La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4
LXXVII
OU LE CARDINAL FAIT CE QU'IL PEUT POUR SAUVER
LES PATRIOTES, ET OU LES PATRIOTES FONT CE
QU'ILS PEUVENT POUR SE PERDRE.
Comme nous ne saurions manquer d'apprendre bientôt ce qui se passa entre l'amiral Nelson et le capitaine Scipion Lamarra, suivons le cardinal, qui revient à terre avec l'intention bien positive, ainsi qu'il l'a dit à Nelson, de maintenir le traité envers et contre tous.
En conséquence, aussitôt rentré dans sa maison du pont de la Madeleine, il appela près de lui le ministre Micheroux, le commandant Baillie et le capitaine Achmet. Il leur raconta comment le capitaine Foote avait, sur son chemin, rencontré l'amiral, et comment il avait ramené de Palerme, à bord du Foudroyant, sir William et Emma Lyonna, laquelle avait rapporté, pour toute réponse de la reine, le traité déchiré par elle. Après quoi, il leur raconta son entrevue avec Nelson, sir William et lady Hamilton, et leur demanda s'ils auraient le honteux courage de consentir à la violation d'un traité dans lequel ils étaient intervenus comme ministres plénipotentiaires de leurs souverains.
Les trois représentants,--celui du roi de Sicile, Micheroux,--celui de Paul Ier, Baillie,--celui du sultan Selim, Achmet,--montrèrent tous trois, à cette proposition, une indignation égale.
Alors, séance tenante, le cardinal appela son secrétaire Sacchinelli, et, en son nom et en celui des trois signataires de la capitulation, rédigea la protestation suivante.
Est-il besoin de dire que cette pièce--comme toutes les autres qui ont été publiées dans ce livre--fait partie des correspondances secrètes retrouvées par nous dans les tiroirs réservés du roi Ferdinand II?
La voici, sans autre changement que sa traduction en français:
«Le traité de la capitulation des châteaux de Naples est utile, nécessaire et honorable aux armes du roi des Deux-Siciles et de ses puissants alliés, le roi de la Grande-Bretagne, l'empereur de toutes les Russies et le sultan de la Sublime Porte ottomane, attendu que, sans autre effusion de sang, a été terminée par ce traité la guerre civile et meurtrière qui s'était élevée entre les sujets de Sa Majesté, et que ce traité a pour résultat l'expulsion de l'ennemi commun.
»En outre, ce traité ayant été solennellement conclu entre les commandants des châteaux et les représentants desdites puissances, ce serait commettre un abominable attentat contre la foi publique que de le violer ou même de ne pas le suivre exactement. En suppliant lord Nelson de le reconnaître, les représentants desdites puissances déclarent être irrévocablement déterminés à l'exécuter de point en point, et ils font responsable de sa violation devant Dieu et devant les hommes quiconque s'opposera à son exécution.»
Ruffo signa, et les trois autres signèrent après lui.
En outre, Micheroux, qui craignait avec raison des représailles contre les otages, attendu que, parmi ces otages, il avait un parent, le maréchal Micheroux; en outre, Micheroux disons-nous, tint à porter lui-même cette remontrance à bord du Foudroyant. Mais tout fut inutile: Nelson ne voulut, ni de vive voix ni par écrit, rien affirmer au nom de Ferdinand. Et, en effet, lui-même ignorait quelles étaient les intentions définitives du roi, puisque, pour échapper aux premiers éclats de colère de la reine, Ferdinand avait, comme on l'a vu, fait mettre les chevaux à sa voiture et s'était réfugié à la Ficuzza.
Mais, pour Ruffo, la chose était claire, et les lettres qu'il avait reçues du roi et de la reine lui avaient indiqué le chemin que ceux-ci comptaient suivre; et, s'il eût conservé le moindre doute à cet égard, la muette mais inflexible Emma Lyonna, sphinx chargé de garder le secret de la reine, les eût dissipés.
La matinée du 25 juin se passa en continuelles allées et venues du Foudroyant au quartier général et du quartier général au Foudroyant. Troubridge et Ball, de la part de Nelson, et Micheroux, de la part du cardinal, furent les ambassadeurs inutiles de cette longue conférence; nous disons inutiles parce que Nelson et Hamilton, inspirés tous deux par le même génie, se montrèrent de plus en plus obstinés dans la rupture du traité et dans la reprise des hostilités, tandis que le cardinal s'obstinait de plus en plus à faire respecter la capitulation.
Ce fut alors que le cardinal, ne voulant pas être confondu avec les violateurs du traité, prit la résolution d'écrire au général Massa, commandant du Château-Neuf, un billet de sa propre main.
Il était conçu en ces termes:
«Bien que les représentants des puissances alliées tiennent pour sacré et inviolable le traité signé entre nous pour la reddition des châteaux, le contre-amiral Nelson, commandant de la flotte anglaise, ne veut pas néanmoins le reconnaître; et, comme il est loisible aux patriotes des châteaux de faire valoir en leur faveur l'article 5, et, comme ont fait les patriotes de San-Martino, qui sont presque tous partis par terre, de choisir ce moyen de salut, je leur fais cette ouverture et leur donne cet avis, ajoutant que les Anglais qui commandent le golfe n'ont aucun poste ni aucunes troupes qui puissent empêcher les garnisons des châteaux de se retirer par terre.
»F. cardinal RUFFO.»
Le cardinal espérait ainsi sauver les républicains. Mais, par malheur, ceux-ci, dans leur aveuglement, tenaient Ruffo pour leur plus cruel ennemi. Ils crurent donc que sa proposition cachait quelque piége; et, après une délibération, dans laquelle Salvato insista vainement pour que l'on acceptât la proposition de Ruffo, on résolut, à une majorité immense, de la refuser, et, au nom de tous les patriotes, Massa répondit la lettre suivante:
LIBERTÉ ÉGALITÉ
Le général Massa, commandant de l'artillerie et du Château-Neuf.
«26 juin 1799.
»Nous avons donné à votre lettre l'interprétation qu'elle méritait. Fermes dans notre devoir, nous observerons religieusement les articles du traité convenu, convaincus qu'un même lien oblige tous les contractants solennellement intervenus pour la rédaction et la signature de ce traité. Au reste, nous ne serons, quelque chose qui arrive, ni surpris ni intimidés, et nous saurons, si l'on nous y contraint par la violence, reprendre l'attitude hostile que nous avons volontairement quittée. Et, d'ailleurs, notre capitulation ayant été dictée par le commandant du château Saint-Elme, nous demandons une escorte pour accompagner le messager que nous enverrons conférer de votre ouverture avec le commandant français,--conférence après laquelle nous vous donnerons une réponse plus précise.
»MASSA.»
Le cardinal, au désespoir de voir ses intentions si mal interprétées, envoya à l'instant même l'escorte demandée, chargeant le chef de cette escorte, qui n'était autre que de Cesare, d'affirmer aux patriotes, sur son honneur, qu'ils se perdaient en ne profitant point du conseil qu'il leur donnait.
Salvato fut choisi pour aller discuter avec Mejean sur ce qu'il y avait de mieux à faire dans cette grave circonstance.
C'était la troisième fois que Salvato et Mejean se retrouvaient en face l'un de l'autre.
Salvato, seulement, ne l'avait pas revu depuis le jour où Mejean avait, vis-à-vis de lui, abordé franchement la question de vendre sa protection aux Napolitains cinq cent mille francs, proposition qui, on se le rappelle, avait été si généreusement appuyée par Salvato, et qu'un faux point d'honneur avait fait repousser par le directoire.
Mejean avait, dans toutes les conférences qui avaient eu lieu pour la signature du traité, paru avoir oublié le honteux refus qu'il avait essuyé. Il avait longuement et obstinément discuté chaque article, et les patriotes reconnaissaient que c'était grâce à sa patiente obstination qu'ils avaient eu le bonheur d'obtenir des conditions que les plus optimistes d'entre eux étaient à cent lieues d'espérer.
Cette aide qu'il leur avait si gracieusement prêtée, rien, du moins, ne leur donnait soupçon du contraire, avait rendu au colonel Mejean la confiance des patriotes.
D'ailleurs, leur intérêt voulait qu'ils ne se brouillassent pas avec lui. Il pouvait, en prenant parti pour eux, les sauver; en prenant parti contre eux, les anéantir.
Mejean, en apprenant que c'était Salvato qui lui était envoyé, fit sortir tout le monde; il ne voulait point que qui que ce fût restât à portée d'entendre les allusions que Salvato pouvait faire aux conditions qu'il avait mises à sa protection.
Il salua le jeune homme avec une politesse pleine de déférence et lui demanda à quel heureux motif il devait le bonheur de sa visite.
Salvato lui répondit en lui remettant le billet du cardinal, et le pria, au nom des patriotes, de leur donner un avis, ceux-ci promettant de s'y conformer.
Le colonel lut et relut avec la plus grande attention le billet du cardinal; puis, prenant une plume, au-dessous de sa signature, il écrivit un fragment de ce vers latin si significatif et si connu:
Timeo Danaos et dona ferentes.
Ce qui veut dire: «Je crains les Grecs, même lorsqu'ils portent des présents.»
Salvato lut les cinq mots écrits par le colonel Mejean.
--Colonel, lui dit-il, je suis d'un avis tout opposé au vôtre, et cela m'est d'autant plus permis que, seul avec Dominique Cirillo, j'ai appuyé la proposition de prendre vos cinq cents hommes à notre service et de les payer mille francs chaque homme.
--Cinq cents francs, général; car je m'engageais à faire venir cinq cents autres Français de Capoue. Vous voyez qu'ils ne vous eussent point été inutiles.
--C'était si bien mon opinion, que j'ai offert cinq cent mille francs sur ma propre fortune.
--Oh! oh! vous êtes donc millionnaire, mon cher général?
--Oui; mais, malheureusement, ma fortune est en terres. Il fallait emprunter de gré ou de force, en attendant, sur ce gage, mais attendre la fin de la guerre pour les rendre.
--Pourquoi? dit d'un ton railleur Mejean. Rome n'a-t-elle pas mis en vente et vendu un tiers au-dessus de sa valeur le champ sur lequel était campé Annibal?
--Vous oubliez que nous sommes des Napolitains du temps de Ferdinand, et non des Romains du temps de Fabius.
--De sorte que vous êtes resté maître de vos fermes, de vos forêts, de vos vignes, de vos troupeaux?
--Hélas! oui.
--O fortunatos nimium sua si bona norint, agricolas! continua le colonel d'un ton railleur.
--Cependant, monsieur le colonel, je suis encore assez riche d'argent comptant pour vous demander quelle somme vous demanderiez par chaque personne qui, ne se fiant pas à Nelson, viendrait vous demander une hospitalité que vous garantiriez sur l'honneur?
--Vingt mille francs; est-ce trop, général?
--Quarante mille francs pour deux, alors?
--Vous êtes libre de marchander si vous trouvez que c'est trop cher.
--Non: les deux personnes pour lesquelles je négocie cette affaire avec vous... car c'est une affaire?
--Une espèce de contrat synallagmatique, comme nous disons, nous autres comptables; car il faut vous dire que je suis excellent comptable, général.
--Je m'en suis aperçu, colonel, dit en riant Salvato.
--C'est donc, comme j'avais l'honneur de vous le dire, une espèce de contrat synallagmatique dans lequel celui qui s'exécute oblige l'autre, mais dans lequel le manque d'exécution rompt le contrat.
--C'est bien entendu.
--Alors, vous ne trouvez pas que ce soit trop cher?
--Non, attendu que les deux personnes dont je vous parle peuvent racheter leur vie à ce prix-là.
