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La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4

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Title: La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4

Author: Alexandre Dumas

Release date: April 10, 2007 [eBook #21017]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 08, EMMA LYONNA, TOME 4 ***



                        

ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE

TOME VIII


(Publié dans une autre édition
sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome IV)

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1876


EMMA LYONNA


LXIV

LA JOURNÉE DU 13 JUIN

Sans doute, des ordres avaient été donnés d'avance pour que ces trois coups de canon fussent un double signal.

Car à peine le grondement du dernier se fut éteint, que les deux prisonniers du Château-Neuf, qui avaient été condamnés la surveille, entendirent, dans le corridor qui conduisait à leur cachot, les pas pressés d'une troupe d'hommes armés.

Sans dire une parole, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, comprenant que leur dernière heure était arrivée.

Ceux qui ouvrirent la porte les trouvèrent embrassés, mais résignés et souriants.

--Êtes-vous prêts, citoyens? demanda l'officier qui commandait l'escorte, et à qui les plus grands égards avaient été recommandés pour les condamnés. Tous deux répondirent: «Oui,» en même temps, André avec la voix, Simon par un signe de tête.

--Alors, suivez-nous, dit l'officier.

Les deux condamnés jetèrent sur leur prison ce dernier regard que jette, mêlé de regrets et de tendresse, sur son cachot celui que l'on conduit à la mort, et, par ce besoin qu'a l'homme de laisser quelque chose après lui, André, avec un clou, grava sur la muraille son nom et celui de son père.

Les deux noms furent gravés au-dessus du lit de chacun.

Puis il suivit les soldats, au milieu desquels son père était déjà allé prendre place.

Une femme vêtue de noir les attendait dans la cour qu'ils avaient à traverser. Elle s'avança d'un pas ferme au-devant d'eux; André jeta un cri et tout son corps trembla.

--La chevalière San-Felice! s'écria-t-il.

Luisa s'agenouilla.

--Pourquoi à genoux, madame, quand vous n'avez à demander pardon à personne? dit André. Nous savons tout: le véritable coupable s'est dénoncé lui-même. Mais rendez-moi cette justice qu'avant que j'eusse reçu la lettre de Michele, vous aviez déjà la mienne.

Luisa sanglotait.

--Mon frère! murmura-t-elle.

--Merci! dit André. Mon père, bénissez votre fille.

Le vieillard s'approcha de Luisa et lui mit la main sur la tête.

--Puisse Dieu te bénir comme je te bénis, mon enfant, et écarter de ton front jusqu'à l'ombre du malheur!

Luisa laissa tomber sa tête sur ses genoux et éclata en sanglots.

Le jeune Backer prit une longue boucle de ses cheveux blonds flottants, la porta à ses lèvres et la baisa avidement.

--Citoyens! murmura l'officier.

--Nous voici, monsieur, dit André.

Au bruit des pas qui s'éloignaient, Luisa releva la tête, et, toujours à genoux, les bras tendus, les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu à l'angle de l'arc de triomphe aragonais.

Si quelque chose pouvait ajouter à la tristesse de cette marche funèbre, c'étaient la solitude et le silence des rues que les condamnés traversaient, et pourtant ces rues étaient les plus populeuses de Naples.

De temps en temps, cependant, au bruit des pas d'une troupe armée, une porte s'entre-bâillait, une fenêtre s'ouvrait, on voyait une tête craintive, de femme presque toujours, passer par l'ouverture, puis la porte ou la fenêtre se refermait plus rapidement encore qu'elle ne s'était ouverte: on avait vu deux hommes désarmés au milieu d'une troupe d'hommes armés, et l'on devinait que ces deux hommes marchaient à la mort.

Ils traversèrent ainsi Naples dans toute sa longueur et débouchèrent sur le Marché-Vieux, place ordinaire des exécutions.

--C'est ici, murmura André Backer.

Le vieux Backer regarda autour de lui.

--Probablement, murmura-t-il.

Cependant, on dépassa le Marché.

--Où vont-ils donc? demanda Simon en allemand.

--Ils cherchent probablement une place plus commode que celle-ci, répondit André dans la même langue: ils ont besoin d'un mur, et, ici, il n'y a que des maisons.

En arrivant sur la petite place de l'église del Carmine, André Backer toucha du coude le bras de Simon et lui montra des yeux, en face de la maison du curé desservant l'église, un mur en retour sans aucune ouverture.

C'est celui contre lequel est élevé aujourd'hui un grand crucifix.

--Oui, répondit Simon.

En effet, l'officier qui dirigeait la petite troupe s'achemina de ce côté.

Les deux condamnés pressèrent le pas, et, sortant des rangs, allèrent se placer contre la muraille.

--Qui des deux mourra le premier? demanda l'officier.

--Moi! s'écria le vieux.

--Monsieur, demanda André, avez-vous des ordres positifs pour nous fusiller l'un après l'autre?

--Non, citoyen, répondit l'officier, je n'ai reçu aucune instruction à cet égard.

--Eh bien, alors, si cela vous était égal, nous vous demanderions la grâce d'être fusillés ensemble et en même temps.

--Oui, oui, dirent cinq ou six voix dans l'escorte, nous pouvons bien faire cela pour eux.

--Vous l'entendez, citoyen, dit l'officier chargé de cette triste mission, je ferai tout ce que je pourrai pour adoucir vos derniers moments.

--Ils nous accordent cela! s'écria joyeusement le vieux Backer.

--Oui, mon père, dit André en jetant son bras au cou de Simon. Ne faisons point attendre ces messieurs, qui sont si bons pour nous.

--Avez-vous quelque dernière grâce à demander, quelques recommandations à faire? demanda l'officier.

--Aucune, répondirent les deux condamnés.

--Allons donc, puisqu'il le faut, murmura l'officier; mais, sang du Christ! on nous fait faire là un vilain métier!

Pendant ce temps, les deux condamnés, André tenant toujours son bras jeté autour du cou de son père, étaient allés s'adosser à la muraille.

--Sommes-nous bien ainsi, messieurs? demanda le jeune Backer.

L'officier fit un signe affirmatif.

Puis, se retournant vers ses hommes:

--Les fusils sont chargés? demanda-t-il.

--Oui.

--Eh bien, à vos rangs! Faites vite et tâchez qu'ils ne souffrent pas: c'est le seul service que nous puissions leur rendre.

--Merci, monsieur, dit André.

Ce qui se passa alors fut rapide comme la pensée.

On entendit se succéder les commandements de «Apprêtez armes!--En joue!--Feu!»

Puis une détonation se fit entendre.

Tout était fini!

Les républicains de Naples, entraînés par l'exemple de ceux de Paris, venaient de commettre une de ces actions sanglantes auxquelles la fièvre de la guerre civile entraîne les meilleures natures et les causes les plus saintes. Sous prétexte d'enlever aux citoyens toute espérance de pardon, aux combattants toute chance de salut, ils venaient de faire passer un ruisseau de sang entre eux et la clémence royale;--cruauté inutile qui n'avait pas même l'excuse de la nécessité.

Il est vrai que ce furent les seules victimes. Mais elles suffirent pour marquer d'une tache de sang le manteau immaculé de République.

Au moment même où les deux Backer, frappés des mêmes coups, tombaient enlacés aux bras l'un de l'autre, Bassetti allait prendre le commandement des troupes de Capodichino, Manthonnet celui des troupes de Capodimonte, et Writz celui des troupes de la Madeleine.

Si les rues étaient désertes, en échange toutes les murailles des forts, toutes les terrasses des maisons étaient couvertes de spectateurs qui, à l'oeil nu ou la lunette à la main, cherchaient à voir ce qui allait se passer sur cet immense champ de bataille qui s'étendait du Granatello à Capodimonte.

On voyait sur la mer, s'allongeant de Torre-del-Annonciata au pont de la Madeleine, toute la petite flottille de l'amiral Caracciolo, que dominaient les deux vaisseaux ennemis, la Minerve, commandée par le comte de Thurn, et le Sea-Horse, commandé par le capitaine Ball, que nous avons vu accompagner Nelson à cette fameuse soirée où chaque dame de la cour avait fait son vers, et où tous ces vers réunis avaient composé l'acrostiche de CAROLINA.

Les premiers coups de fusil qui se firent entendre, la première fumée que l'on vit s'élever, fut en avant du petit fort du Granatello.

Soit que Tchudy et Sciarpa n'eussent point reçu les ordres du cardinal, soit qu'ils eussent mis de la lenteur à les exécuter, Panedigrano et ses mille forçats se trouvèrent seuls au rendez-vous, et n'en marchèrent pas moins hardiment vers le fort. Il est vrai qu'en les voyant s'avancer, les deux frégates commencèrent, pour les soutenir, leur feu contre le Granatello.

Salvato demanda cinq cents hommes de bonne volonté, se rua à la baïonnette sur cette trombe de brigands, les enfonça, les dispersa, leur tua une centaine d'hommes et rentra au fort avec quelques-uns des siens seulement hors de combat; encore avaient-ils été atteints par les projectiles lancés des deux bâtiments.

En arrivant à Somma, le cardinal fut averti de cet échec.

Mais de Cesare avait été plus heureux. Il avait ponctuellement suivi les ordres du cardinal; seulement, apprenant que le château de Portici était mal gardé et que la population était pour le cardinal, il attaqua Portici et se rendit maître du château. Ce poste était plus important que celui de Resina, fermant mieux la route.

Il fit parvenir la nouvelle de son succès au cardinal en lui demandant de nouveaux ordres.

Le cardinal lui ordonna de se fortifier du mieux qu'il lui serait possible, pour couper toute retraite à Schipani, et lui envoya mille hommes pour l'y aider.

C'était ce que craignait Salvato. Du haut du petit fort du Granatello, il avait vu une troupe considérable, contournant la base du Vésuve, s'avancer vers Portici; il avait entendu des coups de fusil, et, après une courte lutte, la mousquetade avait cessé.

Il était clair pour lui que la route de Naples était coupée, et il insistait fortement pour que Schipani, sans perdre un instant, marchât vers Naples, forçât l'obstacle et revînt avec ses quinze cents ou deux mille hommes, protégés par le fort de Vigliana, défendre les approches du pont de la Madeleine.

Mais, mal renseigné, Schipani s'obstinait à voir arriver l'ennemi par la route de Sorrente.

Une vive canonnade, qui se faisait entendre du côté du pont de la Madeleine, indiquait que le cardinal attaquait Naples de ce côté.

Si Naples tenait quarante-huit heures, et si les républicains faisaient un suprême effort, on pouvait tirer parti de la position où s'était mis le cardinal, et, au lieu que ce fût Schipani qui fût coupé, c'était le cardinal qui se trouvait entre deux feux.

Seulement, il fallait qu'un homme de courage, de volonté et d'intelligence, capable de surmonter tous les obstacles, retournât à Naples et pesât sur la délibération des chefs.

La position était embarrassante. Comme Dante, Salvato pouvait dire: «Si je reste, qui ira? Si je vais, qui restera?»

Il se décida à partir, recommandant à Schipani de ne pas sortir de ses retranchements qu'il n'eût reçu de Naples un ordre positif qui lui indiquât ce qu'il avait à faire.

Puis, toujours suivi du fidèle Michele, qui lui faisait observer qu'inutile en rase campagne, il pourrait être fort utile dans les rues de Naples, il sauta dans une barque, se dirigea droit sur la flottille de Caracciolo, se fit reconnaître de l'amiral, auquel il communiqua son plan et qui l'approuva, passa à travers la flottille, qui couvrait la mer d'une nappe de feu et le rivage d'une pluie de boulets et de grenades, rama droit sur le Château-Neuf, et aborda dans l'anse du môle.

Il n'y avait pas un instant à perdre, ni d'un côté ni de l'autre. Salvato et Michele s'embrassèrent. Michele courut au Marché-Vieux et Salvato au Château-Neuf, où se tenait le conseil.

Esclave de son devoir, il monta droit à la chambre où il savait trouver le directoire et exposa son plan aux directeurs, qui l'approuvèrent.

Mais on connaissait Schipani pour une tête de fer. On savait qu'il ne recevrait d'ordres que de Writz ou de Bassetti, ses deux chefs. On renvoya Salvato à Writz, qui combattait au pont de la Madeleine.

Salvato s'arrêta un instant chez Luisa, qu'il trouva mourante et à laquelle il rendit la vie comme un rayon de soleil rend la chaleur. Il lui promit de la revoir avant de retourner au combat, et, s'élançant sur un cheval neuf qu'il avait ordonné pendant ce temps, il suivit au grand galop le quai qui conduit au pont de la Madeleine.

C'était le fort du combat. Le petit fleuve du Sebeto séparait les combattants. Deux cents hommes jetés dans l'immense bâtiment des Granili faisaient feu par toutes les fenêtres.

Le cardinal était là, bien reconnaissable à son manteau de pourpre, donnant ses ordres au milieu du feu et affirmant dans l'esprit de ses hommes qu'il était invulnérable aux balles qui sifflaient à ses oreilles, et que les grenades qui venaient éclater entre les jambes de son cheval ne pouvaient rien sur lui.

Aussi, fiers de mourir sous les yeux d'un pareil chef; sûrs, en mourant, de voir s'ouvrir à deux battants pour eux les portes du paradis, les sanfédistes, toujours repoussés, revenaient-ils sans cesse à la charge avec une nouvelle ardeur.

Du côté des patriotes, le général Writz était aussi facile à voir que, du côté des sanfédistes, le cardinal. A cheval comme lui, il parcourait les rangs, excitant les républicains à la défense comme le cardinal, lui, excitait à l'attaque.

Salvato le vit de loin et piqua droit à lui. Le jeune général semblait être tellement habitué au bruit des balles, qu'il n'y faisait pas plus attention qu'au sifflement du vent.

Si pressés que fussent les rangs des républicains, ils s'écartèrent devant lui: on reconnaissait un officier supérieur, alors même que l'on ne reconnaissait pas Salvato.

Les deux généraux se joignirent au milieu du feu.

Salvato exposa à Writz le but de sa course. Il tenait l'ordre tout prêt: il le fit lire à Writz, qui l'approuva. Seulement, la signature manquait.

Salvato sauta à bas de son cheval, qu'il donna à tenir à l'un de ses Calabrais, qu'il reconnut dans la mêlée, et alla dans une maison voisine, qui servait d'ambulance, chercher une plume toute trempée d'encre.

Puis il revint à Writz et lui remit la plume.

Writz s'apprêta à signer l'ordre sur l'arçon de sa selle.

Profitant de ce moment d'immobilité, un capitaine sanfédiste prit aux mains d'un Calabrais son fusil, ajusta le général et fit feu.

Salvato entendit un bruit mat suivi d'un soupir. Writz se pencha de son côté et tomba dans ses bras.

Aussitôt, ce cri retentit:

--Le général est mort! le général est mort!

--Blessé! blessé seulement! cria à son tour Salvato, et nous allons le venger!

Et, sautant sur le cheval de Writz:

--Chargeons cette canaille, dit-il, et vous la verrez se disperser comme de la poussière au vent.

Et, sans s'inquiéter s'il était suivi, il s'élança sur le pont de la Madeleine, accompagné de trois ou quatre cavaliers seulement.

Une décharge d'une vingtaine de coups de fusil tua deux de ses hommes et cassa la cuisse à son cheval, qui s'abattit sous lui.

Il tomba, mais, avec son sang-froid ordinaire, les jambes écartées pour ne pas être engagé sous sa monture, et les deux mains sur ses fontes, qui étaient heureusement garnies de leurs pistolets.

