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La San-Felice, Tome 05

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«Éminence,

»J'ai suspendu un instant la fureur de mes soldats et la vengeance des crimes qui ont été commis. Profitez de cette trêve pour faire ouvrir toutes les églises; exposez le saint sacrement et prêchez la paix, le bon ordre et l'obéissance aux lois. A ces conditions, je jetterai un voile sur le passé et m'appliquerai à faire respecter la religion, les personnes et la propriété.

»Déclarez au peuple que, quels que soient ceux contre lesquels je devrai sévir, j'arrêterai le pillage, et que le calme et la tranquillité renaîtront dans cette malheureuse ville, trahie et trompée. Mais, en même temps, je déclare qu'un seul coup de fusil tiré d'une fenêtre fera brûler la maison et fusiller les habitants qu'elle renfermera. Remplissez donc les devoirs de votre ministère, et votre zèle religieux sera, je l'espère, utile au bien public.

»Je vous envoie une garde d'honneur pour l'église de saint Janvier.

»CHAMPIONNET.

»Naples, 4 pluviôse, an VII de la République (23 janvier 1790.)»


Michele, ayant entendu comme tout le monde la lecture de cette lettre, chercha des yeux dans la foule son ami Pagliuccella; mais, ne le trouvant pas, il choisit quatre lazzaroni sur lesquels il savait pouvoir compter comme sur lui-même, et marcha devant Salvato, derrière lequel marchait une compagnie de grenadiers.

Le petit cortége se rendit du largo delle Pigne à l'archevêché, assez voisin de cette place, par la strada dell'Orticello, le vico di San-Giacomo dei Ruffi et la strada de l'Arcivescovado, c'est-à-dire par quelques-unes des rues les plus étroites et les plus populeuses du vieux Naples. Les Français n'avaient point encore pénétré sur ce point de la ville, où pétillaient de temps en temps quelques coups de fusil tirés par la populace en manière d'encouragement, et où, en passant, les républicains pouvaient lire sur les visages trois impressions seulement: la terreur, la haine et la stupéfaction.

Par bonheur, Michele, sauvé par Palmieri, gracié par Championnet, se voyant déjà caracolant sur un beau cheval, dans son uniforme de colonel, s'était franchement, et avec toute l'ardeur de sa loyale nature, rallié aux Français, et marchait devant eux en criant de toute la force de ses poumons: «Vivent les Français! vive le général Championnet! vive saint Janvier!» Puis, quand les visages lui paraissaient par trop renfrognés, Salvato lui mettait dans la main une poignée de carlini, qu'il jetait en l'air, en expliquant à ses compatriotes la mission que Salvato était chargé d'accomplir et qui avait généralement cette bienheureuse influence de donner aux physionomies une expression plus douce et plus bienveillante.

En outre, Salvato, qui était des provinces napolitaines et qui parlait le patois de Naples comme un homme de Porto-Basso, adressait de temps en temps à ses compatriotes des allocutions qui, corroborées des poignées de carlins de Michele, avaient aussi leur influence.

On parvint ainsi à l'archevêché: les grenadiers s'établirent sous le portique. Michele fit un long discours pour expliquer leur présence à tous ses compatriotes; il ajouta que l'officier qui les commandait lui avait sauvé la vie au moment où il allait être fusillé, et demanda, au nom de l'amitié que l'on avait pour lui, Michele, qu'il ne fût fait aucune insulte ni à lui, ni à ses soldats, devenus les protecteurs de saint Janvier.



XCIII

SAINT JANVIER ET VIRGILE.

A peine Championnet eut-il vu disparaître Michele, Salvato et la compagnie française, au coin de la strada dell'Orticello, qu'il lui vint à l'esprit une de ces idées que l'on peut appeler une illumination. Il pensa que le meilleur moyen de rompre les rangs des lazzaroni qui s'obstinaient à combattre encore, et de faire cesser le pillage individuel, était de livrer le palais du roi à un pillage général.

Il s'empressa de communiquer cette idée à quelques-uns des lazzaroni prisonniers, auxquels on rendit la liberté, à la condition qu'ils retourneraient vers les leurs et leur feraient part du projet comme venant d'eux. C'était une manière de s'indemniser eux-mêmes de la fatigue qu'ils avaient prise et du sang qu'ils avaient perdu.

La communication eut tout le succès qu'en attendait le général en chef. Les plus acharnés, voyant la ville aux trois quarts prise, avaient perdu l'espoir de vaincre, et trouvaient, par conséquent, plus avantageux de se mettre à piller que de continuer à combattre.

En effet, à peine cette espèce d'autorisation de piller le château fut-elle connue des lazzaroni, auxquels on ne laissa point ignorer qu'elle venait du général français, que toute cette multitude se débanda, se ruant à travers la rue de Tolède et à travers la rue des Tribunaux vers le palais royal, entraînant avec elle les femmes et les enfants, renversant les sentinelles, brisant les portes et inondant comme un flot les trois étages du palais.

En moins de trois heures, tout fut emporté, jusqu'au plomb des fenêtres.

Pagliuccella, que Michele avait vainement cherché sur le largo delle Pigne pour lui faire partager sa bonne fortune, s'était, un des premiers, empressé de se précipiter vers le château et de le visiter, avec une curiosité qui n'avait pas été sans fruit, de la cave au grenier, et de la façade qui donne sur l'église San-Ferdinand à celle qui donne sur la Darsena.

Fra Pacifico, au contraire, voyant tout perdu, avait méprisé l'indemnité offerte à son courage humilié; et, avec un désintéressement qui faisait honneur aux anciennes leçons de discipline reçues sur la frégate de son amiral, il avait, pas à pas et à la manière du lion, c'est-à-dire en faisant face à l'ennemi, battu en retraite dans son couvent par l'Infrascata et la salita dei Capuccini; puis, la porte de son couvent refermée, il avait mis son âne à l'écurie, son bâton dans le bûcher, et s'était mêlé aux autres frères qui chantaient dans l'église le Dies irae, dies illa.

Eût été bien malin celui qui eût été chercher là et qui y eût reconnu, sous son froc, un des chefs des lazzaroni qui avaient combattu pendant trois jours.

Nicolino Caracciolo, du haut des remparts du château Saint-Elme, avait suivi toutes les phases du combat du 21, du 22 et du 23, et nous avons vu qu'au moment où il avait pu venir en aide aux Français, il n'avait pas manqué à ses engagements vis-à-vis d'eux.

Son étonnement fut grand lorsqu'il vit, sans que personne songeât à les poursuivre, les lazzaroni abandonner leurs postes, et, sans quitter leurs armes, avec les apparences d'une déroute, non point rétrograder vers le palais royal, mais au contraire se ruer dessus.

Au bout d'un instant, tout lui fut expliqué. A la manière dont ils culbutaient les sentinelles, dont ils envahissaient les portes, dont ils reparaissaient aux fenêtres de tous les étages, dont ils dégorgeaient sur les balcons, il comprit que les combattants, dans un moment de trêve, pour ne pas perdre leur temps, s'étaient faits pillards; et, comme il ignorait que ce fût à l'instigation du général français que le pillage était organisé, il envoya à toute cette canaille trois coups de canon à boulet, qui tuèrent dix-sept personnes, parmi lesquelles un prêtre, et qui cassèrent la jambe au géant de marbre, ancienne statue de Jupiter Stator, qui décorait la place du Palais.

Veut-on savoir à quel point l'amour du pillage s'était emparé de la multitude, et s'était substitué chez elle à tout autre sentiment? Nous citerons deux faits pris entre mille; ils donneront une idée de la mobilité d'esprit de ce peuple, qui venait de faire des prodiges de valeur pour défendre son roi.

Au milieu de toute cette foule, acharnée au pillage, l'aide de camp Villeneuve, qui continuait de tenir le Château-Neuf, envoya un lieutenant à la tête d'une patrouille d'une cinquantaine d'hommes, avec ordre de remonter Tolède jusqu'à ce qu'il eût pris langue avec les avant-postes français. Le lieutenant eut soin de se faire précéder par quelques lazzaroni patriotes, criant: «Vivent les Français! vive la liberté!» A ces cris, un marinier de Sainte-Lucie, bourbonien enragé,--les mariniers de Sainte-Lucie sont encore bourboniens aujourd'hui,--un marinier de Sainte-Lucie, disons-nous, se mit à crier, lui: «Vive le roi!» Comme ce cri pouvait avoir un écho et servir de signal à l'égorgement de toute la patrouille, le lieutenant saisit le marinier au collet, et, le maintenant au bout de son bras, cria: «Feu!»

Le marinier tomba fusillé au milieu de la foule, sans que la foule, préoccupée maintenant d'autres intérêts, songeât à le défendre et à le venger.

Le second exemple fut celui d'un domestique du palais qui, ayant eu l'imprudence de sortir avec une livrée galonnée d'or, vit le peuple mettre sa livrée en morceaux pour en arracher l'or, quoique cette livrée fût celle du roi.

Au même moment où on laissait le serviteur du roi Ferdinand en chemise pour lui arracher les galons de sa livrée, Kellermann, qui était descendu avec un détachement de deux ou trois cents hommes, du côté de Mergellina, remontait, par Sainte-Lucie, sur la place du château.

Mais, avant d'arriver là, il avait fait une halte à l'église de Santa Maria di Porto-Salvo, et avait fait demander don Michelangelo Ciccone.

C'était, on se le rappelle, ce même prêtre patriote que Cirillo avait envoyé chercher pour conférer les derniers sacrements au sbire blessé par Salvato dans la nuit du 22 au 23 septembre, sbire qui, le 23 septembre, au matin, expira dans la maison où il avait été transporté, à l'angle de la fontaine du Lion.

Kellermann était porteur d'un billet de Cirillo qui faisait appel au patriotisme du digne prêtre et l'invitait à se rallier aux Français.

Don Michelangelo Ciccone n'avait pas hésité un instant: il avait suivi Kellermann.

A midi, les lazzaroni avaient déposé les armes, et Championnet, vainqueur, parcourait la ville. Les négociants, les bourgeois, toute la partie tranquille de la population qui n'avait pas pris part à la lutte, n'entendant plus ni coups de fusil, ni cris de mort, commencèrent alors d'ouvrir timidement les portes et les fenêtres des magasins et des maisons. La première vue au général était déjà une promesse de sécurité; car il était entouré d'hommes que leur talent, leur science et leur courage avaient faits la vénération de Naples. C'étaient les Baffi, les Poerio, les Pagano, les Cuoco, les Logoteta, les Carlo Lambert, les Bassal, les Fasulo, les Maliterno, les Rocca-Romana, les Ettore Caraffa, les Cirillo, les Manthonnet, les Schipani. Le jour de la rémunération était enfin arrivé pour tous ces hommes qui avaient passé du despotisme à la persécution, et qui passaient de la persécution à la liberté. Le général, alors, au fur et à mesure qu'il voyait une porte s'ouvrir, s'approchait de cette porte, et, dans leur propre langue, essayait de rassurer ceux qui se hasardaient sur le seuil, leur disant que tout était fini, qu'il venait leur apporter la paix et non la guerre, et substituer la liberté à la tyrannie. Alors, en jetant les yeux sur la route que le général avait suivie, en voyant le calme régner là où, un instant auparavant, Français et lazzaroni s'égorgeaient, les Napolitains se rassuraient en effet, et toute cette population di mezzo ceto, c'est-à-dire de la bourgeoisie, qui fait la force et la richesse de Naples, la cocarde tricolore à l'oreille, criant: «Vivent les Français! vive la liberté! vive la République!» commença de se répandre gaiement dans les rues, agitant des mouchoirs, et, au fur et à mesure qu'elle se tranquillisait, se laissant emporter à cette joie ardente qui s'empare de ceux qui, déjà plongés dans l'abîme ténébreux de la mort, se retrouvent tout à coup et comme par miracle rendus au jour, à la lumière et à la vie.

Et, en effet, si les Français eussent tardé de vingt-quatre heures encore à entrer à Naples, qui peut dire ce qu'il fût resté de maisons debout et de patriotes vivants?

A deux heures de l'après-midi, Rocca-Romana et Maliterno, confirmés dans leur grade de chefs du peuple, rendirent un édit pour l'ouverture des boutiques.

Cet édit portait la date de l'an Ier et du deuxième jour de la république parthénopéenne.

Championnet avait vu avec inquiétude que la bourgeoisie et la noblesse seules s'étaient réunies à lui et que le peuple se tenait à l'écart. Alors, il résolut de frapper le lendemain un grand coup.

Il savait parfaitement que, s'il pouvait faire passer saint Janvier dans son camp, le peuple suivrait saint Janvier partout où il irait.

Il envoya un message à Salvato. Salvato, qui gardait la cathédrale, c'est-à-dire le point le plus important de Naples, avait reçu la consigne de ne point quitter son poste sans être réclamé par un ordre émané directement du général.

Le message envoyé à Salvato ordonnait à celui-ci de s'aboucher avec les chanoines, et de les inviter à exposer, le lendemain, la sainte ampoule à la vénération publique, dans l'espérance que saint Janvier, auquel les Français avaient la plus grande dévotion, daignerait faire son miracle en leur faveur.

Les chanoines se trouvaient entre deux feux.

Si saint Janvier faisait son miracle, ils étaient compromis vis-à-vis de la cour.

S'il ne le faisait pas, ils s'exposaient à la colère du général français.

Ils trouvèrent un biais et répondirent que ce n'était point l'époque où saint Janvier avait l'habitude de faire son miracle, et qu'ils doutaient fort que l'illustre bienheureux consentît, même pour les Français, à changer sa date habituelle.

Salvato transmit, par Michele, la réponse des chanoines à Championnet.

Mais, à son tour, Championnet répondit que c'était l'affaire du saint et non la leur; qu'ils n'avaient point à préjuger des bonnes ou des mauvaises intentions de saint Janvier, et qu'il connaissait, lui, une certaine prière à laquelle il espérait que saint Janvier ne demeurerait pas insensible.

Les chanoines répondirent que, puisque Championnet le voulait absolument, ils exposeraient les ampoules, mais que, de leur côté, ils ne répondaient de rien.

A peine Championnet eut-il cette certitude, qu'il fit annoncer par toute la ville la nouvelle que les saintes ampoules seraient exposées le lendemain, et qu'à dix heures et demie précises du matin, la liquéfaction du précieux sang aurait lieu.