--Eh bien, mon cher général, quand vos deux personnes voudront venir, elles seront les bienvenues.
--Et, une fois ici, elles ne vous demanderont que vingt-quatre heures pour réaliser les fonds.
--Je leur en donnerai quarante-huit. Vous voyez que je suis beau joueur.
--C'est marché fait, colonel.
--Au revoir, général.
Salvato, toujours suivi de son escorte, redescendit vers le Château-Neuf. Il montra le Timeo Danaos de Mejean à Massa et au conseil, qui s'était assemblé pour décider de cette importante affaire. Or, comme l'avis de Mejean était celui de la majorité, il n'y eut pas de discussion; seulement, Salvato demanda à accompagner de Cesare et à reporter lui-même à Ruffo la réponse de Massa, afin de juger la situation par ses propres yeux.
La chose lui fut accordée sur-le-champ, et les deux jeunes gens qui, s'ils se fussent rencontrés sur le champ de bataille quinze jours auparavant, se fussent hachés en morceaux, s'en allèrent côte à côte, suivant le quai et réglant chacun le pas de son cheval sur celui de son compagnon.
LXXVIII
OU RUFFO FAIT SON DEVOIR D'HONNÊTE HOMME
ET SIR WILLIAM HAMILTON SON MÉTIER DE
DIPLOMATE
En moins de vingt minutes, les deux jeunes gens furent à la porte de la petite maison que le cardinal occupait près du pont de la Madeleine.
De Cesare servit d'introducteur à Salvato, qui parvint ainsi sans difficulté jusqu'auprès du cardinal.
Ruffo le reconnut, se leva en l'apercevant, et fit un pas vers lui.
--Heureux de vous revoir, général, lui dit-il.
--Et moi aussi, répondit Salvato, mais désespéré de rapporter un refus absolu à Votre Éminence.
Et il lui remit sa propre lettre avec l'apostille de Mejean.
Ruffo la lut et haussa les épaules.
--Le misérable! dit-il.
--Votre Éminence le connaît donc? demanda Salvato.
--Il m'a offert de me livrer le fort Saint-Elme pour cinq cent mille francs, et j'ai refusé.
--Cinq cent mille francs! dit en riant Salvato, il paraît que c'est son chiffre.
--Ah! vous avez eu affaire à lui?
--Oui: pour la même somme, il nous a offert de combattre contre vous.
--Et...?
--Et nous avons refusé.
--Laissons de côté ces coquins,--ils ne méritent pas que d'honnêtes gens s'occupent d'eux,--et revenons à vos amis, à qui je voudrais pouvoir persuader qu'ils sont aussi les miens.
--J'avoue, dit en riant Salvato, et cela à mon grand regret, que ce sera chose difficile.
--Peut-être pas tant que vous le croyez, si vous voulez être mon interprète auprès d'eux, d'autant plus que je vais agir envers vous comme j'ai fait à notre première entrevue. Je ferai même plus. A notre première entrevue, j'ai affirmé seulement; aujourd'hui, je vous donnerai des preuves.
--Je vous ai cru sur parole, monsieur le cardinal.
--N'importe! les preuves ne nuisent point quand il s'agit de la tête et de l'honneur. Asseyez-vous, près de moi, général, et mesurez ce que je vais faire à sa valeur. Pour rester fidèle à ma parole, je trahis, je ne dis pas les intérêts,--je crois, au contraire, que je les sers,--mais les ordres de mon roi.
Salvato s'inclina, et, obéissant à l'invitation de Ruffo, il s'assit près de lui.
Le cardinal tira une clef de sa poche, et, posant la main sur le bras de Salvato:
--Les pièces que vous allez voir, dit-il, ce n'est point moi qui vous les ai montrées; elles sont parvenues à votre connaissance n'importe comment; vous inventerez une fable quelconque, et, si vous n'en trouvez pas, vous aurez recours aux roseaux du roi Midas.
Et, ouvrant son tiroir et présentant à Salvato la lettre de sir William Hamilton:
--Lisez d'abord cette pièce; elle est tout entière de la main de l'ambassadeur d'Angleterre.
--Oh! fit Salvato après avoir lu, je reconnais bien là la foi punique. «Comptons les canons d'abord, et, si nous sommes les plus forts, plus de traités.» Eh bien, après?
--Après? Ne voulant point discuter une affaire d'une telle importance avec de simples capitaines de vaisseau, je me suis rendu en personne à bord du Foudroyant, où j'ai eu une discussion d'une heure avec sir William et lord Nelson. Le résultat de cette discussion, dans laquelle j'ai refusé toute transaction avec ce que je crois mon devoir, a été cette pièce, comme vous le voyez, écrite tout entière de la main de milord Nelson.
Et il remit à Salvato la pièce qui commence par ces mots: «Le grand amiral Nelson est arrivé le 24 juin,» et qui se termine par ceux-ci: «Traité qui, selon son opinion, ne peut avoir lieu sans la ratification de Leurs Majestés Siciliennes.»
--Votre Éminence a raison, dit Salvato en rendant le papier au cardinal, et voilà, en effet, des pièces d'une haute importance historique.
--Maintenant, qu'avais-je à faire et qu'eussiez-vous fait à ma place? Ce que j'ai fait; car les honnêtes gens n'ont pas deux manières de procéder. Vous eussiez écrit, n'est-ce pas? aux commandants des châteaux, c'est-à-dire à vos ennemis, pour leur donner avis de ce qui se passait. Voici ma lettre: est-elle claire? contient-elle plus ou moins que ce qu'à ma place vous eussiez écrit vous-même? Elle est ce qu'elle doit être, c'est-à-dire un bon conseil donné par un ennemi loyal.
--Je dois dire, monsieur le cardinal, puisque vous voulez bien me prendre pour juge, que, jusqu'ici, votre conduite est aussi digne que celle de milord Nelson est...
--Inexplicable, interrompit Ruffo.
--Ce n'est pas tout à fait inexplicable, que j'allais dire, reprit Salvato en souriant.
--Et moi, mon cher général, dit Ruffo avec un abandon qui était un des entraînements de cette puissante organisation, moi, j'ai dit inexplicable, parce qu'inexplicable, en effet, pour vous qui ne connaissez pas l'amiral, elle est explicable pour moi. Écoutez-moi en philosophe, c'est-à-dire en homme qui aime la sagesse; car la sagesse n'est rien autre chose que la vérité, et la vérité, je vais vous la dire sur Nelson. Puisse, pour son honneur, mon jugement être celui de la postérité!
--J'écoute Votre Éminence, dit Salvato, et je n'ai pas besoin de lui dire que c'est avec le plus grand intérêt.
Le cardinal reprit:
--Nelson n'est point, mon cher général, un homme de cour comme moi, ni un homme d'éducation comme vous. Excepté son état de marin, il ne connaît rien au monde; seulement, il a le génie de la mer. Non: Nelson, c'est un paysan, un bouledogue de la vieille Angleterre, un grossier marin, fils d'un simple pasteur de village, qui, toujours isolé du monde sur son bâtiment, n'est jamais entré ou plutôt n'était jamais entré, avant Aboukir, dans un palais, n'avait jamais salué un roi, mis un genou en terre devant une reine. Il est arrivé à Naples, lui, le navigateur des terres australes, habitué à disputer aux ours blancs leurs cavernes de glace; il a été ébloui par l'éclat du soleil, aveuglé par le feu des diamants. Lui, l'époux d'une bourgeoise, d'une mistress Nisbeth, il a vu la reine lui donner sa main et une ambassadrice ses lèvres à baiser,--et non pas une reine et une ambassadrice, je me trompe; non pas deux femmes, deux sirènes!--alors, il est devenu purement et simplement l'esclave de l'une et le serviteur de l'autre. Toutes les notions du bien et du mal ont été confondues dans ce pauvre cerveau; les intérêts des peuples ont disparu devant les droits fictifs ou réels des souverains. Il s'est fait l'apôtre du despotisme, le séide de la royauté. Si vous l'aviez vu hier, pendant cette conférence où la royauté était représentée par ce que l'Ecclésiaste appelle l'Étrangère, par cette Vénus Astarté, par cette impure Lesbienne! Ses yeux, ou plutôt son oeil ne quittait point ses yeux: la haine et la vengeance parlaient par la bouche muette de cette ambassadrice de la mort. J'avais pitié, je voué le juré, de cet autre Adamastor, mettant volontairement sa tête sous le pied d'une femme. Au reste, tous les grands hommes,--et, à tout prendre, Nelson est un grand homme,--tous les grands hommes ont de ces défaillances-là, d'Hercule à Samson et de Samson à Marc-Antoine. J'ai dit.
--Mais, répondit Salvato, quel que soit le sentiment qui fait agir Nelson, il n'en est pas moins un adversaire mortel pour nous. Que compte faire Votre Éminence pour neutraliser cette force brutale inaccessible à toute raison?
--Ce que je compte faire, mon cher général? Vous allez le voir.
Le cardinal prit une feuille de papier qu'il tira devant lui, une plume qu'il trempa dans l'encre, et écrivit:
«Si milord Nelson ne veut pas reconnaître le traité signé par le cardinal Ruffo avec les commandants des châteaux de Naples, traité auquel est intervenu, au nom du roi de la Grande-Bretagne, un officier anglais, toute la responsabilité de la rupture lui en restera. En conséquence, pour empêcher autant qu'il sera en lui la rupture de ce traité, le cardinal Fabrizzio Ruffo prévient milord Nelson qu'il remettra l'ennemi dans l'état où il était avant la signature du traité, c'est-à-dire qu'il retirera ses troupes des positions occupées depuis la capitulation et se retranchera dans un camp avec toute son armée, laissant les Anglais combattre et vaincre l'ennemi avec leurs propres forces.»
Et il signa.
Puis il passa le papier à Salvato en l'invitant à le lire.
Le cardinal suivait des yeux sur le visage du jeune homme l'effet produit par cette lecture.
Puis, quand elle fut terminée:
--Eh bien? demanda-t-il.
--Le cardinal de Richelieu n'eût pas fait si bien; Bayard n'eût pas fait mieux, répondit Salvato.
Et il rendit le papier au cardinal en s'inclinant devant lui.
Le cardinal sonna; son valet de chambre entra.
--Faites venir Micheroux, dit-il.
Cinq minutes après, Micheroux entra.
--Tenez, mon cher chevalier, dit-il, Nelson m'a donné son ultimatum; voici le mien. Allez, pour la dixième fois, au Foudroyant; seulement, je puis vous promettre une chose, c'est que ce voyage sera le dernier.
Micheroux prit la dépêche tout ouverte, avec l'autorisation de Ruffo, la lut, salua et sortit.
--Montez donc avec moi sur la terrasse de la maison, général, dit Ruffo; on a de là une vue magnifique.
Salvato suivit le cardinal; car il pensait que ce n'était pas sans raison que celui-ci l'invitait à venir contempler une vue qu'il devait parfaitement connaître.
Une fois arrivé sur la terrasse de la maison, il distinguait en effet, à sa droite, le quai de Marinella, la strada Nuova, la strada del Piliere et le môle; à sa gauche, Portici, Torre-del-Greco, Castellamare, le cap Campana, Capri; en face de lui, la pointe de Procida et d'Ischia, et, dans l'intervalle compris entre ces îles, Capri et le rivage sur lequel était bâtie la maison habitée par le cardinal, toute la flotte anglaise, ses pavillons au vent et ses artilleurs se promenant mèche allumée derrière leurs canons.
