La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4
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Title: La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4
Author: Alexandre Dumas
Release date: April 10, 2007 [eBook #21017]
Most recently updated: December 8, 2018
Language: French
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ALEXANDRE DUMAS
LA
SAN-FELICE
TOME VIII
(Publié dans une autre édition
sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome IV)
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1876
EMMA LYONNA
LXIV
LA JOURNÉE DU 13 JUIN
Sans doute, des ordres avaient été donnés d'avance
pour que ces trois coups de canon fussent un
double signal.
Car à peine le grondement du dernier se fut
éteint, que les deux prisonniers du Château-Neuf,
qui avaient été condamnés la surveille, entendirent,
dans le corridor qui conduisait à leur cachot, les pas
pressés d'une troupe d'hommes armés.
Sans dire une parole, ils se jetèrent dans les bras
l'un de l'autre, comprenant que leur dernière heure
était arrivée.
Ceux qui ouvrirent la porte les trouvèrent embrassés,
mais résignés et souriants.
--Êtes-vous prêts, citoyens? demanda l'officier
qui commandait l'escorte, et à qui les plus grands
égards avaient été recommandés pour les condamnés.
Tous deux répondirent: «Oui,» en même
temps, André avec la voix, Simon par un signe de
tête.
--Alors, suivez-nous, dit l'officier.
Les deux condamnés jetèrent sur leur prison ce
dernier regard que jette, mêlé de regrets et de tendresse,
sur son cachot celui que l'on conduit à la
mort, et, par ce besoin qu'a l'homme de laisser
quelque chose après lui, André, avec un clou, grava
sur la muraille son nom et celui de son père.
Les deux noms furent gravés au-dessus du lit de
chacun.
Puis il suivit les soldats, au milieu desquels son
père était déjà allé prendre place.
Une femme vêtue de noir les attendait dans la cour
qu'ils avaient à traverser. Elle s'avança d'un pas
ferme au-devant d'eux; André jeta un cri et tout
son corps trembla.
--La chevalière San-Felice! s'écria-t-il.
Luisa s'agenouilla.
--Pourquoi à genoux, madame, quand vous
n'avez à demander pardon à personne? dit André.
Nous savons tout: le véritable coupable s'est dénoncé
lui-même. Mais rendez-moi cette justice qu'avant
que j'eusse reçu la lettre de Michele, vous aviez
déjà la mienne.
Luisa sanglotait.
--Mon frère! murmura-t-elle.
--Merci! dit André. Mon père, bénissez votre
fille.
Le vieillard s'approcha de Luisa et lui mit la main
sur la tête.
--Puisse Dieu te bénir comme je te bénis, mon
enfant, et écarter de ton front jusqu'à l'ombre du
malheur!
Luisa laissa tomber sa tête sur ses genoux et éclata
en sanglots.
Le jeune Backer prit une longue boucle de ses
cheveux blonds flottants, la porta à ses lèvres et
la baisa avidement.
--Citoyens! murmura l'officier.
--Nous voici, monsieur, dit André.
Au bruit des pas qui s'éloignaient, Luisa releva
la tête, et, toujours à genoux, les bras tendus, les
suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu à
l'angle de l'arc de triomphe aragonais.
Si quelque chose pouvait ajouter à la tristesse de
cette marche funèbre, c'étaient la solitude et le silence
des rues que les condamnés traversaient, et pourtant
ces rues étaient les plus populeuses de Naples.
De temps en temps, cependant, au bruit des pas
d'une troupe armée, une porte s'entre-bâillait, une
fenêtre s'ouvrait, on voyait une tête craintive, de
femme presque toujours, passer par l'ouverture,
puis la porte ou la fenêtre se refermait plus rapidement
encore qu'elle ne s'était ouverte: on avait vu
deux hommes désarmés au milieu d'une troupe
d'hommes armés, et l'on devinait que ces deux
hommes marchaient à la mort.
Ils traversèrent ainsi Naples dans toute sa longueur
et débouchèrent sur le Marché-Vieux, place
ordinaire des exécutions.
--C'est ici, murmura André Backer.
Le vieux Backer regarda autour de lui.
--Probablement, murmura-t-il.
Cependant, on dépassa le Marché.
--Où vont-ils donc? demanda Simon en allemand.
--Ils cherchent probablement une place plus
commode que celle-ci, répondit André dans la
même langue: ils ont besoin d'un mur, et, ici, il n'y
a que des maisons.
En arrivant sur la petite place de l'église del Carmine,
André Backer toucha du coude le bras de
Simon et lui montra des yeux, en face de la maison
du curé desservant l'église, un mur en retour sans
aucune ouverture.
C'est celui contre lequel est élevé aujourd'hui un
grand crucifix.
--Oui, répondit Simon.
En effet, l'officier qui dirigeait la petite troupe
s'achemina de ce côté.
Les deux condamnés pressèrent le pas, et, sortant
des rangs, allèrent se placer contre la muraille.
--Qui des deux mourra le premier? demanda
l'officier.
--Moi! s'écria le vieux.
--Monsieur, demanda André, avez-vous des ordres
positifs pour nous fusiller l'un après l'autre?
--Non, citoyen, répondit l'officier, je n'ai reçu
aucune instruction à cet égard.
--Eh bien, alors, si cela vous était égal, nous
vous demanderions la grâce d'être fusillés ensemble
et en même temps.
--Oui, oui, dirent cinq ou six voix dans l'escorte,
nous pouvons bien faire cela pour eux.
--Vous l'entendez, citoyen, dit l'officier chargé
de cette triste mission, je ferai tout ce que je pourrai
pour adoucir vos derniers moments.
--Ils nous accordent cela! s'écria joyeusement le
vieux Backer.
--Oui, mon père, dit André en jetant son bras au
cou de Simon. Ne faisons point attendre ces messieurs,
qui sont si bons pour nous.
--Avez-vous quelque dernière grâce à demander,
quelques recommandations à faire? demanda l'officier.
--Aucune, répondirent les deux condamnés.
--Allons donc, puisqu'il le faut, murmura l'officier;
mais, sang du Christ! on nous fait faire là un
vilain métier!
Pendant ce temps, les deux condamnés, André
tenant toujours son bras jeté autour du cou de son
père, étaient allés s'adosser à la muraille.
--Sommes-nous bien ainsi, messieurs? demanda
le jeune Backer.
L'officier fit un signe affirmatif.
Puis, se retournant vers ses hommes:
--Les fusils sont chargés? demanda-t-il.
--Oui.
--Eh bien, à vos rangs! Faites vite et tâchez qu'ils
ne souffrent pas: c'est le seul service que nous puissions
leur rendre.
--Merci, monsieur, dit André.
Ce qui se passa alors fut rapide comme la pensée.
On entendit se succéder les commandements de
«Apprêtez armes!--En joue!--Feu!»
Puis une détonation se fit entendre.
Tout était fini!
Les républicains de Naples, entraînés par l'exemple
de ceux de Paris, venaient de commettre une de
ces actions sanglantes auxquelles la fièvre de la
guerre civile entraîne les meilleures natures et les
causes les plus saintes. Sous prétexte d'enlever aux
citoyens toute espérance de pardon, aux combattants
toute chance de salut, ils venaient de faire passer un
ruisseau de sang entre eux et la clémence royale;--cruauté
inutile qui n'avait pas même l'excuse de
la nécessité.
Il est vrai que ce furent les seules victimes. Mais
elles suffirent pour marquer d'une tache de sang le
manteau immaculé de République.
Au moment même où les deux Backer, frappés
des mêmes coups, tombaient enlacés aux bras l'un de
l'autre, Bassetti allait prendre le commandement des
troupes de Capodichino, Manthonnet celui des troupes
de Capodimonte, et Writz celui des troupes de la
Madeleine.
Si les rues étaient désertes, en échange toutes les
murailles des forts, toutes les terrasses des maisons
étaient couvertes de spectateurs qui, à l'oeil nu ou la
lunette à la main, cherchaient à voir ce qui allait se
passer sur cet immense champ de bataille qui s'étendait
du Granatello à Capodimonte.
On voyait sur la mer, s'allongeant de Torre-del-Annonciata
au pont de la Madeleine, toute la petite
flottille de l'amiral Caracciolo, que dominaient les
deux vaisseaux ennemis, la Minerve, commandée par
le comte de Thurn, et le Sea-Horse, commandé par
le capitaine Ball, que nous avons vu accompagner
Nelson à cette fameuse soirée où chaque dame de la
cour avait fait son vers, et où tous ces vers réunis
avaient composé l'acrostiche de CAROLINA.
Les premiers coups de fusil qui se firent entendre,
la première fumée que l'on vit s'élever, fut en avant
du petit fort du Granatello.
Soit que Tchudy et Sciarpa n'eussent point reçu
les ordres du cardinal, soit qu'ils eussent mis de la
lenteur à les exécuter, Panedigrano et ses mille
forçats se trouvèrent seuls au rendez-vous, et n'en
marchèrent pas moins hardiment vers le fort. Il est
vrai qu'en les voyant s'avancer, les deux frégates
commencèrent, pour les soutenir, leur feu contre
le Granatello.
Salvato demanda cinq cents hommes de bonne
volonté, se rua à la baïonnette sur cette trombe de
brigands, les enfonça, les dispersa, leur tua une
centaine d'hommes et rentra au fort avec quelques-uns
des siens seulement hors de combat; encore
avaient-ils été atteints par les projectiles lancés des
deux bâtiments.
En arrivant à Somma, le cardinal fut averti de cet
échec.
Mais de Cesare avait été plus heureux. Il avait
ponctuellement suivi les ordres du cardinal; seulement,
apprenant que le château de Portici était mal
gardé et que la population était pour le cardinal, il
attaqua Portici et se rendit maître du château. Ce
poste était plus important que celui de Resina, fermant
mieux la route.
Il fit parvenir la nouvelle de son succès au cardinal
en lui demandant de nouveaux ordres.
Le cardinal lui ordonna de se fortifier du mieux
qu'il lui serait possible, pour couper toute retraite
à Schipani, et lui envoya mille hommes pour l'y
aider.
C'était ce que craignait Salvato. Du haut du petit
fort du Granatello, il avait vu une troupe considérable,
contournant la base du Vésuve, s'avancer vers
Portici; il avait entendu des coups de fusil, et, après
une courte lutte, la mousquetade avait cessé.
Il était clair pour lui que la route de Naples était
coupée, et il insistait fortement pour que Schipani,
sans perdre un instant, marchât vers Naples, forçât
l'obstacle et revînt avec ses quinze cents ou deux
mille hommes, protégés par le fort de Vigliana, défendre
les approches du pont de la Madeleine.
Mais, mal renseigné, Schipani s'obstinait à voir
arriver l'ennemi par la route de Sorrente.
Une vive canonnade, qui se faisait entendre du
côté du pont de la Madeleine, indiquait que le cardinal
attaquait Naples de ce côté.
Si Naples tenait quarante-huit heures, et si les
républicains faisaient un suprême effort, on pouvait
tirer parti de la position où s'était mis le cardinal,
et, au lieu que ce fût Schipani qui fût coupé, c'était
le cardinal qui se trouvait entre deux feux.
Seulement, il fallait qu'un homme de courage, de
volonté et d'intelligence, capable de surmonter tous
les obstacles, retournât à Naples et pesât sur la délibération
des chefs.
La position était embarrassante. Comme Dante,
Salvato pouvait dire: «Si je reste, qui ira? Si je
vais, qui restera?»
Il se décida à partir, recommandant à Schipani de
ne pas sortir de ses retranchements qu'il n'eût reçu
de Naples un ordre positif qui lui indiquât ce qu'il
avait à faire.
Puis, toujours suivi du fidèle Michele, qui lui faisait
observer qu'inutile en rase campagne, il pourrait
être fort utile dans les rues de Naples, il sauta dans
une barque, se dirigea droit sur la flottille de Caracciolo,
se fit reconnaître de l'amiral, auquel il communiqua
son plan et qui l'approuva, passa à travers
la flottille, qui couvrait la mer d'une nappe de feu
et le rivage d'une pluie de boulets et de grenades,
rama droit sur le Château-Neuf, et aborda dans
l'anse du môle.
Il n'y avait pas un instant à perdre, ni d'un côté
ni de l'autre. Salvato et Michele s'embrassèrent. Michele
courut au Marché-Vieux et Salvato au Château-Neuf,
où se tenait le conseil.
Esclave de son devoir, il monta droit à la chambre
où il savait trouver le directoire et exposa son
plan aux directeurs, qui l'approuvèrent.
Mais on connaissait Schipani pour une tête de fer.
On savait qu'il ne recevrait d'ordres que de Writz
ou de Bassetti, ses deux chefs. On renvoya Salvato à
Writz, qui combattait au pont de la Madeleine.
Salvato s'arrêta un instant chez Luisa, qu'il trouva
mourante et à laquelle il rendit la vie comme un
rayon de soleil rend la chaleur. Il lui promit de la
revoir avant de retourner au combat, et, s'élançant
sur un cheval neuf qu'il avait ordonné pendant ce
temps, il suivit au grand galop le quai qui conduit
au pont de la Madeleine.
C'était le fort du combat. Le petit fleuve du Sebeto
séparait les combattants. Deux cents hommes jetés
dans l'immense bâtiment des Granili faisaient feu
par toutes les fenêtres.
Le cardinal était là, bien reconnaissable à son
manteau de pourpre, donnant ses ordres au milieu
du feu et affirmant dans l'esprit de ses hommes qu'il
était invulnérable aux balles qui sifflaient à ses
oreilles, et que les grenades qui venaient éclater entre
les jambes de son cheval ne pouvaient rien sur
lui.
Aussi, fiers de mourir sous les yeux d'un pareil
chef; sûrs, en mourant, de voir s'ouvrir à deux
battants pour eux les portes du paradis, les sanfédistes,
toujours repoussés, revenaient-ils sans cesse
à la charge avec une nouvelle ardeur.
Du côté des patriotes, le général Writz était aussi
facile à voir que, du côté des sanfédistes, le cardinal.
A cheval comme lui, il parcourait les rangs, excitant
les républicains à la défense comme le cardinal, lui,
excitait à l'attaque.
Salvato le vit de loin et piqua droit à lui. Le jeune
général semblait être tellement habitué au bruit des
balles, qu'il n'y faisait pas plus attention qu'au
sifflement du vent.
Si pressés que fussent les rangs des républicains,
ils s'écartèrent devant lui: on reconnaissait un officier
supérieur, alors même que l'on ne reconnaissait
pas Salvato.
Les deux généraux se joignirent au milieu du feu.
Salvato exposa à Writz le but de sa course. Il
tenait l'ordre tout prêt: il le fit lire à Writz, qui
l'approuva. Seulement, la signature manquait.
Salvato sauta à bas de son cheval, qu'il donna à
tenir à l'un de ses Calabrais, qu'il reconnut dans la
mêlée, et alla dans une maison voisine, qui servait
d'ambulance, chercher une plume toute trempée
d'encre.
Puis il revint à Writz et lui remit la plume.
Writz s'apprêta à signer l'ordre sur l'arçon de sa
selle.
Profitant de ce moment d'immobilité, un capitaine
sanfédiste prit aux mains d'un Calabrais son fusil,
ajusta le général et fit feu.
Salvato entendit un bruit mat suivi d'un soupir.
Writz se pencha de son côté et tomba dans ses bras.
Aussitôt, ce cri retentit:
--Le général est mort! le général est mort!
--Blessé! blessé seulement! cria à son tour Salvato,
et nous allons le venger!
Et, sautant sur le cheval de Writz:
--Chargeons cette canaille, dit-il, et vous la verrez
se disperser comme de la poussière au vent.
Et, sans s'inquiéter s'il était suivi, il s'élança sur
le pont de la Madeleine, accompagné de trois ou
quatre cavaliers seulement.
Une décharge d'une vingtaine de coups de fusil
tua deux de ses hommes et cassa la cuisse à son cheval,
qui s'abattit sous lui.
Il tomba, mais, avec son sang-froid ordinaire,
les jambes écartées pour ne pas être engagé sous
sa monture, et les deux mains sur ses fontes, qui
étaient heureusement garnies de leurs pistolets.
