soldats le savaient: de la prise de Naples dépendait le salut de l'armée. Le drapeau français devait donc flotter sur Naples, flottât-il sur un monceau de cendres.
Par chaque compagnie, il y avait deux hommes portant des torches incendiaires préparées par l'artillerie. A défaut du canon, de la hache, de la baïonnette, le feu devait, comme dans les inextricables forêts de l'Amérique,--dans cet inextricable labyrinthe de ruelles et de vicoli,--le feu devait ouvrir un chemin.
Presque en même temps, c'est-à-dire vers sept heures du matin, Kellermann entrait, précédé de ses dragons, dans le faubourg de Capodimonte, Dufresse, à la tête de ses grenadiers, dans celui de Capodichino, Championnet enfonçait la porte Capuana, et Salvato, portant à la main le drapeau tricolore de la république italienne, c'est-à-dire bleu, jaune et noir, forçait le pont de la Madeleine, et voyait le canon del Carmine abattre autour de lui les premières files de ses hommes.
Il serait impossible de suivre ces trois attaques dans tous leurs détails. Les détails, d'ailleurs, sont les mêmes. Sur quelque point de la ville que les Français essayassent de s'ouvrir un passage, ils trouvaient la même résistance acharnée, inouïe, mortelle. Il n'y avait pas une fenêtre, pas une terrasse, pas un soupirail de cave qui n'eût ses défenseurs et qui ne vomît le feu et la mort. Les Français, de leur côté, s'avançaient, poussant leur artillerie devant eux, se faisant précéder par des torrents de mitraille, enfonçant les portes, éventrant les maisons, passant de l'une à l'autre, et laissant l'incendie sur leurs flancs et derrière eux. Ainsi, les maisons que l'on ne pouvait prendre étaient brûlées. Alors, du milieu d'un cratère de flammes, dont le vent poussait, comme un dôme funèbre, la fumée au-dessus de la ville, sortaient les imprécations d'agonie, les hurlements de mort des malheureux qui brûlaient vivants. Les rues présentaient l'aspect d'une voûte de feu sous laquelle roulait un fleuve de sang. Maîtres d'une formidable artillerie, les lazzaroni défendaient chaque place, chaque rue, chaque carrefour, avec une intelligence, une vigueur qu'était loin d'avoir soupçonnées l'armée de ligne; et, tour à tour repoussés ou agressifs, vaincus ou victorieux, se réfugiaient dans les ruelles sans cesser de combattre et reprenaient l'offensive avec l'énergie du désespoir et l'obstination du fanatisme.
Nos soldats, non moins acharnés à l'attaque qu'eux à la défense, les poursuivaient au milieu des flammes, qui semblaient devoir les dévorer, tandis que, pareils à des démons qui combattent dans leur élément naturel, ceux-ci, noircis et fumants, s'élançaient hors des maisons brûlantes pour revenir à la charge avec plus d'audace qu'auparavant. On combat, on marche, on avance, on recule sur un monceau de ruines. Les maisons qui s'écroulent écrasent les combattants; la baïonnette enfonce les masses, qui se resserrent, et qui offrent l'étrange spectacle d'un combat corps à corps entre trente mille combattants, ou plutôt trente mille combats dans lesquels les armes ordinaires deviennent inutiles. Nos soldats arrachent la baïonnette du canon de leur fusil et s'en servent comme de poignards, tandis que, de leurs fusils éteints et qu'ils n'ont pas le temps de recharger, ils font des massues. Les mains cherchent à étrangler, les dents à mordre, les poitrines à étouffer. Sur les cendres, sur les pierres, sur les charbons enflammés, dans le sang qui coule, rampent les blessés, qui, comme des serpents foulés aux pieds, déchirent en expirant. Le terrain est disputé pas à pas, et le pied, à chaque pas qu'il fait, se pose sur un mort ou un mourant.