Les sanfédistes se ruèrent sur lui. Deux coups de pistolet tuèrent deux hommes; puis, de son sabre, qu'il tenait entre ses dents et qu'il y reprit après avoir jeté loin de lui ses pistolets devenus inutiles, il en blessa un troisième.

En ce moment, on entendit comme un tremblement de terre, le sol trembla sous les pieds des chevaux. C'était Nicolino, qui, ayant appris le danger que courait Salvato, chargeait, à la tête de ses hussards, pour le secourir ou le délivrer.

Les hussards tenaient toute la largeur du pont. Après avoir failli être poignardé par les baïonnettes sanfédistes, Salvato allait être écrasé sous les pieds des chevaux patriotes.

Dégagé de ceux qui l'entouraient par l'approche de Nicolino, mais risquant, comme nous l'avons dit, d'être foulé aux pieds, il enjamba le pont et sauta par-dessus.

Le pont était dégagé, l'ennemi repoussé; l'effet moral de la mort de Writz était combattu par un avantage matériel. Salvato traversa le Sebeto et se retrouva au milieu des rangs des républicains.

On avait porté Writz à l'ambulance, Salvato y courut. S'il lui restait assez de force pour signer, il signerait; tant qu'un souffle de vie palpitait encore dans la poitrine du général en chef, ses ordres devaient être exécutés.

Writz n'était pas mort, il n'était qu'évanoui.

Salvato récrivit l'ordre qui avait échappé avec la plume à la main mourante du général, se mit en quête de son cheval, qu'il retrouva, et, en recommandant une défense acharnée, il repartit à fond de train pour aller trouver Bassetti à Capodichino.

En moins d'un quart d'heure, il y était.

Bassetti y maintenait la défense, avec moins de peine que là où était le cardinal.

Salvato put donc le tirer à part, lui faire signer par duplicata l'ordre pour Schipani, afin que, si l'un des deux ne parvenait pas à sa destination, l'autre y parvînt.

Il lui raconta ce qui venait de se passer au pont de la Madeleine et ne le quitta qu'après lui avoir fait faire serment de défendre Capodichino jusqu'à la dernière extrémité et de concourir au mouvement du lendemain.

Salvato, pour revenir au Château-Neuf, devait traverser toute la ville. A la strada Floria, il vit un immense rassemblement qui lui barrait la rue.

Ce rassemblement était causé par un moine monté sur un âne, et portant une grande bannière.

Cette bannière représentait le cardinal Ruffo, à genoux devant saint Antoine de Padoue, tenant dans ses mains des rouleaux de cordes qu'il présentait au cardinal.

Le moine, de grande taille déjà, grâce à sa monture, dominait toute la foule, à laquelle il expliquait ce que représentait la bannière.

Saint Antoine était apparu en rêve au cardinal Ruffo, et lui avait dit, en lui montrant des cordes, que, pour la nuit du 13 au 14 juin, c'est-à-dire pour la nuit suivante, les patriotes avaient fait le complot de pendre tous les lazzaroni, ne laissant la vie qu'aux enfants pour les élever dans l'athéisme, et que, dans ce but, une distribution de cordes avait été faite par le directoire aux jacobins.

Par bonheur, saint Antoine, dont la fête tombait le 14, n'avait pas voulu qu'un tel attentat s'accomplît le jour de sa fête, et avait, comme le constatait la bannière que déroulait le moine en la faisant voltiger, obtenu du Seigneur la permission de prévenir ses fidèles bourboniens du danger qu'ils couraient.

Le moine invitait les lazzaroni à fouiller les maisons des patriotes et à pendre tous ceux dans les maisons desquels on trouverait des cordes.

Depuis deux heures, le moine, qui remontait du Vieux-Marché vers le palais Borbonico, faisait, de cent pas en cent pas, une halte, et, au milieu des cris, des vociférations, des menaces de plus de cinq cents lazzaroni, répétait une proclamation semblable. Salvato, ne sachant point la portée que pouvait avoir la harangue du capucin, que nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute, pour fra Pacifico, le quel, en reparaissant dans les bas quartiers de Naples y avait retrouvé sa vieille popularité avec recrudescence de popularité nouvelle,--Salvato, disons-nous, allait passer outre, lorsqu'il vit venir, par la rue San-Giovanni à Carbonara, une troupe de ces misérables portant au bout d'une baïonnette une tête couronnée de cordes.

Celui qui la portait était un homme de quarante à quarante-cinq ans, hideux à voir, couvert qu'il était de sang, la tête qu'il portait au bout de la baïonnette étant fraîchement coupée et dégouttant sur lui. A sa laideur naturelle, à sa barbe rousse comme celle de Judas, à ses cheveux roidis et collés à ses tempes par la pluie sanglante, il faut joindre une large balafre lui coupant la figure en diagonale et lui crevant l'oeil gauche.

Derrière lui venaient d'autres hommes portant des cuisses et des bras.

Ces hideux trophées de chair s'avançaient au milieu des cris de «Vive le roi! vive la religion!»

Salvato s'informa de ce que signifiait la sinistre procession et apprit qu'à la suite de la proclamation de fra Pacifico, des cordes ayant été trouvées dans la cave d'un boucher, le pauvre diable, au milieu des cris «Voilà les lacets qui devaient nous pendre!» avait été égorgé à petits coups, puis dépecé en morceaux. Son torse, déchiré en vingt parties, avait été pendu aux crochets de la boutique, tandis que sa tête, couronnée de cordes, était, avec ses bras et ses cuisses, portée par la ville.

Il se nommait Cristoforo; c'était le même qui avait procuré à Michele une pièce de monnaie russe.

Quant à son assassin, que Salvato ne reconnut point au visage, mais qu'il reconnut au nom, c'était ce même beccaïo qui l'avait attaqué, lui sixième, sous les ordres de Pasquale de Simone, dans la nuit du 22 au 23 septembre, et à qui il avait fendu l'oeil d'un coup de sabre.

A cette explication, que lui donna un bourgeois qui, ayant entendu tout ce bruit, s'était hasardé sur le pas de sa porte, Salvato n'y put tenir. Il mit le sabre à la main et s'élança sur cette bande de cannibales.

Le premier mouvement des lazzaroni fut de prendre la fuite; mais, voyant qu'ils étaient cent et que Salvato était seul, la honte les gagna, et ils revinrent menaçants sur le jeune officier. Trois ou quatre coups de sabre bien appliqués écartèrent les plus hardis, et Salvato se serait encore tiré de cette mauvaise affaire si les cris des blessés et surtout les vociférations du beccaïo n'eussent donné l'éveil à la troupe qui accompagnait fra Pacifico, et qui, en l'accompagnant, fouillait les maisons désignées.

Une trentaine d'hommes se détachèrent et vinrent prêter main-forte à la bande du beccaïo.

Alors, on vit ce spectacle singulier d'un seul homme se défendant contre soixante, par bonheur, mal armés, et faisant bondir son cheval au milieu d'eux comme si son cheval eût eu des ailes. Dix fois, une voie lui fut ouverte et il eût pu fuir, soit par la strada de l'Orticello, soit par la grotta della Marsa, soit par le vico dei Ruffi; mais il semblait ne pas vouloir quitter la partie, évidemment si mauvaise pour lui, tant qu'il n'aurait pas atteint et puni le misérable chef de cette bande d'assassins. Mais, plus libre que lui de ses mouvements, parce qu'il était au milieu de la foule, le beccaïo lui échappait sans cesse, glissant, pour ainsi dire, entre ses mains comme l'anguille entre les mains du pêcheur. Tout à coup, Salvato se souvint des pistolets qu'il avait dans ses fontes. Il passa son sabre dans sa main gauche, tira son pistolet de sa fonte et l'arma. Par malheur, pour viser sûrement, il fut obligé d'arrêter son cheval. Au moment où Salvato touchait du doigt la gâchette, son cheval s'affaissa tout à coup sous lui; un lazzarone, qui s'était glissé entre les jambes de l'animal, lui avait coupé le jarret.

Le coup de pistolet partit en l'air.

Cette fois, Salvato n'eut pas le temps de se relever ni de chercher son autre pistolet dans son autre fonte: dix lazzaroni se ruèrent sur lui, cinquante couteaux le menacèrent.

Mais un homme se jeta au milieu de ceux qui allaient le poignarder, en criant:

--Vivant! vivant!

Le beccaïo, en voyant l'acharnement de Salvato à le poursuivre, l'avait reconnu et avait compris qu'il était reconnu lui-même. Or, il estimait assez le courage du jeune homme pour savoir avec quelle indifférence il recevrait la mort en combattant.

Ce n'était donc pas cette mort-là qu'il lui réservait.

--Et pourquoi vivant? répondirent vingt voix.

--Parce que c'est un Français, parce que c'est l'aide de camp du général Championnet, parce que c'est celui, enfin, qui m'a donné ce coup de sabre!

Et il montrait la terrible balafre qui lui sillonnait le visage.

--Eh bien, qu'en veux-tu faire?

--Je veux me venger, donc! cria le beccaïo; je veux le faire mourir à petit feu! je veux le hacher comme chair à pâté! je veux le rôtir! je veux le pendre!

Mais, comme il crachait, pour ainsi dire, toutes ces menaces au visage de Salvato, celui-ci, sans daigner lui répondre, par un effort surhumain, rejeta loin de lui les cinq ou six hommes qui pesaient sur ses bras et sur ses épaules, et, se relevant de toute sa hauteur, fit tournoyer son sabre au-dessus de sa tête, et, d'un coup de taille qu'eût envié Roland, il lui eût fendu la tête jusqu'aux épaules si le beccaïo n'eût paré le coup avec le fusil à la baïonnette duquel était embrochée la tête du malheureux boucher.

Si Salvato avait la force de Roland, son sabre, par malheur, n'avait point la trempe de Durandal: la lame, en rencontrant le canon du fusil, se brisa comme du verre. Mais, comme elle ne rencontra le canon du fusil qu'après avoir rencontré la main du beccaïo, trois de ses doigts tombèrent à terre.

Le beccaïo poussa un rugissement de douleur et surtout de colère.

--Heureusement, dit-il, que c'est à la main gauche: il me reste la main droite pour te pendre!

Salvato fut garrotté avec les cordes que l'on avait prises chez le boucher et emporté dans un palais, au fond de la cave duquel on venait de trouver des cordes et dont on jetait les meubles et les habitants par la fenêtre.

Quatre heures sonnaient à l'horloge de la Vicaria.

À la même heure, le curé Antonio Toscano tenait la parole qu'il avait donnée au jeune général.

Comme toutes les heures de cette journée, célèbre dans les annales de Naples, furent marquées par quelques traits de dévouement, d'héroïsme ou de cruauté, je suis forcé d'abandonner Salvato, si précaire que soit sa situation, pour dire à quel point en était le combat.

Après la mort du général Writz, le commandant en second Grimaldi avait pris la direction de la bataille. C'était un homme d'une force herculéenne et d'un courage éprouvé. Deux ou trois fois, les sanfédistes, lancés au delà du pont par ces élans des montagnards auxquels rien ne résiste, vinrent attaquer corps à corps les républicains. C'était alors que l'on voyait le géant Grimaldi, se faisant une massue d'un fusil ramassé à terre, frapper avec la régularité d'un batteur en grange et abattre à chaque coup un homme, avec son terrible fléau.

En ce moment, on vit ce vieillard presque aveugle qui avait demandé un fusil en promettant de s'approcher si près de l'ennemi qu'il serait bien malheureux s'il ne le voyait pas;--en ce moment, disons-nous, on vit Louis Serio, traînant ses deux neveux plutôt qu'il n'était conduit par eux, s'avancer jusqu'au bord du Sebeto, où ils l'abandonnèrent. Mais, là, il n'était plus qu'à vingt pas des sanfédistes. Pendant une demi-heure, on le vit charger et décharger son fusil avec le calme et le sang-froid d'un vieux soldat, ou plutôt avec le stoïque désespoir d'un citoyen qui ne veut pas survivre à la liberté de son pays. Il tomba enfin, et, au milieu des nombreux cadavres qui encombraient les abords du fleuve, son corps resta perdu ou plutôt oublié.

Le cardinal comprit que jamais on ne forcerait le passage du pont tant que la double canonnade du fort de Vigliana et de la flottille de Caracciolo prendrait ses hommes en flanc.

Il fallait d'abord s'emparer du fort; puis, le fort pris, on foudroierait la flottille avec les canons du fort.

Nous avons dit que le fort était défendu par cent cinquante ou deux cents Calabrais, commandés par le curé Antonio Toscano.

Le cardinal mit tout ce qu'il avait de Calabrais sous les ordres du colonel Rapini, Calabrais lui-même, et leur ordonna de prendre le fort, coûte que coûte.

Il choisissait des Calabrais pour combattre les Calabrais, parce qu'il savait qu'entre compatriotes la lutte serait mortelle: les luttes fratricides sont les plus terribles et les plus acharnées.

Dans les duels entre étrangers, parfois les deux adversaires survivent; nul n'a survécu d'Étéocle et de Polynice.

En voyant le drapeau aux trois couleurs flottant au-dessus de la porte et en lisant la légende gravée au-dessous du drapeau: Nous venger, vaincre ou mourir! les Calabrais, ivres de fureur, se ruèrent sur le petit fort, des haches et des échelles à la main.

Quelques-uns parvinrent à entamer la porte à coups de hache; d'autres arrivèrent jusqu'au pied des murailles, où ils tentèrent d'appuyer leurs échelles; mais on eût dit que, comme l'arche sainte, le fort de Vigliana frappait de mort quiconque le touchait.

Trois fois les assaillants revinrent à la charge et trois fois furent repoussés en laissant les approches du fort jonchées de cadavres.

Le colonel Rapini, blessé de deux balles, envoya demander du secours.

Le cardinal lui envoya cent Russes et deux batteries de canon.

Les batteries furent établies, et, au bout de deux heures, la muraille offrait une brèche praticable.

On envoya alors un parlementaire au commandant: il offrait la vie sauve.

--Lis ce qui est écrit sur la porte du fort, répondit le vieux prêtre: Nous venger, vaincre ou mourir! Si nous ne pouvons vaincre, nous mourrons et nous nous vengerons.

Sur cette réponse, Russes et Calabrais s'élancèrent à l'assaut.

La fantaisie d'un empereur, le caprice d'un fou, de Paul Ier, envoyait des hommes nés sur les rives de la Néva, du Volga et du Don, mourir pour des princes dont ils ignoraient le nom, sur les plages de la Méditerranée.

Deux fois ils furent repoussés et couvrirent de leurs cadavres le chemin qui conduisait à la brèche.

Une troisième fois, ils revinrent à la charge, les Calabrais conduisant l'attaque. Au fur et à mesure que ceux-ci déchargeaient leurs fusils, ils les jetaient; puis, le couteau à la main, ils s'élançaient dans l'intérieur du fort. Les Russes les suivaient, poignardant avec leurs baïonnettes tout ce qu'ils trouvaient devant eux.

C'était un combat muet et mortel, un combat corps à corps, dans lequel la mort se faisait jour, au milieu d'embrassements si étroits, qu'on eût pu les croire des embrassements fraternels. Cependant, la brèche une fois ouverte, les assaillants croissaient toujours, tandis que les assiégés tombaient les uns après les autres sans être remplacés.

De deux cents qu'ils étaient d'abord, à peine en restait-il soixante, et plus de quatre cents ennemis les entouraient. Ils ne craignaient pas la mort; seulement, ils mouraient désespérés de mourir sans vengeance.

Alors, le vieux prêtre, couvert de blessures, se dressa au milieu d'eux, et, d'une voix qui fut entendue de tous:

--Êtes-vous toujours décidés? demanda-t-il.