Les sanfédistes se ruèrent sur lui. Deux coups de
pistolet tuèrent deux hommes; puis, de son sabre,
qu'il tenait entre ses dents et qu'il y reprit après
avoir jeté loin de lui ses pistolets devenus inutiles,
il en blessa un troisième.
En ce moment, on entendit comme un tremblement
de terre, le sol trembla sous les pieds des chevaux.
C'était Nicolino, qui, ayant appris le danger que courait
Salvato, chargeait, à la tête de ses hussards, pour
le secourir ou le délivrer.
Les hussards tenaient toute la largeur du pont.
Après avoir failli être poignardé par les baïonnettes
sanfédistes, Salvato allait être écrasé sous les pieds
des chevaux patriotes.
Dégagé de ceux qui l'entouraient par l'approche de
Nicolino, mais risquant, comme nous l'avons dit,
d'être foulé aux pieds, il enjamba le pont et sauta
par-dessus.
Le pont était dégagé, l'ennemi repoussé; l'effet
moral de la mort de Writz était combattu par un
avantage matériel. Salvato traversa le Sebeto et se
retrouva au milieu des rangs des républicains.
On avait porté Writz à l'ambulance, Salvato y
courut. S'il lui restait assez de force pour signer, il
signerait; tant qu'un souffle de vie palpitait encore
dans la poitrine du général en chef, ses ordres devaient
être exécutés.
Writz n'était pas mort, il n'était qu'évanoui.
Salvato récrivit l'ordre qui avait échappé avec la
plume à la main mourante du général, se mit en
quête de son cheval, qu'il retrouva, et, en recommandant
une défense acharnée, il repartit à fond de
train pour aller trouver Bassetti à Capodichino.
En moins d'un quart d'heure, il y était.
Bassetti y maintenait la défense, avec moins de
peine que là où était le cardinal.
Salvato put donc le tirer à part, lui faire signer
par duplicata l'ordre pour Schipani, afin que, si l'un
des deux ne parvenait pas à sa destination, l'autre y
parvînt.
Il lui raconta ce qui venait de se passer au pont de la
Madeleine et ne le quitta qu'après lui avoir fait faire
serment de défendre Capodichino jusqu'à la dernière
extrémité et de concourir au mouvement du lendemain.
Salvato, pour revenir au Château-Neuf, devait
traverser toute la ville. A la strada Floria, il vit un
immense rassemblement qui lui barrait la rue.
Ce rassemblement était causé par un moine monté
sur un âne, et portant une grande bannière.
Cette bannière représentait le cardinal Ruffo, à
genoux devant saint Antoine de Padoue, tenant dans
ses mains des rouleaux de cordes qu'il présentait au
cardinal.
Le moine, de grande taille déjà, grâce à sa monture,
dominait toute la foule, à laquelle il expliquait
ce que représentait la bannière.
Saint Antoine était apparu en rêve au cardinal
Ruffo, et lui avait dit, en lui montrant des cordes,
que, pour la nuit du 13 au 14 juin, c'est-à-dire
pour la nuit suivante, les patriotes avaient fait le
complot de pendre tous les lazzaroni, ne laissant la
vie qu'aux enfants pour les élever dans l'athéisme,
et que, dans ce but, une distribution de cordes avait
été faite par le directoire aux jacobins.
Par bonheur, saint Antoine, dont la fête tombait
le 14, n'avait pas voulu qu'un tel attentat s'accomplît
le jour de sa fête, et avait, comme le constatait la
bannière que déroulait le moine en la faisant voltiger,
obtenu du Seigneur la permission de prévenir ses
fidèles bourboniens du danger qu'ils couraient.
Le moine invitait les lazzaroni à fouiller les maisons
des patriotes et à pendre tous ceux dans les
maisons desquels on trouverait des cordes.
Depuis deux heures, le moine, qui remontait du
Vieux-Marché vers le palais Borbonico, faisait, de
cent pas en cent pas, une halte, et, au milieu des
cris, des vociférations, des menaces de plus de cinq
cents lazzaroni, répétait une proclamation semblable.
Salvato, ne sachant point la portée que pouvait
avoir la harangue du capucin, que nos lecteurs
ont déjà reconnu, sans doute, pour fra Pacifico, le
quel, en reparaissant dans les bas quartiers de Naples
y avait retrouvé sa vieille popularité avec recrudescence
de popularité nouvelle,--Salvato, disons-nous,
allait passer outre, lorsqu'il vit venir, par la rue San-Giovanni
à Carbonara, une troupe de ces misérables
portant au bout d'une baïonnette une tête couronnée
de cordes.
Celui qui la portait était un homme de quarante à
quarante-cinq ans, hideux à voir, couvert qu'il était
de sang, la tête qu'il portait au bout de la baïonnette
étant fraîchement coupée et dégouttant sur lui. A sa
laideur naturelle, à sa barbe rousse comme celle de
Judas, à ses cheveux roidis et collés à ses tempes par
la pluie sanglante, il faut joindre une large balafre lui
coupant la figure en diagonale et lui crevant l'oeil
gauche.
Derrière lui venaient d'autres hommes portant des
cuisses et des bras.
Ces hideux trophées de chair s'avançaient au milieu
des cris de «Vive le roi! vive la religion!»
Salvato s'informa de ce que signifiait la sinistre
procession et apprit qu'à la suite de la proclamation
de fra Pacifico, des cordes ayant été trouvées dans la
cave d'un boucher, le pauvre diable, au milieu des cris
«Voilà les lacets qui devaient nous pendre!» avait
été égorgé à petits coups, puis dépecé en morceaux.
Son torse, déchiré en vingt parties, avait été pendu
aux crochets de la boutique, tandis que sa tête, couronnée
de cordes, était, avec ses bras et ses cuisses,
portée par la ville.
Il se nommait Cristoforo; c'était le même qui
avait procuré à Michele une pièce de monnaie
russe.
Quant à son assassin, que Salvato ne reconnut
point au visage, mais qu'il reconnut au nom, c'était
ce même beccaïo qui l'avait attaqué, lui sixième,
sous les ordres de Pasquale de Simone, dans la nuit
du 22 au 23 septembre, et à qui il avait fendu l'oeil
d'un coup de sabre.
A cette explication, que lui donna un bourgeois
qui, ayant entendu tout ce bruit, s'était hasardé
sur le pas de sa porte, Salvato n'y put tenir. Il mit le
sabre à la main et s'élança sur cette bande de cannibales.
Le premier mouvement des lazzaroni fut de prendre
la fuite; mais, voyant qu'ils étaient cent et que Salvato
était seul, la honte les gagna, et ils revinrent
menaçants sur le jeune officier. Trois ou quatre coups
de sabre bien appliqués écartèrent les plus hardis, et
Salvato se serait encore tiré de cette mauvaise affaire
si les cris des blessés et surtout les vociférations du
beccaïo n'eussent donné l'éveil à la troupe qui accompagnait
fra Pacifico, et qui, en l'accompagnant,
fouillait les maisons désignées.
Une trentaine d'hommes se détachèrent et vinrent
prêter main-forte à la bande du beccaïo.
Alors, on vit ce spectacle singulier d'un seul
homme se défendant contre soixante, par bonheur,
mal armés, et faisant bondir son cheval au milieu
d'eux comme si son cheval eût eu des ailes. Dix fois,
une voie lui fut ouverte et il eût pu fuir, soit par la
strada de l'Orticello, soit par la grotta della Marsa,
soit par le vico dei Ruffi; mais il semblait ne pas
vouloir quitter la partie, évidemment si mauvaise
pour lui, tant qu'il n'aurait pas atteint et puni le
misérable chef de cette bande d'assassins. Mais, plus
libre que lui de ses mouvements, parce qu'il était au
milieu de la foule, le beccaïo lui échappait sans
cesse, glissant, pour ainsi dire, entre ses mains
comme l'anguille entre les mains du pêcheur. Tout
à coup, Salvato se souvint des pistolets qu'il avait
dans ses fontes. Il passa son sabre dans sa main gauche,
tira son pistolet de sa fonte et l'arma. Par malheur,
pour viser sûrement, il fut obligé d'arrêter
son cheval. Au moment où Salvato touchait du doigt
la gâchette, son cheval s'affaissa tout à coup sous
lui; un lazzarone, qui s'était glissé entre les jambes
de l'animal, lui avait coupé le jarret.
Le coup de pistolet partit en l'air.
Cette fois, Salvato n'eut pas le temps de se relever
ni de chercher son autre pistolet dans son autre
fonte: dix lazzaroni se ruèrent sur lui, cinquante
couteaux le menacèrent.
Mais un homme se jeta au milieu de ceux qui
allaient le poignarder, en criant:
--Vivant! vivant!
Le beccaïo, en voyant l'acharnement de Salvato à
le poursuivre, l'avait reconnu et avait compris qu'il
était reconnu lui-même. Or, il estimait assez le courage
du jeune homme pour savoir avec quelle indifférence
il recevrait la mort en combattant.
Ce n'était donc pas cette mort-là qu'il lui réservait.
--Et pourquoi vivant? répondirent vingt voix.
--Parce que c'est un Français, parce que c'est
l'aide de camp du général Championnet, parce que
c'est celui, enfin, qui m'a donné ce coup de sabre!
Et il montrait la terrible balafre qui lui sillonnait
le visage.
--Eh bien, qu'en veux-tu faire?
--Je veux me venger, donc! cria le beccaïo; je
veux le faire mourir à petit feu! je veux le hacher
comme chair à pâté! je veux le rôtir! je veux le
pendre!
Mais, comme il crachait, pour ainsi dire, toutes
ces menaces au visage de Salvato, celui-ci, sans
daigner lui répondre, par un effort surhumain, rejeta
loin de lui les cinq ou six hommes qui pesaient
sur ses bras et sur ses épaules, et, se relevant de
toute sa hauteur, fit tournoyer son sabre au-dessus
de sa tête, et, d'un coup de taille qu'eût envié Roland,
il lui eût fendu la tête jusqu'aux épaules si le
beccaïo n'eût paré le coup avec le fusil à la baïonnette
duquel était embrochée la tête du malheureux
boucher.
Si Salvato avait la force de Roland, son sabre,
par malheur, n'avait point la trempe de Durandal:
la lame, en rencontrant le canon du fusil, se brisa
comme du verre. Mais, comme elle ne rencontra le
canon du fusil qu'après avoir rencontré la main du
beccaïo, trois de ses doigts tombèrent à terre.
Le beccaïo poussa un rugissement de douleur et
surtout de colère.
--Heureusement, dit-il, que c'est à la main gauche:
il me reste la main droite pour te pendre!
Salvato fut garrotté avec les cordes que l'on avait
prises chez le boucher et emporté dans un palais,
au fond de la cave duquel on venait de trouver des
cordes et dont on jetait les meubles et les habitants
par la fenêtre.
Quatre heures sonnaient à l'horloge de la Vicaria.
À la même heure, le curé Antonio Toscano tenait
la parole qu'il avait donnée au jeune général.
Comme toutes les heures de cette journée, célèbre
dans les annales de Naples, furent marquées par
quelques traits de dévouement, d'héroïsme ou de
cruauté, je suis forcé d'abandonner Salvato, si précaire
que soit sa situation, pour dire à quel point
en était le combat.
Après la mort du général Writz, le commandant
en second Grimaldi avait pris la direction de la
bataille. C'était un homme d'une force herculéenne
et d'un courage éprouvé. Deux ou trois fois, les sanfédistes,
lancés au delà du pont par ces élans des
montagnards auxquels rien ne résiste, vinrent attaquer
corps à corps les républicains. C'était alors
que l'on voyait le géant Grimaldi, se faisant une
massue d'un fusil ramassé à terre, frapper avec la
régularité d'un batteur en grange et abattre à chaque
coup un homme, avec son terrible fléau.
En ce moment, on vit ce vieillard presque aveugle
qui avait demandé un fusil en promettant de s'approcher
si près de l'ennemi qu'il serait bien malheureux
s'il ne le voyait pas;--en ce moment, disons-nous,
on vit Louis Serio, traînant ses deux neveux
plutôt qu'il n'était conduit par eux, s'avancer jusqu'au
bord du Sebeto, où ils l'abandonnèrent. Mais,
là, il n'était plus qu'à vingt pas des sanfédistes. Pendant
une demi-heure, on le vit charger et décharger
son fusil avec le calme et le sang-froid d'un vieux
soldat, ou plutôt avec le stoïque désespoir d'un citoyen
qui ne veut pas survivre à la liberté de son
pays. Il tomba enfin, et, au milieu des nombreux
cadavres qui encombraient les abords du fleuve, son
corps resta perdu ou plutôt oublié.
Le cardinal comprit que jamais on ne forcerait
le passage du pont tant que la double canonnade
du fort de Vigliana et de la flottille de Caracciolo
prendrait ses hommes en flanc.
Il fallait d'abord s'emparer du fort; puis, le fort
pris, on foudroierait la flottille avec les canons du
fort.
Nous avons dit que le fort était défendu par cent
cinquante ou deux cents Calabrais, commandés par
le curé Antonio Toscano.
Le cardinal mit tout ce qu'il avait de Calabrais
sous les ordres du colonel Rapini, Calabrais lui-même,
et leur ordonna de prendre le fort, coûte
que coûte.
Il choisissait des Calabrais pour combattre les Calabrais,
parce qu'il savait qu'entre compatriotes la
lutte serait mortelle: les luttes fratricides sont les
plus terribles et les plus acharnées.
Dans les duels entre étrangers, parfois les deux
adversaires survivent; nul n'a survécu d'Étéocle et
de Polynice.
En voyant le drapeau aux trois couleurs flottant
au-dessus de la porte et en lisant la légende gravée
au-dessous du drapeau: Nous venger, vaincre ou
mourir! les Calabrais, ivres de fureur, se ruèrent
sur le petit fort, des haches et des échelles à la
main.
Quelques-uns parvinrent à entamer la porte à
coups de hache; d'autres arrivèrent jusqu'au pied
des murailles, où ils tentèrent d'appuyer leurs échelles;
mais on eût dit que, comme l'arche sainte, le
fort de Vigliana frappait de mort quiconque le touchait.
Trois fois les assaillants revinrent à la charge et
trois fois furent repoussés en laissant les approches
du fort jonchées de cadavres.
Le colonel Rapini, blessé de deux balles, envoya
demander du secours.
Le cardinal lui envoya cent Russes et deux batteries
de canon.
Les batteries furent établies, et, au bout de deux
heures, la muraille offrait une brèche praticable.
On envoya alors un parlementaire au commandant:
il offrait la vie sauve.
--Lis ce qui est écrit sur la porte du fort, répondit
le vieux prêtre: Nous venger, vaincre ou mourir! Si
nous ne pouvons vaincre, nous mourrons et nous
nous vengerons.
Sur cette réponse, Russes et Calabrais s'élancèrent
à l'assaut.
La fantaisie d'un empereur, le caprice d'un fou,
de Paul Ier, envoyait des hommes nés sur les rives de
la Néva, du Volga et du Don, mourir pour des
princes dont ils ignoraient le nom, sur les plages de
la Méditerranée.
Deux fois ils furent repoussés et couvrirent de leurs
cadavres le chemin qui conduisait à la brèche.
Une troisième fois, ils revinrent à la charge, les
Calabrais conduisant l'attaque. Au fur et à mesure
que ceux-ci déchargeaient leurs fusils, ils les jetaient;
puis, le couteau à la main, ils s'élançaient dans l'intérieur
du fort. Les Russes les suivaient, poignardant
avec leurs baïonnettes tout ce qu'ils trouvaient devant
eux.
C'était un combat muet et mortel, un combat corps
à corps, dans lequel la mort se faisait jour, au milieu
d'embrassements si étroits, qu'on eût pu les
croire des embrassements fraternels. Cependant, la
brèche une fois ouverte, les assaillants croissaient
toujours, tandis que les assiégés tombaient les uns
après les autres sans être remplacés.
De deux cents qu'ils étaient d'abord, à peine en
restait-il soixante, et plus de quatre cents ennemis
les entouraient. Ils ne craignaient pas la mort; seulement,
ils mouraient désespérés de mourir sans vengeance.
Alors, le vieux prêtre, couvert de blessures, se
dressa au milieu d'eux, et, d'une voix qui fut entendue
de tous:
--Êtes-vous toujours décidés? demanda-t-il.