C'était une nouvelle étrange et tout à fait incroyable pour les Napolitains. Saint Janvier n'avait rien fait qui motivât de sa part une suspicion de partialité en faveur des Français. Depuis quelque temps, au contraire, il s'était montré capricieux jusqu'à la manie. Ainsi, au moment de son départ pour la campagne de Rome, le roi Ferdinand s'était personnellement présenté à la cathédrale pour demander à saint Janvier son secours et sa protection, et saint Janvier, malgré son instante prière, lui avait obstinément refusé la liquéfaction de son sang; ce qui avait fait prévoir une défaite à un grand nombre de personnes.

Or, si saint Janvier faisait pour les Français ce qu'il avait refusé au roi de Naples, c'est que saint Janvier avait changé d'opinion, c'est que saint Janvier s'était fait jacobin.

A quatre heures du soir, Championnet, voyant la tranquillité rétablie, monta à cheval et se fit conduire au tombeau d'un autre patron de Naples, pour lequel il avait une bien plus grande vénération que pour saint Janvier. Ce tombeau était celui de Publius Virgilius Maro, ou, du moins, celui dont les ruines ont, disent les archéologues, renfermé les cendres de l'auteur de l'Énéide.

Tout le monde sait qu'à son retour d'Athènes, d'où le ramenait Auguste, Virgile mourut à Brindes, et que ses cendres revirent ce Pausilippe qu'il avait tant aimé, et d'où il pouvait embrasser tous les lieux immortalisés par lui dans son sixième livre de l'Énéide.

Championnet descendit de cheval au monument élevé par Sannazar, et monta la pente rapide et escarpée qui conduit à la petite rotonde que l'on montre au voyageur comme le columbarium où fut déposée l'urne du poëte. Dans le centre du monument poussait un laurier sauvage que la tradition donnait comme étant immortel. Championnet en brisa une branche, qu'il passa dans la ganse de son chapeau, ne permettant à ceux qui l'accompagnaient d'en prendre qu'une feuille chacun, de peur qu'une récolte plus considérable ne fît tort à l'arbre d'Apollon, et que la vénération ne correspondît, par son résultat, à l'impiété.

Puis, lorsqu'il eut rêvé pendant quelques instants sur ces pierres sacrées, il demanda un crayon, et, déchirant une page de son portefeuille, il rédigea le décret suivant, qui fut envoyé le même soir à l'imprimerie, et qui parut le lendemain matin.

«Championnet, général en chef.

»Considérant que le premier devoir d'une république est d'honorer la mémoire des grands hommes, et de pousser ainsi les citoyens vers l'émulation, en mettant sous leurs yeux la gloire qui suit jusque dans la tombe les génies sublimes de tous les pays et de tous les temps:

»Avons décrété ce qui suit:

»1° Il sera élevé à Virgile un tombeau en marbre au lieu même où se trouve sa tombe, près de la grotte de Pouzzoles.

»2° Le ministre de l'intérieur ouvrira un concours dans lequel seront admis tous les projets de monument que les artistes voudront présenter. Sa durée sera de vingt jours.

»Cette période expirée, une commission composée de trois membres, nommée par le ministre de l'intérieur, choisira, parmi les projets qui auront été présentés, celui qui semblera le meilleur, et la curie élèvera le monument, dont l'érection sera confiée à celui dont le projet aura été adopté.

»Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.

»CHAMPIONNET.»

Il est curieux que les deux monuments décrétés à Virgile, l'un à Mantoue, l'autre à Naples, aient été décrétés par deux généraux français: celui de Mantoue par Miollis; celui de Naples par Championnet.

Après soixante-cinq ans, la première pierre de celui de Naples n'est point encore posée.



XCIV

OU LE LECTEUR RENTRE DANS LA MAISON
DU PALMIER.

La nécessité où nous avons été de suivre sans interruption les événements politiques et militaires à la suite desquels Naples était tombée au pouvoir des Français, nous a forcé de nous éloigner de la partie romanesque de notre récit et de laisser de côté les personnages passifs qui subissaient ces événements, pour nous occuper, au contraire, des personnages actifs qui les dirigeaient. Que l'on nous permette donc, maintenant que nous avons donné aux acteurs épisodiques de cette histoire toute l'importance qu'ils réclamaient, de revenir aux premiers rôles sur lesquels doit se concentrer tout l'intérêt de notre drame.

Au nombre de ces personnages, pour lesquels on nous accuse peut-être, mais à tort, d'oubli, est la pauvre Luisa San-Felice, qu'au contraire nous n'avons pas perdue de vue un seul instant.

Restée évanouie entre les bras de son frère de lait Michele, sur la plage de la Vittoria, tandis que son mari, fidèle à la fois à ses devoirs envers son prince et à ses promesses envers son ami, rejoignait le duc de Calabre, au risque de sa vie, et laissait Luisa à Naples, au risque de son bonheur, Luisa, reportée dans la voiture, avait été ramenée, au grand étonnement de Giovannina, à la maison du Palmier.

Michele, qui ignorait les causes réelles de cet étonnement auquel le sourcil froncé et l'oeil presque menaçant de Giovannina donnaient un caractère tout particulier, raconta les choses comme elles s'étaient passées.

Luisa se mit au lit avec une fièvre ardente. Michele passa la nuit dans la maison, et, comme le lendemain, au point du jour, l'état de Luisa ne s'était point amélioré, il courut prévenir le docteur Cirillo.

Pendant ce temps, le facteur apporta une lettre à l'adresse de Luisa.

Nina reconnut le timbre de Portici. Elle avait remarqué, que chaque fois qu'arrivait une lettre pareille à celle qu'elle tenait entre ses mains, l'émotion de sa maîtresse en la recevant était grande; puis qu'elle se retirait et s'enfermait dans la chambre de Salvato, d'où elle ne sortait que les yeux rouges de larmes.

Elle comprit donc que c'était une lettre de Salvato, et, à tout hasard, et sans savoir encore si elle la lirait ou non, elle la garda, ayant pour excuse de ne pas l'avoir remise, si la lettre était réclamée, l'état dans lequel se trouvait Luisa.

Cirillo accourut. Il avait cru Luisa partie; mais, au simple récit de Michele, qui le ramenait, il devina tout.

On sait la tendresse paternelle du bon docteur pour Luisa. Il reconnut chez la malade tous les symptômes de la fièvre cérébrale, et, sans lui faire une question qui pût ajouter au trouble moral qu'elle avait éprouvé, il s'occupa de combattre le mal matériel. Trop habile pour se laisser vaincre par une maladie connue quand cette maladie en était à peine à son début, il la combattit énergiquement, et, au bout de trois jours, Luisa était, sinon guérie, du moins hors de danger.

Le quatrième jour, elle vit sa porte s'ouvrir, et, à la vue de la personne qui entra, poussa un cri de joie et tendit ses deux bras vers elle. Cette personne, c'était son amie de coeur, la duchesse Fusco. Comme l'avait prédit San-Felice, la reine partie, la duchesse disgraciée revenait à Naples. En quelques instants, la duchesse fut au courant de la situation. Depuis trois mois, Luisa avait été forcée de tout enfermer dans son coeur; depuis quatre jours, son coeur débordait, et, malgré cette maxime d'un grand moraliste, que les hommes gardent mieux les secrets des autres, mais que les femmes gardent mieux les leurs, au bout d'un quart d'heure, Luisa n'avait plus de secrets pour son amie.

Inutile de dire que la porte de communication fut plus ouverte que jamais, et qu'à toute heure du jour et de la nuit, la duchesse eut la disposition de la chambre sacrée.

Le jour où elle avait quitté le lit, Luisa avait reçu une nouvelle lettre de Portici. Giovannina l'avait vue avec inquiétude prendre cette lettre. Puis elle avait attendu que la lecture en fut faite. Si cette lettre indiquait la lettre précédente, et si Luisa la réclamait, Giovannina cherchait cette lettre, la retrouvait intacte, et mettait son oubli sur le compte de la préoccupation que lui avait causée la maladie de sa maîtresse. Si Luisa ne la réclamait pas, Giovannina la conservait à tout hasard, comme un auxiliaire dans un sombre projet qu'elle n'avait pas encore mûri, mais qui déjà était en germe dans son cerveau.

Les événements suivaient leur cours. On connaît ces événements: nous les avons longuement racontés. La duchesse Fusco, lancée dans le parti patriote, avait rouvert ses salons et y recevait tous les hommes éminents et toutes les femmes distinguées de ce parti. Au nombre de ces femmes était Éléonore Fonseca-Pimentel, que nous allons bientôt voir, avec l'âme d'une femme et le courage d'un homme, se mêler aux événements politiques de son pays.

Ces événements politiques avaient pris pour Luisa, qui, jusque-là, ne s'en était jamais préoccupée, une importance suprême. Si bien que fussent renseignés les familiers de la duchesse Fusco, il y avait toujours un point sur lequel Luisa était mieux renseignée qu'eux: c'était la marche des Français sur Naples. En effet, tous les trois ou quatre jours, elle savait précisément où étaient les républicains.

Elle avait reçu aussi deux lettres du chevalier. Dans la première, où il lui annonçait son arrivée à bon port à Palerme, il lui exprimait tout son regret de ce que l'état orageux de la mer l'eût empêchée de s'embarquer avec lui; mais il ne lui disait point de venir le rejoindre. La lettre était tendre, calme et paternelle, comme toujours. Il était probable que le chevalier n'avait point entendu ou n'avait pas voulu entendre le dernier cri de désespoir jeté par Luisa.

La seconde lettre contenait, sur la situation de la cour à Palerme, des détails que l'on trouvera dans la suite de notre récit. Mais, pas plus que la première, elle n'exprimait le désir de la voir quitter Naples. Au contraire, elle lui donnait des conseils sur la manière dont elle devait se conduire au milieu des crises politiques qui allaient agiter la capitale, et la prévenait que, par le même courrier, la maison Backer recevait avis de mettre à la disposition de la chevalière San-Felice les sommes dont elle pourrait avoir besoin.

Le même jour, la lettre du chevalier à la main, André Backer, que Luisa n'avait point revu depuis le jour de sa visite à Caserte, se présentait à la maison du Palmier.

Luisa le reçut avec la grâce sérieuse qui lui était habituelle, le remercia de son empressement, mais le prévint que, vivant très-retirée, elle avait décidé de ne recevoir aucune visite pendant l'absence de son mari. S'il arrivait qu'elle eût besoin d'argent, elle passerait elle-même à la banque, ou y enverrait Michele avec un reçu.

C'était un congé dans toutes les formes. André le comprit, et se retira en soupirant.

Luisa le reconduisit jusqu'au perron et dit à Giovannina, qui venait de fermer la porte derrière lui:

--Si jamais M. André Backer se représentait à la maison et demandait à me parler, souvenez-vous que je n'y suis pas.

On connaît la familiarité des serviteurs napolitains avec leurs maîtres.

--Ah! mon Dieu! répondit Giovannina, comment un si beau jeune homme a-t-il pu déplaire à madame?

--Il ne m'a point déplu, mademoiselle, répondit froidement Luisa; mais, en l'absence de mon mari, je ne recevrai personne.

Giovannina, toujours mordue au coeur par la jalousie, fut sur le point de répliquer: «Excepté M. Salvato;» mais elle se retint, et un sourire dubitatif fut sa seule réponse.

La dernière lettre que Luisa avait reçue de Salvato portait la date du 19 janvier: elle arriva le 20.

Toute la journée du 20 se passa pour Naples dans les angoisses, et pour Luisa ces angoisses furent plus grandes que pour tout autre. Elle savait par Michele les formidables préparatifs de défense qui s'exécutaient; elle savait par Salvato que le général en chef avait juré de prendre la ville à tout prix.

Salvato suppliait Luisa, si l'on bombardait Naples, de se mettre à l'abri des projectiles dans les caves les plus profondes de sa maison.

Ce danger était surtout à craindre si le château Saint-Elme ne tenait point la promesse qu'il avait faite et se déclarait contre les Français et les patriotes.

Le 21, au matin, une grande agitation se manifesta dans Naples. Le château Saint-Elme, on se le rappelle, avait arboré le drapeau tricolore; donc, il tenait sa promesse et se déclarait pour les patriotes et pour les Français.

Luisa en fut joyeuse, non point pour les patriotes, non point pour les Français: elle n'avait jamais eu aucune opinion politique; mais il lui sembla que cet appui donné aux Français et aux patriotes diminuait le danger que courait son amant, puisqu'il était patriote de coeur, Français d'adoption.

Le même jour, Michele vint lui faire visite. Michele, l'un des chefs du peuple, décidé à combattre jusqu'à la mort pour une cause qu'il ne comprenait pas très-bien, mais à laquelle il appartenait par le milieu dans lequel il était né et par te tourbillon qui l'entraînait,--- Michele, en cas d'accident, venait faire ses adieux à Luisa et lui recommander sa mère.

Luisa pleurait fort en prenant congé de son frère de lait; mais toutes ses larmes n'étaient pas pour le danger que courait Michele: une bonne moitié coulait sur les dangers qu'allait courir Salvato.

Michele, moitié riant, moitié pleurant, de son côté, et ne voyant pas plus loin que les paroles de Luisa, essaya de rassurer celle-ci sur son sort en lui rappelant la prédiction de Nanno. Selon la sorcière albanaise, Michele devait mourir colonel et pendu. Or, Michele n'était encore que capitaine, et, s'il était exposé à la mort, c'était à la mort par le fer ou par le feu, et non par la corde.

Il est vrai que, si la prédiction de Nanno se réalisait pour Michele, elle devait se réaliser aussi pour Luisa, et que, si Michele mourait pendu, Luisa devait mourir sur l'échafaud.

L'alternative n'était pas consolante.

Au moment où Michele s'éloignait de Luisa, la main de celle-ci le retint, et ces paroles qui depuis longtemps erraient sur ses lèvres, s'en échappèrent:

--Si tu rencontres Salvato...

--Oh! petite soeur! s'écria Michele.

Tous deux s'étaient parfaitement compris.

Une heure après leur séparation, les premiers coups de canon se faisaient entendre.

La plupart des patriotes de Naples, ceux qui, par leur âge avancé ou l'état pacifique qu'ils exerçaient, n'étaient point appelés à prendre les armes, étaient réunis chez la duchesse Fusco. Là, d'heure en heure, arrivaient les nouvelles du combat. Mais Luisa prenait trop d'intérêt à ce combat pour attendre ces nouvelles dans le salon et au milieu de la société réunie chez la duchesse. Seule, dans la chambre de Salvato, à genoux devant le crucifix, elle priait.

Chaque coup de canon lui répondait au coeur.