--Oui! oui! oui! répondirent toutes les voix.

A l'instant même, Antonio Toscano se laissa glisser dans le souterrain où était la poudre, il approcha d'un baril un pistolet qu'il avait conservé comme suprême ressource, et fit feu.

Alors, au milieu d'une épouvantable explosion, vainqueurs et vaincus, assiégeants et assiégés, furent enveloppés dans le cataclysme.

Naples fut secouée comme par un tremblement de terre, l'air s'obscurcit sous un nuage de poussière, et, comme si un cratère se fût ouvert au pied du Vésuve, pierres, solives, membres écartelés retombèrent sur une immense circonférence.

Tout ce qui se trouvait dans le fort fut anéanti: un seul homme, étonné de vivre sans blessures, emporté dans l'air, retomba dans la mer, nagea vers Naples et regagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de ses compagnons et le sacrifice du prêtre.

Ce dernier des Spartiates calabrais se nommait Fabiani.

La nouvelle de cet événement se répandit en un instant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasme universel.

Quant au cardinal, il vit immédiatement le parti qu'il pouvait tirer de l'événement.

Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne lui défendait plus d'approcher de la mer, et il pouvait, à son tour, avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la petite escadre de Caracciolo.

Les Russes avaient des pièces de seize. Ils établirent une batterie au milieu des débris mêmes du fort, qui leur servirent à construire des épaulements, et ils commencèrent, vers cinq heures du soir, à foudroyer la flottille.

Caracciolo, écrasé par des boulets russes, dont un seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes, quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.

Alors le cardinal put faire avancer ses hommes par la plage, demeurée sans défense depuis la prise du fort de Vigliana, et les deux champs de bataille de la journée restèrent aux sanfédistes, qui campèrent sur les ruines du fort et poussèrent leurs avant-postes jusqu'au delà du pont de la Madeleine.

Bassetti, nous l'avons dit, défendait Capodichino, et, jusque-là, avait paru combattre franchement pour la République, qu'il trahit depuis. Tout à coup, il entendit retentir derrière lui les cris de «Vive la religion! vive le roi!» poussés par fra Pacifico et les lazzaroni sanfédistes qui, profitant de ce que les rues de Naples étaient demeurées sans défenseurs, s'en étaient emparés. En même temps, il apprit la blessure et la mort de Writz. Il craignit alors de demeurer dans une position avancée où la retraite pouvait lui être coupée. Il croisa la baïonnette et s'ouvrit, à travers les rues encombrées de lazzaroni, un passage jusqu'au Château-Neuf.

Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes, avait vainement attendu une attaque sur les hauteurs de Capodimonte; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana, ayant vu la flottille de Caracciolo forcée de s'éloigner, ayant appris la mort de Writz et la retraite de Bassetti, il se retira lui-même par le Ramero sur Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de le recevoir. Il s'établit en conséquence, lui et ses patriotes, dans le couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme, moins fortifié que lui par l'art, mais aussi fortifié par la position.

De là, il pouvait voir les rues de Naples livrées aux lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient au pont de la Madeleine et sur toute la plage, du port de Vigliana à Portici.

Exaspérés par le prétendu complot dressé contre eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaient être tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien de leur vie que ne l'était saint Janvier, ne fût venu en personne révéler le complot au cardinal, les lazzaroni, excités par fra Pacifico, se livraient à des cruautés qui dépassaient toutes celles qu'ils avaient commises jusque-là.

Pendant le trajet que Salvato dut parcourir pour aller de l'endroit où il avait été arrêté à celui où il devait attendre la mort que lui promettait le beccaïo, il put voir quelques-unes de ces cruautés auxquelles se livraient les lazzaroni.

Un patriote attaché à la queue d'un cheval passa, emporté par l'animal furieux, laissant, sur les dalles qui pavent les rues, une large traînée de sang et achevant de laisser aux angles des rues et des vicoli les débris d'un cadavre chez lequel le supplice survivait à la mort.

Un autre patriote, les yeux crevés, le nez et les oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et des hommes qui le suivaient en l'insultant, le forçaient de marcher en le piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.

Un autre, à qui l'on avait scié les pieds, était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambes comme sur des échasses, et, chaque fois qu'il tombait, à coups de fouet était forcé de se relever et de reprendre cette course effroyable.

Enfin à la porte était dressé un bûcher sur lequel on brûlait des femmes et des enfants que l'on y jetait vivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et, entre autres, le curé Rinaldi, que nous avons déjà eu l'occasion de nommer deux ou trois fois, s'arrachaient les morceaux à moité cuits pour les dévorer 1.

Note 1: (retour)

Comme on pourrait croire que nous faisons de l'horreur à plaisir, nous allons citer les différents textes auxquels nous empruntons ces détails.

«En outre,--dit Bartolomeo Nardini dans ses Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de Naples, par un témoin oculaire,--en outre, le cardinal avait fait fabriquer une quantité de lacets qu'il faisait jeter dans les maisons pour donner à ce mensonge l'apparence de la vérité. Les jeunes gens de la ville, qui avaient été forcés de s'inscrire aux rôles de la garde nationale, fuyaient, quelques-uns travestis en femmes, les autres en lazzaroni, et se cachaient dans les maisons les plus misérables, pensant que celles-là seraient les plus respectées. Mais ceux qui avaient eu la chance de passer à travers le peuple sans être reconnus, ne trouvaient point d'hôtes qui voulussent les recevoir. On savait trop bien que les maisons où on les trouverait seraient livrées au pillage et à l'incendie. Les frères fermèrent la porte à leurs frères, les épouses à leurs époux, les parents à leurs enfants. Il se trouva à Naples un père si dénaturé, que, pour prouver son attachement au parti royaliste, il livra de sa propre main son fils à cette populace, sans même qu'il fût poursuivi par elle, et se fit une cuirasse avec le sang de son enfant.

»Ces malheureux fugitifs, ne trouvant personne qui consentît à leur donner asile, étaient contraints de se cacher dans les égouts de la ville, où ils rencontraient d'autres malheureux, forcés de s'y cacher comme eux, et hors desquels la faim les forçait de sortir la nuit pour aller chercher quelque nourriture. Les lazzaroni les attendaient à l'affût, s'emparaient d'eux, les faisaient expirer au milieu des tortures; puis, à ces corps mutilés, ils coupaient les têtes, qu'ils portaient au cardinal Ruffo.»

Attendez-vous à mieux que cela.

»Durant l'assaut des châteaux et de la ville, raconte l'historien Cuoco,--le même que, dans sa lettre à Ruffo, le roi condamna irrévocablement à mort,--durant l'assaut des châteaux, le peuple napolitain commit des barbaries qui font frémir et deviennent inexplicables, même à l'endroit des femmes. Il éleva sur les places publiques des bûchers où il faisait cuire et mangeait les membres des malheureux qu'il y jetait vivants ou moribonds.»

Or, notez que l'homme qui raconte ceci est Vicenzo Cuoco, l'auteur du Précis sur les événements de Naples, c'est-à-dire un des magistrats les plus distingués du barreau napolitain. Malgré la recommandation de Ferdinand, il parvint à échapper au massacre populaire et au massacre juridique qui le suivit. Exilé pendant dix ans de sa patrie, il y rentra avec le roi Joseph, fut ministre sous Murat, et devint fou de terreur parce que, Murat tombé, le prince Léopold lui fit demander son Précis historique.

Un autre auteur, qui garde l'anonyme et qui intitule son livre Mes Périls, raconte que, s'étant sauvé, déguisé en femme, dans une maison où l'on voulut bien lui donner l'hospitalité, il y fit connaissance avec le curé Rinaldi, qui, ne sachant point écrire, le tourmentait pour lui faire rédiger pour Ferdinand un mémoire où il sollicitait de Sa Majesté la faveur d'être nommé gouverneur de Capoue, énumérant au nombre de ses droits incontestables à ce poste d'avoir, à cinq ou six reprises différentes, mangé du jacobin, et, entre autres, une épaule d'enfant tiré du sein de sa mère éventrée.

On ferait un livre à part du simple récit des différentes tortures infligées aux patriotes, tortures qui font le plus grand honneur à l'imagination des lazzaroni napolitains, en ce que ces tortures ne sont portées ni sur le répertoire de l'inquisition, ni sur le catalogue des supplices des Indiens rouges.

Ce bûcher était fait d'une partie des meubles du palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s'étant trouvée encombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté que les autres pièces, et dans la salle à manger restaient une vingtaine de chaises et une pendule qui continuait à marquer l'heure avec l'impassibilité des choses mécaniques.

Salvato jeta un coup d'oeil machinal sur cette pendule: elle marquait quatre heures un quart.

Les hommes qui le portaient le déposèrent sur la table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses bourreaux, soit par le mépris qu'il faisait d'eux, soit par la conviction que cette parole serait inutile, il se coucha sur le côté comme un homme qui dort.

Alors, entre tous ces hommes, experts en torture, il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.

Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé en morceaux, Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter une plainte, sans pousser un cri.

C'était du meurtre, et, aux yeux de ces hommes, le meurtre ne déshonorait pas, n'humiliait pas, n'abaissait pas celui qui en était la victime.

Le beccaïo voulait autre chose. D'ailleurs, il déclarait qu'ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato lui appartenait. C'était son bien, sa propriété, sa chose. Il avait donc le droit de le faire mourir comme il voudrait.

Or, il voulait que Salvato mourût pendu.

La pendaison est une mort ridicule, où le sang n'est point répandu,--le sang ennoblit la mort;--les yeux sortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de la bouche, le patient se balance avec des gestes grotesques. C'était ainsi, pour qu'il mourût dix fois, que Salvato devait mourir.

Salvato entendait toute cette discussion, et il était forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satan lui-même, et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il pu lire en son âme, il n'eût pas mieux deviné ce qui s'y passait.

Il fut donc convenu que Salvato mourrait pendu.

Au-dessus de la table où était couché Salvato se trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.

Seulement, le lustre avait été brisé.

Mais on n'avait pas besoin du lustre pour ce que voulait faire le beccaïo: on n'avait besoin que de l'anneau.

Il prit une corde dans sa main droite, et, si mutilée que fût sa main gauche, il parvint à y faire un noeud coulant.

Puis il monta sur la table, et, de la table, comme il eût fait d'un escabeau, sur le corps de Salvato, qui demeura aussi insensible à la pression du pied immonde que s'il eût été déjà changé en cadavre.

Il passa la corde dans l'anneau.

Tout à coup il s'arrêta; il était évident qu'une idée nouvelle venait de lui traverser l'esprit.

Il laissa le noeud coulant pendre à l'anneau et jeta à terre l'autre extrémité de la corde.

--Oh! dit-il, camarades, je vous demande un quart d'heure, rien qu'un quart d'heure! Pendant un quart d'heure, promettez-moi de me le garder vivant, et je vous promets, moi, pour ce jacobin, une mort dont vous serez tous contents.

Chacun demanda au beccaïo ce qu'il voulait dire et de quelle mort il entendait parler; mais le beccaïo, refusant obstinément de répondre aux questions qui lui furent faites, s'élança hors du palais et prit sa course vers la via dei Sospiri-dell'Abisso.


LXV

CE QU'ALLAIT FAIRE LE BECCAÏO
VIA DEI SOSPIRI-DELL'ABISSO


La via dei Sospiri-dell'Abisso, c'est-à-dire la rue des Soupirs-de-l'Abîme, donnait d'un côté sur le quai della strada Nuova, de l'autre sur le Vieux-Marché, où se faisaient d'habitude les exécutions.

On l'appelait ainsi, parce qu'en entrant dans cette rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaient l'échafaud et qu'il était bien rare que cette vue ne leur tirât point un amer soupir du fond des entrailles.

Dans une maison à porte si basse qu'il semblait qu'aucune créature humaine n'y pût entrer la tête levée, et dans laquelle on n'entrait, en effet, qu'en descendant deux marches et en se courbant, comme pour entrer dans une caverne, deux hommes causaient à une table sur laquelle étaient posés un fiasco de vin du Vésuve et deux verres.

L'un de ces hommes nous est complétement étranger; l'autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo, le pêcheur de Mergellina, le père d'Assunta et des trois gaillards que nous avons vus tirer le filet le jour de la pêche miraculeuse, qui fut le dernier jour des deux frères della Torre.

On se rappelle à la suite de quelles craintes qui le poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à la Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de la ville.

En tirant ses filets, ou plutôt les filets de son père, Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtre de la maison faisant le coin du quai de la strada Nuova et de la rue des Soupirs-de-l'Abîme, fenêtre à fleur de terre à cause des deux marches à l'aide desquelles on descendait dans l'appartement que, dans le jargon de nos constructeurs modernes, on appellerait un sous-sol,--Giovanni avait, disons-nous, remarqué une belle jeune fille dont il était devenu amoureux.

Il est vrai que son nom semblait la prédestiner à épouser un pêcheur: elle s'appelait Marina.

Giovanni, qui arrivait de l'autre côté de la ville, ne savait pas ce que personne n'ignorait du pont de la Madeleine à la strada del Piliere: c'était à qui appartenait cette maison à porte basse et de qui était fille cette belle fleur de grève qui s'épanouissait ainsi au bord de la mer.

Il s'informa, et apprit que la maison et la fille appartenaient à maître Donato, le bourreau de Naples.

Quoique les peuples méridionaux, et particulièrement le peuple napolitain, n'aient point pour l'exécuteur des hautes oeuvres cette répulsion qu'il inspire, en général, aux hommes du Nord, nous ne saurions cacher à nos lecteurs que la nouvelle ne fut point agréable à Giovanni.

Son premier sentiment fut de renoncer à la belle Marina. Comme nos deux jeunes gens n'avaient encore échangé que des regards et des sourires, la rupture n'exigeait pas de grandes formalités. Giovanni n'avait qu'à ne plus passer devant la maison, ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d'un autre côté.

Il fut huit jours sans y passer; mais, le neuvième, il n'y put tenir: il y passa. Seulement, en y passant, il tourna la tête vers la mer.

Par malheur, ce mouvement avait été fait trop tard, et, lorsqu'il avait détourné la tête, la fenêtre où stationnait d'habitude la belle Marina s'était trouvée comprise dans le cercle parcouru par son rayon visuel.

Il avait entrevu la jeune fille; il lui avait même semblé qu'un nuage de tristesse voilait son visage.

Mais la tristesse, qui enlaidit les vilains visages, fait un effet contraire sur les beaux.

La tristesse avait encore embelli Marina.

Giovanni s'arrêta court. Il lui sembla qu'il avait oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la peine à dire quoi; mais cette chose, quelle qu'elle fût, lui sembla si nécessaire, qu'il se retourna, mû par une force supérieure, et qu'en se retournant, les mesures qu'il avait déjà si mal prises, étant plus mal prises encore, il se trouva face à face avec celle qu'il s'était promis à lui-même de ne plus regarder.

Cette fois, les regards des deux jeunes gens se croisèrent et se dirent, avec ce langage si rapide et si expressif des yeux, tout ce qu'auraient pu se dire leurs paroles.

Notre intention n'est point de suivre, quelque intérêt que nous serions sûr de lui donner, cet amour dans ses développements. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, comme Marina était aussi sage que belle et que l'amour de Giovanni allait toujours croissant, force lui fut, un beau matin, de s'ouvrir à son père, de lui avouer son amour et de lui dire, le plus sentimentalement qu'il put, qu'il n'y avait plus de bonheur pour lui en ce monde s'il n'obtenait pas la main de la belle Marina.