--Oui! oui! oui! répondirent toutes les voix.
A l'instant même, Antonio Toscano se laissa glisser
dans le souterrain où était la poudre, il approcha
d'un baril un pistolet qu'il avait conservé comme
suprême ressource, et fit feu.
Alors, au milieu d'une épouvantable explosion,
vainqueurs et vaincus, assiégeants et assiégés, furent
enveloppés dans le cataclysme.
Naples fut secouée comme par un tremblement de
terre, l'air s'obscurcit sous un nuage de poussière, et,
comme si un cratère se fût ouvert au pied du Vésuve,
pierres, solives, membres écartelés retombèrent sur
une immense circonférence.
Tout ce qui se trouvait dans le fort fut anéanti: un
seul homme, étonné de vivre sans blessures, emporté
dans l'air, retomba dans la mer, nagea vers Naples
et regagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de
ses compagnons et le sacrifice du prêtre.
Ce dernier des Spartiates calabrais se nommait
Fabiani.
La nouvelle de cet événement se répandit en un
instant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasme
universel.
Quant au cardinal, il vit immédiatement le parti
qu'il pouvait tirer de l'événement.
Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne lui défendait
plus d'approcher de la mer, et il pouvait, à son
tour, avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la
petite escadre de Caracciolo.
Les Russes avaient des pièces de seize. Ils établirent
une batterie au milieu des débris mêmes du fort, qui
leur servirent à construire des épaulements, et ils
commencèrent, vers cinq heures du soir, à foudroyer
la flottille.
Caracciolo, écrasé par des boulets russes, dont un
seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes,
quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.
Alors le cardinal put faire avancer ses hommes par
la plage, demeurée sans défense depuis la prise du
fort de Vigliana, et les deux champs de bataille de
la journée restèrent aux sanfédistes, qui campèrent
sur les ruines du fort et poussèrent leurs avant-postes
jusqu'au delà du pont de la Madeleine.
Bassetti, nous l'avons dit, défendait Capodichino,
et, jusque-là, avait paru combattre franchement pour
la République, qu'il trahit depuis. Tout à coup, il
entendit retentir derrière lui les cris de «Vive la religion!
vive le roi!» poussés par fra Pacifico et les lazzaroni
sanfédistes qui, profitant de ce que les rues de
Naples étaient demeurées sans défenseurs, s'en étaient
emparés. En même temps, il apprit la blessure et la
mort de Writz. Il craignit alors de demeurer dans
une position avancée où la retraite pouvait lui être
coupée. Il croisa la baïonnette et s'ouvrit, à travers les
rues encombrées de lazzaroni, un passage jusqu'au
Château-Neuf.
Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes, avait
vainement attendu une attaque sur les hauteurs de
Capodimonte; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana,
ayant vu la flottille de Caracciolo forcée de
s'éloigner, ayant appris la mort de Writz et la retraite
de Bassetti, il se retira lui-même par le Ramero sur
Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de le recevoir.
Il s'établit en conséquence, lui et ses patriotes,
dans le couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme,
moins fortifié que lui par l'art, mais aussi
fortifié par la position.
De là, il pouvait voir les rues de Naples livrées aux
lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient au pont
de la Madeleine et sur toute la plage, du port de
Vigliana à Portici.
Exaspérés par le prétendu complot dressé contre
eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaient
être tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien
de leur vie que ne l'était saint Janvier, ne fût venu
en personne révéler le complot au cardinal, les lazzaroni,
excités par fra Pacifico, se livraient à des
cruautés qui dépassaient toutes celles qu'ils avaient
commises jusque-là.
Pendant le trajet que Salvato dut parcourir pour
aller de l'endroit où il avait été arrêté à celui où il
devait attendre la mort que lui promettait le beccaïo,
il put voir quelques-unes de ces cruautés auxquelles
se livraient les lazzaroni.
Un patriote attaché à la queue d'un cheval passa, emporté
par l'animal furieux, laissant, sur les dalles qui
pavent les rues, une large traînée de sang et achevant
de laisser aux angles des rues et des vicoli les débris
d'un cadavre chez lequel le supplice survivait à la mort.
Un autre patriote, les yeux crevés, le nez et les
oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et
des hommes qui le suivaient en l'insultant, le forçaient
de marcher en le piquant par derrière avec des
sabres et des baïonnettes.
Un autre, à qui l'on avait scié les pieds, était forcé
à coups de fouet de courir sur les os de ses jambes
comme sur des échasses, et, chaque fois qu'il tombait,
à coups de fouet était forcé de se relever et de
reprendre cette course effroyable.
Enfin à la porte était dressé un bûcher sur lequel
on brûlait des femmes et des enfants que l'on y jetait
vivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et,
entre autres, le curé Rinaldi, que nous avons déjà eu
l'occasion de nommer deux ou trois fois, s'arrachaient
les morceaux à moité cuits pour les dévorer
1.
Note 1:
(retour) Comme on pourrait croire que nous faisons de l'horreur à
plaisir, nous allons citer les différents textes auxquels nous empruntons
ces détails.
«En outre,--dit Bartolomeo Nardini dans ses Mémoires pour
servir à l'histoire des révolutions de Naples, par un témoin oculaire,--en
outre, le cardinal avait fait fabriquer une quantité de lacets
qu'il faisait jeter dans les maisons pour donner à ce mensonge
l'apparence de la vérité. Les jeunes gens de la ville, qui
avaient été forcés de s'inscrire aux rôles de la garde nationale,
fuyaient, quelques-uns travestis en femmes, les autres en lazzaroni,
et se cachaient dans les maisons les plus misérables, pensant
que celles-là seraient les plus respectées. Mais ceux qui
avaient eu la chance de passer à travers le peuple sans être reconnus,
ne trouvaient point d'hôtes qui voulussent les recevoir. On
savait trop bien que les maisons où on les trouverait seraient
livrées au pillage et à l'incendie. Les frères fermèrent la porte à
leurs frères, les épouses à leurs époux, les parents à leurs enfants.
Il se trouva à Naples un père si dénaturé, que, pour prouver
son attachement au parti royaliste, il livra de sa propre main
son fils à cette populace, sans même qu'il fût poursuivi par elle,
et se fit une cuirasse avec le sang de son enfant.
»Ces malheureux fugitifs, ne trouvant personne qui consentît
à leur donner asile, étaient contraints de se cacher dans les
égouts de la ville, où ils rencontraient d'autres malheureux, forcés
de s'y cacher comme eux, et hors desquels la faim les forçait
de sortir la nuit pour aller chercher quelque nourriture. Les
lazzaroni les attendaient à l'affût, s'emparaient d'eux, les faisaient
expirer au milieu des tortures; puis, à ces corps mutilés,
ils coupaient les têtes, qu'ils portaient au cardinal Ruffo.»
Attendez-vous à mieux que cela.
»Durant l'assaut des châteaux et de la ville, raconte l'historien
Cuoco,--le même que, dans sa lettre à Ruffo, le roi condamna
irrévocablement à mort,--durant l'assaut des châteaux,
le peuple napolitain commit des barbaries qui font frémir et deviennent
inexplicables, même à l'endroit des femmes. Il éleva
sur les places publiques des bûchers où il faisait cuire et mangeait
les membres des malheureux qu'il y jetait vivants ou moribonds.»
Or, notez que l'homme qui raconte ceci est Vicenzo Cuoco,
l'auteur du Précis sur les événements de Naples, c'est-à-dire un
des magistrats les plus distingués du barreau napolitain. Malgré
la recommandation de Ferdinand, il parvint à échapper au massacre
populaire et au massacre juridique qui le suivit. Exilé pendant
dix ans de sa patrie, il y rentra avec le roi Joseph, fut ministre
sous Murat, et devint fou de terreur parce que, Murat
tombé, le prince Léopold lui fit demander son Précis historique.
Un autre auteur, qui garde l'anonyme et qui intitule son livre
Mes Périls, raconte que, s'étant sauvé, déguisé en femme, dans
une maison où l'on voulut bien lui donner l'hospitalité, il y fit
connaissance avec le curé Rinaldi, qui, ne sachant point écrire, le
tourmentait pour lui faire rédiger pour Ferdinand un mémoire
où il sollicitait de Sa Majesté la faveur d'être nommé gouverneur
de Capoue, énumérant au nombre de ses droits incontestables
à ce poste d'avoir, à cinq ou six reprises différentes, mangé du
jacobin, et, entre autres, une épaule d'enfant tiré du sein de sa
mère éventrée.
On ferait un livre à part du simple récit des différentes tortures
infligées aux patriotes, tortures qui font le plus grand honneur
à l'imagination des lazzaroni napolitains, en ce que ces
tortures ne sont portées ni sur le répertoire de l'inquisition, ni
sur le catalogue des supplices des Indiens rouges.
Ce bûcher était fait d'une partie des meubles du
palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s'étant trouvée
encombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté
que les autres pièces, et dans la salle à manger
restaient une vingtaine de chaises et une pendule
qui continuait à marquer l'heure avec l'impassibilité
des choses mécaniques.
Salvato jeta un coup d'oeil machinal sur cette pendule:
elle marquait quatre heures un quart.
Les hommes qui le portaient le déposèrent sur la
table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses
bourreaux, soit par le mépris qu'il faisait d'eux, soit
par la conviction que cette parole serait inutile, il se
coucha sur le côté comme un homme qui dort.
Alors, entre tous ces hommes, experts en torture,
il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.
Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé en morceaux,
Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter une
plainte, sans pousser un cri.
C'était du meurtre, et, aux yeux de ces hommes,
le meurtre ne déshonorait pas, n'humiliait pas,
n'abaissait pas celui qui en était la victime.
Le beccaïo voulait autre chose. D'ailleurs, il déclarait
qu'ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato
lui appartenait. C'était son bien, sa propriété,
sa chose. Il avait donc le droit de le faire mourir
comme il voudrait.
Or, il voulait que Salvato mourût pendu.
La pendaison est une mort ridicule, où le sang
n'est point répandu,--le sang ennoblit la mort;--les
yeux sortent de leurs orbites, la langue enfle et
jaillit hors de la bouche, le patient se balance avec
des gestes grotesques. C'était ainsi, pour qu'il mourût
dix fois, que Salvato devait mourir.
Salvato entendait toute cette discussion, et il était
forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satan lui-même,
et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il
pu lire en son âme, il n'eût pas mieux deviné ce qui
s'y passait.
Il fut donc convenu que Salvato mourrait pendu.
Au-dessus de la table où était couché Salvato se
trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.
Seulement, le lustre avait été brisé.
Mais on n'avait pas besoin du lustre pour ce que
voulait faire le beccaïo: on n'avait besoin que de
l'anneau.
Il prit une corde dans sa main droite, et, si mutilée
que fût sa main gauche, il parvint à y faire un noeud
coulant.
Puis il monta sur la table, et, de la table, comme
il eût fait d'un escabeau, sur le corps de Salvato,
qui demeura aussi insensible à la pression du pied
immonde que s'il eût été déjà changé en cadavre.
Il passa la corde dans l'anneau.
Tout à coup il s'arrêta; il était évident qu'une idée
nouvelle venait de lui traverser l'esprit.
Il laissa le noeud coulant pendre à l'anneau et
jeta à terre l'autre extrémité de la corde.
--Oh! dit-il, camarades, je vous demande un
quart d'heure, rien qu'un quart d'heure! Pendant
un quart d'heure, promettez-moi de me le garder
vivant, et je vous promets, moi, pour ce jacobin,
une mort dont vous serez tous contents.
Chacun demanda au beccaïo ce qu'il voulait dire
et de quelle mort il entendait parler; mais le beccaïo,
refusant obstinément de répondre aux questions
qui lui furent faites, s'élança hors du palais et
prit sa course vers la via dei Sospiri-dell'Abisso.
LXV
CE QU'ALLAIT FAIRE LE BECCAÏO
VIA DEI SOSPIRI-DELL'ABISSO
La via dei Sospiri-dell'Abisso, c'est-à-dire la rue
des Soupirs-de-l'Abîme, donnait d'un côté sur le
quai della strada Nuova, de l'autre sur le Vieux-Marché,
où se faisaient d'habitude les exécutions.
On l'appelait ainsi, parce qu'en entrant dans cette
rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaient
l'échafaud et qu'il était bien rare que cette
vue ne leur tirât point un amer soupir du fond des
entrailles.
Dans une maison à porte si basse qu'il semblait
qu'aucune créature humaine n'y pût entrer la tête
levée, et dans laquelle on n'entrait, en effet, qu'en
descendant deux marches et en se courbant, comme
pour entrer dans une caverne, deux hommes causaient
à une table sur laquelle étaient posés un fiasco
de vin du Vésuve et deux verres.
L'un de ces hommes nous est complétement étranger;
l'autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo,
le pêcheur de Mergellina, le père d'Assunta et
des trois gaillards que nous avons vus tirer le filet le
jour de la pêche miraculeuse, qui fut le dernier jour
des deux frères della Torre.
On se rappelle à la suite de quelles craintes qui le
poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à
la Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de la ville.
En tirant ses filets, ou plutôt les filets de son père,
Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtre
de la maison faisant le coin du quai de la strada
Nuova et de la rue des Soupirs-de-l'Abîme, fenêtre
à fleur de terre à cause des deux marches à l'aide
desquelles on descendait dans l'appartement que,
dans le jargon de nos constructeurs modernes, on
appellerait un sous-sol,--Giovanni avait, disons-nous,
remarqué une belle jeune fille dont il était devenu
amoureux.
Il est vrai que son nom semblait la prédestiner à
épouser un pêcheur: elle s'appelait Marina.
Giovanni, qui arrivait de l'autre côté de la ville,
ne savait pas ce que personne n'ignorait du pont de
la Madeleine à la strada del Piliere: c'était à qui appartenait
cette maison à porte basse et de qui était
fille cette belle fleur de grève qui s'épanouissait
ainsi au bord de la mer.
Il s'informa, et apprit que la maison et la fille appartenaient
à maître Donato, le bourreau de Naples.
Quoique les peuples méridionaux, et particulièrement
le peuple napolitain, n'aient point pour l'exécuteur
des hautes oeuvres cette répulsion qu'il inspire,
en général, aux hommes du Nord, nous ne
saurions cacher à nos lecteurs que la nouvelle ne
fut point agréable à Giovanni.
Son premier sentiment fut de renoncer à la belle
Marina. Comme nos deux jeunes gens n'avaient encore
échangé que des regards et des sourires, la
rupture n'exigeait pas de grandes formalités. Giovanni
n'avait qu'à ne plus passer devant la maison,
ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d'un autre
côté.
Il fut huit jours sans y passer; mais, le neuvième,
il n'y put tenir: il y passa. Seulement, en y passant,
il tourna la tête vers la mer.
Par malheur, ce mouvement avait été fait trop tard,
et, lorsqu'il avait détourné la tête, la fenêtre où stationnait
d'habitude la belle Marina s'était trouvée
comprise dans le cercle parcouru par son rayon
visuel.
Il avait entrevu la jeune fille; il lui avait même
semblé qu'un nuage de tristesse voilait son visage.
Mais la tristesse, qui enlaidit les vilains visages,
fait un effet contraire sur les beaux.
La tristesse avait encore embelli Marina.
Giovanni s'arrêta court. Il lui sembla qu'il avait
oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la
peine à dire quoi; mais cette chose, quelle qu'elle
fût, lui sembla si nécessaire, qu'il se retourna, mû
par une force supérieure, et qu'en se retournant, les
mesures qu'il avait déjà si mal prises, étant plus mal
prises encore, il se trouva face à face avec celle qu'il
s'était promis à lui-même de ne plus regarder.
Cette fois, les regards des deux jeunes gens se croisèrent
et se dirent, avec ce langage si rapide et si
expressif des yeux, tout ce qu'auraient pu se dire
leurs paroles.
Notre intention n'est point de suivre, quelque intérêt
que nous serions sûr de lui donner, cet amour
dans ses développements. Il suffira à nos lecteurs de
savoir que, comme Marina était aussi sage que belle
et que l'amour de Giovanni allait toujours croissant,
force lui fut, un beau matin, de s'ouvrir à son père,
de lui avouer son amour et de lui dire, le plus sentimentalement
qu'il put, qu'il n'y avait plus de bonheur
pour lui en ce monde s'il n'obtenait pas la
main de la belle Marina.