Au milieu des bâtiments anglais, comme un monarque au milieu de ses sujets, s'élevait le Foudroyant, géant de quatre-vingt-dix canons, qui dépassait les autres bâtiments de toute la hauteur de ses mâts de perroquet sur l'un desquels, il portait le pavillon amiral.
Au milieu de ce grand et solennel spectacle, les détails n'échappaient point à l'oeil exercé de Salvato. En conséquence, il vit une barque se détacher de la plage et s'avancer rapidement sous l'action de quatre vigoureux rameurs.
Cette barque, qui portait le chevalier Micheroux, se dirigeait droit vers le Foudroyant, qu'elle eut joint en moins de vingt minutes. Le Foudroyant, au reste, était, de tous les bâtiments, celui qui se tenait le plus rapproché du Château-Neuf. En supposant que les hostilités recommençassent, il pouvait ouvrir immédiatement le feu, étant à peine à trois quarts de portée de canon.
Salvato vit la barque tourner autour de la proue du Foudroyant pour aborder le colosse par son escalier de tribord.
Alors, le cardinal se tourna vers Salvato:
--Si la vue a été selon vos désirs, général, dit-il, rapportez à vos compagnons ce que vous avez vu, et tâchez de les amener à suivre mon conseil. Vous aurez, pour en arriver là, j'espère, l'éloquence de la conviction.
Salvato salua le cardinal et pressa avec un certain respect la main que celui-ci lui tendait.
Mais, tout à coup, au moment où il allait prendre congé de lui:
--Ah! pardon, dit-il, j'oubliais de rendre compte à Votre Éminence d'une importante commission dont elle m'a chargé.
--Laquelle?
--L'amiral Caracciolo...
--Ah! c'est vrai! interrompit Ruffo avec une vivacité prouvant l'intérêt qu'il prenait à ce que Salvato allait dire. Parlez: j'écoute.
--L'amiral Caracciolo, reprit Salvato, n'était ni sur la flottille, ni dans aucun des châteaux; depuis le matin, il s'était dérobé, déguisé en marin, disant qu'il avait chez un de ses serviteurs un asile sûr.
--Puisse-t-il avoir dit vrai! reprit l'amiral; car, s'il tombe entre les mains de ses ennemis, sa mort est jurée d'avance; c'est vous dire, mon cher général, que, si vous avez quelque moyen de communiquer avec lui...
--Je n'en ai aucun.
--Alors, que Dieu le garde!
Cette fois, Salvato prit congé du cardinal, et, toujours escorté par de Cesare, reprit le chemin du Château-Neuf, où, comme on le comprend bien, ses compagnons l'attendaient avec impatience.
L'ultimatum de Ruffo mettait Nelson dans un immense embarras. L'amiral anglais n'avait à sa disposition que peu de troupes de débarquement. Si le cardinal se retirait, selon la menace qu'il avait faite, Nelson tombait dans une impuissance d'autant plus ridicule qu'il avait parlé avec plus d'autorité. Après avoir pris lecture de la dépêche du cardinal, il se contenta donc de répondre qu'il aviserait, et renvoya le chevalier Micheroux sans lui rien dire de positif.
Nelson, nous l'avons dit, à part son génie vraiment merveilleux pour conduire une flotte dans un combat, était sur tous les autres points un homme fort médiocre. Cette réponse: «J'aviserai,» signifiait en réalité: «Je consulterai ma pythie Emma, et mon oracle Hamilton.»
Aussi, à peine Micheroux avait-il le pied dans la barque qui le ramenait à terre, que Nelson faisait prier sir William et lady Hamilton de passer chez lui.
Cinq minutes après, le trium-feminavirat était réuni dans la cabine de l'amiral.
Une dernière espérance restait à Nelson: c'est que, comme la dépêche était en français et que, pour qu'il la comprît, Micheroux avait été obligé de la lui lire en anglais, le traducteur ou n'avait pas donné aux mots leur valeur réelle, ou avait fait quelque erreur importante.
Il remit donc la dépêche du cardinal à sir William, en l'invitant à la lire et à la lui traduire de nouveau.
Micheroux, contre l'habitude des traducteurs, avait été d'une exactitude parfaite. Il en résulta que la situation apparut aux deux Hamilton avec la même gravité qu'elle avait apparu à l'amiral.
Les deux hommes se tournèrent à la fois et d'un même mouvement du côté de lady Hamilton, dépositaire des volontés suprêmes de la reine: après que Nelson avait donné son ultimatum et le cardinal le sien, il fallait savoir quel était le dernier mot de la reine.
Emma Lyonna comprit l'interrogation, si muette qu'elle fût.
--Rompre le traité signé, répondit-elle, et, le traité rompu, réduire les rebelles par la force, s'ils ne se rendent point de bonne volonté.
--Je suis prêt à obéir, dit Nelson; mais, abandonné à mes seules ressources, je ne puis répondre que de mon dévouement, sans pouvoir affirmer que ce dévouement nous conduira au but que la reine se propose.
--Milord! milord! dit Emma d'un ton de reproche.
--Trouvez le moyen, dit l'amiral, je me charge de le mettre à exécution.
Sir William réfléchit un instant. Sa figure sombre s'éclaira peu à peu: ce moyen, il l'avait trouvé.
Nous laissons à la postérité là tâche de juger l'amiral, le ministre et la favorite, qui ne craignirent point, soit pour servir leurs vengeances particulières, soit pour satisfaire les haines royales, d'user du subterfuge que nous allons raconter.
Après que sir William eut exposé son moyen, qu'Emma l'eut soutenu, que Nelson l'eut adopté, voici mot à mot la lettre que sir William écrivit au cardinal.
Nous ne craignons pas de commettre une erreur de traduction, la lettre est en français.
La voici; écrite probablement dans la nuit qui suivit la visite de Micheroux, elle porte la date du lendemain:
«A bord du Foudroyant, dans le golfe de Naples.
ȃminence,
»Milord Nelson me prie d'assurer Votre Éminence qu'il est résolu à ne rien faire qui puisse rompre l'armistice que Votre Éminence a accordé aux châteaux de Naples.
»J'ai l'honneur, etc.
»W. HAMILTON.»
La lettre fut, comme d'habitude, portée au cardinal par MM. les capitaines Troubridge et Ball, ambassadeurs ordinaires de Nelson.
Le cardinal la lut, et, au premier moment, parut ravi qu'on lui eût cédé la victoire; mais, craignant quelque sens caché, quelque réticence, quelque piége enfin, il demanda aux deux officiers s'ils n'avaient pas quelque communication particulière à lui faire.
--Nous sommes autorisés, répondit Troubridge, à confirmer, au nom de l'amiral, les paroles écrites par l'ambassadeur.
--Me donnerez-vous une explication écrite de ce que signifie le texte de la lettre, et, à sa clarté, qui, s'il ne s'agissait que de mon propre salut, paraîtrait suffisante, ajouterez-vous quelques mots qui me rassurent sur celui des patriotes?
--- Nous affirmons, au nom de milord Nelson, à Votre Éminence, qu'il ne s'opposera en aucune façon à l'embarquement des rebelles.
--Auriez-vous, dit le cardinal, qui ne pouvait, à son avis, prendre trop de précautions, auriez-vous quelque répugnance à me renouveler par écrit l'assurance que vous venez de me donner de vive voix?
Sans aucune difficulté, Ball prit la plume et écrivit sur un carré de papier les lignes suivantes:
Les capitaines Troubridge et Ball ont autorité, de la part de milord Nelson, pour déclarer à Son Éminence que milord ne s'opposera point à l'embarquement des rebelles et des gens qui composent la garnison du Château-Neuf et du château de l'Oeuf.
Rien n'était plus clair, ou du moins ne paraissait plus clair, que cette note: aussi, comme le cardinal ne demandait rien de plus, pria-t-il ces messieurs de signer au-dessous de la dernière ligne.
Mais Troubridge s'y refusa, disant qu'il n'avait point pouvoir.
Ruffo mit sous les yeux du capitaine Troubridge la lettre écrite le 24 juin, c'est-à-dire la surveille, par sir William, et dont une phrase semblait, au contraire, donner aux deux ambassadeurs les pouvoirs les plus étendus.
Mais Troubridge répondit:
--Nous avons, en effet, pouvoir de traiter pour les affaires militaires, mais non pour les affaires diplomatiques. Maintenant, qu'importe notre signature, puisque la note est écrite de notre main?
Ruffo n'insista point davantage; il croyait avoir pris toutes ses précautions.
En conséquence, confiant dans la lettre écrite par l'ambassadeur, laquelle disait que milord était résolu à ne rien faire qui pût rompre l'armistice;--confiant dans la note des capitaines Troubridge et Ball, qui déclaraient à Son Éminence que milord ne s'opposerait point à l'embarquement des rebelles,--mais voulant, cependant, malgré cette double assurance, se dégager de toute responsabilité, il chargea Micheroux de conduire les deux capitaines aux châteaux, et de donner à leurs commandants connaissance de la lettre qu'il venait de recevoir et de la note qu'il venait d'exiger, et, si ces deux assurances leur suffisaient, de s'entendre immédiatement avec eux pour l'exécution des articles de la capitulation.
Deux heures après, Micheroux revint et dit au cardinal que, grâce au ciel, tout s'était terminé à l'amiable et d'un commun accord.
LXXIX
LA FOI PUNIQUE
Le cardinal fut si heureux de cette solution, à laquelle il était loin de s'attendre, que, le 27 juin au matin, il chanta un Te Deum à l'église del Carmine, et cela, avec une pompe digne de la grandeur des événements.
Avant de se rendre à l'église, il avait écrit une lettre à lord Nelson et à sir William Hamilton, leur présentant ses plus sincères remercîments pour avoir bien voulu rendre la tranquillité à la ville, surtout à sa conscience, en ratifiant le traité.
Hamilton, toujours en français, répondit la lettre suivante:
«A bord du Foudroyant, le 27 juin 1799.
ȃminence,
»C'est avec le plus grand plaisir que j'ai reçu le billet que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Nous sommes tous également travaillés pour le service du roi et de la bonne cause; seulement, il y a, selon le caractère, différentes manières de prouver son dévouement. Grâce à Dieu, tout va bien, et je puis affirmer à Votre Éminence que milord Nelson se félicite de la décision qu'il a prise de ne point interrompre les opérations de Votre Éminence, mais de l'assister, au contraire, de tout son pouvoir, pour terminer l'entreprise que Votre Éminence a jusqu'à présent si bien menée, au milieu des circonstances critiques dans lesquelles Votre Éminence s'est trouvée.
»Milord et moi serons trop heureux si nous avons tant soit peu pu contribuer au service de Leurs Majestés Siciliennes et rendre à Votre Éminence sa tranquillité, un instant troublée.
»Milord me prie de remercier Votre Éminence de son billet, et de lui dire qu'il prendra, en temps opportun, toutes mesures nécessaires.
»J'ai l'honneur d'être, etc.
»W. HAMILTON.»
Maintenant, on a vu, dans les quelques lettres de Ferdinand et de Caroline au cardinal Ruffo, quelles protestations d'inaltérable estime et d'éternelle reconnaissance terminaient ces lettres et précédaient les noms dos deux monarques, qui lui devaient leur royaume.
Nos lecteurs désirent-ils savoir de quelle manière se traduisaient ces protestations de reconnaissance?
Qu'ils veuillent bien alors prendre la peine de lire la lettre suivante, écrite, en date du même jour, par sir William Hamilton au capitaine général Acton:
«A bord du Foudroyant, baie de Naples, 27 juin 1799.