De temps en temps, la duchesse Fusco venait à son amie et lui donnait des nouvelles des progrès que faisaient les Français, mais, en même temps, avec une espèce d'orgueil national, lui disait la merveilleuse défense des lazzaroni.

Luisa répondait par un gémissement. Il lui semblait que chaque boulet, chaque balle, menaçait le coeur de Salvato. Cette lutte terrible serait-elle donc éternelle?

Pendant les événements du 21 et du 22, Luisa se coucha tout habillée sur le lit de Salvato. Plusieurs alertes furent causées par les lazzaroni: la réputation de patriotisme de la duchesse n'était pas sans danger. Luisa ne se préoccupait point de ce qui faisait l'inquiétude des autres: elle ne songeait qu'à Salvato, ne pensait qu'à Salvato.

Dans la matinée du troisième jour, la fusillade cessa, et l'on vint annoncer que les Français étaient vainqueurs sur tous les points, mais pas encore maîtres de la ville.

Qu'était-il arrivé après cette lutte acharnée? Salvato était-il mort ou vivant?

Le bruit du combat avait cessé tout à fait avec les trois derniers coups de canon du château Saint-Elme, tirés sur les pillards du palais royal.

Elle allait revoir ou Michele ou Salvato, s'il ne leur était point arrivé malheur;--Michele le premier sans doute, car Michele pouvait venir à toute heure du jour, trouver Luisa, tandis que Salvato, ignorant qu'elle fût seule, n'oserait jamais se présenter chez elle qu'à la nuit et par le chemin convenu.

Luisa se mit à la fenêtre, les yeux fixés sur Chiaïa: c'était de ce côté que devaient lui venir les nouvelles.

Les heures s'écoulaient. Elle apprit la reddition complète de la ville; elle entendit les cris de la foule qui accompagnait Championnet au tombeau de Virgile; elle sut l'annonce faite, pour le lendemain, de la liquéfaction du bienheureux sang de saint Janvier; mais toutes ces choses passèrent devant son intelligence comme des fantômes passent près du lit d'un homme endormi. Ce n'était rien de tout cela qu'elle attendait, qu'elle demandait, qu'elle espérait.

Laissons Luisa à sa fenêtre, rentrons dans la ville et assistons aux angoisses d'une autre âme, non moins troublée que la sienne.

On sait de qui nous voulons parler.

Ou nous avons bien mal réussi dans le portrait physique et moral que nous avons essayé de tracer de Salvato, ou nos lecteurs savent que, de quelque ardent désir que notre jeune officier fût atteint de revoir Luisa, le devoir du soldat prenait, en toute circonstance, le pas sur le désir de l'amant.

Il s'était donc détaché de l'armée, il s'était donc éloigné de Naples, il s'en était donc rapproché sans une plainte, sans une observation, quoiqu'il eût parfaitement su qu'au premier mot qu'il eût dit à Championnet de l'aimant qui l'attirait à Naples, son général, qui avait pour lui la tendresse de l'admiration, la plus profonde peut-être de toutes les tendresses, l'eût poussé en avant et lui eût donné toutes facilités pour entrer le premier à Naples.

Au moment où, arrivé à temps au largo delle Pigne pour sauver la vie à Michele, il tint le jeune lazzarone pressé sur sa poitrine, son coeur bondit d'une double joie, d'abord parce qu'il pouvait, dans une mesure plus complète, reconnaître le service qu'il lui avait rendu, ensuite parce que, resté seul avec lui, il allait avoir des nouvelles de Luisa et quelqu'un à qui parler d'elle.

Mais, cette fois encore, son attente avait été trompée. La vive imagination de Championnet avait vu dans la réunion des lazzaroni et de Salvato un événement dont il pouvait tirer parti. Le germe de l'idée qu'il avait mûrie au point de faire faire à saint Janvier son miracle lui était entré dans l'esprit, et il avait résolu de donner en garde la cathédrale à Salvato, et de choisir Michele pour conduire celui-ci à la cathédrale.

On a vu que ce double choix était bon, puisqu'il avait réussi.

Seulement, Salvato était consigné jusqu'au lendemain à la garde de la cathédrale, dont il répondait.

Mais à peine parvenu jusqu'à l'archevêché, à peine ses grenadiers disposés sous le portail de l'église et sur la petite place qui donne sur la strada dei Tribunali, Salvato avait jeté son bras autour du cou de Michele et l'avait entraîné dans la cathédrale, sans lui dire autre chose que ces deux mots, qui contenaient un monde d'interrogations:

--ET ELLE?

Et Michele, avec la profonde intelligence qu'il puisait dans le triple sentiment de vénération, de tendresse et de reconnaissance qu'il avait pour Luisa, Michele lui avait tout raconté, depuis les efforts impuissants de la jeune femme pour partir avec son mari, jusqu'à ce dernier mot échappé, il y avait trois jours, au plus profond de son coeur: SI TU RENCONTRES SALVATO!...

Ainsi, les derniers mots de Luisa et les premiers mots de Salvato pouvaient se traduire ainsi

--Je l'aime toujours!

--Je l'adore plus que jamais!

Quoique le sentiment que Michele portait à Assunta n'eût pas atteint les proportions de l'amour que Salvato et Luisa avaient l'un pour l'autre, le jeune lazzarone pouvait mesurer les hauteurs auxquelles il n'atteignait point; et, dans l'effusion de sa reconnaissance, dans cette joie de vivre que la jeunesse éprouve à la suite d'un grand danger disparu, Michele s'était fait l'interprète des sentiments de Luisa avec plus de vérité et même d'éloquence qu'elle n'eût osé le faire elle-même, et, au nom de Luisa, sans en avoir été chargé par Luisa, il lui avait vingt fois répété,--chose que Salvato ne se lassait pas d'entendre,--il lui avait vingt fois répété que Luisa l'aimait.

C'était Michele à le dire et Salvato à l'écouter que tous deux passaient leur temps, tandis que, comme soeur Anne, Luisa regardait si elle ne voyait rien venir sur la route de Chiaïa.



XCV

LE VOEU DE MICHELE.

La nuit tomba lentement du ciel. Tant qu'elle eut l'espoir de distinguer quelque chose dans le crépuscule, Luisa tint ses regards à la fenêtre; seulement, son regard s'élevait de temps en temps vers le ciel, comme pour demander à Dieu s'il n'était pas là-haut, près de lui, celui qu'elle cherchait vainement sur la terre.

Vers huit heures, il lui sembla reconnaître dans les ténèbres un homme ayant la tournure de Michele. Cet homme s'arrêta à la porte du jardin; mais, avant qu'il eût eu le temps d'y frapper, Luisa avait crié:

«Michele!» et Michele avait répondu: «Petite soeur!»

Au son de cette voix qui l'appelait, Michele était accouru, et, comme la fenêtre n'était qu'à la hauteur de huit ou dix pieds, profitant des interstices des pierres, il avait grimpé le long de la muraille, et, se cramponnant au balcon, il avait sauté dans l'intérieur de la salle à manger.

Au premier son de la voix de Michele, au premier regard que Luisa jeta sur lui, elle comprit qu'elle n'avait à redouter aucun malheur, tant le visage du jeune lazzarone respirait la paix et le bonheur.

Ce qui la frappa surtout, ce fut l'étrange costume dont son frère de lait était revêtu.

Il portait d'abord une espèce de bonnet de uhlan, surmonté d'un plumet qui semblait emprunté au panache d'un tambour-major; son torse était enfermé dans une courte jaquette bleu de ciel, toute passementée de ganses d'or sur la poitrine et toute soutachée d'or sur les manches; à son cou pendait, couvrant l'épaule gauche seulement, un dolman rouge, non moins riche que la jaquette. Un pantalon gris à ganse d'or complétait ce costume, rendu plus formidable encore par le grand sabre que le lazzarone tenait de la libéralité de Salvato et qui, il faut rendre justice à son maître, n'était pas resté oisif pendant les trois jours qui venaient de s'écouler.

C'était le costume de colonel du peuple que, sachant la fidélité que le lazzarone avait montrée à Salvato, le général en chef s'était empressé de lui envoyer.

Michele l'avait revêtu à l'instant même, et, sans dire à Salvato dans quel but il lui demandait cette grâce, il avait sollicité de l'officier français un congé d'une heure, que celui-ci lui avait accordé.

Il n'avait fait qu'un bond du porche de la cathédrale chez les Assunta, où sa présence à une pareille heure et dans un pareil costume avait jeté la stupéfaction, non-seulement chez la jeune fille, mais encore chez le vieux Basso-Tomeo et ses trois fils, dont deux étaient occupés à panser dans un coin les blessures qu'ils avaient reçues. Il avait été droit à l'armoire, avait choisi le plus beau costume de sa maîtresse, l'avait roulé sous son bras; puis, en lui promettant de revenir le lendemain matin, il était parti avec une multiplicité de gambades et un décousu de paroles qui lui eussent bien certainement fait donner le surnom del Pazzo, s'il n'eût point été depuis longtemps décoré de ce surnom.

Il y a loin de la Marinella à Mergellina, et, pour aller de l'une à l'autre, il faut traverser Naples dans toute sa largeur; mais Michele connaissait si bien tous les vicoli et toutes les ruelles qui pouvaient lui faire gagner un mètre de terrain, qu'il ne mit qu'un quart d'heure à faire le trajet qui le séparait de Luisa, et l'on a vu que, pour diminuer d'autant ce trajet, il venait de grimper par la fenêtre au lieu d'entrer par la porte.

--D'abord, dit Michele en sautant du rebord de la fenêtre dans l'appartement, il vit, il se porte bien, il n'est pas blessé, et t'aime comme un fou!

Luisa jeta un cri de joie; puis, mêlant la tendresse qu'elle avait pour son frère de lait à la joie que lui causait la bonne nouvelle apportée par lui, elle le prit dans ses bras et le pressa sur son coeur en murmurant:

--Michele! cher Michele! que je suis heureuse de te revoir!

--Et tu peux t'en réjouir, car il ne s'en est pas fallu de beaucoup que tu ne me revisses pas: sans lui, j'étais fusillé.

--Sans qui? demanda Luisa, quoiqu'elle sût bien de qui parlait Michele.

--Lui, pardieu! dit Michele, c'est lui! Est-ce qu'il y en avait un autre que M. Salvato qui put m'empêcher d'être fusillé? Qui diable se serait inquiété des trous que sept ou huit balles peuvent faire à la peau d'un pauvre lazzarone? Mais lui, il est accouru, il a dit: «C'est Michele! il m'a sauvé la vie: je demande grâce pour lui.» Il m'a pris dans ses bras, il m'a embrassé comme du pain, et le général en chef m'a fait colonel; ce qui me rapproche fièrement de la potence, ma chère Luisa.

Puis, voyant que sa soeur de lait l'écoutait sans rien comprendre à ses paroles:

--Mais il ne s'agit pas de tout cela, continua-t-il. Au moment d'être fusillé, j'ai fait un voeu dans lequel tu es pour quelque chose, petite soeur.

--Moi?

--Oui, toi. J'ai fait voeu que, si j'en réchappais,, et il n'y avait pas grande chance, je t'en réponds! j'ai fait voeu que, si j'en réchappais, la journée ne se passerait pas sans que j'allasse avec toi, petite soeur, faire ma prière à saint Janvier. Or, il n'y a pas de temps à perdre, et, comme on pourrait être étonné de voir une grande dame comme toi courir les rues de Naples en donnant le bras à Michele le Fou, tout colonel qu'il est, je t'apporte un costume sous lequel on ne te reconnaîtra pas. Tiens!

Et il laissa tomber aux pieds de Luisa le paquet contenant les habits d'Assunta.

Luisa comprenait de moins en moins; mais son instinct lui disait qu'il y avait, au fond de tout cela, pour son coeur bondissant, quelque surprise que ne pouvait deviner son esprit; et peut-être ne voulait-elle pas approfondir la mystérieuse proposition de Michele, de peur d'être obligée de le refuser.

--Allons, dit Luisa, puisque tu as fait un voeu, mon pauvre Michele, et que tu crois devoir la vie à ce voeu, il faut le remplir; y manquer te porterait malheur. Et, d'ailleurs, jamais, je te le jure, je ne me suis trouvée eu meilleure disposition de prier qu'en ce moment. Mais..., ajouta-t-elle timidement.

--Quoi, mais?

--Tu te rappelles qu'il m'avait dit de tenir la fenêtre de la petite ruelle ouverte, ainsi que les portes qui, de cette fenêtre, conduisent à sa chambre?

--De sorte, dit Michele, que la fenêtre est ouverte et que les portes conduisant à sa chambre sont ouvertes?

--Oui. Juge donc ce qu'il eût pensé en les trouvant fermées!

--Cela lui eût causé, en effet, je te le jure, une bien grande peine. Mais, par malheur, depuis qu'il se porte bien, M. Salvato n'est plus son maître, et, cette nuit, il est de garde près du commandant, général, et, comme il ne pourrit quitter ce poste que demain à onze heures du matin, nous pouvons fermer fenêtres et portes, et aller accomplir à saint Janvier le voeu que je lui ai fait.

--Allons donc, soupira Luisa en emportant dans sa chambre les vêtements d'Assunta, tandis que Michele allait fermer les portes et les fenêtres.

En entrant dans la pièce qui donnait sur la ruelle, Michele crut voir une ombre qui se dissimulait dans l'angle le plus obscur de l'appartement. Comme cette hâte à se cacher pouvait venir de mauvaises intentions, Michele s'avança les bras tendus dans les ténèbres.

Mais l'ombre, voyant qu'elle allait être prise, vint au-devant de lui en disant:

--C'est moi, Michele: je suis là par l'ordre de madame.

Michele reconnut la voix de Giovannina, et, comme la chose n'avait rien d'invraisemblable, il ne s'en inquiéta pas davantage et seulement se mit à fermer les fenêtres.

--Mais, demanda Giovannina, si M. Salvato vient?

--Il ne viendra pas, répondit Michele.

--Lui serait-il arrivé malheur? demanda la jeune fille avec un accent qui trahissait plus qu'un intérêt ordinaire et dont elle comprit elle-même l'imprudence; car, presque aussitôt:--Il faudrait en ce cas, continua-t-elle, apprendre cette nouvelle à madame avec toute sorte de ménagements.

--Madame, répondit Michele, sait à ce sujet tout ce qu'elle doit savoir, et, sans qu'il soit arrivé malheur à M. Salvato, il est retenu où il est jusqu'à demain matin.

En ce moment, on entendit la voix de Luisa qui appelait sa camériste.