Au grand étonnement de Giovanni, le vieux Basso
Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable
difficulté. C'était un grand philosophe que le pêcheur
de Mergellina, et la même raison qui lui avait
fait refuser sa fille à Michele le poussait à offrir son
fils à Marina.
Michele, au su de tout le monde, n'avait pas le
sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier,
exceptionnel, c'est vrai, mais, par cela même, lucratif,
devait avoir une escarcelle bien garnie.
Le vieux pêcheur consentit donc à s'aboucher
avec maître Donato.
Il alla le trouver et lui exposa le motif de sa visite.
Quoique Marina, ainsi que nous l'avons dit, fût
charmante, et quoique le préjugé social soit moins
grand chez les Méridionaux que chez les hommes
du Nord, à Naples qu'à Paris, une fille de bourreau
n'est point marchandise facile à placer, et maître
Donato ouvrit l'oreille aux propositions du vieux
Basso Tomeo.
Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec une franchise
qui lui faisait honneur, avouait que l'état de
pêcheur, suffisant à nourrir son homme, ne suffisait
pas à nourrir une famille, et qu'il ne pouvait pas
donner à son fils le moindre ducat en mariage.
Il fallait donc que les jeunes époux fussent dotés
par maître Donato, ce qui lui serait d'autant plus
facile qu'on entrait dans une phase de révolution,
et, comme il est de tradition qu'il n'est point de
révolution sans exécutions, maître Donato, qui, à six
cents ducats, c'est-à-dire à deux mille quatre cents
francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime,
c'est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait,
en quelques mois, faire une fortune, non-seulement
rapide, mais colossale.
Dans la perspective de ce travail lucratif, il
promit de donner à Marina une dot de trois cents
ducats.
Seulement, voulant donner cette somme, non point
sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à
venir, il avait remis le mariage à quatre mois. C'était
bien le diable si la révolution ne lui donnait point à
faire huit exécutions en quatre mois, une par quinzaine.
Ce bas chiffre représentait trois cents vingt
ducats; ce qui lui donnait encore vingt ducats de
bénéfice.
Par malheur pour Donato, on a vu de quelle façon
philanthropique s'était faite la révolution de Naples;
de sorte que, trompé dans son calcul et n'ayant pas
eu la moindre pendaison à exécuter, maître Donato
se faisait tirer l'oreille pour consentir au mariage
de Marina avec Giovanni, ou plutôt au versement de
la dot qui devait assurer l'existence des deux jeunes
gens.
Voilà pourquoi il était assis à la même table que
Basso Tomeo; car, nous ne le cacherons pas plus
longtemps à nos lecteurs, cet homme qui leur est
inconnu, qui est assis en face du vieux pêcheur, qui
saisit le fiasco par son col mince et flexible et qui
remplit le verre de son partner, c'est maître Donato,
le bourreau de Naples.
--Si, ce n'est pas fait pour moi! Comprenez-vous,
compère Tomeo? c'est-à-dire que, quand j'ai vu
s'établir la République, que j'ai demandé à des gens
instruits ce que c'était que la République, et que
ceux-ci m'ont expliqué que c'était une situation politique
dans laquelle la moitié des citoyens coupait
le cou à l'autre, je me suis dit: «Ce n'est point trois
cents ducats que je vais gagner, c'est mille, cinq
mille, dix mille ducats, c'est-à-dire une fortune!»
--C'était à penser, en effet. On m'a assuré qu'en
France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait
trois cent mille têtes dans chaque numéro de
son journal. Il est vrai qu'on ne les lui donnait pas
toutes; mais enfin on lui en donnait quelques-unes.
--Eh bien, pendant cinq mois qu'a duré notre
révolution, à nous, pas un seul Marat: des Cirillo,
des Pagano, des Charles Laubert, des Manthonnet
tant qu'on en a voulu, c'est-à-dire des philanthropes
qui ont crié sur les terrasses: «Ne touchez pas aux
individus! respectez les propriétés!»
--Ne m'en parlez pas, compère, dit Basso Tomeo
en haussant les épaules; on n'a jamais vu une pareille
chose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. les
patriotes: cela ne leur a point porté bonheur.
--C'est au point que, quand j'ai vu qu'on pendait
à Procida et à Ischia, j'ai réclamé. Partout où l'on
pend, il me semble que je dois en être; mais savez-vous
ce que l'on m'a répondu?
--Non.
--On m'a répondu qu'on ne pendait pas dans les
îles pour le compte de la République, mais pour le
compte du roi; que le roi avait envoyé de Palerme
un juge pour juger, et que les Anglais avaient
fourni un bourreau pour pendre. Un bourreau anglais!
Je voudrais bien voir comment il s'y prend!
--C'est un passe-droit, compère Donato.
--Enfin, il me restait un dernier espoir. Il y avait
dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs;
ceux-là ne pouvaient m'échapper: ils
avouaient hautement leur crime, ils s'en vantaient
même.
--Les Backer?
--Justement... Avant-hier, on les condamne à
mort. Je dis: «Bon! c'est toujours vingt ducats et
leur défroque.» Comme ils étaient riches, leurs
habits auraient une valeur. Pas du tout: savez-vous
ce que l'on fait?
--On les fusille: je les ai vu fusiller.
--Fusiller! A-t-on jamais vu fusiller à Naples?
Tout cela pour faire sur un pauvre diable une économie
de vingt ducats! Oh! tenez, compère, un
gouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut
pas tenir. Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment
nos lazzaroni les arrangent, vos patriotes!
--Mes patriotes, compère? Ils n'ont jamais été à
moi. Je ne savais pas même ce que c'était qu'un patriote.
Je l'ai demandé à fra Pacifico, qui m'a répondu
que c'était un jacobin; alors, je lui ai demandé ce
que c'était qu'un jacobin, et il m'a répondu que
c'était un patriote, c'est-à-dire un homme qui avait
commis toute sorte de crimes, et qui serait damné.
--En attendant, nos pauvres enfants?
--Que voulez-vous, père Tomeo! Je ne peux
pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux.
Qu'ils attendent. J'attends bien, moi! Peut-être que,
si le roi rentre, cela changera et que j'aurai à pendre
(maître Donato grimaça un sourire), même votre
gendre Michele.
--Michele n'est pas mon gendre, Dieu merci! Il
a voulu l'être; j'ai refusé.
--Oui, quand il était pauvre; mais, depuis qu'il
est riche, il n'a plus reparlé de mariage.
--Ça, c'est vrai. Le bandit! Aussi, le jour où vous
le pendrez, je tirerai la corde; et, s'il nous faut l'aide
de nos trois fils, ils la tireront avec moi.
En ce moment, et comme Basso Tomeo offrait
obligeamment son aide et celle de ses trois fils à
maître Donato, la porte de cette espèce de cave qui
servait de demeure à maître Donato s'ouvrit, et
beccaïo, secouant toujours sa main sanglante, parut
devant les deux amis.
Le beccaïo était bien connu de maître Donato,
étant son voisin. Aussi, à la vue du beccaïo, appela-t-il
sa fille Marina pour qu'elle apportât un verre.
Marina parut, belle et gracieuse comme une vision.
On se demandait comment une si belle fleur avait pu
pousser en un pareil charnier.
--Merci, merci, dit le beccaïo. Il ne s'agit point
ici de boire, même à la santé du roi: il s'agit, maître
Donato, de venir pendre un rebelle.
--Pendre un rebelle? dit maître Donato, cela
me va.
--Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vous
en vanter; et, en cas de doute, vous enquérir à
Pasquale de Simone. Nous avons été chargés ensemble
de son exécution et nous l'avons manqué
comme des imbéciles.
--Ah! ah! fit maître Donato; et lui ne t'a pas
manqué? Car je présume que c'est lui qui t'a donné
ce fameux coup de sabre qui t'a balafré le visage.
--Et celui-ci qui m'a coupé la main, répliqua le
beccaïo montrant sa main mutilée et sanglante.
--Oh! oh! voisin, dit maître Donato, laissez-moi
panser cela. Vous savez que nous sommes un peu
chirurgiens, nous autres.
--Non, sang du Christ! non! dit le beccaïo.
Quand il sera mort, à la bonne heure; mais, tant
qu'il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons,
venez, maître: on vous attend.
--On m'attend? C'est bientôt dit; mais qui me
payera?
--Moi.
--Vous dites cela parce qu'il est vivant; mais
quand il sera pendu?
--Nous ne sommes qu'à un pas de ma boutique,
nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.
--Hum! fit maître Donato, c'est dix ducats pour
les exécutions légales; mais, pour les exécutions
illégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas
si c'est bien prudent à moi.
--Viens, et je t'en donnerai vingt; seulement,
décide-toi; car, si tu ne veux pas le pendre, je le
pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.
Maître Donato réfléchit qu'en effet, ce n'était pas
chose difficile que de pendre un homme, puisque
tant de gens se pendent tout seuls, et, craignant que
cette aubaine ne lui échappât:
--C'est bien, dit-il: je ne veux pas désobliger un
voisin.
Et il alla prendre un rouleau de corde suspendu
au mur par un clou.
--Où allez-vous donc? demanda le beccaïo.
--Vous le voyez bien, je vais prendre mes instruments.
--Des cordes? Nous en avons de reste là-bas.
--Mais elles ne sont point préparées; plus une
corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent,
plus elle est douce au patient.
--Plaisantes-tu? s'écria le beccaïo. Est-ce que je
veux que sa mort soit douce? Une corde neuve,
mordieu! une corde neuve!
--Au fait, dit maître Bonato avec son sourire
sinistre, c'est vous qui payez: c'est à vous de faire
votre carte. Au revoir, père Tomeo!
--Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et bon
courage, compère! J'ai idée que voilà votre mauvaise
veine coupée.
Puis, à lui-même:
--Légale ou illégale, qu'importe! c'est toujours
vingt ducats à compte sur la dot.
On sortit de la rue des Soupirs-de-l'Abîme et l'on
se rendit chez le beccaïo.
Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et y prit
vingt ducats, qu'il allait donner à maître Donato,
quand tout à coup, se ravisant:
--Voilà dix ducats, maître, lui dit-il; le reste
après l'exécution.
--L'exécution de qui? demanda la femme du
beccaïo en sortant de la chambre du fond.
--Si on te le demande, tu diras que tu ne l'as
jamais su ou que tu l'as oublié.
S'apercevant alors seulement de l'état dans lequel
était la main de son mari:
--Jésus Dieu! dit-elle, qu'est-ce que cela?
--Rien.
--Comment, rien? Trois doigts coupés, tu appelles
cela rien!
--Bon! dit le beccaïo, s'il faisait du vent, ce
serait déjà séché. Venez, maître.
Et il sortit de sa boutique: le bourreau le suivit.
Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinago,
le beccaïo guidant maître Donato, et marchant si vite,
que maître Donato avait de la peine à le suivre.
Lorsque le beccaïo rentra, tout était dans la même
situation que lorsqu'il était parti. Le prisonnier,
toujours couché sur la table, insulté et frappé par
les lazzaroni, n'avait pas fait un seul mouvement et
semblait plongé dans une immobilité complète.
Au reste, il avait fallu presque autant de force
morale pour supporter les injures, qu'il avait fallu
de force physique pour supporter les coups et les
blessures même à l'aide desquels on avait, à vingt
reprises différentes, essayé de réveiller ce dormeur
obstiné. Injures et coups, nous l'avons dit, tout avait
été inutile.
Des cris de joie et des acclamations de triomphe
saluèrent l'apparition du tueur de boucs et du
tueur d'hommes, et les cris: Il boïa! il boïa! s'élancèrent
de toutes les bouches.
Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à ce cri; car
il venait de comprendre la véritable cause du succès
qu'il avait obtenu. Non-seulement, dans sa vengeance,
le beccaïo voulait sa mort, mais il voulait
qu'il mourût d'une main infâme.
Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultat d'une
main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.
L'oeil qu'il avait entr'ouvert se referma, et il retomba
dans son impassibilité, dont personne, d'ailleurs,
ne s'était aperçu qu'il fût sorti.
Le beccaïo s'approcha de lui, et, le montrant à
maître Donato:
--Tenez, dit-il, voici votre homme.
Maître Donato jeta les yeux autour de lui pour
chercher un endroit convenable où établir un gibet
provisoire; mais le beccaïo lui montra l'anneau et la
corde.
--On t'a préparé la besogne, lui dit-il. Cependant,
ne te presse pas, tu as le temps.
Maître Donato monta sur la table; mais, plus respectueux
que le beccaïo pour le pauvre bipède qui
se prétend fait à la ressemblance de Dieu et que l'on
appelle l'homme, il n'osa monter sur le corps du
patient, comme avait fait le beccaïo.
Il monta sur une chaise pour s'assurer que l'anneau
était solide et le noeud coulant bien fait.
L'anneau était solide; mais le noeud coulant ne
coulait pas.
Maître Donato haussa les épaules, murmura quelques
paroles railleuses à l'adresse de ceux qui se
mêlaient de choses qu'ils ne savaient pas, et refit le
noeud mal fait.
Pendant ce temps, le beccaïo insultait de son
mieux le prisonnier, toujours muet et immobile
comme s'il eût été mort.
La pendule sonna sept heures.
--Compte maintenant les minutes, dit le tueur de
boucs à Salvato; car tu as fini de compter les heures.
La nuit n'était point encore venue; mais, dans les
rues étroites et aux hautes maisons de Naples, l'obscurité
commence à descendre bien avant que se
couche le soleil.
On commençait à voir un peu confusément dans
cette salle à manger, où se préparait un spectacle
dont personne ne voulait perdre le moindre détail.
Plusieurs voix s'écrièrent:
--Des torches! des torches!
Il était bien rare que, dans une réunion de cinq ou
six lazzaroni, il n'y eût pas un homme muni d'une
torche. Incendier était une des recommandations
faites par le cardinal Ruffo au nom de saint Antoine,
et, en effet, l'incendie est un des accidents qui jettent
le plus de trouble dans une ville.
Or, comme il y avait dans la salle à manger quarante
ou cinquante lazzaroni, il s'y trouvait sept ou
huit torches.
En une seconde, elles furent allumées, et au jour
triste du crépuscule tombant succéda la lumière
funèbre et enfumée des torches.
A cette lumière, mêlée de grandes ombres, à cause
du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui
les portaient, les figures de tous ces hommes de
meurtre et de pillage prirent une expression plus
sinistre encore.
Cependant, le noeud coulant était fait, et la corde
n'attendait plus que le cou du condamné.
Le bourreau mit un genou en terre près du patient,
et, soit pitié, soit conscience de son état:
--Vous savez que vous pouvez demander un
prêtre, lui dit-il, et que nul n'a le droit de vous le
refuser.
A ces paroles, dans lesquelles il sembla à Salvato
sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui
eût été témoignée depuis qu'il était tombé aux mains
des lazzaroni, sa résolution de garder le silence
s'évanouit.
--Merci, mon ami, dit-il d'une voix douce en
souriant au bourreau: je suis soldat, et, par conséquent,
toujours prêt à mourir; je suis honnête
homme, et, par conséquent, toujours prêt à me
présenter devant Dieu.
--Quel temps voulez-vous pour faire votre dernière
prière? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé,
ou vous ne serez pas pendu par moi.
--J'ai eu le temps de faire ma prière depuis que
je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi,
mon ami, si vous êtes pressé, que je ne vous retarde
pas.
Maître Donato n'était point habitué à trouver
cette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire.
Aussi, tout bourreau qu'il était, et par cela même
qu'il était le bourreau, elle le toucha profondément.
Il se gratta l'oreille un instant.
--Je crois, dit-il, qu'il y a des préjugés contre
ceux qui exercent notre état, et que certaines personnes
délicates n'aiment pas à être touchées par nous.
Voulez-vous dénouer votre cravate et rabattre le col
de votre chemise vous-même, ou voulez-vous que je
vous rende ce dernier service?
--Je n'ai pas de préjugés, répondit Salvato, et,
non-seulement vous êtes pour moi ce qu'est un autre
homme, mais encore je vous sais gré de ce que vous
faites pour moi, et, si j'avais la main libre, ce serait
pour vous serrer la main avant de mourir.