»Mon cher seigneur,
»Votre Excellence aura vu, par ma dernière lettre, que le cardinal et lord Nelson sont loin d'être d'accord. Mais, après mûres réflexions, lord Nelson m'autorisa à écrire à Son Éminence, hier matin, qu'il ne ferait plus rien pour rompre l'armistice que Son Éminence avait cru convenable de conclure avec les rebelles renfermés dans le Château-Neuf et le château de l'Oeuf, et que Sa Seigneurie était prête à donner toute l'assistance dont était capable la flotte placée sous son commandement, et que Son Éminence croirait nécessaire pour le bon service de Sa Majesté Sicilienne. Cela produit le meilleur effet possible. Naples était sens dessus dessous, dans la crainte que lord Nelson ne rompît l'armistice, tandis qu'aujourd'hui tout est calme. Le cardinal est convenu, avec les capitaines Troubridge et Ball, que les rebelles du Château-Neuf et du château de l'Oeuf, seraient embarqués le soir, taudis que cinq cents marins seraient descendus à terre pour occuper les deux châteaux sur lesquels, Dieu merci! flotte enfin la bannière de Sa Majesté Sicilienne, tandis que les bannières de la République (courte a été leur vie!) sont dans la cabine du Foudroyant, où, je l'espère, la bannière française qui flotte encore sur Saint-Elme ne tardera point à les rejoindre.
»J'ai grand espoir que la venue de lord Nelson dans le golfe de Naples sera très-utile aux intérêts et à la gloire de Leurs Majestés Siciliennes. Mais, en vérité, il était temps que j'intervinsse entre le cardinal et lord Nelson; sinon tout allait se perdant, et cela dès le premier jour. Hier, ce bon cardinal m'a écrit pour me remercier, ainsi que lady Hamilton, L'arbre de l'abomination qui s'élevait devant le palais royal a été abattu et le bonnet rouge arraché de la tête du géant.
»Maintenant, une bonne nouvelle! Caracciolo et une douzaine d'autres rebelles comme lui seront bientôt entre les mains de lord Nelson. Si je ne me trompe, ils seront envoyés directement à Procida, où ils seront jugés, et, au fur et à mesure de leur jugement, renvoyés ici pour y être suppliciés. Caracciolo sera probablement pendu à l'arbre de trinquette de LA MINERVE, où il demeurera exposé du point du jour au coucher du soleil. Un tel exemple est nécessaire pour le service futur de Sa Majesté Sicilienne, dans le royaume de laquelle le jacobinisme à fait de si grands progrès.
»W. HAMILTON.
»Huit heures du soir.--Les rebelles sont dans leurs bâtiments et ne peuvent bouger sans un passeport de lord Nelson.»
En effet, comme le disait Son Excellence l'ambassadeur de la Grande-Bretagne dans la lettre que nous venons de lire, les républicains, sur la foi du traité, et rassurés par la promesse de Nelson de ne point s'opposer à l'embarquement des patriotes, n'avaient fait aucune difficulté pour livrer les châteaux aux cinq cents marins anglais qui s'étaient présentés pour les occuper, et pour descendre dans les felouques, les tartanes et les balancelles qui devaient les conduire à Toulon.
Les Anglais prirent donc possession d'abord du Château-Neuf, de la darse et du palais royal.
Puis la remise du château de l'Oeuf fut faite avec les mêmes formalités.
Un procès-verbal fut rédigé de cette remise des châteaux et signé par les commandants des châteaux pour les patriotes, et par le brigadier Minichini pour le roi Ferdinand.
Deux personnes seulement usèrent du choix qui leur était donné par la capitulation de chercher un asile à terre ou de s'embarquer, en allant demander un asile au château Saint-Elme.
Ces deux personnes furent Salvato et Luisa San-Felice.
Nous reviendrons plus tard, pour ne plus les quitter, aux héros de notre livre; mais ce chapitre, nous l'avons indiqué par son titre, est tout entier consacré à un grand éclaircissement historique.
Comme nous allons faire, à la mémoire d'un des plus grands capitaines que l'Angleterre ait eus, une de ces taches indélébiles que les siècles n'effacent point, nous voulons, en faisant passer, les unes après les autres, sous les yeux de nos lecteurs, les pièces qui prouvent cette grande infamie, montrer jusqu'au bout que nous ne sommes ni dévoyé par l'ignorance, ni aveuglé par la haine.
Nous sommes purement et simplement le flambeau qui éclaire un point de l'histoire resté obscur jusqu'à nous.
Il arrivait au cardinal ce qui arrive à tout grand coeur qui entreprend une chose jugée impossible par les timides et les médiocres.
Il avait laissé autour du roi une cabale d'hommes qui, n'ayant souffert aucune fatigue, n'ayant couru aucun danger, devaient naturellement attaquer celui qui avait accompli une oeuvre taxée par eux d'impossible.
Le cardinal, chose presque incroyable, si l'on ne savait point jusqu'où peut aller cette vipère des cours qu'on appelle la calomnie, le cardinal était accusé, en conquérant le royaume de Naples, de ne point travailler pour le roi, mais pour lui-même.
On disait que, par le moyen de l'armée qu'il avait réunie et qui lui était toute dévouée, il voulait faire proclamer roi de Naples son frère don Francesco Ruffo!
Nelson, avant son départ de Palerme, avait reçu des instructions à ce sujet, et, à la première preuve qui confirmerait les doutes conçus par Ferdinand et par la reine, Nelson devait attirer le cardinal à bord du Foudroyant et l'y retenir prisonnier.
On va voir qu'il s'en fallut de bien peu que cet acte de reconnaissance ne s'accomplît, et nous avouons regretter fort pour notre compte qu'il n'ait pas eu lieu, afin qu'il restât comme un exemple à ceux qui se dévouent pour les rois.
Nous copions les lettres suivantes sur les originaux.
«A bord du Foudroyant, baie de Naples, 29 juin 1799.
«Mon cher seigneur,
»Quoique notre ami commun, sir William, vous écrive avec détail sur tous les événements qui nous arrivent, je ne puis m'empêcher de prendre la plume pour vous dire clairement que je n'approuve aucune des choses qui se sont faites et qui sont en train de se faire; bref, je dois vous dire que, quand même le cardinal serait un ange, la voix du peuple tout entier s'élève contre sa conduite. Nous sommes entourés ici de petites et mesquines cabales et de sottes plaintes, que, dans mon opinion, la présence du roi, de la reine et du ministère napolitain peut seule éteindre 6 et apaiser, de manière à fonder un gouvernement régulier et qui soit le contraire du système qui est mis en pratique en ce moment. Il est vrai que, si j'eusse suivi mon inclination, l'état de la capitale serait encore pire qu'il n'est, attendu que le cardinal, de son côté, eût fait pis que de ne rien faire.
C'est pourquoi j'espère et implore la présence de Leurs Majestés, répondant sur ma tête de leur sûreté. Je serai peut-être forcé de m'éloigner de ce port, avec le Foudroyant; mais, si je suis forcé d'abandonner ce port, je crains que les conséquences de mon départ ne soient fatales.
»Le Sea-Horse est également un sûr abri pour Leurs Majestés; elles y seront autant en sûreté qu'on peut l'être dans un vaisseau.
»Je suis, pour toujours, votre »NELSON.
A sir John Acton.
Comme la première, cette seconde lettre est du même jour et adressée à Acton. L'ingratitude des deux illustres obligés y est encore plus visible, et, à notre avis, ne laisse, cette fois, rien à désirer.
»29 juin au matin.
»Mon cher monsieur,
Je ne saurais vous dire combien je suis heureux de voir arriver le roi, la reine et Votre Excellence. Je vous envoie le double d'une proclamation que je charge le cardinal de faire publier, ce que Son Éminence a refusé tout net, en disant qu'il était inutile de lui rien envoyer, attendu qu'il ne ferait rien imprimer. Le capitaine Troubridge sera ce soir à terre avec treize cents hommes de troupes anglaises, et je ferai tout ce que je pourrai pour rester d'accord avec le cardinal jusqu'à l'arrivée de Leurs Majestés. Le dernier arrêté du cardinal défend d'emprisonner qui que ce soit sans son ordre: c'est vouloir clairement sauver les rebelles. En somme, hier, nous avons délibéré pour savoir si le cardinal ne serait point arrêté lui-même. Son frère est gravement compromis; mais il est inutile d'ennuyer plus longtemps Votre Excellence. Je m'arrangerai de manière à faire le mieux possible, et je répondrai sur ma tête du salut de Leurs Majestés. Puisse Dieu mettre une prompte et heureuse fin à tous ces événements, et veuille Votre Excellence me croire, etc.
»HORACE NELSON.
A Son Excellence sir John Acton.
Sur ces entrefaites, le cardinal, ayant envoyé son frère à bord du Foudroyant, ne fut pas peu étonné de recevoir un billet de lui qui lui annonçait que l'amiral l'envoyait à Palerme pour porter à la reine la nouvelle que Naples était rendu selon ses intentions.
La lettre qui portait cette nouvelle se terminait par cette phrase:
«J'envoie tout à la fois à Votre Majesté, un messager et un otage.»
Comme on le voit, la récompense du dévouement ne s'était pas fait attendre.
Maintenant, que venait faire le frère du cardinal à bord du Foudroyant?
Il venait y rapporter, avec refus de l'imprimer et de l'afficher, cette note de Nelson, à laquelle, dans la situation des choses et après les promesses faites, le cardinal n'avait rien compris.
Voici cette note ou plutôt cette notification:
NOTIFICATION
«A bord du Foudroyant, 29 juin 1799, au matin.
»Horace Nelson, amiral de la flotte britannique, dans la rade de Naples, donne avis à tous ceux qui ont servi, comme officiers dans l'armée, ou comme officiers dans les charges civiles, l'infâme soi-disant république napolitaine, que, s'ils se trouvent dans la ville de Naples, ils doivent, dans le terme de vingt-quatre heures, pour tout délai, se présenter aux commandants du Château-Neuf et du château de l'Oeuf, se fiant en tous points à la clémence de Sa Majesté Sicilienne; et, s'ils sont hors de la ville à la distance de cinq milles, ils doivent également se présenter auxdits commandants, seulement, à ceux-ci, il est accordé le terme de quarante-huit heures;--autrement, ils seront considérés comme rebelles et ennemis de Sa susdite Majesté Sicilienne.
»HORACE NELSON.»
Mais, si étonné que fût le cardinal du billet de son frère, qui lui annonçait que milord Nelson l'envoyait à Palerme sans lui demander si c'était son bon plaisir d'y aller, il le fut bien davantage eu recevant cette lettre des patriotes:
A l'éminentissime cardinal Ruffo, vicaire général du royaume de Naples.
«Toute cette partie de la garnison qui, aux termes des traités, a été embarquée pour faire voile vers Toulon, se trouve à cette heure dans la plus grande consternation. Dans sa bonne foi, elle attendait l'exécution du traité, quoique peut-être, dans sa précipitation à sortir du château, toutes les clauses de cette capitulation n'aient pas été strictement observées. Maintenant, voici deux jours que le temps est propice pour mettre à la voile, et les approvisionnements ne sont pas encore faits pour le voyage. En outre, hier, nous avons vu, avec une profonde douleur, enlever, des tartanes, vers sept heures du soir, les généraux Manthonnet, Massa et Bassetti,--les présidents de la commission exécutive, Ercole et d'Agnese,--celui de la commission législative, Dominique Cirillo,--et plusieurs autres de nos compagnons, parmi lesquels Emanuele Borgo et Piati. Tous ont été conduits sur le bâtiment de l'amiral Nelson, où ils ont été retenus toute la nuit, et, finalement, où ils se trouvent encore maintenant, c'est-à-dire à sept heures du matin.