Au grand étonnement de Giovanni, le vieux Basso Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable difficulté. C'était un grand philosophe que le pêcheur de Mergellina, et la même raison qui lui avait fait refuser sa fille à Michele le poussait à offrir son fils à Marina.

Michele, au su de tout le monde, n'avait pas le sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier, exceptionnel, c'est vrai, mais, par cela même, lucratif, devait avoir une escarcelle bien garnie.

Le vieux pêcheur consentit donc à s'aboucher avec maître Donato.

Il alla le trouver et lui exposa le motif de sa visite.

Quoique Marina, ainsi que nous l'avons dit, fût charmante, et quoique le préjugé social soit moins grand chez les Méridionaux que chez les hommes du Nord, à Naples qu'à Paris, une fille de bourreau n'est point marchandise facile à placer, et maître Donato ouvrit l'oreille aux propositions du vieux Basso Tomeo.

Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec une franchise qui lui faisait honneur, avouait que l'état de pêcheur, suffisant à nourrir son homme, ne suffisait pas à nourrir une famille, et qu'il ne pouvait pas donner à son fils le moindre ducat en mariage.

Il fallait donc que les jeunes époux fussent dotés par maître Donato, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'on entrait dans une phase de révolution, et, comme il est de tradition qu'il n'est point de révolution sans exécutions, maître Donato, qui, à six cents ducats, c'est-à-dire à deux mille quatre cents francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime, c'est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait, en quelques mois, faire une fortune, non-seulement rapide, mais colossale.

Dans la perspective de ce travail lucratif, il promit de donner à Marina une dot de trois cents ducats.

Seulement, voulant donner cette somme, non point sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à venir, il avait remis le mariage à quatre mois. C'était bien le diable si la révolution ne lui donnait point à faire huit exécutions en quatre mois, une par quinzaine.

Ce bas chiffre représentait trois cents vingt ducats; ce qui lui donnait encore vingt ducats de bénéfice.

Par malheur pour Donato, on a vu de quelle façon philanthropique s'était faite la révolution de Naples; de sorte que, trompé dans son calcul et n'ayant pas eu la moindre pendaison à exécuter, maître Donato se faisait tirer l'oreille pour consentir au mariage de Marina avec Giovanni, ou plutôt au versement de la dot qui devait assurer l'existence des deux jeunes gens.

Voilà pourquoi il était assis à la même table que Basso Tomeo; car, nous ne le cacherons pas plus longtemps à nos lecteurs, cet homme qui leur est inconnu, qui est assis en face du vieux pêcheur, qui saisit le fiasco par son col mince et flexible et qui remplit le verre de son partner, c'est maître Donato, le bourreau de Naples.

--Si, ce n'est pas fait pour moi! Comprenez-vous, compère Tomeo? c'est-à-dire que, quand j'ai vu s'établir la République, que j'ai demandé à des gens instruits ce que c'était que la République, et que ceux-ci m'ont expliqué que c'était une situation politique dans laquelle la moitié des citoyens coupait le cou à l'autre, je me suis dit: «Ce n'est point trois cents ducats que je vais gagner, c'est mille, cinq mille, dix mille ducats, c'est-à-dire une fortune!»

--C'était à penser, en effet. On m'a assuré qu'en France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait trois cent mille têtes dans chaque numéro de son journal. Il est vrai qu'on ne les lui donnait pas toutes; mais enfin on lui en donnait quelques-unes.

--Eh bien, pendant cinq mois qu'a duré notre révolution, à nous, pas un seul Marat: des Cirillo, des Pagano, des Charles Laubert, des Manthonnet tant qu'on en a voulu, c'est-à-dire des philanthropes qui ont crié sur les terrasses: «Ne touchez pas aux individus! respectez les propriétés!»

--Ne m'en parlez pas, compère, dit Basso Tomeo en haussant les épaules; on n'a jamais vu une pareille chose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. les patriotes: cela ne leur a point porté bonheur.

--C'est au point que, quand j'ai vu qu'on pendait à Procida et à Ischia, j'ai réclamé. Partout où l'on pend, il me semble que je dois en être; mais savez-vous ce que l'on m'a répondu?

--Non.

--On m'a répondu qu'on ne pendait pas dans les îles pour le compte de la République, mais pour le compte du roi; que le roi avait envoyé de Palerme un juge pour juger, et que les Anglais avaient fourni un bourreau pour pendre. Un bourreau anglais! Je voudrais bien voir comment il s'y prend!

--C'est un passe-droit, compère Donato.

--Enfin, il me restait un dernier espoir. Il y avait dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs; ceux-là ne pouvaient m'échapper: ils avouaient hautement leur crime, ils s'en vantaient même.

--Les Backer?

--Justement... Avant-hier, on les condamne à mort. Je dis: «Bon! c'est toujours vingt ducats et leur défroque.» Comme ils étaient riches, leurs habits auraient une valeur. Pas du tout: savez-vous ce que l'on fait?

--On les fusille: je les ai vu fusiller.

--Fusiller! A-t-on jamais vu fusiller à Naples? Tout cela pour faire sur un pauvre diable une économie de vingt ducats! Oh! tenez, compère, un gouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut pas tenir. Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment nos lazzaroni les arrangent, vos patriotes!

--Mes patriotes, compère? Ils n'ont jamais été à moi. Je ne savais pas même ce que c'était qu'un patriote. Je l'ai demandé à fra Pacifico, qui m'a répondu que c'était un jacobin; alors, je lui ai demandé ce que c'était qu'un jacobin, et il m'a répondu que c'était un patriote, c'est-à-dire un homme qui avait commis toute sorte de crimes, et qui serait damné.

--En attendant, nos pauvres enfants?

--Que voulez-vous, père Tomeo! Je ne peux pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux. Qu'ils attendent. J'attends bien, moi! Peut-être que, si le roi rentre, cela changera et que j'aurai à pendre (maître Donato grimaça un sourire), même votre gendre Michele.

--Michele n'est pas mon gendre, Dieu merci! Il a voulu l'être; j'ai refusé.

--Oui, quand il était pauvre; mais, depuis qu'il est riche, il n'a plus reparlé de mariage.

--Ça, c'est vrai. Le bandit! Aussi, le jour où vous le pendrez, je tirerai la corde; et, s'il nous faut l'aide de nos trois fils, ils la tireront avec moi.

En ce moment, et comme Basso Tomeo offrait obligeamment son aide et celle de ses trois fils à maître Donato, la porte de cette espèce de cave qui servait de demeure à maître Donato s'ouvrit, et beccaïo, secouant toujours sa main sanglante, parut devant les deux amis.

Le beccaïo était bien connu de maître Donato, étant son voisin. Aussi, à la vue du beccaïo, appela-t-il sa fille Marina pour qu'elle apportât un verre.

Marina parut, belle et gracieuse comme une vision. On se demandait comment une si belle fleur avait pu pousser en un pareil charnier.

--Merci, merci, dit le beccaïo. Il ne s'agit point ici de boire, même à la santé du roi: il s'agit, maître Donato, de venir pendre un rebelle.

--Pendre un rebelle? dit maître Donato, cela me va.

--Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vous en vanter; et, en cas de doute, vous enquérir à Pasquale de Simone. Nous avons été chargés ensemble de son exécution et nous l'avons manqué comme des imbéciles.

--Ah! ah! fit maître Donato; et lui ne t'a pas manqué? Car je présume que c'est lui qui t'a donné ce fameux coup de sabre qui t'a balafré le visage.

--Et celui-ci qui m'a coupé la main, répliqua le beccaïo montrant sa main mutilée et sanglante.

--Oh! oh! voisin, dit maître Donato, laissez-moi panser cela. Vous savez que nous sommes un peu chirurgiens, nous autres.

--Non, sang du Christ! non! dit le beccaïo. Quand il sera mort, à la bonne heure; mais, tant qu'il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons, venez, maître: on vous attend.

--On m'attend? C'est bientôt dit; mais qui me payera?

--Moi.

--Vous dites cela parce qu'il est vivant; mais quand il sera pendu?

--Nous ne sommes qu'à un pas de ma boutique, nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.

--Hum! fit maître Donato, c'est dix ducats pour les exécutions légales; mais, pour les exécutions illégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas si c'est bien prudent à moi.

--Viens, et je t'en donnerai vingt; seulement, décide-toi; car, si tu ne veux pas le pendre, je le pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.

Maître Donato réfléchit qu'en effet, ce n'était pas chose difficile que de pendre un homme, puisque tant de gens se pendent tout seuls, et, craignant que cette aubaine ne lui échappât:

--C'est bien, dit-il: je ne veux pas désobliger un voisin.

Et il alla prendre un rouleau de corde suspendu au mur par un clou.

--Où allez-vous donc? demanda le beccaïo.

--Vous le voyez bien, je vais prendre mes instruments.

--Des cordes? Nous en avons de reste là-bas.

--Mais elles ne sont point préparées; plus une corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent, plus elle est douce au patient.

--Plaisantes-tu? s'écria le beccaïo. Est-ce que je veux que sa mort soit douce? Une corde neuve, mordieu! une corde neuve!

--Au fait, dit maître Bonato avec son sourire sinistre, c'est vous qui payez: c'est à vous de faire votre carte. Au revoir, père Tomeo!

--Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et bon courage, compère! J'ai idée que voilà votre mauvaise veine coupée.

Puis, à lui-même:

--Légale ou illégale, qu'importe! c'est toujours vingt ducats à compte sur la dot.

On sortit de la rue des Soupirs-de-l'Abîme et l'on se rendit chez le beccaïo.

Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et y prit vingt ducats, qu'il allait donner à maître Donato, quand tout à coup, se ravisant:

--Voilà dix ducats, maître, lui dit-il; le reste après l'exécution.

--L'exécution de qui? demanda la femme du beccaïo en sortant de la chambre du fond.

--Si on te le demande, tu diras que tu ne l'as jamais su ou que tu l'as oublié.

S'apercevant alors seulement de l'état dans lequel était la main de son mari:

--Jésus Dieu! dit-elle, qu'est-ce que cela?

--Rien.

--Comment, rien? Trois doigts coupés, tu appelles cela rien!

--Bon! dit le beccaïo, s'il faisait du vent, ce serait déjà séché. Venez, maître.

Et il sortit de sa boutique: le bourreau le suivit.

Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinago, le beccaïo guidant maître Donato, et marchant si vite, que maître Donato avait de la peine à le suivre.

Lorsque le beccaïo rentra, tout était dans la même situation que lorsqu'il était parti. Le prisonnier, toujours couché sur la table, insulté et frappé par les lazzaroni, n'avait pas fait un seul mouvement et semblait plongé dans une immobilité complète.

Au reste, il avait fallu presque autant de force morale pour supporter les injures, qu'il avait fallu de force physique pour supporter les coups et les blessures même à l'aide desquels on avait, à vingt reprises différentes, essayé de réveiller ce dormeur obstiné. Injures et coups, nous l'avons dit, tout avait été inutile.

Des cris de joie et des acclamations de triomphe saluèrent l'apparition du tueur de boucs et du tueur d'hommes, et les cris: Il boïa! il boïa! s'élancèrent de toutes les bouches.

Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à ce cri; car il venait de comprendre la véritable cause du succès qu'il avait obtenu. Non-seulement, dans sa vengeance, le beccaïo voulait sa mort, mais il voulait qu'il mourût d'une main infâme.

Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultat d'une main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.

L'oeil qu'il avait entr'ouvert se referma, et il retomba dans son impassibilité, dont personne, d'ailleurs, ne s'était aperçu qu'il fût sorti.

Le beccaïo s'approcha de lui, et, le montrant à maître Donato:

--Tenez, dit-il, voici votre homme.

Maître Donato jeta les yeux autour de lui pour chercher un endroit convenable où établir un gibet provisoire; mais le beccaïo lui montra l'anneau et la corde.

--On t'a préparé la besogne, lui dit-il. Cependant, ne te presse pas, tu as le temps.

Maître Donato monta sur la table; mais, plus respectueux que le beccaïo pour le pauvre bipède qui se prétend fait à la ressemblance de Dieu et que l'on appelle l'homme, il n'osa monter sur le corps du patient, comme avait fait le beccaïo.

Il monta sur une chaise pour s'assurer que l'anneau était solide et le noeud coulant bien fait.

L'anneau était solide; mais le noeud coulant ne coulait pas.

Maître Donato haussa les épaules, murmura quelques paroles railleuses à l'adresse de ceux qui se mêlaient de choses qu'ils ne savaient pas, et refit le noeud mal fait.

Pendant ce temps, le beccaïo insultait de son mieux le prisonnier, toujours muet et immobile comme s'il eût été mort.

La pendule sonna sept heures.

--Compte maintenant les minutes, dit le tueur de boucs à Salvato; car tu as fini de compter les heures.

La nuit n'était point encore venue; mais, dans les rues étroites et aux hautes maisons de Naples, l'obscurité commence à descendre bien avant que se couche le soleil.

On commençait à voir un peu confusément dans cette salle à manger, où se préparait un spectacle dont personne ne voulait perdre le moindre détail.

Plusieurs voix s'écrièrent:

--Des torches! des torches!

Il était bien rare que, dans une réunion de cinq ou six lazzaroni, il n'y eût pas un homme muni d'une torche. Incendier était une des recommandations faites par le cardinal Ruffo au nom de saint Antoine, et, en effet, l'incendie est un des accidents qui jettent le plus de trouble dans une ville.

Or, comme il y avait dans la salle à manger quarante ou cinquante lazzaroni, il s'y trouvait sept ou huit torches.

En une seconde, elles furent allumées, et au jour triste du crépuscule tombant succéda la lumière funèbre et enfumée des torches.

A cette lumière, mêlée de grandes ombres, à cause du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui les portaient, les figures de tous ces hommes de meurtre et de pillage prirent une expression plus sinistre encore.

Cependant, le noeud coulant était fait, et la corde n'attendait plus que le cou du condamné.

Le bourreau mit un genou en terre près du patient, et, soit pitié, soit conscience de son état:

--Vous savez que vous pouvez demander un prêtre, lui dit-il, et que nul n'a le droit de vous le refuser.

A ces paroles, dans lesquelles il sembla à Salvato sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui eût été témoignée depuis qu'il était tombé aux mains des lazzaroni, sa résolution de garder le silence s'évanouit.

--Merci, mon ami, dit-il d'une voix douce en souriant au bourreau: je suis soldat, et, par conséquent, toujours prêt à mourir; je suis honnête homme, et, par conséquent, toujours prêt à me présenter devant Dieu.

--Quel temps voulez-vous pour faire votre dernière prière? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé, ou vous ne serez pas pendu par moi.

--J'ai eu le temps de faire ma prière depuis que je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi, mon ami, si vous êtes pressé, que je ne vous retarde pas.

Maître Donato n'était point habitué à trouver cette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire. Aussi, tout bourreau qu'il était, et par cela même qu'il était le bourreau, elle le toucha profondément.

Il se gratta l'oreille un instant.

--Je crois, dit-il, qu'il y a des préjugés contre ceux qui exercent notre état, et que certaines personnes délicates n'aiment pas à être touchées par nous. Voulez-vous dénouer votre cravate et rabattre le col de votre chemise vous-même, ou voulez-vous que je vous rende ce dernier service?

--Je n'ai pas de préjugés, répondit Salvato, et, non-seulement vous êtes pour moi ce qu'est un autre homme, mais encore je vous sais gré de ce que vous faites pour moi, et, si j'avais la main libre, ce serait pour vous serrer la main avant de mourir.

--Par le sang du Christ! vous me la serrerez alors, dit maître Donato en se mettant en devoir de délier les cordes qui liaient les poignets de Salvato: ce sera un bon souvenir pour le reste de ma vie.