--Par le sang du Christ! vous me la serrerez
alors, dit maître Donato en se mettant en devoir
de délier les cordes qui liaient les poignets de Salvato:
ce sera un bon souvenir pour le reste de ma
vie.
--Ah! c'est comme cela que tu gagnes ton argent!
s'écria le beccaïo, furieux de voir que Salvato
allait mourir aussi impassiblement aux mains du
bourreau qu'à celles d'un autre homme. Du moment
que cela est ainsi, je n'ai plus besoin de toi.
Et, poussant maître Donato hors de la plate-forme
que représentait la table, il y prit sa place.
--Défaire la cravate! rabattre la chemise! à quoi
bon tout cela? dit le beccaïo. Je vous le demande
un peu! Non pas! non pas! Mon bel ami, nous ne
ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n'avez
pas besoin de prêtre? vous n'avez pas besoin de
prières? Tant mieux! la chose va plus couramment.
Et, pressant le noeud coulant de la corde, il souleva
la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet
au cou.
Salvato était retombé dans son impassibilité première.
Cependant quelqu'un qui eût pu voir son
visage, plongé dans l'ombre, eût reconnu, à l'oeil
entr'ouvert, au cou légèrement tendu du côté de
la fenêtre, que quelque bruit extérieur attirait son
attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse,
ne remarquait aucun des assistants.
En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni, restés
dans la cour, se précipitèrent dans la salle à
manger en criant: «Alarme! alarme!» en même
temps qu'une décharge de mousqueterie se faisait
entendre, que les vitres de la fenêtre volaient en
éclats, et que le beccaïo, en poussant un horrible
blasphème, tombait sur le prisonnier.
Une effroyable confusion succéda à cette première
décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six
hommes et cassé la cuisse au beccaïo.
Puis, par une fenêtre ouverte, une troupe armée
s'élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant
le tumulte, criait de toute la force de ses
poumons:
--Est-il encore temps, mon général? Si vous êtes
vivant, dites-le; mais, si vous êtes mort, par la madone
del Carmine! je jure qu'aucun de ceux qui
sont ici n'en sortira vivant!
--Rassure-toi, mon bon Michele, répondit Salvato
de sa voix ordinaire, et sans qu'on pût remarquer
dans son accent la moindre altération; je suis
vivant et parfaitement vivant.
En effet, en tombant sur lui, le beccaïo l'avait
protégé contre les balles qui s'égaraient dans ce
combat nocturne et qui pouvaient atteindre l'ami
aussi bien que l'ennemi, la victime aussi bien que le
meurtrier.
Puis, il faut le dire à l'honneur de maître Donato,
le digne exécuteur, trompant complètement
les espérances que l'on avait mises en lui, avait
tiré Salvato de dessus la table, si bien qu'en un clin
d'oeil le jeune nomme s'était trouvé dessous. En un
autre clin d'oeil, et avec une adresse qui démontrait
une habitude longtemps exercée, Donato avait
achevé de dénouer la corde qui lui liait les mains,
et dans la main droite de l'ex-prisonnier il avait
glissé à tout hasard un couteau.
Salvato avait fait un bond en arrière, s'était adossé
à la muraille et s'apprêtait à vendre chèrement sa
vie, si par hasard le combat se prolongeait et si la
victoire paraissait ne pas favoriser ses libérateurs.
C'était de là, l'oeil ardent, la main repliée contre
la poitrine, le corps ramassé comme un tigre prêt
à s'élancer sur sa proie, qu'il avait répondu à Michele
et l'avait rassuré en lui répondant.
Mais ce qu'il avait craint n'arriva pas. La victoire
ne fut pas un instant douteuse. Ceux qui avaient des
torches les jetèrent ou les éteignirent pour fuir plus
rapidement, et, au bout de cinq minutes, il ne restait
dans la salle que les morts et les blessés, le
jeune officier, maître Donato, Michele, Pagliucella,
son fidèle lieutenant, et les trente ou quarante hommes
que les deux lazzaroni avaient réussi à rassembler
à grand'peine, lorsque Michele avait appris
que Salvato était prisonnier du beccaïo et avait
deviné le danger qu'il courait.
Par bonheur, se croyant absolument maître de
la ville aux cris de désolation que l'on poussait de
tous côtés, le beccaïo n'avait point songé à poser
des sentinelles, de sorte que Michele avait pu s'approcher
de la maison où on lui avait dit que Salvato
était prisonnier.
Arrivé là, il était monté sur les débris des meubles
brisés, était parvenu à la hauteur des fenêtres
du rez-de-chaussée et avait pu voir le beccaïo passant
la corde au cou de Salvato.
Il avait alors fort judicieusement jugé qu'il n'y
avait pas de temps à perdre; il avait visé le beccaïo
et avait fait feu en criant:
--A l'aide du général Salvato!
Puis, le premier, il s'était élancé; tous l'avaient
suivi, faisant feu chacun de l'arme qu'il avait en ce
moment: celui-ci de son fusil, celui-là de son pistolet.
Le premier soin de Michele, une fois dans la salle
à manger, fut de ramasser une torche jetée par un
sanfédiste et qui avait continué de brûler, quoique
dans la position horizontale; de sauter sur la table
et de secouer la torche pour éclairer l'appartement
jusque dans ses profondeurs.
C'est alors qu'il avait vu clair sur le champ de
bataille, qu'il avait reconnu le beccaïo râlant à ses
pieds, distingué deux ou trois cadavres, quatre ou
cinq blessés se traînant dans leurs sang et cherchant
à s'appuyer contre la muraille; Salvato, le
couteau à la main droite et prêt au combat, tandis
qu'il protégeait de la main gauche un homme
qu'à son grand étonnement il reconnut peu à peu
pour maître Donato.
Si intelligent que fût Michele, il avait peine à s'expliquer
le dernier groupe. Comment Salvato, qu'il
venait de voir, cinq minutes auparavant, la corde
au cou et les poignets liés, se retrouvait-il libre et le
couteau à la main? et comment enfin le bourreau,
qui ne pouvait être venu là que pour pendre Salvato,
se trouvait-il protégé par lui?
En deux mots, Michele fut au courant de ce qui
s'était passé; mais l'explication ne fut donnée qu'après
que Salvato se fut jeté dans ses bras.
C'était la contre-partie de la scène du largo del
Pigne, quand Salvato avait sauvé la vie à Michele
qu'on allait fusiller. Cette fois, c'était Michele qui
avait sauvé la vie à Salvato qu'on allait pendre.
--Ah! ah! fit Michele lorsqu'il eut su, par maître
Donato lui-même, comment il avait été invité à la
fête et ce qu'il y était venu faire, il ne sera pas dit,
compère, qu'on t'aura dérangé pour rien. Seulement,
au lieu de pendre un honnête homme et un
brave officier, tu vas pendre un misérable assassin,
un vil bandit.
--Colonel Michele, répondit maître Donato, je
ne me refuse pas plus à votre demande que je ne
m'étais refusé à celle du beccaïo, et je dois dire que
je pendrai même avec moins de regret le beccaïo
que ce brave officier. Mais je suis honnête homme
avant tout, et, comme j'avais reçu du beccaïo dix
ducats pour pendre ce jeune homme, je ne crois
pas qu'il soit dans mes droits de garder les dix ducats
quand ce n'est plus le jeune homme que je
pends, mais lui-même. Tous êtes donc témoins, tous
tant que vous êtes ici, que j'ai rendu au voisin ses
dix ducats avant de me porter à aucune voie de fait
contre lui.
Et, tirant les dix ducats de sa poche, il les aligna
sur la table où le beccaïo était couché.
--Maintenant, dit-il s'adressant à Salvato, je suis
prêt à obéir aux ordres de Votre Seigneurie.
Et, prenant la corde qu'un instant auparavant il
tenait pour la passer au cou de Salvato, il s'apprêta
à la passer au cou du beccaïo, n'attendant qu'un
signe de Salvato pour commencer l'opération.
Salvato étendit son regard calme sur tous les assistants,
amis comme ennemis.
--Est-ce en effet à moi de donner des ordres ici?
demanda-t-il, et, si j'en donne, seront-ils exécutés?
--Là où vous êtes, général, dit Michele, personne
ne peut songer à commander, et personne, vous
commandant, n'aurait l'audace de désobéir.
--Eh bien, alors, reprit Salvato, tu vas me reconduire
avec tes hommes jusqu'au Château-Neuf; car,
ayant des ordres de la plus haute importance à faire
passer à Schipani, il est important que j'arrive le
plus promptement possible, et sain et sauf. Pendant
ce temps-là, maître Donato...
--Grâce! murmura le beccaïo, qui croyait entendre
sortir de la bouche du jeune homme la sentence
de mort, grâce! Je me repens.
Mais lui, sans l'écouter, continua:
--Pendant ce temps, vous ferez porter cet homme
chez lui, et vous veillerez à ce que tous les soins que
nécessite sa blessure lui soient donnés. Cela lui apprendra
peut-être qu'il y a des hommes qui combattent
et qui tuent, et des gens qui assassinent et
qui pendent. Seulement, comme les abominables
actions de ces derniers sont contraires aux saintes
volontés du Seigneur, ils n'assassinent qu'à moitié et
ne pendent pas du tout.
Puis, tirant de sa poche un papier de banque:
--Tenez, maître Donato, dit-il, voici une police
de cent ducats pour vous indemniser des vingt
ducats que vous avez perdus.
Maître Donato prit les cent ducats d'un air mélancolique
qui donnait à sa figure une expression plus
grotesque que sentimentale.
--Vous m'aviez promis autre chose que de l'argent
si vous aviez les mains libres, Excellence.
--C'est vrai, dit Salvato, je t'avais promis ma
main, et, comme un honnête homme n'a que sa
parole, la voici.
Maître Donato saisit la main du jeune officier avec
reconnaissance et la baisa avec effusion.
Salvato la lui laissa quelques secondes, sans que
sa physionomie exprimât la moindre répugnance, et,
quand maître Donato la lui eut rendue:
--Allons, Michele, dit-il, nous n'avons pas un
instant à perdre: rechargeons les fusils, et droit au
Château-Neuf!
Et en effet, Salvato et Michele, à la tête des lazzaroni
libéraux qui venaient de seconder ce dernier
dans la délivrance du prisonnier, s'élancèrent dans la
strada dei Tribunali, gagnèrent la rue de Tolède par
Porta-Alba et le Mercatello, la suivirent jusqu'à la
strada de Santa-Anna-dei-Lombardi, et prirent enfin
celles de Monte-Oliveto et de Medina, qui les conduisirent
droit à la porte du Castello-Nuovo.
Lorsque Salvato se fut fait reconnaître, il apprit
que l'événement qui venait de lui arriver était déjà
parvenu aux oreilles des patriotes enfermés dans le
château et que le gouverneur Massa venait de donner
l'ordre à une patrouille de cent hommes de partir au
pas de course et d'aller le délivrer.
Salvato songea dans quelle inquiétude devait être
Luisa, si la nouvelle de son arrestation était parvenue
jusqu'à elle; mais, toujours esclave de son devoir, il
chargea Michele d'aller la rassurer, tandis qu'il aviserait
avec le directoire aux moyens de faire passer à
Schipani les ordres de son général en chef.
En conséquence, il monta droit à la salle où les
directeurs tenaient leurs séances. A sa vue, un cri de
joie s'échappa de toutes les poitrines. On le savait
pris, et, comme on connaissait, en pareille occasion,
la rapidité d'exécution des lazzaroni, on le croyait
fusillé, poignardé ou pendu.
On voulut le féliciter, mais lui:
--Citoyens, dit-il, nous n'avons pas une minute à
perdre. Voici l'ordre de Bassetti en duplicata, prenez-en
connaissance et veillez, en ce qui vous regarde,
à ce qu'il soit exécuté. Je vais, si vous le
voulez bien, m'occuper, moi, de trouver des messagers
pour le porter.
Salvato avait une manière claire et résolue de présenter
les choses qui ne permettait que l'acceptation
ou le refus. Dans cette circonstance, il n'y avait qu'à
accepter. Les directeurs acceptèrent, gardèrent un
double de l'ordre, pour le cas où le premier serait
intercepté, et remirent l'autre à Salvato.
Salvato, sans perdre une seconde, prit congé
d'eux, descendit rapidement, et, sûr de retrouver
Michele près de Luisa, il courut à l'appartement vers
lequel, il n'en doutait pas, l'appelaient les voeux les
plus ardents.
Et, en effet, Luisa l'attendait sur le seuil de la
porte. Dès qu'elle aperçut son amant, un long cri
de «Salvato!» s'élança de la bouche de la jeune
femme. Elle était dans les bras de celui qu'elle attendait,
que, les yeux fermés, le coeur palpitant, renversée
en arrière, comme si elle allait s'évanouir,
elle murmurait encore:
--Salvato! Salvato!
Ce nom qui, en italien, veut dire sauvé, avait,
dans la bouche de la jeune femme, la double tendresse
de sa double signification, c'est-à-dire, qu'il
alla, frémissant, éveiller jusqu'aux dernières fibres
du coeur de celui qu'il appelait.
Salvato prit Luisa dans ses bras et l'emporta dans
sa chambre, où, comme il l'avait présumé, l'attendait
Michele.
Puis, quand la San-Felice fut un peu revenue à
elle, que son coeur, encore bondissant dans sa poitrine,
mais se calmant peu à peu, eut permis au cerveau
de reprendre le fil de ses idées momentanément
interrompu:
--Tu l'as bien remercié, n'est-ce pas, lui dit Salvato,
ce cher Michele? Car c'est à lui que nous devons
le bonheur de nous revoir. Sans lui, à cette
heure, au lieu de serrer entre tes bras un corps vivant
qui t'aime, te répond, vit de ta vie et frissonne
sous tes baisers, tu ne tiendrais qu'un cadavre froid,
inerte, insensible, et avec lequel tu tenterais vainement
de partager cette flamme précieuse qui, une
fois éteinte, ne se rallume plus!
--Mais non, dit avec étonnement Luisa; il ne
m'a rien dit de tout cela, le mauvais garçon! Il m'a
dit seulement que tu étais tombé aux mains des sanfédistes,
et que, grâce à ton courage et à ton sang froid,
tu t'en étais tiré.
--Eh bien, dit Salvato, connais enfin ton frère de
lait pour un affreux menteur. Moi, je m'étais laissé
prendre comme un sot, et j'allais être pendu comme
un chien, lorsque... Mais attends: sa punition va
être de te raconter la chose lui-même.
--Mon général, dit Michele, le plus pressé, je
crois, est de faire passer la dépêche au général Schipani:
elle doit être d'une certaine importance, à en
juger par le danger que vous avez affronté pour
vous la procurer. Il y a une barque en bas prête à
partir au premier ordre que vous donnerez.
--Es-tu sûr de ceux qui la montent?
--Autant qu'un homme peut l'être d'autres
hommes; mais au nombre des matelots, déguisé en
matelot, sera Pagliucella, dont je suis sûr comme
de moi-même. Je vais expédier la barque et la dépêche.
Vous, pendant ce temps-là, racontez à Luisa
comment je vous ai sauvé la vie: vous raconterez la
chose beaucoup mieux que moi.
Et, poussant Luisa dans les bras de Salvato, il referma
la porte sur les deux amants, et descendit l'escalier
en chantant la chanson, si populaire à Naples,
des Souhaits, et qui commence par ce couplet:
Que ne suis-je, hélas! l'enfant sans demeure
Qui marche courbé sous son tombereau!
Devant ton palais, j'irais à toute heure
Criant: «Voici l'eau! Je suis porteur d'eau.»
Tu dirais: «Quel est cet enfant qui crie?
De cette eau qu'il vend qu'il me monte un seau.»
Et je répondrais: «Cruelle Marie,
Ce sont pleurs d'amour et non pas de l'eau!»
LXVI
LA NUIT DU 13 AU 14 JUIN
La nuit du 13 au 14 juin descendit sombre sur
cette plage couverte de cadavres et sur ces rues rouges
de sang.
Le cardinal Ruffo avait réussi dans son projet:
avec son histoire de cordes et son apparition de saint
Antoine, il était arrivé à allumer la guerre civile au
coeur de Naples.
Le Jeu avait cessé au pont de la Madeleine et sur
la plage de Portici et de Resina; mais on se fusillait
dans les rues de Naples.