Giovannina, pensive et le sourcil froncé, se rendit lentement à l'appel de sa maîtresse, tandis que Michele, habitué aux excentricités de la jeune fille, les remarquant peut-être, mais ne cherchant même pas à les expliquer, fermait les fenêtres et les portes, que Luisa s'était vingt fois promis de ne pas ouvrir, et que, depuis trois jours, cependant, elle tenait ouvertes.

Lorsque Michele revint dans la salle à manger, Luisa avait complété sa toilette. Le lazzarone jeta un cri d'étonnement: jamais sa soeur de lait ne lui avait paru si belle que sous ce costume, qu'elle portait comme s'il eût toujours été le sien.

Giovannina, de son côté, regardait sa maîtresse avec une étrange expression de jalousie. Elle lui pardonnait d'être belle sous ses habits de dame; mais, fille du peuple, elle ne pouvait lui pardonner d'être charmante sous les habits d'une fille du peuple.

Quant à Michele, il admirait Luisa franchement et naïvement, et, ne pouvant deviner que chacun de ses éloges était un coup de poignard pour la femme de chambre, il ne cessait de répéter sur tous les tons du ravissement:

--Mais regarde donc, Giovannina, comme elle est belle!

Et, en effet, une espèce d'auréole non-seulement de beauté, mais encore de bonheur, rayonnait autour du front de Luisa. Après tant de jours d'angoisses et de douleurs, le sentiment si longtemps combattu par elle avait pris le dessus. Pour la première fois, elle aimait Salvato sans arrière-pensée, sans regret, presque sans remords.

N'avait-elle pas fait tout ce qu'elle avait pu pour échapper à cet amour? et n'était-ce pas la fatalité elle-même qui l'avait enchaînée à Naples et empêchée de suivre son mari? Or, un coeur vraiment religieux, comme l'était celui de Luisa, ne croit pas à la fatalité. Si ce n'était pas la fatalité qui l'avait retenue, c'était donc la Providence; et si c'était la Providence, comment redouter le bonheur qui lui venait de cette fille bénie du Seigneur!

Aussi dit-elle joyeusement à son frère de lait:

--J'attends, tu le vois, Michele; je suis prête. Et, la première, elle descendit le perron.

Mais, alors, Giovannina ne put s'empêcher de saisir et d'arrêter Michele par le bras.

--Où va donc madame? demanda-t-elle.

--Remercier saint Janvier de ce qu'il a bien voulu sauver aujourd'hui la vie à son serviteur, répondit le lazzarone se hâtant de rejoindre la jeune femme pour lui offrir son bras.

Du côté de Mergellina, où aucun combat n'avait eu lieu, Naples présentait encore un aspect assez calme. La rive de la Chiaïa était illuminée dans toute sa longueur, et des patrouilles françaises sillonnaient la foule, qui, toute joyeuse d'avoir échappé aux dangers qui, pendant trois jours, avaient atteint une partie de la population et avaient menacé le reste, manifestait sa joie à la vue de l'uniforme républicain en secouant ses mouchoirs, en agitant ses chapeaux et en criant: «Vive la république française! vive la république parthénopéenne!»

Et, en effet, quoique la république ne fût point encore proclamée à Naples et ne dût l'être que le lendemain, chacun savait d'avance que ce serait le mode de gouvernement adopté.

En arrivant à la rue de Tolède, le spectacle s'assombrissait quelque peu. Là, en effet, commençait la série des maisons brûlées ou livrées au pillage. Les unes n'étaient plus qu'un tas de ruines fumantes; les autres, sans portes, sans fenêtres, sans volets, avec leurs monceaux de meublés brisés devant leur façade, donnaient une idée de ce qu'avait été ce règne des lazzaroni et surtout de ce qu'il eût été s'il eût duré quelques jours de plus. Vers certains points où avaient été déposés les morts et les blessés et où s'étendaient, sur les dalles qui pavent les rues, de larges taches de sang, des voitures chargées de sable étaient arrêtées, et des hommes armés de pelles faisaient tomber le sable des voitures, tandis que d'autres, avec des râteaux, étendaient ce sable, comme font en Espagne les valets du cirque lorsque les cadavres des taureaux, des chevaux et quelquefois des hommes sont enlevés de l'arène.

En arrivant à la place du Mercatello, le spectacle devint plus triste. On avait fait, devant la place circulaire qui s'étend devant le collége des Jésuites, une ambulance, et, tandis que l'on chantait des chansons contre la reine, que l'on allumait des feux d'artifice, que l'on tirait des coups de fusil en l'air, on abattait avec des cris de rage une statue de Ferdinand Ier, placée sous le portique, et l'on faisait disparaître les derniers cadavres.

Luisa détourna les yeux avec un soupir et passa.

Sous la porte Blanche, on avait fait une barricade à moitié démolie, et, en face, au coin de la rue San-Pietro à Mazella, un palais achevait de brûler et s'écroulait en lançant vers le ciel des gerbes de feu aussi nombreuses que les fusées du bouquet d'un feu d'artifice.

Luisa se serrait toute tremblante au flanc de Michele, et cependant sa terreur était mêlée d'un sentiment de bien-être dont il lui eût été impossible d'indiquer la cause. Seulement, au fur et à mesure qu'elle approchait de la vieille église, son pas devenait de plus en plus léger, et les anges qui avaient transporté au ciel le bienheureux saint Janvier semblaient lui avoir prêté leurs ailes, pour franchir les degrés qui vont de la rue à l'intérieur du temple.

Michele conduisit Luisa dans un des coins les plus sombres de la métropole; il lui mit une chaise devant les genoux et posa une autre chaise à côté de celle-là; puis il dit à sa soeur de lait:

--Prie, je reviens.

En effet, Michele s'élança hors de l'église. Il avait cru reconnaître, appuyé, rêvant contre une des colonnes, Salvato Palmieri. Il alla à l'officier: c'était bien lui.

--Venez avec moi, mon commandant, lui dit-il; j'ai quelque chose à vous montrer qui vous fera plaisir, j'en suis sûr.

--Tu sais, lui répondit Salvato, que je ne puis point quitter mon poste.

--Bon! c'est dans votre poste même.

--Alors..., dit le jeune homme suivant Michele par complaisance, soit.

Ils entrèrent dans la cathédrale, et, à la lueur de la lampe qui brûlait dans le choeur éclairant les rares fidèles venus là pour faire leurs prières nocturnes, Michele montra à Salvato une jeune femme qui priait avec ce profond recueillement des âmes amoureuses.

Salvato tressaillit.

--Voyez-vous? demanda Michele en la lui montrant du doigt.

--Quoi? fit Salvato.

--Cette femme qui prie si dévotement.

--Eh bien?

--Eh bien, mon commandant, tandis que je veillerai pour vous et que je veillerai consciencieusement, soyez tranquille, allez vous agenouiller près d'elle. Je ne sais pourquoi j'ai dans l'idée qu'elle vous donnera de bonnes nouvelles de ma petite soeur Luisa.

Salvato regarda Michele avec étonnement.

--Allez! mais allez donc! lui disait Michele en le poussant.

Salvato fit ce que lui disait Michele; mais, avant qu'il fût agenouillé près d'elle, au bruit de son pas, qu'elle avait reconnu, Luisa s'était retournée, et un faible cri, retenu à moitié par la majesté du lieu, s'était échappé de la poitrine des deux jeunes gens.

A ce cri, tout imprégné d'une ineffable bonheur, qui annonçait à Michele qu'il avait réussi selon ses intentions, la joie du lazzarone fut si grande, que, malgré la dignité nouvelle dont il était revêtu, malgré cette majesté du lieu qui avait imposé à Salvato et à Luisa et qui avait éteint dans une prière leur double cri d'amour, il se livra, à sa sortie de l'église, à une série de gambades qui faisaient suite à celles qu'il avait exécutées en sortant de chez Assunta.

Et maintenant, si l'on juge au point de vue de notre moralité, à nous, cette action de Michele ayant pour but de rapprocher les deux amants, sans s'inquiéter si, en faisant le bonheur des uns, il n'ébranlait point la félicité d'un autre, nous y trouverons, certes, quelque chose d'inconsidéré et même de répréhensible; mais la morale du peuple napolitain n'a pas les mêmes susceptibilités que la nôtre, et quelqu'un qui eût dit à Michele qu'il venait de faire une action douteuse, l'eût bien étonné, lui qui était convaincu qu'il venait de faire la plus belle action de sa vie.

Peut-être eût-il pu répondre qu'en ménageant aux deux amants leur première entrevue dans une église, il lui avait, par cela même, en la forçant de se passer dans les limites de la plus stricte bienséance, enlevé ce que le tête-à-tête, l'isolement, la solitude lui eussent, en tout autre lieu, donné de hasardé; mais nous devons à la plus stricte vérité de dire que le brave garçon n'y avait pas même songé.



XCVI

SAINT JANVIER PATRON DE NAPLES.

Nous avons dit l'effet qu'avait produit à Naples l'annonce faite par Championnet du miracle de saint Janvier pour le lendemain.

Championnet avait joué le tout pour le tout. Si le miracle ne se faisait point, c'était une seconde sédition à étouffer; s'il se faisait, c'était la tranquillité, et, par conséquent, la fondation de la république parthénopéenne.

Pour expliquer cette immense influence de saint Janvier sur le peuple napolitain, disons, en quelques mots, sur quels mérites s'est fondée cette influence.

Saint Janvier n'est pas, comme les autres saints du calendrier, un saint banal à force d'être cosmopolite, invoqué, comme saint Pierre et saint Paul, dans toutes les basiliques du monde: saint Janvier est un saint local, patriote, napolitain.

Saint Janvier remonte aux premiers siècles de l'Église. Il prêcha la parole du Christ à la fin du IIIe et au commencement du IVe siècle, et convertit des milliers de païens. Comme tous les convertisseurs, il s'attira naturellement la haine des empereurs et subit le martyre l'an 305 du Christ.

Nous serons forcé, pour faire comprendre le miracle de la liquéfaction du sang, de donner quelques détails sur ce martyre.

La supériorité de saint Janvier sur les autres saints est, au dire des Napolitains, incontestable. Et, en effet, les autres saints ont bien fait, de leur vivant et même après leur mort, quelques miracles qui, discutés par les philosophes, sont arrivés jusqu'à nous sous la forme de tradition vague et d'une demi-authenticité, tandis qu'au contraire, le miracle de saint Janvier s'est perpétué jusqu'à nos jours et se renouvelle deux fois par an, à la plus grande gloire de la ville de Naples et à la suprême confusion des athées.

Citoyen avant tout, saint Janvier n'aime réellement que sa patrie et ne fait rien que pour elle. Le monde entier serait menacé d'un second déluge, ou croulerait autour de l'homme juste d'Horace, que saint Janvier ne lèverait pas le bout du doigt pour le sauver. Mais que les pluies torrentielles de novembre menacent de noyer les récoltes, que les ardeurs caniculaires d'août sèchent les citernes de son pays bien-aimé, saint Janvier remuera le ciel et la terre pour avoir du soleil en novembre et de l'eau en août.

Si saint Janvier n'avait pas pris Naples sous sa garde toute spéciale, il y a dix siècles que Naples n'existerait plus, ou serait abaissée au rang de Pouzzoles et de Baïa. Et, en effet, il n'y a pas de ville au monde qui ait été plus de fois conquise et dominée par l'étranger! mais, grâce à l'intervention active et persévérante de son patron, les conquérants ont disparu et Naples est restée.

Les Normands ont régné sur Naples; mais saint Janvier les a chassés.

Les Souabes ont régné sur Naples; mais saint Janvier les a chassés.

Les Angevins ont régné sur Naples; mais saint Janvier les a chassés.

Les Aragonais ont, à leur tour, occupé le trône de Naples; mais saint Janvier les a punis.

Les Espagnols ont tyrannisé Naples; mais saint Janvier les a battus.

Enfin, les Français ont occupé Naples; mais saint Janvier les a éconduits.

Et comme nous écrivions ces mêmes paroles en 1836, nous ajoutions: «Et qui sait ce que saint Janvier fera encore pour sa patrie?»

Et, en effet, quelle que soit la domination indigène ou étrangère, légitime ou usurpatrice, équitable ou despotique, qui pèse sur ce beau pays, il est une croyance au fond du coeur de tous les Napolitains et qui les rend patients jusqu'au stoïcisme: c'est que tous les rois et tous les gouvernements passeront et qu'il ne restera, en définitive, à Naples que les Napolitains et saint Janvier.

L'histoire de saint Janvier commence avec l'histoire de Naples et ne finira probablement qu'avec elle.

La famille de saint Janvier appartient naturellement à la plus haute noblesse de l'antiquité. Le peuple qui, en 1647, donnait à sa république de lazzaroni, commandée par un lazzarone, le titre de sérénissime royale république napolitaine, et, qui, en 1799, poursuivait les patriotes à coups de pierres pour avoir osé abolir le titre d'Excellence, n'aurait jamais consenti à se choisir un patron d'origine plébéienne. Le lazzarone est essentiellement aristocrate, ou plutôt, avant tout, a besoin d'aristocratie.

La famille de saint Janvier descend en droite ligne de la famille des Januari de Rome, qui, eux-mêmes, avaient la prétention de descendre de Janus. Ses premières années sont obscures. En 304 seulement, sous le pontificat de saint Marcelin, il est nommé à l'évêché de Bénévent, que le pape vient de créer.

Étrange destinée de l'évêché bénéventin, qui commence à saint Janvier et qui finit à M. de Talleyrand!

La dernière persécution qui avait atteint les chrétiens avait eu lieu sous les empereurs Dioclétien et Maximien; elle datait de deux ans, c'est-à-dire de 302, et avait été des plus terribles: dix-sept mille martyrs consacrèrent de leur sang la religion naissante.

Aux empereurs Dioclétien et Maximien succédèrent les empereurs Constance et Galère, sous lesquels les chrétiens respirèrent un instant.

Au nombre des prisonniers entassés sous le règne précédent dans les prisons de Gumes étaient Sosius, diacre de Misène, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu'avait duré la persécution de 302, saint Janvier n'avait jamais manqué de leur apporter, au péril de sa vie, les secours de sa parole.

Relâchés provisoirement, les prisonniers chrétiens, qui croyaient toute persécution finie, rendaient grâce au Seigneur dans l'église de Pouzzoles, saint Janvier officiant et Sosius et Proculus l'aidant à l'oeuvre sainte, quand, tout à coup, la trompette se fit entendre, et un héraut à cheval et tout armé entra dans l'église et lut à haute voix un ancien décret de Dioclétien, que les nouveaux césars remettaient en vigueur.