--Ah! c'est comme cela que tu gagnes ton argent! s'écria le beccaïo, furieux de voir que Salvato allait mourir aussi impassiblement aux mains du bourreau qu'à celles d'un autre homme. Du moment que cela est ainsi, je n'ai plus besoin de toi.

Et, poussant maître Donato hors de la plate-forme que représentait la table, il y prit sa place.

--Défaire la cravate! rabattre la chemise! à quoi bon tout cela? dit le beccaïo. Je vous le demande un peu! Non pas! non pas! Mon bel ami, nous ne ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n'avez pas besoin de prêtre? vous n'avez pas besoin de prières? Tant mieux! la chose va plus couramment.

Et, pressant le noeud coulant de la corde, il souleva la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet au cou.

Salvato était retombé dans son impassibilité première. Cependant quelqu'un qui eût pu voir son visage, plongé dans l'ombre, eût reconnu, à l'oeil entr'ouvert, au cou légèrement tendu du côté de la fenêtre, que quelque bruit extérieur attirait son attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse, ne remarquait aucun des assistants.

En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni, restés dans la cour, se précipitèrent dans la salle à manger en criant: «Alarme! alarme!» en même temps qu'une décharge de mousqueterie se faisait entendre, que les vitres de la fenêtre volaient en éclats, et que le beccaïo, en poussant un horrible blasphème, tombait sur le prisonnier.

Une effroyable confusion succéda à cette première décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six hommes et cassé la cuisse au beccaïo.

Puis, par une fenêtre ouverte, une troupe armée s'élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant le tumulte, criait de toute la force de ses poumons:

--Est-il encore temps, mon général? Si vous êtes vivant, dites-le; mais, si vous êtes mort, par la madone del Carmine! je jure qu'aucun de ceux qui sont ici n'en sortira vivant!

--Rassure-toi, mon bon Michele, répondit Salvato de sa voix ordinaire, et sans qu'on pût remarquer dans son accent la moindre altération; je suis vivant et parfaitement vivant.

En effet, en tombant sur lui, le beccaïo l'avait protégé contre les balles qui s'égaraient dans ce combat nocturne et qui pouvaient atteindre l'ami aussi bien que l'ennemi, la victime aussi bien que le meurtrier.

Puis, il faut le dire à l'honneur de maître Donato, le digne exécuteur, trompant complètement les espérances que l'on avait mises en lui, avait tiré Salvato de dessus la table, si bien qu'en un clin d'oeil le jeune nomme s'était trouvé dessous. En un autre clin d'oeil, et avec une adresse qui démontrait une habitude longtemps exercée, Donato avait achevé de dénouer la corde qui lui liait les mains, et dans la main droite de l'ex-prisonnier il avait glissé à tout hasard un couteau.

Salvato avait fait un bond en arrière, s'était adossé à la muraille et s'apprêtait à vendre chèrement sa vie, si par hasard le combat se prolongeait et si la victoire paraissait ne pas favoriser ses libérateurs.

C'était de là, l'oeil ardent, la main repliée contre la poitrine, le corps ramassé comme un tigre prêt à s'élancer sur sa proie, qu'il avait répondu à Michele et l'avait rassuré en lui répondant.

Mais ce qu'il avait craint n'arriva pas. La victoire ne fut pas un instant douteuse. Ceux qui avaient des torches les jetèrent ou les éteignirent pour fuir plus rapidement, et, au bout de cinq minutes, il ne restait dans la salle que les morts et les blessés, le jeune officier, maître Donato, Michele, Pagliucella, son fidèle lieutenant, et les trente ou quarante hommes que les deux lazzaroni avaient réussi à rassembler à grand'peine, lorsque Michele avait appris que Salvato était prisonnier du beccaïo et avait deviné le danger qu'il courait.

Par bonheur, se croyant absolument maître de la ville aux cris de désolation que l'on poussait de tous côtés, le beccaïo n'avait point songé à poser des sentinelles, de sorte que Michele avait pu s'approcher de la maison où on lui avait dit que Salvato était prisonnier.

Arrivé là, il était monté sur les débris des meubles brisés, était parvenu à la hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée et avait pu voir le beccaïo passant la corde au cou de Salvato.

Il avait alors fort judicieusement jugé qu'il n'y avait pas de temps à perdre; il avait visé le beccaïo et avait fait feu en criant:

--A l'aide du général Salvato!

Puis, le premier, il s'était élancé; tous l'avaient suivi, faisant feu chacun de l'arme qu'il avait en ce moment: celui-ci de son fusil, celui-là de son pistolet.

Le premier soin de Michele, une fois dans la salle à manger, fut de ramasser une torche jetée par un sanfédiste et qui avait continué de brûler, quoique dans la position horizontale; de sauter sur la table et de secouer la torche pour éclairer l'appartement jusque dans ses profondeurs.

C'est alors qu'il avait vu clair sur le champ de bataille, qu'il avait reconnu le beccaïo râlant à ses pieds, distingué deux ou trois cadavres, quatre ou cinq blessés se traînant dans leurs sang et cherchant à s'appuyer contre la muraille; Salvato, le couteau à la main droite et prêt au combat, tandis qu'il protégeait de la main gauche un homme qu'à son grand étonnement il reconnut peu à peu pour maître Donato.

Si intelligent que fût Michele, il avait peine à s'expliquer le dernier groupe. Comment Salvato, qu'il venait de voir, cinq minutes auparavant, la corde au cou et les poignets liés, se retrouvait-il libre et le couteau à la main? et comment enfin le bourreau, qui ne pouvait être venu là que pour pendre Salvato, se trouvait-il protégé par lui?

En deux mots, Michele fut au courant de ce qui s'était passé; mais l'explication ne fut donnée qu'après que Salvato se fut jeté dans ses bras.

C'était la contre-partie de la scène du largo del Pigne, quand Salvato avait sauvé la vie à Michele qu'on allait fusiller. Cette fois, c'était Michele qui avait sauvé la vie à Salvato qu'on allait pendre.

--Ah! ah! fit Michele lorsqu'il eut su, par maître Donato lui-même, comment il avait été invité à la fête et ce qu'il y était venu faire, il ne sera pas dit, compère, qu'on t'aura dérangé pour rien. Seulement, au lieu de pendre un honnête homme et un brave officier, tu vas pendre un misérable assassin, un vil bandit.

--Colonel Michele, répondit maître Donato, je ne me refuse pas plus à votre demande que je ne m'étais refusé à celle du beccaïo, et je dois dire que je pendrai même avec moins de regret le beccaïo que ce brave officier. Mais je suis honnête homme avant tout, et, comme j'avais reçu du beccaïo dix ducats pour pendre ce jeune homme, je ne crois pas qu'il soit dans mes droits de garder les dix ducats quand ce n'est plus le jeune homme que je pends, mais lui-même. Tous êtes donc témoins, tous tant que vous êtes ici, que j'ai rendu au voisin ses dix ducats avant de me porter à aucune voie de fait contre lui.

Et, tirant les dix ducats de sa poche, il les aligna sur la table où le beccaïo était couché.

--Maintenant, dit-il s'adressant à Salvato, je suis prêt à obéir aux ordres de Votre Seigneurie.

Et, prenant la corde qu'un instant auparavant il tenait pour la passer au cou de Salvato, il s'apprêta à la passer au cou du beccaïo, n'attendant qu'un signe de Salvato pour commencer l'opération.

Salvato étendit son regard calme sur tous les assistants, amis comme ennemis.

--Est-ce en effet à moi de donner des ordres ici? demanda-t-il, et, si j'en donne, seront-ils exécutés?

--Là où vous êtes, général, dit Michele, personne ne peut songer à commander, et personne, vous commandant, n'aurait l'audace de désobéir.

--Eh bien, alors, reprit Salvato, tu vas me reconduire avec tes hommes jusqu'au Château-Neuf; car, ayant des ordres de la plus haute importance à faire passer à Schipani, il est important que j'arrive le plus promptement possible, et sain et sauf. Pendant ce temps-là, maître Donato...

--Grâce! murmura le beccaïo, qui croyait entendre sortir de la bouche du jeune homme la sentence de mort, grâce! Je me repens.

Mais lui, sans l'écouter, continua:

--Pendant ce temps, vous ferez porter cet homme chez lui, et vous veillerez à ce que tous les soins que nécessite sa blessure lui soient donnés. Cela lui apprendra peut-être qu'il y a des hommes qui combattent et qui tuent, et des gens qui assassinent et qui pendent. Seulement, comme les abominables actions de ces derniers sont contraires aux saintes volontés du Seigneur, ils n'assassinent qu'à moitié et ne pendent pas du tout.

Puis, tirant de sa poche un papier de banque:

--Tenez, maître Donato, dit-il, voici une police de cent ducats pour vous indemniser des vingt ducats que vous avez perdus.

Maître Donato prit les cent ducats d'un air mélancolique qui donnait à sa figure une expression plus grotesque que sentimentale.

--Vous m'aviez promis autre chose que de l'argent si vous aviez les mains libres, Excellence.

--C'est vrai, dit Salvato, je t'avais promis ma main, et, comme un honnête homme n'a que sa parole, la voici.

Maître Donato saisit la main du jeune officier avec reconnaissance et la baisa avec effusion.

Salvato la lui laissa quelques secondes, sans que sa physionomie exprimât la moindre répugnance, et, quand maître Donato la lui eut rendue:

--Allons, Michele, dit-il, nous n'avons pas un instant à perdre: rechargeons les fusils, et droit au Château-Neuf!

Et en effet, Salvato et Michele, à la tête des lazzaroni libéraux qui venaient de seconder ce dernier dans la délivrance du prisonnier, s'élancèrent dans la strada dei Tribunali, gagnèrent la rue de Tolède par Porta-Alba et le Mercatello, la suivirent jusqu'à la strada de Santa-Anna-dei-Lombardi, et prirent enfin celles de Monte-Oliveto et de Medina, qui les conduisirent droit à la porte du Castello-Nuovo.

Lorsque Salvato se fut fait reconnaître, il apprit que l'événement qui venait de lui arriver était déjà parvenu aux oreilles des patriotes enfermés dans le château et que le gouverneur Massa venait de donner l'ordre à une patrouille de cent hommes de partir au pas de course et d'aller le délivrer.

Salvato songea dans quelle inquiétude devait être Luisa, si la nouvelle de son arrestation était parvenue jusqu'à elle; mais, toujours esclave de son devoir, il chargea Michele d'aller la rassurer, tandis qu'il aviserait avec le directoire aux moyens de faire passer à Schipani les ordres de son général en chef.

En conséquence, il monta droit à la salle où les directeurs tenaient leurs séances. A sa vue, un cri de joie s'échappa de toutes les poitrines. On le savait pris, et, comme on connaissait, en pareille occasion, la rapidité d'exécution des lazzaroni, on le croyait fusillé, poignardé ou pendu.

On voulut le féliciter, mais lui:

--Citoyens, dit-il, nous n'avons pas une minute à perdre. Voici l'ordre de Bassetti en duplicata, prenez-en connaissance et veillez, en ce qui vous regarde, à ce qu'il soit exécuté. Je vais, si vous le voulez bien, m'occuper, moi, de trouver des messagers pour le porter.

Salvato avait une manière claire et résolue de présenter les choses qui ne permettait que l'acceptation ou le refus. Dans cette circonstance, il n'y avait qu'à accepter. Les directeurs acceptèrent, gardèrent un double de l'ordre, pour le cas où le premier serait intercepté, et remirent l'autre à Salvato.

Salvato, sans perdre une seconde, prit congé d'eux, descendit rapidement, et, sûr de retrouver Michele près de Luisa, il courut à l'appartement vers lequel, il n'en doutait pas, l'appelaient les voeux les plus ardents.

Et, en effet, Luisa l'attendait sur le seuil de la porte. Dès qu'elle aperçut son amant, un long cri de «Salvato!» s'élança de la bouche de la jeune femme. Elle était dans les bras de celui qu'elle attendait, que, les yeux fermés, le coeur palpitant, renversée en arrière, comme si elle allait s'évanouir, elle murmurait encore:

--Salvato! Salvato!

Ce nom qui, en italien, veut dire sauvé, avait, dans la bouche de la jeune femme, la double tendresse de sa double signification, c'est-à-dire, qu'il alla, frémissant, éveiller jusqu'aux dernières fibres du coeur de celui qu'il appelait.

Salvato prit Luisa dans ses bras et l'emporta dans sa chambre, où, comme il l'avait présumé, l'attendait Michele.

Puis, quand la San-Felice fut un peu revenue à elle, que son coeur, encore bondissant dans sa poitrine, mais se calmant peu à peu, eut permis au cerveau de reprendre le fil de ses idées momentanément interrompu:

--Tu l'as bien remercié, n'est-ce pas, lui dit Salvato, ce cher Michele? Car c'est à lui que nous devons le bonheur de nous revoir. Sans lui, à cette heure, au lieu de serrer entre tes bras un corps vivant qui t'aime, te répond, vit de ta vie et frissonne sous tes baisers, tu ne tiendrais qu'un cadavre froid, inerte, insensible, et avec lequel tu tenterais vainement de partager cette flamme précieuse qui, une fois éteinte, ne se rallume plus!

--Mais non, dit avec étonnement Luisa; il ne m'a rien dit de tout cela, le mauvais garçon! Il m'a dit seulement que tu étais tombé aux mains des sanfédistes, et que, grâce à ton courage et à ton sang froid, tu t'en étais tiré.

--Eh bien, dit Salvato, connais enfin ton frère de lait pour un affreux menteur. Moi, je m'étais laissé prendre comme un sot, et j'allais être pendu comme un chien, lorsque... Mais attends: sa punition va être de te raconter la chose lui-même.

--Mon général, dit Michele, le plus pressé, je crois, est de faire passer la dépêche au général Schipani: elle doit être d'une certaine importance, à en juger par le danger que vous avez affronté pour vous la procurer. Il y a une barque en bas prête à partir au premier ordre que vous donnerez.

--Es-tu sûr de ceux qui la montent?

--Autant qu'un homme peut l'être d'autres hommes; mais au nombre des matelots, déguisé en matelot, sera Pagliucella, dont je suis sûr comme de moi-même. Je vais expédier la barque et la dépêche. Vous, pendant ce temps-là, racontez à Luisa comment je vous ai sauvé la vie: vous raconterez la chose beaucoup mieux que moi.

Et, poussant Luisa dans les bras de Salvato, il referma la porte sur les deux amants, et descendit l'escalier en chantant la chanson, si populaire à Naples, des Souhaits, et qui commence par ce couplet:

Que ne suis-je, hélas! l'enfant sans demeure

Qui marche courbé sous son tombereau!

Devant ton palais, j'irais à toute heure

Criant: «Voici l'eau! Je suis porteur d'eau.»

Tu dirais: «Quel est cet enfant qui crie?

De cette eau qu'il vend qu'il me monte un seau.»

Et je répondrais: «Cruelle Marie,

Ce sont pleurs d'amour et non pas de l'eau!»


LXVI

LA NUIT DU 13 AU 14 JUIN


La nuit du 13 au 14 juin descendit sombre sur cette plage couverte de cadavres et sur ces rues rouges de sang.

Le cardinal Ruffo avait réussi dans son projet: avec son histoire de cordes et son apparition de saint Antoine, il était arrivé à allumer la guerre civile au coeur de Naples.

Le Jeu avait cessé au pont de la Madeleine et sur la plage de Portici et de Resina; mais on se fusillait dans les rues de Naples.

Les patriotes, voyant que l'on avait commencé à égorger dans les maisons, avaient résolu de ne pas attendre chez eux une mort sans vengeance.