Vers midi, un hasard fit qu'un nouveau renfort arriva aux lazzaroni. Dix mille des leurs, excités par les moines et par les prêtres, étaient partis la surveille par la route de Pontana pour reprendre Capoue. Du haut de la chaire, on leur avait promis la victoire. Ils ne doutaient pas que les murailles de Capoue ne tombassent devant eux, comme celles de Jéricho étaient tombées devant les Israélites.
Ces lazzaroni étaient ceux du petit môle et de Santa-Lucia.
Mais, en voyant cette foule soulever la poussière de la plaine qui dépasse Santa-Maria, et qui sépare la vieille Capoue de la nouvelle, Macdonald, resté Français, tout démissionnaire qu'il était, se mit comme volontaire à la tête de la garnison, et, tandis que, du haut des remparts, dix pièces de canon crachaient à mitraille sur cette foule, il fit deux sorties par les deux portes opposées, et, formant un immense cercle dont le centre était Capoue et son artillerie, et les deux ailes, son infanterie et sa fusillade, il fit un carnage horrible de toute cette multitude. Deux mille lazzaroni tués ou blessés restèrent sur le champ de bataille, couchés entre Caserte et Pontana. Tout ce qui était sain et sauf ou légèrement blessé s'enfuit et ne se rallia qu'à Casanuova.
Le lendemain, le canon se fit entendre dans la direction de Naples; mais, encore harassés de leur déroute de la veille, ils attendirent, en buvant, des nouvelles du combat. Le matin, ils apprirent que la journée avait été aux Français, qui avaient pris à leurs camarades vingt-sept pièces de canon, leur avaient tué mille hommes et leur avaient fait six cents prisonniers.
Alors, ils se réunirent à sept mille et marchèrent à toute course pour venir au secours des lazzaroni qui défendaient la ville, laissant sur la route, comme des jalons de carnage, ceux de leurs blessés qui, ralliés la veille et dans la nuit, n'eurent point la force de les suivre.
Arrivés au largo del Castello, ils se divisèrent en trois bandes. Les uns, par Toledo, portèrent secours au largo delle Pigne; les autres, par la strada dei Tribunali, au Castel-Capuano; les autres, par la Marina, au Marché-Vieux.
Couverts de poussière et de sang, ivres du vin qui leur avait été offert tout le long de la route, ils vinrent se jeter, combattants nouveaux, dans les rangs de ceux qui luttaient depuis la veille. Vaincus une première fois, accourant au secours de leurs frères vaincus, ils ne voulurent pas l'être une seconde. Tout républicain qui combattait déjà un contre six, eut un ou deux ennemis de plus à terrasser; et, pour les terrasser, il fallait non-seulement les blesser, mais encore les tuer; car, nous l'avons dit déjà, tant qu'ils leur restait un souffle de vie, les blessés s'obstinaient à combattre.
La lutte dura ainsi presque sans avantage jusqu'à trois heures de l'après-midi. Salvato, Monnier et Mathieu Maurice avaient pris le château del Carmine et le Marché-Vieux; Championnet, Thiébaut et Duhesme s'étaient emparés de Castel-Capuano et poussaient leurs avant-postes jusqu'au largo San-Giuseppe et le tiers de la strada dei Tribunali; Kellermann s'était avancé jusqu'à l'extrémité de la rue dei Cristallini tandis que Dufresse, après un combat acharné, s'était emparé de l'Albergo dei Poveri.
Il y eut alors une espèce de trêve due à la fatigue; des deux côtés, on était las de tuer. Championnet espérait que cette terrible journée, dans laquelle les lazzaroni avaient perdu quatre ou cinq mille hommes, serait une leçon pour eux et qu'ils demanderaient quartier. Voyant qu'il n'en était rien, il rédigea, au milieu du feu, sur un tambour, une proclamation adressée au peuple napolitain, et il chargea son aide de camp Villeneuve, qui avait repris ses fonctions près de lui, de la porter aux magistrats de Naples. En conséquence, il lui donna, comme parlementaire, un trompette avec un drapeau blanc. Mais, au milieu de l'effroyable désordre auquel Naples était en proie, les magistrats avaient perdu toute autorité. Les patriotes, sachant qu'ils seraient égorgés chez eux, se tenaient cachés; Villeneuve, malgré sa trompette et son drapeau blanc, partout où il se présenta pour passer, fut accueilli par des coups de fusil. Une balle brisa l'arçon de sa selle, et il fut obligé de revenir sur ses pas sans avoir pu faire connaître à l'ennemi la proclamation du général.