Les patriotes, voyant que l'on avait commencé à
égorger dans les maisons, avaient résolu de ne pas
attendre chez eux une mort sans vengeance.
Chacun s'était donc armé, était sorti et s'était
réuni au premier groupe qu'il avait rencontré, et,
à chaque coin de rue où se rencontrait une patrouille
de patriotes et une bande de lazzaroni, on échangeait
des coups de fusil.
Ces coups de fusil, qui avaient leur écho jusque
dans le Château-Neuf, semblaient, comme autant de
remords, venir dire à Salvato qu'il y avait quelque
chose de mieux à faire que de dire à sa maîtresse
qu'on l'aime, lorsque la ville est abandonnée à une
populace sans frein comme sans pitié.
D'ailleurs, il lui pesait lourdement d'avoir été
deux heures le jouet de trente lazzaroni et de ne pas
encore s'être vengé de cet affront.
Michele, qui le fit demander, lui fut un prétexte
pour sortir.
Michele venait lui annoncer qu'il avait vu la barque
se mettre en mer et Pagliucella prendre place
au gouvernail.
--Maintenant, lui dit Salvato, sais-tu où bivaquent
Nicolino et ses hussards?
--A l'Immacolatella, répondit Michele.
--Où sont tes hommes? demanda Salvato.
--Ils sont en bas, où je leur ai fait donner à boire
et à manger. Ai-je mal fait?
--Non pas, et, au contraire, ils ont bien gagné
leur repos. Seulement, les crois-tu disposés à te suivre
de nouveau?
--Je les crois disposés à descendre en enfer ou à
monter à la lune avec moi, mais à la condition que
vous leur direz un mot d'encouragement.
--Qu'à cela ne tienne. Allons!
Salvato et Michele entrèrent dans la salle basse où
les lazzaroni buvaient et mangeaient.
A la vue de leur chef et du jeune officier, ils poussèrent
des cris de «Vive Michele! Vive le général
Salvato!»
--Mes enfants, leur dit Salvato, si vous étiez réunis
au grand complet, combien seriez-vous?
--Six ou sept cents, au moins.
--Où sont vos compagnons?
--Heu! qui sait cela! répondirent deux autres
lazzaroni en allongeant les lèvres.
--Est-il impossible de réunir vos compagnons?
--Impossible, non; difficile, oui.
--Si je vous donnais à chacun deux carlins par
homme que vous réunirez, regarderiez-vous toujours
la chose comme aussi difficile?
--Non; cela aiderait beaucoup.
--Voilà d'abord deux ducats par homme; c'est
sur le pied de dix compagnons chacun. Vous êtes
payés d'avance pour trois cents.
--A la bonne heure! voilà qui est parler. A votre
santé, général!
Puis, d'une seule voix:
--Commandez, général, dirent-ils.
--Écoute bien ce que je vais dire, Michele, et fais
exécuter ponctuellement ce que j'aurai dit.
--Vous pouvez être tranquille, mon général, je
ne perdrai pas une de vos paroles.
--Que chacun de tes hommes, reprit Salvato,
réunisse le plus qu'il pourra de compagnons et se
fasse chef de la petite bande qu'il aura réunie; prenez
rendez-vous à la strada del Tendeno; une fois là,
comptez-vous; si vous êtes quatre cents, divisez-vous
en quatre bandes; si vous êtes six cents, en six;
dans les rues de Naples, des bandes de cent hommes
peuvent résister à tout, et, si elles sont résolues,
tout vaincre. Quand onze heures sonneront à Castel-Capuano,
mettez-vous en marche en poussant tout
ce que vous rencontrerez sur Tolède et en tirant des
coups de fusil pour indiquer où vous êtes. Trouvez-vous
cela trop difficile?
--Non, c'est bien facile, au contraire. Faut-il partir?
--Pas encore. Trois hommes de bonne volonté.
Trois hommes se présentèrent.
--Vous êtes chargés tous trois de la même mission.
--Pourquoi trois hommes là où il n'est besoin
que d'un?
--Parce que, sur trois hommes, deux peuvent être
pris ou tués.
--C'est juste, dirent les lazzaroni, à qui ce langage
ferme et tranchant donnait un surcroît de courage.
--Cette mission dont vous êtes chargés tous trois,
c'est de parvenir, par où vous voudrez, par les chemins
qu'il vous plaira de choisir, jusqu'au couvent de
San-Martino, où sont réunis six ou sept cents patriotes
que Mejean a refusé de recevoir à Saint-Elme:
vous leur direz d'attendre onze heures.
--Nous le leur dirons.
--Aux premiers coups de fusil qu'ils jugeront partir
de vos rangs, ils descendront sans résistance aucune;--ce
n'est point de ce côté-là que sont les lazzaroni,--et
ils barreront tous les petits vicoli par lesquels ceux
que nos compagnons pousseront devant eux voudraient
se réfugier dans le haut Naples. Pris entre
deux feux, les sanfédistes se trouveront réunis et
massés dans la rue de Tolède. Le reste me regarde.
--Du moment que le reste vous regarde, cela ne
nous inquiète point.
--As-tu bien compris, Michele?
--Pardieu!
--Avez-vous bien compris, vous autres?
--Parfaitement.
--Alors, agissons.
On ouvrit la porte, on baissa les ponts-levis: les
trois hommes chargés de monter au couvent Saint-Martin,
dans le haut de la strada del Mala, partirent;
les autres se divisèrent en deux troupes qui
disparurent, l'une dans la strada Medina, l'autre
dans la strada del Porte.
Quant à Salvato, il prit seul le chemin de l'Immacolatella.
Comme le lui avait dit Michele, Nicolino et ses
hussards bivaquaient entre l'Immacolatella et le petit
port où est aujourd'hui la Douane.
Il était gardé par des vedettes à cheval, placées du
côté de la rue del Piliere, du côté de la strada Nuova
et du côté de la strada Olivare.
Salvato se fit reconnaître des sentinelles et pénétra
jusqu'à Nicolino.
Il était couché sur le lastrico, la tête sur la selle
de son cheval; il avait près de lui une cruche et un
verre d'eau.
C'étaient le lit et le souper de ce sybarite qu'un an
auparavant le pli d'une feuille de rose empêchait de
dormir et qui faisait manger son lévrier dans des
plats d'argent.
Salvato l'éveilla. Nicolino demanda, d'assez mauvaise
humeur, ce qu'on lui voulait.
Salvato se nomma.
--Ah! cher ami, lui dit Nicolino, il faut que ce
soit vous qui m'ayez réveillé pour que je vous pardonne
de m'avoir tiré d'un si charmant rêve. Imaginez-vous
que je rêvais que j'étais le beau berger Pâris,
que je venais de distribuer les pommes et que je
buvais le nectar en mangeant l'ambroisie avec la
déesse Vénus, qui ressemblait comme deux gouttes
d'eau à la marquise de San-Clemente. Si vous avez
des nouvelles d'elle, donnez-m'en.
--Aucune. A quel propos voulez-vous que j'aie
des nouvelles de la marquise?
--Pourquoi pas? Vous aviez bien une lettre
d'elle dans votre poche le jour où vous avez été
assassiné.
--Trêve de plaisanterie, cher ami, il s'agit de parler
de choses sérieuses.
--Je suis sérieux comme saint Janvier... Que
voulez-vous de plus?
--Rien. Avez-vous une monture et un sabre à me
donner?
--Une monture? Mon domestique doit être au
bord de la mer avec mon cheval, à moi, et un second
cheval de main. Quant à un sabre, j'ai trois ou quatre
hommes assez grièvement blessés pour qu'ils
vous laissent prendre le leur sans que cela leur fasse
tort. Quant aux pistolets, vous en trouverez dans
les fontes, et de tout chargés. Vous savez que je suis
votre fournisseur de pistolets. Faites un aussi joyeux
usage de ceux-ci que des autres, et je n'aurai rien à
dire.
--Eh bien, cher ami, maintenant que tout est
arrêté, je vais monter un de vos chevaux, ceindre
le sabre d'un de vos hommes, prendre la moitié de
vos hussards, et monter par Foria, tandis que vous
remonterez par largo del Castello, et, quand nous
serons aux deux bouts de Tolède, et que minuit sonnera,
nous chargerons chacun de notre côté, et
soyez tranquille: la besogne ne nous manquera
point.
--Je ne comprends pas très-bien; mais n'importe,
la chose doit être parfaitement arrangée puisqu'elle
est arrangée par vous. Je sabre de confiance,
c'est convenu.
Nicolino fit amener les deux chevaux; Salvato
prit le sabre d'un blessé, les deux jeunes gens se
mirent en selle, et, comme il était convenu, avec
chacun moitié des hussards, remontèrent vers Tolède,
l'un par la strada Foria, l'autre par largo dei
Castello.
Et maintenant, tandis que les deux amis vont tâcher
de prendre les lazzaroni sanfédistes non-seulement
entre deux feux, mais encore entre deux fers,
nous allons franchir le pont de la Madeleine et entrer
dans une petite maison d'aspect assez pittoresque,
située entre le pont et les Graneli. Cette maison que
l'on montre encore aujourd'hui comme celle qui fut
habitée, pendant le siége, par le cardinal Ruffo, était
ou plutôt,--car elle existe encore aujourd'hui en
état de parfaite conservation,--est celle où il avait
établi son quartier général.
Placé dans cette maison, il n'était qu'à une portée
de fusil des avant-postes républicains; mais il avait
une partie de l'armée sanfédiste campée tout près
de lui, sur le pont de la Madeleine, et au largo del
Ponte. Ses avant-postes venaient jusqu'à via della
Gabella. Ces avant-postes étaient composés de Calabrais.
Or, les Calabrais étaient furieux.
Dans cette grande lutte qu'ils avaient engagée
dans la journée, et dont le principal épisode avait été
l'explosion du fort de Vigliana, les Calabrais n'avaient
point été vaincus, c'est vrai, mais ne se regardaient
point comme vainqueurs. Les vainqueurs,
c'étaient ceux qui étaient morts héroïquement; les
vaincus, c'étaient ceux qui étaient revenus quatre
fois à la charge sans pouvoir emporter le fort, qui
avaient eu besoin, pour lui faire une brèche, des
Russes et de leurs canons.
Aussi, ayant devant eux, à cent cinquante pas à
peine le fort del Carmine, ils complotèrent tout bas
de s'en emparer sans en demander l'autorisation à
leurs chefs. La proposition avait été acceptée avec un
tel enthousiasme, que les Turcs, qui campaient avec
eux, leur avaient demandé, de faire partie de l'expédition.
L'offre avait été accueillie et l'on s'était ainsi
distribué les rôles.
Les Calabrais allaient s'emparer, les unes après
les autres, de toutes les maisons qui séparaient la via
della Gabella de la rue qui longeait le château del
Carmine. Les étages supérieurs de la dernière maison
donnant sur le château, ils dominaient les murailles
du fort et, par conséquent, voyaient ses défenseurs
à découvert. Au fur et à mesure que ses défenseurs
s'approchaient de la muraille, ils les fusilleraient, et,
pendant ce temps, les Turcs, cimeterre aux dents,
escaladeraient les murailles en montant sur les épaules
les uns des autres.
A peine ce plan fut-il arrêtée, que les assaillants
le mirent à exécution. La journée avait été rude, et
les défenseurs de la ville, croyant les soldats du cardinal
aussi fatigués qu'eux, espéraient une nuit tranquille.
Ceux qui occupaient les maisons les plus proches
du fort, c'est-à-dire ceux qui formaient les
avant-postes républicains, furent surpris dans leur
sommeil et égorgés, et, en moins d'un quart d'heure,
une cinquantaine de Calabrais, choisis parmi les
meilleurs tireurs, se trouvaient établis au second, au
troisième étage et sur la terrasse de la maison en
avant de Fiumicello, c'est-à-dire à trente pas à peine
du fort del Carmine.
Dès les premiers cris, dès les premières portes brisées,
les sentinelles du fort avaient crié: «Alarme!»
et les patriotes étaient accourus sur la plate-forme
de la citadelle, se croyant à l'abri derrière leurs créneaux;
mais tout à coup un feu plongeant éclata, et
un ouragan de fer tomba sur eux.
Pendant ce temps, les Turcs étaient, en quelques
bonds, arrivés au pied des murailles et avaient commencé
l'escalade. Les assiégés ne pouvaient s'opposer
à leur ascension qu'en se découvrant, et chaque
homme qui se découvrait était un homme mort.
Une pareille lutte ne pouvait durer longtemps.
Les patriotes qui restaient debout, sur la plate-forme
de la forteresse jonchée de cadavres, avisèrent une
porte de derrière ouvrant sur la place del Mercato,
et, par la rue de la Conciana, gagnèrent d'un côté
le quai, de l'autre la rue San-Giovanni, et se dispersèrent
dans la ville.
Le cardinal, au bruit de cette terrible fusillade faite
par les Calabrais sur les défenseurs du fort, avait cru
à une attaque de républicains, avait fait battre la générale
et se tenait prêt à tout événement, et il avait
envoyé des coureurs s'informer d'où venait tout ce
bruit, lorsque, tout enivrés de leurs succès, Turcs et
Calabrais vinrent lui annoncer qu'ils étaient maîtres
du fort.
C'était une grande nouvelle. Le cardinal ne pouvait
plus être attaqué ni par Marinella ni par le Vieux-Marché,
les canons du fort commandant ces deux
passages; et, comme fra Pacifico venait de rentrer,
ayant promené toute la journée sa bannière et laissant
la ville en feu, le cardinal, en récompense de
ses bons services, l'envoya, avec ses douze capucins,
diriger l'artillerie du fort.
A peine avait-il donné cet ordre, qu'on lui annonça
que l'on venait de prendre une barque qui,
partie du Château-Neuf, paraissait se diriger vers le
Granatello.
Celui qui paraissait le patron de la barque était
porteur d'un billet dont on s'était emparé.
Le cardinal rentra chez lui et se fit amener le patron
de la barque capturée.
Mais, au premier mot que le cardinal lui adressa,
il répondit par un mot d'ordre qui appartenait à la
famille Ruffo, à leurs domestiques et à leurs serviteurs
en général, et qui était une espèce de sauf-conduit
dans les occasions difficiles:
--La Malaga è siempre Malaga.
C'était déjà par ce mot de passe que l'ancien cuisinier
Corcia s'était fait reconnaître, lorsqu'on l'avait,
au camp des Russes, amené devant le cardinal.
En effet, au lieu de passer hors de vue, comme il
lui était facile de le faire, le patron s'était approché
du rivage, de manière à être remarqué, et enfin, au
lieu de se diriger vers le Granatello, où il eût pu arriver
avant ceux qui le poursuivaient, il avait poussé
au large; de sorte qu'il avait été facile à la barque
qui le poursuivait de le rejoindre, montée qu'elle
était par six rameurs.
Quant à la lettre qu'il portait, rien ne lui eût été
plus facile, s'il n'eût pas été dans les intérêts du cardinal,
ou de la déchirer ou de la jeter à l'eau avec
une balle de plomb qui l'eût entraînée au fond de la
mer.
Au contraire, ce billet, il l'avait conservé et l'avait
remis à l'officier sanfédiste, à la première requête
qui lui avait été faite.
Cet officier sanfédiste était justement Scipion Lamarra,
qui avait apporté la bannière de la reine au
cardinal. Le cardinal le fit venir, et il confirma tout
ce qu'avait dit le patron, déjà sauvegardé, du reste,
par le mot d'ordre qu'il tenait de la soeur du cardinal
même, c'est-à-dire de la princesse de Campana.
Ce mot d'ordre, il l'avait transmis, au reste, à tous
ceux de ses compagnons sur lesquels il croyait pouvoir
compter et qui, comme lui, jouaient les patriotes
jusqu'au moment de jeter le masque.
Seulement, il annonça au cardinal que, sans doute
par défiance de lui, le colonel Michele, qui l'avait
envoyé au Granatello, avait placé dans sa barque
un homme à lui qui n'était autre que son lieutenant
Pagliucella. Au moment où la barque avait été accostée
par ceux qui la poursuivaient, soit accident,
soit ruse pour ne point être pris, Pagliucella était
tombé ou s'était jeté à la mer et n'avait pas reparu.