»La garnison attend de votre loyauté l'explication de ce fait et l'accomplissement loyal du traité.
»ALBANESE.
«De la rade de Naples, 29 juin 1799, six heures du matin.»
Un quart d'heure après, le capitaine Baillie et le chevalier Micheroux étaient près du cardinal, et celui-ci expédiait Micheroux à Nelson, en l'invitant à lui expliquer sa conduite, à laquelle il avouait ne rien comprendre, et en le suppliant, si son intention était celle qu'il craignait de deviner, de ne point faire une pareille tache non-seulement à son nom, mais encore au drapeau anglais.
Nelson ne fit que rire de la réclamation du chevalier Micheroux en disant:
--De quoi le cardinal se plaint-il? J'ai promis de ne pas m'opposer à l'embarquement de la garnison: j'ai tenu parole, puisque la garnison est embarquée. Maintenant qu'elle l'est, je suis dégagé de ma parole et je puis faire ce que je veux.
Et, comme le chevalier Micheroux lui faisait observer que l'équivoque qu'il invoquait était indigne de lui, le sang lui monta au visage d'impatience, et il ajouta:
--D'ailleurs, j'agis selon ma conscience, et j'ai carte blanche du roi.
--Avez-vous les mêmes pouvoirs de Dieu? lui demanda Micheroux. J'en doute.
--Ceci n'est point votre affaire, répliqua Nelson; c'est moi qui agis, et je suis prêt à rendre compte de mes actions au roi et à Dieu. Allez.
Et il renvoya le messager au cardinal, sans prendre la peine de lui faire une autre réponse et de voiler sa mauvaise foi sous une excuse quelconque.
En vérité, la plume tombe des mains de tout honnête homme forcé, par la vérité, à écrire de pareilles choses.
En recevant cette réponse du chevalier Micheroux, le cardinal Ruffo jeta un regard plein d'éloquence au ciel, prit une plume, écrivit quelques lignes, les signa et les expédia à Palerme par un courrier extraordinaire.
C'était sa démission qu'il envoyait à Ferdinand et à Caroline.
LXXX
DEUX HONNÊTES COMPAGNONS
Reprenons cette plume échappée à nos doigts: nous ne sommes pas au bout de notre récit, et le pire nous reste à raconter.
On se rappelle qu'au moment où Nelson reconduisait le cardinal, après la visite au Foudroyant, et échangeait avec lui un froid salut, résultat de la dissidence qui s'était élevée entre leurs opinions à l'endroit du traité, Emma Lyonna, posant la main sur l'épaule de Nelson, était venue lui dire que Scipion Lamarra, le même qui avait apporté au cardinal la bannière brodée par la reine et par ses filles, était à bord et l'attendait chez sir William Hamilton.
Comme l'avait prévu Nelson, Scipion Lamarra venait s'entretenir avec lui sur les moyens de s'emparer de Caracciolo, qui avait quitté sa flottille le jour même de l'apparition dans la rade de la flotte de la Grande-Bretagne.
On n'a pas oublié que la reine avait recommandé de vive voix à Emma Lyonna, et par écrit au cardinal, de ne faire aucune grâce à l'amiral Caracciolo, dévoué par elle à la mort.
Elle avait écrit dans les mêmes termes à Scipion Lamarra, un de ses agents les plus dévoués et les plus actifs, afin qu'il s'entendit avec Nelson sur les moyens à employer pour s'emparer de l'amiral Caracciolo, si l'amiral Caracciolo était en fuite au moment où Nelson entrerait dans le port.
Or, Caracciolo était en fuite, comme on l'a vu par la réponse du contre-maître de la chaloupe canonnière que l'amiral avait montée dans le combat du 13, lorsque Salvato, prévenu par Ruffo des dangers que courait l'amiral, s'était mis en quête de lui et était venu demander de ses nouvelles dans le port militaire.
Par un motif tout opposé, l'espion Lamarra avait fait les mêmes démarches que Salvato et était arrivé au même but, c'est-à-dire à savoir que l'amiral avait quitté Naples et cherché un refuge près d'un de ses serviteurs.
Il venait annoncer cette nouvelle à Nelson et lui demander s'il voulait qu'il se mît en quête du fugitif.
Nelson, non-seulement l'y engagea, mais encore lui annonça qu'une prime de quatre mille ducats était promise à celui qui livrerait l'amiral.
A partir de ce moment, Scipion jura que ce serait lui qui toucherait la prime, ou tout au moins la majeure partie de la prime.
S'étant présenté en ami, il avait appris des matelots tout ce que ceux-ci savaient eux-mêmes sur Caracciolo, c'est-à-dire que l'amiral avait cherché un refuge chez un de ses serviteurs de la fidélité duquel il croyait être certain.
Selon toute probabilité, ce serviteur n'habitait point la ville: l'amiral était un homme trop habile pour rester si près de la griffe du lion.
Scipion ne prit donc même point la peine de s'enquérir aux deux maisons que l'amiral possédait à Naples, l'une à Santa-Lucia, presque attenante à l'église,--et c'était celle-là qu'il habitait,--l'autre, rue de Tolède.
Non, il était probable que l'amiral s'était retiré dans quelqu'une de ses fermes, afin d'avoir devant lui la campagne ouverte, s'il avait besoin de fuir le danger.
Une de ces fermes était à Calvezzano, c'est-à-dire au pied des montagnes.
En homme intelligent, Scipion jugea que c'était dans celle-là que Caracciolo devait s'être réfugié. Là, comme nous l'avons dit, il avait, en effet, non-seulement la compagne, mais encore la montagne, ce refuge naturel du proscrit.
Scipion se fit donner un sauf-conduit de Nelson, revêtit un habit de paysan et partit avec l'intention de se présenter à la ferme de Calvezzano comme un patriote qui, fuyant la proscription, exténué qu'il était par la faim, écrasé qu'il était par la fatigue, aimait mieux risquer la mort que d'essayer d'aller plus loin.
Il entra donc hardiment à la ferme, et, feignant la confiance du désespoir, il demanda au fermier un morceau de pain et un peu de paille dans une grange.
Le prétendu fugitif joua si bien son rôle, que le fermier ne prit aucun soupçon; mais, au contraire, sous prétexte de s'assurer que personne ne l'avait vu entrer, le fit cacher dans une espèce de fournil, disant que, pour leur sûreté commune, il allait faire le tour de la ferme.
En effet, dix minutes après, il rentra avec un visage plus rassuré, le tira de sa cachette, le fit asseoir à la table de la cuisine, et lui donna un morceau de pain, un quartier de fromage et un fiasco de vin.
Scipion Lamarra se jeta sur le pain comme un homme affamé, mangeant et buvant avec tant d'avidité, que le fermier, en hôte compatissant, se crut obligé de l'inviter à se modérer, eu lui disant que le pain ni le vin ne lui manqueraient; qu'il pouvait donc boire et manger à loisir.
Comme Lamarra commençait à suivre ce conseil, un autre paysan entra, qui portait le même costume que le fermier, mais paraissait un peu plus âgé que lui.
Scipion fit un mouvement pour se lever et sortir.
--Ne craignez rien, dit le fermier: c'est mon frère.
En effet, le nouveau venu, après un salut d'homme qui est chez lui, prit un tabouret et alla s'asseoir dans un coin de la cheminée.
Le faux patriote remarqua que le frère du fermier choisissait le côté où il y avait le plus d'ombre.
Scipion Lamarra, qui avait vu l'amiral Caracciolo à Palerme, n'eut besoin que de jeter un regard sur le prétendu frère du fermier pour le reconnaître.
C'était François Caracciolo.
Dès lors, Scipion comprit toute la manoeuvre. Le fermier n'avait point osé le recevoir sans la permission de son maître; sous prétexte de voir si l'étranger n'était point suivi, il était sorti pour aller demander cette permission à Caracciolo, et Caracciolo, curieux d'apprendre des nouvelles de Naples, était entré dans la salle et était allé s'asseoir dans la cheminée, redoutant d'autant moins son hôte, que, d'après ce qui lui avait été rapporté, c'était un proscrit.
Aussi, au bout d'un instant:
--Vous venez de Naples? demanda-t-il à Scipion avec une indifférence affectée.
--Hélas! oui, répondit celui-ci.
--Que s'y passe-t-il donc?
Scipion ne voulait pas trop effrayer Caracciolo, de peur que, lui parti, il ne cherchât un autre asile.
--On embarque les patriotes pour Toulon, dit-il.
--Et pourquoi donc ne vous êtes-vous pas embarqué pour Toulon avec eux?
--Parce que je ne connais personne en France et qu'au contraire j'ai un frère à Corfou. Je vais donc tâcher de gagner Manfredonia et de m'y embarquer.
La conversation se borna là. Le fugitif paraissait tellement fatigué, que c'était pitié de le faire veiller plus longtemps: Caracciolo dit au fermier de le conduire à sa chambre, Scipion prit congé de lui avec de grandes protestations de reconnaissance, et, arrivé à sa chambre, pria son hôte de le réveiller avant le jour, afin qu'il pût continuer son chemin vers Manfredonia.
--Ce me sera d'autant plus facile, répondit celui-ci, qu'il faut que je me lève moi-même avant le jour pour aller à Naples.
Scipion ne fit aucune demande, ne risqua aucune observation; il savait tout ce qu'il voulait savoir, et le hasard, qui se fait parfois complice des grands crimes, le servait au delà de ses souhaits.
Le lendemain, à deux heures, le fermier entra dans sa chambre. En un instant, il fut debout, habillé, prêt à partir. Le fermier lui donna un petit paquet préparé d'avance: c'était un pain, un morceau de jambon, une bouteille de vin.
--Mon frère m'a chargé de vous demander si vous avez besoin d'argent, ajouta le fermier.
Scipion eut honte. Il tira sa bourse, qui contenait quelques pièces d'or, et la montra à son hôte; puis il se fit indiquer un chemin de traverse, prit congé de lui, le chargea de présenter tous ses remercîments à son frère et partit.
Mais à peine eut-il fait cent pas, qu'il changea de direction, contourna la ferme, et à un endroit où le chemin se resserrait entre deux collines, vint attendre le fermier, qui ne pouvait manquer de passer là en allant à Naples.
En effet, une demi-heure après, il distingua, au milieu des ténèbres qui commençaient à s'éclaircir, la silhouette d'un homme qui suivait le chemin de Calvezzano à Naples, et qu'il reconnut presque aussitôt pour son fermier.
Il marcha droit à lui: l'autre le reconnut à son tour et s'arrêta étonné.
Il était évident qu'il ne s'attendait pas à une pareille rencontre.
--C'est vous? lui demanda-t-il.
--Comme vous voyez, répondit Scipion.
--Que faites-vous ici, au lieu d'être sur la route de Manfredonia?
--Je vous attends.
--Dans quel but?
--Dans celui de vous dire que, par ordonnance de lord Nelson, il y et peine de mort pour quiconque cache un rebelle.
--En quoi cela peut-il m'intéresser? demanda le fermier.
--En ce que vous cachez l'amiral Caracciolo.
Le fermier essaya de nier.
--Inutile, dit Scipion, je l'ai reconnu: c'est l'homme que vous voulez faire passer pour votre frère.
--Ce n'est pas tout ce que vous avez à me dire? demanda le fermier avec un sourire à l'expression duquel il n'y avait pas à se tromper.
C'était le sourire d'un traître.
--C'est bien, dit Scipion, je vois que nous nous entendrons.