Ce décret, fort curieux, qu'il soit vrai ou apocryphe, existe dans les archives de l'archevêché. Nous pouvons donc le mettre sous les yeux de nos lecteurs, où nous avons déjà mis quelques pièces historiques ne manquant point d'un certain intérêt.

Le voici:

«Dioclétien, trois fois grand, toujours juste, empereur éternel, à tous les préfets et proconsuls de l'empire romain, salut!

»Un bruit qui ne nous a point médiocrement déplu étant parvenu à nos oreilles divines, c'est-à-dire que l'hérésie de ceux qui s'appellent chrétiens, hérésie de la plus grande impiété, reprend de nouvelles forces; que lesdits chrétiens honorent comme Dieu ce Jésus enfanté par je ne sais quelle femme juive, insultent par des injures et des malédictions le grand Apollon, et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-même, tandis qu'ils vénèrent ce même Christ, que les Juifs ont cloué sur une croix comme sorcier;

«A cet effet, nous ordonnons que tous les chrétiens, hommes et femmes, dans toutes les villes et contrées, subissent les supplices les plus cruels, s'ils refusent de sacrifier à nos dieux et d'abjurer leur erreur. Si cependant quelques-uns se montrent obéissants, nous voulons bien leur accorder leur pardon. Au cas contraire, nous exigeons qu'ils soient frappés par le glaive et punis par la mort la plus dure (pessimo morte.) Sachez, enfin, que, si vous négligez nos divins décrets nous vous punirons des mêmes peines dont nous menaçons les coupables.»

Dans la suite de cette histoire, nous aurons, pour faire pendant à celui-ci, à citer un ou deux décrets du roi Ferdinand. On pourra les comparer à ceux de Dioclétien, et l'on verra qu'ils se ressemblent beaucoup. Seulement, ceux de l'empereur romain sont mieux rédigés.

Comme on le comprend bien, ni saint Janvier ni les deux diacres ne se soumirent à ce décret. Saint Janvier continua de dire la messe, les deux diacres de la servir; si bien qu'un beau matin, ils furent arrêtés tous trois dans l'exercice de leurs fonctions.

Inutile de dire que ceux qui assistaient à la messe furent arrêtés avec eux; plus inutile encore de dire que les prisonniers ne se laissèrent point intimider par les menaces du proconsul, nommé Timothée, et confessèrent obstinément le Christ.

Consignons seulement ceci, c'est qu'au moment de l'arrestation, une vielle femme, qui regardait déjà saint Janvier comme un saint, le supplia de lui donner quelques reliques. Saint Janvier alors lui présenta les deux fioles avec lesquelles il venait d'accomplir le mystère de l'Eucharistie, en lui disant:

--Prends ces deux fioles, ma soeur, et recueilles-y mon sang!

--Mais je suis paralytique et ne puis mettre un pied devant l'autre.

--Bois le vin et l'eau qui y restent, et tu marcheras.

Ce fut sur saint Janvier que s'acharna plus particulièrement le proconsul, parce que c'était lui que protégeait particulièrement le Seigneur.

On commença par le jeter dans une fournaise ardente; mais le feu s'éteignit, et les charbons enflammés qui couvraient le plancher se changèrent en une jonchée de fleurs.

Saint Janvier fut condamné à être jeté dans le cirque et dévoré par les lions.

Au jour indiqué pour le supplice, la foule se pressa dans l'amphithéâtre. Elle y était accourue de tous les points de la province; car l'amphithéâtre de Pouzzoles était, avec celui de Capoue,--d'où se sauva, on s'en souvient, Spartacus,--un des plus beaux de la Campanie.

C'était le même, au reste, dont les ruines existent encore aujourd'hui et dans lequel, deux cent trente ans auparavant, le divin empereur Néron avait donné une fête à Tiridate, premier roi d'Arménie, lequel, chassé de son royaume par Corbulon, qui soutenait Tigrane, était venu redemander sa couronne au fils de Domitius et d'Agrippine. Tout avait été préparé pour frapper d'étonnement le barbare. Les animaux les plus puissants, les gladiateurs les plus habiles avaient combattu devant lui, et, comme il était resté impassible à ce spectacle et que Néron lui demandait ce qu'il pensait de ces combattants dont les efforts surhumains avaient fait éclater le cirque en applaudissements, Tiridate, sans rien répondre, s'était levé en souriant, et, lançant son javelot dans le cirque, il avait percé de part en part deux taureaux d'un seul coup.

Depuis le jour où Tiridate avait donné cette preuve de sa force, jamais le cirque n'avait contenu un si grand nombre de spectateurs.

A peine le proconsul eut-il pris place sur son trône et les licteurs se furent-ils groupés autour de lui, que les trois saints, amenés par son ordre, furent placés en face de la porte par laquelle les animaux devaient être introduits. A un signe de Timothée, cette porte s'ouvrit et les animaux de carnage s'élancèrent dans l'arène. A leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie. De leur côté, les animaux, étonnés, répondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et éteignit tous les applaudissements; puis, excités par les cris de la multitude, dévorés par la faim à laquelle, depuis trois jours, leurs gardiens les condamnaient, alléchés par l'odeur de la chair humaine, dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commencèrent à secouer leur crinière, les tigres à bondir et les hyènes à lécher leurs lèvres... Mais l'étonnement du proconsul fut grand quand il vit les hyènes, les tigres et les lions se coucher aux pieds des trois martyrs, en signe de respect et d'obéissance, tandis que les liens de saint Janvier tombaient d'eux-mêmes, et que, de sa main, redevenue libre, il bénissait en souriant les spectateurs.

Timothée, vous le comprenez bien, proconsul pour l'empereur, ne pouvait pas avoir le dernier avec un misérable évêque, d'autant qu'à la vue du dernier miracle opéré par lui, cinq mille spectateurs s'étaient faits chrétiens. Voyant que le feu ne pouvait rien sur son prisonnier et que les lions se couchaient à ses pieds, il ordonna que l'évêque et les deux diacres fussent mis à mort par le glaive.

Ce fut par une belle matinée d'automne, le 19 septembre 305, que saint Janvier, accompagné de Proculus et de Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, près d'un cratère à moitié éteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y subir le dernier supplice. Mais à peine avait-il fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, qu'un pauvre mendiant, fendant la foule, vint, en trébuchant, se jeter à ses genoux.

--Où êtes-vous, saint homme? demanda le mendiant; car je suis aveugle et je ne vous vois pas.

--Par ici, mon fils, dit saint Janvier s'arrêtant pour écouter le vieillard.

--Oh! mon père! s'écria le mendiant, il m'est donc, avant de mourir, accordé de baiser la poussière que vos pieds ont foulée!

--Cet homme est fou, dit le bourreau en s'apprêtant à le repousser.

--Laissez approcher cet aveugle, je vous prie, dit saint Janvier; car la grâce du Seigneur est avec lui.

Le bourreau s'écarta en haussant les épaules.

--Que veux-tu, mon fils? demanda le saint.

--Un simple souvenir de vous, quel qu'il soit. Je le garderai jusqu'à la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans ce monde et dans l'autre.

--Mais, lui dit le bourreau, ne sais-tu pas que les condamnés n'ont rien à eux? Imbécile, qui demande l'aumône à un homme qui va mourir!

--Qui va mourir? répéta le vieillard en secouant la tête. La chose n'est pas bien sûre et ce n'est point la première fois qu'il vous échappe.

--Sois tranquille, répondit le bourreau; cette fois, il aura affaire à moi.

--Mon fils, dit saint Janvier, il ne me reste plus rien que le linge avec lequel on me bandera les yeux au moment de me décapiter; je te le laisserai après ma mort.

--Et si les soldats ne me permettent pas d'approcher de vous?

--Sois tranquille, je te le porterai moi-même.

--Merci, mon père.

--Adieu, mon fils.

L'aveugle s'éloigna: le cortége reprit sa marche.

Arrivé au forum de Vulcano, les trois martyrs s'agenouillèrent, et saint Janvier dit à haute voix:

--Mon Dieu, par grâce, veuillez aujourd'hui m'accorder le martyre que vous m'avez déjà refusé deux fois! et puisse notre sang qui va couler calmer votre colère et être le dernier sang versé par les persécutions des tyrans contre notre sainte Église!

Se levant alors, il embrassa tendrement ses deux compagnon de martyre et fit signe au bourreau de commencer son oeuvre de sang.

Le bourreau trancha d'abord les deux têtes de Proculus et de Sosius, qui moururent en chantant les louanges du Seigneur; mais, comme il s'approchait de saint Janvier pour le décapiter à son tour, il fut pris d'un tremblement convulsif si violent, que l'épée lui tomba des mains et que la force lui manqua pour se courber et la ramasser.

Alors, saint Janvier se banda les yeux lui-même, et, se mettant dans la position la plus favorable à la terrible opération:

--Eh bien, demanda-t-il au bourreau, qu'attends-tu, mon frère?

--Je ne pourrai jamais relever cette épée si tu ne m'en donnes la permission, et je ne pourrai jamais te trancher la tête si je n'en reçois l'ordre de ta propre bouche.

--Non-seulement je te permets et te l'ordonne, frère, mais encore je t'en prie.

Aussitôt les forces revinrent au bourreau, qui frappa avec tant de vigueur, que la tête du saint et un de ses doigts furent tranchés du même coup.

Quant à la double prière que saint Janvier avait adressée à Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agréée du Seigneur; car le bourreau, en lui tranchant la tête, le mit au rang des martyrs, et, la même année de la mort du saint, Constantin, qui fut depuis Constantin le Grand et qui assura le triomphe de la religion chrétienne, s'enfuit de Nicomédie, reçut à York le dernier soupir de Constance Chlore, son père, et fut proclamé empereur par les légions de la Grande-Bretagne, des Gaules et de l'Espagne. C'est donc de l'année même de la mort de saint Janvier que date le triomphe de l'Église.

Le soir même de l'exécution, vers neuf heures, deux personnes, pareilles à deux ombres, s'avançaient timidement vers le forum désert, en cherchant des yeux les trois cadavres, que l'on avait laissés sur le lieu même du supplice.

La lune, qui venait de se lever, répandait sa lumière sur la plaine jaunâtre de la Solfatare, de sorte que l'on pouvait distinguer chaque objet dans tous ses détails.

Les deux personnages qui hantaient seuls ce lieu désolé étaient, l'un un vieillard, l'autre une vieille femme.

Tous deux s'observèrent un instant avec défiance, puis, enfin, se décidèrent à marcher l'un vers l'autre.

Arrivés à la distance de trois pas seulement, tous deux portèrent la main à leur front en faisant le signe de la croix.

S'étant alors reconnus pour chrétiens:

--Bonjour, mon frère, dit la femme.

--Bonjour, ma soeur, dit le vieillard.

--Qui êtes-vous?

--Un ami de saint Janvier. Et vous?

--Une de ses parentes.

--De quel pays êtes-vous?

--De Naples. Et vous?

--De Pouzzoles. Qui vous amène à cette heure?

--Je viens pour recueillir le sang du martyr. Et vous?

--Je viens pour ensevelir son corps.

--Voici les deux fioles avec lesquelles il a dit sa dernière messe, et qu'il m'a données en sortant de l'église et en m'ordonnant de boire l'eau et le vin qui y restaient. J'étais paralytique, ne pouvant remuer ni bras ni jambes depuis dix ans; mais à peine, selon l'ordre du bienheureux saint Janvier, eus-je vidé les fioles, que je me levai et que je marchai.

--Et moi, j'étais aveugle. Je demandai au martyr, au moment où il marchait au supplice, un souvenir de lui: il me promit de me donner, après sa mort, le mouchoir avec lequel on lui banderait les yeux. Au moment même où le bourreau lui trancha la tête, il m'apparut, me donna le mouchoir, m'ordonna de l'appuyer sur mes yeux et de venir le soir ensevelir son corps. Je ne savais comment exécuter la seconde partie de son ordre; car j'étais aveugle; mais à peine eus-je porté la relique sainte à mes paupières, que, pareil à saint Paul sur la route de Damas, je sentis tomber les écailles de mes yeux, et me voici prêt à obéir aux ordres du bienheureux martyr.

--Soyez béni, mon frère! car je sais maintenant que vous étiez bien véritablement l'ami de saint Janvier, qui m'est apparu en même temps qu'à vous pour m'ordonner une seconde fois de recueillir son sang.

--Soyez bénie, ma soeur! car, à mon tour, je vois que vous êtes bien véritablement sa parente. Mais, à propos, j'oubliais une chose...

--Laquelle?

--Il m'a bien recommandé de chercher un doigt qui lui a été coupé en même temps que la tête, et de les réunir religieusement à ses saintes reliques.

--Il m'a dit de même que je trouverais dans son sang un fétu de paille, et m'a ordonné de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles.

--Cherchons, ma soeur.

--Cherchons, mon frère.

--Heureusement, la lune nous éclaire.

--C'est encore un bienfait du saint; car, depuis un mois, la lune était couverte de nuages.

--Voici le doigt que je cherchais.

--Voici le fétu de paille dont on m'a parlé.

Et, tandis que le vieillard de Pouzzoles plaçait dans un coffre le corps, la tête et le doigt du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouillée pieusement, recueillait, avec une éponge, jusqu'à la dernière goutte du sang précieux et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait données.

C'est ce même sang qui, depuis quinze siècles et demi, se met en ébullition, chaque fois qu'on le rapproche du saint, et c'est dans cette ébullition prodigieuse, inexplicable, et qui se produit deux fois par an, que consiste le fameux miracle de saint Janvier, qui fait tant de bruit de par le monde et que, de gré ou de force, Championnet comptait bien obtenir du saint.



XCVII

OU L'AUTEUR EST FORCÉ D'EMPRUNTER A SON
LIVRE DU Corricolo UN CHAPITRE TOUT FAIT,
N'ESPÉRANT PAS FAIRE MIEUX.

Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les différentes pérégrinations qu'elles ont accomplies et qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples à Bénévent, et enfin les ramenèrent de Bénévent à Naples; cette narration nous entraînerait à l'histoire du moyen âge tout entière, et l'on a tant abusé de cette intéressante époque, qu'elle commence à passer de mode.

C'est depuis le commencement du XVIe siècle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, d'où il ne sort que deux fois par an, pour aller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire, sépulture des rois de Naples. Deux ou trois fois, par hasard, on dérange bien encore le saint; mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire ou qui bouleversent une province pour le faire sortir de ses habitudes sédentaires, et chacune de ces sorties devient un événement dont le souvenir se perpétue et grandit par tradition orale dans la mémoire du peuple napolitain.