Chacun s'était donc armé, était sorti et s'était réuni au premier groupe qu'il avait rencontré, et, à chaque coin de rue où se rencontrait une patrouille de patriotes et une bande de lazzaroni, on échangeait des coups de fusil.

Ces coups de fusil, qui avaient leur écho jusque dans le Château-Neuf, semblaient, comme autant de remords, venir dire à Salvato qu'il y avait quelque chose de mieux à faire que de dire à sa maîtresse qu'on l'aime, lorsque la ville est abandonnée à une populace sans frein comme sans pitié.

D'ailleurs, il lui pesait lourdement d'avoir été deux heures le jouet de trente lazzaroni et de ne pas encore s'être vengé de cet affront.

Michele, qui le fit demander, lui fut un prétexte pour sortir.

Michele venait lui annoncer qu'il avait vu la barque se mettre en mer et Pagliucella prendre place au gouvernail.

--Maintenant, lui dit Salvato, sais-tu où bivaquent Nicolino et ses hussards?

--A l'Immacolatella, répondit Michele.

--Où sont tes hommes? demanda Salvato.

--Ils sont en bas, où je leur ai fait donner à boire et à manger. Ai-je mal fait?

--Non pas, et, au contraire, ils ont bien gagné leur repos. Seulement, les crois-tu disposés à te suivre de nouveau?

--Je les crois disposés à descendre en enfer ou à monter à la lune avec moi, mais à la condition que vous leur direz un mot d'encouragement.

--Qu'à cela ne tienne. Allons!

Salvato et Michele entrèrent dans la salle basse où les lazzaroni buvaient et mangeaient.

A la vue de leur chef et du jeune officier, ils poussèrent des cris de «Vive Michele! Vive le général Salvato!»

--Mes enfants, leur dit Salvato, si vous étiez réunis au grand complet, combien seriez-vous?

--Six ou sept cents, au moins.

--Où sont vos compagnons?

--Heu! qui sait cela! répondirent deux autres lazzaroni en allongeant les lèvres.

--Est-il impossible de réunir vos compagnons?

--Impossible, non; difficile, oui.

--Si je vous donnais à chacun deux carlins par homme que vous réunirez, regarderiez-vous toujours la chose comme aussi difficile?

--Non; cela aiderait beaucoup.

--Voilà d'abord deux ducats par homme; c'est sur le pied de dix compagnons chacun. Vous êtes payés d'avance pour trois cents.

--A la bonne heure! voilà qui est parler. A votre santé, général!

Puis, d'une seule voix:

--Commandez, général, dirent-ils.

--Écoute bien ce que je vais dire, Michele, et fais exécuter ponctuellement ce que j'aurai dit.

--Vous pouvez être tranquille, mon général, je ne perdrai pas une de vos paroles.

--Que chacun de tes hommes, reprit Salvato, réunisse le plus qu'il pourra de compagnons et se fasse chef de la petite bande qu'il aura réunie; prenez rendez-vous à la strada del Tendeno; une fois là, comptez-vous; si vous êtes quatre cents, divisez-vous en quatre bandes; si vous êtes six cents, en six; dans les rues de Naples, des bandes de cent hommes peuvent résister à tout, et, si elles sont résolues, tout vaincre. Quand onze heures sonneront à Castel-Capuano, mettez-vous en marche en poussant tout ce que vous rencontrerez sur Tolède et en tirant des coups de fusil pour indiquer où vous êtes. Trouvez-vous cela trop difficile?

--Non, c'est bien facile, au contraire. Faut-il partir?

--Pas encore. Trois hommes de bonne volonté.

Trois hommes se présentèrent.

--Vous êtes chargés tous trois de la même mission.

--Pourquoi trois hommes là où il n'est besoin que d'un?

--Parce que, sur trois hommes, deux peuvent être pris ou tués.

--C'est juste, dirent les lazzaroni, à qui ce langage ferme et tranchant donnait un surcroît de courage.

--Cette mission dont vous êtes chargés tous trois, c'est de parvenir, par où vous voudrez, par les chemins qu'il vous plaira de choisir, jusqu'au couvent de San-Martino, où sont réunis six ou sept cents patriotes que Mejean a refusé de recevoir à Saint-Elme: vous leur direz d'attendre onze heures.

--Nous le leur dirons.

--Aux premiers coups de fusil qu'ils jugeront partir de vos rangs, ils descendront sans résistance aucune;--ce n'est point de ce côté-là que sont les lazzaroni,--et ils barreront tous les petits vicoli par lesquels ceux que nos compagnons pousseront devant eux voudraient se réfugier dans le haut Naples. Pris entre deux feux, les sanfédistes se trouveront réunis et massés dans la rue de Tolède. Le reste me regarde.

--Du moment que le reste vous regarde, cela ne nous inquiète point.

--As-tu bien compris, Michele?

--Pardieu!

--Avez-vous bien compris, vous autres?

--Parfaitement.

--Alors, agissons.

On ouvrit la porte, on baissa les ponts-levis: les trois hommes chargés de monter au couvent Saint-Martin, dans le haut de la strada del Mala, partirent; les autres se divisèrent en deux troupes qui disparurent, l'une dans la strada Medina, l'autre dans la strada del Porte.

Quant à Salvato, il prit seul le chemin de l'Immacolatella.

Comme le lui avait dit Michele, Nicolino et ses hussards bivaquaient entre l'Immacolatella et le petit port où est aujourd'hui la Douane.

Il était gardé par des vedettes à cheval, placées du côté de la rue del Piliere, du côté de la strada Nuova et du côté de la strada Olivare.

Salvato se fit reconnaître des sentinelles et pénétra jusqu'à Nicolino.

Il était couché sur le lastrico, la tête sur la selle de son cheval; il avait près de lui une cruche et un verre d'eau.

C'étaient le lit et le souper de ce sybarite qu'un an auparavant le pli d'une feuille de rose empêchait de dormir et qui faisait manger son lévrier dans des plats d'argent.

Salvato l'éveilla. Nicolino demanda, d'assez mauvaise humeur, ce qu'on lui voulait.

Salvato se nomma.

--Ah! cher ami, lui dit Nicolino, il faut que ce soit vous qui m'ayez réveillé pour que je vous pardonne de m'avoir tiré d'un si charmant rêve. Imaginez-vous que je rêvais que j'étais le beau berger Pâris, que je venais de distribuer les pommes et que je buvais le nectar en mangeant l'ambroisie avec la déesse Vénus, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à la marquise de San-Clemente. Si vous avez des nouvelles d'elle, donnez-m'en.

--Aucune. A quel propos voulez-vous que j'aie des nouvelles de la marquise?

--Pourquoi pas? Vous aviez bien une lettre d'elle dans votre poche le jour où vous avez été assassiné.

--Trêve de plaisanterie, cher ami, il s'agit de parler de choses sérieuses.

--Je suis sérieux comme saint Janvier... Que voulez-vous de plus?

--Rien. Avez-vous une monture et un sabre à me donner?

--Une monture? Mon domestique doit être au bord de la mer avec mon cheval, à moi, et un second cheval de main. Quant à un sabre, j'ai trois ou quatre hommes assez grièvement blessés pour qu'ils vous laissent prendre le leur sans que cela leur fasse tort. Quant aux pistolets, vous en trouverez dans les fontes, et de tout chargés. Vous savez que je suis votre fournisseur de pistolets. Faites un aussi joyeux usage de ceux-ci que des autres, et je n'aurai rien à dire.

--Eh bien, cher ami, maintenant que tout est arrêté, je vais monter un de vos chevaux, ceindre le sabre d'un de vos hommes, prendre la moitié de vos hussards, et monter par Foria, tandis que vous remonterez par largo del Castello, et, quand nous serons aux deux bouts de Tolède, et que minuit sonnera, nous chargerons chacun de notre côté, et soyez tranquille: la besogne ne nous manquera point.

--Je ne comprends pas très-bien; mais n'importe, la chose doit être parfaitement arrangée puisqu'elle est arrangée par vous. Je sabre de confiance, c'est convenu.

Nicolino fit amener les deux chevaux; Salvato prit le sabre d'un blessé, les deux jeunes gens se mirent en selle, et, comme il était convenu, avec chacun moitié des hussards, remontèrent vers Tolède, l'un par la strada Foria, l'autre par largo dei Castello.

Et maintenant, tandis que les deux amis vont tâcher de prendre les lazzaroni sanfédistes non-seulement entre deux feux, mais encore entre deux fers, nous allons franchir le pont de la Madeleine et entrer dans une petite maison d'aspect assez pittoresque, située entre le pont et les Graneli. Cette maison que l'on montre encore aujourd'hui comme celle qui fut habitée, pendant le siége, par le cardinal Ruffo, était ou plutôt,--car elle existe encore aujourd'hui en état de parfaite conservation,--est celle où il avait établi son quartier général.

Placé dans cette maison, il n'était qu'à une portée de fusil des avant-postes républicains; mais il avait une partie de l'armée sanfédiste campée tout près de lui, sur le pont de la Madeleine, et au largo del Ponte. Ses avant-postes venaient jusqu'à via della Gabella. Ces avant-postes étaient composés de Calabrais.

Or, les Calabrais étaient furieux.

Dans cette grande lutte qu'ils avaient engagée dans la journée, et dont le principal épisode avait été l'explosion du fort de Vigliana, les Calabrais n'avaient point été vaincus, c'est vrai, mais ne se regardaient point comme vainqueurs. Les vainqueurs, c'étaient ceux qui étaient morts héroïquement; les vaincus, c'étaient ceux qui étaient revenus quatre fois à la charge sans pouvoir emporter le fort, qui avaient eu besoin, pour lui faire une brèche, des Russes et de leurs canons.

Aussi, ayant devant eux, à cent cinquante pas à peine le fort del Carmine, ils complotèrent tout bas de s'en emparer sans en demander l'autorisation à leurs chefs. La proposition avait été acceptée avec un tel enthousiasme, que les Turcs, qui campaient avec eux, leur avaient demandé, de faire partie de l'expédition. L'offre avait été accueillie et l'on s'était ainsi distribué les rôles.

Les Calabrais allaient s'emparer, les unes après les autres, de toutes les maisons qui séparaient la via della Gabella de la rue qui longeait le château del Carmine. Les étages supérieurs de la dernière maison donnant sur le château, ils dominaient les murailles du fort et, par conséquent, voyaient ses défenseurs à découvert. Au fur et à mesure que ses défenseurs s'approchaient de la muraille, ils les fusilleraient, et, pendant ce temps, les Turcs, cimeterre aux dents, escaladeraient les murailles en montant sur les épaules les uns des autres.

A peine ce plan fut-il arrêtée, que les assaillants le mirent à exécution. La journée avait été rude, et les défenseurs de la ville, croyant les soldats du cardinal aussi fatigués qu'eux, espéraient une nuit tranquille. Ceux qui occupaient les maisons les plus proches du fort, c'est-à-dire ceux qui formaient les avant-postes républicains, furent surpris dans leur sommeil et égorgés, et, en moins d'un quart d'heure, une cinquantaine de Calabrais, choisis parmi les meilleurs tireurs, se trouvaient établis au second, au troisième étage et sur la terrasse de la maison en avant de Fiumicello, c'est-à-dire à trente pas à peine du fort del Carmine.

Dès les premiers cris, dès les premières portes brisées, les sentinelles du fort avaient crié: «Alarme!» et les patriotes étaient accourus sur la plate-forme de la citadelle, se croyant à l'abri derrière leurs créneaux; mais tout à coup un feu plongeant éclata, et un ouragan de fer tomba sur eux.

Pendant ce temps, les Turcs étaient, en quelques bonds, arrivés au pied des murailles et avaient commencé l'escalade. Les assiégés ne pouvaient s'opposer à leur ascension qu'en se découvrant, et chaque homme qui se découvrait était un homme mort.

Une pareille lutte ne pouvait durer longtemps. Les patriotes qui restaient debout, sur la plate-forme de la forteresse jonchée de cadavres, avisèrent une porte de derrière ouvrant sur la place del Mercato, et, par la rue de la Conciana, gagnèrent d'un côté le quai, de l'autre la rue San-Giovanni, et se dispersèrent dans la ville.

Le cardinal, au bruit de cette terrible fusillade faite par les Calabrais sur les défenseurs du fort, avait cru à une attaque de républicains, avait fait battre la générale et se tenait prêt à tout événement, et il avait envoyé des coureurs s'informer d'où venait tout ce bruit, lorsque, tout enivrés de leurs succès, Turcs et Calabrais vinrent lui annoncer qu'ils étaient maîtres du fort.

C'était une grande nouvelle. Le cardinal ne pouvait plus être attaqué ni par Marinella ni par le Vieux-Marché, les canons du fort commandant ces deux passages; et, comme fra Pacifico venait de rentrer, ayant promené toute la journée sa bannière et laissant la ville en feu, le cardinal, en récompense de ses bons services, l'envoya, avec ses douze capucins, diriger l'artillerie du fort.

A peine avait-il donné cet ordre, qu'on lui annonça que l'on venait de prendre une barque qui, partie du Château-Neuf, paraissait se diriger vers le Granatello.

Celui qui paraissait le patron de la barque était porteur d'un billet dont on s'était emparé.

Le cardinal rentra chez lui et se fit amener le patron de la barque capturée.

Mais, au premier mot que le cardinal lui adressa, il répondit par un mot d'ordre qui appartenait à la famille Ruffo, à leurs domestiques et à leurs serviteurs en général, et qui était une espèce de sauf-conduit dans les occasions difficiles:

--La Malaga è siempre Malaga.

C'était déjà par ce mot de passe que l'ancien cuisinier Corcia s'était fait reconnaître, lorsqu'on l'avait, au camp des Russes, amené devant le cardinal.

En effet, au lieu de passer hors de vue, comme il lui était facile de le faire, le patron s'était approché du rivage, de manière à être remarqué, et enfin, au lieu de se diriger vers le Granatello, où il eût pu arriver avant ceux qui le poursuivaient, il avait poussé au large; de sorte qu'il avait été facile à la barque qui le poursuivait de le rejoindre, montée qu'elle était par six rameurs.

Quant à la lettre qu'il portait, rien ne lui eût été plus facile, s'il n'eût pas été dans les intérêts du cardinal, ou de la déchirer ou de la jeter à l'eau avec une balle de plomb qui l'eût entraînée au fond de la mer.

Au contraire, ce billet, il l'avait conservé et l'avait remis à l'officier sanfédiste, à la première requête qui lui avait été faite.

Cet officier sanfédiste était justement Scipion Lamarra, qui avait apporté la bannière de la reine au cardinal. Le cardinal le fit venir, et il confirma tout ce qu'avait dit le patron, déjà sauvegardé, du reste, par le mot d'ordre qu'il tenait de la soeur du cardinal même, c'est-à-dire de la princesse de Campana.

Ce mot d'ordre, il l'avait transmis, au reste, à tous ceux de ses compagnons sur lesquels il croyait pouvoir compter et qui, comme lui, jouaient les patriotes jusqu'au moment de jeter le masque.

Seulement, il annonça au cardinal que, sans doute par défiance de lui, le colonel Michele, qui l'avait envoyé au Granatello, avait placé dans sa barque un homme à lui qui n'était autre que son lieutenant Pagliucella. Au moment où la barque avait été accostée par ceux qui la poursuivaient, soit accident, soit ruse pour ne point être pris, Pagliucella était tombé ou s'était jeté à la mer et n'avait pas reparu.

Ceci parut au cardinal un détail d'une médiocre importance, et il demanda la lettre dont le patron était porteur.