--Combien vous a-t-on promis, demanda le fermier, si vous livriez l'amiral Caracciolo?
--Quatre mille ducats, dit Scipion.
--Y en a-t-il deux mille pour moi?
--Vous avez la bouche large, l'ami!
--Et cependant je ne l'ouvre qu'à moitié.
--Vous vous contenterez de deux mille ducats?
--Oui, si l'on ne se préoccupe pas trop de ce que l'amiral peut avoir d'argent chez moi.
--Et si l'on n'en passe point par où vous voulez?
Le fermier fit un bond en arrière, et, du même coup, tira un pistolet de chacune de ses poches.
--Si l'on ne passe point par où je veux, dit-il, je préviens l'amiral, et, avant que vous soyez à Naples, nous serons assez loin pour que vous ne nous rejoigniez jamais.
--Venez ici, mon camarade: je ne peux et surtout je ne veux rien faire sans vous.
--Ainsi, c'est convenu?
--Pour ma part, oui; mais, si vous voulez vous fier à moi, je vous mènerai en face de quelqu'un avec qui vous pourrez discuter vos intérêts et qui, je vous en réponds, sera coulant sur vos exigences?
--Comment nommez-vous celui-là?
--Milord Nelson.
--Oh! oh! j'ai entendu dire à l'amiral Caracciolo que milord Nelson était son plus grand ennemi.
--Il ne se trompait pas. Voilà pourquoi je puis vous répondre que milord ne marchandera point avec vous.
--Alors, vous venez de la part de l'amiral Nelson?
--Je viens de plus loin.
--Allons, allons, dit le fermier, comme vous l'avez dit, nous nous entendrons à merveille. Venez.
Et les deux honnêtes compagnons continuèrent leur chemin vers Naples.
LXXXI
DE PAR HORACE NELSON
C'était à la suite de l'entrevue que le fermier et Scipion Lamarra avaient eue avec milord Nelson que sir William Hamilton avait écrit à sir John Acton:
«Caracciolo et douze de ces infâmes rebelles seront bientôt entre les mains de milord Nelson.»
Les douze infâmes rebelles, nous l'avons vu par la lettre d'Albanese au cardinal, avaient été expédiés à bord du Foudroyant.
C'étaient Manthonnet, Massa, Bassetti, Dominique Cirillo, Ercole, d'Agnese, Borgo, Piati, Mario Pagano, Conforti, Bassi et Velasco.
Quant à Caracciolo, il devait être livré le 29 au matin.
En effet, pendant la nuit, six matelots, déguisés en paysans et armés jusqu'aux dents, avaient abordé au Granatello, étaient descendus à terre, et, guidés par Scipion Lamarra, avaient pris le chemin de Calvezzano, où ils étaient arrivés vers trois heures du matin.
Le fermier veillait, tandis que Caracciolo, à qui il avait rapporté de Naples les nouvelles les plus tranquillisantes, s'était couché et dormait aveuglé par cette confiance que les honnêtes gens ont, par malheur, presque toujours, dans les coquins.
Caracciolo avait son sabre sous son chevet, deux pistolets sur sa table de nuit; mais, prévenus par le fermier de ces précautions, les marins, en s'élançant dans la chambre, avaient commencé par mettre la main sur les armes.
Alors, en voyant qu'il était pris et que toute résistance était inutile, Caracciolo avait relevé la tête et tendu de lui-même les mains aux cordes dont on s'apprêtait à le lier.
Il avait bien voulu fuir la mort, tant que la mort n'était pas là; mais, la sentant sous ses pas, il se retournait et lui faisait face.
Une espèce de charrette d'osier attelée de deux chevaux attendait à la porte. On y porta Caracciolo. Les soldats s'assirent autour de lui; Scipion prit les rênes.
Le traître se tint à l'écart et ne parut pas.
Il avait discuté le prix de sa trahison, en avait reçu une partie et devait recevoir le reste après livraison faite de son maître.
On arriva à sept heures du matin au Granatello; on transborda le prisonnier de la charrette dans la barque; les six paysans redevinrent des matelots, ressaisirent leurs avirons et ramèrent vers le Foudroyant.
Depuis dix heures du matin, Nelson était sur le pont du Foudroyant, sa lunette à la main, et l'oeil tourné vers le Granatello, c'est-à-dire entre Torre-del-Greco et Castellamare.
Il vit une barque se détacher du rivage; mais, à sept ou huit milles de distance, il n'y avait pas moyen de la reconnaître. Cependant, comme elle était la seule qui sillonnât la surface unie et calme de la mer, son oeil ne s'en détourna point.
Un instant après, la belle créature qu'il avait à bord, souriante comme si elle entrait dans un jour de fête, montra sa tête au-dessus de l'escalier du tillac et vint s'appuyer à son bras.
Malgré ses douces habitudes de paresse, qui souvent lui faisaient commencer sa journée lorsque plus de la moitié de la journée était passée, elle s'était levée, ce jour-là, dans l'attente des grands événements qu'il devait voir s'accomplir.
--Eh bien? demanda-t-elle à Nelson.
Nelson lui montra silencieusement du doigt la barque qui s'approchait, n'osant encore lui affirmer que ce fût la barque attendue, mais jugeant, d'après la ligne rigide qu'elle suivait depuis qu'elle avait quitté le rivage en s'avançant vers le Foudroyant, que ce devait être elle.
--Où est sir William? demanda Nelson.
--C'est à moi que vous faites cette question? demanda en riant Emma.
Nelson rit à son tour; puis, se retournant:
--Parkenson, dit-il au jeune officier qui se trouvait le plus rapproché de lui, et auquel d'ailleurs, soit sympathie, soit certitude d'être plus intelligemment obéi, il adressait plus volontiers ses ordres,--Parkenson, tâchez donc de découvrir sir William, et dites-lui que j'ai tout lieu de croire que la barque que nous attendons est en vue.
Le jeune homme salua et se mit en quête de l'ambassadeur.
Pendant les quelques minutes que le jeune lieutenant mit à trouver sir William et à l'amener, la barque continuait à s'approcher, et les doutes de Nelson commençaient à disparaître. Les rameurs, nous l'avons dit, déguisés en paysans, ramaient d'une façon trop régulière pour être des paysans, et, d'ailleurs, debout à la proue, se tenait et faisait des signes de triomphe un homme que Nelson finit par reconnaître pour Scipion Lamarra.
Parkenson avait trouvé sir William Hamilton occupé à écrire au capitaine général Acton, et il avait interrompu sa lettre, à peine commencée, pour venir en toute hâte joindre Nelson et Emma Lyonna sur le pont.
La lettre interrompue était sur son bureau, et nous allons donner une nouvelle preuve de la conscience que nous avons mise dans nos recherches, en mettant sous les yeux de nos lecteurs ce commencement de lettre, dont, plus tard, nous leur donnerons la suite.
Voici ce commencement:
«A Bord du Foudroyant, 29 juin 1799.
»Monsieur,
»J'ai reçu de Votre Excellence trois lettres, deux en date du 25, et l'autre en date du 26, et je suis enchanté de voir que tout ce que lord Nelson et moi avons fait, a obtenu l'approbation de Leurs Majestés Siciliennes. Le cardinal s'obstine à se séparer de nous et ne veut pas se mêler de la reddition de Saint-Elme. Il a envoyé, pour le remplacer et pour se mettre d'accord sur les moyens d'attaque avec lord Nelson le duc de la Salandra. Le capitaine Troubridge commandera les milices anglaises et les soldats russes; vous arriverez avec quelques bonnes pièces d'artillerie, et alors ce sera le duc de Salandra qui commandera en chef. Troubridge n'a fait aucune opposition à cet arrangement.
»En somme, je me flatte que cette importante affaire sera promptement terminée et que la bannière du roi flottera dans quelques jours sur Saint-Elme, comme elle flotte déjà sur les autres châteaux...»
C'était là qu'en était sir William, lorsque le jeune officier était venu le déranger.
Il était monté sur le pont, comme nous l'avons dit, et était venu se joindre au groupe que formaient déjà Nelson et Emma Lyonna.
Quelques instants après, il n'y avait plus aucun doute: Nelson avait reconnu Scipion Lamarra, et les signes de celui-ci lui avaient donné à connaître que Caracciolo était prisonnier et qu'on le lui amenait.
Que se passa-t-il dans le coeur de l'amiral anglais lorsqu'il apprit cette nouvelle tant désirée? Ni l'historien ni le romancier n'ont la vue assez perçante pour voir au delà de cette couche d'impassibilité qui s'étendit sur son visage.
Bientôt, l'oeil des trois personnes intéressées à cette capture put bientôt, en plongeant au fond de la barque, y voir l'amiral couché et garrotté. Son corps, placé en travers de la barque, avait pu servir d'appui aux deux rameurs du milieu.
Sans doute ne jugea-t-on pas à propos de prendre la peine de contourner le bâtiment pour aborder par l'escalier d'honneur, ou peut-être encore eut-on honte de pousser jusque-là la dérision. Mais tant il y a que la gaffe des deux premiers matelots s'attacha à l'escalier de bâbord, et que Scipion Lamarra s'élança sur cet escalier pour annoncer le premier de vive voix à Nelson la réussite de l'entreprise.
Pendant ce temps, les marins déliaient les jambes de l'amiral pour qu'il pût monter à bord; mais ils lui laissaient les mains liées derrière le dos avec une telle rigidité, que, lorsque ces liens tombèrent, ils avaient laissé autour des poignets la trace sanglante de leurs nombreux anneaux.
Caracciolo passa devant ce groupe ennemi dont la joie insultait à son malheur, et fut conduit dans une chambre de l'entre-pont, dont on laissa la porte ouverte en plaçant deux sentinelles à cette porte.
A peine Caracciolo avait-il fait cette courte apparition, que sir William, désireux d'annoncer le premier au roi et à la reine cette bonne nouvelle, se précipita dans sa chambre, reprit la plume et continua:
«Nous venons d'avoir le spectacle de Caracciolo, pâle, avec une longue barbe, à moitié mort, les yeux baissés, les mains garrottées. Il a été amené à bord du vaisseau le Foudroyant, où se trouvent déjà non-seulement ceux que je vous ai nommés, mais encore le fils de Cassano 7, don Julio, le prêtre Pacifico et d'autres infâmes traîtres. Je suppose qu'il sera fait promptement justice des plus coupables. En vérité, c'est une chose qui fait horreur; mais, moi qui connais leur ingratitude et leurs crimes, je suis moins impressionné du châtiment que les nombreuses personnes qui ont assisté à ce spectacle. Je crois, d'ailleurs, que c'est pour nous une excellente chose que d'avoir à bord du Foudroyant les principaux coupables, au moment où l'on va attaquer Saint-Elme, attendu que nous pourrons trancher une tête à chaque boulet que les Français tireront sur la ville de Naples.
»Adieu, mon très-cher monsieur, etc.
»W. HAMILTON.
Note 7: (retour) Un mot sur ce jeune homme, qui ne joue aucun rôle dans notre histoire, mais qui va nous fournir, en passant, la mesure de l'abaissement de certaines âmes à cette époque. Il eut la tête tranchée, quoique âgé de seize ans à peine. Huit jours après l'exécution, son père donnait un grand dîner à ses juges!
»P.-S.--Venez, s'il est possible, pour accommoder toutes choses. J'espère que nous aurons terminé, avant leur arrivée, quelques affaires qui pourraient affliger Leurs Majestés. Le procès de Caracciolo va être fait par les officiers de Leurs Majestés Siciliennes. S'il est condamné, comme c'est probable, la sentence sera immédiatement exécutée. Il semble déjà à moitié mort d'abattement. Il demandait à être jugé par des officiers anglais.