C'est à l'archevêché, et dans la chapelle du trésor, que, tout le reste de l'année, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeois napolitains; c'est le résultat d'un voeu qu'ils firent simultanément, en 1527, épouvantés qu'ils étaient par la peste qui désola, cette année, la très fidèle ville de Naples. La peste cessa, grâce à l'intervention du saint, et la chapelle fut bâtie comme signe de la reconnaissance publique.

A l'opposé des votants ordinaires qui, lorsque le danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel ils se sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience à remplir vis-à-vis de leur patron l'engagement pris, que doña Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer, de son côté, pour une somme de trente mille ducats, à la confection de la chapelle, ils refusèrent cette somme, déclarant qu'ils ne voulaient partager avec aucun étranger, fut-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l'honneur de loger dignement leur saint protecteur.

Or, comme ni l'argent ni le zèle ne manquèrent, la chapelle fut bientôt bâtie, il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeois avaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maître Vicenzo de Bassis, notaire public. Cette obligation porte la date du 13 janvier 1527. Ceux qui l'ont signée s'engagent à fournir, pour les frais du bâtiment, la somme de treize mille ducats; mais il paraît qu'à partir de cette époque, il fallait déjà commencer à se défier du devis des architectes: la porte seule coûta cent trente cinq mille francs, c'est-à-dire une somme triple de celle qui était allouée pour les frais généraux de la chapelle.

La chapelle terminée, on décida qu'on appellerait, pour l'orner de fresques représentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement, cette décision ne fut point approuvée par les peintres napolitains, qui décidèrent, à leur tour, que la chapelle ne serait ornée que par les artistes indigènes, lesquels jurèrent que tout rival qui répondrait à l'appel s'en repentirait cruellement.

Soit qu'ils ignorassent ce serment, soit qu'ils ne crussent point à son exécution, le Guide, le Dominiquin et le chevalier d'Arpino accoururent. Mais le chevalier d'Arpino fut obligé de fuir, avant même d'avoir mis le pinceau à la main. Le Guide, après deux tentatives d'assassinat, auxquelles il n'échappa que par miracle, quitta Naples à son tour. Le Dominiquin seul, aguerri par les persécutions qu'il avait éprouvées, las d'une vie que ses rivaux lui avaient faite si triste et si douloureuse, n'écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il avait fait successivement la Femme guérissant les malades (avec l'huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier); la Résurrection d'un jeune homme et la coupole, lorsqu'un jour il se trouva mal sur son échafaud. On le rapporta chez lui: il était empoisonné.

Alors, les peintres napolitains se crurent délivrés de toute concurrence; mais il n'en était point ainsi. Un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses élèves pour remplacer le Guide, son maître. Huit jours après, les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendît reparler d'eux. Alors, Gessi, abandonné, perdit courage et se retira à son tour, et l'Espagnolet, Corenzio, Lanfranco et Stanzoni se trouvèrent maîtres à eux seuls de ce trésor de gloire et d'avenir auquel ils étaient arrivés par des crimes.

Ce fut alors que l'Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque;--Stanzoni, la Possédée délivrée par le saint,--et enfin Lanfranco, la coupole, à laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquin aux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.

Ce fut à cette chapelle, où l'art aussi avait eu ses martyrs, que furent confiées les reliques du saint.

Ces reliques se conservent dans une niche placée derrière le maître-autel; cette niche est séparée en deux parties par un compartiment de marbre, afin que la tête du saint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait faire arriver le miracle avant l'époque fixée, puisque, disent les chanoines, c'est par le contact de la tête et des fioles que le sang figé se liquéfie; enfin, elle est close par deux portes d'argent massif, sculptées aux armes du roi d'Espagne Charles II.

Ces portes sont fermées par deux clefs, dont l'une est gardée par l'archevêque, et l'autre par une compagnie tirée au sort parmi les nobles, et qu'on appelle les députés du Trésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasser l'enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu'avec la permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvénients, elle a bien aussi ses avantages. Saint Janvier y gagne de ne point être dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecin de village. Aussi, les chanoines, les diacres, les sous-diacres, les bedeaux, les sacristains et jusqu'aux enfants de choeur de l'archevêché connaissent-ils bien la supériorité de leur position sur leurs confrères les gardiens des autres saints.

Un jour que le Vésuve faisait des siennes, et que sa lave, au lieu de suivre sa route ordinaire, ou d'aller pour la huitième ou neuvième fois faucher Torre-del-Greco, se dirigeait sur Naples, il y eut émeute des lazzaroni, qui justement avaient le moins à perdre en tout cela, mais qui sont toujours à la tête des émeutes, par tradition probablement. Ces lazzaroni se portèrent à l'archevêché et commencèrent à crier pour que l'on sortît le buste de saint Janvier, et qu'on le portât à l'encontre de l'inondation de flammes. Mais ce n'était point chose facile que de leur accorder ce qu'ils demandaient. Saint Janvier était sous double clef, et une de ces deux clefs était entre les mains de l'archevêque, pour le moment en course dans son diocèse, tandis que l'autre était entre les mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu'ils avaient de plus précieux, couraient, les uns d'un côté, les autres de l'autre.

Heureusement, le chanoine de garde était un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint occupait au ciel et sur la terre. Il se présenta au balcon de l'archevêché, qui dominait toute la place encombrée de monde; il fit signe qu'il voulait parler, et, balançant la tête de haut en bas, en homme étonné de l'audace de ceux à qui il a affaire:

--Vous me paraissez encore de plaisants drôles, dit-il, de venir ici crier: «Saint Janvier! saint Janvier!» comme vous crieriez: «Saint Fiacre!» ou: «Saint Crépin!» Apprenez, canailles! que saint Janvier est un seigneur qui ne se dérange pas ainsi pour le premier venu.

--Tiens! dit un raisonneur, Jésus-Christ se dérange bien pour le premier venu. Quand je demande le bon Dieu, moi, est-ce qu'on me le refuse?

Le chanoine se mit à rire avec une expression de foudroyant mépris.

--Voilà justement où je vous attendais, reprit-il. De qui est fils Jésus-Christ, s'il vous plaît? D'un charpentier et d'une pauvre fille. Jésus-Christ est tout simplement un lazzarone de Nazareth, tandis que saint Janvier, c'est bien autre chose: il est fils d'un sénateur et d'une patricienne. C'est donc, vous le voyez bien, un autre personnage que Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu, si vous voulez. Quant à saint Janvier, c'est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous réunir en nombre dix fois plus grand et crier dix fois plus fort, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas se déranger.

--C'est juste, dit la foule. Allons chercher le bon Dieu.

Et l'on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate, en effet, que saint Janvier, sortit de l'église Sainte-Claire et s'en vint, suivi de son cortége populaire, au lieu qui réclamait sa miséricordieuse présence.

Mais, soit que le bon Dieu ne voulût pas empiéter sur les droits de saint Janvier, soit qu'il n'eût pas le pouvoir de dire à la lave ce qu'il a dit à la mer, la lave continua d'avancer quoiqu'elle fût conjurée au nom de l'hostie sainte et de la présence réelle.

Le danger redoublait donc, et les cris avec le danger, lorsque la statue de marbre de saint Janvier, qui domine le pont de la Madeleine, et qui, jusque-là, avait tenu sa main droite appuyée sur son coeur, la détacha et retendit vers la lave avec un geste de domination répondant à celui qui accompagnait le Quos ego de Neptune.

La lave s'arrêta.

On comprend quelle fut la gloire de saint Janvier après ce nouveau miracle.

Le roi Charles III, père de Ferdinand, avait été témoin du fait. Il chercha ce qu'il pouvait faire pour honorer saint Janvier. Ce n'était pas chose facile. Saint Janvier était noble, saint Janvier était riche, saint Janvier était saint, saint Janvier--il venait de le prouver--était plus puissant que le bon Dieu. Il donna à saint Janvier une dignité à laquelle celui-ci n'avait évidemment jamais eu même l'idée d'atteindre: il le nomma COMMANDANT GÉNÉRAL des troupes napolitaines, avec trente mille ducats d'appointements.

C'est pourquoi Michele, sans mentir, pouvait répondre à Luisa Felice, qui lui demandait où était Salvato:

--Il est de garde jusqu'à demain dix heures et demie du matin près du COMMANDANT GÉNÉRAL.

Et, en effet, comme le disait le bon chanoine, et comme nous l'avons répété après lui, saint Janvier est un saint aristocratique. Il a un cortége de saints inférieurs qui reconnaissent sa suprématie, à peu près comme les clients romains reconnaissaient celle de leur patron. Ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l'attendent quand il rentre. C'est le conseil des ministres de saint Janvier.

Voici comment se recrute cette troupe de saints secondaires, garde, cortége et cour du bienheureux évêque de Bénévent.

Toute confrérie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier qui tient à faire déclarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier, n'a qu'à faire fondre une statue d'argent massif du prix de huit mille ducats et à l'offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une fois admise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle. A partir de ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de sa présentation en règle. Comme les anges et les archanges qui, au ciel, glorifient éternellement Dieu, autour duquel ils forment un choeur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange de cette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la même réclusion que saint Janvier. Ceux mêmes qui en ont fait don à la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu'en déposant entre les mains d'un notaire le double de la valeur de la statue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l'intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré, son identité constatée, le propriétaire, muni du reçu de son saint, va retirer sa somme. De cette façon, on est sûr que les saints ne s'égarent point, ou que, s'ils s'égarent, ils ne seront, du moins, pas perdus, puisque, avec l'argent déposé, on pourra en faire fondre deux au lieu d'un.

Cette mesure qui, au premier abord, peut paraître arbitraire, n'a été prise, il faut le dire, qu'après que le chapitre de saint Janvier a été dupe de sa trop grande confiance. La statue de san Gaetano, sortie sans dépôt, non-seulement ne rentra point au jour convenu, mais ne rentra même jamais. On eut beau essayer d'accuser le saint lui-même et prétendre qu'ayant toujours été assez médiocrement affectionné à saint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s'était présentée pour faire une fugue, les témoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c'était un cocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mit à la poursuite du voleur; mais, comme il avait eu deux jours devant lui, qu'il avait une voiture attelée de deux chevaux pour fuir, et que la police, n'en ayant pas, était obligée de le poursuivre à pied, il avait probablement passé la frontière romaine; de sorte que, si minutieuses que fussent les recherches, elles n'amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indélébile s'étendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui, jusque-là, à Naples comme en France, avait disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et qui n'osa plus se faire peindre, revenant au domicile de la pratique une bourse à la main, avec cet exergue: Au Cocher fidèle. Il y a plus: si vous avez à Naples une discussion avec un cocher de fiacre et que vous pensiez que la discussion vaille la peine d'appliquer à votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la Pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par Ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV; jurez tout simplement par san Gaetano, et vous verrez votre ennemi tomber à vos pieds pour vous demander excuse. Il est vrai que, deux fois sur trois, il se relèvera pour vous donner un coup de couteau.

Comme on le comprend bien, les portes du Trésor sont toujours ouvertes pour recevoir les saints qui désirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela, sans aucune investigation de date et sans que le récipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426. La seule règle exigée, la seule condition sine qua non, c'est que la statue soit d'argent pur, qu'elle soit contrôlée et qu'elle pèse le poids.

Cependant, la statue serait d'or et pèserait le double, qu'on ne la refuserait pas pour cela. Les seuls jésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen de maintenir ou d'augmenter leur popularité, ont déposé cinq statues au Trésor dans l'espace de moins de trois ans.

Maintenant, nous espérons que ces détails, que nous avons crus indispensables, une fois donnés, le lecteur comprendra l'importance de l'annonce faite par le général en chef de l'armée française.



XCVIII

COMMENT SAINT JANVIER FIT SON MIRACLE ET
DE LA PART QU'Y PRIT CHAMPIONNET.

Dès le point du jour, les accès de la cathédrale de Sainte-Claire étaient encombrés par une effroyable affluence de peuple. Les parents de saint Janvier, les descendants de la vieille femme que l'aveugle rencontra dans le forum de Vulcano recueillant le sang du saint dans des fioles, avaient pris leurs places dans le choeur, non pour activer le miracle, comme c'est leur habitude, mais pour l'empêcher, si c'était possible. La cathédrale était déjà pleine et dégorgeait dans la rue.

Toute la nuit, les cloches avaient sonné à pleine volée. On eût dit qu'un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolées les unes des autres, dans une indépendance tout individuelle.

Championnet avait donné l'ordre que pas une cloche ne dormît cette nuit-là. Il fallait non-seulement que Naples, mais que toutes les villes, tous les villages, toutes les populations environnantes fussent avertis que saint Janvier était mis en demeure de faire son miracle.

Aussi, dès le point du jour, les principales rues de Naples apparurent-elles comme des canaux roulant des fleuves d'hommes, de femmes et d'enfants. Toute cette foule se dirigeait vers l'archevêché pour prendre sa place à la procession qui, à sept heures du matin, devait se mettre en route, de l'archevêché à la cathédrale.

En même temps, par toutes les portes de la ville, entraient les pêcheurs de Castellamare et de Sorrente, les corailleurs de Torre-del-Greco, les marchands de macaroni de Portici, les jardiniers de Pouzzoles et de Baïa, enfin les femmes de Procida, d'Ischia, d'Acera, de Maddalone, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diaprée, bruyante, dorée, passait de temps en temps une vieille femme aux cheveux gris et épars, pareille à la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s'inquiéter des coups qu'elle donnait, entourée, au reste, sur tout son chemin, de respect et de vénération. C'était quelque parente de saint Janvier en retard, se hâtant de rejoindre ses compagnes pour prendre, à la procession ou dans le choeur de Sainte-Claire, la place qui lui appartenait de droit.

Dans les temps ordinaires, et quand le miracle doit se faire à sa date, la procession met un jour pour se rendre de l'archevêché à la cathédrale; les rues sont tellement encombrées, qu'il lui faut quatorze ou quinze heures pour parcourir un trajet d'un demi-kilomètre.

Mais, cette fois, il ne s'agissait point de s'amuser en route, de s'arrêter aux portes des cafés et des cabarets, de faire trois pas en avant et un en arrière, comme les pèlerins qui ont fait un voeu. Une double haie de soldats républicains s'étendait de l'archevêché à Sainte-Claire, dégageant le passage, dissipant les groupes, faisant disparaître enfin tout obstacle que la procession pouvait rencontrer. Seulement, ils avaient la baïonnette au côté et des bouquets de fleurs dans le canon de leur fusil.

