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La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5

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The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5

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Title: La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5

Author: Alexandre Dumas

Release date: April 19, 2007 [eBook #21191]
Most recently updated: December 8, 2018

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME 09, EMMA LYONNA, TOME 5 ***



                        

ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE

TOME IX


(Publié dans une autre édition
sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome V)

PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1876


EMMA LYONNA



LXXXIII

L'APPARITION


L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples une consternation profonde. À quelque parti que l'on appartînt, on reconnaissait, dans l'amiral, un homme à la fois considérable par la naissance et par le génie; sa vie avait été irréprochable et pure de toutes ces souillures morales dont est si rarement exempte la vie d'un homme de cour. Il est vrai que Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans ses moments perdus, et, dans ces moments-là, on l'a vu, il avait essayé de défendre la royauté avec autant de franchise et de courage qu'il avait défendu depuis la patrie.

Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terrible spectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque, au coucher du soleil, ainsi que le portait le jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur lequel tous les yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer rapidement, entraîné par les boulets qu'on lui avait attachés aux pieds, un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers, s'échappa de tous les bâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte de l'esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du Foudroyant.

Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer dans cette terrible journée, non-seulement le procès, mais encore l'arrestation de Caracciolo.--Nelson, on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener le prisonnier par le Granatello, défendant expressément de le faire passer par le camp de Ruffo; car, à coup sûr, le cardinal n'eût point permis qu'un officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis quelques jours en complète dissidence sur un point d'honneur aussi important que celui des traités, mît la main sur un prince napolitain, ce prince napolitain fût-il son ennemi; à plus forte raison sur Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance sinon offensive, du moins défensive.

On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la plage de Cotona, le cardinal et le prince s'étaient promis de se sauvegarder l'un l'autre, et, à cette époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir, à moins d'être doué de l'esprit prophétique, on pouvait aussi bien penser que ce serait le prince qui sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait le prince.

Cependant, aux coups de canon tirés à bord du Foudroyant, et à la vue d'un cadavre suspendu à la vergue de misaine, on était accouru dire au cardinal qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir lieu à bord de la frégate la Minerve. Entraîné alors par un simple mouvement de curiosité, le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l'oeil nu, en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya chercher une longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quitté Caracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe, ce qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux. En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels il avait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que ce cadavre était celui de quelque espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus se préoccuper de cet incident, il allait redescendre dans son cabinet, lorsqu'il vit une barque se détacher des flancs de la Minerve et s'avancer directement vers lui.

Cet incident le maintint à sa place.

Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le cardinal demeurait convaincu que c'était à lui que l'officier qui la montait avait affaire. Cet officier portait l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à son visage, ce visage ne lui était pas tout à fait inconnu.

Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui, depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le cardinal, le salua respectueusement et lui montra le pli qu'il portait.

Le cardinal descendit et se trouva en même temps que le messager à la porte de son cabinet.

Le messager s'inclina, et, présentant le papier au cardinal:

--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son Excellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate la Minerve.

--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le cardinal.

--Non, Votre Éminence, répondit l'officier.

Et, s'inclinant, il se retira.

Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans son cabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait répondu, avec un désir visible de se retirer: «Il n'y a point de réponse.» Il le laissa donc continuer son chemin, rentra dans son cabinet, appela des lunettes au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et lut:

Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation, le jugement, la condamnation et la mort de François Caracciolo.

Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y avait plus d'étonnement que de douleur: il croyait avoir mal lu.

Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre qu'il avait vu flotter à la pointe d'une vergue, au bout d'une corde, était celui de l'amiral Caracciolo.

--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si les Anglais viennent pendre les princes napolitains jusque dans le port de Naples?

Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, il lut:

«Éminence,

Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai reçu ce matin, de l'amiral lord Nelson, de me porter immédiatement à bord de son bâtiment accompagné des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt cet ordre, et, en arrivant à bord du Foudroyant, j'ai reçu l'invitation par écrit de former sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y juger le chevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur la peine encourue par son délit. Cette invitation a été suivie immédiatement, et un conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers dudit vaisseau. J'y ai, en même temps, fait amener le coupable. Je l'ai d'abord fait reconnaître par tous les officiers comme étant bien l'amiral; ensuite, je lui ai fait lire les charges réunies contre lui et lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire pour sa défense. Il a répondu que oui; et, toute liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défenses se sont bornées à la dénégation d'avoir volontairement servi l'infâme République et à l'affirmation qu'il ne l'avait fait que contraint et forcé et sous la menace positive de le faire fusiller. Je lui ai adressé ensuite d'autres demandes, en réponse desquelles il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur de la soi-disant République contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi avoir dirigé l'attaque des chaloupes canonnières qui s'est opposée à l'entrée des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré qu'il ignorait que ces troupes fussent conduites par le cardinal, et qu'il les regardait simplement comme des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué avoir donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la marche de l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi, puisqu'il servait contre sa volonté, il n'avait point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement légitime et d'échapper au gouvernement usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point pris ce parti dans la crainte d'être mal reçu.

»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre, à la majorité des voix, a condamné François Caracciolo non-seulement à la peine de mort, mais encore à une mort ignominieuse.

»Ladite sentence ayant été présentée à milord Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue de misaine et en l'y laissant pendu jusqu'au coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait coupée et le corps jeté à la mer.

»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une heure et demie, le coupable, condamné, était transporté à bord de la Minerve et mis en chapelle, et, à cinq heures du soir, la sentence était accomplie selon l'ordre qui en avait été donné.

»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de vous faire cette communication, et, avec le profond respect que je vous ai voué, j'ai l'honneur d'être,

»De Votre Éminence,
»Le très-dévoué serviteur,
»Comte DE THURN.»

Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase. Cette communication était-elle l'accomplissement d'un devoir, ou simplement une insulte.

En tout cas, c'était un défi.

Ruffo y vit une insulte.

En effet, seul, comme vicaire général, seul, comme aller ego du roi, Ruffo avait le droit de vie et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. D'où venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port de Naples, sous ses yeux, pour le défier sans doute,--après avoir déchiré la capitulation, après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne d'un soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanes qui portaient les prisonniers,--condamnait à mort, et à une mort infâme, un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal à lui par la dignité?

Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils pouvoirs?

En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à un autre, les siens étaient annulés.

Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia; mais lui, Ruffo, n'avait rien à faire avec les îles. Les îles n'avaient point, comme Naples, été reconquises par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il n'y avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau de Procida, Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, et qui, conséquemment, condamnait légalement au nom du roi.

Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique George III, comment pouvait-il condamner au nom de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier?

Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un instant, tout ce que nous venons de dire se heurta et bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa résolution fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi la lettre suivante:

A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.

«Sire,

»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est accomplie, et j'en bénis le Seigneur.

»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de longues fatigues que cette restauration s'est accomplie.

»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une main et l'épée de l'autre n'existe plus.

»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti qu'avec la conviction de servir les desseins de Dieu et dans l'espérance d'être utile à mon roi.

»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques et morales m'en fait un besoin, quand ma conscience ne m'en ferait pas un devoir.

»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission.

»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.

»F. cardinal RUFFO.»

A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme par un messager sûr et qui était autorisé à requérir au besoin la première barque venue pour passer en Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication de la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral anglais accordait vingt-quatre heures aux républicains de la ville, et quarante-huit à ceux des environs de la capitale, pour faire leur soumission au roi Ferdinand.

Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut celle qu'il avait refusé à Nelson de faire imprimer. Cette note, comme tout ce qui sortait de la plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la violence et de la brutalité.

En lisant cette note et en voyant le pouvoir que s'y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d'autant plus d'avoir envoyé sa démission.

Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette lettre, qui lui annonçait que sa démission était refusée:

«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la plus profonde attention la très-sage lettre de Votre Éminence, en date du 29 juin.

»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence des sentiments de gratitude dont mon coeur sera éternellement rempli à son égard resterait de beaucoup au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce que Votre Éminence me dit à l'endroit de sa démission et de son désir de repos. Mieux que personne, je sais combien la tranquillité est chose désirable, et combien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu des agitations et de l'ingratitude que porte avec soi le bien que l'on fait.

»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement, Votre Éminence: qu'elle sache donc combien je dois être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis vingt-deux ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre son affaiblissement; car, quel que soit son dégoût, les admirables actions qu'elle a accomplies et la série de lettres à moi écrites avec tant de finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la force et toute la puissance de ses facultés. C'est donc à moi, au lieu d'accepter cette fatale démission donnée par Votre Éminence dans un moment de fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre intelligence et votre coeur à terminer et à consolider l'oeuvre si glorieusement entreprise par vous, et à la poursuivre en rétablissant l'ordre à Naples, sur une base si sûre et si solide, que, du terrible malheur qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration pour l'avenir, et c'est ce que me fait espérer le génie actif de Votre Éminence.

»Le roi part demain soir avec le peu de troupes qu'il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de choses s'éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux de voir son entrée à Naples. Entendre les acclamations de cette partie de son peuple qui lui est restée fidèle serait un baume infini pour mon coeur et adoucirait cette cruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexions m'ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup de ceux qui accompagnent le roi vous porteront de ma part l'expression de ma vraie et profonde reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration pour toute la miraculeuse opération que vous avez accomplie.

»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire à Votre Éminence que cette capitulation avec les rebelles m'a souverainement déplu, et surtout après ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous avait dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité ne me permettant pas de vous complimenter. Mais, aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, et, comme je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour le plus grand bien et la plus grande gloire de l'État.

»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un peu moins de travail à faire, la prier de m'entretenir régulièrement de toutes les choses importantes qui arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à lui en dire mon avis. Une seule chose me désespère, c'est de ne pouvoir l'assurer de vive voix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance et estime avec laquelle je suis, de Votre Éminence,

»La sincère amie,

»CAROLINE.»

D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, par tous les détails précédents, par les lettres des augustes époux que l'on a déjà lues, par celles de la reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que le cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre justice, a été, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire de la royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs des historiens:--erreurs intéressées de la part des écrivains royalistes, qui ont voulu le rendre responsable, aux yeux de la postérité, des massacres commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une reine vindicative;--erreurs innocentes de la part des écrivains patriotes, qui, ne possédant point les documents que la chute d'un trône pouvait seule mettre dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point osé faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation, et leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore un instigateur.

Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement nous ne sommes point à la fin, mais à peine sommes-nous au commencement de la honte et du sang.



LXXXIV

CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE
SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO,
PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN.


On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo, mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher un refuge au château Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de vingt-cinq mille francs par personne.

Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu'il avait fait à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs.

Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans l'organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide donnée aux blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf.

Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la grotte de Pouzzoles.

Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses compagnons et qui s'était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille francs.

Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux à vingt-trois mille francs.

Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante mille francs, l'hospitalité convenue entre le commandant du château Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de la somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en lui promettant le reste pour la nuit même.

Le colonel Mejean compta les vingt mille francs avec le plus grand soin, et, comme le compte s'y trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les deux meilleures chambres du château, après avoir enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son bureau.

Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean qu'il serait obligé de faire une course de nuit. Il le priait, en conséquence, de lui donner le mot d'ordre, afin de pouvoir rentrer au château quand le but de cette course serait rempli.

Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître mieux que personne la rigidité des règlements militaires; qu'il lui était impossible de confier à qui que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans une oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du fort; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à quitter momentanément le fort, il ajouta qu'il pouvait faire accompagner Salvato d'un de ses officiers, ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.

Salvato répondit que la compagnie du colonel Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu la nuit même.

La chose était impossible, le lieutenant-colonel auquel la garde du château devait être confiée ne devant revenir que dans la journée du surlendemain.

Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si c'était pour le payement des vingt mille francs, il pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il pouvait attendre quelques jours.

Salvato répondit que les bons comptes faisaient les bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait pour tous deux.

La vérité était que le colonel Mejean avait réservé la prochaine nuit à un négociation personnelle.

Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde ouverture, et, en conséquence, lui avait fait demander un sauf-conduit pour un de ses officiers, chargé de nouvelles propositions pour la reddition du fort.

Cet officier, c'était lui-même.

On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. Il s'est trouvé, du commissaire Feypoult au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête de Naples, quelques misérables comme les bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées; et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.

Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir toutes les ouvertures ayant pour but de ménager l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure convenue, c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une escorte de dix hommes pour le faire respecter.

Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et, sous le titre de secrétaire du commandant du fort, suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.

A onze heures, après être descendu par l'Infrascata, la rue Floria et la route de l'Arenaccia, jusqu'au pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la maison du cardinal et était introduit près de Son Éminence.

Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes de revenir en arrière par les divers embranchements des nombreux épisodes de notre histoire--dans la nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge et Ball, l'assurance que l'amiral ne s'opposait point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle observance des traités.

Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean avait déjà fait une première tentative auprès du cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et non avec de l'or!»

Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt, sans s'en douter, à lui-même:

--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles vous connaissez sans doute ma réponse?

Mejean se mordit les lèvres.

--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel Mejean, que j'ai l'honneur de représenter près de Votre Éminence, dit-il, ont deux faces: l'une spécifique, et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter; l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra qu'à la dernière extrémité, mais à laquelle il recourra si Votre Éminence l'y force.

--J'écoute, monsieur.

--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel Mejean, le commandant Massa et le commandant L'Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions que des rebelles pouvaient faire et doivent être trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point ainsi du colonel Mejean: ce n'est point un rebelle, c'est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu'il représente la France. S'il traite, il a donc droit à une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora et Massa.

--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici celle que j'offre: Les Français sortiront du fort Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur libre arbitre.

--Je ne vois pas là une grande amélioration sur le traité fait entre Votre Éminence et les commandants Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient tambours battants, mèche allumée, et avaient droit de rester à Naples ou de se retirer en France.

--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer, ils déposaient les armes.

--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra. Qu'eussent fait de leurs armes des bourgeois révoltés partant pour l'exil ou restant chez eux?

--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du moins, répliqua le cardinal, la question d'orgueil militaire est complétement mise de côté?

--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques et les sots. Les hommes intelligents,--et Votre Éminence ne trouvera point mauvais que je la range dans cette dernière catégorie,--les hommes intelligents voient au delà de cette fumée qu'on appelle la vanité.

--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que voit le commandant Mejean au delà de cette fumée que l'on appelle la vanité?

--Il voit une affaire, et même une bonne affaire, pour Votre Éminence et lui.

--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires, monsieur, je vous en préviens. N'importe, expliquez-vous.

--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai; mais le troisième, et par sa position et par les hommes qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs, où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée pour faire le siége d'une citadelle comme celle que commande le colonel Mejean? Vous échouerez en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence perdra tout le mérite d'une campagne magnifique, tandis que, pour quelques misérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposant que vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples vous couronnez l'édifice de la restauration et vous pouvez dire au roi: «Sire, le général Mack, avec une armée de soixante mille soldats, avec cent canons, avec un trésor de vingt millions, a perdu les États romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi, avec quelques paysans, j'ai reconquis tout ce que le général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il est vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre le fort Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million comparé au dégât qu'il pouvait faire? Car, enfin, sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue par votre auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus d'une certaine hauteur, attendu qu'à une certaine hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était point une perte de cinq cent mille francs ou d'un million, c'était une perte incalculable.» Et, devant cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi, est un homme d'un trop grand sens pour ne point vous donner raison.

--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel Mejean compte bombarder Naples?

--Mais sans doute.

--Ce sera une infamie gratuite.

--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime défense: on nous attaque, nous ripostons.

--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque, et, comme on vous attaquera du côté opposé à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la ville.

--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes?

--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la chose est parfaitement sue, au contraire.

--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en ce cas.

--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit militaire, au lieu de porter l'habit bourgeois, vous sauriez qu'une des premières lois de la guerre défend aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un point d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries que l'on dirigera contre le château Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville, le feu du château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé aux batteries qui l'attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans une erreur que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, si j'avais l'honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avec vous.

--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu'au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait Votre Éminence?

--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la civilisation, doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n'y a pas de forteresse imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus aux créneaux de la citadelle.

--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit le faux secrétaire avec une feinte gaieté.

--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant à la force de ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement l'ambassadeur.

--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait donc encore quelque chose après avoir été pendu?

--Non, mais avant de l'être, monsieur.

--Et que lui arriverait-il, monseigneur?

--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.

Le plénipotentiaire tressaillit.

--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune nouvelle négociation avec moi.

Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était faite.



LXXXV

OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT
SUR SALVATO


C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fort Saint-Elme: le même jour, les châteaux devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.

Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les tartanes.

Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon les conditions du traité, Salvato conserva les doutes qu'il avait conçus sur sa complète exécution.

Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l'ouest, et s'était opposé à ce que les tartanes missent à la voile.

Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable au départ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas.

Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu'il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui annonça que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne le pensait, rien ne s'opposait à ce qu'il l'accompagnât dans la course qu'il comptait faire la prochaine nuit.

La chose fut donc arrêtée.

La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d'être favorable, et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu'il se préparait quelque catastrophe.

Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue, tout ce qui se passait dans les tartanes et même sur les vaisseaux de guerre.

Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins, se détacha des flancs du Foudroyant et s'avança vers l'une des tartanes.

Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque venait d'accoster; douze personnes furent tirées de la tartane et descendirent dans la barque; puis la barque volta et rama de nouveau vers le Foudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes, qui bientôt, pour ne plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du vaisseau.

Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, lui donna beaucoup à penser.

La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu'il avait conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun salut.

Luisa serra la main de Salvato.

--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai toute une fortune chez les pauvres Backer.

--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement à toi, répondit en souriant Salvato, n'était-il pas convenu que nous ne toucherions qu'à la dernière extrémité?

Luisa fit un signe affirmatif.

Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers les onze heures, on discuta si l'on irait au tombeau de Virgile, distant d'un quart de lieue à peu près du fort Saint-Elme, avec une petite escorte, c'est-à-dire en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.

On opta pour le déguisement.

On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu que, si l'on faisait quelque rencontre inattendue, ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était impossible de le reconnaître pour ce qu'il était.

L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit, tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriers revenant de l'ouvrage et regagnant leur maison.

La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La lune, de temps en temps, disparaissait derrière des masses de vapeurs dont elle avait peine à percer l'opacité.

Ils sortirent par une petite poterne faisant face au village d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petit sentier tournant à gauche et conduisant à Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit hors du village, laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo, et, par l'étroit sentier qui conduit à la rampe du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l'on est convenu de désigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile.

--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de vous apprendre ce que nous venons chercher ici.

--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume?

--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne vaut pas la peine d'être désignée sous le non de trésor. Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il ou souriant, elle est suffisante pour m'acquitter envers vous.

Salvato s'avança vers le laurier et commença de fouiller la terre avec sa pioche.

Mejean le suivait d'un oeil avide.

Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna sur un corps dur.

--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec une attention ressemblant à de l'anxiété.