»Le bâtiment qui vous portera cette lettre partant à l'instant pour Palerme, je ne puis rien vous dire de plus.»
Et, cette fois, sir William Hamilton pouvait, sans crainte de se tromper, annoncer que le procès ne durerait pas longtemps.
Voici les ordres de Nelson; on ne l'accusera point d'avoir fait attendre l'accusé:
Au capitaine comte de Thurn, commandant la frégate de Sa Majesté LA MINERVE.
«De par Horace Nelson;
»Puisque François Caracciolo, commodore de Sa Majesté Sicilienne, a été fait prisonnier, et est accusé de rébellion contre son légitime souverain, pour avoir fait feu sur la bannière royale hissée sur la frégate la Minerve, qui se trouvait sous vos ordres.
»Vous êtes requis et, en vertu de la présente, il vous est ordonné de réunir cinq des plus anciens officiers qui se trouvent sous votre commandement, en retenant la présidence pour vous, et d'informer pour savoir si le délit dont est accusé ledit Caracciolo peut être prouvé; et, si la preuve du délit ressort de l'instruction, vous devez recourir à moi pour savoir quelle peine il subira.
A bord du Foudroyant, golfe de Naples, 29 juin 1799.
»HORACE NELSON.»
Ainsi, vous le voyez par le peu de mots que nous avons soulignés, ce n'était point le conseil de guerre qui faisait le procès, ce n'étaient pas les juges qui avaient reconnu la culpabilité, qui devaient appliquer la peine selon leur conscience; non, c'était Nelson, qui n'assistait ni à l'instruction ni à l'interrogatoire; qui, pendent ce temps peut-être, parlait d'amour avec la belle Emma Lyonna; c'était Nelson qui, sans même avoir pris connaissance du procès, se chargeait de prononcer la sentence et de déterminer la peine!
Aussi, l'accusation est-elle si grave, qu'une fois encore, comme la chose nous est arrivée si souvent dans le cours de ce récit, le romancier, qui craint qu'on ne l'accuse de trop d'imagination, passe la plume à l'historien et lui dit: «A ton tour, frère: la fantaisie n'a pas le droit d'inventer, l'histoire seule a le droit de dire ce que tu vas dire.»
Nous affirmons donc qu'il n'y a pas un mot de ce que l'on a lu depuis le commencement de ce chapitre, nous affirmons donc qu'il n'y a pas un mot de ce qu'on va lire jusqu'à la fin de ce chapitre qui ne soit l'exacte vérité: ce n'est pas notre faute si, pour être nue, elle n'en est pas moins terrible.
Nelson, sans s'inquiéter du jugement de la postérité et même des contemporains, avait décidé que le procès de Caracciolo aurait lieu sur son propre bâtiment, attendu, comme le disent MM. Clarke et Marc Arthur dans leur Vie de Nelson, que l'amiral craignait que, si le procès se faisait à bord d'un navire napolitain, le navire ne se révoltât, tant, ajoutent ces messieurs, tant Caracciolo était aimé dans la marine!
Aussi le procès commença-t-il immédiatement après la publication de l'arrêté rendu par Nelson, celui-ci ne s'inquiétant point, dans son servilisme pour la reine Caroline, pour le roi Ferdinand, et peut-être même dans son orgueil personnel, si profondément offensé par Caracciolo; celui-ci ne s'inquiétant point, disons-nous, s'il foulait aux pieds toutes les lois internationales, puisqu'il n'avait pas le droit de juger son égal en rang, son supérieur comme position sociale, lequel, s'il était coupable, n'était coupable qu'envers le roi des Deux-Siciles, et non envers le roi d'Angleterre.
Et maintenant, pour que l'on ne nous accuse pas de sympathie à l'égard de Caracciolo et d'injustice envers Nelson, nous allons purement et simplement tirer du livre des panégyristes de l'amiral anglais le procès-verbal du jugement. Ce procès-verbal, dans sa simplicité, nous paraît bien autrement émouvant que le roman inventé par Cuoco ou fabriqué par Coletta.
Les officiers napolitains composant le conseil de guerre, sous la présidence du comte de Thurn, se réunirent immédiatement dans le carré des officiers.
Deux marins anglais, sur l'ordre du comte de Thurn, se rendirent à la chambre où était enfermé Caracciolo, lui enlevèrent les cordes qui le garrottaient et le conduisirent devant le conseil de guerre.
La chambre où il était réuni resta ouverte, selon l'usage, et tous purent y entrer.
Caracciolo, en reconnaissant dans ses juges, à part le comte de Thurn, tous les officiers qui avaient servi sous lui, sourit et secoua la tête.
Il était évident que pas un de ces hommes n'oserait l'absoudre.
Il y avait du vrai dans ce qu'avait dit sir William. Quoique âgé de quarante-neuf ans à peine, grâce à sa barbe inculte, à ses cheveux en désordre, Caracciolo en paraissait soixante et dix.
Cependant, arrivé en face de ses juges, il se redressa de toute la hauteur de sa taille et retrouva l'assurance, la fermeté, le regard d'un homme habitué à commander, et son visage, bouleversé par la rage, prit l'expression d'un calme hautain.
L'interrogatoire commença. Caracciolo ne dédaigna point d'y répondre, et le résumé de ses réponses fut celui-ci:
«Ce n'est point la République que j'ai servie, c'est Naples; ce n'est point la royauté que j'ai combattue, c'est le meurtre, le pillage, l'incendie. Depuis longtemps, je faisais le service de simple soldat, lorsque j'ai été en quelque sorte contraint de prendre le commandement de la marine républicaine, commandement qu'il m'était impossible de refuser.»
Si Nelson eût assisté à l'interrogatoire, il eût pu appuyer cette assertion de Caracciolo; car il n'y avait pas trois mois que Troubridge lui avait écrit, on se le rappelle:
«J'apprends que Caracciolo a l'honneur de monter la garde comme simple soldat. Hier, il a été vu faisant la sentinelle au palais. Il avait refusé de prendre du service; mais il paraît que les jacobins forcent tout le monde.»
On lui demanda alors pourquoi, puisqu'il avait servi forcément, il n'avait pas profité des occasions nombreuses qui lui avaient été offertes de fuir.
Il répondit que fuir était toujours fuir; que peut-être avait-il été retenu par un faux point d'honneur, mais qu'enfin il avait été retenu. Si c'était un crime, il l'avouait.
L'interrogatoire se borna là. On voulait de Caracciolo un simple aveu: cet aveu, il l'avait fait, et, quoique fait avec beaucoup de calme et de dignité, bien que la manière dont avait répondu Caracciolo lui eût, dit le procès-verbal, mérité la sympathie des officiers anglais parlant italien qui avaient assisté à la séance, la séance fut close: le crime était prouvé.
Caracciolo fut reconduit à sa chambre et gardé de nouveau par deux sentinelles.
Quant au procès-verbal, il fut porté à Nelson par le comte de Thurn. Nelson le lut avidement; une expression de joie féroce passa sur son visage. Il prit une plume et écrivit:
Au commodore comte de Thurn.
«De par Horace Nelson:
»Attendu que le conseil de guerre, composé d'officiers au service de Sa Majesté Sicilienne, a été réuni pour juger François Caracciolo sur le crime de rébellion envers son souverain;
»Attendu que ledit conseil de guerre a pleinement acquis la preuve de ce crime, et, par conséquent, dans cette conviction, rendu contre ledit Caracciolo un jugement qui a pour conséquence la peine de mort;
»Vous êtes, par la présente, requis et commandé de faire exécuter ladite sentence de mort contre ledit Caracciolo, par le moyen de la pendaison, à l'antenne de l'arbre de trinquette de la frégate la Minerve, appartenant à Sa Majesté Sicilienne, laquelle frégate se trouve sous vos ordres. Ladite sentence devra être exécutée aujourd'hui, à cinq heures après midi; et, après que le condamné sera resté pendu, depuis l'heure de cinq heures jusqu'au coucher du soleil, à ce moment la corde sera coupée et le cadavre jeté à la mer.
«A bord du Foudroyant, Naples, 29 juin 1799.
»HORACE NELSON.»
Deux personnes étaient dans la cabine de Nelson au moment où il rendit cette sentence. Fidèle au serment qu'elle avait fait à la reine, Emma resta impassible et ne dit pas une parole en faveur du condamné. Sir William Hamilton, quoique médiocrement tendre à son égard, après avoir lu la sentence que venait d'écrire Nelson, ne put s'empêcher de lui dire:
--La miséricorde veut que l'on accorde vingt-quatre heures aux condamnés pour se préparer à la mort.
--Je n'ai point de miséricorde pour les traîtres, répondit Nelson.
--Alors, sinon la miséricorde, du moins la religion.
Mais, sans répondre à sir William, Nelson lui prit la sentence des mains, et, la tendant au comte de Thurn:
--Faites exécuter, dit-il.
LXXXII
L'EXÉCUTION
Nous l'avons dit et nous le répétons, dans ce funèbre récit,--qui imprime une si sombre tache à la mémoire d'un des plus grands hommes de guerre qui aient existé,--nous n'avons rien voulu donner à l'imagination, quoiqu'il soit possible que, par un artifice de l'art, nous ayons eu l'espoir d'arriver à produire sur nos lecteurs une plus profonde impression que par la simple lecture des pièces officielles. Mais c'était prendre une trop grave responsabilité, et, puisque nous en appelons d'office à la postérité du jugement de Nelson, puisque nous jugeons le juge, nous voulons que, tout au contraire du premier jugement, fruit de la colère et de la haine, l'appel ait tout le calme et toute la solennité d'une cause loyale et sûre de son succès.
Nous allons donc renoncer à ces auxiliaires qui nous ont si souvent prêté leur puissant concours, et nous en tenir à la relation anglaise, qui doit naturellement être favorable à Nelson et hostile à Caracciolo.
Nous copions.
Pendant ces heures solennelles qui s'écoulèrent entre le jugement et l'exécution de la sentence, Caracciolo fit deux fois appeler près de lui le lieutenant Parkenson et deux fois le pria d'aller intercéder pour lui près de Nelson.
La première, pour obtenir la révision de son jugement;
La seconde, pour qu'on lui fit la grâce d'être fusillé au lieu d'être pendu.
Et, en effet, Caracciolo s'attendait bien à la mort, mais à la mort par la hache ou par la fusillade.
Son titre de prince lui donnait droit à la mort de la noblesse; son titre d'amiral lui donnait droit à la mort du soldat.
Toutes deux lui échappaient pour faire place à la mort des assassins et des voleurs, à une mort infamante.
Non-seulement Nelson outre-passait ses pouvoirs en condamnant à mort son égal comme rang, son supérieur comme position sociale, mais encore il choisissait une mort qui devait, aux yeux de Caracciolo, doubler l'horreur du supplice.
Aussi, pour échapper à cette mort infâme, Caracciolo n'hésita-t-il point à descendre à la prière.
--Je suis un vieillard, monsieur, dit-il au lieutenant Parkenson; je ne laisse point de famille pour pleurer ma mort, et l'on ne supposera point qu'à mon âge, et isolé comme je suis, j'aie grand'peine à quitter la vie; mais la honte de mourir comme un pirate m'est insupportable, et, je l'avoue, me brise le coeur.
Pendant tout le temps que dura l'absence du jeune lieutenant, Caracciolo fut fort agité et parut fort inquiet.
Le jeune officier rentra: il était évident qu'il revenait avec un refus.
--Eh bien? demanda vivement Caracciolo.