Et, en effet, la procession devait faire en soixante minutes le trajet qu'elle fait ordinairement en quinze heures.

A sept heures précises, Salvato et sa compagnie, c'est-à-dire la garde d'honneur de saint Janvier, ayant au milieu d'eux Michele, revêtu de son bel uniforme, et portant une bannière sur laquelle était écrit en lettres d'or: GLOIRE A SAINT JANVIER! se mirent en route, partant de l'archevêché pour la cathédrale.

Aussi cherchait-on vainement, dans cette cérémonie toute militaire, cet étrange laisser aller qui fait le caractère distinctif de la procession de saint Janvier à Naples.

D'habitude, en effet, et lorsqu'elle est abandonnée à elle-même, la procession s'en va vagabonde comme la Durance ou indépendante comme la Loire, battant de ses flots le double rang de maisons qui forme ses rives, s'arrêtant tout à coup sans qu'on sache pourquoi elle s'arrête, se remettant en marche sans que l'on puisse deviner le motif qui lui rend le mouvement. On ne voyait pas briller au milieu des flots du peuple les uniformes couverts d'or, de cordons, de croix, des officiers napolitains, un cierge renversé à la main, escortés chacun de trois ou quatre lazzaroni qui se heurtent, se culbutent, se renversent pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire qui tombe de leurs cierges, tandis que les officiers, la tête haute, ne s'occupant point de ce qui se passe à leurs pieds et autour d'eux, faisant royalement largesse d'un ou deux carlins de cire, lorgnent les dames amassées aux fenêtres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l'air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, leur envoient des bouquets en échange de leurs clins d'oeil.

On cherchait encore et vainement, autour de la croix ou de la bannière, mêlés au peuple dont le flot les enveloppe en les isolant, ces moines de tous les ordres et de toutes les couleurs, capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chaussés ou déchaussés;--les uns au corps gros, gras, rond, court, avec une tête enluminée posée carrément sur de larges épaules, s'en allant comme à une fête de campagne ou à une foire de village, sans aucun respect de cette croix qui les domine, de cette bannière qui jette son ombre flottante sur leur front; riant, chantant, causant, offrant, dans leur tabatière de corne, du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, des numéros de loterie à celles qui ne le sont pas, regardant, un peu plus charnellement qu'il ne convient aux règles de leur ordre, les jeunes filles étagées sur le pas des portes, sur les bornes des coins de rue et sur le perron des palais;--les autres, longs, minces, maigres, émaciés par le jeûne, pâlis par l'abstinence, affaiblis par les austérités, levant au ciel leur front d'ivoire, leurs yeux caves et bistrés, marchant sans voir, emportés par le flot humain, spectres vivants, fantômes palpables qui se sont fait un enfer de ce monde, dans l'espoir que cet enfer les conduira tout droit en paradis, et qui, aux grands jours des fêtes religieuses, recueillent le fruit de leurs douleurs claustrales par le respect craintif dont ils sont environnés.

Non! pas de peuple, pas de moines, gras ou maigres, ascétiques ou mondains, à la suite de la croix et de la bannière. Le peuple est entassé dans les rues étroites, dans les ruelles et les vicoli: il regarde d'un oeil menaçant les soldats français, qui marchent insoucieusement au pas au milieu de cette foule, où chaque individu qui la compose a la main sur son couteau, n'attendant que le moment de le tirer de sa poitrine, de sa poche ou de sa ceinture, et de le plonger dans le coeur de cet ennemi victorieux, qui a déjà oublié sa victoire et qui remplace les moines dans les oeillades et dans les compliments, mais qui, moins bien reçu qu'eux, n'obtient, en échange de ses avances, que des murmures et des grincements de dents.

Quant aux moines, ils sont là, mais disséminés dans la foule, qu'ils excitent tout bas au meurtre et à la rébellion. Cette fois, si différente que soit la robe qu'ils portent, leur opinion est la même, et cette voix, comme on dit à Naples, serpente dans la foule, pareille à un éclair chargé d'orage: «Mort aux hérétiques! mort aux ennemis du roi et de notre sainte religion! mort aux profanateurs de saint Janvier! mort aux Français!»

Après la croix et la bannière, portées par des gens d'Église et escortées seulement de Pagliuccella, que Michele avait rallié à lui, puis fait sous-lieutenant, et qui lui-même avait rallié une centaine de lazzaroni, objets pour le moment des sarcasmes de leurs compagnons et des anathèmes des moines, venaient les soixante-quinze statues d'argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l'avons dit, forment la cour de saint Janvier.

Quant à saint Janvier, pendant la nuit, son buste avait été transporté à Sainte-Claire, et il attendait sur l'autel, exposé à la vénération des fidèles.

Cette escorte de saints, qui, par la réunion des noms les plus honorés du calendrier et du martyrologe, commande ordinairement sur son passage le respect et la vénération, devait être fort indignée, ce jour-là, de la façon dont elle était reçue et des apostrophes qui lui étaient adressées.

Et, en effet, comme on craignait que la plupart de ces saints, adorés en France, ne donnassent à saint Janvier le conseil de favoriser les Français, les lazzaroni, que la chronique publique avait mis au courant des peccadilles que les bienheureux avaient à se reprocher, les apostrophaient au fur et à mesure qu'ils passaient, reprochant à saint Pierre ses trahisons, à saint Paul son idolâtrie, à saint Augustin ses fredaines, à sainte Thérèse ses extases, à saint François Borgia ses principes, à saint Gaetano son insouciance, et cela, avec des vociférations qui faisaient le plus grand honneur au caractère des saints et qui prouvaient qu'en tête des vertus qui leur avaient ouvert le paradis, figuraient la patience et l'humilité.

Chacune de ces statues s'avançait, portée sur les épaules de six hommes, et précédée de six prêtres appartenant aux églises où ces saints étaient particulièrement honorés, et chacune d'elles soulevait sur sa route les hourras que nous avons dits et qui, au fur et à mesure qu'elles approchaient de l'église, passaient des vociférations aux menaces.

Ainsi apostrophées, ainsi menacées, les statues arrivèrent enfin à l'église Sainte-Claire, firent humblement la révérence à saint Janvier, et allèrent prendre leur place en face de lui.

Après les saints, venait l'archevêque, monseigneur Capece Zurlo, que nous avons déjà vu apparaître dans les troubles qui ont précédé l'arrivée des Français, et qui était fortement soupçonné de patriotisme.

Le torrent aboutit à l'église Sainte-Claire, où tout s'engouffra. Les cent vingt hommes de Salvato formaient une haie allant du portail au choeur, et lui-même était à l'entrée de la nef, son sabre à la main.

Voici le spectacle que présentait l'église encombrée:

Sur le maître-autel était, d'un côté, le buste de saint Janvier; de l'autre, la fiole contenant le sang.

Un chanoine était de garde devant l'autel; l'archevêque, qui n'a rien à faire avec le miracle, s'était retiré sous son dais.

A droite et à gauche de l'autel était une tribune, de manière qu'entre ces deux tribunes se trouvait l'autel: la tribune de gauche chargée de musiciens attendant, leurs instruments à la main, que le miracle se fit pour le célébrer; la tribune de droite encombrée de vieilles femmes s'intitulant parentes de saint Janvier, venant là, d'habitude, pour activer le miracle par leurs accointances avec le saint, et venues, cette fois, pour l'empêcher de se faire.

Au haut des marches conduisant au choeur s'étendait une grande balustrade de cuivre doré, à l'ouverture de laquelle, nous l'avons dit, se tenait Salvato, le sabre à la main.

Devant cette balustrade, c'est-à-dire à sa droite et à sa gauche, venaient s'agenouiller les fidèles.

Le chanoine, debout devant l'autel, prenait alors la fiole et la leur faisait baiser, montrant à tous le sang parfaitement coagulé; puis les fidèles, satisfaits, se retiraient pour faire place à d'autres. Cette adoration du bienheureux sang avait commencé à huit heures et demie du matin.

Le saint, qui a ordinairement un jour, deux jours et même trois jours pour faire son miracle, et qui quelquefois, au bout de trois jours, ne l'a pas fait, avait deux heures et demie pour le faire.

Le peuple était convaincu que le miracle ne se ferait pas, et les lazzaroni, en se comptant et en voyant le peu de Français qu'il y avait dans l'église, se promettaient si, à dix heures et demie sonnantes, le miracle n'était pas fait, d'avoir bon marché d'eux.

Salvato avait donné l'ordre à ses cent vingt hommes, lorsqu'ils entendraient sonner dix heures, et, par conséquent, lorsque le moment décisif approcherait, d'enlever les bouquets qui ornaient les canons des fusils et d'y substituer les baïonnettes.

Si, à dix heures et demie, le miracle ne s'opérait point et si des menaces se faisaient entendre, une manoeuvre était commandée pour que les cent vingt grenadiers fissent demi-tour, les uns à droite, les autres à gauche, abaissassent les armes, et, au lieu de présenter le dos à la foule, lui présentassent la pointe de leurs baïonnettes. Au commandement «Feu!» une fusillade terrible s'engagerait; chaque Français avait cinquante cartouches à tirer.

En outre, une batterie de canons avait été établie pendant la nuit au Mercatello, enfilant toute la rue de Tolède; une autre à la strada dei Studi, enfilant le largo delle Pigne et la strada Foria; enfin deux batteries, adossées, l'une au château de l'Oeuf, l'autre à la Victoria, enfilaient d'un côté tout le quai de Santa-Lucia, et de l'autre toute la rivière de Chiaïa.

Le Château-Neuf et le château del Carmine, pourvus de garnison française, se tenaient prêts à tout événement, et Nicolino, sur les remparts du château Saint-Elme, une lunette à la main, n'avait qu'un signe à faire à ses artilleurs pour qu'ils commençassent le feu qui, terrible traînée de poudre, incendierait Naples.

Championnet était à Capodimonte, avec une réserve de trois mille hommes, à la tête de laquelle il devait, selon les circonstances, faire son entrée solennelle et pacifique à Naples, ou descendre, la baïonnette en avant, sur Tolède. On voit que, même à part cette prière à saint Janvier, qui devait être décisive et sur laquelle comptait Championnet, toutes les mesures étaient prises, et que, si l'on s'apprêtait à attaquer d'un côté, on était près de l'autre à se défendre.

Au reste, jamais rumeurs plus menaçantes n'avaient couru dans les rues, au-dessus d'une foule plus compacte, et jamais angoisses plus émouvantes ne furent ressenties par ceux qui, de leurs balcons ou de leurs fenêtres, dominaient cette foule et attendaient ou que la paix fut définitivement rétablie, ou que les massacres, les incendies et les pillages recommençassent.

Au milieu de cette foule, et la poussant à la révolte, étaient ces mêmes agents de la reine que nous avons déjà vus si souvent à l'oeuvre, les Pasquale de Simone, le beccaïo et ce terrible prêtre calabrais, le curé Rinaldi, qui, de même que l'écume ne se montre à la surface de la mer que les jours de tempête, ne se montrait à la surface de la société que les jours d'émeute et de boucherie.

Tous ces cris, tout ce tumulte, toutes ces menaces cessaient à l'instant même, comme par magie, dès que l'on entendait la première vibration du marteau des horloges frappant le timbre et marquant l'heure. Cette multitude, attentive, comptait alors les coups de marteau, mais, l'heure sonnée, remontait aussitôt à ce diapason de rumeurs confuses qui n'a de comparable que le mugissement de la mer.

Elle compta ainsi huit heures, neuf heures, dix heures.

A dix heures sonnantes, au milieu du silence qui se faisait pour écouter sonner l'heure dans l'église comme dehors, les grenadiers de Salvato enlevèrent les bouquets du canon de leurs fusils et les armèrent de leurs baïonnettes. La vue de cette manoeuvre exaspéra les assistants.

Jusque-là, les lazzaroni s'étaient contentés de montrer le poing à nos soldats: cette fois, ils leur montrèrent les couteaux.

De leur côté, les vieilles hideuses qui s'intitulent les parentes de saint Janvier et qui, en vertu de cette parenté, se croient le droit de parler librement au saint, le menaçaient de leurs plus terribles malédictions, si le miracle s'accomplissait; jamais tant de bras maigres et ridés ne s'étaient étendus vers le saint, jamais tant de bouches tordues par la colère et par la vieillesse n'avaient hurlé au pied de l'autel de plus grossières injures. Le chanoine qui faisait voir la fiole, et qu'on relayait de demi-heure en demi-heure, en était assourdi, et semblait près de devenir fou.

Tout à coup, on entendit, dans la rue, un redoublement de cris et de menaces. Il était occasionné par un peloton de vingt-cinq hussards qui, le mousqueton sur la cuisse, s'avançaient dans l'espace laissé vide, c'est-à-dire entre la double haie formée par les soldats français depuis l'archevêché jusqu'à la cathédrale. Ce peloton, commandé par l'aide de camp Villeneuve, calme, impassible, prit une des petites rues qui contournaient la cathédrale, et s'arrêta à la porte extérieure de la sacristie.

Dix heures sonnaient, et il se faisait un de ces moments de silence que nous avons indiqués. Villeneuve descendit de cheval.

--Mes amis, dit-il aux hussards, si, à dix heures trente-cinq minutes, vous ne me voyez pas revenir et si le miracle n'est point accompli, entrez dans la sacristie sans vous inquiéter de la défense, des menaces ou même de la résistance qui pourraient vous être faites.

Un simple «Oui, mon commandant!» fut la réponse.

Villeneuve pénétra jusqu'à la sacristie, où tous les chanoines, moins celui qui faisait baiser la fiole, étaient assemblés et s'encourageaient les uns les autres à ne point laisser s'opérer le miracle.

En voyant entrer Villeneuve, ils firent un mouvement d'étonnement; mais, comme c'était un jeune officier de bonne maison, à la figure douce, plutôt mélancolique que sévère, et qui entrait en souriant, ils se rassurèrent, et même ils s'apprêtaient à lui demander compte d'une pareil inconvenance, lorsque, celui-ci, s'avançant vers eux:

--Mes chers frères, dit-il, je viens de la part du général.

--Pour quoi faire? demanda le chef du chapitre d'une voix assez assurée.

--Pour assister au miracle, répondit l'aide de camp.

Les chanoines secouèrent la tête.

--Ah! ah! dit Villeneuve, vous avez peur, à ce qu'il parait, que le miracle ne se fasse point?