Ceci parut au cardinal un détail d'une médiocre
importance, et il demanda la lettre dont le patron
était porteur.
Scipion Lamarra la lui remit.
Le cardinal la décacheta. Elle contenait les dispositions
suivantes:
Le général Bassetti au général Schipani, au
Granatello
2.
«Les destins de la République exigent que nous
tentions un coup décisif et que nous détruisions en
un seul combat cette masse de brigands agglomérés
au pont de la Madeleine.
»En conséquence, demain, au signal qui vous
sera donné par trois coups de canon tirés au Château-Neuf,
vous vous dirigerez sur Naples avec votre
armée. Arrivé à Portici, vous forcerez la position et
passerez au fil de l'épée tout ce que vous trouverez
devant vous. Alors, les patriotes de San-Martino
feront une descente en même temps que ceux du
château del Carmine, du Château-Neuf et du château
de l'Oeuf. Pendant que nous les attaquerons de
trois côtés différents et de front, vous tomberez sur
les derrières de l'ennemi et les exterminerez. Toute
notre espérance est en vous.
»Salut et fraternité.
»BASSETTI.»
--Eh bien, demanda le patron de la barque en
voyant que pour la seconde fois le cardinal relisait
la lettre avec plus d'attention encore que la première,
la Malaga est-elle toujours Malaga, Votre Éminence?
--Oui, garçon, répondit le cardinal, et je vais te
le prouver.
Se tournant alors vers le marquis Malaspina:
--Marquis, lui dit-il, faites donner à ce garçon
cinquante ducats et un bon souper. Les nouvelles
qu'il nous apporte valent bien cela.
Malaspina accomplit la partie de l'ordre que venait
de donner le cardinal, en ce qui le concernait, c'est-à-dire
remit les cinquante ducats au patron; mais,
quant à la seconde partie, c'est-à-dire au souper, il
le confia aux soins de Carlo Cuccaro, valet de chambre
de Son Éminence.
A peine Malaspina fut-il rentré, que le cardinal fit
écrire à de Cesare, qui était à Portici, de ne pas
perdre de vue l'armée de Schipani. En conservant
toutes les dispositions prises la veille, il lui envoyait
un renfort de deux ou trois cents Calabrais et de cent
Russes, et il ordonnait en même temps à mille
hommes des masses de se glisser sur les pentes du
Vésuve, depuis Reniso jusqu'à Torre-del-Annunziata.
Ces hommes étaient destinés à fusiller l'armée de
Schipani derrière de petits bois, des scories de lave
et des quartiers de rocher, dont abonde le versant
occidental du Vésuve.
De Cesare, en recevant la dépêche, ordonna, de
son côté, au commandant des troupes de Portici de
feindre de reculer devant Schipani et de l'attirer dans
la ville. Une fois engouffré dans cette rue de trois
lieues qui conduit de la Favorite à Naples, il lui couperait
la retraite sur les flancs, tandis que les insurgés
de Sorrente, de Castellamare et de la Cava l'attaqueraient
par derrière et l'écraseraient.
Toutes ces mesures étaient prises pour le cas où la
dépêche aurait été expédiée en double et où, le duplicata
parvenant à Schipani, il exécuterait la manoeuvre
qui lui était ordonnée.
Le cardinal ne prenait point une précaution inutile.
La dépêche n'avait pas été expédiée en double; mais
elle allait l'être, et, pour son malheur, ce double,
Schipani devait le recevoir.
LXVII
LA JOURNÉE DU 14 JUIN
Pagliucella n'était point tombé à la mer: Pagliucella
s'était jeté à la mer.
Voyant les allures suspectes du patron, il avait
compris que son colonel Michele avait mal placé sa
confiance, et, comme Pagliucella nageait aussi bien
que le fameux Pesce Colas, dont le portrait orne le
marché au poisson de Naples, il avait piqué une tête,
avait filé entre deux eaux, n'avait reparu à la surface de
la mer que juste le temps de respirer, avait replongé
de nouveau; puis, se jugeant hors de la portée de la
vue, avait continué son chemin vers le môle, avec le
calme d'un homme qui avait trois ou quatre fois
gagné le pari d'aller de Naples à Procida en nageant.
Il est vrai que, cette fois, il nageait avec ses
habits, ce qui est moins commode que de nager
tout nu.
Il mit un peu plus de temps au trajet, voilà tout,
mais n'en aborda pas moins sain et sauf au môle,
prit terre, se secoua et s'achemina vers le Château-Neuf.
Il y arrivait vers une heure du matin, juste au
moment où Salvato y rentrait lui-même avec son
cheval couvert de blessures, atteint de son côté de
cinq ou six coups de couteau peu dangereux par
bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés et
son sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau;
ce qui prouvait que, s'il avait reçu des coups,
il les avait rendus avec usure.
Mais, à la vue de Pagliucella, tout ruisselant d'eau,
au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon
dont les choses s'étaient passées, il ne songea plus
à s'occuper de lui, il ne pensa qu'à remédier à l'accident
qui était arrivé en envoyant un second messager
et un second message.
Au reste, cet accident, Salvato l'avait prévu, puisque,
on se le rappelle, il s'était fait donner l'ordre
par duplicata.
En conséquence, il monta à la salle du directoire,
lequel, nous l'avons dit, s'était déclaré en permanence.
Deux membres sur cinq dormaient, tandis
que trois, nombre suffisant pour prendre des décisions,
veillaient toujours, s'entretenant au nombre
voulu.
Salvato, qui semblait insensible à la fatigue, entra
dans la salle, amenant derrière lui Pagliucella. Son
habit était littéralement déchiqueté de coups de couteau,
et, en plusieurs endroits, taché de sang.
Il raconta en deux mots ce qui était arrivé: comment,
avec Nicolino et Michele, il avait étouffé l'émeute
en pavant littéralement de morts la rue de
Tolède. Il croyait donc pouvoir répondre de la tranquillité
de Naples pour le reste de la nuit.
Michele, blessé au bras gauche d'un coup de couteau,
était allé se faire panser.
Mais on pouvait compter sur lui pour le lendemain:
la blessure n'était point dangereuse.
Son influence sur la patrie patriote des lazzaroni
de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut donc
avec une grande satisfaction que les directeurs,
apprirent que, dès le lendemain, il reprendrait ses
fonctions.
Puis vint le tour de Pagliucella, qui s'était tenu
modestement derrière Salvato tout le temps que
celui-ci avait parlé.
En deux mots, il fit à son tour son récit.
Les directeurs se regardèrent.
Si Michele, lazzarone lui-même, avait été trompé
par des mariniers de Santa-Lucca, sur qui pouvaient-ils
compter, eux qui n'avaient sur ces hommes aucune
influence de rang ni d'amitié?
--Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûr
qui pût aller en nageant d'ici au Granatello.
--Près de huit milles, dit un des directeurs.
--C'est impossible, dit l'autre.
--La mer est calme, quoique la nuit soit tombée,
dit Salvato en s'approchant d'une fenêtre; si vous ne
trouvez personne, j'essayerai.
--Pardon, mon général, dit Pagliucella en
s'approchant: vous avez besoin ici, vous; c'est moi
qui irai.
--Comment, toi? dit Salvato en riant. Tu en reviens!
--Raison de plus: je connais la route.
Les directeurs se regardèrent.
--Si tu te sens la force de faire ce que tu offres,
dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien
mérité de la patrie.
--J'en réponds, dit Pagliucella.
--Alors, prends une heure de repos, et que Dieu
veille sur toi!
--Je n'ai pas besoin de prendre une heure de repos,
répondit le lazzarone; d'ailleurs, une heure de
repos peut tout compromettre. Nous sommes aux plus
courtes nuits de l'été, c'est-à-dire au 14 juin; à trois
heures, le jour va venir: pas une minute à perdre.
Donnez-moi la seconde lettre, cousue dans un morceau
de toile cirée; je me la pendrai au cou comme
une image de la Vierge; je boirai un verre d'eau-de-vie
avant que de partir, et, à moins que saint
Antoine, mon patron, ne soit décidément passé aux
sanfédistes, avant quatre heures du matin, le général
Schipani aura votre lettre.
--Oh! s'il le dit, il le fera, dit Michele, qui venait
d'ouvrir la porte et qui avait entendu la promesse de
Pagliucella.
La présence de son camarade donna à Pagliucella
une nouvelle confiance en lui-même. La lettre fut
cousue dans un morceau de toile cirée et fermée hermétiquement;
puis, comme il était de la plus haute
importance que personne ne vît sortir le messager,
on le fit descendre par une fenêtre basse donnant sur
la mer. Arrivé sur la plage, il se débarrassa de ses
habits, et, liant seulement sur sa tête sa chemise et
son caleçon, il se laissa couler à la mer.
Pagliucella l'avait dit, il n'y avait pas de temps à
perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal
et passer sans être vu au milieu de la croisière anglaise.
Tout réussit comme on pouvait l'espérer. Seulement,
fatigué de sa première course, Pagliucella fut
obligé d'aborder à Portici: par bonheur, le jour
n'était pas encore venu, et il put suivre le rivage
jusqu'au Granatello, toujours prêt, au moindre danger,
à se rejeter à la mer.
Les patriotes avaient eu raison de compter sur le
courage de Schipani; mais, on le sait d'avance, il ne
fallait pas compter sur autre chose que son courage.
Il reçut de son mieux le messager, lui fit servir à
boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et
ne s'occupa plus que d'exécuter les ordres du directoire.
Pagliucella ne lui cacha aucun des détails de la
première expédition manquée et de la barque surprise
par le cardinal. Schipani put donc comprendre,
et, d'ailleurs, Pagliucella insista fort là-dessus,
que le cardinal, étant au courant de son projet
de marcher sur Naples, s'y opposerait par tous les
moyens possibles. Mais les gens du caractère de
Schipani ne croient pas aux obstacles matériels, et,
de même qu'il avait dit: «Je prendrai Castelluccio,»
il dit: «Je forcerai Portici.»
A six heures, sa petite armée, se composant de
quatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes
et prête à partir. Il passa dans les rangs des patriotes,
s'arrêta au centre, monta sur un tertre qui lui
permettait de dominer ses soldats, et, là, avec cette
sauvage et puissante éloquence si bien en harmonie
avec sa force d'hercule et son courage de lion, il
leur rappela leurs fils, leurs femmes, leurs amis,
exposés au mépris, abandonnés à l'opprobre, demandant
vengeance et attendant de leur courage et
de leur dévouement la fin de leurs maux et de leur
oppression. Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement
le passage où Bassetti lui annonçait, ignorant
la prise du château del Carmine, la quadruple
sortie qui devait seconder son mouvement, il leur
montra les patriotes les plus purs, l'espérance de la
République, venant au-devant d'eux sur les cadavres
de leurs ennemis.
A peine avait-il terminé ce discours, qu'à intervalles
égaux trois coups de canon retentirent du côté
de Castello-Nuovo, et que l'on vit trois fois une
légère fumée paraître et s'évaporer au-dessus de
la tour du Midi, la seule qui fût en vue de Schipani.
C'était le signal. Il fut accueilli aux cris de «Vive
la République! La liberté ou la mort!»
Pagliucella, armé d'un fusil, vêtu de son caleçon
et de sa chemise seulement,--ce qui, au reste, était
son costume habituel avant qu'il fût élevé par Michele
aux honneurs de la lieutenance,--prit place
dans les rangs; les tambours donnèrent le signal de
la charge, et l'on s'élança sur l'ennemi.
L'ennemi, nous l'avons dit, avait ordre de laisser
Schipani s'engager dans les rues de Portici. Mais,
n'eût-il pas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le
général républicain attaqua les sanfédistes lui eût
ouvert le passage, tant qu'il n'eut eu que des hommes
pour le lui fermer.
Dans ces sortes de récits, c'est chez l'ennemi qu'il
faut aller chercher des renseignements; car lui n'est
pas intéressé à louer le courage de ses adversaires.
Voici ce que dit de ce choc terrible Vicenzo Durante,
aide de camp de Cesare, dans le livre où il
raconte la campagne de l'aventurier corse:
«L'audacieux chef de cette troupe de désespérés
s'avançait menaçant et furieux, frappant avec rage
la terre de ses pieds et semblable au taureau qui répand
la terreur par ses mugissements.»
Mais, nous l'avons dit, malheureusement Schipani
avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter
des éclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui
eussent fait lever les tirailleurs embusqués par de
Cesare, il négligea toute précaution, força les passages
de Torre-del-Greco et de la Favorite, et s'engagea
dans la longue rue de Portici, sans même remarquer
que toutes les portes et toutes les fenêtres
étaient fermées.
La petite et longue ville de Portici ne se compose,
en réalité, que d'une rue. Cette rue, en supposant
que l'on vienne de la Favorite, tourne si brusquement
à gauche, qu'il semble, à une distance de cent
pas, qu'elle est fermée par une église qui s'élève
juste en face du voyageur. On dirait alors qu'elle n'a
d'autre issue qu'une ruelle étroite ouverte entre l'église
et la file de maisons qui continue en droite
ligne. Arrivé à quelques pas de l'église seulement,
on reconnaît à gauche le véritable passage.
C'était là, dans cette espèce d'impasse, que de Cesare
attendait Schipani.
Deux canons défendaient l'entrée de la ruelle et
plongeaient dans toute la longueur de la rue par
laquelle les républicains devaient arriver, tandis
qu'une barricade crénelée, réunissant l'église au
côté gauche de la rue, présentait, même sans défenseurs,
un obstacle presque insurmontable.
De Cesare et deux cents hommes se tenaient
dans l'église; les artilleurs, s'appuyant à trois cents
hommes, défendaient la ruelle; cent hommes étaient
embusqués derrière la barricade; enfin, mille
hommes, à peu près, occupaient les maisons dans
la double longueur de la rue.
Au moment où Schipani, chassant tout devant lui,
ne fut plus qu'à cent pas de cette embuscade, au signal
donné par les deux pièces de canon chargés à
mitraille, tout éclata à la fois.
La porte de l'église s'ouvrit et, tandis que l'on
voyait le choeur illuminé comme pour l'exposition
du saint-sacrement, et, devant l'autel, le prêtre levant
l'hostie, l'église, pareille à un cratère qui se déchire,
vomit le feu et la mort.
Au même instant, toutes les fenêtres s'enflammèrent,
et l'armée républicaine, attaquée de face, sur
ses flancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.
La ruelle, défendue par les deux pièces de canon,
pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec
une troupe décimée chaque fois, revint à la charge,
conduisant ses hommes jusqu'à la gueule des pièces,
qui alors éclataient et emportaient des files entières.
A la troisième fois, il détacha cinq cents hommes
de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna
de faire le tour par le rivage de la mer et de charger
la batterie par la queue, tandis que lui l'attaquerait
de face.
Mais, par malheur, au lieu de confier cette mission
aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec
son imprudence ordinaire, en chargea les premiers
venus. Pour ce patriote d'élite, tous les hommes
avaient le même coeur, c'est-à-dire le sien. Les
hommes envoyés par lui pour attaquer les sanfédistes
firent la manoeuvre commandée; mais, au lieu
d'attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux
cris de «Vive le roi!»
Schipani prit ces cris pour un signal. Il chargea
une quatrième fois; mais, cette quatrième fois, il fut
reçu par un feu plus violent encore que les trois autres,
puisqu'il était renforcé de celui de ses cinq cents
hommes. La petite troupe, fouillée de tous côtés par
les boulets et les balles, tourbillonna comme si elle
eût eu le vertige, puis, réduite à sa dixième partie,
sembla s'évanouir comme une fumée.
Schipani restait avec une centaine d'hommes éparpillés;
il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et,
désespérant de passer, se retourna comme un sanglier
qui revient sur le chasseur.
Soit respect, soit terreur, la masse qui lui coupait
la retraite s'ouvrit devant lui; mais il passa entre
un double feu.
Il y laissa la moitié de ses hommes, et, toujours
poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva
à Castellamare. Il avait deux blessures: une
au bras, l'autre à la cuisse.
Là, il se jeta dans une ruelle. Une porte était ouverte:
il y entra. Par bonheur, c'était celle d'un patriote,
qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures
et lui donna d'autres habits.