--Voici, mot pour mot, les paroles de milord Nelson, dit le jeune homme: «Caracciolo a été impartialement jugé par les officiers de sa nation: ce n'est point à moi, qui suis étranger, d'intervenir pour faire grâce.»
Caracciolo sourit amèrement.
--Ainsi, dit-il, milord Nelson a eu le droit d'intervenir pour me faire condamner à être pendu, et il n'a pas le droit d'intervenir pour me faire fusiller, au lieu de me faire pendre!
Puis, se retournant vers le messager:
--Peut-être, mon jeune ami, lui dit-il, n'avez-vous point insisté près de milord comme vous eussiez dû le faire.
Parkenson avait les larmes aux yeux.
--J'ai tellement insisté, prince, dit-il, que milord Nelson m'a renvoyé avec un geste de menace en me disant: «Lieutenant, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de vous mêler de votre affaire.» Mais n'importe, continua-t-il, si Votre Excellence a quelque autre mission à me donner, dût-elle me faire tomber en disgrâce, je l'accomplirai de grand coeur.
Caracciolo sourit en voyant les larmes du jeune homme, et, lui tendant la main:
--Je me suis adressé à vous, lui dit-il, parce que vous êtes le plus jeune officier, et qu'à votre âge, il est rare que l'on ait le coeur mauvais. Eh bien, un conseil: croyez-vous qu'en m'adressant à lady Hamilton, elle obtienne quelque chose pour moi de milord Nelson?
--Elle a une grande influence sur milord, dit le jeune homme; essayons.
--Eh bien, allez; suppliez-la. J'ai peut-être, dans un temps plus heureux, eu des torts envers elle; qu'elle les oublie, et, en commandant le feu que l'on dirigera contre moi, je la bénirai.
Parkenson sortit, alla sur le tillac, et, voyant qu'elle n'y était point, essaya de pénétrer chez elle; mais, malgré ses prières, la porte demeura fermée.
A cette réponse, Caracciolo vit qu'il lui fallait perdre tout espoir, et, ne voulant point abaisser plus bas sa dignité, il serra la main du jeune officier et résolut de ne plus prononcer une seule parole.
A une heure, deux matelots entrèrent chez lui, en même temps que le comte de Thurn lui annonçait qu'il fallait quitter le Foudroyant et passer à bord de la Minerve.
Caracciolo tendit les mains.
--C'est derrière et non pas devant que les mains doivent être liées, dit le comte de Thurn.
Caracciolo passa ses mains derrière lui.
On laissa un long bout pendant dont un matelot anglais tint l'extrémité. Sans doute craignait-on, si on lui laissait les mains libres, qu'il ne s'élançât à la mer et n'échappât au supplice par le suicide. Grâce à la corde et à la précaution prise d'en mettre l'extrémité aux mains d'un matelot, cette crainte ne pouvait se réaliser.
Ce fut donc lié et garrotté comme le dernier des criminels, que Caracciolo, un amiral, un prince, un des hommes les plus éminents de Naples, quitta le pont du Foudroyant, qu'il traversa tout entier entre deux haies de matelots.
Mais, quand l'outrage est poussé jusque là, il retombe sur celui qui le fait, et non pas sur celui qui le subit.
Deux barques, armées en guerre, accompagnaient à bâbord et à tribord la barque que montait Caracciolo.
On aborda à la Minerve. En revoyant de près ce beau bâtiment, sur lequel il avait régné et qui lui avait obéi avec tant de soumission pendant la traversée de Naples à Palerme, Caracciolo poussa un soupir et deux larmes perlèrent au coin de ses yeux.
Il monta par l'escalier de bâbord, c'est-à-dire par l'escalier des inférieurs.
Les officiers et les soldats étaient rangés sur le pont.
La cloche piquait une heure et demie.
Le chapelain attendait.
On demanda à Caracciolo s'il désirait employer le temps qui lui restait à une sainte conférence avec le prêtre.
--Est-ce toujours don Severo qui est chapelain de la Minerve? demanda-t-il.
--Oui, Excellence, lui répondit-on.
--En ce cas? conduisez-moi à lui.
On conduisit le condamné à la cabine du prêtre.
Le digne homme avait dressé à la hâte un petit autel.
--J'ai pensé, dit-il à Caracciolo, qu'à cette heure suprême, vous auriez peut-être le désir de communier.
--Je ne crois pas mes péchés assez grands pour qu'ils ne puissent être lavés que par la communion; mais, fussent-ils plus grands encore, la manière infâme dont je vais finir me paraîtrait suffisante à leur expiation.
--Refuserez-vous de recevoir le corps sacré de Notre-Seigneur? demanda le prêtre.
--Non, Dieu m'en garde! répondit Caracciolo en s'agenouillant.
Le prêtre dit les paroles saintes qui consacrent l'hostie, et Caracciolo reçut pieusement le corps de Notre-Seigneur.
--Vous aviez raison, mon père, dit-il; je me sens plus fort et surtout plus résigné qu'auparavant.
La cloche piqua successivement deux heures, trois heures, quatre heures, cinq heures.
La porte s'ouvrit.
Caracciolo embrassa le prêtre, et, sans dire une parole, suivit le piquet qui venait le chercher.
En arrivant sur le pont, il vit un matelot qui pleurait.
--Pourquoi pleures-tu? lui demanda Caracciolo. Celui-ci, sans répondre, mais en sanglotant, lui montra la corde qu'il tenait entre ses mains.
--Comme nul ne sait que je vais mourir, dit Caracciolo, nul ne me pleure que toi, mon vieux compagnon d'armes. Embrasse-moi donc au nom de ma famille et de mes amis.
Puis, se tournant du côté du Foudroyant, il vit sur la dunette un groupe de trois personnes qui regardaient.
L'une d'elles tenait une longue-vue.
--Écartez-vous donc un peu, mes amis, dit Caracciolo aux marins qui faisaient la haie; vous empêchez milord Nelson de voir.
Les marins s'écartèrent.
La corde avait été jetée par-dessus la vergue de misaine; elle pendait au-dessus de la tête de Caracciolo.
Le comte de Thurn fit un signe.
Le noeud coulant fut passé au cou de l'amiral, et douze hommes, tirant le câble, enlevèrent le corps à une dizaine de pieds de hauteur.
En même temps, une détonation se fit entendre, et la fumée d'un coup de canon monta dans les agrès du bâtiment.
Les ordres de milord Nelson étaient exécutés.
Mais, quoique l'amiral anglais n'eût pas perdu le moindre détail du supplice, aussitôt ce coup de canon tiré, le comte de Thurn rentra dans sa cabine et écrivit:
«Avis est donné à Son Excellence l'amiral lord Nelson que la sentence rendue contre François Caracciolo a été exécutée de la manière qui avait été ordonnée.
»A bord de la frégate de Sa Majesté Sicilienne la Minerve, le 29 juin 1799.
»Comte de THURN.»
Une barque fut mise immédiatement à la mer pour porter cet avis à Nelson.
Nelson n'avait pas besoin de cet avis pour savoir que Caracciolo était mort. Comme nous l'avons dit, il n'avait pas perdu un détail de l'exécution, et, d'ailleurs, en tournant ses regards vers la Minerve, il pouvait voir le cadavre se balançant au-dessous de la vergue et flottant dans l'espace.
Aussi, avant que la chaloupe eût atteint le bâtiment, avait-il déjà écrit à Acton la lettre suivante:
«Monsieur, je n'ai point le temps d'envoyer à Votre Excellence le procès fait à ce misérable Caracciolo; je puis seulement vous dire qu'il a été jugé ce matin et qu'il s'est soumis à la juste sentence prononcée contre lui.
»J'envoie à Votre Excellence mon approbation telle que je l'ai donnée:
«J'approuve la sentence de mort prononcée contre François Caracciolo, laquelle sera exécutée aujourd'hui, à bord de la frégate la Minerve, à cinq heures.»
»J'ai l'honneur, etc.
»HORACE NELSON.»
Le même jour, et par le même courrier, sir William Hamilton écrivait la lettre suivante, qui prouve avec quel acharnement Nelson avait suivi, à l'égard de l'amiral napolitain, les instructions du roi et de la reine:
A bord du Foudroyant, 29 juin 1799.
«Mon cher monsieur,
»J'ai à peine le temps d'ajouter à la lettre de milord Nelson, que Caracciolo a été condamné par la majorité de la cour martiale, et que milord Nelson a ordonné que l'exécution de la sentence aurait lieu aujourd'hui, à cinq heures de l'après-midi, à la vergue de la Minerve, et que le corps serait ensuite jeté à la mer. Thurn a fait observer qu'il était d'habitude, en pareille circonstance, d'accorder vingt-quatre heures au condamné pour pourvoir au salut de son âme; mais les ordres de milord Nelson ont été maintenus, quoique j'aie appuyé l'opinion de Thurn.
»Les autres coupables sont demeurés à la disposition de Sa Majesté Sicilienne à bord des tartanes, enveloppées par toute notre flotte.
»Tout ce que fait lord Nelson est dicté par sa conscience et son honneur, et je crois que, plus tard, ses dispositions seront reconnues comme les plus sages que l'on ait pu prendre. Mais, en attendant, pour l'amour de Dieu, faites que le roi vienne à bord du Foudroyant et qu'il y arbore son étendard royal.
» Demain, nous attaquerons Saint-Elme: le dé est jeté. Dieu favorisera la bonne cause! c'est à nous de ne point démentir notre fermeté et de persévérer jusqu'au bout.
»W. HAMILTON.»
On voit que, malgré sa conviction que les décisions de Nelson sont les meilleures que l'on puisse prendre, sir William Hamilton et ceux dont il est l'interprète appellent avec une espèce de frénésie le roi sur le Foudroyant. Il leur tarde que la présence royale consacre l'horrible drame qui vient d'y être représenté.
Cette sentence et son exécution, sont ainsi consignées sur le livre de bord de Nelson, où nous les copions littéralement. On verra qu'ils n'y tiennent point grande place:
«Samedi 29 juin, le temps étant tranquille mais nuageux, est arrivé le vaisseau de Sa Majesté le Rainah et le brick Balloone. UNE COUR MARTIALE A ÉTÉ RÉUNIE, A JUGÉ, CONDAMNÉ ET PENDU FRANÇOIS CARACCIOLO A BORD DE LA FRÉGATE NAPOLITAINE la Minerve.»
Et, moyennant ces trois lignes, le roi Ferdinand fut rassuré, la reine Caroline satisfaite, Emma Lyonna maudite, et Nelson déshonoré!
FIN DU TOME QUATRIÈME
TABLE
LXIV.--La journée du 13 juin
LXV.--Ce qu'allait faire le beccaïo via dei Sospiri-dell'Abisso
LXVI.--La nuit du 13 au 14 juin
LXVII.--La journée du 14 juin
LXVIII.--La nuit du 14 au 15 juin
LXIX.--Chute de saint Janvier.--Triomphe de saint Antoine
LXX.--Le messager
LXXI.--Le dernier combat
LXXII.--Le repas libre
LXXIII.--La capitulation
LXXIV.--Les élus de la vengeance
LXXV.--La flotte anglaise
LXXVI.--La Némésis lesbienne
LXXVII.--Où le cardinal fait ce qu'il peut pour sauver les patriotes, et où les patriotes font ce qu'il peuvent pour se perdre
LXXVIII.--Où Ruffo fait son devoir d'honnête homme, et sir William Hamilton son devoir de diplomate
LXXIX.--La foi punique
LXXX.--Deux honnêtes compagnons
LXXXI.--De par Horace Nelson
LXXXII.--L'exécution
Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie.