La San-Felice, Tome 08, Emma Lyonna, tome 4
LXVIII
LA NUIT DU 14 AU 15 JUIN
Salvato ne dormait pas. Il semblait que ce corps de fer avait trouvé le moyen de se passer de repos et que le sommeil lui était devenu inutile.
Jugeant important de savoir, pour le lendemain, où chaque chose en était, tandis que chacun s'accommodait, celui-ci d'une botte de paille, celui-là d'un matelas pris à la maison voisine; pour passer la meilleure nuit possible, après avoir dit tout bas à Michele quelques mots où se trouvait mêlé le nom de Luisa, il remonta la rue de Tolède comme s'il voulait aller au palais royal, devenu palais national, et, par le vico San-Sepolcro, il commença de gravir la pente rapide qui conduit à la chartreuse de San-Martino.
Un proverbe napolitain dit que le plus beau panorama du monde est celui que l'on voit de la fenêtre de l'abbé San-Martino, dont le balcon, en effet, semble suspendu sur la ville, et d'où le regard embrasse l'immense cercle qui s'étend du golfe de Baïa au village de Maddalone.
Après la révolte de 1647, c'est-à-dire après la courte dictature de Masaniello, les peintres qui avaient pris part à cette révolution, et qui, sous le titre de Compagnons de la mort, avaient juré de combattre et de tuer les Espagnols partout où ils les rencontreraient, les Salvator Rosa, les Aniello Falcone, les Mica Spadazo, ces raffinés du temps, pour éviter les représailles dont ils étaient menacés, se réfugièrent à la chartreuse de San-Martino, qui avait droit d'asile. Mais, une fois là, l'abbé songea à tirer parti d'eux. Il leur donna son église et son cloître à peindre, et, lorsqu'ils demandèrent quel prix leur serait alloué pour leurs peines:
--La nourriture et le logement, répondit l'abbé.
Et, comme ils trouvaient la rétribution médiocre, l'abbé fit ouvrir les portes en leur disant:
--Cherchez ailleurs: peut-être trouverez-vous mieux.
Chercher ailleurs, c'était tomber dans les mains des Espagnols et être pendus: ils firent contre fortune bon coeur et couvrirent les murailles de chefs-d'oeuvre.
Mais ce n'était point pour voir ces chefs-d'oeuvre que Salvato gravissait les pentes de San-Martino,--Rubens, de son fulgurant pinceau, nous a montré les arts fuyants devant le sombre génie de la guerre,--c'était pour voir où le sang avait été versé pendant la journée qui venait de s'écouler, et où il serait versé le lendemain.
Salvato se fit reconnaître des patriotes, qui, au nombre de cinq ou six cents, s'étaient réfugiés dans le couvent de San-Martino, au refus de Mejean, qui avait fermé de nouveau les portes du château Saint-Elme.
Cette fois, ce n'était point l'abbé qui leur dictait ses lois, c'étaient eux qui se trouvaient maîtres du couvent et des moines. Aussi, les moines leur obéissaient-ils avec la servilité de la peur.
On s'empressa de conduire Salvato dans la chambre de l'abbé: celui-ci n'était pas encore couché et lui en fit les honneurs en le conduisant à cette fameuse fenêtre qui, au dire des Napolitains, s'ouvrant sur Naples, s'ouvre tout simplement sur le paradis.
La vue du paradis s'était quelque peu changée en une vue de l'enfer.
De là, on voyait parfaitement la position des sanfédistes et celle des républicains.
Les sanfédistes s'avançaient sur la strada Nuova, c'est-à-dire sur la plage, jusqu'à la rue Francesca, où ils avaient une batterie de canon de gros calibre, commandant le petit port et le port commercial.
C'était le point extrême de leur aile gauche.
Là, étaient de Cesare, Lamarra, Durante, c'est-à-dire les lieutenants du cardinal.
L'autre aile, c'est-à-dire l'aile droite, commandée par Fra-Diavolo et Mammone, avait, comme nous l'avons dit, des avant-postes au musée Borbonico, c'est-à-dire au haut de la rue de Tolède.
Tout le centre s'étendait, par San-Giovanni à Carbonara, par la place des Tribunaux et par les rues San-Pietro et Arena, jusqu'au château del Carmine.
Le cardinal était toujours dans sa maison du pont de la Madeleine.
Il était facile d'estimer à trente-cinq ou quarante mille hommes le nombre des sanfédistes qui attaquaient Naples.
Ces trente-cinq ou quarante mille ennemis extérieurs étaient d'autant plus dangereux qu'ils pouvaient compter sur un nombre à peu près égal d'ennemis intérieurs.
Les républicains, en réunissant toutes les forces, étaient à peine cinq ou six mille.
Salvato, en embrassant cet immense horizon, comprit que, du moment où sa sortie n'avait point chassé l'ennemi hors de la ville, il était imprudent de laisser subsister cette longue pointe qu'il avait faite dans la rue de Tolède, pointe qui permettait à l'ennemi, grâce aux relations qu'il avait dans l'intérieur, de lui couper la retraite des forts. Sa résolution fut donc prise à l'instant même. Il appela près de lui Manthonnet, lui fit voir les positions, lui expliqua en stratégiste les dangers qu'il courait, et l'amena à son opinion.
Tous deux descendirent alors et se firent annoncer au directoire.
Le directoire était en délibération. Sachant qu'il n'y avait rien à attendre de Mejean, il avait envoyé un messager au colonel Giraldon, commandant la ville de Capoue. Il lui demandait un secours d'hommes et s'appuyait sur le traité d'alliance offensive et défensive entre la république française et la république parthénopéenne.
Le colonel Giraldon faisait répondre qu'il lui était impossible de tenter une pointe jusqu'à Naples; mais il déclarait que, si les patriotes voulaient suivre son conseil, placer au milieu d'eux les vieillards, les femmes et les enfants, faire une sortie à la baïonnette et venir le rejoindre à Capoue, il promettait, sur l'honneur français, de les conduire jusqu'en France.
Soit que le conseil fût bon, soit que ses craintes pour Luisa l'emportassent sur son patriotisme, Salvato, qui venait d'entendre le rapport du messager, se rangea de l'avis du colonel et insista pour que ce plan, qui livrait Naples mais qui sauvait les patriotes, fût adopté. Il présenta, pour appuyer le conseil, la situation où se trouvaient les deux armées; il en appela à Manthonnet, qui, comme lui, venait de reconnaître l'impossibilité de défendre Naples.
Manthonnet reconnut que Naples était perdue, mais déclara que les Napolitains devaient se perdre avec Naples, et qu'il tiendrait à honneur de s'ensevelir sous les ruines de la ville, qu'il reconnaissait lui-même ne pouvoir plus défendre.
Salvato reprit la parole, combattit l'avis de Manthonnet, démontra que tout ce qu'il y avait de grand, de noble, de généreux, avait pris parti pour la République; que décapiter les patriotes, c'était décapiter la Révolution. Il dit que le peuple, encore trop aveugle et trop ignorant pour soutenir sa propre cause, c'est-à-dire celle du progrès et de la liberté, tomberait, les patriotes anéantis, sous un despotisme et dans une obscurité plus grands qu'auparavant, tandis qu'au contraire, les patriotes, c'est-à-dire le principe vivant de la liberté, n'étant que transplanté hors de Naples, continuerait son oeuvre avec moins d'efficacité sans doute, mais avec la persistance de l'exil et l'autorité du malheur. Il demanda--la hache de la réaction abattant des têtes comme celle des Pagano, des Cirillo, des Conforti, des Ruvo--si la sanglante moisson ne stériliserait pas la terre de la patrie pour cinquante ans, pour un siècle peut-être, et si quelques hommes avaient droit, dans leur convoitise de gloire et dans leur ambition du martyre, de faire sitôt la postérité veuve de ses plus grands hommes.
Nous l'avons vu, un faux orgueil avait déjà plusieurs fois égaré à Naples, non-seulement les individus, dans le sacrifice qu'ils faisaient d'eux-mêmes, mais aussi les corps constitués, dans le sacrifice qu'ils faisaient de la patrie. Cette fois encore, l'avis de la majorité fut pour le sacrifice.
--C'est bien, se contenta de dire Salvato, mourons!
--Mourons! répétèrent d'une seule voix les assistants, comme eût pu faire le sénat romain à l'approche des Gaulois ou d'Annibal.
--Et maintenant, reprit Salvato, mourons, mais en faisant le plus de mal possible à nos ennemis. Le bruit court qu'une flotte française, après avoir traversé le détroit de Gibraltar, s'est réunie à Toulon, et vient d'en sortir pour nous porter secours. Je n'y crois pas; mais enfin la chose est possible. Prolongeons donc la défense, et, pour la prolonger, bornons-la aux points qui se peuvent défendre.
--Quant à cela, dit Manthonnet, je me range à l'avis de mon collègue Salvato, et, comme je le reconnais pour plus habile stratégiste que nous, je m'en rapporterai à lui pour cette concentration.
Les directeurs inclinèrent la tête en signe d'adhésion.
--Alors, reprit Salvato, je proposerai de tracer une ligne qui, au midi, commencera à l'Immacolatella, comprendra le port marchand et la Douane, passera par la strada del Molo, aura ses avant-postes rue Medina, poursuivra par le largo del Castello, par Saint-Charles, par le palais national, la montée du Géant, en embrassant Pizzofalcone, et descendra par la rue Chiatomone jusqu'à la Vittoria, puis se reliera, par la strada San-Caterina et les Giardini, au couvent de Saint-Martin. Cette ligne s'appuiera sur le Château-Neuf, sur le palais national, sur le château de l'Oeuf et sur le château Saint-Elme. Par conséquent, elle offrira des refuges à ceux qui la défendront, au cas où ils seraient forcés. En tout cas, si nous ne comptons pas de traîtres dans nos rangs, nous pouvons tenir huit jours, et même davantage. Et qui sait ce qui se passera en huit jours? La flotte française, à tout prendre, peut venir; et, grâce à une défense énergique,--et elle ne peut être énergique qu'étant concentrée,--peut-être obtiendrons-nous de bonnes conditions.
Le plan était sage: il fut adopté. On laissa à Salvato le soin de le mettre à exécution, et, après avoir rassuré Luisa par sa présence, il sortit de nouveau du Château-Neuf pour faire rentrer les troupes républicaines dans les limites qu'il avait indiquées.
Pendant ce temps-là, un messager du colonel Mejean descendait, par la via del Cacciottoli, par la strada Monte-Mileto, par la strada del Infrascata, passait derrière le musée Bourbonien, descendait la strada à Carbonara, et, par la porte Capuana et l'Arenaccia, gagnait le pont de la Madeleine et se faisait annoncer chez le cardinal comme un envoyé du commandant français.
Il était trois heures du matin. Le cardinal s'était jeté sur son lit depuis une heure à peine; mais, comme il était le seul chef chargé des pouvoirs du roi, c'était à lui que de toute chose importante on référait.
Le messager fut introduit près du cardinal.
Il le trouva couché sur son lit, tout habillé, avec des pistolets posés sur une table, à la portée de sa main.
Le messager étendit la main vers le cardinal et lui tendit un papier qui représentait pour lui ce que les plénipotentiaires appellent leurs lettres de créance.
--Alors, demanda le cardinal après avoir lu, vous venez de la part du commandant du château Saint-Elme?
--Oui, Votre Éminence, dit le messager, et vous avez dû remarquer que M. le colonel Mejean a conservé, dans les combats qui se sont livrés jusqu'aujourd'hui sous les murs de Naples, la plus stricte neutralité.
--Oui, monsieur, répliqua le cardinal, et je dois vous dire que, dans l'état d'hostilité où les Français sont contre le roi de Naples, cette neutralité a été l'objet de mon étonnement.
--Le commandant du fort Saint-Elme désirait, avant de prendre un parti pour ou contre, se mettre en communication avec Votre Éminence.
--Avec moi? Et dans quel but?
--Le commandant du fort Saint-Elme est un homme sans préjugés et qui reste maître d'agir comme il lui conviendra: il consultera ses intérêts avant d'agir.
--Ah! ah!
--On dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l'occasion de faire fortune; le commandant du fort Saint-Elme pense que cette occasion est venue pour lui.
--Et il compte sur moi pour lui aider?
--Il pense que Votre Éminence a plus d'intérêt à être son ami que son ennemi, et il offre son amitié à Votre Éminence.
--Son amitié?
--Oui.
--Comme cela? gratis? sans condition?
--J'ai dit à Votre Éminence qu'il pensait que l'occasion était venue pour lui de faire fortune. Mais que Votre Éminence se rassure: il n'est point ambitieux, et cinq cent mille francs lui suffiront.
--En effet, dit le cardinal, la chose est d'une modestie exemplaire: par malheur, je doute que le trésor de l'armée sanfédiste possède la dixième partie de cette somme. D'ailleurs, nous pouvons nous en assurer.
Le cardinal frappa sur un timbre: son valet de chambre entra.
Comme le cardinal, tout ce qui l'entourait ne dormait que d'un oeil.
--Demandez à Sacchinelli combien nous avons en caisse.
Le valet de chambre s'inclina et sortit.
Un instant après, il rentra.
--Dix mille deux cent cinquante ducats, dit-il.
--Vous voyez; quarante et un mille francs en tout: c'est moins encore que je ne vous disais.
--Quelle conséquence dois-je tirer de la réponse de Votre Éminence?
--Celle-ci, monsieur, dit le cardinal en se soulevant sur son coude et en jetant un regard de mépris au messager, celle-ci: qu'étant un honnête homme,--ce qui est incontestable, puisque, si je ne l'étais pas, j'aurais vingt fois cette somme à ma disposition,--je ne saurais traiter avec un misérable comme M. le colonel Mejean. Mais, eussé-je cette somme, je lui répondrais ce que je vous réponds à cette heure. Je suis venu faire la guerre aux Français et aux Napolitains avec de la poudre, du fer et du plomb, et non avec de l'or. Portez ma réponse avec l'expression de mon mépris au commandant du fort Saint-Elme.
Et, indiquant du doigt au messager la porte de la chambre:
--Ne me réveillez désormais que pour des choses importantes, dit-il en se laissant retomber sur son lit.
Le messager remonta au fort Saint-Elme, et reporta la réponse du cardinal au colonel Mejean.
--Ah! pardieu! murmura celui-ci quand il l'eut écouté, ces choses-là sont faites pour moi! Rencontrer à la fois d'honnêtes gens chez les sanfédistes et chez les républicains! Décidément, je n'ai pas de chance!
LXIX
CHUTE DE SAINT JANVIER--TRIOMPHE DE SAINT ANTOINE
Le lendemain, au point du jour, c'est-à-dire le 15 au matin, les sanfédistes s'aperçurent que les avant-postes républicains étaient évacués et poussèrent devant eux des reconnaissances, timides d'abord, mais qui s'enhardirent peu à peu, car ils soupçonnaient quelque piége.
En effet, pendant la nuit, Salvato avait fait établir quatre batteries de canon:
L'une à l'angle du palais Chiatamone, qui battait toute la rue du même nom, dominée en même temps par le château de l'Oeuf;
L'autre, derrière un retranchement dressé à la hâte, entre la strada Nardonne et l'église Saint-Ferdinand;
La troisième, strada Medina;
Et la quatrième entre porto Piccolo, aujourd'hui la Douane, et l'Immacolatella.
Aussi, à peine les sanfédistes furent-ils arrivés à la hauteur de la strada Concezione, à peine apparurent-ils au bout de la rue Monte-Oliveto, et atteignirent-ils la strada Nuova, que la canonnade éclata à la fois sur ces trois points, et qu'il virent qu'ils s'étaient complétement trompés en croyant que les républicains leur avaient cédé la partie.
Ils se retirèrent donc hors de l'atteinte des projectiles, se réfugiant dans les rues transversales, où les boulets et la mitraille ne les pouvaient atteindre.
Mais les trois quarts de la ville ne leur appartenaient pas moins.
Donc, ils pouvaient tout à leur aise piller, incendier, brûler les maisons des patriotes, et tuer, égorger, rôtir et manger leurs propriétaires.
Mais, chose singulière et inattendue, celui contre lequel se porta tout d'abord la colère des lazzaroni fut saint Janvier.
Une espèce de conseil de guerre se réunit au Vieux-Marché, en face de la maison du beccaïo blessé, conseil auquel prenait part celui-ci, dans le but de juger saint Janvier.
D'abord, on commença par envahir son église, malgré la résistance des chanoines, qui furent renversés et foulés aux pieds.
Puis on brisa la porte de la sacristie, où est renfermé son buste avec celui des autres saints formant sa cour. Un homme le prit irrévérencieusement entre ses bras, l'emporta au milieu des cris «A bas saint Janvier!» poussés par la populace, et on le déposa sur une borne, au coin de la rue Sant'Eligio.
Là, on eut grand'peine à empêcher les lazzaroni de le lapider.
Mais, pendant qu'on était allé chercher le buste dans son église, un homme était arrivé qui, par son autorité sur le peuple et sa popularité dans les bas quartiers de Naples, avait pris un grand ascendant sur les lazzaroni.
Cet homme était fra Pacifico.
Fra Pacifico avait vu, du temps qu'il était marin, deux ou trois conseils de guerre à bord de son bâtiment. Il savait donc comment la chose se passait et donna une espèce de régularité au jugement.
On alla à la Vicaria, où l'on prit au vestiaire cinq habits de juge et deux robes d'avocat, et le procès commença.
De ces deux avocats, l'un était l'accusateur public, l'autre le défenseur d'office.
Saint Janvier fut interrogé légalement.
On lui demanda ses noms, ses prénoms, son âge, ses qualités, et on l'interrogea pour qu'il eût à dire à l'aide de quels mérites il était parvenu à la position élevée qu'il occupait.
Son avocat répondit pour lui, et, il faut le dire, avec plus de conscience que n'en mettent ordinairement les avocats. Il fit valoir sa mort héroïque, son amour paternel pour Naples, ses miracles, non pas seulement de la liquéfaction du sang, mais encore les paralytiques jetant leurs béquilles,--les gens tombant d'un cinquième étage et se relevant sains et saufs,--les bâtiments luttant contre la tempête et rentrant au port,--le Vésuve s'éteignant à sa seule présence,--enfin, les Autrichiens vaincus à Velletri, à la suite du voeu fait par Charles III, pendant qu'il était caché dans son four.
Par malheur pour saint Janvier, sa conduite, jusque-là exemplaire et limpide, devenait obscure et ambiguë du moment que les Français entraient dans la ville. Son miracle fait à l'heure annoncée d'avance par Championnet, et tous ceux qu'il avait faits en faveur de la République, étaient des accusations graves et dont il avait de la peine à se laver.