La voici. Elle était rédigée en italien, langue que Championnet parlait aussi bien que la langue française:
Championnet, général en chef, au peuple napolitain.
«Citoyens,
»J'ai pour un instant suspendu la vengeance militaire provoquée par une horrible licence et par la fureur de quelques individus payés par vos assassins. Je sais combien le peuple napolitain est bon, et je gémis du plus profond de mon coeur sur le mal que je suis forcé de lui faire. Aussi, je profite de ce moment de calme pour m'adresser à vous, comme un père ferait à ses enfants rebelles, mais toujours aimés, pour vous dire: Renoncez à une défense inutile, déposez les armes, et les personnes, la propriété et la religion seront respectées.
»Toute maison de laquelle partira un coup de fusil sera brûlée, et les habitants en seront fusillés. Mais que le calme se rétablisse, j'oublierai le passé, et les bénédictions du ciel pleuvront de nouveau sur cette heureuse contrée.
»Naples, 3 pluviôse, an VII de la République
(22 janvier 1799).»
Après la manière dont Villeneuve avait été accueilli, il n'y avait point d'espoir à garder, pour ce jour-là du moins. A quatre heures, les hostilités furent reprises avec plus d'acharnement que jamais. La nuit même descendit du ciel sans séparer les combattants. Les uns continuèrent à tirer des coups de fusil dans l'obscurité; les autres se couchèrent au milieu des cadavres, sur les cendres brûlantes et les ruines enflammées.
L'armée française, écrasée de fatigue, après avoir perdu mille hommes, tant tués que blessés, planta l'étendard tricolore sur le fort del Carmine, sur le Castel-Capuano et sur l'Albergo dei Poveri.
Comme nous l'avons dit, un tiers de la ville, à peu près, était en son pouvoir.
L'ordre fut donné de rester toute la nuit sous les armes, de garder les positions et de reprendre le combat au point du jour.
XCII
TROISIÈME JOURNÉE.
L'ordre n'eût point été donné par le général en chef de rester toute la nuit sous les armes, que le soin de leur propre conservation eût forcé les soldats de ne pas les abandonner un seul instant. Pendant toute la nuit, le tocsin sonna à toutes les églises situées dans les quartiers de Naples demeurés aux Napolitains. Sur tous les postes avancés des Français, les lazzaroni tentèrent des attaques; mais partout ils furent repoussés avec des pertes considérables.
Pendant la nuit, chacun reçut son ordre de bataille pour le lendemain. Salvato, en venant annoncer au général qu'il était maître du fort del Carmine, reçut l'ordre, pour le lendemain, de s'avancer à la baïonnette et au pas de course, par le bord de la mer, avec les deux têtes de son corps, vers le Château-Neuf et de l'enlever coûte que coûte, afin de tourner immédiatement ses canons contre les lazzaroni, tandis que Monnier et Mathieu Maurice, avec l'autre tiers, se maintiendraient dans leur position, et que Kellermann, Dufresse et le général en chef, réunis à la strada Foria, perceraient jusqu'à Toledo par le largo delle Pigne.
Vers deux heures du matin, un homme se présenta au bivac du général en chef à San-Giovanni à Carbonara. Au premier coup d'oeil, sous son costume de paysan des Abruzzes, le général reconnut Hector Caraffa.
Il avait quitté le château Saint-Elme et venait dire à Championnet que le fort, mal approvisionné et n'ayant que cinq ou six cents coups à tirer, n'avait point voulu user inutilement ses munitions, mais que, le lendemain, pour le seconder, son canon combattrait par derrière, et en plongeant sur tous les points où l'on pourrait les apercevoir, les lazzaroni, que l'armée attaquerait en face.
Las de son inaction, Hector Caraffa venait non-seulement pour annoncer cette nouvelle au général, mais encore pour prendre part au combat du lendemain.
A sept heures, les fanfares sonnèrent et les tambours battirent. Pendant la nuit, Salvato avait gagné du terrain. Avec quinze cents hommes, au signal donné il déboucha de derrière la Douane et s'élança au pas de course vers le Château-Neuf. En ce moment, un hasard providentiel vint à son aide.
Nicolino, impatient de commencer l'attaque de son côté, se promenait sur les remparts, encourageant ses artilleurs à employer utilement le peu de munitions qu'ils avaient.
Un d'eux, plus hardi que les autres, l'appela.
Nicolino vint.
--Que me veux-tu? lui demanda-t-il.
--Voyez-vous cette bannière qui flotte au Château-Neuf? reprit l'artilleur.
--Sans doute que je la vois, fit le jeune homme, et je t'avoue même qu'elle m'agace horriblement.
--Mon commandant veut-il me permettre de l'abattre?
--Avec quoi?
--Avec un boulet.
--Tu es capable d'une pareille adresse?
--Je l'espère, mon commandant.
--Combien de coups demandes-tu?
--Trois.
--Je veux bien; mais je te préviens que, si tu ne l'abats pas en trois coups, tu feras trois jours de salle de police.
--Et si je l'abats?
--Il y a dix ducats pour toi.
--Accepté, le marché.
L'artilleur pointa sa pièce, y mit le feu: le boulet passa entre le blason et la hampe, trouant la toile du drapeau.
--C'est bien, dit Nicolino; mais ce n'est point encore cela.
--Je le sais bien, répondit l'artilleur; aussi, je vais essayer de faire mieux.
La pièce fut pointée une seconde fois avec plus d'attention encore que la première. L'artilleur étudia de quel côté soufflait le vent; il apprécia le faible changement de direction que ce souffle avait pu imposer au boulet, se releva, se baissa de nouveau, changea d'un centième de ligne le point de mire de sa pièce, approcha la mèche de la lumière: une détonation qui domina le tumulte se fit entendre, et la bannière, coupée par sa base, tomba.
Nicolino battit des mains et donna à l'artilleur, sans se douter de l'influence qu'allait avoir cet incident, les dix ducats qu'il lui avait promis.
En ce moment, la tête de la colonne de Salvato arrivait à l'Immacolatella. Salvato, comme toujours, marchait le premier. Il vit tomber la bannière, et, quoiqu'il eût reconnu que sa disparition était causée par un accident, il s'écria:
--On abaisse la bannière; le fort se rend. En avant, mes amis! en avant!
Et il s'élança au pas de course.
De leur côté, les défenseurs du fort, ne voyant plus le drapeau et croyant qu'on l'avait enlevé volontairement, crièrent à la trahison. Il en résulta un tumulte au milieu duquel la défense languit. Salvato profita de ce temps d'arrêt pour franchir au pas de course la strada del Piliere. Il lança ses sapeurs contre la porte du fort: un pétard la fit sauter. Il s'élança dans l'intérieur du Château-Neuf en criant:
--Suivez-moi!
Dix minutes après, le fort était pris, et son canon, balayant le largo del Castello et la descente du Géant, forçait les lazzaroni à se réfugier dans les rues qui donnent sur cette place et dans lesquelles la position des maisons les mettait à l'abri des boulets.
Immédiatement, le drapeau tricolore français fut substitué à la bannière blanche.
Une sentinelle placée au sommet du Castel-Capuano transmit au général Championnet la nouvelle de la prise du fort.