--Nous ne vous cacherons pas, répondit le chef du chapitre, que saint Janvier est mal disposé.

--Eh bien, répliqua Villeneuve, je viens, moi, vous dire une chose qui changera peut-être ses dispositions.

--Nous en doutons, répondirent en choeur les chanoines.

Alors, Villeneuve, toujours souriant, s'approcha d'une table, et de la main gauche, tira de sa poche cinq rouleaux de cent louis chacun, tandis que, de la main droite, il prenait une paire de pistolets à sa ceinture; puis, tirant sa montre à son tour et la plaçant entre les cinq cents louis et les pistolets:

--Voici, dit-il, cinq cents louis destinés à l'honorable chapitre de Saint-Janvier, si, à dix heures et demie précises, le miracle est fait. Vous le voyez, il est dix heures quatorze minutes; vous avez donc encore seize minutes devant vous.

--Et si le miracle ne se fait point?... demanda le chef du chapitre d'un ton légèrement goguenard.

--Ah! ceci, c'est autre chose, répondit tranquillement l'officier, mais en cessant de sourire. Si, à dix heures et demie, le miracle n'est point fait, à dix heures trente-cinq minutes, je vous fais tous fusiller, depuis le premier jusqu'au dernier.

Les chanoines firent un mouvement pour fuir; mais Villeneuve, prenant un pistolet de chaque main:

--Que pas un de vous ne bouge, dit-il, à l'exception de celui qui va sortir d'ici pour faire le miracle.

--C'est moi qui le ferai, dit le chef du chapitre.

--A dix heures et demie précises, riposta Villeneuve, pas une minute avant, pas une minute après.

Le chanoine fit un signe d'obéissance et sortit en se courbant jusqu'à terre.

Il était dix heures vingt minutes.

Villeneuve jeta les yeux sur sa montre.

--Vous avez encore dix minutes, dit-il.

Puis, sans détourner les yeux de la montre, il continua avec un sang-froid terrible:

--Saint Janvier n'a plus que cinq minutes! Saint Janvier n'a plus que trois minutes! Saint Janvier n'a plus que deux minutes!

Il est impossible de s'imaginer le tumulte qui se faisait et qui, toujours croissant, semblait les rugissements de la mer et de la foudre réunis, quand la demie sonna, précédée de deux tintements préparatoires.

Un silence de mort lui succéda.

La demie vibra lentement au milieu de ce silence; puis on entendit la voix du chanoine qui, d'un accent plein et sonore, au moment où les cris, les menaces recommençaient, s'écria, en élevant la fiole au dessus des têtes:

--Le miracle est fait!

A l'instant même, rumeurs, cris et menaces cessèrent comme par enchantement. Chacun tomba la face contre terre en criant: «Gloire à saint Janvier!» tandis que Michele, s'élançant hors de l'église, s'écriait du haut du perron en agitant sa bannière:

--Il miracolo è fatto!

Chacun tomba à genoux.

Puis toutes les cloches de Naples, partant avec un ensemble admirable, sonnèrent à pleine volée.

Comme l'avait dit Championnet, il savait une prière à laquelle saint Janvier ne manquerait pas de se rendre.

Et, en effet, comme on le voit, saint Janvier s'y était rendu.

Une joyeuse volée d'artillerie, partant des quatre forts, annonça à Naples et à ses environs que saint Janvier venait de se déclarer pour les Français.



XCIX

LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPEENNE.

A peine Championnet eut-il entendu le carillon des cloches, mêlé à la quadruple bordée d'artillerie, qu'il comprit que le miracle était fait, et qu'il sortit de Capodimonte pour faire son entrée solennelle à Naples.

Il traversa toute la ville, entrant par la strada dei Cristallini, suivant le largo delle Pigne, le largo San-Spirito, le Mercatello, au milieu de la joie la plus bruyante et des cris mille fois répétés de «Vivent les Français! vive la république française! vive la république parthénopéenne!» Toute cette populace, qui, pendant trois jours, avait combattu contre lui, avait égorgé, mutile, brûlé ses soldats, qui, une heure auparavant, était prête à les brûler, à les mutiler, à les égorger encore,--avait été, à l'instant même, convertie par le miracle de saint Janvier, et, du moment que le saint était pour les Français, ne trouvait plus aucune raison d'être contre eux!

--Saint Janvier sait mieux que nous ce qu'il y a à faire, disaient-ils: faisons donc comme saint Janvier.

De la part du mezzo ceto et de la noblesse, que l'invasion française arrachaient à la tyrannie bourbonienne, la joie et l'enthousiasme étaient non moins grands. Toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux tricolores français et de drapeaux tricolores napolitains mêlant leurs plis en confondant leurs couleurs. Des milliers de jeunes femmes se tenaient à ces fenêtres, agitant leurs mouchoirs, et criant: «Vive la République! vivent les Français! vive le général en chef!» Les enfants couraient devant son cheval en agitant de petites banderoles jaunes, rouges et noires. Il restait bien encore, il est vrai, quelques taches de sang sur le pavé, quelques ruines de maisons fumaient bien encore; mais, dans ce pays de la sensation du moment, où les orages passent sans laisser leur trace dans un ciel d'azur, le deuil était déjà oublié.

Championnet se rendit directement à la cathédrale, où l'archevêque Capece Zurlo chanta un Te Deum, en face du buste et du sang de saint Janvier, exposés à tous les regards, et que Championnet, en reconnaissance de la protection spéciale qu'il accordait aux Français, couvrit d'une mitre ornée de diamants, que le saint daigna accepter et se laissa mettre sans résistance.

Nous verrons plus tard ce que devait coûter à l'archevêque cette faiblesse pour les Français.

Pendant que l'on chantait le Te Deum dans l'église, on affichait sur tous les murs la proclamation suivante:

«Napolitains 3!

Note 3: (retour) Nous citons toutes ces pièces originales, qui ne se trouvent dans aucune histoire, et qui ont été tirées par nous des cachettes où elles étaient demeurées enfouies pendant soixante-quatre ans.

»Soyez libres et sachez user de votre liberté. La république française trouvera dans votre bonheur une large compensation de ses fatigues et de ses combats. S'il en est encore parmi vous qui restent partisans du gouvernement tombé, ils sont libres de quitter cette terre de liberté. Qu'ils fuient un pays où il n'y a plus que des citoyens, et, esclaves, retournent avec les esclaves. A partir de ce moment, l'armée française prend le nom d'armée napolitaine et s'engage, par un serment solennel, à maintenir vos droits et à prendre pour vous les armes toutes les fois que l'exigeront les intérêts de votre liberté. Les Français respecteront le culte, les droits sacrés de la propriété et des personnes. De nouveaux magistrats, nommés par vous, par une sage et paternelle administration, veilleront au repos et au bonheur des citoyens, feront évanouir les terreurs de l'ignorance, calmeront les fureurs du fanatisme, et vous montreront enfin autant d'affection que vous montrait de perfidie le gouvernement tombé.»

Avant de sortir de l'église, Championnet, en rendant Salvato à la liberté, constitua une garde d'honneur qui devait reconduire saint Janvier à l'archevêché et veiller sur lui, avec cette consigne: Respect à saint Janvier.

Dès le matin, et dans la prévision que saint Janvier aurait la complaisance de faire son miracle, complaisance dont ne doutait point Championnet, un gouvernement provisoire avait été arrêté et six comités avaient été nommés: le comité central,--le comité de l'intérieur,--le comité des finances,--le comité de la justice et de la police,--le comité de la législation.

Tous les membres des comités avaient été pris dans le gouvernement provisoire.

Cirillo et Manthonnet, nos conspirateurs des premiers chapitres, étaient membres du gouvernement provisoire, et Manthonnet, de plus, ministre de la guerre; Ettore Caraffa était nommé chef de la légion napolitaine; Schipani prendrait l'un des premiers commandements de l'armée lorsque l'armée serait réorganisée; Nicolino gardait son commandement du château Saint-Elme; Velasco n'avait rien voulu être, que volontaire.

De la cathédrale, Championnet se rendit à l'église Saint-Laurent. Cette église, pour les Napolitains, qui, depuis le XIIe siècle, ne se sont jamais gouvernés eux-mêmes, est une espèce de municipalité dans laquelle, aux jours de trouble ou de danger, se sont retirés pour délibérer les élus et les chefs du peuple. Le général était accompagné des membres du gouvernement provisoire, qui, ainsi que nous l'avons dit, étaient en même temps les membres du comité.

Là, au milieu d'une foule immense, Championnet prit la parole, et, en excellent italien:

«Citoyens, dit-il, vous gouvernerez provisoirement la république napolitaine; le gouvernement définitif sera nommé par le peuple, lorsque vous-mêmes, constituants et constitués, gouvernant avec les règles qui ont été le but de cette révolution, vous aurez abrégé le travail qu'exige la rédaction des nouvelles lois, et c'est dans cette espérance que je vous ai provisoirement remis la charge de législateurs et de gouvernants. Vous avez donc autorité sans limites, mais, en même temps, immense responsabilité. Pensez qu'entre vos mains est le bonheur public ou le malheur suprême de la patrie, votre gloire ou votre déshonneur. Je vous ai nommés; vos noms ne m'ont été présentés ni par la faveur ni par l'intrigue, mais recommandés de votre seule renommée: vous répondrez par vos oeuvres à la confiance qui voit en vous non-seulement des hommes de génie, mais encore de jeunes, chauds et sincères amants de la patrie.

»Dans la constitution de la république napolitaine, vous prendrez, autant que le permettront les moeurs et les lois du pays, exemple de la constitution française, mère de la nouvelle république et de la nouvelle civilisation. En gouvernant votre patrie, faites la république parthénopéenne, amie, alliée, compagne, soeur de la république française. Quelles ne fassent qu'une, qu'elles soient indivisibles! N'espérez point de bonheur séparés d'elle. Si la république française chancelle, la république napolitaine tombe.

»L'armée française, qui garantit votre liberté, prendra, comme je vous l'ai déjà dit, le nom d'armée napolitaine. Elle soutiendra vos droits et vous aidera dans vos travaux; elle combattra avec vous et pour vous, et, en mourant pour votre défense, ne vous demandera d'autre prix que votre alliance et votre amitié.»

Ce discours s'acheva au milieu des acclamations et des applaudissements, des cris de joie et des larmes de la foule. Ce spectacle était nouveau pour le pays, ces paroles étaient inconnues aux Napolitains. C'était la première fois que, parmi eux, on proclamait la grande loi de la fraternité des peuples, suprême voeu du coeur, dernière parole de la civilisation humaine.

Aussi ce jour, 24 janvier 1799, fut-il un jour de fête pour les Napolitains: ce que fut pour nous notre 14 juillet. Les républicains s'embrassaient en se rencontrant dans les rues et levaient, en action de grâces, leurs yeux au ciel. Pour la première fois, les corps et les âmes se sentaient libres à Naples. La révolution de 1647 avait été la révolution du peuple, toute matérielle et constamment menaçante: celle de 1799 était la révolution de la bourgeoisie et de la noblesse, c'est-à-dire toute intellectuelle et toute miséricordieuse. La révolution de Masaniello était la réclamation de sa nationalité par un peuple conquis à un peuple conquérant; la révolution de Championnet était la réclamation de sa liberté faite par un peuple opprimé à son oppresseur. Il y avait donc une immense différence et surtout un immense progrès entre les deux révolutions.

Et alors, une chose touchante s'accomplit.

Nous avons déjà parlé des trois premiers martyrs de la liberté italienne, de Vitagliano, de Galiani et d'Emanuele de Deo. Ce dernier avait refusé la vie qu'on lui offrait s'il voulait trahir ses complices. C'étaient des enfants: à eux trois, ils avaient soixante-deux ans. Deux avaient été pendus; puis le troisième, Vitagliano,--comme le supplice des deux premiers avait produit une certaine émotion dans le peuple,--le troisième avait été poignardé par le bourreau, de peur qu'à la faveur d'un mouvement, il ne lui échappât, et pendu mort avec sa plaie sanglante au côté comme le Christ. Une députation patriotique s'organisa spontanément, et dix mille citoyens environ vinrent, au nom de la liberté naissante, saluer les familles de ces généreux jeunes gens, dont le sang avait consacré la place où l'on allait planter l'arbre de la liberté.

Le soir, des feux de joie furent allumés dans toutes les rues et sur toutes les places, et, comme s'il eût voulu se réunir à saint Janvier, son rival en popularité, le Vésuve lança des flammes qui furent plutôt de sa part une communion à l'allégresse publique qu'une menace. Ces flammes, muettes et sans lave, étaient une espèce de buisson ardent, un Sinaï politique.

Aussi, Michel le Fou, vêtu de son magnifique costume, se démenant sur un magnifique cheval, au milieu de son armée de lazzaroni, criant à cette heure: «Vive la liberté!» comme la veille elle avait crié: «Vive le roi!» disait-il à toute cette populace:

--Vous le voyez, ce matin, c'était saint Janvier qui se faisait jacobin, ce soir, c'est le Vésuve qui met le bonnet rouge!

FIN DU TOME CINQUIÈME.



TABLE

LXXVI. Où Michele se fâche sérieusement avec le beccaïo.
LXXVII. Fatalité.
LXXVIII. Justice de Dieu.
LXXIX. La trêve.
LXXX. Les trois partis de Naples au commencement de l'année 1799.
LXXXI. Où ce qui devait arriver arrive.
LXXXII. Le prince de Maliterno.
LXXXIII. Rupture de l'armistice.
LXXXIV. Un geôlier qui s'humanise.
LXXXV. Quelle était la diplomatie du gouverneur du château Saint-Elme.
LXXXVI. Ce qu'attendait le gouverneur du château Saint-Elme.
LXXXVII. Où l'on voit enfin comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme.
LXXXVIII. Les Fourches caudines.
LXXXIX. Première journée.
XC. La nuit.
XCI. Deuxième journée.
XCII. Troisième journée.
XCIII. Saint Janvier et Virgile.
XCIV. Où le lecteur rentre dans la maison du Palmier.
XCV. Le voeu de Michele.
XCVI. Saint Janvier patron de Naples.
XCVII. Où l'auteur est forcé d'emprunter à son livre du Corricolo. un chapitre tout fait, n'espérant pas faire mieux.
XCVIII. Comment saint Janvier fit son miracle et de la part qu'y prit Championnet.
XCIX. La république parthénopéenne.


FIN DE LA TABLE DU TOME CINQUIÈME


POISSY.--TYP. ET STÉR. DE AUG. BOURET.

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