Il répondit que Championnet avait employé l'intimidation; qu'un aide de camp et vingt-cinq hussards étaient dans la sacristie; qu'il y avait eu enfin menace de mort si le miracle ne se faisait point.
A cela, il lui fut répondu qu'un saint qui avait déjà subi le martyre ne devait pas être si facile à intimider.
Mais saint Janvier répondit, avec une dignité suprême, que, s'il avait craint, ce n'était point pour lui, que sa position de bienheureux mettait à l'abri de toute atteinte, mais pour ses chers chanoines, moins disposés que lui à subir le martyre; que leur frayeur, à la vue du pistolet de l'envoyé du général français, avait été si grande et leur prière si fervente, qu'il n'avait pas pu y résister; que, s'il les avait vus dans la disposition de subir le martyre, rien n'eût pu le décider à faire son miracle; mais que ce martyre, il ne pouvait le leur imposer.
Il va sans dire que toutes ces raisons furent victorieusement rétorquées par l'accusateur, qui finit par réduire son adversaire au silence.
On alla aux voix, et, à la suite d'une chaude délibération, saint Janvier fut condamné, non-seulement à la dégradation, mais à la noyade.
Puis, séance tenante, on nomma à sa place, par acclamation, saint Antoine, qui, en découvrant la conjuration des cordes, avait enlevé à saint Janvier son reste de popularité,--on nomma saint Antoine patron de Naples.
La France, en 1793, avait détrôné Dieu; Naples pouvait bien, en 1799, détrôner saint Janvier.
Une corde fut passée autour du cou du buste de saint Janvier, et le buste fut traîné par toutes les rues du vieux Naples, puis conduit au camp du cardinal, qui confirma le jugement porté contre lui, le déclara déchu de son grade de capitaine général du royaume, et, mettant, au nom du roi, le séquestre sur son trésor et sur ses biens, reconnut non-seulement saint Antoine pour son successeur, mais encore--ce qui prouvait qu'il n'était point étranger à la révolution qui venait de s'opérer--remit aux lazzaroni une immense bannière sur laquelle était peint saint Janvier fuyant devant saint Antoine, qui le poursuivait armé de verges.
Quant à saint Janvier, le fuyard, il tenait d'une main un paquet de cordes et de l'autre une bannière tricolore napolitaine.
Lorsqu'on connaît les lazzaroni, on peut se faire une idée de la joie que leur causa un pareil présent, avec quels cris il fut reçu et combien il redoubla leur enthousiasme de meurtre et de pillage.
Fra Pacifico fut nommé, à l'unanimité, porte-enseigne, et prit, bannière à la main, la tête de la procession.
Derrière lui, venait la première bannière, où était représenté le cardinal à genoux devant saint Antoine, lui révélant la conjuration des cordes.
Celle-là était portée par le vieux Basso Tomeo, escorté de ses trois fils, comme de trois gardes du corps.
Puis venait maître Donato, tirant saint Janvier par sa corde, attendu que, du moment qu'il était condamné, il appartenait au bourreau, ni plus ni moins qu'un simple mortel.
Enfin des milliers d'hommes, armés de tout ce qu'ils avaient pu rencontrer d'armes, hurlant, vociférant, enfonçant les portes, jetant les meubles par les fenêtres, mettant le feu à ces bûchers et laissant derrière eux une traînée de sang.
Et puis, soit superstition, soit raillerie, le bruit s'était répandu que tous les patriotes s'étaient fait graver l'arbre de la liberté sur l'une ou l'autre partie du corps, et ce bruit servait de prétexte à des avanies étranges. Chaque patriote que les lazzaroni rencontraient, soit dans la rue, soit chez lui, était dépouillé de ses habits et chassé par les rues à coups de fouet, jusqu'à ce que, las de cette course, celui qui le poursuivait lui tirât quelque coup de fusil ou de pistolet dans les reins, pour en finir tout de suite avec lui, ou dans la cuisse, pour lui casser une jambe et faire durer le plaisir plus longtemps.
Les duchesses de Pepoli et de Cassano, qui avaient commis ce crime, impardonnable aux yeux des lazzaroni, de quêter pour les patriotes pauvres, furent arrachées de leur palais; on leur coupa avec des ciseaux leurs robes, leurs jupons, tous leurs vêtements enfin, à la hauteur de la ceinture, et on les promena nues--chastes matrones qu'aucun outrage ne pouvait avilir!--de rue en rue, de place en place, de carrefour en carrefour; après quoi, elles furent conduites au castel Capuana, et jetées dans les prisons de la Vicairie.
Une troisième femme avait mérité, comme elles, le titre de mère de la patrie: c'était la duchesse Fusco, l'amie de Luisa. Son nom fut tout à coup prononcé, on ne sait par qui,--la tradition veut que ce soit par un de ceux qu'elle avait secourus. Il fut aussitôt décidé qu'on irait la chercher chez elle, et qu'on la soumettrait au même supplice. Seulement, il fallait, pour arriver à Mergellina, traverser la ligne formée par les républicains de la place de la Vittoria au château Saint-Elme. Mais, en arrivant aux Giardini, qu'ils ne savaient pas gardés, ils furent accueillis par une telle fusillade, que force leur fut de rétrograder en laissant une douzaine de morts ou de blessés sur le champ de bataille.
Cet échec ne les fit point renoncer à leur dessein: ils se représentèrent à la salita di San-Nicolas-de-Tolentino. Mais ils rencontrèrent le même obstacle à la strada San-Carlo-delle-Tartelle, ou ils laissèrent encore un certain nombre de morts et de blessés.
Enfin, ils comprirent que, dans leur ignorance des positions prises par les républicains, ils donnaient dans quelque ligne stratégique. Ils résolurent, en conséquence, de tourner le sommet de Saint-Martin, sur lequel ils voyaient flotter le drapeau des patriotes, par la rue de l'Infrascata, de gagner celle de Saint-Janvier-Antiquano, et de descendre à Chiaïa par la salita del Vomero.
Là, ils étaient complétement maîtres du terrain. Quelques-uns s'arrêtèrent pour faire leurs dévotions à la madone de Pie-di-Grotta, et les autres--et ce fut la majeure partie--continuèrent leur route par Mergellina, jusqu'à la maison de la duchesse Fusco.
En arrivant à la fontaine du Lion, celui qui conduisait la bande proposa, pour plus grande certitude de s'emparer de la duchesse, de cerner la maison sans bruit. Mais un homme cria qu'il y avait une femme bien autrement coupable que la duchesse Fusco: c'était celle qui avait recueilli l'aide de camp du général Championnet blessé, celle qui avait dénoncé le père et le fils Backer, et qui, en les dénonçant, avait été cause de leur mort.
Or, cette femme, c'était la San-Felice.
Sur cette proposition, il n'y eut qu'un cri: «Mort à la San-Felice!»
Et, sans prendre les précautions nécessaires pour s'emparer de la duchesse Fusco, les lazzaroni s'élancèrent vers la maison du Palmier, enfoncèrent les portes du jardin, et, par le perron, se ruèrent dans la maison.
La maison, on le sait, était complétement vide.
La première rage se passa sur les vitres, que l'on brisa, sur les meubles, que l'on jeta par les fenêtres; mais cette destruction d'objets néanmoins parut bientôt insuffisante.
Les cris «La duchesse Fusco! la duchesse Fusco! à mort la mère de la patrie!» se firent bientôt entendre. On enfonça la porte du corridor qui joignait les deux maisons, et l'on se rua, de celle de la San-Felice dans celle de la duchesse.
En examinant la maison de la San-Felice, il était facile de voir que cette maison avait été complétement abandonnée depuis quelques jours, tandis qu'on n'avait qu'à jeter les yeux sur celle de la duchesse Fusco pour s'assurer qu'elle avait été abandonnée à l'instant même.
Les restes d'un dîner se voyaient sur une table servie de très-belle argenterie; dans la chambre de la duchesse, gisaient à terre la robe et les jupons qu'elle venait de quitter, et dont la présence indiquait qu'elle s'était enfuie protégée par un déguisement. S'ils ne s'étaient pas amusés à piller et à saccager la maison de la San-Felice, ils prenaient la duchesse Fusco, qu'ils venaient chercher de si loin et pour laquelle ils avaient fait tuer inutilement une vingtaine d'entre eux.
Une rage féroce les prit. Ils commencèrent à tirer des coups de pistolet dans les glaces, à mettre le feu aux tentures, à hacher les meubles de coups de sabre,--lorsque, tout à coup, les faisant tressaillir au milieu de cette occupation, une voix venant du jardin cria insolemment à leur oreilles:
--Vive la République! Mort aux tyrans!
Un hurlement de cannibales répondit à ce cri; ils allaient donc avoir quelqu'un sur qui ils se vengeraient de leur déception.
Ils s'élancèrent dans le jardin par les fenêtres et par les portes.
Le jardin formait un grand carré long, planté de beaux arbres et fermé de murs; seulement, comme ce jardin ne présentait aucun abri, l'imprudent qui venait de révéler sa présence par le cri provocateur ne pouvait leur échapper.
La porte du jardin qui donnait sur le Pausilippe était encore ouverte: il était probable que cette porte avait donné passage à la duchesse Fusco.
Cette probabilité se changea en certitude, lorsque, sur le seuil de cette porte s'ouvrant sur la montagne, les lazzaroni trouvèrent un mouchoir aux initiales de la duchesse.
La duchesse ne pouvait être loin, et ils allaient faire une battue aux environs; mais, pour la seconde fois, sans qu'ils pussent deviner d'où il venait, retentit le cri, poussé avec plus d'impudence encore que la première fois, de «Vive la République! Mort aux tyrans!»
Les lazzaroni, furieux, se retournèrent: les arbres n'étaient ni assez gros, ni assez serrés pour cacher un homme; d'ailleurs, le cri semblait parti du premier étage de la maison.
Quelques-uns des pillards rentrèrent dans la maison et se jetèrent par les degrés, tandis que les autres restaient dans le jardin, en criant:
--Jetez-le-nous par les fenêtres!
C'était bien l'intention des dignes sanfédistes; mais ils eurent beau chercher, regarder par les cheminées, dans les armoires, sous les lits: ils ne trouvèrent pas le moindre patriote.
Tout à coup, au-dessus de la tête de ceux qui étaient restés dans le jardin, retentit, pour la troisième fois, le cri révolutionnaire.
Il était évident que celui qui poussait ce cri était caché dans les branches d'un magnifique chêne vert qui étendait son ombre sur un tiers du jardin.
Tous les yeux se portèrent vers l'arbre et fouillèrent son feuillage. Enfin, sur l'une des branches, on aperçut, juché comme sur un perchoir, le perroquet de la duchesse Fusco, l'élève de Nicolino et de Velasco, qui, dans le trouble répandu par l'invasion des lazzaroni, avait gagné le jardin, et qui, dans son effroi, ne trouvait rien de mieux à dire que le cri patriotique que lui avaient appris les deux républicains.
Mal prit au pauvre papagallo d'avoir révélé sa présence et son opinion dans une circonstance où son premier soin eût dû être de cacher l'une et l'autre. A peine fut-il découvert et reconnu pour le coupable, qu'il devint le point de mire des fusils sanfédistes, qu'une décharge retentit, et qu'il tomba au pied de l'arbre, percé de trois balles.
Ceci consola un peu les lazzaroni de leur mésaventure: ils n'avaient pas fait buisson creux tout à fait. Il est vrai qu'un oiseau n'est pas un homme; mais rien ne ressemble plus à certains hommes qu'un oiseau qui parle.
Cette exécution faite, on se rappela saint Janvier, que Donato traînait toujours au bout d'une corde, et, comme on n'était qu'à deux pas de la mer, on monta dans une barque, on gagna le large, et, après avoir plongé plusieurs fois le buste du saint dans l'eau, Donato, au milieu des cris et des huées, lâcha la corde, et saint Janvier, ne pensant point que ce fût le moment de faire un miracle, au lieu de remonter à la surface de la mer, soit impuissance, soit mépris des grandeurs célestes, disparut dans les profondeurs de l'abîme.
LXX
LE MESSAGER
Du haut des tours du Château-Neuf, Luisa San-Felice et Salvato, la jeune femme appuyée au bras du jeune homme, avaient pu voir ce qui se passait dans la maison du Palmier et dans la maison de la duchesse Fusco.
Luisa ignorait d'où venait cette invasion, et dans quel but elle était faite. Seulement, on se rappelle que la duchesse avait refusé de suivre Luisa au Château-Neuf, disant qu'elle préférait rester chez elle et que, si elle était menacée d'un danger sérieux, elle avait des moyens de fuite.
Il était incontestable, à voir tout le mouvement qui se faisait à Mergellina, que le danger, était sérieux; mais Luisa espérait que la duchesse avait pu fuir.
Elle fut fort effrayée lorsqu'elle entendit cette fusillade éclatant tout à coup: elle était loin de se douter qu'elle fût dirigée contre un perroquet.
En ce moment, un homme vêtu en paysan des Abruzzes toucha du bout du doigt l'épaule de Salvato; celui-ci se retourna et poussa un cri de joie.
Il venait de reconnaître ce messager patriote qu'il avait envoyé à son père.
--Tu l'as vu? demanda vivement Salvato.
--Oui, Excellence, répondit le messager.
--Que lui as-tu dis?
--Rien. Je lui ai remis votre lettre.
--Que t'a-t-il dit, lui?
--Rien. Il m'a donné ces trois grains tirés de son chapelet.
--C'est bien. Que puis-je faire pour toi?
--Me donner le plus d'occasions possible de servir la République, et, quand tout sera désespéré, celle de me tuer pour elle.
--Ton nom?
--Mon nom est un nom obscur et qui ne vous apprendrait rien. Je ne suis pas même Napolitain, quoique j'aie dix ans habité les Abruzzes: je suis citoyen de cette ville encore inconnue qui sera un jour la capitale de l'humanité.
Salvato le regarda avec étonnement.
--Reste au moins avec nous, lui dit-il.
--C'est à la fois mon désir et mon devoir, répondit le messager.
Salvato lui tendit la main: il comprenait qu'à un tel homme on ne pouvait offrir d'autre récompense.
Le messager entra dans le fort; Salvato revint près de Luisa.
--Ton visage m'annonce une bonne nouvelle, bien-aimé Salvato! lui dit Luisa.
--Oui, cet homme vient de m'apporter une bonne nouvelle, en effet.
--Cet homme!
--Vois ces grains de chapelet.
--Eh bien?
--Ils nous indiquent qu'un coeur dévoué et une volonté persistante veillent, à partir de ce moment, sur nous, et que, dans quelque danger que nous nous trouvions, il ne faudra point désespérer.
--Et de qui vient ce talisman, qui a le privilége de t'inspirer une telle confiance?
--D'un homme qui m'a voué un amour égal à celui que j'ai pour toi,--de mon père.
Et alors, Salvato, qui avait déjà eu l'occasion, on se le rappelle peut-être, de parler à Luisa de sa mère, lui raconta pour la première fois la terrible légende de sa naissance, telle qu'il l'avait racontée aux six conspirateurs le soir de son apparition au palais de la reine Jeanne.
Salvato touchait à la fin de son récit, quand son attention fut attirée par le mouvement de la frégate anglaisé le Sea-Horse, commandée, comme nous l'avons déjà dit, par le capitaine Ball. Cette frégate, qui était ancrée d'abord en face du port militaire, avait décrit, en passant devant le Château-Neuf et le château de l'Oeuf, un grand cercle qui aboutissait à Mergellina, c'est-à-dire à l'endroit même où les lazzaroni, descendus par le Vomero, accomplissaient, dans la maison du Palmier et dans celle de la duchesse Fusco, l'oeuvre de vengeance à laquelle nous avons assisté.
A l'aide d'une longue-vue, il crut reconnaître que les Anglais débarquaient quatre pièces de canon de gros calibre, et les mettaient en batterie dans la villa, à l'endroit désigné sous le nom des Tuileries.
Deux heures après, le bruit d'une vive canonnade se faisait entendre à l'extrémité de Chiaïa, et des boulets venaient s'enfoncer dans les murailles du château de l'Oeuf.
Le cardinal, ayant appris que, par le Vomero, les lazzaroni étaient descendus à Mergellina, leur avait, par le même chemin, envoyé un renfort de Russes et d'Albanais, tandis que le capitaine Ball leur apportait des canons que l'on pouvait faire monter par l'Infrascata et descendre par le Vomero.
C'étaient ces canons, qui venaient d'être mis en batterie, qui battaient le fort de l'Oeuf.
Grâce à ce nouveau poste conquis par les sanfédistes, les patriotes étaient investis de tous les côtés, et il était facile de comprendre que, garantie comme elle l'était, la batterie que l'on venait d'élever ferait le plus grand mal au château de l'Oeuf.
Aussi, à la cinquième ou sixième décharge d'artillerie, Salvato vit-il une barque se détacher des flancs du colosse, qui semblait attaché à la terre par un fil.
Cette barque était montée par un patriote qui, en voyant Salvato sur l'une des tours du Château-Neuf, et, en le reconnaissant à son uniforme pour un officier supérieur, lui montra une lettre.
Salvato donna l'ordre qu'on ouvrît la porte de la poterne.
Dix minutes après, le messager était près de lui et la lettre dans sa main.
Il la lut, et, comme cette lettre paraissait d'un intérêt général, il ramena Luisa à sa chambre, descendit dans la cour, et, faisant appeler le commandant Massa et les officiers enfermés dans le château, il leur lut la lettre suivante:
«Mon cher Salvato,
»J'ai remarqué que vous suiviez, avec le même intérêt que moi, mais sans jouir d'une aussi bonne place, les scènes qui viennent de se passer à Mergellina.
» Je ne sais pas si Pizzofalcone, qui vous masque tant soit peu la rivière de Chiaïa, ne vous empêche pas de voir aussi distinctement ce qui se passe aux Tuileries: en tout cas, je vais vous le dire.
» Les Anglais viennent d'y débarquer quatre pièces de canon, qu'un détachement d'artilleurs russes a mis en batterie sous la garde d'un bataillon d'Albanais.
» Vous entendez son ramage!
» Si elle chante ainsi pendant vingt-quatre heures seulement, il suffira qu'un autre Josué vienne avec une demi-douzaine de trompettes pour faire tomber les murailles du château de l'Oeuf.
» Cette alternative, qui m'est assez indifférente, n'est pas prise avec la même philosophie par les femmes et les enfants qui sont réfugiés au château de l'Oeuf et qui, à chaque boulet qui ébranle ses murailles, éclatent en plaintes et en gémissements.
» Voilà l'exposé de la situation assez inquiétante dans laquelle nous nous trouvons.