Les trois châteaux dans le triangle desquels la ville est enfermée, étaient au pouvoir des Français.
Championnet, lorsqu'il reçut la nouvelle de la prise de Castel-Nuovo, venait de faire sa jonction avec Dufresse, dans la rue de Foria. Il envoya Villeneuve, par le bord de la mer libre, féliciter Salvato et lui ordonner de laisser la garde du Château-Neuf à un officier, et lui dire de venir le rejoindre à l'instant même.
Villeneuve trouva le jeune chef de brigade appuyé aux créneaux et l'oeil fixé sur Mergellina. De là, il pouvait apercevoir cette chère maison du Palmier, que, depuis deux mois, il ne voyait plus que dans ses rêves. Toutes les fenêtres en étaient fermées; cependant, à l'aide de sa longue-vue, il lui semblait voir ouverte la porte du perron donnant sur le jardin.
L'ordre du général vint le prendre au milieu de cette contemplation.
Il céda le commandement à Villeneuve lui-même, prit son cheval et partit au galop.
Au moment où Championnet et Dufresse réunis poussaient les lazzaroni vers la rue de Tolède, et où un effroyable feu partait, non-seulement du largo delle Pigne, mais encore de toutes les fenêtres, on aperçut une légère fumée qui couronnait les remparts du château Saint-Elme; puis on entendit la détonation de plusieurs pièces de gros calibre, et l'on vit un grand trouble se produire parmi les lazzaroni.
Nicolino tenait sa parole.
En même temps, une charge de dragons descendit comme un torrent qui se précipite par la strada della Stalla, tandis qu'une vive fusillade se faisait entendre derrière le musée Borbonico.
C'était Kellermann qui, à son tour, faisait sa jonction avec les corps de Dufresse et de Championnet.
En un instant, le largo delle Pigne fut balayé, et les trois généraux purent s'y donner la main.
Les lazzaroni battaient en retraite par la strada Santa-Maria in Costantinopoli et la salita dei Studi. Mais, pour traverser le largo San-Spirito et le Mercatello, ils étaient forcés de passer sous le feu du château Saint-Elme, qui, malgré la célérité de leur passage, eut le temps d'envoyer dans leurs rangs cinq ou six messagers de mort.
Pendant que s'opérait la retraite des lazzaroni, on amenait à Championnet un de leurs chefs qu'on avait pris après une résistance désespérée. Couvert de sang, les habits déchirés, la figure menaçante, la voix railleuse, il était le vrai type du Napolitain porté au plus haut degré de l'exaltation.
Championnet haussa les épaules, et, lui tournant le dos:
--C'est bien, dit-il. Qu'on me fusille ce gaillard-là pour l'exemple.
--Bon! dit le lazzarone, il paraît que décidément Nanno s'est trompée. Je devais être colonel et mourir pendu: je ne suis que capitaine et je vais mourir fusillé. Cela me console pour ma petite soeur.
Championnet entendit et comprit ces paroles. Il fut sur le point d'interroger le condamné; mais, comme en ce moment il voyait un cavalier accourir à toute bride, et que, dans ce cavalier, il reconnaissait Salvato, son attention tout entière se porta du côté du nouvel arrivant.
On entraîna le lazzarone, on l'appuya contre les fondations du musée Bourbonien, et l'on voulut lui bander les yeux.
Mais lui, alors, se révolta.
--Le général a dit qu'on me fusille, cria-t-il; mais il n'a pas dit qu'on me bande les yeux.
Salvato tressaillit à cette voix, se retourna et reconnut Michele; Michele, lui aussi, reconnut le jeune officier.
--Sangue di Cristo! cria le lazzarone, dites-leur donc, monsieur Salvato, que l'on n'a pas besoin de me bander les yeux pour me fusiller.
Et, repoussant ceux qui l'entouraient, il croisa les bras et s'appuya de lui-même à la muraille.
--Michele! s'écria Salvato.--Général, cet homme m'a sauvé la vie, je vous prie de m'accorder la sienne.