Le même jour, Schipani ne voulant pas plus longtemps
compromettre ce généreux citoyen, prit congé
de lui et, la nuit venue, se jeta dans la montagne.
Il erra ainsi deux ou trois jours; mais, reconnu
pour ce qu'il était, il fut arrêté et conduit à Procida
avec deux autres patriotes, Spano et Battistessa.
On se rappelle que c'était Speciale, cet homme qui
avait fait à Troubridge l'effet de la plus venimeuse
bête qu'il eût jamais vue, qui jugeait à Procida.
Finissons-en avec Schipani, comme nous en aurons
bientôt fini avec tant d'autres, et faisons du
même coup connaissance avec Speciale par une de
ces atrocités qui peignent mieux un homme que
toutes les descriptions que l'on en pourrait faire.
Spano était un officier dont les services dataient
de la monarchie; la République en avait fait un général,
chargé de s'opposer à la marche de Cesare:
il avait été surpris par un détachement sanfédiste et
fait prisonnier.
Battistessa avait occupé une position plus obscure;
il avait trois enfants et passait pour un des plus honnêtes
citoyens de Naples: le cardinal Ruffo s'approchant,
sans bruit, sans ostentation, il avait pris son
fusil et s'était mis dans les rangs des patriotes, où il
s'était battu avec le franc courage de l'homme véritablement
brave.
Nul au monde n'avait un reproche à lui faire.
Il avait obéi à l'appel de son pays, voilà tout. Il
est vrai qu'il y a des moments où cela mérite la mort,
et quelle mort! Vous allez voir.
Que l'on ne s'étonne pas que, quand celui qui écrit
ces lignes sort du roman pour retomber dans l'histoire,
il s'indigne et éclate en imprécations. Jamais,
dans les terribles conceptions de la fièvre, il n'inventerait
ce qu'il a vu repasser sous ses yeux le jour où
il a mis la main dans ce charnier royal de 99.
Les prisonniers, par jugement de Speciale, furent
tous trois condamnés à mort.
Cette mort, c'était le gibet, mort déjà terrible par
l'idée infamante que l'on attache à la corde.
Mais une circonstance rendit la mort de Battistessa
plus terrible encore qu'on n'avait pu le prévoir.
Après être restés vingt-quatre heures suspendus au
gibet, les corps de Battistessa, de Spano et de Schipani
furent exposés dans l'église de Spirito-Santo,
à Ischia.
Mais, une fois couché sur le lit funéraire, le corps
de Battistessa poussa un soupir, et le prêtre s'aperçut,
avec un étonnement mêlé d'épouvante, que cette
longue suspension n'avait point amené la mort.
Un râle sourd, mais continu, attestait la persistance
de la vie, en même temps que l'on voyait sa
poitrine s'abaisser et se soulever.
Peu à peu, il reprit ses sens et revint entièrement
à lui.
L'avis de tous était que cet homme, qui avait été
supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendant
vingt-quatre heures, l'avait tenu entre ses bras; mais
personne, pas même le prêtre, dont c'était peut-être
le devoir d'avoir du courage, n'osa rien décider sans
prendre les ordres de Speciale.
On envoya, en conséquence, un message à Procida.
Que l'on se figure l'angoisse d'un malheureux qui
sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature,
qui se reprend à la vie, qui respire, qui se souvient,
qui dit: «Mes enfants!» et qui pense que tout cela
n'est peut-être qu'un de ces rêves du trépas que
Hamlet craint de voir survivre à la vie.
C'est Lazare ressuscité, qui a embrassé Marthe,
remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retomber
sur son crâne la pierre du tombeau.
Ce fut ce qu'éprouva, ce que dut éprouver du moins
le malheureux Battistessa en voyant revenir le messager
accompagné du bourreau.
Le bourreau avait ordre de tirer Battistessa de
l'église, qui, pour servir les vengeances d'un roi,
cessait d'avoir droit d'asile; puis, sur les marches, il
devait, pour qu'il n'en revînt pas, cette fois, le poignarder
à coups de couteau.
Non-seulement, le juge ordonnait le supplice;
mais il l'inventait: un supplice à sa fantaisie, un
supplice qui n'était pas dans la loi.
L'ordre fut exécuté à la lettre.
Et que l'on dise que la main des morts n'est pas
plus puissante que celle des vivants pour renverser
les trônes des rois qui ont envoyé au ciel de pareils
martyrs!
Revenons à Naples.
Le désordre était si grand à Naples, que pas un
des fugitifs échappé au massacre du château des
Carmes n'avait eu l'idée d'aller prévenir le directoire
que ce château était tombé au pouvoir des
sanfédistes.
Le commandant du Château-Neuf, qui ignorait
ce qui s'était passé pendant la nuit, tira donc, à sept
heures du matin, comme la chose en était convenue,
les trois coups de canon qui devaient servir de signal
à Schipani.
On a vu le fâcheux résultat de son mouvement.
A peine les trois coups de canon étaient-ils tirés,
que l'on vint annoncer aux commandants des châteaux
et aux autres officiers supérieurs que le fort del
Carmine était pris et que les canons, au lieu de continuer
à être tournés vers le pont de la Madeleine,
étaient retournés vers la strada Nuova et contre la
place du Marché-Vieux, c'est-à-dire qu'ils menaçaient
la ville au lieu de la défendre.
Il n'en fut pas moins décidé qu'au moment où
l'on verrait Schipani et sa petite armée sortir de Portici,
au risque de ce qui pourrait arriver, on marcherait,
pour faire une diversion, sur le camp du
cardinal Ruffo.
C'était du Château-Neuf que le signal de la descente
de San-Martino et de la sortie des châteaux
devait être donné. Aussi, les officiers supérieurs au
nombre desquels était Salvato, se tenaient-ils, la lunette
en main, l'oeil fixé sur Portici.
On vit partir du Granatello une espèce de tourbillon
de poussière au milieu duquel brillaient des jets
de flamme.
C'était Schipani marchant sur la Favorite et sur
Portici.
On vit les patriotes s'engouffrer dans la longue rue
que nous avons décrite; puis on entendit gronder
le canon; puis un nuage de fumée monta par-dessus
les maisons.
Pendant deux heures, les détonations de l'artillerie
se succédèrent, séparées par le seul intervalle nécessaire
pour recharger les pièces; et la fumée, toujours
plus épaisse, continua de monter au ciel; puis ce
bruit s'éteignit, la fumée se dissipa peu à peu. On
vit, sur les points où la route était découverte, un
mouvement en sens inverse de celui que l'on avait
vu il y avait trois heures.
C'était Schipani qui, avec ses trente ou quarante
hommes, regagnait Castellamare.
Tout était fini.
Michele et Salvato s'obstinaient seuls à suivre, en
parlant bas et en se le montrant l'un à l'autre, chaque
fois qu'il reparaissait à la surface de l'eau, un
point noir qui allait se rapprochant.
Quand ce point ne fut plus qu'à une demi-lieue, à
peu près, il leur sembla voir, de temps en temps,
sortir de l'eau une main qui leur faisait des signes.
Depuis longtemps, tous deux avaient, dans ce
point noir, cru reconnaître la tête de Pagliucella.
En voyant les signes qu'il faisait, une même idée les
frappa tous deux: c'est qu'il appelait au secours.
Ils descendirent précipitamment, s'emparèrent
d'une barque qui servait à communiquer du Château-Neuf
au château de l'Oeuf, s'y jetèrent tous
deux, saisirent chacun une rame, et, réunissant leurs
efforts, doublèrent la lanterne.
La lanterne doublée, ils regardèrent autour d'eux
et ne virent plus rien.
Mais, au bout d'un instant, à vingt-cinq ou trente
pas d'eux seulement, la tête reparut. Cette fois, ils
n'eurent plus de doute: c'était bien Pagliucella.
La face était livide, les yeux sortaient de leur orbite,
la bouche s'ouvrait pour crier et appeler du
secours.
Il était évident que le nageur était au bout de ses
forces et se noyait.
--Ramez seul, mon général, cria Michele: je serai
plus promptement près de lui en nageant qu'en ramant.
Puis, jetant bas ses habits, Michele s'élança à la
mer.
De cette seule impulsion, il franchit sous l'eau la
moitié de la distance qui les séparait de Pagliucella,
et reparut à une douzaine de mètres de lui.
--Courage! lui cria-t-il en reparaissant.
Pagliucella voulut répondre: l'eau de la mer s'engouffra
dans sa bouche, il disparut.
Michele plongea aussitôt et fut dix ou douze secondes
sans reparaître.
Enfin la mer bouillonna, la tête de Michele fendit
l'eau; il fit un effort pour revenir entièrement à la
surface; mais, se sentant enfoncer à son tour, il n'eut
que le temps de crier:
--A nous, mon général! à l'aide! au secours!
En deux coups de rame, Salvato fut à une longueur
d'aviron de lui; mais, au moment où il
étendait la main pour le saisir aux cheveux, Michele
s'enfonça, entraîné dans le gouffre par une force invisible.
Salvato ne pouvait qu'attendre: il attendit.
Un nouveau bouillonnement apparut à l'avant de
la barque: Salvato s'allongea presque entièrement en
dehors et saisit Michele par le collet de sa chemise.
Attirant la barque à lui avec ses genoux, il maintint
la tête du lazzarone hors de l'eau jusqu'à ce qu'il
eût repris sa respiration.
Avec la respiration revint le coeur.
Michele se cramponna à la barque, qu'il pensa
faire chavirer.
Salvato se porta rapidement de l'autre côté pour
faire contre-poids.
--Il me tient, balbutia Michele, il me tient!
--Tâche de monter avec lui dans la barque, lui
répondit Salvato.
--Aidez-moi, mon général, en me donnant la
main; mais ayez soin de passer du côté opposé!
Tout en restant assis sur le banc de bâbord, Salvato
étendit la main jusqu'à tribord.
Michele saisit cette main.
--Alors, avec sa merveilleuse vigueur, Salvato
tira Michele à lui.
En effet, Pagliucella le tenait à bras-le-corps et
avait paralysé tous ses mouvements.
--Corps du Christ! s'écria Michele en enjambant
avec peine par-dessus le bordage du bateau, peu
s'en est fallu que je ne fisse mentir la prophétie de
la vieille Nanno, et c'eût été à mon ami Pagliucella
que j'en eusse eu l'obligation! Mais il paraît que décidément
celui qui doit être pendu ne peut pas se
noyer. Je ne vous en remercie pas moins, mon général.
Il est dit que nous jouons à nous sauver la vie.
Vous venez de gagner la belle, ce qui fait que je
reste votre obligé. La! maintenant, occupons-nous de
ce gaillard-là.
Il s'agissait, comme on le comprend bien, de Pagliucella.
Il était sans connaissance et le sang coulait
d'une double blessure: une balle, sans attaquer l'os,
lui avait traversé les muscles de la cuisse.
Salvato jugea que ce qu'il y avait de mieux à faire,
c'était de ramer vigoureusement vers le Château-Neuf
et de remettre Pagliucella, qui donnait des signes non
équivoques de vie, aux mains d'un médecin.
En abordant au pied de la muraille, ils trouvèrent
un homme qui les attendait: c'était le docteur Cirillo,
qui avait cherché, la nuit précédente, un refuge
au Château-Neuf.
Il avait suivi des yeux et dans ses moindres détails
le drame qui venait de se passer, et il venait,
comme le Deus ex machinâ, en faire le dénoûment.
Grâce à des couvertures chaudes, à des frictions
d'eau-de-vie camphrée, à des insufflations d'air dans
les poumons, Pagliucella revint bientôt à lui, et put
raconter l'effroyable boucherie à laquelle il avait
échappé par miracle.
Il venait d'achever le récit qui ne laissait plus aux
patriotes de Naples d'autre ressource que de se défendre,
à l'abri des forts, jusqu'à la dernière extrémité,
et le docteur Cirillo pansait la plaie de la
cuisse, à laquelle la fraîcheur de l'eau et surtout le
danger qu'il avait couru avaient empêché le blessé
de songer jusqu'alors, lorsqu'on vint annoncer que
Bassetti, attaqué à Capodichino par Fra-Diavolo et
Mammone, avait été obligé de se mettre en retraite,
et, poursuivi vigoureusement, rentrait en désordre
dans la ville.
Les lazzaroni, disait-on, avaient dépassé la strada
dei Studi et étaient au largo San-Spirito.
Salvato sauta sur un fusil, Michele en fit autant; ils
sortirent du Château-Neuf avec deux ou trois patriotes,
en recrutèrent quelques-uns encore au largo del
Castello. Michele, avec ses lazzaroni campés strada
Medina, s'élança strada dei Lombardi, afin de déboucher
à Tolède, un peu avant le Mercatello; Salvato
tourna par Saint-Charles et l'église Saint-Ferdinand
pour rallier les hommes de Bassetti, qui,
disait-on, fuyaient dans Tolède en criant à la trahison,
envoya deux ou trois messagers aux patriotes de
San-Martino, afin qu'ils descendissent de leur hauteur
et appuyassent son mouvement; puis il s'élança
de son côté dans la rue de Tolède, qui, en effet, était
pleine de cris, de désordre et de confusion.
Pendant quelque temps, ce fleuve que conduisait
Salvato coula entre deux remous de fuyards éperdus.
Mais, en voyant ce beau jeune homme, la tête nue,
les cheveux flottants, le fusil à la main, les encourageant
dans leur langue, les rappelant au combat,
ils commencèrent à rougir de leur panique, puis
s'arrêtèrent et osèrent regarder derrière eux.
Les sanfédistes barraient la rue au bas de la montée
dei Studi, et l'on voyait au premier rang
Fra-Diavolo, avec son costume élégant et pittoresque,
et Gaetano Mammone avec ses pantalons et sa
veste de meunier, autrefois blancs et couverts de
farine, aujourd'hui rouges et dégouttants de sang.
A la vue de ces deux formidables chefs de masses,
la terreur de la Terre de Labour, il y eu un mouvement
d'hésitation parmi les patriotes. Mais, en ce
moment, par bonheur, Michele débouchait par la via
dei Lombardi, et l'on entendait battre la charge dans
la rue de l'Infrascata. Fra-Diavolo et Mammone craignirent
de s'être trop avancés, et, sans doute mal
renseignés sur les positions occupées par le cardinal,
ignorant la défaite de Schipani, ordonnèrent la retraite.
Seulement, en se retirant, ils laissèrent deux ou
trois cents hommes dans le musée Bourbonien, où
ils se barricadèrent.
De cette position excellente, qu'avaient négligé
d'occuper les patriotes, ils commandaient la descente
de l'Infrascata, la montée dei Studi, qui est une
prolongation de la rue de Tolède, et le largo del Pigne,
par lequel ils pouvaient se mettre en communication
avec le cardinal.
Au reste, arrivés à l'imbrecciata della Sanita, Fra-Diavolo
et Gaetano Mammone s'arrêtèrent, s'emparèrent
des maisons à droite et à gauche de la rue, et
établirent une batterie de canon à la hauteur de la
via delle Cala.
Salvato et Michele n'étaient point assez sûrs de leurs
hommes, fatigués d'une lutte de deux jours, pour
attaquer une position aussi forte que l'était celle du
musée Borbonico. Ils s'arrêtèrent au largo Spirito-Santo,
barricadèrent la salita dei Studi et la petite
rue qui conduit à la porte du palais, et mirent un
poste de cent hommes dans la rue de Sainte-Marie-de-Constantinople.
Salvato avait ordonné de s'emparer du couvent
du même nom, qui, placé sur une hauteur, domine
le musée; mais il ne trouva point, parmi les six ou
sept cents hommes qu'il commandait, cinquante esprits
forts qui osassent commettre une pareille impiété,
tant certains préjugés étaient encore enracinés
dans l'esprit des patriotes eux-mêmes.
La nuit s'avançait. Républicains et sanfédistes
étaient aussi fatigués les uns que les autres. Des
deux côtés, on ignorait la vraie situation des choses
et le changement que les divers combats de la journée
avaient amenés dans les positions des assiégeants
et des assiégés. D'un commun accord, le feu cessa,
et, au milieu des cadavres, sur ces dalles rouges de
sang, chacun se coucha, la main sur ses armes,
s'essayant, sur la foi de la vigilance des sentinelles,
par le sommeil momentané de la vie au sommeil
éternel de la mort.