Scipion Lamarra la lui remit.

Le cardinal la décacheta. Elle contenait les dispositions suivantes:

Le général Bassetti au général Schipani, au Granatello 2.

«Les destins de la République exigent que nous tentions un coup décisif et que nous détruisions en un seul combat cette masse de brigands agglomérés au pont de la Madeleine.

»En conséquence, demain, au signal qui vous sera donné par trois coups de canon tirés au Château-Neuf, vous vous dirigerez sur Naples avec votre armée. Arrivé à Portici, vous forcerez la position et passerez au fil de l'épée tout ce que vous trouverez devant vous. Alors, les patriotes de San-Martino feront une descente en même temps que ceux du château del Carmine, du Château-Neuf et du château de l'Oeuf. Pendant que nous les attaquerons de trois côtés différents et de front, vous tomberez sur les derrières de l'ennemi et les exterminerez. Toute notre espérance est en vous.

»Salut et fraternité.

»BASSETTI.»

Note 2: (retour) Nous répétons, pour la dixième fois, que ce qui est lettre ou ordre est toujours copié sur la pièce officielle.

--Eh bien, demanda le patron de la barque en voyant que pour la seconde fois le cardinal relisait la lettre avec plus d'attention encore que la première, la Malaga est-elle toujours Malaga, Votre Éminence?

--Oui, garçon, répondit le cardinal, et je vais te le prouver.

Se tournant alors vers le marquis Malaspina:

--Marquis, lui dit-il, faites donner à ce garçon cinquante ducats et un bon souper. Les nouvelles qu'il nous apporte valent bien cela.

Malaspina accomplit la partie de l'ordre que venait de donner le cardinal, en ce qui le concernait, c'est-à-dire remit les cinquante ducats au patron; mais, quant à la seconde partie, c'est-à-dire au souper, il le confia aux soins de Carlo Cuccaro, valet de chambre de Son Éminence.

A peine Malaspina fut-il rentré, que le cardinal fit écrire à de Cesare, qui était à Portici, de ne pas perdre de vue l'armée de Schipani. En conservant toutes les dispositions prises la veille, il lui envoyait un renfort de deux ou trois cents Calabrais et de cent Russes, et il ordonnait en même temps à mille hommes des masses de se glisser sur les pentes du Vésuve, depuis Reniso jusqu'à Torre-del-Annunziata.

Ces hommes étaient destinés à fusiller l'armée de Schipani derrière de petits bois, des scories de lave et des quartiers de rocher, dont abonde le versant occidental du Vésuve.

De Cesare, en recevant la dépêche, ordonna, de son côté, au commandant des troupes de Portici de feindre de reculer devant Schipani et de l'attirer dans la ville. Une fois engouffré dans cette rue de trois lieues qui conduit de la Favorite à Naples, il lui couperait la retraite sur les flancs, tandis que les insurgés de Sorrente, de Castellamare et de la Cava l'attaqueraient par derrière et l'écraseraient.

Toutes ces mesures étaient prises pour le cas où la dépêche aurait été expédiée en double et où, le duplicata parvenant à Schipani, il exécuterait la manoeuvre qui lui était ordonnée.

Le cardinal ne prenait point une précaution inutile. La dépêche n'avait pas été expédiée en double; mais elle allait l'être, et, pour son malheur, ce double, Schipani devait le recevoir.


LXVII

LA JOURNÉE DU 14 JUIN


Pagliucella n'était point tombé à la mer: Pagliucella s'était jeté à la mer.

Voyant les allures suspectes du patron, il avait compris que son colonel Michele avait mal placé sa confiance, et, comme Pagliucella nageait aussi bien que le fameux Pesce Colas, dont le portrait orne le marché au poisson de Naples, il avait piqué une tête, avait filé entre deux eaux, n'avait reparu à la surface de la mer que juste le temps de respirer, avait replongé de nouveau; puis, se jugeant hors de la portée de la vue, avait continué son chemin vers le môle, avec le calme d'un homme qui avait trois ou quatre fois gagné le pari d'aller de Naples à Procida en nageant.

Il est vrai que, cette fois, il nageait avec ses habits, ce qui est moins commode que de nager tout nu.

Il mit un peu plus de temps au trajet, voilà tout, mais n'en aborda pas moins sain et sauf au môle, prit terre, se secoua et s'achemina vers le Château-Neuf.

Il y arrivait vers une heure du matin, juste au moment où Salvato y rentrait lui-même avec son cheval couvert de blessures, atteint de son côté de cinq ou six coups de couteau peu dangereux par bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés et son sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau; ce qui prouvait que, s'il avait reçu des coups, il les avait rendus avec usure.

Mais, à la vue de Pagliucella, tout ruisselant d'eau, au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon dont les choses s'étaient passées, il ne songea plus à s'occuper de lui, il ne pensa qu'à remédier à l'accident qui était arrivé en envoyant un second messager et un second message.

Au reste, cet accident, Salvato l'avait prévu, puisque, on se le rappelle, il s'était fait donner l'ordre par duplicata.

En conséquence, il monta à la salle du directoire, lequel, nous l'avons dit, s'était déclaré en permanence. Deux membres sur cinq dormaient, tandis que trois, nombre suffisant pour prendre des décisions, veillaient toujours, s'entretenant au nombre voulu.

Salvato, qui semblait insensible à la fatigue, entra dans la salle, amenant derrière lui Pagliucella. Son habit était littéralement déchiqueté de coups de couteau, et, en plusieurs endroits, taché de sang.

Il raconta en deux mots ce qui était arrivé: comment, avec Nicolino et Michele, il avait étouffé l'émeute en pavant littéralement de morts la rue de Tolède. Il croyait donc pouvoir répondre de la tranquillité de Naples pour le reste de la nuit.

Michele, blessé au bras gauche d'un coup de couteau, était allé se faire panser.

Mais on pouvait compter sur lui pour le lendemain: la blessure n'était point dangereuse.

Son influence sur la patrie patriote des lazzaroni de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut donc avec une grande satisfaction que les directeurs, apprirent que, dès le lendemain, il reprendrait ses fonctions.

Puis vint le tour de Pagliucella, qui s'était tenu modestement derrière Salvato tout le temps que celui-ci avait parlé.

En deux mots, il fit à son tour son récit.

Les directeurs se regardèrent.

Si Michele, lazzarone lui-même, avait été trompé par des mariniers de Santa-Lucca, sur qui pouvaient-ils compter, eux qui n'avaient sur ces hommes aucune influence de rang ni d'amitié?

--Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûr qui pût aller en nageant d'ici au Granatello.

--Près de huit milles, dit un des directeurs.

--C'est impossible, dit l'autre.

--La mer est calme, quoique la nuit soit tombée, dit Salvato en s'approchant d'une fenêtre; si vous ne trouvez personne, j'essayerai.

--Pardon, mon général, dit Pagliucella en s'approchant: vous avez besoin ici, vous; c'est moi qui irai.

--Comment, toi? dit Salvato en riant. Tu en reviens!

--Raison de plus: je connais la route.

Les directeurs se regardèrent.

--Si tu te sens la force de faire ce que tu offres, dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien mérité de la patrie.

--J'en réponds, dit Pagliucella.

--Alors, prends une heure de repos, et que Dieu veille sur toi!

--Je n'ai pas besoin de prendre une heure de repos, répondit le lazzarone; d'ailleurs, une heure de repos peut tout compromettre. Nous sommes aux plus courtes nuits de l'été, c'est-à-dire au 14 juin; à trois heures, le jour va venir: pas une minute à perdre. Donnez-moi la seconde lettre, cousue dans un morceau de toile cirée; je me la pendrai au cou comme une image de la Vierge; je boirai un verre d'eau-de-vie avant que de partir, et, à moins que saint Antoine, mon patron, ne soit décidément passé aux sanfédistes, avant quatre heures du matin, le général Schipani aura votre lettre.

--Oh! s'il le dit, il le fera, dit Michele, qui venait d'ouvrir la porte et qui avait entendu la promesse de Pagliucella.

La présence de son camarade donna à Pagliucella une nouvelle confiance en lui-même. La lettre fut cousue dans un morceau de toile cirée et fermée hermétiquement; puis, comme il était de la plus haute importance que personne ne vît sortir le messager, on le fit descendre par une fenêtre basse donnant sur la mer. Arrivé sur la plage, il se débarrassa de ses habits, et, liant seulement sur sa tête sa chemise et son caleçon, il se laissa couler à la mer.

Pagliucella l'avait dit, il n'y avait pas de temps à perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal et passer sans être vu au milieu de la croisière anglaise.

Tout réussit comme on pouvait l'espérer. Seulement, fatigué de sa première course, Pagliucella fut obligé d'aborder à Portici: par bonheur, le jour n'était pas encore venu, et il put suivre le rivage jusqu'au Granatello, toujours prêt, au moindre danger, à se rejeter à la mer.

Les patriotes avaient eu raison de compter sur le courage de Schipani; mais, on le sait d'avance, il ne fallait pas compter sur autre chose que son courage.

Il reçut de son mieux le messager, lui fit servir à boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et ne s'occupa plus que d'exécuter les ordres du directoire.

Pagliucella ne lui cacha aucun des détails de la première expédition manquée et de la barque surprise par le cardinal. Schipani put donc comprendre, et, d'ailleurs, Pagliucella insista fort là-dessus, que le cardinal, étant au courant de son projet de marcher sur Naples, s'y opposerait par tous les moyens possibles. Mais les gens du caractère de Schipani ne croient pas aux obstacles matériels, et, de même qu'il avait dit: «Je prendrai Castelluccio,» il dit: «Je forcerai Portici.»

A six heures, sa petite armée, se composant de quatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes et prête à partir. Il passa dans les rangs des patriotes, s'arrêta au centre, monta sur un tertre qui lui permettait de dominer ses soldats, et, là, avec cette sauvage et puissante éloquence si bien en harmonie avec sa force d'hercule et son courage de lion, il leur rappela leurs fils, leurs femmes, leurs amis, exposés au mépris, abandonnés à l'opprobre, demandant vengeance et attendant de leur courage et de leur dévouement la fin de leurs maux et de leur oppression. Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement le passage où Bassetti lui annonçait, ignorant la prise du château del Carmine, la quadruple sortie qui devait seconder son mouvement, il leur montra les patriotes les plus purs, l'espérance de la République, venant au-devant d'eux sur les cadavres de leurs ennemis.

A peine avait-il terminé ce discours, qu'à intervalles égaux trois coups de canon retentirent du côté de Castello-Nuovo, et que l'on vit trois fois une légère fumée paraître et s'évaporer au-dessus de la tour du Midi, la seule qui fût en vue de Schipani.

C'était le signal. Il fut accueilli aux cris de «Vive la République! La liberté ou la mort!»

Pagliucella, armé d'un fusil, vêtu de son caleçon et de sa chemise seulement,--ce qui, au reste, était son costume habituel avant qu'il fût élevé par Michele aux honneurs de la lieutenance,--prit place dans les rangs; les tambours donnèrent le signal de la charge, et l'on s'élança sur l'ennemi.

L'ennemi, nous l'avons dit, avait ordre de laisser Schipani s'engager dans les rues de Portici. Mais, n'eût-il pas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le général républicain attaqua les sanfédistes lui eût ouvert le passage, tant qu'il n'eut eu que des hommes pour le lui fermer.

Dans ces sortes de récits, c'est chez l'ennemi qu'il faut aller chercher des renseignements; car lui n'est pas intéressé à louer le courage de ses adversaires.

Voici ce que dit de ce choc terrible Vicenzo Durante, aide de camp de Cesare, dans le livre où il raconte la campagne de l'aventurier corse:

«L'audacieux chef de cette troupe de désespérés s'avançait menaçant et furieux, frappant avec rage la terre de ses pieds et semblable au taureau qui répand la terreur par ses mugissements.»

Mais, nous l'avons dit, malheureusement Schipani avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter des éclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui eussent fait lever les tirailleurs embusqués par de Cesare, il négligea toute précaution, força les passages de Torre-del-Greco et de la Favorite, et s'engagea dans la longue rue de Portici, sans même remarquer que toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées.

La petite et longue ville de Portici ne se compose, en réalité, que d'une rue. Cette rue, en supposant que l'on vienne de la Favorite, tourne si brusquement à gauche, qu'il semble, à une distance de cent pas, qu'elle est fermée par une église qui s'élève juste en face du voyageur. On dirait alors qu'elle n'a d'autre issue qu'une ruelle étroite ouverte entre l'église et la file de maisons qui continue en droite ligne. Arrivé à quelques pas de l'église seulement, on reconnaît à gauche le véritable passage.

C'était là, dans cette espèce d'impasse, que de Cesare attendait Schipani.

Deux canons défendaient l'entrée de la ruelle et plongeaient dans toute la longueur de la rue par laquelle les républicains devaient arriver, tandis qu'une barricade crénelée, réunissant l'église au côté gauche de la rue, présentait, même sans défenseurs, un obstacle presque insurmontable.

De Cesare et deux cents hommes se tenaient dans l'église; les artilleurs, s'appuyant à trois cents hommes, défendaient la ruelle; cent hommes étaient embusqués derrière la barricade; enfin, mille hommes, à peu près, occupaient les maisons dans la double longueur de la rue.

Au moment où Schipani, chassant tout devant lui, ne fut plus qu'à cent pas de cette embuscade, au signal donné par les deux pièces de canon chargés à mitraille, tout éclata à la fois.

La porte de l'église s'ouvrit et, tandis que l'on voyait le choeur illuminé comme pour l'exposition du saint-sacrement, et, devant l'autel, le prêtre levant l'hostie, l'église, pareille à un cratère qui se déchire, vomit le feu et la mort.

Au même instant, toutes les fenêtres s'enflammèrent, et l'armée républicaine, attaquée de face, sur ses flancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.

La ruelle, défendue par les deux pièces de canon, pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec une troupe décimée chaque fois, revint à la charge, conduisant ses hommes jusqu'à la gueule des pièces, qui alors éclataient et emportaient des files entières.

A la troisième fois, il détacha cinq cents hommes de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna de faire le tour par le rivage de la mer et de charger la batterie par la queue, tandis que lui l'attaquerait de face.

Mais, par malheur, au lieu de confier cette mission aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec son imprudence ordinaire, en chargea les premiers venus. Pour ce patriote d'élite, tous les hommes avaient le même coeur, c'est-à-dire le sien. Les hommes envoyés par lui pour attaquer les sanfédistes firent la manoeuvre commandée; mais, au lieu d'attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux cris de «Vive le roi!»

Schipani prit ces cris pour un signal. Il chargea une quatrième fois; mais, cette quatrième fois, il fut reçu par un feu plus violent encore que les trois autres, puisqu'il était renforcé de celui de ses cinq cents hommes. La petite troupe, fouillée de tous côtés par les boulets et les balles, tourbillonna comme si elle eût eu le vertige, puis, réduite à sa dixième partie, sembla s'évanouir comme une fumée.

Schipani restait avec une centaine d'hommes éparpillés; il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et, désespérant de passer, se retourna comme un sanglier qui revient sur le chasseur.

Soit respect, soit terreur, la masse qui lui coupait la retraite s'ouvrit devant lui; mais il passa entre un double feu.

Il y laissa la moitié de ses hommes, et, toujours poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva à Castellamare. Il avait deux blessures: une au bras, l'autre à la cuisse.

Là, il se jeta dans une ruelle. Une porte était ouverte: il y entra. Par bonheur, c'était celle d'un patriote, qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures et lui donna d'autres habits.

Le même jour, Schipani ne voulant pas plus longtemps compromettre ce généreux citoyen, prit congé de lui et, la nuit venue, se jeta dans la montagne.

Il erra ainsi deux ou trois jours; mais, reconnu pour ce qu'il était, il fut arrêté et conduit à Procida avec deux autres patriotes, Spano et Battistessa.

On se rappelle que c'était Speciale, cet homme qui avait fait à Troubridge l'effet de la plus venimeuse bête qu'il eût jamais vue, qui jugeait à Procida.

Finissons-en avec Schipani, comme nous en aurons bientôt fini avec tant d'autres, et faisons du même coup connaissance avec Speciale par une de ces atrocités qui peignent mieux un homme que toutes les descriptions que l'on en pourrait faire.

Spano était un officier dont les services dataient de la monarchie; la République en avait fait un général, chargé de s'opposer à la marche de Cesare: il avait été surpris par un détachement sanfédiste et fait prisonnier.

Battistessa avait occupé une position plus obscure; il avait trois enfants et passait pour un des plus honnêtes citoyens de Naples: le cardinal Ruffo s'approchant, sans bruit, sans ostentation, il avait pris son fusil et s'était mis dans les rangs des patriotes, où il s'était battu avec le franc courage de l'homme véritablement brave.

Nul au monde n'avait un reproche à lui faire.

Il avait obéi à l'appel de son pays, voilà tout. Il est vrai qu'il y a des moments où cela mérite la mort, et quelle mort! Vous allez voir.

Que l'on ne s'étonne pas que, quand celui qui écrit ces lignes sort du roman pour retomber dans l'histoire, il s'indigne et éclate en imprécations. Jamais, dans les terribles conceptions de la fièvre, il n'inventerait ce qu'il a vu repasser sous ses yeux le jour où il a mis la main dans ce charnier royal de 99.

Les prisonniers, par jugement de Speciale, furent tous trois condamnés à mort.

Cette mort, c'était le gibet, mort déjà terrible par l'idée infamante que l'on attache à la corde.

Mais une circonstance rendit la mort de Battistessa plus terrible encore qu'on n'avait pu le prévoir.

Après être restés vingt-quatre heures suspendus au gibet, les corps de Battistessa, de Spano et de Schipani furent exposés dans l'église de Spirito-Santo, à Ischia.

Mais, une fois couché sur le lit funéraire, le corps de Battistessa poussa un soupir, et le prêtre s'aperçut, avec un étonnement mêlé d'épouvante, que cette longue suspension n'avait point amené la mort.

Un râle sourd, mais continu, attestait la persistance de la vie, en même temps que l'on voyait sa poitrine s'abaisser et se soulever.

Peu à peu, il reprit ses sens et revint entièrement à lui.

L'avis de tous était que cet homme, qui avait été supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendant vingt-quatre heures, l'avait tenu entre ses bras; mais personne, pas même le prêtre, dont c'était peut-être le devoir d'avoir du courage, n'osa rien décider sans prendre les ordres de Speciale.

On envoya, en conséquence, un message à Procida.

Que l'on se figure l'angoisse d'un malheureux qui sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature, qui se reprend à la vie, qui respire, qui se souvient, qui dit: «Mes enfants!» et qui pense que tout cela n'est peut-être qu'un de ces rêves du trépas que Hamlet craint de voir survivre à la vie.

C'est Lazare ressuscité, qui a embrassé Marthe, remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retomber sur son crâne la pierre du tombeau.

Ce fut ce qu'éprouva, ce que dut éprouver du moins le malheureux Battistessa en voyant revenir le messager accompagné du bourreau.

Le bourreau avait ordre de tirer Battistessa de l'église, qui, pour servir les vengeances d'un roi, cessait d'avoir droit d'asile; puis, sur les marches, il devait, pour qu'il n'en revînt pas, cette fois, le poignarder à coups de couteau.

Non-seulement, le juge ordonnait le supplice; mais il l'inventait: un supplice à sa fantaisie, un supplice qui n'était pas dans la loi.

L'ordre fut exécuté à la lettre.

Et que l'on dise que la main des morts n'est pas plus puissante que celle des vivants pour renverser les trônes des rois qui ont envoyé au ciel de pareils martyrs!

Revenons à Naples.

Le désordre était si grand à Naples, que pas un des fugitifs échappé au massacre du château des Carmes n'avait eu l'idée d'aller prévenir le directoire que ce château était tombé au pouvoir des sanfédistes.

Le commandant du Château-Neuf, qui ignorait ce qui s'était passé pendant la nuit, tira donc, à sept heures du matin, comme la chose en était convenue, les trois coups de canon qui devaient servir de signal à Schipani.

On a vu le fâcheux résultat de son mouvement.

A peine les trois coups de canon étaient-ils tirés, que l'on vint annoncer aux commandants des châteaux et aux autres officiers supérieurs que le fort del Carmine était pris et que les canons, au lieu de continuer à être tournés vers le pont de la Madeleine, étaient retournés vers la strada Nuova et contre la place du Marché-Vieux, c'est-à-dire qu'ils menaçaient la ville au lieu de la défendre.

Il n'en fut pas moins décidé qu'au moment où l'on verrait Schipani et sa petite armée sortir de Portici, au risque de ce qui pourrait arriver, on marcherait, pour faire une diversion, sur le camp du cardinal Ruffo.

C'était du Château-Neuf que le signal de la descente de San-Martino et de la sortie des châteaux devait être donné. Aussi, les officiers supérieurs au nombre desquels était Salvato, se tenaient-ils, la lunette en main, l'oeil fixé sur Portici.

On vit partir du Granatello une espèce de tourbillon de poussière au milieu duquel brillaient des jets de flamme.

C'était Schipani marchant sur la Favorite et sur Portici.

On vit les patriotes s'engouffrer dans la longue rue que nous avons décrite; puis on entendit gronder le canon; puis un nuage de fumée monta par-dessus les maisons.

Pendant deux heures, les détonations de l'artillerie se succédèrent, séparées par le seul intervalle nécessaire pour recharger les pièces; et la fumée, toujours plus épaisse, continua de monter au ciel; puis ce bruit s'éteignit, la fumée se dissipa peu à peu. On vit, sur les points où la route était découverte, un mouvement en sens inverse de celui que l'on avait vu il y avait trois heures.

C'était Schipani qui, avec ses trente ou quarante hommes, regagnait Castellamare.

Tout était fini.

Michele et Salvato s'obstinaient seuls à suivre, en parlant bas et en se le montrant l'un à l'autre, chaque fois qu'il reparaissait à la surface de l'eau, un point noir qui allait se rapprochant.

Quand ce point ne fut plus qu'à une demi-lieue, à peu près, il leur sembla voir, de temps en temps, sortir de l'eau une main qui leur faisait des signes.

Depuis longtemps, tous deux avaient, dans ce point noir, cru reconnaître la tête de Pagliucella. En voyant les signes qu'il faisait, une même idée les frappa tous deux: c'est qu'il appelait au secours.

Ils descendirent précipitamment, s'emparèrent d'une barque qui servait à communiquer du Château-Neuf au château de l'Oeuf, s'y jetèrent tous deux, saisirent chacun une rame, et, réunissant leurs efforts, doublèrent la lanterne.

La lanterne doublée, ils regardèrent autour d'eux et ne virent plus rien.

Mais, au bout d'un instant, à vingt-cinq ou trente pas d'eux seulement, la tête reparut. Cette fois, ils n'eurent plus de doute: c'était bien Pagliucella.

La face était livide, les yeux sortaient de leur orbite, la bouche s'ouvrait pour crier et appeler du secours.

Il était évident que le nageur était au bout de ses forces et se noyait.

--Ramez seul, mon général, cria Michele: je serai plus promptement près de lui en nageant qu'en ramant.

Puis, jetant bas ses habits, Michele s'élança à la mer.

De cette seule impulsion, il franchit sous l'eau la moitié de la distance qui les séparait de Pagliucella, et reparut à une douzaine de mètres de lui.

--Courage! lui cria-t-il en reparaissant.

Pagliucella voulut répondre: l'eau de la mer s'engouffra dans sa bouche, il disparut.

Michele plongea aussitôt et fut dix ou douze secondes sans reparaître.

Enfin la mer bouillonna, la tête de Michele fendit l'eau; il fit un effort pour revenir entièrement à la surface; mais, se sentant enfoncer à son tour, il n'eut que le temps de crier:

--A nous, mon général! à l'aide! au secours!

En deux coups de rame, Salvato fut à une longueur d'aviron de lui; mais, au moment où il étendait la main pour le saisir aux cheveux, Michele s'enfonça, entraîné dans le gouffre par une force invisible.

Salvato ne pouvait qu'attendre: il attendit.

Un nouveau bouillonnement apparut à l'avant de la barque: Salvato s'allongea presque entièrement en dehors et saisit Michele par le collet de sa chemise.

Attirant la barque à lui avec ses genoux, il maintint la tête du lazzarone hors de l'eau jusqu'à ce qu'il eût repris sa respiration.

Avec la respiration revint le coeur.

Michele se cramponna à la barque, qu'il pensa faire chavirer.

Salvato se porta rapidement de l'autre côté pour faire contre-poids.

--Il me tient, balbutia Michele, il me tient!

--Tâche de monter avec lui dans la barque, lui répondit Salvato.

--Aidez-moi, mon général, en me donnant la main; mais ayez soin de passer du côté opposé!

Tout en restant assis sur le banc de bâbord, Salvato étendit la main jusqu'à tribord.

Michele saisit cette main.

--Alors, avec sa merveilleuse vigueur, Salvato tira Michele à lui.

En effet, Pagliucella le tenait à bras-le-corps et avait paralysé tous ses mouvements.

--Corps du Christ! s'écria Michele en enjambant avec peine par-dessus le bordage du bateau, peu s'en est fallu que je ne fisse mentir la prophétie de la vieille Nanno, et c'eût été à mon ami Pagliucella que j'en eusse eu l'obligation! Mais il paraît que décidément celui qui doit être pendu ne peut pas se noyer. Je ne vous en remercie pas moins, mon général. Il est dit que nous jouons à nous sauver la vie. Vous venez de gagner la belle, ce qui fait que je reste votre obligé. La! maintenant, occupons-nous de ce gaillard-là.

Il s'agissait, comme on le comprend bien, de Pagliucella. Il était sans connaissance et le sang coulait d'une double blessure: une balle, sans attaquer l'os, lui avait traversé les muscles de la cuisse.

Salvato jugea que ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de ramer vigoureusement vers le Château-Neuf et de remettre Pagliucella, qui donnait des signes non équivoques de vie, aux mains d'un médecin.

En abordant au pied de la muraille, ils trouvèrent un homme qui les attendait: c'était le docteur Cirillo, qui avait cherché, la nuit précédente, un refuge au Château-Neuf.

Il avait suivi des yeux et dans ses moindres détails le drame qui venait de se passer, et il venait, comme le Deus ex machinâ, en faire le dénoûment.

Grâce à des couvertures chaudes, à des frictions d'eau-de-vie camphrée, à des insufflations d'air dans les poumons, Pagliucella revint bientôt à lui, et put raconter l'effroyable boucherie à laquelle il avait échappé par miracle.

Il venait d'achever le récit qui ne laissait plus aux patriotes de Naples d'autre ressource que de se défendre, à l'abri des forts, jusqu'à la dernière extrémité, et le docteur Cirillo pansait la plaie de la cuisse, à laquelle la fraîcheur de l'eau et surtout le danger qu'il avait couru avaient empêché le blessé de songer jusqu'alors, lorsqu'on vint annoncer que Bassetti, attaqué à Capodichino par Fra-Diavolo et Mammone, avait été obligé de se mettre en retraite, et, poursuivi vigoureusement, rentrait en désordre dans la ville.

Les lazzaroni, disait-on, avaient dépassé la strada dei Studi et étaient au largo San-Spirito.

Salvato sauta sur un fusil, Michele en fit autant; ils sortirent du Château-Neuf avec deux ou trois patriotes, en recrutèrent quelques-uns encore au largo del Castello. Michele, avec ses lazzaroni campés strada Medina, s'élança strada dei Lombardi, afin de déboucher à Tolède, un peu avant le Mercatello; Salvato tourna par Saint-Charles et l'église Saint-Ferdinand pour rallier les hommes de Bassetti, qui, disait-on, fuyaient dans Tolède en criant à la trahison, envoya deux ou trois messagers aux patriotes de San-Martino, afin qu'ils descendissent de leur hauteur et appuyassent son mouvement; puis il s'élança de son côté dans la rue de Tolède, qui, en effet, était pleine de cris, de désordre et de confusion.

Pendant quelque temps, ce fleuve que conduisait Salvato coula entre deux remous de fuyards éperdus. Mais, en voyant ce beau jeune homme, la tête nue, les cheveux flottants, le fusil à la main, les encourageant dans leur langue, les rappelant au combat, ils commencèrent à rougir de leur panique, puis s'arrêtèrent et osèrent regarder derrière eux.

Les sanfédistes barraient la rue au bas de la montée dei Studi, et l'on voyait au premier rang Fra-Diavolo, avec son costume élégant et pittoresque, et Gaetano Mammone avec ses pantalons et sa veste de meunier, autrefois blancs et couverts de farine, aujourd'hui rouges et dégouttants de sang.

A la vue de ces deux formidables chefs de masses, la terreur de la Terre de Labour, il y eu un mouvement d'hésitation parmi les patriotes. Mais, en ce moment, par bonheur, Michele débouchait par la via dei Lombardi, et l'on entendait battre la charge dans la rue de l'Infrascata. Fra-Diavolo et Mammone craignirent de s'être trop avancés, et, sans doute mal renseignés sur les positions occupées par le cardinal, ignorant la défaite de Schipani, ordonnèrent la retraite.

Seulement, en se retirant, ils laissèrent deux ou trois cents hommes dans le musée Bourbonien, où ils se barricadèrent.

De cette position excellente, qu'avaient négligé d'occuper les patriotes, ils commandaient la descente de l'Infrascata, la montée dei Studi, qui est une prolongation de la rue de Tolède, et le largo del Pigne, par lequel ils pouvaient se mettre en communication avec le cardinal.

Au reste, arrivés à l'imbrecciata della Sanita, Fra-Diavolo et Gaetano Mammone s'arrêtèrent, s'emparèrent des maisons à droite et à gauche de la rue, et établirent une batterie de canon à la hauteur de la via delle Cala.

Salvato et Michele n'étaient point assez sûrs de leurs hommes, fatigués d'une lutte de deux jours, pour attaquer une position aussi forte que l'était celle du musée Borbonico. Ils s'arrêtèrent au largo Spirito-Santo, barricadèrent la salita dei Studi et la petite rue qui conduit à la porte du palais, et mirent un poste de cent hommes dans la rue de Sainte-Marie-de-Constantinople.

Salvato avait ordonné de s'emparer du couvent du même nom, qui, placé sur une hauteur, domine le musée; mais il ne trouva point, parmi les six ou sept cents hommes qu'il commandait, cinquante esprits forts qui osassent commettre une pareille impiété, tant certains préjugés étaient encore enracinés dans l'esprit des patriotes eux-mêmes.

La nuit s'avançait. Républicains et sanfédistes étaient aussi fatigués les uns que les autres. Des deux côtés, on ignorait la vraie situation des choses et le changement que les divers combats de la journée avaient amenés dans les positions des assiégeants et des assiégés. D'un commun accord, le feu cessa, et, au milieu des cadavres, sur ces dalles rouges de sang, chacun se coucha, la main sur ses armes, s'essayant, sur la foi de la vigilance des sentinelles, par le sommeil momentané de la vie au sommeil éternel de la mort.

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