» Voici maintenant la proposition que je prends sur moi de vous faire pour en sortir.
» Les lazzaroni disent que, quand Dieu s'ennuie là-haut, il ouvre les fenêtres du ciel et regarde Naples.
» Or, je ne sais pourquoi j'ai l'idée que Dieu s'ennuie, et que, pour se récréer ce soir, il ouvrira une de ses fenêtres pour nous regarder.
» Essayons ce soir de contribuer à sa distraction en lui donnant, s'il est tel que je me le figure, le spectacle qui doit être le plus agréable à ses yeux: celui d'une troupe d'honnêtes gens houspillant une bande de canailles.
» Qu'en pensez-vous?
» J'ai avec moi deux cents de mes hussards, qui se plaignent d'engourdissement dans les jambes, et qui, ayant conservé leurs carabines, et chacun d'eux une douzaine de cartouches, ne demandent pas mieux que de les utiliser.
» Voulez-vous transmettre ma proposition à Manthonnet et aux patriotes de Saint-Martin? Si elle leur agrée, une fusée tirée par eux indiquera qu'à minuit nous nous joindrons pour chanter la messe sur la place de Vittoria.
» Faisons en sorte que cette messe soit digne d'un cardinal!
»Votre ami sincère et dévoué,
»NICOLINO.»
Les dernières lignes de la lettre furent couvertes d'applaudissements.
Le gouverneur du Château-Neuf voulait prendre le commandement du détachement que fournirait pour cette exécution nocturne le Château-Neuf.
Mais Salvato lui fît observer que son devoir et l'intérêt de tous étaient qu'il restât au château dont il avait le gouvernement, pour en tenir les portes ouvertes aux blessés et aux patriotes, s'ils étaient repoussés.
Massa se rendit aux instances de Salvato, à qui échut alors, sans conteste, le commandement.
--Maintenant, demanda le jeune brigadier, un homme de résolution pour porter un double de cette lettre à Manthonnet!
--Me voici, dit une voix.
Et, perçant la foule, Salvato vit venir à lui ce patriote génois qui lui avait servi de messager auprès de son père.
--Impossible! dit Salvato.
--Et pourquoi impossible?
--Vous êtes arrivé depuis deux heures à peine: vous devez être écrasé de fatigue.
--Sur ces deux heures, j'ai dormi une heure et je me suis reposé.
Salvato, qui connaissait le courage et l'intelligence de son messager, n'insista point davantage dans son refus; il fit une double copie de la lettre de Nicolino et la lui donna, avec injonction de ne la remettre qu'à Manthonnet lui-même.
Le messager prit la lettre et partit.
Par le vico della Strada-Nuova, par la strada de Monte-di-Dio, par la strada Ponte-di-Chiaïa et enfin par la rampe del Petrigo, le messager atteignit le couvent de San-Martino.
Il trouva les patriotes très-inquiets. Cette canonnade qu'ils entendaient du côté de la rivière de Chiaïa les préoccupait désagréablement. Aussi, lorsqu'ils surent qu'ils s'agissait d'enlever les pièces qui la faisaient, furent-ils tous, et Manthonnet le premier, d'accord qu'une troupe de deux cents hommes se joindrait aux deux cents Calabrais de Salvato et aux deux cents hussards de Nicolino.
On venait d'achever la lecture de la lettre, lorsqu'une fusillade se fit entendre aux Giardini. Manthonnet ordonna aussitôt une sortie pour porter secours à ceux que l'on attaquait. Mais, avant que ces hommes fussent à la salita San-Nicolas-de-Tolentino, des fuyards remontaient vers le quartier général, annonçant que, attaqués par un bataillon d'Albanais venant à l'improviste du vico del Vasto, le petit poste des Giardini n'avait pu résister et avait été emporté de vive force.
Les Albanais n'avaient fait grâce à personne, et une prompte fuite avait pu seule sauver ceux qui apportaient cette nouvelle.
On remonta vers San-Martino.
L'événement était désastreux, surtout avec le plan que l'on venait d'arrêter pour la nuit suivante. Les communications étaient coupées entre San-Martino et le château de l'Oeuf. Si l'on essayait de passer de vive force, ce qui était possible, on passait, mais en éveillant par le bruit du combat ceux qu'on voulait surprendre.
Manthonnet était d'avis, coûte que coûte, de reprendre à l'instant même les Giardini; mais le patriote génois qui avait apporté la lettre de Salvato et que celui-ci avait présenté comme un homme d'une rare intelligence et d'un vrai courage, annonça qu'il se ferait fort, entre dix et onze heures du soir, de débarrasser toute la rue de Tolède de ses lazzaroni et de livrer ainsi le passage aux républicains. Manthonnet lui demanda la communication de son projet; le Génois y consentit, mais ne voulut le dire qu'à lui seul. La confidence faite, Manthonnet parut partager la confiance que le messager avait en lui-même.
On attendit donc la nuit.
Au dernier tintement de l'Ave Maria, une fusée, partie de San-Martino, s'éleva dans les airs et annonça à Nicolino et à Salvato de se tenir prêts pour minuit.
A dix heures du soir, le messager, sur lequel tout le monde avait les yeux fixés, attendu que, de la réussite de sa ruse, dépendait le succès de l'expédition nocturne qui, au dire de Nicolino, devait distraire et réjouir Dieu,--à dix heures, le messager demanda une plume et du papier, et écrivit une lettre.
Puis, la lettre écrite, il mit bas son habit, endossa une veste déchirée et sale, changea sa cocarde tricolore pour une cocarde rouge, plaça la lettre qu'il venait d'écrire entre la baguette et le canon de son fusil, gagna, en faisant un grand tour par des chemins détournés, la strada Foria, et, se présentant dans la rue de Tolède par le musée Borbonico, comme s'il venait du pont de la Madeleine, il s'ouvrit, après des efforts inouïs, une route dans la foule, et finit par arriver au quartier général des deux chefs.
Ces deux chefs étaient, on se le rappelle, Fra-Diavolo et Mammone.
Tous deux occupaient le rez-de-chaussée du palais Stigliano.
Mammone était à table, et, selon son habitude, avait près de lui un crâne nouvellement scié à la tête d'un mort, peut-être même à la tête d'un mourant, et auquel adhéraient encore des débris de cervelle.
Il était seul et sombre à table: personne ne se souciait de partager ses repas de tigre.
Fra-Diavolo, lui aussi, soupait dans une chambre voisine. Près de lui était assise, vêtue en homme, cette belle Francesca dont il avait tué le fiancé et qui, huit jours après, était venue le rejoindre dans la montagne.
Le messager fut conduit à Fra-Diavolo.
Il lui présenta les armes, et l'invita à prendre la dépêche dont il était porteur.
Et effet, la dépêche était adressée à Fra-Diavolo, et venait, ou plutôt était censée venir du cardinal Ruffo.
Elle donnait l'ordre au célèbre chef de bande de le rejoindre immédiatement au pont de la Madeleine avec tous les hommes dont il pouvait disposer. Il s'agissait, disait Son Éminence, d'une expédition de nuit qui ne pouvait être confiée qu'à un homme d'exécution tel qu'était Fra-Diavolo.
Quant à Mammone, comme ses troupes se trouvaient diminuées de plus de moitié, il se retirerait pour cette nuit, quitte à reprendre son poste le lendemain matin, derrière le musée Borbonico et s'y fortifierait.
L'ordre était signé du cardinal Ruffo, et un post-scriptum portait qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour obéir. Fra-Diavolo se leva pour aller se consulter avec Mammone. Le messager le suivit.
Nous l'avons dit, Mammone soupait.
Soit qu'il se défiât du messager, soit qu'il voulût tout simplement faire honneur au cardinal, Mammone emplit de vin le crâne qui lui servait de coupe et le présenta tout sanglant et garni de ses longs cheveux au messager, en l'invitant à boire à la santé du cardinal Ruffo.
Le messager prit le crâne des mains du meunier de Sora, cria: «Vive le cardinal Ruffo!» et, sans la moindre apparence de dégoût, après ce cri, le vida d'un seul trait.
--C'est bien, dit Mammone: retourne auprès de Son Éminence, et dis-lui que nous allons lui obéir.
Le messager s'essuya la bouche avec sa manche, jeta son fusil sur son épaule et sortit.
Mammone secoua la tête.
--Je n'ai pas foi dans ce messager-là, dit il.
--Le fait est, dit Fra-Diavolo, qu'il a un singulier accent.
--Si nous le rappelions, dit Mammone.
Tous deux coururent à la porte: le messager allait tourner le coin du vico San-Tommaso, mais on pouvait encore l'apercevoir.
--Hé! l'ami! lui dit Mammone.
Il se retourna.
--Viens donc un peu, continua le meunier: nous avons quelque chose à te dire.
Le messager revint avec un air d'indifférence parfaitement joué.
--Qu'y a-t-il pour le service de Votre Excellence? demanda-t-il en posant le pied sur la première marche du palais.
--Il y a que je voulais te demander de quelle province tu es.
--Je suis de la Basilicate.
--Tu mens! répondit un matelot qui se trouvait là par hasard; tu es Génois comme moi: je te reconnais à ton accent.
Le matelot n'avait pas encore achevé le dernier mot, que Mammone tirait un pistolet de sa ceinture et faisait feu sur le malheureux patriote, qui tombait mort.
La balle lui avait traversé le coeur.
--Que l'on enlève le crâne à ce traître, dit Mammone à ses gens, et qu'on me le rapporte plein de son sang.
--Mais, répondit un de ses hommes, à qui sans doute la besogne déplaisait, Votre Excellence en a déjà un sur la table.
--Tu jetteras l'ancien et me rapporteras le nouveau. A partir de cette heure, je fais serment de ne plus boire deux fois dans le même.
Ainsi mourut un des plus ardents patriotes de 1799. Il mourut sans laisser autre chose que son souvenir. Quant à son nom, il est resté ignoré, et, quelques recherches que celui qui écrit ces lignes ait faites pour le connaître, il lui a été impossible de le découvrir.
LXXI
LE DERNIER COMBAT
En ne voyant pas revenir celui dont il connaissait et avait approuvé le projet, Manthonnet comprit ce qui était arrivé: c'est que son messager était prisonnier ou mort.
Il avait prévu le cas, et, à la ruse qui venait d'échouer, il était prêt à substituer une autre ruse.
Il ordonna à six tambours d'aller battre la charge au haut de la rue de l'Infrascata, et cela, avec autant d'élan et d'ardeur que s'ils étaient suivis d'un corps d'armée de vingt mille hommes.
L'ordre portait, en outre, de battre non pas la charge napolitaine, mais la charge française.
Il était évident que Fra-Diavolo et Mammone croiraient que le commandant du fort Saint-Elme se décidait enfin à les attaquer et se précipiteraient au-devant des Français.
Ce que Manthonnet avait prévu arriva: aux premiers roulements du tambour, Fra-Diavolo et Mammone sautèrent sur leurs armes.
Ce battement de caisse, ce retentissement sombre, venaient à l'appui de l'ordre donné par le cardinal.
C'était sans doute dans la prévision de cette sortie qu'il avait rappelé Fra-Diavolo près de lui, et ordonné à Mammone de se retrancher derrière le musée Borbonico, qui est justement en face de la descente de l'Infrascata.
--Oh! oh! fit Diavolo en secouant la tête, je crois que tu t'es un peu pressé, Mammone, et le cardinal pourrait bien te dire: «Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?»
--D'abord, dit Mammone, un Génois n'est pas et ne sera jamais mon frère.
--Bon! si ce n'était pas ce messager qui eût menti, si c'était le matelot génois?
--Eh bien, alors, cela me ferait un crâne de plus.
--Lequel?
--Celui du Génois.
Et, tout en parlant ainsi, les deux chefs appelaient leurs hommes aux armes, et, dégarnissant Tolède, couraient avec eux vers le musée Borbonico.
Manthonnet entendit tout ce tumulte; il vit des torches qui semblaient des feux follets voltigeant au-dessus d'une mer de têtes, et qui, de la place du couvent de Monte-Oliveto, s'élançait vers la salita dei Studi.
Il comprit que le moment était venu de se laisser rouler dans la rue de Tolède, par la strada Taverna-Penta et par le vico Cariati. Il occupa, avec deux cents hommes, dans la rue de Tolède, la place que les avant-postes de Fra-Diavolo et de Mammone y occupaient dix minutes auparavant.
Ils prirent aussitôt leur course vers le largo del Palazzo, le rendez-vous commun étant à l'extrémité de Santa-Lucia, au pied de Pizzo-Falcone, en face du château de l'Oeuf.
Le château de l'Oeuf était, en effet, le point central, en supposant que les patriotes de Manthonnet descendissent par les Giardini et la rue Ponte-di-Chiaïa.
Mais, comme on l'a vu, la prise des Giardini avait tout changé.
Il en résulta que, comme la troupe de Manthonnet n'était point attendue par la rue de Tolède, on la prit, dans l'obscurité, pour une troupe de sanfédistes, et le poste de Saint-Ferdinand fit feu sur elle.
Quelques hommes de la troupe de Manthonnet ripostèrent, et les patriotes allaient se fusiller entre eux, lorsque Manthonnet s'élança seul en avant en criant:
--Vive la République!
A ce cri, répété avec enthousiasme des deux côtés, patriotes des barricades et patriotes de San-Martino se jetèrent dans les bras les uns des autres.
Par bonheur, quoiqu'on eût tiré une cinquantaine de coups de fusil, il n'y avait qu'un homme tué et deux légèrement blessés.
Une quarantaine d'hommes des barricades demandèrent à faire partie de l'expédition et furent accueillis par acclamation.
On descendit en silence la rue du Géant, on longea Santa-Lucia; à cinq cents pas du château de l'Oeuf, quatre hommes des barricades, qui avaient le mot d'ordre, formèrent l'avant-garde, et, pour que même accident ne se renouvelât point, on fit reconnaître la petite troupe à Saint-Ferdinand.
La précaution n'était point inutile. Salvato avait rejoint avec ses deux cents Calabrais, et Michele avec une centaine de lazzaroni. On n'attendait plus personne du côté du Château-Neuf, et une troupe aussi considérable arrivant par Santa-Lucia eût causé quelque inquiétude.
En deux mots, tout fut expliqué.
Minuit sonna. Tout le monde avait été exact au rendez-vous. On se compta: on était près de sept cents, chacun armé jusqu'aux dents, et disposé à vendre chèrement sa vie. On jura donc de faire payer cher aux sanfédistes la mort du patriote tué par erreur. Les républicains savaient que les sanfédistes n'avaient point de mot d'ordre et se reconnaissaient aux cris de «Vive le roi!»
Le premier poste de sanfédistes était à Santa-Maria-in-Portico.
Ils n'ignoraient pas que l'attaque des Albanais sur les Giardini avait réussi.
Les sentinelles ne furent donc pas étonnées, surtout après avoir entendu une fusillade du côté de la rue de Tolède, de voir s'avancer une troupe qui, de temps en temps, poussait le cri de «Vive le roi!»
Elles la laissèrent approcher sans défiance, et prête à fraterniser avec elles; mais, victime de leur confiance, les unes après les autres, elles tombèrent poignardées.
La dernière, seule, eut le temps de lâcher son coup de fusil en criant: «Alarme!»
Le commandant de la batterie, qui était un vieux soldat, se gardait mieux que les sanfédistes, soldats improvisés. Aussi, au coup de fusil et au cri d'alarme, fut-il sous les armes, lui et ses hommes, et le cri «Halte!» se fit-il entendre.
A ce cri, les patriotes comprirent qu'ils étaient découverts, et, ne gardant plus aucune réserve, fondirent sur la batterie au cri de «Vive la République!»
Ce poste était composé de Calabrais et des meilleurs soldats de ligne du cardinal: aussi le combat fut-il acharné. D'un autre côté, Nicolino, Manthonnet et Salvato faisaient des prodiges, que Michele imitait de son mieux. Le terrain se couvrait de morts. Il fut repris, abreuvé de sang pendant deux heures. Enfin, les républicains, vainqueurs, restèrent maîtres de la batterie. Les artilleurs furent tués sur leurs pièces et les pièces enclouées.
Après cette expédition, qui était le but principal de la triple sortie, comme il restait encore une heure de nuit, Salvato proposa de l'employer en surprenant le bataillon d'Albanais qui s'était emparé des Giardini, et qui avait coupé les communications du château de l'Oeuf avec le couvent de San-Martino.
La proposition fut accueillie avec enthousiasme.
Alors, les républicains se séparèrent en deux troupes.
L'une, sous les ordres de Salvato et de Michele, prit par la via Pasquale, la strada Santa-Teresa à Chiaïa, et fit halte sans avoir été découverte, strada Rocella, derrière le palais del Vasto.
L'autre, sous les ordres de Nicolino et de Manthonnet, remonta par la strada Santa-Catarina, et, découverte à la strada de Chiaïa, commença le feu.
A peine Salvato et Michele entendirent-ils les premiers coups de fusil, qu'ils s'élancèrent par toutes les portes du palais et des jardins del Vasto, escaladèrent les murailles des Giardini et tombèrent sur les derrières des Albanais.
Ceux-ci firent une héroïque résistance, une résistance de montagnards; mais ils avaient affaire à des hommes désespérés, jouant leur vie dans un dernier combat.
Tous, depuis le premier jusqu'au dernier, furent égorgés: nul n'échappa.
Alors, on laissa pêle-mêle, dans une boue sanglante, Albanais et républicains, et, tout enivrés de leur victoire, les vainqueurs tournèrent les yeux vers la rue de Tolède.
Revenus de leur erreur, Mammone et Fra-Diavolo, après avoir reconnu que les tambours de l'Infrascata, en simulant une fausse attaque, ne servaient qu'à voiler la véritable, étaient revenus prendre leur poste dans la rue de Tolède. Ils écoutaient avec une certaine inquiétude le bruit du combat des Giardini, et, le bruit du combat ayant cessé depuis une demi-heure, ils s'étaient un peu relâchés de leurs surveillance, lorsque, tout à coup, par un réseau de petites rues qui descend du vico d'Afflito au vico della Carita, une avalanche d'hommes se précipita, repoussant les sentinelles et les avant-postes sur les masses, fusillant ou poignardant tout ce qui s'opposait à son passage, et, désastreuse, mortelle, dévastatrice, passa à travers l'immense artère, laissant, sur une largeur de trois cents mètres, les dalles couvertes de cadavres, et s'écoula par les rues faisant face à celles par lesquelles elle avait débouché.
Toute la troupe patriote se rallia au largo Castello et à la strada Medina. Les trois chefs s'embrassèrent, car, dans ces situations extrêmes, on ignore, lorsqu'on se quitte, si l'on se reverra jamais.
--Par ma foi! dit Nicolino en regagnant le château de l'Oeuf avec ses deux cents hommes, réduits d'un cinquième, je ne sais si Dieu a ouvert sa fenêtre; mais, s'il ne l'a pas fait, il a eu tort: il eût vu un beau spectacle! celui d'hommes qui aiment mieux mourir libres que de vivre sous la tyrannie.
Salvato était en face du Château-Neuf. Le commandant Massa s'était tenu éveillé, écoutant avec anxiété la fusillade, qui avait commencé par s'éloigner et s'était rapprochée peu à peu. Voyant, aux premiers rayons du jour, les républicains déboucher par le largo del Castello et la strada Medina, il ouvrit les portes, prêt à les recevoir tous s'ils étaient vaincus.
Ils étaient vainqueurs, et chacun, même Manthonnet, maintenant que les communications étaient rétablies, pouvait regagner le point d'où il était parti.
La porte du château, qui avait ouvert ses larges mâchoires, les referma donc sur Salvato et ses Calabrais, sur Michele et ses lazzaroni diminués d'un quart.
Nicolino avait déjà repris le chemin du château de l'Oeuf; Manthonnet le suivit, pour regagner la montagne et rentrer à San-Martino.
Les républicains avaient perdu deux cents hommes à peu près; mais ils en avaient tué plus de sept cents aux sanfédistes, tout étonnés, au moment où ils se croyaient vainqueurs et n'ayant plus rien à craindre, de subir un si effroyable échec.
LXXII
LE REPAS LIBRE
Cette sortie, qui éclairait le cardinal sur ce que peuvent faire des hommes poussés au désespoir, l'épouvanta. Il avait entendu pendant toute la nuit l'écho de cette fusillade, mais sans savoir ce dont il était question; au point du jour, il apprit avec terreur le massacre de la nuit.
Il monta aussitôt à cheval, et voulut se rendre compte par ses propres yeux des événements de la nuit. En conséquence, accompagné de De Cesari, de Malaspina, de La Marra et de deux cents de ses meilleurs cavaliers, il gagna, par la porte Saint-Janvier, la strada Foria, traversa, au milieu des sanfédistes, le largo delle Pigne, et aborda la rue de Tolède par la strada dei Studi.
Au largo San Spirito, il fut reçu par fra Diavolo et Mammone, et vit immédiatement, au visage sombre des deux chefs, que le rapport des pertes faites par les sanfédistes n'était point exagéré.
On n'avait pas eu le temps d'enlever les morts et de laver le sang. Arrivé au largo della Carita, son cheval refusa d'aller en avant; il n'eût pu faire un pas sans marcher sur un cadavre.
Le cardinal s'arrêta, descendit, entra dans le couvent de Monte Oliveto et envoya La Marra et De Cesari à la découverte, leur ordonnant, sous peine de sa disgrâce, de ne lui rien cacher.
En attendant, il appela près de lui Fra Diavolo et Mammone et les interrogea sur les événements de la nuit. Ils ne savaient que ce qui s'était passé dans la rue de Tolède.
Le peu de cohésion qu'il y avait entre les différents corps sanfédistes empêchait les communications d'être ce qu'elles eussent été dans une armée régulière.
Les deux chefs racontèrent que, vers trois heures du matin, ils avaient été assaillis par une troupe de démons qui leur était tombée sur les épaules, sans qu'ils pussent savoir d'où elle venait, et au moment où ils s'en doutaient le moins. Leurs hommes, attaqués à l'improviste, n'avaient fait aucune résistance, et le cardinal avait vu le résultat de leur irruption.
Les républicains, au reste, avaient disparu comme une vision; seulement, cette vision laissait, pour preuve de sa réalité, cent cinquante ennemis couchés sur le champ de bataille.
Le cardinal fronça le sourcil.
Puis De Cesari et La Marra arrivèrent à leur tour.
Les nouvelles qu'ils apportaient étaient désastreuses.
La Marra annonçait que le bataillon albanais, une des forces de la coalition sanfédiste, était égorgé, depuis le premier jusqu'au dernier homme.
De Cesari avait appris que, du poste et de la batterie de Chiaïa, il ne restait pas vingt hommes. Les quatre canons fournis par le Sea-Horse étaient encloués et, par conséquent, hors d'usage, et les artilleurs russes s'étaient fait tuer sur leurs pièces.
Or, pendant la même nuit, c'est-à-dire pendant la nuit qui venait de se passer, le cardinal, par un messager qui avait débarqué à Salerne, avait reçu la lettre de la reine, en date du 14; dans laquelle lettre la reine lui disait que la flotte de Nelson, après avoir quitté Palerme pour conduire à Ischia l'héritier de la couronne, y était rentrée pour remettre à terre ce même héritier, sur la nouvelle, reçue par Nelson, que la flotte française était sortie de Toulon.
Il n'y avait que peu de probabilité que la flotte vînt à Naples; cependant, il était possible qu'elle y vînt: alors son entreprise était ruinée.
Enfin, une chose pouvait arriver une seconde fois, comme elle était arrivée une première. Après Cotrone, le pillage avait été si grand, que les trois quarts des sanfédistes, s'étant regardés comme enrichis, avaient déserté avec armes, bagages et butin.
Or, la moitié de Naples était pillée par les lazzaroni, et l'armée sanfédiste pouvait bien ne pas estimer l'autre à la valeur des dangers que chaque homme courait en restant.
Le cardinal ne s'abusait point. Son armée, c'était bien plutôt une bande de corbeaux, de loups et de vautours venant à la curée, qu'une troupe de soldats faisant la guerre pour le triomphe d'une idée ou d'un principe.
Donc, la première mesure à prendre était d'arrêter le pillage des lazzaroni, afin qu'en tout cas, il restât quelque chose pour ceux qui avaient fait cent lieues dans l'espoir de piller eux-mêmes.
En conséquence, prenant son parti avec cette rapidité d'exécution qui était un des côtés saillants de son génie, il se fit apporter une plume, de l'encre et du papier, et rédigea une proclamation dans laquelle il ordonnait positivement de cesser le pillage et le massacre, promettant qu'il ne serait fait aucun mauvais traitement à ceux qui remettaient leurs armes, l'intention de Sa Majesté étant de leur accorder amnistie pleine et entière.
On conviendra qu'il est difficile de concilier cette promesse avec les ordres rigoureux du roi et de la reine concernant les rebelles, si l'intention positive du cardinal n'eût point été de sauver, en vertu de son pouvoir d'alter ego, autant de patriotes qu'il pourrait le faire.
La suite, au reste, prouva que c'était bien là son intention.
Il ajoutait, en outre, que toute hostilité cesserait à l'instant même contre tout château et toute forteresse arborant la bannière blanche, en signe qu'ils acceptaient l'amnistie offerte, et il garantissait sur son honneur la vie des officiers qui se présenteraient pour parlementer.
Cette proclamation fut imprimée et affichée, le même jour, à tous les coins de rue, à tous les carrefours, sur toutes les places de la ville; et, comme il était possible que les patriotes de San-Martino, ne descendant point en ville, demeurassent dans l'ignorance de ces nouvelles dispositions du cardinal, il leur envoya Scipion La Marra, précédé d'un drapeau blanc et accompagné d'un trompette, pour leur annoncer cette suspension d'armes.
Les patriotes de San-Martino, encore tout enfiévrés de leur succès de la nuit précédente et du résultat obtenu,--car ils ne doutaient point que ce ne fût à leur victoire qu'ils dussent cette démarche pacifique du cardinal,--répondirent qu'ils étaient résolus à mourir les armes en main et qu'ils n'entendraient à rien avant que Ruffo et les sanfédistes eussent évacué la ville.
Mais, cette fois encore, Salvato, qui joignait la sagesse du diplomate au bouillant courage du soldat, ne fut point de l'avis de Manthonnet, chargé, au nom de ses compagnons, de répondre par un refus. Il se présenta au corps législatif, les propositions du cardinal Ruffo à la main, et n'eut point de peine, après lui avoir exposé la véritable situation des choses, à le déterminer à ouvrir des conférences avec le cardinal, ces conférences, si elles aboutissaient à un traité, étant le seul moyen de sauver la vie des patriotes compromis. Puis, comme les châteaux étaient sous la dépendance du corps législatif, le corps législatif fit dire à Massa, commandant du Château-Neuf, et à L'Aurora, commandant du château de l'Oeuf, que, s'ils ne traitaient pas directement avec le cardinal, il traiterait en leur nom.
Il n'y avait rien à ordonner de pareil à Manthonnet, qui, n'étant point enfermé dans un fort, mais occupant le couvent de San-Martino, ne dépendait que de lui-même.
Le corps législatif invitait, en même temps, Massa à s'aboucher avec le commandant du château Saint-Elme, non point pour qu'il acceptât les mêmes conditions qui seraient offertes aux commandants de forts napolitains,--en sa qualité d'officier français, il pouvait traiter à part, et comme bon lui semblait,--mais pour qu'il approuvât la capitulation des autres forteresses, et signât au traité, sa signature paraissant, avec raison, une garantie de plus de l'exécution des traités, puisque lui était tout simplement un ennemi, tandis que les autres étaient des rebelles.
On répondit donc au cardinal qu'il n'avait point à s'arrêter au refus des patriotes de San-Martino et que l'amnistie proposée par lui était acceptée.
On le priait d'indiquer le jour et l'heure où les chefs des deux partis se réuniraient pour jeter les bases de la capitulation.
Mais, pendant cette même journée du 19 juin, arriva une chose à laquelle on devait s'attendre.
Les Calabrais, les lazzaroni, les paysans, les forçats et tous ces hommes de rapine et de sang qui, pour piller et tuer à leur satisfaction, suivaient les Sciarpa, les Mammone, les Fra-Diavolo, les Panedigrano et autres bandits de même étoffe, tous ces hommes enfin, voyant la proclamation du cardinal qui mettait une fin aux massacres et aux incendies, résolurent de ne point obéir à cet ordre et de continuer le cours de leurs meurtres et de leurs dévastations.
Le cardinal frémit en sentant l'arme avec laquelle jusque-là il avait vaincu, lui tomber des mains.
Il donna l'ordre de ne plus ouvrir les prisons aux prisonniers que l'on y conduirait.
Il renforça les corps russes, turcs et suisses qui se trouvaient dans la ville, les seuls, en effet, sur lesquels il pût compter.
Alors, le peuple, ou plutôt des bandes d'assassins, de meurtriers et de brigands qui désolaient, incendiaient et ensanglantaient la ville, voyant que les prisons restaient fermées devant les prisonniers qu'ils y conduisaient, les fusillèrent et les pendirent sans jugement. Les moins féroces conduisirent les leurs au commandant du roi à Ischia; mais, là, les patriotes trouvèrent Speciale, lequel se contentait de rendre contre eux des jugements de mort, sans même les interroger, quand, pour en finir plus tôt avec eux, il ne les faisait pas jeter à la mer sans jugement.
Du haut de San-Martino, du haut du château de l'Oeuf et du haut du Château-Neuf, les patriotes voyaient avec terreur et avec rage tout ce qui se passait dans la ville, dans le port et sur la mer.
Révoltés de ce spectacle, les patriotes allaient sans doute reprendre les armes, lorsque le colonel Mejean, furieux de n'avoir pu traiter ni avec le directoire ni avec le cardinal Ruffo, fit dire aux républicains qu'il avait au château Saint-Elme cinq ou six otages qu'il leur livrerait si les massacres ne cessaient pas.
Au nombre de ces otages était un cousin du chevalier Micheroux, lieutenant du roi, et un troisième frère du cardinal.
On fit savoir à Son Éminence l'état des choses.
Si les massacres continuaient, autant de patriotes massacrés, autant d'ôtages on jetterait du haut en bas des murailles du château Saint-Elme.
Les rapports s'envenimaient et conduisaient naturellement les deux partis à une guerre d'extermination. Il n'y avait aucun doute à avoir que des hommes courageux et désespérés ne tinssent point les menaces de représailles qu'ils avaient faites.
Le cardinal comprit qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Il convoqua les chefs de tous les corps marchant sous son commandement, et les supplia de maintenir leurs soldats dans la plus rigoureuse discipline, et leur promettant de glorieuses récompenses s'ils y réussissaient.
On ordonna alors des patrouilles composées de sous-officiers seulement. Ces patrouilles parcouraient les rues en tout sens, et, à force de menaces, de promesses, d'argent jeté, les incendies s'éteignirent, le sang cessa de couler: Naples respira.
Il ne fallut pas moins de deux jours pour arriver à ce résultat.
Le 21 juin, profitant de l'armistice et de la tranquillité qui, après tant d'efforts, en était la suite, les patriotes de Saint-Martin et des deux châteaux résolurent de faire ce que faisaient les anciens quand ils étaient condamnés à la mort: LE REPAS LIBRE.
César, seul, manquait pour recevoir les paroles sacramentelles: Morituri te salutant!
Ce fut une triste fête que cette solennité suprême dans laquelle chacun semblait célébrer ses propres funérailles, quelque chose de pareil à ce dernier festin des sénateurs de Capoue, à la fin duquel, au milieu des fleurs fanées et au son des lyres mourantes, on fit circuler la coupe empoisonnée dans laquelle quatre-vingts convives burent la mort.
La place choisie fut celle du Palais-National, aujourd'hui place du Plébiscite. Elle était alors beaucoup plus étroite qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Des mâts furent plantés sur toute la longueur de la table; chaque mât déroulait au vent une flamme blanche, sur laquelle, en lettres noires, étaient écrits ces mots:
VIVRE LIBRE OU MOURIR!
Au-dessus de cette flamme, et au milieu de chaque mât, était un faisceau de trois bannières, dont les extrémités venaient caresser le front des convives.
L'une était tricolore: c'était la bannière de la liberté.
L'autre était rouge: c'était le symbole du sang répandu et qui restait à répandre encore.
L'autre était noire: c'était l'emblème du deuil qui couvrirait la patrie lorsque la tyrannie, un instant chassée, reviendrait régner sur elle.
Au milieu de la place, au pied de l'arbre de la liberté, s'élevait l'autel de la patrie.
On commença par y célébrer une messe mortuaire en l'honneur des martyrs morts pour la liberté. L'évêque della Torre, membre du corps législatif, y prononça leur oraison funèbre.
Puis on se mit à table.
Le repas fut sobre, triste, presque muet.
Trois fois seulement, il fut interrompu par un double toast: «A la liberté et à la mort!» ces deux grandes déesses invoquées par les peuples opprimés.
De leurs avant-postes, les sanfédistes pouvaient voir le suprême festin; mais ils n'en comprenaient point la sublime tristesse.
Seul le cardinal calculait de quels efforts désespérés sont capables des hommes qui se préparent à la mort avec cette solennelle tranquillité; il n'en était, soit crainte, soit admiration, que plus affermi dans la résolution de traiter avec eux.
LXXIII
LA CAPITULATION
Le 19 juin, comme nous l'avons dit, les bases de la capitulation avaient été jetées sur le papier.
Elles avaient été discutées pendant la journée du 20, au milieu de l'émeute qui ensanglantait la ville et faisait parfois croire à l'impossibilité de mener à bonne fin les négociations.
Le 21, à midi, l'émeute était calmée, et le repas libre avait eu lieu à quatre heures du soir.
Enfin, le 22 au matin, le colonel Mejean descendit du château Saint-Elme, escorté par la cavalerie royaliste, et vint conférer avec le directoire.
Salvato voyait avec une grande joie tous ces préparatifs de paix. La maison de Luisa pillée, le bruit généralement répandu qu'elle avait dénoncé les Backer et que la dénonciation était cause de leur mort, lui inspiraient de vives inquiétudes pour la sûreté de la jeune femme. Insensible à toute crainte pour lui-même, il était plus tremblant et plus timide qu'un enfant quand il s'agissait de Luisa.
Puis une seconde espérance pointait dans son coeur. Son amour pour Luisa avait toujours été croissant, et la possession n'avait fait que l'augmenter. Après la publicité qu'avait prise leur liaison, il était impossible que Luisa demeurât à Naples et y attendît le retour de son mari. Or, il était, probable qu'elle profiterait de l'alternative donnée aux patriotes de rester à Naples ou de fuir, pour quitter non seulement Naples, mais encore l'Italie. Alors, Luisa serait bien à lui, à lui pour toujours: rien ne pourrait la séparer de lui.
Au fait de la capitulation qui avait été discutée sous ses ordres, il avait plusieurs fois, avec intention, expliqué à Luisa l'article 5 de cette capitulation, qui portait que toutes les personnes qui y étaient comprises avaient le choix, ou de rester à Naples, ou de s'embarquer pour Toulon.
Luisa, à chaque fois, avait soupiré, avait pressé son amant contre son coeur, mais n'avait rien répondu.
C'est que Luisa, malgré son ardent amour pour Salvato, n'avait rien décidé encore et reculait, en fermant les yeux pour ne pas voir l'avenir, devant l'immense douleur qu'il lui faudrait causer, le moment arrivé, ou à son époux, ou à son amant.
Certes, si Luisa eût été libre, pour elle comme pour Salvato, c'eût été le suprême bonheur de suivre au bout du monde l'ami de son coeur. Elle eût alors, sans regret, quitté ses amis, Naples et même cette petite maison où s'était écoulée son enfance, si calme, si tranquille et si pure. Mais, à côté de ce bonheur suprême, se dressait dans l'ombre un remords qu'elle ne pouvait écarter.
En partant, elle abandonnait à la douleur et à l'isolement la vieillesse de celui qui lui avait servi de père.
Hélas! cette entraînante passion qu'on appelle l'amour, cette âme de l'univers qui fait commettre à l'homme ses plus belles actions et ses plus grands crimes, si ingénieuse en excuses tant que la faute n'est pas commise, n'a plus que des pleurs et des soupirs à opposer au remords.
Aux instances de Salvato, Luisa ne voulait pas répondre: «Oui» et n'osait répondre: «Non.»
Elle gardait au fond du coeur ce vague espoir des malheureux qui ne comptent plus que sur un miracle de la Providence pour les tirer de la situation sans issue où ils se sont placés par une erreur ou par une faute.
Cependant, le temps passait, et, comme nous l'avons dit, le 22 juin, au matin, le colonel Mejean descendait du château Saint-Elme, pour venir, escorté de la cavalerie royaliste, conférer avec le directoire.
Le but de sa visite était de s'offrir comme intermédiaire entre les patriotes et le cardinal, le directoire n'espérant point obtenir les conditions qu'il demandait.
On se rappelle la réponse de Manthonnet: «Nous ne traiterons que lorsque le dernier sanfédiste aura abandonné la ville.»
Voulant savoir si les forts étaient en mesure de soutenir les paroles hautaines de Manthonnet, le corps législatif, qui siégeait dans le palais national, fit appeler le commandant du Château-Neuf.
Oronzo Massa, dont nous avons plusieurs fois déjà prononcé le nom, sans nous arrêter autrement sur sa personne, a droit, dans un livre comme celui que nous nous sommes imposé le devoir d'écrire, à quelque chose de plus qu'une simple inscription au martyrologe de la patrie.
Il était né de famille noble. Officier d'artillerie dès ses jeunes années, il avait donné sa démission lorsque, quatre ans auparavant, le gouvernement était entré dans la voie sanglante et despotique ouverte par l'exécution d'Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Galiani. La république proclamée, il avait demandé à servir comme simple soldat.
La République l'avait fait général.
C'était un homme éloquent, intrépide, plein de sentiments élevés.
Ce fut Cirillo qui, au nom de l'assemblée législative, adressa la parole à Massa.
--Oronzo Massa, lui demanda-t-il, nous vous avons fait venir pour savoir de vous quel espoir nous reste pour la défense du château et le salut de la ville. Répondez-nous franchement, sans rien exagérer ni dans le bien ni dans le mal.
--Vous me demandez de vous répondre en toute franchise, répliqua Oronzo Massa: je vais le faire. La ville est perdue; aucun effort, chaque homme fût-il un Curtius, ne peut la sauver. Quant au Château-Neuf, nous en sommes encore maîtres, mais par cette seule raison que nous n'avons contre nous que des soldats sans expérience, des bandes inexpérimentées, commandées par un prêtre. La mer, la darse, le port, sont au pouvoir de l'ennemi. Le palais n'a aucune défense contre l'artillerie. La courtine est ruinée, et si, au lieu d'assiégé, j'étais assiégeant, dans deux heures j'aurais pris le château.
--Vous accepteriez donc la paix?
--Oui, pourvu, ce dont je doute, que nous puissions la faire à des conditions qu'il fût possible de concilier avec notre honneur, comme soldats et comme citoyens.
--Et pourquoi doutez-vous que nous puissions faire la paix à des conditions honorables? Ne connaissez-vous point celles que le directoire propose?
--Je les connais, et c'est pour cela que je doute que le cardinal les accepte. L'ennemi, enorgueilli par la marche triomphale qui l'a conduit jusque sous nos murs, poussé par la lâcheté de Ferdinand, par la haine de Caroline, ne voudra pas accorder la vie et la liberté aux chefs de la République. Il faudra donc, à mon avis, que vingt citoyens au moins s'immolent au salut de tous. Ceci étant ma conviction, je demande à être inscrit, ou plutôt à m'inscrire le premier sur la liste.
Et alors, au milieu d'un frémissement d'admiration, s'avançant vers le bureau du président, en haut d'une feuille de papier blanc, il écrivit d'une main ferme:
ORONZO MASSA.--POUR LA MORT.
Les applaudissements éclatèrent, et, d'une seule voix, les législateurs s'écrièrent:
--Tous! tous! tous!
Le commandant du château de l'Oeuf, L Aurora, était, sur l'impossibilité de tenir, du même avis que son collègue Massa.
Restait Manthonnet, qu'il fallait ramener à l'avis des autres chefs: aveuglé par son merveilleux courage, il était toujours le dernier à se rendre aux prudents avis.
On décida que le général Massa monterait à San-Martino et conférerait avec les patriotes établis au pied du château Saint-Elme, et, s'il tombait d'accord avec eux, préviendrait le colonel Mejean que sa présence était nécessaire au directoire.
Un sauf-conduit du cardinal fut donné au commandant du château de l'Oeuf.
Le commandant Massa convainquit Manthonnet que le meilleur parti à prendre était de traiter aux conditions proposées par le directoire, et même à des conditions pires; et, comme il était convenu, il prévint le colonel Mejean qu'on l'attendait pour porter ces conditions au cardinal.
Voilà pourquoi, le 22 juin, le commandant du château Saint-Elme quittait sa forteresse et descendait vers la ville.
Il se rendit droit à la maison qu'occupait le cardinal, au pont de la Madeleine, mais en ne cachant point au directoire qu'il n'avait pas grand espoir que le cardinal acceptât de pareilles conditions.
Il fut immédiatement introduit près de Son Éminence, à laquelle il présenta les articles de la capitulation, déjà signés du général Massa et du commandant L'Aurora.
Le cardinal, qui l'attendait, avait près de lui le chevalier Micheroux, le commandant anglais Foote, le commandant des troupes russes, Baillie, et le commandant des troupes ottomanes, Achmet.
Le cardinal prit la capitulation, la lut, passa dans une chambre à côté, avec le chevalier Micheroux, et les chefs des camps anglais, russe et turc, pour en délibérer avec eux.
Dix minutes après, il rentra, prit la plume, et, sans discussion, mit son nom au-dessous de celui de L'Aurora.
Puis il passa la plume au commandant Foote; celui-ci, à son tour, la passa au commandant Baillie, qui la passa au commandant Achmet.
La seule exigence du cardinal fut que le traité, quoique signé le 22, portât la date du 18.
Cette exigence, à laquelle n'hésita point à se rendre le colonel Mejean, et qui fut un mystère pour tout le monde, grâce à la connaissance approfondie que nous avons de cette époque, et à la correspondance du roi et de la reine, sur laquelle nous eûmes, en 1860, le bonheur de mettre la main, n'en est pas un pour nous.
Il voulait que la date fût antérieure à la lettre qu'il avait reçue de la reine et qui lui défendait de traiter, sous aucun prétexte, avec les rebelles.
Il aurait cette excuse de dire que la lettre était arrivée quand la capitulation était déjà signée.
Et maintenant, il est de la plus grande importance que, traitant à cette heure un point purement historique, nous mettions sous les yeux de nos lecteurs le texte même des dix articles, qui n'a jamais été publié qu'incomplet ou altéré.
Il s'agit d'un procès terrible, où le cardinal Ruffo, condamné en première instance par l'histoire, ou plutôt par un historien, juge partial ou mal renseigné, en appelle à la postérité contre Ferdinand, contre Caroline, contre Nelson.
Voici la capitulation:
«ARTICLE 1er.--Le Château-Neuf et le château de l'Oeuf seront remis au commandant des troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, et de celles de ses alliés, le roi d'Angleterre, l'empereur de toutes les Russies et le sultan de la Porte Ottomane, avec toutes les munitions de guerre et de bouche, artillerie et effets de toute espèce existant dans les magasins, et qui seront reconnus par l'inventaire des commissaires respectifs, après la signature de la présente capitulation.
»ART. 2.--Les troupes composant la garnison conserveront leurs forts jusqu'à ce que les bâtiments dont on parlera ci-après, destinés à transporter les personnes qui voudront aller à Toulon, soient prêts à mettre à la voile.
»ART. 3.--Les garnisons sortiront avec les honneurs militaires, c'est-à-dire avec armes et bagages, tambour battant, mèches allumées, enseignes déployées, chacune avec deux pièces de canon; elles déposeront leurs armes sur le rivage.
»ART. 4.--Les personnes et les propriétés mobilières de tous les individus composant les deux garnisons seront respectées et garanties.
»ART. 5.--Tous les susdits individus pourront choisir, ou de s'embarquer sur les bâtiments parlementaires qui seront préposés pour les conduire à Toulon, ou de rester à Naples, sans être inquiétés, ni eux ni leurs familles.
»ART. 6.--Les conditions arrêtées dans la présente capitulation sont communes à toutes les personnes des deux sexes enfermées dans les forts.
»ART. 7.--Jouiront du bénéfice de ces conditions, tous les prisonniers faits sur les troupes régulières par les troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles ou par celles de ses alliés, dans les divers combats qui ont eu lieu avant le blocus des forts.
»ART. 8.--MM. l'archevêque de Salerne, Micheroux, Dillon et l'évêque d'Avellino resteront en otage entre les mains du commandant du fort Saint-Elme jusqu'à l'arrivée à Toulon des patriotes expatriés.
»ART<. 9.--Excepté les personnages nommés ci-dessus, tous les otages et prisonniers d'État renfermés dans les forts seront mis en liberté aussitôt la signature de la présente capitulation.
»ART. 10.--Les articles de la présente capitulation ne pourront être exécutés qu'après avoir été complètement approuvés par le commandant du fort Saint-Elme.
»Fait au Château-Neuf, le 18 juin 1799.
»Ont signé:
»MASSA, commandant du Château-Neuf; L'AURORA, commandant du château de l'Oeuf; CARDINAL RUFFO, vicaire général du royaume de Naples; ANTONIO, CHEVALIER MICHEROUX, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles près les troupes russes; E.-T. FOOTE, commandant les navires de Sa Majesté Britannique; BAILLIE, commandant les troupes de Sa Majesté l'empereur de Russie; ACHMET, commandant les troupes ottomanes.»
Sous les signatures des différents chefs prenant part à la capitulation, on lisait les lignes suivantes:
«En vertu de la délibération prise par le conseil de guerre dans le fort Saint-Elme, le 3 messidor, sur la lettre du général Massa, commandant le Château-Neuf, lettre en date du 1er messidor, le commandant du château Saint-Elme approuve la susdite capitulation.
»Du fort Saint-Elme, 3 messidor an VII de la république française (21 juin 1799.)
»MEJEAN.»
Le même jour où la capitulation fut réellement signée, c'est-à-dire le 22 juin, le cardinal, enchanté d'en être arrivé à un si heureux résultat, écrivit au roi le récit détaillé des opérations accomplies, et chargea le capitaine Foote, l'un des signataires de la capitulation, de remettre sa lettre à Sa Majesté en personne.
Le capitaine Foote partit aussitôt pour Palerme, sur le Sea-Horse.--Depuis quelques jours, il avait succédé, dans le commandement de ce vaisseau, au capitaine Ball, rappelé par Nelson près de lui.
Le lendemain, le cardinal donna tous les ordres nécessaires pour que les bâtiments qui devaient transporter à Toulon la garnison patriote fussent prêts le plus tôt possible.
Le même jour, le cardinal écrivit à Ettore Caraffa pour l'inviter à céder les forts de Civitella et de Pescara à Pronio, aux mêmes conditions que venaient d'être cédés le Château-Neuf et le château de l'Oeuf.
Et, comme il craignait que le comte de Ruvo ne se fiât point à sa parole on vît quelque piège dans sa lettre, il fit demander s'il n'y avait point, dans l'un ou l'autre des deux châteaux, un ami d'Ettore Caraffa dans lequel celui-ci eût toute confiance, pour porter sa lettre et donner au comte une idée exacte de la situation des choses.
Nicolino Caracciolo s'offrit, reçut la lettre des mains du cardinal et partit.
Le même jour, un édit signé du vicaire général fut imprimé, publié et affiché.
Cet édit déclarait que la guerre était finie, qu'il n'y avait plus dans le royaume ni partis ni factions, ni amis ni ennemis, ni républicains ni sanfédistes, mais seulement un peuple de frères et de citoyens soumis également au prince, que le roi voulait confondre dans un même amour.
La certitude de la mort avait été telle chez les patriotes, que ceux mêmes qui, n'ayant pas confiance entière dans la promesse de Ruffo, avaient décidé de s'exiler, regardaient l'exil comme un bien, en comparant l'exil au sort auquel ils se croyaient réservés.
LXXIV
LES ÉLUS DE LA VENGEANCE
Au milieu du choeur de joie et de tristesse qui s'élevait de cette foule d'exilés, selon qu'ils tenaient plus à la vie ou à la patrie, deux jeunes gens, silencieusement et tristement, se tenaient embrassés dans une des chambres du Château-Neuf.
Ces deux jeunes gens étaient Salvato et Luisa.
Luisa n'avait pris encore aucun parti, et c'était le lendemain, 24 juin, qu'il fallait choisir entre son mari et son amant, entre rester à Naples ou partir pour la France.
Luisa pleurait, mais, de toute la soirée, n'avait point eu la force de prononcer une parole.
Salvato était resté longtemps à genoux et, lui aussi, muet devant elle; puis enfin il l'avait prise entre ses bras, et la tenait serrée contre son coeur.
Minuit sonna.
Luisa releva ses yeux baignés de larmes et brillants de fièvre, et compta, les unes après les autres, les douze vibrations du marteau sur le timbre; puis, laissant tomber son bras autour du cou du jeune homme:
--Oh! non, dit-elle, je ne pourrai jamais!
--Que ne pourras-tu jamais, ma Luisa bien-aimée?
--Te quitter, mon Salvato. Jamais! jamais!
--Ah! fit le jeune homme respirant avec joie.
--Dieu fera de moi ce qu'il voudra, mais ou nous vivrons ou nous mourrons ensemble!
Et elle éclata en sanglots.
--Écoute, lui dit Salvato, nous ne sommes point forcés de nous arrêter en France; où tu voudras aller, j'irai.
--Mais ton grade? mais ton avenir?
--Sacrifice pour sacrifice, ma bien-aimée Luisa. Je te le répète, si tu veux fuir au bout du monde les souvenirs que tu laisses ici, j'irai au bout du monde avec toi. Te connaissant comme je te connais, ange de pureté, ce ne sera pas trop de ma présence et de mon amour éternels pour te faire oublier.
--Mais je ne partirai point ainsi, comme une ingrate, comme une fugitive, comme une adultère; je lui écrirai, je lui dirai tout. Son beau, son grand, son sublime coeur me pardonnera un jour, il me donnera l'absolution de ma faute, et, à partir de ce jour seulement, je me pardonnerai à moi-même.
Salvato détacha son bras du cou de Luisa, s'approcha d'une table, y prépara du papier, une plume et de l'encre; puis, revenant à elle et l'embrassant au front:
--Je te laisse seule, sainte pécheresse, dit-il.
Confesse-toi à Dieu et à lui. Celle sur laquelle Jésus a étendu son manteau n'était pas plus digue de pardon que toi.
--Tu me quittes! s'écria la jeune femme presque effrayée de rester seule.
--Il faut que ta parole coule dans toute sa pureté, de ton âme chaste à ton coeur dévoué: ma présence en troublerait le limpide cristal. Dans une demi-heure, nous serons de retour et nous ne nous quitterons plus.
Luisa tendit son front à son amant, qui l'embrassa et sortit.
Puis elle se leva, et, à son tour, s'approchant de la table, s'assit devant elle.
Tous ses mouvements avaient la lenteur que prend le corps dans les moments suprêmes; son oeil fixe semblait chercher à reconnaître, à travers la distance et l'obscurité, la place où le coup frapperait, et à quelle profondeur s'enfoncerait le glaive de la douleur.
Un sourire triste passa sur ses lèvres, et elle murmura en secouant la tête:
--Oh! mon pauvre ami! comme tu vas souffrir!
Puis, plus bas, et d'une voix presque inintelligible:
--Mais pas plus, ajouta-t-elle, que je n'ai souffert moi-même.
Elle prit la plume, laissa tomber son front sur sa main gauche et écrivit:
«Mon bien-aimé père! mon ami miséricordieux!
»Pourquoi m'avez-vous quittée quand je voulais vous suivre! pourquoi n'êtes-vous pas revenu quand je vous ai crié du rivage, à vous qui disparaissiez dans la tempête:
«Ne savez-vous pas que je l'aime!»
»Il était temps encore: je partais avec vous, j'étais sauvée!
»Vous m'avez abandonnée, je suis perdue!
»Il y a eu fatalité.
»Je ne veux pas m'excuser, je ne veux pas vous répéter les paroles que, la main étendue vers le crucifix, vous avez dites au lit de mort du prince de Caramanico, lorsqu'il insistait et que j'insistais moi-même pour que je devinsse votre épouse. Non: je suis sans excuse; mais je connais votre coeur. La miséricorde sera toujours plus grande que la faute.
»Compromise politiquement par cette même fatalité qui me poursuit, je quitte Naples, et, partageant le sort des malheureux qui s'exilent, et parmi lesquels, ô mon doux juge! je suis la plus malheureuse, je pars pour la France.
»Les derniers moments de mon exil sont à vous comme les dernières heures de ma vie seront à vous. En quittant la patrie, c'est à vous que je songe; en quittant l'existence, c'est à vous que je songerai.
»Expliquez cet inexplicable mystère; mon coeur a failli, mon âme est restée pure; la meilleure partie de moi-même, vous l'avez prise et gardée.
»Écoutez, mon ami! écoutez, mon père!
»Je vous fuis encore plus par honte de vous revoir, que par amour pour l'homme que je suis. Pour lui, je donnerais ma vie en ce monde; mais, pour vous, mon salut dans l'autre. Partout où je serai, vous le saurez. Si, pour un dévouement quelconque, vous aviez besoin de moi, rappelez-moi, et je reviendrai tomber à genoux devant vous.
»Maintenant, laissez-moi vous prier pour une créature innocente, qui non-seulement ne sait pas encore qu'elle devra le jour à une faute, mais qui même ne sait pas encore qu'elle vit. Elle peut se trouver seule sur la terre. Son père est soldat: il peut être tué; sa mère est désespérée: elle peut mourir. Promettez-moi que, tant que vous vivrez, mon enfant ne sera point orphelin.
»Je n'emporte point avec moi un seul ducat de l'argent déposé chez les Backer. Est-il besoin de vous dire que je suis parfaitement innocente de leur mort, et que j'eusse subi les tortures avant de dire un mot qui les compromit! Sur cet argent, vous ferez à l'enfant que je vous lègue, en cas de mort, la part que vous voudrez.
»Vous ayant dit tout cela, vous pouvez croire, mon père adoré, que je vous ai tout dit; il n'en est rien. Mon âme est pleine, ma tête déborde. Depuis que je vous écris, je vous revois, je repasse dans mon coeur les dix-huit ans de bontés que vous avez eues pour moi, je vous tends les bras comme au dieu qu'on adore, que l'on offense, et vers lequel on voudrait s'élancer. Oh! que n'êtes-vous là, au lieu d'être à deux cents lieues de moi! je sens que c'est à vous que j'irais, et qu'appuyée à votre coeur, rien ne pourrait m'en arracher.
»Mais ce que Dieu fait est bien fait. Aux yeux de tous, maintenant, je suis non-seulement épouse ingrate, mais encore sujette rebelle, et j'ai à rendre compte, tout à la fois, et de votre bonheur perdu et de votre loyauté compromise. Mon départ vous sauvegarde, ma fuite vous innocente, et vous avez à dire: «Il n'y a pas à s'étonner qu'étant femme adultère, elle soit sujette déloyale.»
»Adieu, mon ami, adieu, mon père! Quand vous voudrez vous faire une idée de ma souffrance, songez à ce que vous avez souffert vous-même. Vous n'avez que la douleur; moi, j'ai le remords.
»Adieu, si vous m'oubliez et si je vous suis inutile!
»Mais, si vous avez jamais besoin de moi, au revoir!
»Votre enfant coupable, mais qui ne cessera jamais de croire en votre miséricorde,
»LUISA.»
Comme Luisa achevait ces derniers mots, Salvato rentra. Elle l'entendit, se retourna, lui tendit la lettre; mais, en voyant le papier tout baigné de larmes et en comprenant ce qu'elle aurait à souffrir tandis qu'il lirait ce papier, il le repoussa.
Elle comprit cette délicatesse de son amant.
--Merci, mon ami, dit-elle.
Elle plia la lettre, la cacheta, mit l'adresse.
--Maintenant, dit-elle, comment faire passer cette lettre au chevalier San-Felice? Vous comprenez bien, n'est-ce pas, qu'il faut qu'il la reçoive, lui et non pas un autre?
--C'est bien simple, répondit Salvato, le commandant Massa a un sauf-conduit. Je vais le lui demander, et je porterai moi-même la lettre au cardinal, avec prière de la faire passer à Palerme, en lui disant de quelle importance il est qu'elle arrive sûrement.
Luisa avait grand besoin de la présence de Salvato. Tant qu'il était là, sa voix écartait les fantômes qui l'assaillaient dès qu'il avait disparu. Mais, comme elle l'avait dit, il était nécessaire que cette lettre parvînt au chevalier.
Salvato monta à cheval: Massa, outre son sauf-conduit, lui donna un homme pour porter devant lui le drapeau blanc; de sorte qu'il arriva sans accident au camp du cardinal.
Celui-ci n'était pas encore couché. A peine Salvato se fut-il nommé, que le cardinal ordonna de l'introduire auprès de lui.
Le cardinal le connaissait de nom. Il savait quels prodiges de valeur il avait faits pendant le siége. Brave lui-même, il appréciait les hommes braves.
Salvato lui exposa la cause de sa visite, et ajouta qu'il avait voulu venir en personne non-seulement pour veiller à la sûreté de la lettre, mais encore pour voir l'homme extraordinaire qui venait d'accomplir l'oeuvre de la restauration. Malgré le mal qu'à son avis cette restauration faisait, Salvato ne pouvait s'empêcher de reconnaître que le cardinal avait été tempérant dans la victoire, et que les conditions qu'il avait accordées étaient celles d'un vainqueur généreux.
Tout en recevant les compliments de Salvato, ce qu'il semblait faire avec toutes les apparences de l'orgueil satisfait, le cardinal jeta les yeux sur la lettre que lui recommandait Salvato, et y lut l'adresse du chevalier San-Felice.
Il tressaillit malgré lui.
--Cette lettre, demanda le cardinal, serait-elle, par hasard, de la femme du chevalier?
--D'elle-même, Votre Éminence.
Le cardinal se promena un instant soucieux.
Puis, tout à coup, s'arrêtant devant Salvato:
--Cette dame, lui dit-il en le regardant fixement, vous intéresse-t-elle?
Salvato ne put réprimer une expression d'étonnement.
--Oh! dit le cardinal, ce n'est point une question de curiosité que je vous fais, et vous le verrez tout à l'heure; d'ailleurs, je suis prêtre, et un secret qu'on me confie devient dès lors une confession sacrée.
--Oui, Votre Éminence, elle m'intéresse, et infiniment!
--Eh bien, alors, monsieur Salvato, comme une preuve de l'admiration que j'ai pour votre courage, laissez-moi vous dire tout bas, bien bas, que la personne à laquelle vous vous intéressez est cruellement compromise, et, si elle était dans la ville, et ne se trouvait point comprise dans la capitulation des forts, il faudrait la conduire immédiatement soit au château de l'Oeuf, soit au Château-Neuf, et trouver moyen d'y antidater son entrée de cinq ou six jours.
--Mais, dans le cas contraire, Votre Éminence, aurait-elle encore à craindre?
--Non, ma signature la couvrirait, je l'espère. Seulement, dans l'un ou l'autre cas, prenez toutes vos précautions pour qu'elle soit embarquée une des premières. Une personne très-puissante la poursuit et veut sa mort.
Salvato pâlit affreusement.
--La signora San-Felice, dit-il d'une voix étouffée, n'a pas quitté le Château-Neuf depuis le commencement du siège. Elle se trouve donc jouir du bénéfice de la capitulation que le général Massa a signée avec Votre Éminence. Je ne vous en remercie pas moins, monsieur le cardinal, de l'avis que vous m'avez donné et dont j'ai pris bonne note.
Salvato salua et s'apprêta à se retirer; mais le cardinal lui posa la main sur le bras.
--Encore un mot, lui dit-il.
--J'écoute, Éminence, répliqua le jeune homme.
Quoi qu'en eût dit le cardinal, il était évident qu'il hésitait à parler et qu'un combat se livrait en lui.
Enfin, le premier mouvement l'emporta.
--Vous avez dans vos rangs, dit-il, un homme qui n'est point mon ami, mais que j'estime à cause de son courage et de son génie. Cet homme, je voudrais le sauver.
--Cet homme est condamné? demanda Salvato.
--Comme la chevalière San-Felice, répliqua le cardinal.
Salvato sentit une sueur froide perler à la racine de ses cheveux.
--Et par la même personne? demanda Salvato.
--Par la même personne, répéta le cardinal.
--Et Votre Éminence dit que cette personne est très-puissante?
--Ai-je dit très-puissante? Je me suis trompé alors: j'aurais dû dire toute-puissante.
--J'attends que Votre Éminence me nomme celui qu'elle honore de son estime et couvre de sa protection.
--François Caracciolo.
--Et que lui dirai-je?
--Vous lui direz ce que vous voudrez; mais, à vous, je vous dis que sa vie n'est en sûreté, ou plutôt ne sera en sûreté que lorsqu'il aura les deux pieds hors du royaume.
--Je remercie pour lui Votre Éminence, dit Salvato; il sera fait selon ses désirs.
--Ou ne confie de pareils secrets qu'à un homme comme vous, monsieur Salvato, et on ne lui recommande pas le silence, tant on est certain qu'il en comprend la valeur.
Salvato s'inclina.
--Votre Éminence, demanda-t-il, a-t-elle d'autres recommandations à me faire?
--Une seule.
--Laquelle?
--De vous ménager, général. Les plus braves de mes hommes qui vous ont vu combattre vous ont accusé de témérité. Votre lettre sera remise au chevalier San-Felice, monsieur Salvato, je vous en jure ma foi.
Salvato comprit que le cardinal lui donnait congé. Il salua, et, toujours précédé de son homme portant un drapeau blanc, reprit tout rêveur le chemin du Château-Neuf.
Mais, avant d'y rentrer, Salvato s'arrêta au môle, descendit dans une barque et se fit conduire dans le port militaire, où Caracciolo s'était réfugié avec sa flottille.
Les marins s'étaient dispersés; quelques-uns de ces hommes seulement qui ne quittent le pont de leur bâtiment qu'à la dernière extrémité, étaient restés à bord.
Il parvint à la chaloupe canonnière qui avait porté Caracciolo dans le combat du 13.
Trois hommes seulement se trouvaient à bord.
L'un d'eux était le contre-maître, vieux marin qui avait fait toutes les campagnes avec l'amiral.
Salvato le fit venir et l'interrogea.
Le matin même, l'amiral, voyant que le cardinal n'avait pas traité directement avec lui, et qu'il n'était pas compris dans la capitulation des forts, s'était fait mettre à terre, déguisé en campagnard, disant qu'on ne s'inquiétât point de son sort, et qu'en attendant qu'il pût quitter le royaume, il avait un asile sûr chez un de ses serviteurs, du dévouement duquel il était certain.
Salvato rentra au Château-Neuf, monta à la chambre de Luisa et la retrouva assise devant la table, la tête appuyée dans sa main, dans l'attitude même où il l'avait laissée.
LXXV
LA FLOTTE ANGLAISE
C'était, on se le rappelle, le 24 juin au matin que les exilés napolitains, c'est-à-dire ceux qui croyaient qu'il y avait plus de sûreté pour eux à s'expatrier qu'à rester à Naples, devaient s'embarquer sur les bâtiments préparés et mettre à la voile pour Toulon.
Toute la nuit du 23 au 24 juin, en effet, on avait réuni une petite flotte de tartanes, de felouques, de balancelles que l'on avait approvisionnées de vivres. Mais le vent soufflait de l'ouest et mettait les navires dans l'impossibilité de gagner la haute mer.
Dès le point du jour, les tours du Château-Neuf étaient couvertes de fugitifs qui attendaient qu'un vent favorable fît donner le signal de l'embarquement. Les parents et les amis se tenaient sur les quais et échangeaient des signes avec leurs mouchoirs.
Au milieu de tous ces bras mouvants, de tous ces mouchoirs agités, on pouvait distinguer un groupe immobile et ne faisant de signes à personne, quoique l'un de ceux qui le composaient cherchât évidemment à reconnaître quelqu'un dans la foule stationnant au bord de la mer.
Les trois individus composant ce groupe étaient Salvato, Luisa et Michele.
Salvato et Luisa se tenaient debout appuyés l'un à l'autre: ils étaient seuls au monde, et tout l'un pour l'autre, et l'on voyait bien qu'ils n'avaient rien à faire avec cette foule qui encombrait les quais.
Michele, au contraire, cherchait deux personnes: sa mère et Assunta. Au bout de quelque temps, il reconnut sa vieille mère; mais, soit que son père et ses frères l'empêchassent de venir à ce dernier rendez-vous, soit que son chagrin fût si vif qu'elle craignait que la vue de Michele ne le rendît insupportable, Assunta resta invisible, quoique le regard perçant de Michele s'étendît des premières maisons de la strada del Piliero à l'Immacolatella.
Tout à coup son attention, comme celle des autres spectateurs, fut détournée de cet objet, si attachant qu'il fût, pour se porter vers la haute mer.
En effet, derrière Capri, au plus lointain horizon, on voyait poindre de nombreuses voiles. Ayant le vent grand largue, ces voiles grandissaient et s'avançaient rapidement.
La première idée de tous les pauvres fugitifs, fut que c'était la flotte franco-espagnole qui venait leur porter secours, et l'on commença de déplorer la hâte avec laquelle on avait signé les traités.
Et, cependant, pas une voix n'osa hasarder la proposition de les annuler, ou, si cette idée se présenta à quelques esprits, ceux à qui elle s'était présentée,--les mauvaises pensées se présentent aux meilleurs esprits,--l'étouffèrent en eux sans la communiquer à leurs voisins.
Mais un de ceux qui, la lunette à la main, du haut de la terrasse de sa maison, voyaient s'avancer ces vaisseaux avec le plus d'inquiétude, c'était, sans contredit, le cardinal.
En effet, le matin même, par la voie de terre, le cardinal avait reçu, l'une du roi, l'autre de la reine, deux lettres dont nous donnerons des fragments. En les lisant, on verra dans quel embarras elles devaient mettre le cardinal.
«Palerme, 20 juin 1799.
»Mon éminentissime,
»Répondez-moi sur un autre point, qui me pèse véritablement au coeur, mais que, je vous l'avoue franchement, je crois impossible. On croit ici que vous avez traité avec les châteaux, et que, d'après ce traité, il sera permis à tous les rebelles d'en sortir sains et saufs, même à Caracciolo, même à Manthonnet, et de se retirer en France. De ce bruit, je n'en crois rien, comme vous pouvez bien le comprendre. Du moment que Dieu nous délivre, ce serait insensé à nous de laisser en vie ces vipères enragées, et spécialement Caracciolo, qui connaît tous les coins et tous les recoins de nos côtes. Ah! si je pouvais rentrer à Naples avec les douze mille Russes qui m'avaient été promis, et que ce brigand de Thugut, notre ennemi juré, a empêché de se rendre en Italie! Alors, je ferais ce que je voudrais. Mais la gloire de tout terminer est réservée à vous et à nos braves paysans, et cela, sans autre aide que celle de Dieu et de sa miséricorde infinie.
»FERDINAND B.»
Voici maintenant la lettre de la reine. Pas plus qu'au fragment que nous venons de citer, la traduction ne changera une syllabe.
On y reconnaîtra toujours le même génie hypocrite et persévérant.
«Je n'écris pas tous les jours à Votre Éminence, comme mon coeur en a cependant l'ardent désir, respectant ses opérations pénibles et multipliées, et ressentant la plus vive reconnaissance, je le proclame, pour les promesses de clémence et les exhortations à la soumission auxquelles les obstinés patriotes n'ont point voulu se rendre,--ce qui m'attriste fort pour les maux que cette obstination va produire,--mais qui doivent vous prouver de plus en plus qu'avec de semblables gens, il n'y pas d'espérance de repentir.
»En même temps que cette lettre vous arrivera, arrivera probablement Nelson, avec son escadre. Il intimera aux républicains l'ordre de se rendre sans conditions. On dit que Caracciolo échappera. Cela me ferait grand'peine, un pareil forban pouvant être horriblement dangereux pour Sa Majesté sacrée. C'est pourquoi je voudrais que ce traître fût mis hors d'état de faire le mal.
»Je sens combien doivent affliger votre coeur toutes les horreurs que Votre Éminence raconte à Sa Majesté, dans sa lettre du 17 de ce mois; mais il me semble, quant à moi, que nous avons fait ce que nous avons pu, et que nous nous sommes mis un peu trop en frais de clémence pour de semblables rebelles, et qu'en traitant avec eux, nous ne ferons que nous avilir sans en rien tirer. On peut traiter, je vous le répète, avec Saint-Elme, qui est dans la main des Français; mais, si les deux autres châteaux ne se rendent pas immédiatement à l'intimation de Nelson, et cela sans condition aucune, ils seront pris de vive force et traités comme ils le méritent.
»Une des premières et des plus nécessaires opérations à accomplir est de renfermer le cardinal-archevêque dans le couvent de Monte-Virgine ou dans quelque autre, pourvu qu'il soit hors de son diocèse. Vous comprenez qu'il ne peut plus être pasteur d'un troupeau qu'il a cherché à égarer par des pastorales factieuses, ni dispenser des sacrements dont il a fait un usage si abusif. En somme, il est impossible que celui qui a si indignement parlé et abusé de sa charge reste archevêque exerçant à Naples.
»Il y a--Votre Éminence ne l'oubliera point--beaucoup d'autres évêques dans le même cas que notre archevêque. Il y a La Torre, il y a Natale de Vico-Equense; il y a Rossini, malgré son Te Deum; mais celui-ci, à cause de sa pastorale imprimée à Tarente, et beaucoup d'autres rebelles reconnus, ne peuvent point rester au gouvernement de leurs églises, non plus que trois autres évêques qui ont dénoncé un pauvre prêtre, lequel n'avait commis d'autre crime que d'avoir crié: «Vive le roi!» Ce sont des moines infâmes et des prêtres scélérats qui ont scandalisé jusqu'aux Français eux-mêmes, et j'insiste sur leur punition, parce que la religion, influant sur l'opinion publique, quelle confiance les peuples pourraient-ils avoir dans des prêtres prétendus pasteurs des peuples, en les voyant rebelles au roi! Et jugez quel pernicieux effet ce serait pour ces mêmes peuples que de les voir, traîtres, rebelles et renégats, continuer d'exercer leur mandat sacré!
»Je ne vous parle pas de ce qui concerne Naples, puisque Naples n'est pas encore à nous. Tous ceux qui en viennent nous en racontent des horreurs. Cela m'a fait une véritable peine; mais qu'y faire? Je vis dans l'anxiété, attendant à tout moment la nouvelle que Naples est reprise et que le bon ordre y est rétabli. Alors, je vous parlerai de mes idées, les soumettant toujours aux talents, lumières et connaissances de Votre Éminence,--connaissances, talents, lumières que j'admire chaque jour davantage et qui lui ont donné l'incroyable possibilité d'entreprendre sa glorieuse mission et de reconquérir sans argent et sans armée un royaume perdu. Il reste maintenant à Votre Éminence une gloire plus grande, celle de le réorganiser sur les bases d'une tranquillité vraie et solide; et, avec ces sentiments d'équité et de reconnaissance que je dois à mon peuple fidèle, je laisse au coeur dévoué de Votre Éminence de réfléchir à ce qui est arrivé pendant ces six mois et de décider ce qu'elle a à faire, comptant sur toute sa pénétration.
»Les deux Hamilton accompagnent lord Nelson dans son voyage.
»J'ai vu hier la soeur de Votre Éminence et son frère Pepe Antonio, qui se porte à merveille.
» Que Votre Éminence soit convaincue que ma reconnaissance est tellement grande, qu'elle s'étend à tous ceux qui lui appartiennent, et que je reste, en outre, avec un coeur rempli de gratitude, sa vraie et éternelle amie,
»CAROLINE.
»20 juin 1799.»
Ces deux lettres, suivies de l'arrivée de la flotte, donnaient au cardinal l'idée qu'il allait avoir, à l'endroit des traités, maille à partir avec Nelson; tandis qu'au contraire, en voyant le nouveau bâtiment monté par le vainqueur d'Aboukir arborer le pavillon de la Grande-Bretagne, les patriotes, qui croyaient plus en la foi de l'amiral anglais qu'en celle de Ruffo, se réjouissaient d'avoir affaire à une grande nation, au lieu d'avoir affaire à un ramas de bandits.
Du reste, au moment où Nelson venait d'arborer le pavillon rouge et de l'assurer par un coup de canon, du milieu de la fumée répandue aux flancs du vaisseau, on vit se détacher la yole du commandant.
Cette yole, qui portait deux officiers, un contre-maître et dix rameurs, se dirigea en droite ligne sur le port de la Madeleine, et, dès lors, le cardinal n'eut plus aucun doute que ce fût lui que cherchassent les officiers qui montaient la yole.
En effet, ils abordèrent à la Marinella.
Voyant qu'ils s'informaient auprès des lazzaroni qui se tenaient sur le quai, et présumant que ces informations avaient pour but de connaître sa demeure, il envoya au-devant d'eux son secrétaire Sacchinelli, avec invitation de les amener près de lui.
Un instant après, on annonçait au cardinal les capitaines Ball et Troubridge, et les deux officiers faisaient leur entrée dans le cabinet de Son Éminence avec cette roideur particulière aux Anglais, roideur que ne diminuait en rien le grade éminent que Ruffo tenait dans la prélature catholique, Ball et Troubridge étant protestants.
Quatre heures sonnaient.
Troubridge, étant le plus ancien en grade, s'avança vers le cardinal, qui lui-même avait fait un pas au-devant des deux officiers, et lui remit un large pli orné d'un grand cachet rouge aux armes d'Angleterre 3.
Le cardinal, modelant son maintien sur celui des deux messagers, fit un léger salut, brisa le cachet rouge, et lut ce qui suit:
«A bord du Foudroyant 4, à trois heures de l'après-midi, dans le golfe de Naples.
ȃminence,
»Milord Nelson me prie d'informer Votre Éminence qu'il a reçu du capitaine Foote, commandant la frégate le Sea-Horse, une copie de la capitulation que Votre Éminence a jugé à propos de faire avec les commandants de Saint-Elme, du Château-Neuf et du château de l'Oeuf; qu'il désapprouve entièrement ces capitulations, et qu'il est résolu à ne point rester neutre avec les forces imposantes qu'il a l'honneur de commander. En conséquence, il a expédié à Votre Éminence les capitaines Troubridge et Ball, commandant les vaisseaux de Sa Majesté Britannique le Culloden et l'Alexandre. Ces deux capitaines sont parfaitement informés des sentiments de milord Nelson et auront l'honneur de les faire connaître à Votre Éminence. Milord espère que Votre Éminence sera de la même opinion que lui, et que, demain, au point du jour, il pourra agir d'accord avec Votre Éminence.
»Leur but ne peut être que le même, c'est-à-dire de réduire l'ennemi commun et soumettre les sujets rebelles à la clémence de Sa Majesté Sicilienne.
»J'ai l'honneur de me dire,
»De Votre Éminence,
»Le très-humble et très-obéissant serviteur,
»W. HAMILTON.
»Envoyé extraordinaire de Sa Majesté Britannique près Sa Majesté Sicilienne.»
A quelque opposition que Ruffo s'attendît, il n'avait jamais pensé que cette opposition dût se formuler d'une manière si positive et si insolente.
Il relut une seconde fois la lettre, écrite en français, c'est-à-dire dans la langue diplomatique; la lettre était, en outre, signée, non-seulement du nom, mais encore de tous les titres de sir William, de sorte qu'il était évident que sir William parlait à la fois au nom de milord Nelson, et au nom de l'Angleterre.
Au moment où, comme nous l'avons dit, le cardinal achevait de relire cette lettre, le capitaine Troubridge, avec une légère inclination de tête, demanda:
--Votre Éminence a-t-elle lu?
--J'ai lu, oui, monsieur, répondit le cardinal; mais je vous avoue que je n'ai pas compris.
--Votre Éminence a dû voir, dans la lettre de sir William, qu'étant tout à fait au courant des intentions de milord Nelson, nous pouvions, le capitaine et moi, répondre à toutes les questions qu'elle daignerait nous faire.
--Je n'en ferai qu'une, monsieur.
Troubridge s'inclina légèrement.
--Suis-je, continua le cardinal, dépouillé de mon pouvoir de vicaire général, et milord Nelson en est-il revêtu?
--Nous ignorons si Votre Éminence est destituée de ses pouvoirs de vicaire général et si milord Nelson en est revêtu; mais nous savons que milord Nelson a pris les ordres de Leurs Majestés Siciliennes, qu'il a eu l'honneur de faire savoir ses intentions à Votre Éminence, et qu'en cas de difficultés, il a sous ses ordres douze vaisseaux de ligne pour les appuyer.
--Vous n'avez rien autre chose à me dire de la part de milord Nelson, monsieur?
--Si fait. Nous avons à demander à Votre Éminence une réponse positive à cette question: Au cas d'une reprise d'hostilités contre les rebelles, milord Nelson pourrait-il compter sur la coopération de Votre Éminence?
--D'abord, messieurs, il n'y a plus de rebelles, puisque les rebelles ont fait leur soumission entre mes mains; et, du moment qu'il n'y a plus de rebelles, il est inutile de marcher contre eux.
--Milord Nelson avait prévu cette subtilité. Je poserai donc de sa part la question ainsi: Dans le cas où milord Nelson marcherait contre ceux avec lesquels Votre Éminence a traité, Votre Éminence fera-t-elle cause commune avec lui?
--La réponse sera aussi claire que la demande, monsieur. Non-seulement ni moi ni mes hommes ne marcherons contre ceux avec lesquels j'ai traité, mais encore je m'opposerai de tout mon pouvoir à ce que la capitulation signée par moi soit violée.
Les officiers anglais échangèrent un coup d'oeil: il était évident qu'ils s'attendaient à cette réponse et que c'était surtout celle-là qu'ils étaient venus chercher.
Le cardinal sentit le frisson de la colère courir par tout son corps.
Seulement, il pensa que la chose allait prendre une tournure tellement grave, qu'il ne devait conserver aucun doute, et qu'une explication avec lord Nelson était indispensable.
--Milord Nelson, ajouta-t-il, a-t-il prévu le cas où je désirerais avoir une conférence avec lui, et, dans ce cas, êtes-vous autorisés, messieurs, à me conduire à son bord?
--Milord Nelson, monsieur le cardinal, ne nous a rien dit à ce sujet; mais nous avons tout lieu de penser qu'une visite de la part de Votre Éminence lui ferait toujours honneur et plaisir.
--Messieurs, dit le cardinal, je n'attendais pas moins de votre courtoisie. Quand vous voudrez partir, je suis prêt.
Et il indiqua aux deux officiers la sortie de sa maison.
--C'est nous, répondit Troubridge, qui sommes prêts à suivre Votre Éminence. Si elle est prête, à elle-même de nous montrer le chemin.
Le cardinal descendit d'un pas rapide l'escalier qui conduisait à la cour, et, marchant droit au rivage, fit signe à la barque d'arriver.
La barque obéit; le cardinal, dès qu'elle fut à sa portée, y sauta avec la légèreté d'un jeune homme et s'assit à la place d'honneur entre les deux officiers.
A l'ordre «Nagez!» les dix avirons retombèrent à la mer, et la barque rasa le sommet des vagues avec la rapidité d'un oiseau.
LXXVI
LA NÉMÉSIS LESBIENNE
Le cardinal était vêtu de sa robe de pourpre. Nelson, qui se tenait debout sur le pont du Foudroyant, la lunette appuyée sur son oeil unique, le reconnut et le fit saluer de cent coups de canon.
En arrivant à l'escalier d'honneur, le cardinal vit Nelson qui l'attendait sur la première marche.
Tous deux se saluèrent, mais ne purent échanger une parole.
Nelson ne parlait ni italien ni français; le cardinal comprenait l'anglais, mais ne le parlait pas.
Nelson indiqua au cardinal le chemin de sa cabine.
Il y trouva sir William et Emma Lyonna.
Il se rappela alors cette phrase de la lettre de la reine: «Les deux Hamilton accompagnent lord Nelson dans son voyage.»
Voici ce qui était arrivé:
Le capitaine Foote, qui avait été expédié par le cardinal pour porter à Palerme la capitulation, avait rencontré, à la hauteur des îles Lipari, la flotte anglaise, et, ayant reconnu le vaisseau de Nelson, à son pavillon d'amiral, il avait mis le cap droit sur lui.
De son côté, Nelson avait reconnu le Sea-Horse et ordonné de mettre en panne.
Le capitaine Foote descendit dans le canot et se rendit à bord du Foudroyant.
Le Van-Guard était tellement mutilé, qu'on avait reconnu qu'il ne pouvait naviguer plus longtemps, surtout avec des chances de combat, et nous avons déjà dit que Nelson avait transporté son pavillon à bord du nouveau vaisseau.
Foote, qui ne s'attendait point à rencontrer l'amiral, n'avait pas pris copie de la capitulation; mais, l'ayant signée, l'ayant lue et même discutée avec la plus grande attention, il put non-seulement annoncer à Nelson la capitulation, mais encore lui dire les termes dans lesquels elle était conçue.
Dès les premiers mots qu'il prononça, le capitaine Foote put voir la figure de l'amiral s'assombrir. En effet, sur les insistances de la reine, et s'écartant pour elle des ordres de l'amiral Keith, qui lui ordonnait de marcher au-devant de l'escadre française et de la combattre, il venait à toutes voiles à Naples pour porter à Ruffo, de la part de Leurs Majestés Siciliennes, l'ordre de ne traiter avec les républicains sous aucun prétexte; et voilà qu'au tiers du chemin, il apprenait qu'il arriverait trop tard, et que, depuis deux jours, la capitulation était signée.
Ce cas n'étant point prévu, Nelson devait attendre de nouvelles instructions. Il ordonna, en conséquence, au capitaine Foote de continuer son chemin en faisant force de voiles, tandis que lui mettrait en panne et l'attendrait pendant vingt-quatre heures.
Le capitaine Foote remonta sur son bâtiment, et, cinq minutes après le Sea-Horse fendait les flots avec la rapidité de l'animal dont il portait le nom.
Le même soir, il jetait l'ancre dans la rade de Palerme.
La reine habitait sa villa de la Favorite, située à une lieue à peu près de la ville qui s'est donnée à elle-même l'épithète d'heureuse.
Le capitaine sauta dans une voiture et se fit conduire à la Favorite.
Le ciel semblait un tapis d'azur, tout brodé d'étoiles; la lune versait sur la ravissante vallée qui conduit à Castellamare des cascades de lumière argentée.
Le capitaine se nomma, dit qu'il arrivait de Naples, porteur de nouvelles importantes.
La reine était en promenade avec lady Hamilton: les deux amies étaient allées sur la plage respirer la double fraîcheur de la nuit et de la mer.
Le roi seul était à la villa.
Foote, qui connaissait la puissance exercée par Caroline sur son mari, hésitait pour décider s'il ne se mettrait point à la recherche de la reine, lorsqu'on vint dire au capitaine que le roi, ayant appris son arrivée, lui faisait dire qu'il l'attendait.
Dès lors, l'hésitation était tranchée: cette invitation du roi était un ordre. Le capitaine se rendit chez le roi.
--Ah! c'est vous, capitaine! dit le roi le reconnaissant; on dit que vous apportez des nouvelles de Naples: sont-elles bonnes au moins?
--Excellentes, sire, à mon avis, du moins, puisque je viens vous annoncer que la guerre est terminée, que Naples est prise, que, dans deux jours, il n'y aura plus un républicain dans votre capitale, et, dans huit jours, plus un Français dans votre royaume.
--Voyons, voyons, comment dites-vous cela? répliqua Ferdinand. Plus un Français dans le royaume, cela va bien,--plus loin nous serons de ces animaux enragés, mieux vaudra;--mais plus un patriote à Naples! Où seront-ils donc? au fond de la mer?
--Pas tout à fait; mais ils vogueront à pleines voiles pour Toulon.
--Diable! voilà qui m'est assez égal, à moi;--pourvu qu'on m'en débarrasse, je ne demande pas mieux ni autre chose!--mais je vous préviens, capitaine, que la reine ne sera pas contente. Et comment se fait-il qu'ils vogueront vers Toulon, au lieu d'être classés par catégories dans les prisons de Naples?
--Parce que force a été au cardinal de capituler avec eux.
--Le cardinal a capitulé avec eux, après les lettres que nous lui avons écrites? Et à quelles conditions a-t-il capitulé?
--Sire, voici un pli renfermant une copie du traité certifiée conforme par le cardinal.
--Capitaine, donnez cela vous-même à la reine: je ne m'en charge pas. Peste! la première personne sur laquelle elle mettra la main, après avoir lu votre dépêche, passera un mauvais quart d'heure!
--Le cardinal nous a fait voir ses pleins pouvoirs comme vicaire général de Votre Majesté, et c'est après avoir vu ces pleins pouvoirs que nous avons signé le traité avec lui et en même temps que lui.
--Vous avez signé avec lui, alors?
--Oui, sire: moi au nom de la Grande-Bretagne; M. Baillie au nom de la Russie, et Achmet-bey au nom de la Porte.
--Et vous n'avez exclu personne de la capitulation?
--Personne.
--Diable! diable! Pas même Caracciolo? pas même la San-Felice?
--Personne.
--Mon cher capitaine, je fais mettre les chevaux à la voiture et je pars pour la Ficuzza: vous vous tirerez de là comme vous pourrez. Une amnistie générale, après une pareille rébellion! Ça ne s'est jamais vu. Mais que vont dire mes lazzaroni si, pour les amuser, on ne leur pend pas au moins une douzaine de républicains? Ils vont dire que je suis un ingrat.
--Et qui empêchera qu'on ne les pende? demanda la voix impérieuse de Caroline, qui, ayant appris qu'un officier anglais, porteur de nouvelles importantes, venait d'arriver chez le roi, s'était dirigée vers l'appartement de son mari, était entrée sans être vue et avait entendu le regret exprimé par Ferdinand.
--Messieurs nos alliés, madame, qui ont traité avec les rebelles et qui, à ce qu'il paraît, leur ont assuré la vie sauve.
--Et qui a osé faire cela? demanda la reine avec une telle rage, que l'on entendit grincer ses dents les unes contre les autres.
--Le cardinal, madame, répondit le capitaine Foote d'une voix calme et assurée, et nous avec lui.
--Le cardinal! dit la reine en jetant un regard de côté à son mari comme pour lui dire: «Vous voyez! voilà ce qu'a fait votre créature!»
--Et Son Éminence, continua le capitaine, prie Votre Majesté de prendre connaissance de la capitulation.
Et, en même temps, il présenta le pli à la reine.
--C'est bien, monsieur, dit celle-ci; nous vous remercions de la peine que vous avez prise.
Et elle lui tourna le dos.
--Pardon, madame, dit le capitaine Foote avec le même calme; mais je n'ai accompli que la moitié de ma mission.
--Acquittez-vous au plus vite de l'autre moitié, monsieur, dit la reine: vous comprenez que j'ai hâte de lire cette curieuse pièce.
--J'achèverai de la façon la plus laconique qu'il me sera possible, madame. J'ai rencontré l'amiral Nelson à la hauteur des îles Lipari; je lui ai dit la teneur de la capitulation: il m'a ordonné de prendre les ordres de Votre Majesté et de les lui reporter immédiatement.
La reine, aux premiers mots, s'était retournée, et, regardant le capitaine anglais, elle dévorait, haletante, chacune de ses paroles.
--Vous avez rencontré l'amiral? s'écria-t-elle; il attend mes ordres? Alors, tout n'est point perdu. Venez avec moi, sire!
Mais ce fut vainement qu'elle chercha des yeux le roi: le roi avait disparu.
--Bon! dit-elle, je n'ai besoin de personne pour faire ce qui me reste à faire!
Puis, se tournant vers le capitaine:
--Dans une heure, capitaine, vous aurez notre réponse.
Et elle sortit.
Un instant après, on entendit retentir furieusement la sonnette de la reine.
C'était la marquise de San-Clemente qui était de service près de Caroline: elle accourut.
--Je vous annonce une bonne nouvelle, ma chère marquise, dit la reine: votre ami Nicolino ne sera pas pendu.
C'était la première fois que la reine, parlant à la marquise, faisait allusion aux amours de sa dame d'honneur.
Celle-ci reçut le coup en pleine poitrine, et, un instant, en fut suffoquée; mais elle n'était pas femme à laisser sans réponse une pareille apostrophe.
--Je m'en félicite d'abord, dit-elle, mais ensuite j'en félicite Votre Majesté. Un Caracciolo tué ou pendu laisse toujours une terrible tache sur un règne.
--Non point quand ils soufflettent les reines; car, alors, ils descendent au rang de crocheteurs 5; non point quand ils conspirent contre les rois, car ils descendent au rang des traîtres.
--Je présume, répondit la marquise de San-Clemente, que Votre Majesté ne m'a point fait l'honneur de m'appeler près d'elle pour entamer avec moi une discussion historique?
--Non, dit la reine: je vous ai fait appeler pour vous dire que, si vous voulez porter vous-même nos félicitations à votre amant, rien ne vous retient ici...
La San-Clemente salua en signe d'adhésion.
--Et ensuite, continua la reine, pour prévenir lady Hamilton que je l'attends à l'instant même.
La marquise sortit. La reine l'entendit donner l'ordre à son valet de pied de prévenir Emma Lyonna.
Elle alla vivement à la porte, et, la rouvrant avec colère:
--Pourquoi transmettez-vous cet ordre à un autre, marquise, quand c'est à vous que je l'ai donné? cria-t-elle avec cette voix stridente qui annonçait chez elle le paroxysme de la colère.
--Parce que, n'étant plus au service de Votre Majesté, je n'ai d'ordre à recevoir de personne, pas même de la reine.
Et elle disparut dans les corridors.
--Insolente! s'écria Caroline. Oh! si je ne me venge pas, je mourrai de rage.
Emma Lyonna accourut, et trouva la reine se roulant sur un canapé, et mordant les coussins à belles dents.
--Ah! mon Dieu!... qu'a donc Votre Majesté? Qu'est-il arrivé?
La reine, à sa voix, se redressa et bondit sur la belle Anglaise comme une panthère.
--Ce qui est arrivé, Emma? Il est arrivé que, si tu ne viens pas à mon aide, la royauté est à jamais déshonorée, et que je n'ai plus qu'à retourner à Vienne et à y vivre en simple archiduchesse d'Autriche!
--Bon Dieu! et moi qui accourais vers Votre Majesté toute joyeuse! On me disait que tout était fini, que Naples était reprise, et j'étais sur le point d'écrire à Londres que l'on nous envoyât ce qu'il y avait de plus nouveau et de plus frais en robes de bal, pour les fêtes auxquelles je prévoyais que votre retour donnerait lieu!
--Des fêtes! Si nous donnons des fêtes pour notre retour à Naples, on pourra les appeler les fêtes de la honte! Des fêtes! Il s'agit bien de fêtes! Oh! misérable cardinal!
--Comment, madame, s'écria Emma, c'est contre le cardinal que Votre Majesté se met dans une pareille colère?
--Oh! quand tu sauras ce que ce faux prêtre a fait!
--Il ne peut rien faire qui vous donne le droit de tuer vous-même, comme vous le faites, votre chère beauté. Qu'est-ce que ces rougeurs sur vos beaux bras? Ces traces de vos dents, laissez-moi les enlever avec mes lèvres. Qu'est que ces larmes qui brûlent vos beaux yeux? Laissez-moi les sécher avec mon haleine. Qu'est-ce que ces morsures qui ensanglantent vos lèvres? Laissez-moi recueillir ce sang avec mes baisers. Oh! la méchante reine, qui fait grâce à tous, excepté à elle!
Et, tout en parlant, lady Hamilton promenait sa bouche des bras de Caroline à ses yeux, et de ses yeux à ses lèvres!
Le sein de la reine se gonfla comme si à la colère venait se joindre un sentiment plus doux, mais non moins puissant.
Elle jeta son bras autour du cou d'Emma et l'entraîna avec elle sur un canapé.
--Oh! oui, toi seule m'aimes! dit-elle en lui rendant ses caresses avec une espèce de fureur.
--Et je vous aime pour tous, répondit Emma à demi étouffée par les étreintes de la reine, croyez-le bien, ma royale amie!
--- Eh bien, si tu m'aimes véritablement, dit la reine, le moment est venu de m'en donner la preuve.
--Que Votre chère Majesté donne ses ordres, et j'obéirai: voilà tout ce que je puis lui dire.
--Tu sais ce qui arrive, n'est-ce pas?
--Je sais qu'un officier anglais est venu vous apporter, de la part du cardinal, une capitulation.
--Tiens! dit la reine en montrant des fragments de papier épars et froissés sur le tapis, la voilà, sa capitulation! Oh! traiter avec ces misérables! leur garantir la vie sauve! leur donner des bâtiments pour les conduire à Toulon! Comme si l'exil était une punition suffisante pour le crime qu'ils ont commis! Et cela, cela, continua la reine avec un redoublement de rage, lorsque j'avais écrit de ne faire grâce à personne!
--Pas même au beau Rocca-Romana? demanda Emma en souriant.
--Rocca-Romana, dit la reine, a racheté sa faute en revenant à nous. Mais il ne s'agit point de cela, continua la reine en pressant Emma sur sa poitrine. Écoute! un espoir me reste, et, je te l'ai dit, cet espoir repose tout entier sur toi.
--Alors, ma belle reine, dit Emma écartant les cheveux de Caroline et l'embrassant au front, si tout dépend de moi, rien n'est perdu.
--De toi... et de Nelson, dit la reine.
Un sourire d'Emma Lyonna répondit à Caroline plus éloquemment que n'eussent pu le faire des paroles, si affirmatives qu'elles fussent.
--Nelson, continua la reine, n'a point signé au traité: il faut qu'il refuse de le ratifier.
--Mais je croyais qu'en son absence, le capitaine Foote avait signé en son nom?
--Eh! justement, là sera sa force. Il dira que, n'ayant pas donné de pouvoirs au capitaine Foote, le capitaine Foote n'avait point le droit de faire ce qu'il a fait.
--Eh bien? demanda Emma.
--Eh bien, il faut que tu obtiennes de Nelson,--et ce sera pour toi chose facile, enchanteresse!--il faut que tu obtiennes de Nelson qu'il fasse, de cette capitulation, ce que j'en ai fait,--qu'il la déchire.
--On essayera, dit lady Hamilton avec son sourire de sirène. Mais où est-il, Nelson?
--Il croise à la hauteur des îles Lipari; il attend Foote avec mes ordres: eh bien, ces ordres, c'est toi qui iras les lui porter. Crois-tu qu'il sera heureux de te voir? crois-tu que ces ordres, il aura l'idée de les discuter, quand ils tomberont un à un de ta bouche?
--Et les ordres de Votre Majesté sont...?
--Pas de traité, pas de grâce. Comprends-tu? Un Caracciolo, par exemple, qui nous a insultés, qui m'a trahie! cet homme s'en va, sain et sauf, prendre du service, en France peut-être, pour revenir contre nous et débarquer les Français dans quelque coin de notre royaume qu'il saura sans défense! Est-ce que tu ne veux pas comme moi qu'il meure, cet homme, dis?
--Moi, je veux tout ce que ma reine veut.
--Eh bien, ta reine, qui connaît ton bon coeur, veut que tu lui jures de ne te laisser attendrir par aucune prière, par aucune supplication. Jure-moi donc que, visses-tu à tes genoux les mères, les soeurs, les filles des condamnés, tu répondrais ce que je répondrais moi-même: «Non! non! non!»
--Je vous jure, ma chère reine, d'être aussi impitoyable que vous.
--Eh bien, c'est tout ce qu'il me faut. Oh! chère lady de mon coeur! c'est à toi que je devrai le plus beau diamant de ma couronne, la dignité; car, je te le jure à mon tour, si ce honteux traité tenait, je ne rentrerais jamais dans ma capitale!
--Et maintenant, dit Emma en riant, tout est arrangé, sauf une tout petite chose. Je ne suis pas gênée par sir William; cependant je ne puis ainsi courir les mers toute seule et rejoindre Nelson sans lui.
--Je m'en charge, dit la reine: je lui donnerai une lettre pour Nelson.
--Et à moi, que me donnerez-vous?
--Ce baiser d'abord (la reine appuya passionnément ses lèvres sur celles d'Emma), puis ensuite tout ce que tu voudras.
--C'est bien, dit Emma en se levant. A mon retour, nous réglerons nos comptes.
Puis, faisant une révérence cérémonieuse à la reine:
--Quand Votre Majesté l'ordonnera, dit-elle: son humble servante est prête.
--Il n'y a pas une minute à perdre: j'ai promis à cet idiot d'Anglais que, dans une heure, il aurait ma réponse.
--Je reverrai la reine?
--Je ne te quitterai qu'au moment où tu monteras dans la barque.
La reine, ainsi qu'elle l'avait prévu n'eut pas de peine à déterminer sir William à se charger de son refus, et, une heure après avoir quitté le capitaine Foote, elle l'invitait à recevoir à bord du Sea-Horse sir William, chargé de ses ordres écrits.
Mais les véritables ordres étaient ceux qu'Emma avait reçus entre deux baisers et qu'elle devait, de la même manière, transmettre à Nelson.
Comme elle le lui avait promis, la reine ne quitta lady Hamilton que sur le quai de Palerme, et, tant qu'elle put l'apercevoir dans l'obscurité, elle continua de la saluer en agitant son mouchoir.
Voilà comment sir William Hamilton et Emma Lyonna, étaient à bord du Foudroyant.
On a vu par la lettre qu'avait reçue le cardinal, que la belle ambassadrice avait complètement réussi dans sa mission.
Le cardinal, en entrant dans la cabine de l'amiral anglais, avait jeté un coup d'oeil rapide sur les deux personnes qu'elle renfermait.
Sir William était assis dans un fauteuil, devant une table sur laquelle se trouvaient de l'encre, des plumes, du papier, et, sur ce papier, les morceaux de la capitulation déchirée par la reine.
Emma Lyonna était couchée sur un canapé, et, comme on était aux mois chauds de l'année, se faisait de l'air avec une éventail de plumes de paon.
Nelson, entré derrière le cardinal, lui montra un fauteuil et s'assit en face de lui sur l'affût d'un canon, ornement guerrier de sa cabine.
En voyant entrer le cardinal, sir William s'était levé; mais Emma Lyonna s'était contentée de lui faire une simple inclination de tête.
Sur le pont, la réception faite au cardinal Ruffo par l'équipage, et cela, malgré les cent coups de canon dont on avait salué sa venue, n'avait guère été plus polie, et, si le cardinal eût aussi bien compris la langue parlée par les matelots qu'il comprenait la langue écrite par Pope et par Milton, il eût certes porté plainte à l'amiral des insultes faites à sa robe et à son caractère, et dont une des moins graves, que Nelson avait fait semblant de ne pas entendre, était: «A la mer, le homard papiste!»
Ruffo salua les deux époux d'un air moitié sabre et moitié chapelet, et, s'adressant à l'ambassadeur d'Angleterre:
--Sir William, dit-il, je suis heureux de vous rencontrer ici, non-seulement parce que vous allez, je l'espère du moins, servir d'interprète entre milord Nelson et moi, mais encore parce que la lettre que Votre Seigneurie m'a fait l'honneur de m'écrire vous engage vous-même dans la question et y engage le gouvernement que vous représentez.
Sir William s'inclina.
--Que Votre Éminence, répondit-il, veuille bien dire à milord Nelson ce qu'elle a à répondre à cette lettre, et j'aurai l'honneur de traduire aussi fidèlement que possible à Sa Grâce la réponse de Votre Éminence.
--J'ai à répondre que, si milord était arrivé plus tôt dans la baie de Naples, et eût été mieux renseigné sur les événements qui s'y sont passés, au lieu de désapprouver les traités, il les eût signés comme moi et avec moi.
Sir William transmit cette réponse à Nelson, qui secoua la tête avec un sourire de dénégation.
Ce signe n'avait pas besoin d'être traduit. Ruffo se mordit les lèvres.
--Je persiste à croire, continua le cardinal, que milord Nelson ou ne sait rien ou a été mal conseillé. Dans l'un et l'autre cas, c'est à moi de l'édifier sur la situation.
--Édifiez-nous, monsieur le cardinal. En tout cas, la chose ne sera point difficile. L'édification, par la parole ou par l'exemple est un de vos devoirs.
--J'y tâcherai, dit le cardinal avec son fin sourire, quoique j'aie le malheur de parler à des hérétiques; ce qui m'ôte, vous en conviendrez, plus de la moitié de ma chance.
Ce fut à sir William de se mordre les lèvres.
--Parlez, dit-il; nous vous écoutons.
Alors, le cardinal commença en français, la seule langue, au reste, que l'on eût parlée jusque-là, la narration des événements du 13 et du 14 juin. Il dit le terrible combat contre Schipani, la défense du curé Toscano et de ses Calabrais, qui avaient préféré se faire sauter plutôt que se rendre. Il fit, avec une fidélité rare, le bulletin de chaque jour, depuis la journée du 14 jusqu'à cette meurtrière sortie de la nuit du 18 au 19, dans laquelle les républicains avaient encloué les batteries de la ville, égorgé, depuis le premier jusqu'au dernier homme, tout un bataillon d'Albanais; avaient jonché de morts la rue de Tolède et avaient perdu seulement une douzaine d'hommes. Enfin, il en arriva à la nécessité où il s'était vu de proposer une trêve et de signer un armistice, dans la conviction où il était qu'un second échec éprouvé découragerait les sanfédistes, qu'il devait avouer être bien plutôt des hommes de pillage que des soldats gardant leurs rangs dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il ajouta qu'ayant su par le roi lui-même qu'une flotte franco-espagnole parcourait la Méditerranée, il avait craint que cette flotte ne se dirigeât vers le port de Naples; ce qui remettait tout en question. Il s'était hâté, surtout dans cette prévision, voulant être maître des forts pour tenir le port en état de défense. Enfin, il termina en disant que, la capitulation ayant été faite volontairement et de bonne foi des deux côtés, devait être religieusement observée, et qu'agir d'une autre façon serait manquer au droit des gens.
Sir William traduisit à Nelson ce long plaidoyer en faveur de la foi due aux traités; mais, lorsqu'il en fut à la crainte qu'avait eue le cardinal de voir arriver la flotte française dans la rade de Naples, Nelson interrompit le traducteur, et, avec l'accent de l'orgueil blessé:
--Monsieur le cardinal ne savait-il point, dit-il, que j'étais là, et craignait-il que je ne laissasse passer la flotte française pour venir prendre Naples?
Sir William s'apprêta à traduire la réponse de l'amiral anglais; mais le cardinal avait prêté une telle attention aux paroles que celui-ci venait de prononcer, qu'avant que l'ambassadeur eût eu le temps d'ouvrir la bouche:
--Votre Grâce, dit-il, a bien laissé passer une première fois la flotte française qui prit Malte: le même accident pouvait lui arriver une seconde fois.
Nelson se mordit lèvres; Emma Lyonna resta muette et immobile comme une statue de marbre: elle avait laissé retomber son éventail de plumes, et, appuyée sur son coude, elle semblait une copie de l'Hermaphrodite Farnèse. Le cardinal jeta un regard sur elle, et il lui sembla, derrière ce masque impassible, voir le visage courroucé de la reine.
--J'attends une réponse de milord, insista froidement le cardinal; une question n'est point une épouse.
--Cette réponse, je la ferai pour Sa Grâce, répliqua sir William: Les souverains ne traitent pas avec leurs sujets rebelles.
--Il est possible, reprit Ruffo, que les souverains ne traitent pas avec leurs sujets rebelles; mais, une fois que les sujets rebelles ont traité avec leurs souverains, le devoir de ceux-ci est de respecter les traités.
--Cette maxime, répondit l'amiral anglais, est peut-être celle de M. le cardinal Ruffo; mais, à coup sûr, elle n'est pas celle de la reine Caroline, et, si M. le cardinal doute, malgré notre affirmation, vous pouvez lui montrer les morceaux du traité déchirés par la reine, morceaux ramassés de la main de lady Hamilton sur le parquet de la chambre à coucher de Sa Majesté, et apportés par elle à bord du Foudroyant. Je ne sais quelles instructions Son Éminence a reçues comme vicaire général; mais, quant à moi (et il montra du doigt le traité déchiré), voilà celles que j'ai reçues comme amiral commandant la flotte.
Lady Hamilton fit de la tête un imperceptible signe d'approbation, et, plus que jamais, le cardinal parut convaincu qu'elle représentait dans cette conférence sa royale amie.
Or, comme il vit que Nelson donnait raison à Hamilton, qu'il comprit qu'il s'agissait dans cette circonstance d'entrer en lutte non-seulement avec Hamilton, qui n'était que l'écho de sa femme, mais encore avec cette bouche de pierre qui apportait la mort de la part de la reine, et qui, comme la mort, était muette, il se leva et, s'avançant vers la table devant laquelle était assis Hamilton, déploya un des fragments du traité froissé par les mains fiévreuses de Caroline, et reconnut d'autant mieux que c'était un morceau de ce traité, que c'était la portion qui contenait son cachet et sa signature.
--Qu'avez-vous à répondre à cela, monsieur le cardinal? demanda avec un sourire railleur l'ambassadeur d'Angleterre.
--Je répondrai, monsieur, dit le cardinal, que, si j'étais roi, j'aimerais mieux déchirer de mes mains mon manteau royal qu'un traité signé en mon nom par l'homme qui viendrait de reconquérir mon royaume.
Et il laissa dédaigneusement retomber sur la table le morceau de papier qu'il tenait à la main.
--Mais enfin, reprit avec impatience l'ambassadeur, vous regardez, je l'espère, le traité comme déchiré, non-seulement matériellement, mais encore moralement.
--Immoralement, voulez-vous dire!
Nelson, voyant que la discussion se prolongeait, et ne pouvant juger du sens des paroles que par la physionomie des interlocuteurs, se leva à son tour, et, s'adressant à sir William:
--Il est inutile de discuter plus longtemps, dit-il. Si nous devons nous battre à coups de sophismes et d'arguties, certainement le cardinal l'emportera sur l'amiral. Contentez-vous donc, mon cher Hamilton, de demander à Son Éminence si elle s'obstine, oui ou non, à maintenir les traités.
Sir William répéta à Ruffo la demande de Nelson traduite en français. Ruffo l'avait comprise, à peu près; mais l'importance de la question était telle, qu'il ne voulait répondre qu'après l'avoir comprise tout à fait.
Et, comme sir William accentuait soigneusement la dernière phrase:
--Les représentants des puissances alliées étant intervenus dans le traité que Votre Seigneurie veut rompre, dit-il en s'inclinant, je ne puis répondre que pour mon compte, et cette réponse, je l'ai déjà faite à MM. Troubridge et Ball.
--Et cette réponse est...? demanda sir William.
--J'ai engagé ma signature et, en même temps que ma signature, mon honneur. Autant qu'il sera en mon pouvoir, je ne laisserai faire tache ni à l'une ni à l'autre. Quant aux honorables capitaines qui ont signé le traité en même temps que moi, je leur transmettrai les intentions de milord Nelson, et ils sauront ce qu'ils ont à faire. Cependant, comme, en pareille matière, un mot mal rapporté suffit à changer le sens de toute une phrase, je serais obligé à milord Nelson, de me donner par écrit son ultimatum.
La requête de Ruffo fut transmise à l'amiral.
--Dans quelle langue Son Éminence désire-t-elle que cet ultimatum soit écrit? demanda Nelson.
--En anglais, répondit le cardinal: je lis l'anglais, et le capitaine Baillie est Irlandais. D'ailleurs, je tiens à avoir une pièce si importante écrite tout entière de la main de l'amiral.
Nelson fit un signe de tête indiquant qu'il ne voyait aucun inconvénient à satisfaire aux désirs du cardinal, et, de cette écriture renversée particulière aux gens qui écrivent de la main gauche, il traça les lignes suivantes, que nous regrettons de ne point avoir fait autographier tandis que nous étions à Naples et que nous avions l'original sous les yeux:
«Le grand amiral lord Nelson est arrivé le 24 juin avec la flotte britannique dans la baie de Naples, où il a trouvé qu'un traité avait été conclu avec les rebelles, traité qui, selon lui, ne peut recevoir son exécution qu'après avoir été ratifié par Leurs Majestés Siciliennes.
»H. NELSON.»
L'ambassadeur prit la déclaration des mains de l'amiral anglais et s'apprêta à la lire au cardinal; mais celui-ci fit signe que la chose était inutile, la prit, à son tour, des mains de l'ambassadeur, la lut et, saluant, une fois sa lecture terminée:
--Milord, dit-il, il me reste maintenant une dernière grâce à vous demander: c'est de me faire conduire à terre.
--Que Votre Éminence veuille bien monter sur le pont, répondit l'amiral, et les mêmes hommes qui l'ont amenée auront l'honneur de la reconduire.
Et, en même temps, l'amiral indiquait de la main l'escalier à Ruffo.
Ruffo monta les quelques marches qu'il avait devant lui et se trouva sur le pont.
Nelson se tint sur la première marche de l'escalier d'honneur jusqu'à ce que le cardinal fût dans la barque. Ils échangèrent alors un froid salut. La barque se détacha du bâtiment et s'éloigna. Mais les canons qui, selon le cérémonial d'usage, eussent dû saluer le départ du même nombre de coups que l'arrivée, restèrent silencieux.
L'amiral suivit quelque temps des yeux le cardinal; mais bientôt une petite main s'appuya sur son épaule, tandis qu'un souffle murmurait à son oreille:
--Mon cher Horatio!
--Ah! c'est vous, milady! dit Nelson en tressaillant.
--Oui... L'homme que nous avons fait prévenir est là.
--Quel homme? demanda Nelson.
--Le capitaine Scipion Lamarra.
--Et où est-il?
--On l'a fait entrer chez sir William.
--Apporte-t-il des nouvelles de Caracciolo? demanda vivement Nelson.
--Je n'en sais rien, mais c'est probable. Seulement, il a cru prudent de se cacher, pour ne pas être reconnu du cardinal, dont il est un des officiers d'ordonnance.
--Allons le rejoindre. A propos, avez-vous été content de moi, milady?
--Vous avez été admirable, et je vous adore.
Et, sur cette assurance, Nelson prit tout joyeux le chemin de l'appartement de sir William.