--N'avez-vous point entendu raconter, colonel, dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient les gardiens naturels des trésors?

--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne crois point à tout ce que l'on me raconte... Mais chut! n'entendez-vous point du bruit?

Tous deux écoutèrent.

--C'est une charrette qui roule dans la grotte de Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques secondes.

Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec les mains.

--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette terre a été nouvellement remuée.

--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie, mon hôte.

--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en tirant le coffret hors de terre: la cassette est vide.

Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait trop Mejean pour ignorer qu'il ne lui ferait point de grâce, et, d'ailleurs, il ne voulait point lui en demander.

--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent et laissé la cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous sonner quelque chose.

--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide. D'ailleurs, entrons dans le columbarium, nous l'ouvrirons.

--Vous en avez la clef?

--Elle s'ouvre par un secret.

On entra dans le columbarium; Mejean tira de sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet et alluma.

Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit.

Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or, elle contenait un billet.

Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps:

--Un billet!

--Je comprends, dit Salvato.

--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le colonel.

--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune homme.

Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne sourde, il lut:

«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la nuit du 27 au 28, chercher l'or qui était dans cette cassette, que je remets à cette même place, avec le présent billet.

» Frère JOSEPH.»

--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean.

--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivés à temps.

--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda vivement Mejean.

--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas si grand que vous le croyez, et peut-être même n'y a-t-il pas de mal du tout.

--Vous connaissez ce frère Joseph?

--Oui.

--Vous êtes sûr de lui?

--Un peu plus que de moi-même.

--Et vous savez où le trouver?

--Je ne le chercherai même pas.

--Comment ferons nous, alors?

--Mais nous laisserons les conventions dans les mêmes termes.

--Et les vingt mille francs?

--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons cru les trouver: voilà tout.

--Quand?

--Demain.

--Vous êtes sûr?

--Je l'espère.

--Et si vous vous trompiez?

--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du Prophète: «Dieu est grand!»

Mejean passa la main sur son front humide de sueur.

Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité avait à peine été troublée un instant.

--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette cassette à sa place et retourner au château.

--Les mains vides? fit piteusement le colonel --Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y retourne avec ce billet.

--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda Mejean.

--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato en remettant le coffret à sa place et en ramenant dessus la terre avec ses pieds.

--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq mille francs?

--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude d'être aimé de son père... Mais rentrons au château comme je le disais, mon cher colonel, et, demain, à dix heures, venez me trouver.

--Pour quoi faire?

--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de vingt mille francs, à vue sur la première maison de banque de Naples.

--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à Naples, une maison de banque qui payera à vue un billet de vingt mille francs?

--J'en suis sûr.

--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont pas si bêtes que de payer en temps de révolution.

--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour payer même en temps de révolution, et ceux-là pour deux raisons: la première, parce que c'étaient d'honnêtes gens...

--Et la seconde?

--Parce qu'ils sont morts.

--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors?

--Justement.

--En ce cas, c'est autre chose.

--Vous avez confiance?

--Oui.

--C'est bien heureux!

Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier qui, en temps de révolution, payait à vue une lettre de change: c'était plus que Diogène ne demandait à Athènes.

Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait le coffret. En cas de retour de son père, l'absence du billet devait lui dire que Salvato était venu.

Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux premiers rayons du jour. Les nuits, au mois de juin, sont, on le sait, les plus courtes de l'année.

Luisa attendait debout et tout habillée le retour de Salvato: son inquiétude ne lui avait point permis de se coucher.

Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé.

Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une somme de vingt mille francs.

Puis, tendant le papier à Salvato:

--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel; le pauvre homme dormira mieux avec cette lettre de change sous son oreiller. Je sais bien, ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille francs, il lui reste notre tête; mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois coupées, il les estimât vingt mille francs.

L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé la veille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur la maison Backer.

Depuis la veille, les payements avaient cessé.



LXXXVI

LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ


Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition, Nelson avait envoyé au colonel Mejean l'intimation suivante:

«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et le commandant en chef de l'armée russe vous ont fait sommation de vous rendre: je vous préviens que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé de deux heures, vous devrez en subir les conséquences, et que je n'accorderai plus rien de ce qui vous a été offert.

»NELSON.»

Pendant les jours qui suivirent cette sommation, c'est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à faire arrêter les patriotes, à marchander la trahison du fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette oeuvre de honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation des patriotes qui n'étaient point encore entre ses mains et du siége du château Saint-Elme.

En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge avec treize cents Anglais, tandis que le capitaine Baillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.

Pendant les six premiers jours, Troubridge fut secondé par son ami le capitaine Ball; mais, celui-ci ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait fait cadeau à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand mât du vaisseau français l'Orient.

Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui, par ses négociations, avait compromis l'honneur national, voulut sauver l'honneur français.

Il se défendit courageusement, et le rapport à lord Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage, rapport qui commence par ces mots: «Pendant un combat acharné de huit jours, dans lequel notre artillerie s'est avancée à cent quatre-vingts yards des fossés...» en est un éclatant témoignage.

Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les bras croisés sous sa tente.

Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux bâtiments que l'on crut reconnaître, l'un pour anglais, l'autre pour napolitain, et qui, passant à l'ouest de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.

Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette île deux vaisseaux, dont l'un, le Sea-Horse, portait le pavillon anglais, et l'autre, la Sirène, portait non-seulement le pavillon napolitain, mais encore la bannière royale.

Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette lettre, sans grande importance pour notre histoire, mais qui prouvera du moins que nous n'avons laissé passer aucun document sans l'avoir lu et utilisé.

«Procida, 9 juillet 1799.

»Mon éminentissime,

»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une lettre que j'ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leur connaître immédiatement, et rendez-moi compte de l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel j'ai longuement causé ce matin. Vous comprendrez ma détermination à l'égard des employés du barreau.

»Que Dieu vous garde comme je le désire.

»Votre affectionné,

»FERDINAND B.»

Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet, il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui lui annonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient de venir.

Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il n'avait point encore reçu la démission:

«Palerme, 2 juillet 1799.

»Mon éminentissime,

»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout que j'ai reçue dans la soirée du 20, m'ont vraiment consolé en me montrant que les choses prennent un bon pli, celui que je désirais, que je m'étais fixé d'avance pour faire marcher d'accord les affaires terrestres avec l'aide divine et vous mettre en état de me mieux servir.

»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur à ma parole, je partirai avec un convoi de troupes pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous communiquerai mes ordres et prendrai toutes les dispositions nécessaires pour le bien, la sécurité et la félicité de tous les sujets qui sont restés fidèles.

»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant que vous retrouverez en moi,

»Votre toujours affectionné,

»FERDINAND B.»

Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait, non point sur le Sea-Horse, comme l'y avait invité Nelson, mais sur la frégate la Sirène. Il craignait, en donnant, au retour, le même signe de préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en allant,--il craignait, disons-nous, de porter à son comble la désaffection de la marine napolitaine, déjà grande par suite de la condamnation et de la mort de Caracciolo.

Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit au cardinal; mais on peut voir, malgré la protestation d'amitié qui termine la lettre, ou plutôt par cette même protestation d'amitié, qu'il y a un refroidissement visible entre ces deux illustres personnages.

Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala. La reine avait voulu rester à Palerme: elle savait combien elle était impopulaire à Naples et avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe du roi.

Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût pour le travail, dressant lui-même la liste des membres de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer, et celle des coupables qu'elle allait avoir à juger.

Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre, en cette circonstance, le roi Ferdinand,--cette double liste, que nous avons eu entre les mains et que nous avons renvoyée des archives de Naples à celles de Turin, étant tout entière écrite de la main de Sa Majesté.

Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la liste des bourreaux: à tout seigneur tout honneur!

Puis nous y mettrons celle des victimes.

Cette junte d'État nommée par le roi se composait ainsi:

Le président: Felice Ramani;

Le procureur fiscal: Guidobaldi;

Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don Vicenzo Speciale.

Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni.

Procureur des accusés: don Alessandro Nara.

Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli et Mulès.

Les deux derniers, comme on le comprend bien, n'étaient qu'une fiction de légalité.

Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire de condamner extraordinairement et sans appel,

A MORT:

Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme,--Nicolino Caracciolo en tête, bien entendu;

(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu mission de Salvato de sauver l'amiral Caracciolo, étant arrivé à la ferme le jour même de son arrestation, et ayant appris la trahison du fermier, n'avait point perdu un instant, s'était jeté dans la campagne et était venu se mettre sous la protection du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)

Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à Naples;

Tous ceux qui avaient pris les armes contre les lazzaroni;

Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé des relations avec les Français;

Tous les magistrats de la République;

Tous les représentants du gouvernement;

Tous les représentants du peuple;

Tous les ministres;

Tous les généraux;

Tous les juges de la haute commission militaire;

Tous les juges du tribunal révolutionnaire;

Tous ceux qui avaient combattu contre les armées du roi;

Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles III;

Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient planté l'arbre de la liberté;

Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré ou même simplement assisté à la destruction des emblèmes de la royauté et des bannières bourboniennes ou anglaises;

Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans leurs discours, s'étaient servis de termes offensants pour la personne du roi, de la reine, ou des membres de la famille royale.

C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés de mort par une seule et même ordonnance.

Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles qui n'emportaient que la condamnation à l'exil, menaçaient à peu près soixante mille personnes.

C'était plus du quart de la population de Naples.

Cette occupation, que le roi regardait comme pressée avant toutes, lui prit toute la journée du 9.

Le 10 au matin, la frégate la Sirène quitta le port de Procida et fit voile vers le Foudroyant.

A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que le Foudroyant, au coup de sifflet du contre-maître, se pavoisa comme pour une fête, et que l'on entendit les premières détonations d'une salve de trente et un coups de canon.

Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida; la canonnade partie des flancs du Foudroyant apprit au peuple qu'il était à bord du vaisseau amiral.

Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude de barques, ornées de bannières de toutes couleurs, sortirent du port, ou plutôt se détachèrent de la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment, et pendant que le roi était sur le pont, regardant, avec une longue-vue, le château Saint-Elme, contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans doute, le canon anglais faisait rage, un boulet anglais coupa, par hasard, la hampe du drapeau français arboré sur la forteresse, comme si les assiégeants eussent calculé ce moment pour donner au roi ce spectacle, qu'il regarda comme un heureux présage.

Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore qui reparût, ce fut la bannière blanche, c'est-à-dire le drapeau parlementaire.

L'apparition inattendue de ce symbole de paix, qui semblait ménagée pour l'arrivée du roi, produisit un effet magique sur tous les assistants, qui éclatèrent en hourras et en applaudissements, tandis que les canons du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et du château del Carmine répondaient joyeusement aux salves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.

Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on nous permette d'emprunter quelques lignes à Dominique Sacchinelli, l'historien du cardinal: elles sont assez curieuses pour trouver place ici, n'interrompant d'ailleurs aucunement notre récit.

«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cette révolution.

»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale qui flottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina l'entrée des troupes françaises à Naples.

»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de Cotrone la bannière républicaine, et cet accident, considéré comme un miracle, amène la révolte de la garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes l'occupation du château.

»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française, déployée au-dessus du château Saint-Elme, amène la capitulation de ce fort.

»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter les dates verrait que tous ces accidents, de même que les plus importants qui eurent lieu pendant l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des vendredis.»

Détournons les yeux du château Saint-Elme, où nous aurons plus d'une fois encore l'occasion de les reporter, pour suivre du regard une barque qui se détache du rivage un peu au-dessus du pont de la Madeleine, et s'avance, sans pavillon, silencieuse et sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes et pavoisées.

Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de l'hommage qu'il va faire au roi de son royaume reconquis, vient lui demander, pour toute grâce, de maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de ne pas faire à son honneur royal la souillure d'un manque de parole.

Voilà encore une de ces occasions où le romancier est forcé de céder la plume à l'historien, et des faits où l'imagination n'a pas le droit d'ajouter un mot au texte implacable de l'annaliste.

Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées d'un livre publié par Dominique Sacchinelli en 1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce grand étouffeur de la presse, et publié avec permission de la censure.

Voici les propres paroles de l'honorable historien:

«Pendant que l'on traitait avec le commandant français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinal se rendit à bord du Foudroyant, pour informer de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé avec les Anglais, à l'endroit de la capitulation du Château-Neuf et du château de l'Oeuf, et du scandale que produisait la violation de ces traités. Sa Majesté se montra d'abord disposée à observer et à suivre la capitulation; cependant, elle ne voulut rien décider sans avoir entendu Nelson et Hamilton.

»Tous deux furent appelés à donner leur avis.

»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique, que les souverains ne traitaient pas avec leurs sujets rebelles, et déclara que le traité devait être nul et non avenu.

»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta une haine profonde contre tout révolutionnaire à la mode française, disant qu'il fallait extirper jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux malheurs, puisque, les républicains étant obstinés dans le péché et incapables de repentir, ils commettraient, aussitôt que s'en présenterait l'occasion, de pires et plus funestes excès, et qu'enfin l'exemple de leur impunité servirait d'aiguillon à tous les malintentionnés.

»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces les remontrances faites par le cardinal Ruffo au moment du traité, de même il réussit par ses intrigues à paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de clémence qu'il avait un moment manifesté.»

Le roi décida donc, malgré les instances que le cardinal Ruffo poussa jusqu'à la supplication, Nelson et Hamilton, ces deux mauvais génies de son honneur, entendus,--que les capitulations du château de l'Oeuf et du Château-Neuf seraient tenues pour nulles et non avenues.

A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal, se voilant le visage d'un pan de sa robe de pourpre, descendit dans le bateau qui l'avait amené et rentra dans cette maison où les traités avaient été signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de rétablir aux vengeances, tardives peut-être, mais certaines, de la justice divine.

Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du Foudroyant et des felouques qui devaient les conduire en France furent débarqués et conduits, enchaînés deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf, du Château-Neuf, du château des Carmes et de la Vicairie. Et, comme ces prisons n'étaient pas suffisantes,--les lettres du roi elles-mêmes accusent huit mille captifs,--ceux qui ne purent tenir dans ces quatre châteaux furent conduits aux Granili, convertis en prisons supplémentaires.

Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus, et, par conséquent, ils se remirent à piller, à brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais.

Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le commencement de ce livre, de ne rien affirmer des horreurs commises à cette époque, de si haut ou de si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de documents authentiques, nous emprunterons les lignes suivantes à l'auteur des Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de Naples:

«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par les crimes et les infamies de toute espèce qui furent commis et desquels ma plume se refuse à tracer le tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept malheureux arrêtés quelques jours auparavant, et poussèrent la cruauté jusqu'à manger les membres, tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme archiprêtre Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet immonde banquet,»

Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait remarquer à cette orgie d'anthropophages: de même que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.

Cet homme était Gaetano Mammone.

Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone buvait le sang à même les blessures. Le hideux vampire a laissé une telle impression de terreur dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui encore, aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c'est-à-dire du pays où il était né, n'a osé répondre à mes questions et me donner des renseignements sur lui. «Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin!» voilà ce que j'ai entendu dire par dix vieillards qui l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui l'avaient vu s'enivrer de cette odieuse boisson.

Mais un homme que l'on se fût attendu à voir prendre une part frénétique à la réaction, et qui, au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec terreur, c'était fra Pacifico.

Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo, pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti toutes ses convictions l'abandonner. Comment pendait-on comme traître et comme jacobin un homme qu'il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et combattre avec tant de courage?

Puis un autre fait jetait encore un grand trouble dans son esprit, étroit mais loyal: comment, après avoir tant fait,--et fra Pacifico savait mieux que personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans puissance, mais à peu près disgracié? et comment était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa qualité de bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique, qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait les jacobins,--comment était-ce Nelson qui avait maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait, qui pendait?

On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort que celui de fra Pacifico.

Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi, de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales devenait trop grande, on le voyait même détourner la tête et s'éloigner, sans frapper comme d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d'une idée secrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et pensives, ses deux mains et son visage.

Quelques personnes, qui avaient remarqué ce changement et que ce changement préoccupait, prétendaient même avoir vu fra Pacifico entrer dans des églises, s'y agenouiller et prier.

Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela ne voulaient pas le croire.



LXXXVII

L'APPARITION


Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples, il y avait grande fête dans le port.

D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait à capituler, et des négociations s'étaient à l'instant même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine Troubridge. Les principales questions étaient arrêtées; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelques égards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures de l'après-midi, le billet suivant:

«A bord du Foudroyant, 10 juillet 1769.

»Mon éminentissime, je viens, par la présente, vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en même temps, comme le méritent ses bons services et les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir avant l'Ave Maria. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours »Votre même affectionné,

»FERDINAND B.»

Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à Naples,--arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au soir;--mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près de son frère.

Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais eu la moindre intention de conspirer, se trouva prêt à l'heure indiquée, et partit pour Palerme sans faire d'observations.

Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le roi avait écarté le rapport de son juge de confiance Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix et distribué ses invitations pour le soir.

Il y avait bal et souper à bord du Foudroyant.

En un tour de main, et comme il arrive lorsque se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons de l'entre-pont furent enlevées, chaque canon devint un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements, et, à neuf heures du soir, le vaisseau, illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois, était prêt à recevoir ses invités.

On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme une illumination mouvante, se détacher du rivage des centaines de barques, les unes portant les élus qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades; les autres, enfin, contenaient les simples curieux venant pour voir et surtout pour être vus.

Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, couvertes de diamants et de fleurs, et d'hommes bariolés de cordons et constellés de croix. Tout cela s'était tenu caché sous la République, et semblait sortir de terre au soleil de la royauté.

Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette journée du 10 juillet, s'était levé et se couchait à travers une vapeur de sang!

Le bal commença: il avait lieu sur le pont.

Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse mouvante, illuminée de sa base à son faite, qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont tous les cordages disparaissaient sous des branches de laurier.

Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre 1798.

Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition, mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre encore que la première!

Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore que l'amour, avait réuni une cour à laquelle il ne manquait que les quelques personnes qui avaient suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane était la reine, se pressaient, nous l'avons dit, plus de cent barques chargées de musiciens, qui, exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau, étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune magnifique, une nappe d'harmonie.

Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, fille de la molle Eubée, et son golfe était bien celui des sirènes.

Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait pas fourni un dais plus constellé d'étoiles, la mer miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus parfumée.

Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de douleur, poussé par ceux que l'on égorgeait passait dans l'air, au milieu du frémissement des harpes, des violons et des guitares, pareil à une plainte de l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de fête, n'avait-elle pas eu, elle aussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on essayait des poisons?

A minuit, une fusée qui éclata dans le profond azur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles d'or, donna le signal du souper. Le bal cessa, sans que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée jusque-là avait été défendue par des sentinelles.

Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus, Flore et Pomone avaient réuni, à bord du Foudroyant, leurs trésors les plus précieux. Les vins de France, de Hongrie, de Portugal, de Madère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteilles du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle de toutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamant jusqu'au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et de saphirs, des faisans dorés dressant hors du plat leur tête de pourpre et d'or, des poissons à épée menaçant les convives de leur lame, des langoustes gigantesques descendant en droite ligne de celles qu'Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de toute espèce, des fleurs de toute saison, encombraient une table qui s'étendait de la proue à la poupe de l'immense bâtiment, dont la longueur devenait incommensurable, centuplée qu'elle était par d'immenses glaces dressées à ses extrémités. A bâbord et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à gauche, tous les sabords étaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace, deux grandes portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait de balcon à l'amiral.

Entre chaque sabord étincelaient--ornements pittoresques et guerriers tout à la fois--des trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de piques et de haches d'abordage dont les lames, si souvent rougies de sang français, réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l'éclat de mille bougies, et semblaient des soleils d'acier.

Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux repas du palais royal, de la Favorite et de Caserte, il ne put, en mettant le pied sur le plancher de cette nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration.

Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du Tasse, n'offraient rien de plus féerique ni de plus merveilleux.

Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et devant lui sir William. Les autres prirent place, selon les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus ou moins rapprochés du roi.

Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement sur cette double file de convives. Peut-être pensait-il que celui qui avait les premiers droits à cette fête en était non-seulement absent, mais exilé, et prononçait-il tout bas le nom du cardinal Ruffo.

Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps dans son esprit une bonne pensée, surtout lorsque cette bonne pensée portait avec elle le reproche d'ingratitude.

Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui était habituel, et, de même qu'il avait dit, en rentrant à Caserte, après sa fuite de Rome: «On est mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les mains en disant, par allusion à la tempête qu'il avait essuyée lors de sa fuite en Sicile:

--On est mieux ici que sur la route de Palerme!

Une rougeur passa sur le front blafard et maladif de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de l'amiral napolitain pendant cette traversée, à l'injure qu'il lui avait faite en venant, déguisé en pilote, à son bord, et en conduisant le Van-Guard au milieu des écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme, écueils dans lesquels, moins pratique de ces parages difficiles, il n'avait point osé s'aventurer.

L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un sourire crispa ses lèvres,--probablement celui de la vengeance satisfaite.

Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point dé port!

A la fin du souper, la musique joua le God save the king, et Nelson, avec cet implacable orgueil anglais qui n'observe aucune convenance, se leva, et, sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa table un autre souverain, porta la santé du roi George.

Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à la table de Nelson et ceux des matelots postés sur les vergues répondirent à ce toast; les canons de la seconde batterie éclatèrent.

Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires, cachait une grande science et surtout une grande observation de l'étiquette, se mordit les lèvres jusqu'au sang.

Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes honneurs.

Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on avait interverti l'ordre des toasts et que c'était à lui qu'était dû l'honneur de la santé.

Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment et qui se pressaient surtout à l'arrière avaient fait entendre de frénétiques acclamations, le roi jugea qu'il devait partager ses remercîments entre les convives présents et ceux qui, moins heureux, mais non moins dévoués, entouraient le Foudroyant.

Il fit donc un léger signe de tête pour remercier sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortit sur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte, par dévouement ou par bassesse, venaient de lui donner cette marque de sympathie.

A la vue du roi, les hourras, les applaudissements, les acclamations, éclatèrent; les cris de «Vive le roi!» semblèrent sortir du fond de l'abîme pour monter au ciel.

Le roi salua et commença le geste de porter la main à sa bouche; mais tout à coup sa main s'arrêta, son regard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur, érailla sa gorge et sortit de sa poitrine.

En même temps, un grand tumulte se fit à bord des barques, qui s'écartèrent à droite et à gauche en laissant un grand espace vide.

Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à voir, sortant de l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre d'un homme que, malgré les algues dont était couverte sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré sa barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait reconnaître pour celui de l'amiral Caracciolo.

Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré du fond de la mer, où il dormait depuis treize jours, pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de la flatterie et de la lâcheté.

Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu; tout le monde l'avait reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand était resté le bras suspendu, le regard fixe, l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi les barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime et précipité.

Ferdinand voulut un instant mettre en doute la réalité de cette apparition, mais inutilement: le cadavre, suivant le mouvement onduleux de la mer, s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui qui le regardait, muet et immobile d'épouvante.

Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent, sa main trembla et laissa tomber son verre, qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:

--Que veut-il? que me demande-t-il?

A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait sur ses traits, tous les convives se levèrent effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à la galerie.

Au même instant, ces mots, sortis de toutes les bouches comme un frisson électrique, passèrent par tous les coeurs:

--L'amiral Caracciolo!

Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, répéta:

--Que veut-il? que me demande-t-il?

--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, sire, répondit sir William, courtisan jusqu'en face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.

--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il demande autre chose!

--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à l'oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.

--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!

Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant aux murailles du navire, il se précipita dans sa chambre, dont il referma la porte derrière lui.

--Harry, prenez une barque et allez repêcher cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu'il eût dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez la voile de misaine.»



LXXXVIII

LES REMORDS DE FRA PACIFICO


La fête de Nelson avait fini, comme le songe d'Athalie, par un coup de tonnerre.

Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme devant la terrible apparition; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil.

C'est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était implacable dans sa haine, avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.

Harry avait obéi à l'instant même: une barque du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine Harry les avait suivis.

Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit, s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.

Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un grand détour pour le contourner et agitaient d'autant plus leurs avirons qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.

Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.

Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher, Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l'eau; mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du capitaine.

Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque.

Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids, obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque.

Harry frappa du pied.

--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre à membre!

Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement nerveux; Nelson faisait respirer des sels à la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer l'apparition à l'aide de la science; les officiers raillaient de plus en plus; les barques continuaient de fuir.

Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à eux; mais, quoique les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent à grand'peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot.

Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire et en criant:

--Hourra pour Harry!

La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré.

Les officiers, curieux de connaître la cause de ce phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.

Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient d'air et d'eau, et revenaient naturellement à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant, d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.

Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa les deux boulets; il affirme qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.

Le chapelain de la Minerve, celui-là même qui avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.

--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.

--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, lui fut-il répondu.

--Et qu'a-t-il dit?

--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture chrétienne.

--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a ordonné.

--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.

Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles étant abandonné au chapelain.

Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait pas.

Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de la lune.

Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.

Comme il fut facilement reconnu par l'officier de quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot, qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.

En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque, près de laquelle il se rangea bord à bord.

Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant échapper de grosses larmes de ses yeux.

Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le moine, et monta à bord du Foudroyant.

Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.

Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce que l'on voudrait, le roi ayant permis qu'il eût une sépulture chrétienne.

Cette permission fut rapportée par le chapelain au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras robustes et le transborda de la barque dans le canot.

Le chapelain l'y suivit.

Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.

Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement royaliste, Caracciolo y avait fait tant de bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs, du quartier Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs matelots, et tous ceux qui avaient servi sous l'amiral avaient conservé un vif souvenir de ces trois qualités d'un homme qui commande à d'autres hommes: le courage, la bonté, la justice.

Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces trois qualités.

Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine avec les quelques pêcheurs qu'il rencontra, et à peine le bruit eut-il couru que le corps de l'amiral venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens amis, que tout le quartier fut en rumeur et que le moine n'eut que le choix à faire de la maison où le corps attendrait le moment de la sépulture.

Il donna la préférence à celle qui se trouvait la plus rapprochée de la barque.

Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre; mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau, le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour la transporter à son tour comme il avait fait du tronc.

Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes après, vingt femmes revenaient, chacune criant:

--C'était un martyr: prenez le mien; il portera bonheur à la maison.

Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les prières, que les femmes à genoux faisaient cercle autour du lit où l'amiral était déposé, et que les hommes, debout derrière elles, encombraient la porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine, pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au tronc et l'ensevelit dans un double linceul.

Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier, on entendait retentir les coups de marteau: c'était la bière que l'on clouait à la hâte.

A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y déposa le corps; puis toutes les femmes du quartier y apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que le corps en fut entièrement couvert.

En ce moment, les cloches de la petite église de Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut à la porte.

On ferma la bière: six matelots la prirent sur leurs épaules; le moine la suivit, marchant derrière elle; toute la population de Sainte-Lucie suivit le moine.

Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de l'autel; les chants funèbres commencèrent.

Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo, fondait en larmes et éclatait en sanglots au chant des prêtres qui priaient sur sa bière.

Les hommes se frappaient la poitrine du poing, les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.

On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité universelle frappait le royaume.

Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant au château de l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait et l'on brûlait les patriotes.

Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau improvisé pour lui et qui n'était point celui de sa famille; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune marque distinctive n'indiqua que c'était là que reposait la victime de Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine.

Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent jusqu'au soir sur la tombe, et le moine avec eux.

Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de laurier, qu'il avait laissé derrière la porte de la maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu des marques de vénération que lui donnait toute la basse population, entra au couvent de Saint-Estreim, en sortit un quart d'heure après, en poussant devant lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de la Madeleine.

Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du cardinal, les témoignages de sympathie qu'il recueillit furent encore plus nombreux et surtout plus bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville, et ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue qu'il arriva à la petite maison du cardinal, dont les portes s'ouvrirent devant lui comme devant une ancienne connaissance.

Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte et monta l'escalier qui conduisait au premier étage. Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse, laquelle donnait sur la mer.

Au bruit des pas du moine, il se retourna:

--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.

Le moine poussa un soupir.

--Moi-même, Éminence, dit-il.

--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la campagne. Venez-vous me demander quelque chose? Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, je le ferai. Mais je vous préviens d'avance, ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir n'est pas grand.

Le moine secoua la tête.

--J'espère que ce que je viens vous demander, dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir, monseigneur.

--Parlez, alors.

--Je viens vous demander deux choses, monseigneur: mon congé, la campagne étant finie, et la route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.

Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.

--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous l'avez pris sans me le demander.

--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent, c'est vrai; mais je m'y tenais aux ordres de Votre Éminence.

Le cardinal fit un signe d'approbation.

--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de plus facile que de vous l'indiquer. Mais, auparavant, cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte?

--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.

--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce une pénitence que vous vous imposez?

--C'est une pénitence que je m'impose.

Le cardinal demeura un instant pensif.

--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il.

--J'en ai peur! répondit le moine.

--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de grands pouvoirs de l'Église?

Le moine secoua la tête.

--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence que l'on s'impose soi-même est plus agréable à Dieu que celle qui nous est imposée.

--Et comment comptez-vous faire ce voyage?

--A pied et en demandant l'aumône.

--Il est long et fatigant!

--Je suis fort.

--Il est dangereux!

--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le pauvre Giacobino.

--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop long temps à votre voyage, de demander de temps en temps passage à des capitaines de bâtiment.

--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l'accorderont.

--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d'Acre?

--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques! dit fra Pacifico avec une expression de haine bien prononcée.

--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda Ruffo en fixant sur le moine son oeil perçant.

--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon amiral!

--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon pour eux au tombeau du Christ?

--Pour moi!... pas pour eux.

--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement.

--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine.

--Comment?

--En servant une mauvaise cause.

Le cardinal sourit.

--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise cause?

--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui était la justice, l'honneur, la loyauté en personne--ne pouvait être une bonne cause.

Un nuage passa sur le front du cardinal, qui poussa un soupir.

--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le ciel a fait un miracle.

--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de la singulière apparition qui avait troublé la fête donnée la veille à bord du Foudroyant.

--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher sa mort au roi et à l'amiral Nelson; et, certes, le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût été juste.

Le cardinal baissa la tête.

Puis, après un instant de silence:

--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part involontaire que tu as prise à cette mort?

--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je vous prie de m'enseigner la route la plus directe pour aller en terre sainte.

--La route la plus directe serait de t'embarquer à Tarente et de débarquer à Beyrouth; mais, puisque, tu ne veux rien devoir aux Anglais...

--Rien, monseigneur.

--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par écrit?

--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne craignez rien.

--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent, Manfredonia; à Manfredonia, tu t'embarqueras pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le Pirée et tu iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains; tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries, en même temps, de me pardonner la mienne.

--Votre Éminence aussi a donc commis une faute? demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec étonnement.

--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans le fond des coeurs, me pardonnera peut-être, mais que la postérité ne me pardonnera point.

--Laquelle?

--J'ai remis sur le trône, dont la Providence l'avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va, frère, va! et prie pour nous deux!

Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape sur la route de Jérusalem.



LXXXIX

UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE


On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait abattu la bannière tricolore qui flottait sur le château Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait été remplacée par le drapeau parlementaire.

Ce drapeau parlementaire avait donné si bon espoir au roi, qu'il avait--on doit encore se le rappeler--écrit à Palerme qu'il espérait que la capitulation serait signée le lendemain.

Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s'il ne se rendit point le lendemain: ce fut celle du roi.

Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu'il resta au lit le lendemain toute la journée, tremblant la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait donnée, le cadavre avait été enterré le matin à dix heures, dans l'église de Sainte-Lucie; il faisait un mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard comme celui-là, je ne me fie à rien.»

Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on alla jeter l'ancre entre le château de l'Oeuf et le Château-Neuf.

Prévenu de ce changement, le roi consentit à sortir de sa chambre; mais, avant de monter sur le pont, il s'informa soigneusement si l'on ne voyait pas flotter quelque chose à la surface de la mer.

Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface azurée.

Le roi respira.

Le duc della Salandra, lieutenant général des armées de Sa Majesté Sicilienne, l'attendait pour lui soumettre les conditions auxquelles le colonel Mejean offrait de rendre le fort.

Voici ces conditions:

«Article premier.--La garnison française du fort Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de Sa Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point contre les puissances actuellement en guerre avec la république française, qu'elle ne soit régulièrement échangée.

»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession de la porte du fort dans la journée même de la capitulation.

»Art. III.--La garnison française sortira du fort le lendemain du jour de la capitulation avec armes et bagages; hors de la porte du fort, elle attendra, pour être remplacée par lui, un détachement portugais, anglais, russe et napolitain, qui, la garnison sortie, prendra immédiatement possession du fort; là, elle déposera les armes.

»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée.

»Art. V.--La garnison sera embarquée sur l'escadre anglaise, jusqu'à ce que les bâtiments qui doivent la transporter en France soient prêts.

»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront possession de la porte, tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés.

»Art. VII.--Une garde de soldats français sera mise autour du drapeau français pour empêcher qu'il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu'à ce qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent la relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté pourra flotter sur le fort.

»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières seront conservées à chaque propriétaire; toute propriété de l'État sera consignée avec le fort, et également les effets provenant du pillage.

»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés resteront à Naples avec des chirurgiens français: ils y seront maintenus aux frais du gouvernement français et seront renvoyés en France aussitôt après leur guérison.»

Cette capitulation, rédigée et datée de la veille, était déjà signée MEJEAN, et n'attendait que l'approbation du roi pour recevoir les signatures du duc della Salandra, du capitaine Troubridge et du capitaine Baillie.

Le roi donna son autorisation, et elle fut signée le même jour.

La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation; ce qui prouve qu'il s'était complètement séparé des alliés.

La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11, n'avait été signée que le 12, comme nous avons dit. Ce fut donc le 13 seulement que les alliés se présentèrent à la porte du château Saint-Elme, pour prendre possession de la forteresse.

Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de venir le trouver dans son cabinet.

Salvato se rendit à l'invitation.

Les deux hommes échangèrent un salut poli mais froid. Le colonel montra une chaise à Salvato: celui-ci s'assit.

Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa chaise.

--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous ce qui s'est passé dans cette salle la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous y recevoir?

--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un traité.

--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché fut conclu?

--Il fut convenu que, moyennant vingt mille francs par personne, vous nous déposeriez, la signora San-Felice et moi, sur la terre de France.

--Les conditions ont-elles été remplies?

--Pour une personne seulement.

--Êtes-vous en mesure de les remplir pour l'autre?

--Non.

--Que faire?

--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez me rendre un service que je ne voudrais pas le recevoir de vous.

--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir quarante mille francs pour sauver deux personnes; j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une seulement. Laquelle des deux dois-je sauver?

--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver elle-même.

--Avez-vous donc des chances de vous sauver, vous?

--J'en ai.

--Lesquelles?

--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait l'argent dans la cassette et qui m'annonçait que l'on veillait sur moi?

--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer? Le sixième article de la capitulation dit que tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux alliés.

--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même.

--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait: «Vous pouvez remonter chez vous.»

--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son tour Salvato, sans que l'on pût remarquer la moindre altération dans sa voix.

--Parlez.

--Ai-je le droit de vous demander quel moyen vous emploierez pour assurer le salut de la signora San-Felice? Car, vous le comprenez, si je me dévoue c'est pour qu'elle soit sauvée.

--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger sur ce point les détails les plus minutieux.

--J'écoute.

--Le neuvième article de la capitulation dit que les malades qui ne seront pas en état d'être transportés resteront à Naples. Une de nos vivandières est dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora San-Felice prendra sa place, et son costume, et je vous réponds qu'il ne tombera pas un cheveu de sa tête.

--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur, dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu'à, vous prier de fair porter le plus tôt possible chez la signora le costume qu'elle doit revêtir.

--Il y sera dans cinq minutes.

Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.

Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point que Salvato n'avait pu payer que la moitié de la somme, et elle connaissait l'avarice du colonel Mejean.

Salvato entra dans la chambre le sourire sur les lèvres.

--Eh bien? lui demanda vivement Luisa.

--Eh bien, tout est arrangé.

--Il accepte ta parole?

--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée par l'uniforme français.

--Et toi?

--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui me séparera de toi un instant.

--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude.

--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je suis au service de la France. Rien de plus facile, tu comprends: tous mes papiers sont au palais d'Angri.

--Mais tu me quittes?

--Pour quelques heures seulement.

--Quelques heures? Tu avais dit un instant.

--Un instant, quelques heures. Diable! comme il faut être positif avec toi.

Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa tendrement.

--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle; moi, je suis un roseau. Si tu t'éloignes de moi, je plie à tout vent. Que veux-tu! ton amour est le dévouement, le mien n'est que l'égoïsme.

Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui, ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que Luisa le regarda étonnée.

En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait l'habit de vivandière promis à Luisa.

Salvato profita de cet incident pour changer le cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant les diverses pièces du costume qu'elle devait revêtir, et la toilette commença.

Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que ses soupçons d'un instant étaient effacés. Elle était charmante dans sa jupe courte à revers rouges, et avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.

Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui dire. «Je t'aime! je t'aime! je t'aime!»

Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que toutes les paroles.

L'heure passa comme une seconde.

Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les grenadiers anglais prenaient possession de la porte du fort.

Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur envahit son visage.

Il jeta un regard sur la cour où était la garnison sous les armes.

--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de prendre notre place dans les rangs.

Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato s'était arrêté, et, une dernière fois, en soupirant et en embrassant la chambre d'un regard, avait pressé Luisa contre son coeur.

Là aussi, ils avaient été heureux.

Par ces mots: Les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés, on avait entendu les otages qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, au nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient un groupe à part.

Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux et à Luisa de se mettre en serre-file.

Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir, en cas de besoin, lui porter la plus immédiate protection.

Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait ses engagements avec la plus scrupuleuse régularité.

Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit.

Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs places.

Les tambours débouchèrent par la porte du fort toute l'armée russe, anglaise et napolitaine attendait à l'extérieur.

En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs, le duc della Salandra, le capitaine Troubridge et le capitaine Baillie formaient un groupe.

Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient d'une main leur chapeau, de l'autre leur épée nue.

Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit entendre le mot «Halte!»

Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des rangs.

Puis, comme il était dit dans la capitulation, les soldats déposèrent leurs armes; les officiers gardèrent leur épée, qu'ils remirent au fourreau.

Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe des officiers alliés et dit:

--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation, j'ai l'honneur de vous remettre les otages qui étaient enfermés dans le fort.

--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc della Salandra.

Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait:

--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq, et il sont six.

--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato; le sixième est un ennemi.

Puis, comme les regards des trois officiers étaient fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à son tour remis son épée au fourreau, allait reprendre son rang à la tête de la garnison:

--Je suis, continua le jeune homme d'une voix haute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain, mais général au service de la France.

Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard d'une amante, jeta un cri.

--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il était si simple de ne rien dire!

--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux me perdre avec lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi!

Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta dans les bras du jeune homme en criant:

--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui! la vie ou la mort!

--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous n'avons plus qu'une grâce à vous demander, c'est, pour le peu de temps que nous avons à vivre, de ne point nous séparer.

Le duc della Salandra se retourna vers les deux autres officiers, comme pour les consulter.

Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une certaine compassion.

--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions toutes particulières du roi qui ordonnent de condamner à mort la San-Felice.

--Mais elles ne défendent point de la condamner à mort avec son amant, fit observer Troubridge.

--Non.

--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de nous: donnons-leur cette dernière satisfaction.

--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats napolitains sortirent des rangs.

--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf, dit-il: vous en répondez sur votre tête.

--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement et de reprendre ses habits? demanda Salvato.

--Et où sont ses habits? demanda le duc.

--Dans sa chambre du château Saint-Elme.

--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que vous prenez pour essayer de fuir?

--Je vous jure que madame et moi, dans un quart d'heure, viendrons nous remettre entre vos mains.

--Allez! nous nous fions à votre parole.

Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et Luisa rentrèrent dans le fort.

En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle croyait avoir quittée pour la liberté, l'amour et le bonheur, et où elle rentrait prisonnière et condamnée, Luisa se laissa tomber dans un fauteuil et éclata en sanglots.

Salvato se mit à genoux devant elle.

--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé de me quitter; tu as dit: «Vivre ou mourir ensemble!» Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble; en quelques mois, nous avons épuisé plus de joie que la moitié des créatures humaines n'en éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage? Pauvre enfant! as-tu trop présumé de tes forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée?

Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient sur le visage, et le regarda à travers ses larmes.

--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato, lui dit-elle; tu vois que je n'ai pas peur de la mort, puisque c'est moi qui l'ai cherchée quand j'ai vu que tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans moi, mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le cri qui devait nous réunir s'est fait attendre.

--Chère Luisa!

--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant aux douces heures que nous y avons passées, en songeant que les portes d'un cachot vont s'ouvrir pour nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés l'un de l'autre, marcher à la mort séparés, oh! oui, mon coeur s'est brisé. Mais, à ta voix, regarde! les larmes tarissent, le sourire revient sur mes lèvres. Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous aimerons, et, tant que nous nous aimerons, nous serons heureux. Vienne la mort! si la mort est l'éternité, la mort sera pour nous l'éternel amour.

--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.

Puis, se levant et passant son bras autour de la taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait ses lèvres:

--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout, Aria! Nous leur avons promis d'être de retour dans un quart d'heure: ne les faisons pas attendre une seconde.

Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement son costume de vivandière et revêtit ses anciens habits; puis, avec la majesté d'une reine, avec ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui révèle les déesses, elle descendit l'escalier, traversa la cour, et, appuyée au bras de Salvato, sortit de la forteresse et marcha droit aux trois chefs de l'armée alliée.

--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez, à la fois, les remercîments d'une femme et les bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai déjà dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir permis que nous ne fussions point séparés! Et, si vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble, que nous marchions au supplice ensemble, que nous montions au même échafaud, cette bénédiction, je la renouvellerai sous la hache du bourreau.

Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à Troubridge, qui se reculèrent,--puis au duc della Salandra.

--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre, monsieur, dit celui-ci; mais Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur: je suis un soldat et non un gendarme, et, comme je n'ai aucun ordre relativement à vous...

Il regarda les deux officiers, qui firent signe au duc qu'ils le laissaient absolument le maître.

--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit ce que voulaient dire et les paroles interrompues et le signe qui achevait la pensée du duc della Salandra,--en me rendant la liberté, la rendez-vous à madame?

--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est nominativement désignée par le roi; madame doit être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle ne soit pas condamnée.

Salvato salua.

--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle; nos deux destinées sont inséparables dans la vie comme dans la mort.

Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à laquelle il venait de se fiancer pour l'éternité.

--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait approcher une voiture, vous n'aurez pas l'ennui de traverser les rues de Naples entre quatre soldats.

Luisa fit un signe de remercîment.

Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent la route du Petraïo jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente. Là, une voiture les attendait au milieu d'une grande foule de curieux rassemblés.

Au premier rang de cette foule, était un moine de l'ordre de Saint-Benoît.

Au moment où Salvato passa devant lui, le moine leva son capuchon.

Salvato tressaillit.

--Qu'as-tu? lui demanda Luisa.

--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille; rien n'est perdu!



XC

LA FOSSE DU CROCODILE


Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot qui porte le nom de Fosse du crocodile, le concierge vous montrera d'abord le squelette du gigantesque saurien qui lui a donné son nom, et que la tradition prétend avoir été pris dans cette fosse; puis il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle il s'étend, puis il vous conduira à une porte étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mène à une troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin sur une profonde et obscure caverne.

Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants de leurs semblables, on se heurte à une masse de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit ferme l'orifice d'un puits qui communique avec la mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée et bondissante lance son écume à travers les interstices de la pierre mal jointe au pavé; l'eau salée envahit alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de sa prison.

Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende, sortant du vaste sein de la mer, apparaissait autrefois l'immonde reptile qui a donné son nom à cette fosse.

Presque toujours, il trouvait dans le cachot une proie humaine, et, après l'avoir dévorée, il se replongeait au gouffre.

Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par les Espagnols la femme et les quatre enfants de Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus ni moins qu'un Caligula ou un Néron.

Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile, qui a bien quelque ressemblance avec le peuple, dévora la mère et les enfants.

Ce fut dans ce cachot que le commandant du Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et Luisa.

A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à leur entrée, s'interrompirent dans leur conversation et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, et un cri, tout à la fois de joie et de compassion, les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, une femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent Salvato et se saisirent de ses mains; et tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer s'il y avait plus de contentement que de douleur.

L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était Michele; la femme qui s'était jetée à son cou était Éléonor Pimentel; les trois prisonniers qui avaient entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et Velasco.

--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier Michele; qui nous eût dit que la sorcière Nanno prédisait si juste et devinait si vrai?

Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau.

Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière espérance.

Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée de Salvato et de Luisa n'était pas encore calmé, lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l'on vit apparaître sur le sombre seuil un homme de haute taille, vêtu du costume de général républicain, déjà porté par Manthonnet.

--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, comme Jugurtha: «Les étuves de Rome ne sont pas chaudes.»

--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix.

--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato! Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames, votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel! la signora San-Felice! mais tout est réuni ici: la science, le courage, la poésie, l'amour, la musique. Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.

--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo de sa voix douce et triste.

--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector? demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.

--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez capitulé, le cardinal Ruffo m'a envoyé un double de votre capitulation, et m'a écrit d'en faire autant que vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même temps, de me rendre aux mêmes conditions, me promettant non-seulement la vie sauve, mais encore l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai signé et livré la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain, l'abbé est venu à moi, l'oreille basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle. La nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi lui avait écrit qu'ayant traité avec moi sans pouvoir, il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait à sa tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier les pieds, il m'a fait lier les poings et m'a envoyé à Naples dans une charrette comme on envoie un veau au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf, et quand la porte en a été refermée sur moi, qu'on m'a débarrassé de mes cordes et que l'on m'a conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre tour de conter les vôtres.

Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, sur la foi des traités, et Nelson les avait retenus prisonniers.

--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut fait son récit, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer: Nicolino est sauvé.

Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les bouches, et l'on demanda des détails.

On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir l'amiral que sa vie était menacée; Nicolino était arrivé à la ferme où était caché son oncle une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait appris la trahison du fermier, n'en avait point demandé davantage et était allé rejoindre Ettore Caraffa.

Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait pris part à la défense de la ville pendant les derniers jours; mais, lorsqu'il s'était agi de se rendre et de se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas eu confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons vus au château de la reine Jeanne au commencement de notre récit, c'était le seul qui ne fût point tombé aux mains de la réaction.

Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui les prisonniers; puis, comme nous l'avons dit, ils éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité, ils seraient jugés et exécutés ensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, et l'on sait qu'ils l'avaient mis à profit.

On apporta le souper pour tous, et des matelas pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo mit ses trois nouveaux compagnons au courant des us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà depuis treize jours et treize nuits.

Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.

Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu besoin d'un Dante pour être bien décrit, avait ses démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.

Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.

Et, en effet, on devait penser que, soumis à de pareilles tortures précédant des supplices infamants, le suicide serait invoqué par les prisonniers comme un ange libérateur.

Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait dans les cachots sous prétexte de perquisition, et l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais encore les verres, sous prétexte qu'avec un fragment de verre, on pouvait s'ouvrir les veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait s'en servir comme de cordes ou même en faire des échelles.

L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.

L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse qu'il avait à nourrir.

L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui comme lui.

Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, et qui avait fait honneur à sa royale protectrice en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant à bord du Foudroyant.

Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle de leurs souffrances. S'ils venaient le jour, ils continuaient leur conversation, changeant de place, voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis d'emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions de ses airs les plus gais et de ses chants les plus joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu que chacun, n'ayant que son matelas, se jetait dessus tout habillé.

Pendant ce temps, on transformait, avec toute la célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie et la prison: les prévenus devaient y faire une halte entre la prison et la mort.

La halte était courte, et la mort ne se faisait point attendre. La junte d'État agissait selon le code sicilien, c'est-à-dire en vertu de l'antique procédure des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l'appliquer, une loi du code de Roger, et l'on oubliait que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne l'était le roi Ferdinand, n'avait point déclaré qu'un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au contraire, après avoir signé un traité avec les habitants de Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre lui, l'avait ponctuellement exécuté.

Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la chambre obscure, était terrible, en ce qu'elle ne présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations et les espionnages étaient admis comme preuves, et les dénonciateurs et les espions comme témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait en aide à la vengeance, pour laquelle elle était encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns ni les autres n'étaient les hommes des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus secrètement et sans confrontation avec les accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, qui, n'étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la merci de ses juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé à la porte du tribunal; la sentence était prononcée dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, puis l'échafaud.

Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait la fosse de Favignana, c'est-à-dire une tombe.

Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va d'orient en occident, voit s'élancer, du sein de la mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté d'un fort, c'est-à-dire l'Agusa des Romains, île fatale qui était déjà une prison du temps des empereurs païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de la mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue l'homme le plus robuste.

Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la clémence du roi de Naples!

Revenons à notre récit.

Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons vu que maître Danato était en train de supputer les gains qu'allaient lui procurer les nombreuses exécutions qu'il ne pouvait manquer de faire.

Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats qu'il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.

Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie qui n'avait de comparable que celle du vieux Basso Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait fait aucune grâce aux rebelles.

Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au plus bas, c'était au moins quatre mille exécutions.

Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par exécution, c'étaient quarante mille ducats; quarante mille ducats, c'étaient deux cent mille francs.

Aussi maître Donato et son compère le pêcheur Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de juillet, assis à la même table où nous les avons vus déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le minimum des exécutions.

Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous deux, ne pouvait s'élever à moins de trente à quarante mille ducats.

En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître Donato promettait d'élever la dot jusqu'au chiffre de six cents ducats.

Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, grâce à la bonne humeur que lui donnait cette perspective de potence et d'échafaud, qui s'étendait à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes, allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte s'ouvrit et qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la pénombre, demanda:

--Maître Donato?

--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à qui il avait affaire, et porté qu'il était à la gaieté par les calculs qu'il avait faits et le vin qu'il avait bu.

--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier d'une voix impérative; car ce n'est pas moi qui ai un ordre à recevoir de vous, c'est vous qui avez un ordre à recevoir de moi.

--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude de voir dans les ténèbres, il me semble que je vois briller une chaîne d'argent sur un habit noir.

--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le faites attendre.

--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo. Il paraît que ça va chauffer.

Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence par ce vers poétique:

Polichinelle a trois cochons...

--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement de la table et en courant à la porte. Vous l'avez dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n'est point fait pour attendre.

Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, maître Donato suivit l'huissier de la Vicaria.

Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme à la Vicaria.

La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la révolution napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué la Conciergerie dans la révolution française: elle servit de halte aux condamnés entre le jugement et la mort.

C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression consacrée à Naples, étaient mis en chapelle.

Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale de la prison, n'avait pas servi depuis les exécutions d'Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.

Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait et y faisait faire des réparations.

Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s'ils étaient d'une solidité à toute épreuve.

Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre deux coups et à envoyer chercher le bourreau.

Nous avons, avec une espèce de respect religieux, pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est dans le même état qu'alors.

Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en traversant trois ou quatre grilles de fer.

On monte deux gradins avant d'entrer dans la vraie chapelle, c'est-à-dire dans la chambre où est l'autel. Cette chambre prend sa lumière par une fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée d'un double barreau.

De cette chambre, on arrive, en descendant quatre ou cinq degrés, dans une autre.

C'est dans celle-là que les condamnés passaient les dernières vingt-quatre heures de la vie.

De gros anneaux de fer scellés dans le plancher indiquent la place où les condamnés, couchés sur des matelas, faisaient leur veille d'agonie. Leur chaîne correspondait à ces anneaux.

Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et existe encore aujourd'hui, une grande fresque représentant Jésus en croix et Marie agenouillée à ses pieds.

Derrière cette chambre, et en communication avec elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à part.

C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, que sont introduits les pénitents blancs qui se chargent d'accompagner, d'encourager, de soutenir les condamnés au moment de leur mort.

Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent bianchi, des prêtres et des laïques. Les prêtres écoutent la confession, donnent l'absolution et le viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins l'extrême-onction.

L'extrême-onction étant réservée aux malades, et les condamnés n'étant point malades, mais destinés à périr par accident, ne peuvent recevoir l'extrême-onction, qui est le sacrement de l'agonie.

Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue robe blanche qui leur a fait donner le nom de bianchi, les pénitents n'abandonnent plus le condamné que quand son corps est déposé dans la fosse.

Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle qui sépare la prison de l'échafaud. Sur l'échafaud, ils lui mettent la main sur l'épaule, afin de donner au patient tout le loisir de s'épancher en eux, et le bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la main et disent:

--Cet homme vous appartient.

C'était vers cette dernière étape placée sur la route de la mort, que l'huissier de la Vicaria conduisait maître Donato.

Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche, qui conduisait à la prison, longea tout un corridor bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un escalier, traversa une troisième grille et se trouva à la porte de la chapelle.

Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des bianchi, avec deux serrures et trois verrous.

Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit respectueusement que le procureur fiscal s'aperçût de sa présence et lui adressât la parole.

Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna et découvrit celui qu'il avait envoyé chercher.

--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.

--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit l'exécuteur.

--Vous savez que nous allons avoir pas mal d'exécutions à faire?

--Je sais cela, répondit maître Donato avec une grimace qu'il avait l'intention de faire passer pour un sourire.

--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer, nous nous entendions bien sur le chiffre de vos gages.

--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit maître Donato d'un air détaché. J'ai six cents ducats de fixe et dix ducats de prime par exécution.

--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez, mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout, moi.

--Pourquoi? demanda maître Donato avec un commencement d'inquiétude.

--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille exécutions à dix ducats l'une, cela fait tout bonnement quarante mille ducats, sans compter les appointements fixes, c'est-à-dire à peu près le double de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier jusqu'au président.

--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à moi seul, la besogne qu'ils font tous ensemble, et ma besogne est plus dure: ils condamnent; moi, j'exécute.

Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer qu'un anneau était bien scellé dans le parquet, se dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda maître Donato.

--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato. Mais il y a une différence, cependant, entre vous et les juges: c'est que les juges sont inamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.

--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais refusé de faire mon devoir?

--On vous accuse d'être tiède pour la bonne cause.

--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les bras croisés tout le temps de la soi-disant République.

--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose: c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations contre vous, et plus de douze cents demandes pour vous remplacer.

--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous là, Excellence!

--Et sans augmentation, sans prime, à appointements fixes.

--Mais, Excellence, songez donc au travail que je vais avoir.

--Cela compensera le temps où tu es resté sans rien faire.

--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un pauvre père de famille?

--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta ruine? Est-ce qu'il doit m'en revenir quelque chose? D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, ce me semble, avec huit cents ducats d'appointements.

--D'abord, reprit vivement maître Donato, je n'en ai que six cents.

--La magnificence de la junte ajoute, en raison des circonstances, deux cents ducats à tes gages.

--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez bien que ce n'est pas raisonnable.

--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi, qui commençait à se fatiguer de la discussion; mais je sais que c'est à prendre ou à laisser.

--Mais songez donc, Excellence...

--Tu refuses?

--Mais non! mais non! s'écria maître Donato; seulement, je fais observer à Votre Excellence que j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.

--Elle est jolie, ta fille?...

--C'est la plus belle fille de Naples.

--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille. Seulement, elle viendra toucher elle même.

--Où?

--Chez moi.

--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais n'importe!

--N'importe quoi?

--Je suis un homme ruiné, voilà tout.

Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre qu'un procureur fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria et regagna sa maison, où l'attendaient Basso Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la seconde dans l'inquiétude.

La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte que, comme la plupart des nouvelles de ce monde, en vertu de la loi philosophique de compensation, elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.

Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale de Giovanni, on lui laissa ignorer l'article du traité passé entre son père et le procureur fiscal, article par lequel Marina était obligée d'aller elle-même toucher la prime 1.

Note 1: (retour)

Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie, nous citerons le texte même de l'historien Cuoco:

«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere col carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati, gli parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati perciascuna operazione, che per antico stabilimento il carnefice esigeva del fisco. Credette poter procurare un gran risparmio sostituendo a quella mercede una pensione mensuale. Egli credeva che almeno per dieci mesi dovesie il carnefice essere ogni giorno occupato.»

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