Et, sans attendre la réponse du général, bien sûr d'avoir obtenu ce qu'il demandait, Salvato sauta à bas de son cheval, écarta le cercle de soldats qui déjà apprêtaient leurs armes pour fusiller Michele, et se jeta dans les bras du lazzarone, qu'il embrassa en le serrant contre son coeur.
Championnet vit à l'instant tout le parti qu'il pouvait tirer de cet événement. Faire justice est d'un grand exemple, mais faire grâce est parfois d'un grand calcul.
Il fit aussitôt un signe à Salvato, qui lui amena Michele. Un immense cercle se forma autour des deux jeunes gens et du général.
Ce cercle se composait de Français vainqueurs, de Napolitains prisonniers, de patriotes accourus, soit pour féliciter Championnet, soit pour se mettre sous sa protection.
Championnet, qui dominait ce cercle de toute la hauteur de son buste, leva la main en signe qu'il voulait parler, et le silence se fit.
--Napolitains, dit-il en italien, j'allais, comme vous l'avez vu, fusiller cet homme, pris les armes à la main et combattant contre nous; mais mon ancien aide de camp, le chef de brigade Salvato, me demande la grâce de cet homme, qui, me dit-il, lui a sauvé la vie. Non-seulement je lui accorde cette grâce, mais encore je désire donner une récompense à l'homme qui a sauvé la vie à un officier français.
Puis, s'adressant à Michele tout émerveillé de ce langage:
--Quel grade occupais-tu parmi tes compagnons?
--J'étais capitaine, Excellence, lui répondit le prisonnier.
Et, avec la liberté de langage familière à ses pareils, il ajouta:
--Mais il paraît que je ne m'arrêterai pas là. Une sorcière m'a prédit que je serais nommé colonel, et puis pendu.
--Je ne puis et ne veux me charger que de la première partie de la prédiction, répondit le général; mais je m'en charge. Je te fais colonel au service de la république parthénopéenne. Organise ton régiment. Je me charge de ta paye et de ton uniforme.
Michele fit un bond de joie.
--Vive le général Championnet! cria-t-il, vivent les Français! vive la république parthénopéenne!
--Nous l'avons dit, un certain nombre de patriotes entouraient le général. Le cri de Michele trouva donc un écho plus étendu que l'on n'aurait dû s'y attendre.
--Maintenant, dit le général s'adressant aux Napolitains qui l'entouraient, on vous a dit que les Français étaient des impies, ne croyant ni à Dieu, ni à la Madone, ni aux saints: on vous a trompés. Les Français ont une dévotion très-grande en Dieu, à la Madone, et particulièrement à saint Janvier. Et la preuve, c'est que ma seule préoccupation en ce moment est de faire respecter l'église et les reliques du bienheureux évêque de Naples, à qui je veux donner une garde d'honneur, si Michele se charge de la conduire.
--Je m'en charge! s'écria Michele en agitant son bonnet de laine rouge, je m'en charge! et il y a plus: je réponds d'elle!
--Surtout, lui dit Championnet à voix basse, si je lui donne pour chef ton ami Salvato.
--Ah! pour lui et ma petite soeur, je me ferai tuer, général.
--Tu entends, Salvato, dit Championnet au jeune officier: la mission est des plus importantes; il s'agit d'enrôler saint Janvier parmi les républicains.
--Et c'est moi que vous chargez de lui mettre une cocarde tricolore à l'oreille? répondit en riant le jeune homme. Je ne me croyais pas tant de vocation pour la diplomatie; mais n'importe: on fera ce que l'on pourra.
--Une plume, de l'encre et du papier, demanda Championnet.
On se précipita, et, au bout d'un instant, Championnet avait pu choisir entre dix feuilles de papier et autant de plumes.
Le général, sans descendre de cheval, écrivit, sur l'arçon de sa selle, cette lettre, adressée au cardinal-archevêque: