La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5
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Title: La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5
Author: Alexandre Dumas
Release date: April 19, 2007 [eBook #21191]
Most recently updated: December 8, 2018
Language: French
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ALEXANDRE DUMAS
LA
SAN-FELICE
TOME IX
(Publié dans une autre édition
sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome V)
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1876
EMMA LYONNA
LXXXIII
L'APPARITION
L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples
une consternation profonde. À quelque parti que
l'on appartînt, on reconnaissait, dans l'amiral, un
homme à la fois considérable par la naissance et par
le génie; sa vie avait été irréprochable et pure de
toutes ces souillures morales dont est si rarement
exempte la vie d'un homme de cour. Il est vrai que
Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans
ses moments perdus, et, dans ces moments-là, on l'a
vu, il avait essayé de défendre la royauté avec autant
de franchise et de courage qu'il avait défendu
depuis la patrie.
Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers
sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terrible
spectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque,
au coucher du soleil, ainsi que le portait le
jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur
lequel tous les yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu
par rien, plongea dans la mer rapidement, entraîné
par les boulets qu'on lui avait attachés aux
pieds, un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers,
s'échappa de tous les bâtiments, et, courant
à la surface des flots comme la plainte de l'esprit de
la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du Foudroyant.
Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer
dans cette terrible journée, non-seulement le procès,
mais encore l'arrestation de Caracciolo.--Nelson,
on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener
le prisonnier par le Granatello, défendant expressément
de le faire passer par le camp de Ruffo;
car, à coup sûr, le cardinal n'eût point permis qu'un
officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis
quelques jours en complète dissidence sur un point
d'honneur aussi important que celui des traités,
mît la main sur un prince napolitain, ce prince napolitain
fût-il son ennemi; à plus forte raison sur
Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance
sinon offensive, du moins défensive.
On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la
plage de Cotona, le cardinal et le prince s'étaient
promis de se sauvegarder l'un l'autre, et, à cette
époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir,
à moins d'être doué de l'esprit prophétique, on
pouvait aussi bien penser que ce serait le prince qui
sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait
le prince.
Cependant, aux coups de canon tirés à bord du
Foudroyant, et à la vue d'un cadavre suspendu à la
vergue de misaine, on était accouru dire au cardinal
qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir
lieu à bord de la frégate la Minerve. Entraîné alors
par un simple mouvement de curiosité, le cardinal
monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l'oeil nu,
en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya
chercher une longue-vue. Mais, depuis que le
cardinal avait quitté Caracciolo, celui-ci avait laissé
pousser ses cheveux et sa barbe, ce qui, à cette distance
surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux.
En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels
il avait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal
pensa donc que ce cadavre était celui de quelque
espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus
se préoccuper de cet incident, il allait redescendre
dans son cabinet, lorsqu'il vit une barque se détacher
des flancs de la Minerve et s'avancer directement
vers lui.
Cet incident le maintint à sa place.
Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le
cardinal demeurait convaincu que c'était à lui que
l'officier qui la montait avait affaire. Cet officier portait
l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il
eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à
son visage, ce visage ne lui était pas tout à fait inconnu.
Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui,
depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le
cardinal, le salua respectueusement et lui montra le
pli qu'il portait.
Le cardinal descendit et se trouva en même temps
que le messager à la porte de son cabinet.
Le messager s'inclina, et, présentant le papier au
cardinal:
--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son
Excellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate
la Minerve.
--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le
cardinal.
--Non, Votre Éminence, répondit l'officier.
Et, s'inclinant, il se retira.
Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la
main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans
son cabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler
l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait
répondu, avec un désir visible de se retirer: «Il n'y
a point de réponse.» Il le laissa donc continuer son
chemin, rentra dans son cabinet, appela des lunettes
au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et
lut:
Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation,
le jugement, la condamnation et la mort de
François Caracciolo.
Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y
avait plus d'étonnement que de douleur: il croyait
avoir mal lu.
Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre
qu'il avait vu flotter à la pointe d'une vergue, au
bout d'une corde, était celui de l'amiral Caracciolo.
--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras
inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si
les Anglais viennent pendre les princes napolitains
jusque dans le port de Naples?
Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et
ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, il lut:
«Éminence,
Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai
reçu ce matin, de l'amiral lord Nelson, de me porter
immédiatement à bord de son bâtiment accompagné
des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt
cet ordre, et, en arrivant à bord du Foudroyant, j'ai
reçu l'invitation par écrit de former sur le vaisseau
même un conseil de guerre pour y juger le chevalier
don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers
Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter
une sentence sur la peine encourue par son délit.
Cette invitation a été suivie immédiatement, et un
conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers
dudit vaisseau. J'y ai, en même temps, fait
amener le coupable. Je l'ai d'abord fait reconnaître
par tous les officiers comme étant bien l'amiral; ensuite,
je lui ai fait lire les charges réunies contre lui
et lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire
pour sa défense. Il a répondu que oui; et, toute
liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défenses
se sont bornées à la dénégation d'avoir volontairement
servi l'infâme République et à l'affirmation
qu'il ne l'avait fait que contraint et forcé et sous
la menace positive de le faire fusiller. Je lui ai
adressé ensuite d'autres demandes, en réponse desquelles
il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur
de la soi-disant République contre les armées de Sa
Majesté. Il a avoué aussi avoir dirigé l'attaque des
chaloupes canonnières qui s'est opposée à l'entrée
des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré
qu'il ignorait que ces troupes fussent conduites par
le cardinal, et qu'il les regardait simplement comme
des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué avoir
donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la
marche de l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi,
puisqu'il servait contre sa volonté, il n'avait
point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était,
en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement
légitime et d'échapper au gouvernement
usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point pris ce
parti dans la crainte d'être mal reçu.
»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre,
à la majorité des voix, a condamné François Caracciolo
non-seulement à la peine de mort, mais encore
à une mort ignominieuse.
»Ladite sentence ayant été présentée à milord
Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné
qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût
mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue
de misaine et en l'y laissant pendu jusqu'au
coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait
coupée et le corps jeté à la mer.
»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une
heure et demie, le coupable, condamné, était transporté
à bord de la Minerve et mis en chapelle, et,
à cinq heures du soir, la sentence était accomplie
selon l'ordre qui en avait été donné.
»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de
vous faire cette communication, et, avec le profond
respect que je vous ai voué, j'ai l'honneur d'être,
»De Votre Éminence,
»Le très-dévoué serviteur,
»Comte DE THURN.»
Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase.
Cette communication était-elle l'accomplissement
d'un devoir, ou simplement une insulte.
En tout cas, c'était un défi.
Ruffo y vit une insulte.
En effet, seul, comme vicaire général, seul,
comme aller ego du roi, Ruffo avait le droit de vie
et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. D'où
venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais,
dans le port de Naples, sous ses yeux, pour le défier
sans doute,--après avoir déchiré la capitulation,
après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne d'un
soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux
les tartanes qui portaient les prisonniers,--condamnait
à mort, et à une mort infâme, un prince
napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal
à lui par la dignité?
Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils
pouvoirs?
En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à
un autre, les siens étaient annulés.
Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia;
mais lui, Ruffo, n'avait rien à faire avec les îles. Les
îles n'avaient point, comme Naples, été reconquises
par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il n'y
avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau
de Procida, Speciale, était un juge sicilien envoyé
par le roi, et qui, conséquemment, condamnait légalement
au nom du roi.
Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique
George III, comment pouvait-il condamner au nom
de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier?
Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un
instant, tout ce que nous venons de dire se heurta et
bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa résolution
fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi
la lettre suivante:
A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.
«Sire,
»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est
accomplie, et j'en bénis le Seigneur.
»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de
longues fatigues que cette restauration s'est accomplie.
»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une
main et l'épée de l'autre n'existe plus.
»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc
rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti
qu'avec la conviction de servir les desseins de Dieu
et dans l'espérance d'être utile à mon roi.
»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques
et morales m'en fait un besoin, quand ma
conscience ne m'en ferait pas un devoir.
»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de
vouloir bien accepter ma démission.
»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
»F. cardinal RUFFO.»
A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme
par un messager sûr et qui était autorisé à requérir
au besoin la première barque venue pour passer en
Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication
de la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral
anglais accordait vingt-quatre heures aux
républicains de la ville, et quarante-huit à ceux des
environs de la capitale, pour faire leur soumission
au roi Ferdinand.
Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut
celle qu'il avait refusé à Nelson de faire imprimer.
Cette note, comme tout ce qui sortait de la
plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la
violence et de la brutalité.
En lisant cette note et en voyant le pouvoir que
s'y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d'autant
plus d'avoir envoyé sa démission.
Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette
lettre, qui lui annonçait que sa démission était refusée:
«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la
plus profonde attention la très-sage lettre de Votre
Éminence, en date du 29 juin.
»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence
des sentiments de gratitude dont mon coeur sera
éternellement rempli à son égard resterait de beaucoup
au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce
que Votre Éminence me dit à l'endroit de sa démission
et de son désir de repos. Mieux que personne,
je sais combien la tranquillité est chose désirable, et
combien ce calme devient précieux après avoir vécu
au milieu des agitations et de l'ingratitude que porte
avec soi le bien que l'on fait.
»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement,
Votre Éminence: qu'elle sache donc combien je dois
être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis vingt-deux
ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne
puis admettre son affaiblissement; car, quel que soit
son dégoût, les admirables actions qu'elle a accomplies
et la série de lettres à moi écrites avec tant de
finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la
force et toute la puissance de ses facultés. C'est
donc à moi, au lieu d'accepter cette fatale démission
donnée par Votre Éminence dans un moment de
fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre
intelligence et votre coeur à terminer et à consolider
l'oeuvre si glorieusement entreprise par vous, et à la
poursuivre en rétablissant l'ordre à Naples, sur une
base si sûre et si solide, que, du terrible malheur
qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration
pour l'avenir, et c'est ce que me fait espérer le
génie actif de Votre Éminence.
»Le roi part demain soir avec le peu de troupes
qu'il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de choses
s'éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à
moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir
accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux
de voir son entrée à Naples. Entendre les acclamations
de cette partie de son peuple qui lui est restée
fidèle serait un baume infini pour mon coeur et
adoucirait cette cruelle blessure dont je ne guérirai
jamais. Mais mille réflexions m'ont retenue, et je
reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et
fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup
de ceux qui accompagnent le roi vous porteront
de ma part l'expression de ma vraie et profonde
reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration
pour toute la miraculeuse opération que vous avez
accomplie.
»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire
à Votre Éminence que cette capitulation avec les
rebelles m'a souverainement déplu, et surtout après
ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous
avait dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité
ne me permettant pas de vous complimenter. Mais,
aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, et, comme
je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout
s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout
ayant été fait pour le plus grand bien et la plus
grande gloire de l'État.
»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un
peu moins de travail à faire, la prier de m'entretenir
régulièrement de toutes les choses importantes qui
arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à
lui en dire mon avis. Une seule chose me désespère,
c'est de ne pouvoir l'assurer de vive voix de la vraie,
profonde et éternelle reconnaissance et estime avec
laquelle je suis, de Votre Éminence,
»La sincère amie,
»CAROLINE.»
D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs,
par tous les détails précédents, par les lettres des augustes
époux que l'on a déjà lues, par celles de la
reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que
le cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture
nous entraîne à rendre justice, a été, dans cette terrible
réaction de 1799, le bouc émissaire de la
royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes
des erreurs des historiens:--erreurs intéressées de la
part des écrivains royalistes, qui ont voulu le rendre
responsable, aux yeux de la postérité, des massacres
commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une
reine vindicative;--erreurs innocentes de la part des
écrivains patriotes, qui, ne possédant point les documents
que la chute d'un trône pouvait seule mettre
dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point
osé faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible
imputation, et leur ont cherché non-seulement
un complice, mais encore un instigateur.
Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement
nous ne sommes point à la fin, mais à peine sommes-nous
au commencement de la honte et du sang.
LXXXIV
CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE
SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO,
PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN.
On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la
parole de Ruffo, mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato
et Luisa étaient allés chercher un refuge au château
Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge
avait été accordé par le comptable Mejean moyennant
la somme de vingt-cinq mille francs par personne.
Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage
rapide qu'il avait fait à Molise, avait réalisé une
somme de deux cent mille francs.
Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu
près, avaient passé dans l'organisation de ses volontaires
calabrais, dans les dépenses que les besoins
des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide
donnée aux blessés et dans les gratifications accordées
aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins
pendant leur séjour au Château-Neuf.
Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit
Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une
cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la
grotte de Pouzzoles.
Au moment de se séparer de Michele, qui avait
suivi le sort de ses compagnons et qui s'était embarqué
à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter
au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point
complétement dénué sur la terre étrangère, une
somme de trois mille francs.
Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia
au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux
à vingt-trois mille francs.
Son premier acte, au moment où il vint demander,
au prix de quarante mille francs, l'hospitalité convenue
entre le commandant du château Saint-Elme
et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de
la somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en
lui promettant le reste pour la nuit même.
Le colonel Mejean compta les vingt mille francs
avec le plus grand soin, et, comme le compte s'y
trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les
deux meilleures chambres du château, après avoir
enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son
bureau.
Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean
qu'il serait obligé de faire une course de nuit. Il le
priait, en conséquence, de lui donner le mot d'ordre,
afin de pouvoir rentrer au château quand le but de
cette course serait rempli.
Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître
mieux que personne la rigidité des règlements
militaires; qu'il lui était impossible de confier à qui
que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans une
oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du
fort; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à
quitter momentanément le fort, il ajouta qu'il pouvait
faire accompagner Salvato d'un de ses officiers,
ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.
Salvato répondit que la compagnie du colonel
Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si
le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu
la nuit même.
La chose était impossible, le lieutenant-colonel
auquel la garde du château devait être confiée ne
devant revenir que dans la journée du surlendemain.
Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si
c'était pour le payement des vingt mille francs, il
pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la
moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il
pouvait attendre quelques jours.
Salvato répondit que les bons comptes faisaient les
bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel
les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait
pour tous deux.
La vérité était que le colonel Mejean avait réservé
la prochaine nuit à un négociation personnelle.
Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde
ouverture, et, en conséquence, lui avait fait
demander un sauf-conduit pour un de ses officiers,
chargé de nouvelles propositions pour la reddition
du fort.
Cet officier, c'était lui-même.
On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes.
Il s'est trouvé, du commissaire Feypoult
au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête
de Naples, quelques misérables comme les
bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées;
et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient
droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la
face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.
Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir
toutes les ouvertures ayant pour but de ménager
l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure convenue,
c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis
Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une
escorte de dix hommes pour le faire respecter.
Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se
donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et,
sous le titre de secrétaire du commandant du fort,
suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.
A onze heures, après être descendu par l'Infrascata,
la rue Floria et la route de l'Arenaccia, jusqu'au
pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la
maison du cardinal et était introduit près de Son
Éminence.
Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes
de revenir en arrière par les divers embranchements
des nombreux épisodes de notre histoire--dans la
nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût
le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire,
ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge
et Ball, l'assurance que l'amiral ne s'opposait
point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle
observance des traités.
Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean
avait déjà fait une première tentative auprès du
cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette
simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et
non avec de l'or!»
Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean,
fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt,
sans s'en douter, à lui-même:
--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé
de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai
pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles
qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles vous
connaissez sans doute ma réponse?
Mejean se mordit les lèvres.
--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel
Mejean, que j'ai l'honneur de représenter près de
Votre Éminence, dit-il, ont deux faces: l'une spécifique,
et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter;
l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra
qu'à la dernière extrémité, mais à laquelle il
recourra si Votre Éminence l'y force.
--J'écoute, monsieur.
--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel
Mejean, le commandant Massa et le commandant
L'Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions
que des rebelles pouvaient faire et doivent être
trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point
ainsi du colonel Mejean: ce n'est point un rebelle,
c'est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu'il
représente la France. S'il traite, il a donc droit à
une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora
et Massa.
--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici
celle que j'offre: Les Français sortiront du fort
Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec
tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à
leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et
à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur
libre arbitre.
--Je ne vois pas là une grande amélioration sur
le traité fait entre Votre Éminence et les commandants
Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient tambours
battants, mèche allumée, et avaient droit de
rester à Naples ou de se retirer en France.
--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer,
ils déposaient les armes.
--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra.
Qu'eussent fait de leurs armes des bourgeois
révoltés partant pour l'exil ou restant chez eux?
--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du
moins, répliqua le cardinal, la question d'orgueil
militaire est complétement mise de côté?
--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques
et les sots. Les hommes intelligents,--et
Votre Éminence ne trouvera point mauvais que je
la range dans cette dernière catégorie,--les hommes
intelligents voient au delà de cette fumée qu'on appelle
la vanité.
--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que
voit le commandant Mejean au delà de cette fumée
que l'on appelle la vanité?
--Il voit une affaire, et même une bonne affaire,
pour Votre Éminence et lui.
--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires,
monsieur, je vous en préviens. N'importe,
expliquez-vous.
--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai;
mais le troisième, et par sa position et par les hommes
qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien
nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs,
où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée
pour faire le siége d'une citadelle comme celle
que commande le colonel Mejean? Vous échouerez
en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence
perdra tout le mérite d'une campagne magnifique,
tandis que, pour quelques misérables centaines de
mille livres que vous pouvez, en supposant que vous
ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples
vous couronnez l'édifice de la restauration et vous
pouvez dire au roi: «Sire, le général Mack, avec une
armée de soixante mille soldats, avec cent canons,
avec un trésor de vingt millions, a perdu les États
romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi,
avec quelques paysans, j'ai reconquis tout ce que le
général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il est
vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre
le fort Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million
comparé au dégât qu'il pouvait faire? Car, enfin,
sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous
ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point
pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la
preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue par votre
auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus
d'une certaine hauteur, attendu qu'à une certaine
hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets
et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était
point une perte de cinq cent mille francs ou d'un
million, c'était une perte incalculable.» Et, devant
cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi,
est un homme d'un trop grand sens pour ne
point vous donner raison.
--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel
Mejean compte bombarder Naples?
--Mais sans doute.
--Ce sera une infamie gratuite.
--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime
défense: on nous attaque, nous ripostons.
--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque,
et, comme on vous attaquera du côté opposé
à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la
ville.
--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes?
--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la
chose est parfaitement sue, au contraire.
--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en
ce cas.
--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit
militaire, au lieu de porter l'habit bourgeois, vous
sauriez qu'une des premières lois de la guerre défend
aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un
point d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries
que l'on dirigera contre le château Saint-Elme étant
établies du côté opposé à la ville, le feu du château
Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions
qui régissent les peuples civilisés, ne pourra
lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule
bombe du côté opposé aux batteries qui l'attaqueront.
Ne vous obstinez donc pas dans une erreur
que ne commettrait certainement point le colonel
Mejean, si j'avais l'honneur de discuter avec lui, au
lieu de discuter avec vous.
--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur,
et qu'au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait
Votre Éminence?
--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois
reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la
France, qui se prétend à la tête de la civilisation,
doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit
s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et,
comme il n'y a pas de forteresse imprenable, et que,
par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour
ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus
aux créneaux de la citadelle.
--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit
le faux secrétaire avec une feinte gaieté.
--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant
à la force de ses poignets appuyés sur la table
et en regardant fixement l'ambassadeur.
--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait
donc encore quelque chose après avoir été pendu?
--Non, mais avant de l'être, monsieur.
--Et que lui arriverait-il, monseigneur?
--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant
comme indigne de son caractère et de son rang de
discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie
des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait
à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à
l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.
Le plénipotentiaire tressaillit.
--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix
jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire,
comme vous n'êtes point le commandant du château
Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je
me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter
mot pour mot la conversation que nous venons
d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement
qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir
aucune nouvelle négociation avec moi.
Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié
poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel,
qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation
manquée qu'humilié de l'injure qui lui était
faite.
LXXXV
OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT
SUR SALVATO
C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et
Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fort
Saint-Elme: le même jour, les châteaux devaient
être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.
Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu
voir les Anglais prendre possession des forts et les
patriotes descendre dans les tartanes.
Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon
les conditions du traité, Salvato conserva les doutes
qu'il avait conçus sur sa complète exécution.
Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant
toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l'ouest,
et s'était opposé à ce que les tartanes missent à la
voile.
Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait
sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était
devenu tout à fait favorable au départ; cependant,
les tartanes ne bougeaient pas.
Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les
regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu'il fut
joint par le colonel Mejean, lequel lui annonça que,
contre son attente, le lieutenant-colonel étant de
retour au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne
le pensait, rien ne s'opposait à ce qu'il l'accompagnât
dans la course qu'il comptait faire la prochaine
nuit.
La chose fut donc arrêtée.
La journée se passa en conjectures. Le vent continuait
d'être favorable, et Salvato ne voyait faire
aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu'il
se préparait quelque catastrophe.
Du point élevé où il se trouvait, il planait sur
tout le golfe, et pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue,
tout ce qui se passait dans les tartanes et même
sur les vaisseaux de guerre.
Vers cinq heures, une barque, montée par un officier
et quelques marins, se détacha des flancs du
Foudroyant et s'avança vers l'une des tartanes.
Il se fit alors un grand mouvement à bord de la
tartane que la barque venait d'accoster; douze
personnes furent tirées de la tartane et descendirent
dans la barque; puis la barque volta et rama de
nouveau vers le Foudroyant, sur le pont duquel
montèrent les douze patriotes, qui bientôt, pour ne
plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du
vaisseau.
Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication,
lui donna beaucoup à penser.
La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean
inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la
cause en lui faisant part du marché qu'il avait conclu
avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur
commun salut.
Luisa serra la main de Salvato.
--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai
toute une fortune chez les pauvres Backer.
--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement
à toi, répondit en souriant Salvato, n'était-il
pas convenu que nous ne toucherions qu'à la dernière
extrémité?
Luisa fit un signe affirmatif.
Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers
les onze heures, on discuta si l'on irait au tombeau
de Virgile, distant d'un quart de lieue à peu près du
fort Saint-Elme, avec une petite escorte, c'est-à-dire
en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si
Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.
On opta pour le déguisement.
On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu
que, si l'on faisait quelque rencontre inattendue,
ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il
parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était
impossible de le reconnaître pour ce qu'il était.
L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit,
tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux
ouvriers revenant de l'ouvrage et regagnant leur
maison.
La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La
lune, de temps en temps, disparaissait derrière des
masses de vapeurs dont elle avait peine à percer
l'opacité.
Ils sortirent par une petite poterne faisant face au
village d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt
un petit sentier tournant à gauche et conduisant à
Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement
dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit
hors du village, laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo,
et, par l'étroit sentier qui conduit à la rampe
du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que
l'on est convenu de désigner au voyageur sous le
nom de tombeau de Virgile.
--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de
vous apprendre ce que nous venons chercher ici.
--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume?
--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne
vaut pas la peine d'être désignée sous le non de trésor.
Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il ou souriant,
elle est suffisante pour m'acquitter envers
vous.
Salvato s'avança vers le laurier et commença de
fouiller la terre avec sa pioche.
Mejean le suivait d'un oeil avide.
Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna
sur un corps dur.
--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec
une attention ressemblant à de l'anxiété.
--N'avez-vous point entendu raconter, colonel,
dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient
les gardiens naturels des trésors?
--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne
crois point à tout ce que l'on me raconte... Mais
chut! n'entendez-vous point du bruit?
Tous deux écoutèrent.
--C'est une charrette qui roule dans la grotte de
Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques
secondes.
Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec
les mains.
--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette
terre a été nouvellement remuée.
--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie,
mon hôte.
--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en
tirant le coffret hors de terre: la cassette est vide.
Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait
trop Mejean pour ignorer qu'il ne lui ferait point de
grâce, et, d'ailleurs, il ne voulait point lui en demander.
--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent
et laissé la cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous
sonner quelque chose.
--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide.
D'ailleurs, entrons dans le columbarium, nous l'ouvrirons.
--Vous en avez la clef?
--Elle s'ouvre par un secret.
On entra dans le columbarium; Mejean tira de
sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet
et alluma.
Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit.
Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or,
elle contenait un billet.
Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps:
--Un billet!
--Je comprends, dit Salvato.
--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le
colonel.
--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune
homme.
Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne
sourde, il lut:
«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la
nuit du 27 au 28, chercher l'or qui était dans cette
cassette, que je remets à cette même place, avec le
présent billet.
» Frère JOSEPH.»
--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean.
--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit
dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivés à
temps.
--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda
vivement Mejean.
--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas
si grand que vous le croyez, et peut-être même n'y
a-t-il pas de mal du tout.
--Vous connaissez ce frère Joseph?
--Oui.
--Vous êtes sûr de lui?
--Un peu plus que de moi-même.
--Et vous savez où le trouver?
--Je ne le chercherai même pas.
--Comment ferons nous, alors?
--Mais nous laisserons les conventions dans les
mêmes termes.
--Et les vingt mille francs?
--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons
cru les trouver: voilà tout.
--Quand?
--Demain.
--Vous êtes sûr?
--Je l'espère.
--Et si vous vous trompiez?
--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du
Prophète: «Dieu est grand!»
Mejean passa la main sur son front humide de
sueur.
Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité
avait à peine été troublée un instant.
--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette
cassette à sa place et retourner au château.
--Les mains vides? fit piteusement le colonel
--Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y
retourne avec ce billet.
--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda
Mejean.
--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato
en remettant le coffret à sa place et en ramenant
dessus la terre avec ses pieds.
--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq
mille francs?
--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude
d'être aimé de son père... Mais rentrons au château
comme je le disais, mon cher colonel, et, demain, à
dix heures, venez me trouver.
--Pour quoi faire?
--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de
vingt mille francs, à vue sur la première maison de
banque de Naples.
--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à
Naples, une maison de banque qui payera à vue un
billet de vingt mille francs?
--J'en suis sûr.
--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont
pas si bêtes que de payer en temps de révolution.
--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour
payer même en temps de révolution, et ceux-là pour
deux raisons: la première, parce que c'étaient d'honnêtes
gens...
--Et la seconde?
--Parce qu'ils sont morts.
--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors?
--Justement.
--En ce cas, c'est autre chose.
--Vous avez confiance?
--Oui.
--C'est bien heureux!
Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier
qui, en temps de révolution, payait à vue une
lettre de change: c'était plus que Diogène ne demandait
à Athènes.
Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait
le coffret. En cas de retour de son père, l'absence du
billet devait lui dire que Salvato était venu.
Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient
déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux
premiers rayons du jour. Les nuits, au mois de juin,
sont, on le sait, les plus courtes de l'année.
Luisa attendait debout et tout habillée le retour
de Salvato: son inquiétude ne lui avait point permis
de se coucher.
Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé.
Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à
la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une
somme de vingt mille francs.
Puis, tendant le papier à Salvato:
--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel;
le pauvre homme dormira mieux avec cette
lettre de change sous son oreiller. Je sais bien,
ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille
francs, il lui reste notre tête; mais je doute que toutes
les deux ensemble, une fois coupées, il les estimât
vingt mille francs.
L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait
été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé la
veille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept
personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre
sur la maison Backer.
Depuis la veille, les payements avaient cessé.
LXXXVI
LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ
Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche
même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition,
Nelson avait envoyé au colonel Mejean l'intimation
suivante:
«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et
le commandant en chef de l'armée russe vous ont
fait sommation de vous rendre: je vous préviens
que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé
de deux heures, vous devrez en subir les conséquences,
et que je n'accorderai plus rien de ce qui
vous a été offert.
»NELSON.»
Pendant les jours qui suivirent cette sommation,
c'est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à faire
arrêter les patriotes, à marchander la trahison du
fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette
oeuvre de honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation
des patriotes qui n'étaient point encore entre
ses mains et du siége du château Saint-Elme.
En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge
avec treize cents Anglais, tandis que le capitaine
Baillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.
Pendant les six premiers jours, Troubridge fut
secondé par son ami le capitaine Ball; mais, celui-ci
ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine
Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait
fait cadeau à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand
mât du vaisseau français l'Orient.
Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une
fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui,
par ses négociations, avait compromis l'honneur
national, voulut sauver l'honneur français.
Il se défendit courageusement, et le rapport à lord
Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage,
rapport qui commence par ces mots: «Pendant un
combat acharné de huit jours, dans lequel notre artillerie
s'est avancée à cent quatre-vingts yards des
fossés...» en est un éclatant témoignage.
Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les
bras croisés sous sa tente.
Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux
bâtiments que l'on crut reconnaître, l'un pour anglais,
l'autre pour napolitain, et qui, passant à l'ouest
de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.
Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette
île deux vaisseaux, dont l'un, le Sea-Horse, portait
le pavillon anglais, et l'autre, la Sirène, portait non-seulement
le pavillon napolitain, mais encore la
bannière royale.
Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette
lettre, sans grande importance pour notre histoire,
mais qui prouvera du moins que nous n'avons
laissé passer aucun document sans l'avoir lu et
utilisé.
«Procida, 9 juillet 1799.
»Mon éminentissime,
»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une
lettre que j'ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leur
connaître immédiatement, et rendez-moi compte de
l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel
j'ai longuement causé ce matin. Vous comprendrez
ma détermination à l'égard des employés du barreau.
»Que Dieu vous garde comme je le désire.
»Votre affectionné,
»FERDINAND B.»
Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet,
il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui
lui annonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient
de venir.
Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il
n'avait point encore reçu la démission:
«Palerme, 2 juillet 1799.
»Mon éminentissime,
»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout
que j'ai reçue dans la soirée du 20, m'ont vraiment
consolé en me montrant que les choses prennent
un bon pli, celui que je désirais, que je m'étais
fixé d'avance pour faire marcher d'accord les affaires
terrestres avec l'aide divine et vous mettre en état de
me mieux servir.
»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral
Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur
à ma parole, je partirai avec un convoi de troupes
pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous
communiquerai mes ordres et prendrai toutes les
dispositions nécessaires pour le bien, la sécurité et
la félicité de tous les sujets qui sont restés fidèles.
»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant
que vous retrouverez en moi,
»Votre toujours affectionné,
»FERDINAND B.»
Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait,
non point sur le Sea-Horse, comme l'y avait
invité Nelson, mais sur la frégate la Sirène. Il craignait,
en donnant, au retour, le même signe de
préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en
allant,--il craignait, disons-nous, de porter à son
comble la désaffection de la marine napolitaine, déjà
grande par suite de la condamnation et de la mort
de Caracciolo.
Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit
au cardinal; mais on peut voir, malgré la protestation
d'amitié qui termine la lettre, ou plutôt par
cette même protestation d'amitié, qu'il y a un refroidissement
visible entre ces deux illustres personnages.
Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala.
La reine avait voulu rester à Palerme: elle
savait combien elle était impopulaire à Naples et
avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe
du roi.
Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant
le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût
pour le travail, dressant lui-même la liste des membres
de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer,
et celle des coupables qu'elle allait avoir à
juger.
Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre,
en cette circonstance, le roi Ferdinand,--cette
double liste, que nous avons eu entre les mains et
que nous avons renvoyée des archives de Naples à
celles de Turin, étant tout entière écrite de la main
de Sa Majesté.
Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la
liste des bourreaux: à tout seigneur tout honneur!
Puis nous y mettrons celle des victimes.
Cette junte d'État nommée par le roi se composait
ainsi:
Le président: Felice Ramani;
Le procureur fiscal: Guidobaldi;
Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don
Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don Vicenzo
Speciale.
Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni.
Procureur des accusés: don Alessandro Nara.
Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli
et Mulès.
Les deux derniers, comme on le comprend bien,
n'étaient qu'une fiction de légalité.
Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire
de condamner extraordinairement et sans appel,
A MORT:
Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur
Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme,--Nicolino
Caracciolo en tête, bien entendu;
(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu
mission de Salvato de sauver l'amiral Caracciolo,
étant arrivé à la ferme le jour même de son arrestation,
et ayant appris la trahison du fermier, n'avait
point perdu un instant, s'était jeté dans la
campagne et était venu se mettre sous la protection
du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)
Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à
Naples;
Tous ceux qui avaient pris les armes contre les
lazzaroni;
Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé
des relations avec les Français;
Tous les magistrats de la République;
Tous les représentants du gouvernement;
Tous les représentants du peuple;
Tous les ministres;
Tous les généraux;
Tous les juges de la haute commission militaire;
Tous les juges du tribunal révolutionnaire;
Tous ceux qui avaient combattu contre les armées
du roi;
Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles
III;
Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient
planté l'arbre de la liberté;
Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré
ou même simplement assisté à la destruction
des emblèmes de la royauté et des bannières bourboniennes
ou anglaises;
Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans
leurs discours, s'étaient servis de termes offensants
pour la personne du roi, de la reine, ou des membres
de la famille royale.
C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés
de mort par une seule et même ordonnance.
Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles
qui n'emportaient que la condamnation à l'exil, menaçaient
à peu près soixante mille personnes.
C'était plus du quart de la population de Naples.
Cette occupation, que le roi regardait comme pressée
avant toutes, lui prit toute la journée du 9.
Le 10 au matin, la frégate la Sirène quitta le port
de Procida et fit voile vers le Foudroyant.
A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que
le Foudroyant, au coup de sifflet du contre-maître, se
pavoisa comme pour une fête, et que l'on entendit
les premières détonations d'une salve de trente et un
coups de canon.
Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida;
la canonnade partie des flancs du Foudroyant
apprit au peuple qu'il était à bord du vaisseau
amiral.
Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage
de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude
de barques, ornées de bannières de toutes couleurs,
sortirent du port, ou plutôt se détachèrent de
la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer
le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment,
et pendant que le roi était sur le pont, regardant,
avec une longue-vue, le château Saint-Elme,
contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans
doute, le canon anglais faisait rage, un boulet anglais
coupa, par hasard, la hampe du drapeau français
arboré sur la forteresse, comme si les assiégeants
eussent calculé ce moment pour donner au
roi ce spectacle, qu'il regarda comme un heureux
présage.
Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore
qui reparût, ce fut la bannière blanche, c'est-à-dire
le drapeau parlementaire.
L'apparition inattendue de ce symbole de paix,
qui semblait ménagée pour l'arrivée du roi, produisit
un effet magique sur tous les assistants, qui éclatèrent
en hourras et en applaudissements, tandis que
les canons du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et
du château del Carmine répondaient joyeusement
aux salves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.
Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on
nous permette d'emprunter quelques lignes à Dominique
Sacchinelli, l'historien du cardinal: elles sont
assez curieuses pour trouver place ici, n'interrompant
d'ailleurs aucunement notre récit.
«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers
accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cette
révolution.
»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins
de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale
qui flottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina
l'entrée des troupes françaises à Naples.
»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de
Cotrone la bannière républicaine, et cet accident,
considéré comme un miracle, amène la révolte de la
garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes
l'occupation du château.
»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française,
déployée au-dessus du château Saint-Elme,
amène la capitulation de ce fort.
»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter
les dates verrait que tous ces accidents, de
même que les plus importants qui eurent lieu pendant
l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des
vendredis.»
Détournons les yeux du château Saint-Elme, où
nous aurons plus d'une fois encore l'occasion de les
reporter, pour suivre du regard une barque qui se
détache du rivage un peu au-dessus du pont de la
Madeleine, et s'avance, sans pavillon, silencieuse et
sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes et
pavoisées.
Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de
l'hommage qu'il va faire au roi de son royaume reconquis,
vient lui demander, pour toute grâce, de
maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de
ne pas faire à son honneur royal la souillure d'un
manque de parole.
Voilà encore une de ces occasions où le romancier
est forcé de céder la plume à l'historien, et des faits
où l'imagination n'a pas le droit d'ajouter un mot
au texte implacable de l'annaliste.
Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les
lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées
d'un livre publié par Dominique Sacchinelli en
1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce
grand étouffeur de la presse, et publié avec permission
de la censure.
Voici les propres paroles de l'honorable historien:
«Pendant que l'on traitait avec le commandant
français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinal
se rendit à bord du Foudroyant, pour informer
de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé
avec les Anglais, à l'endroit de la capitulation du
Château-Neuf et du château de l'Oeuf, et du scandale
que produisait la violation de ces traités. Sa
Majesté se montra d'abord disposée à observer et à
suivre la capitulation; cependant, elle ne voulut rien
décider sans avoir entendu Nelson et Hamilton.
»Tous deux furent appelés à donner leur avis.
»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique,
que les souverains ne traitaient pas avec leurs sujets
rebelles, et déclara que le traité devait être nul et
non avenu.
»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta
une haine profonde contre tout révolutionnaire
à la mode française, disant qu'il fallait extirper
jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux
malheurs, puisque, les républicains étant obstinés
dans le péché et incapables de repentir, ils commettraient,
aussitôt que s'en présenterait l'occasion, de
pires et plus funestes excès, et qu'enfin l'exemple de
leur impunité servirait d'aiguillon à tous les malintentionnés.
»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces
les remontrances faites par le cardinal Ruffo au moment
du traité, de même il réussit par ses intrigues à
paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de
clémence qu'il avait un moment manifesté.»
Le roi décida donc, malgré les instances que le
cardinal Ruffo poussa jusqu'à la supplication, Nelson
et Hamilton, ces deux mauvais génies de son
honneur, entendus,--que les capitulations du château
de l'Oeuf et du Château-Neuf seraient tenues
pour nulles et non avenues.
A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal,
se voilant le visage d'un pan de sa robe de
pourpre, descendit dans le bateau qui l'avait amené
et rentra dans cette maison où les traités avaient été
signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de
rétablir aux vengeances, tardives peut-être, mais
certaines, de la justice divine.
Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du
Foudroyant et des felouques qui devaient les conduire
en France furent débarqués et conduits, enchaînés
deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf,
du Château-Neuf, du château des Carmes et de la
Vicairie. Et, comme ces prisons n'étaient pas suffisantes,--les
lettres du roi elles-mêmes accusent
huit mille captifs,--ceux qui ne purent tenir dans
ces quatre châteaux furent conduits aux Granili,
convertis en prisons supplémentaires.
Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le
roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus,
et, par conséquent, ils se remirent à piller, à
brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais.
Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le
commencement de ce livre, de ne rien affirmer des
horreurs commises à cette époque, de si haut ou de
si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de
documents authentiques, nous emprunterons les
lignes suivantes à l'auteur des Mémoires pour servir
à l'histoire des révolutions de Naples:
«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par
les crimes et les infamies de toute espèce qui furent
commis et desquels ma plume se refuse à tracer le
tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais
royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept
malheureux arrêtés quelques jours auparavant, et
poussèrent la cruauté jusqu'à manger les membres,
tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme
archiprêtre Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet
immonde banquet,»
Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait
remarquer à cette orgie d'anthropophages: de même
que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette
horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.
Cet homme était Gaetano Mammone.
Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone
buvait le sang à même les blessures. Le hideux
vampire a laissé une telle impression de terreur
dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui
encore, aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de
quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c'est-à-dire
du pays où il était né, n'a osé répondre à mes
questions et me donner des renseignements sur lui.
«Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin!»
voilà ce que j'ai entendu dire par dix vieillards qui
l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse
qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui
l'avaient vu s'enivrer de cette odieuse boisson.
Mais un homme que l'on se fût attendu à voir
prendre une part frénétique à la réaction, et qui,
au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre
part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec
terreur, c'était fra Pacifico.
Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo,
pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti
toutes ses convictions l'abandonner. Comment pendait-on
comme traître et comme jacobin un homme
qu'il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et
combattre avec tant de courage?
Puis un autre fait jetait encore un grand trouble
dans son esprit, étroit mais loyal: comment, après
avoir tant fait,--et fra Pacifico savait mieux que
personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir
tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans
puissance, mais à peu près disgracié? et comment
était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa qualité de
bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique,
qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait
les jacobins,--comment était-ce Nelson qui avait
maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait,
qui pendait?
On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de
quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort
que celui de fra Pacifico.
Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre
moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi,
de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur
exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales
devenait trop grande, on le voyait même détourner
la tête et s'éloigner, sans frapper comme
d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si
c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé
d'une idée secrète, cette fameuse tige de laurier,
autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin,
sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long
voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et
pensives, ses deux mains et son visage.
Quelques personnes, qui avaient remarqué ce
changement et que ce changement préoccupait, prétendaient
même avoir vu fra Pacifico entrer dans des
églises, s'y agenouiller et prier.
Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela
ne voulaient pas le croire.
LXXXVII
L'APPARITION
Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples,
il y avait grande fête dans le port.
D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche
élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de
la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait
à capituler, et des négociations s'étaient à l'instant
même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine
Troubridge. Les principales questions étaient
arrêtées; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à
avoir, du moins à paraître conserver quelques égards
pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures
de l'après-midi, le billet suivant:
«A bord du Foudroyant, 10 juillet 1769.
»Mon éminentissime, je viens, par la présente,
vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera
à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable
en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec
cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en
même temps, comme le méritent ses bons services et
les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir avant
l'Ave Maria. Conservez-vous en bonne santé, et
croyez-moi toujours
»Votre même affectionné,
»FERDINAND B.»
Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à
Naples,--arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au
soir;--mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson
et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux
don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près
de son frère.
Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais
eu la moindre intention de conspirer, se trouva
prêt à l'heure indiquée, et partit pour Palerme sans
faire d'observations.
Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir,
le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le
roi avait écarté le rapport de son juge de confiance
Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues
le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix
et distribué ses invitations pour le soir.
Il y avait bal et souper à bord du Foudroyant.
En un tour de main, et comme il arrive lorsque
se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons
de l'entre-pont furent enlevées, chaque canon devint
un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements,
et, à neuf heures du soir, le vaisseau,
illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois,
était prêt à recevoir ses invités.
On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme
une illumination mouvante, se détacher du rivage
des centaines de barques, les unes portant les élus
qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs
qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades;
les autres, enfin, contenaient les simples
curieux venant pour voir et surtout pour être vus.
Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes,
couvertes de diamants et de fleurs, et
d'hommes bariolés de cordons et constellés de croix.
Tout cela s'était tenu caché sous la République, et
semblait sortir de terre au soleil de la royauté.
Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette
journée du 10 juillet, s'était levé et se couchait à
travers une vapeur de sang!
Le bal commença: il avait lieu sur le pont.
Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse
mouvante, illuminée de sa base à son faite,
qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont
tous les cordages disparaissaient sous des branches
de laurier.
Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la
fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre
1798.
Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition,
mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre
encore que la première!
Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore
que l'amour, avait réuni une cour à laquelle il ne
manquait que les quelques personnes qui avaient
suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane
était la reine, se pressaient, nous l'avons dit,
plus de cent barques chargées de musiciens, qui,
exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau,
étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par
une lune magnifique, une nappe d'harmonie.
Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique,
fille de la molle Eubée, et son golfe était bien
celui des sirènes.
Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le
lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait
pas fourni un dais plus constellé d'étoiles, la mer
miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus
parfumée.
Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de
douleur, poussé par ceux que l'on égorgeait passait
dans l'air, au milieu du frémissement des harpes,
des violons et des guitares, pareil à une plainte de
l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de
fête, n'avait-elle pas eu, elle aussi, les gémissements
des esclaves sur lesquels on essayait des poisons?
A minuit, une fusée qui éclata dans le profond
azur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles
d'or, donna le signal du souper. Le bal cessa, sans
que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus
convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée
jusque-là avait été défendue par des sentinelles.
Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en
vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus,
Flore et Pomone avaient réuni, à bord du
Foudroyant, leurs trésors les plus précieux. Les vins
de France, de Hongrie, de Portugal, de Madère, du
Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteilles
du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu
donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs,
mais encore celle de toutes les pierres précieuses,
depuis la limpidité du diamant jusqu'au carmin
du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout
entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et
de saphirs, des faisans dorés dressant hors du plat
leur tête de pourpre et d'or, des poissons à épée
menaçant les convives de leur lame, des langoustes
gigantesques descendant en droite ligne de celles
qu'Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de
toute espèce, des fleurs de toute saison, encombraient
une table qui s'étendait de la proue à la poupe de
l'immense bâtiment, dont la longueur devenait
incommensurable, centuplée qu'elle était par d'immenses
glaces dressées à ses extrémités. A bâbord
et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à
gauche, tous les sabords étaient ouverts, et, à la
poupe, aux deux côtés de la glace, deux grandes
portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait
de balcon à l'amiral.
Entre chaque sabord étincelaient--ornements
pittoresques et guerriers tout à la fois--des
trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de
piques et de haches d'abordage dont les lames, si
souvent rougies de sang français, réfléchissaient et
renvoyaient, éblouissant, l'éclat de mille bougies, et
semblaient des soleils d'acier.
Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux
repas du palais royal, de la Favorite et de Caserte,
il ne put, en mettant le pied sur le plancher de cette
nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration.
Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du
Tasse, n'offraient rien de plus féerique ni de plus
merveilleux.
Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir
à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et
devant lui sir William. Les autres prirent place, selon
les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus
ou moins rapprochés du roi.
Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement
sur cette double file de convives. Peut-être
pensait-il que celui qui avait les premiers droits
à cette fête en était non-seulement absent, mais
exilé, et prononçait-il tout bas le nom du cardinal
Ruffo.
Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps
dans son esprit une bonne pensée, surtout
lorsque cette bonne pensée portait avec elle le reproche
d'ingratitude.
Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui
était habituel, et, de même qu'il avait dit, en rentrant
à Caserte, après sa fuite de Rome: «On est
mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les
mains en disant, par allusion à la tempête qu'il avait
essuyée lors de sa fuite en Sicile:
--On est mieux ici que sur la route de Palerme!
Une rougeur passa sur le front blafard et maladif
de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de
l'amiral napolitain pendant cette traversée, à l'injure
qu'il lui avait faite en venant, déguisé en pilote,
à son bord, et en conduisant le Van-Guard au milieu
des écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme,
écueils dans lesquels, moins pratique de ces parages
difficiles, il n'avait point osé s'aventurer.
L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un
sourire crispa ses lèvres,--probablement celui de
la vengeance satisfaite.
Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point
dé port!
A la fin du souper, la musique joua le God save
the king, et Nelson, avec cet implacable orgueil anglais
qui n'observe aucune convenance, se leva, et,
sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa
table un autre souverain, porta la santé du roi
George.
Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à
la table de Nelson et ceux des matelots postés sur les
vergues répondirent à ce toast; les canons de la
seconde batterie éclatèrent.
Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires,
cachait une grande science et surtout une grande
observation de l'étiquette, se mordit les lèvres jusqu'au
sang.
Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à
son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes
hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes
honneurs.
Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on
avait interverti l'ordre des toasts et que c'était à lui
qu'était dû l'honneur de la santé.
Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment
et qui se pressaient surtout à l'arrière avaient
fait entendre de frénétiques acclamations, le roi jugea
qu'il devait partager ses remercîments entre les
convives présents et ceux qui, moins heureux, mais
non moins dévoués, entouraient le Foudroyant.
Il fit donc un léger signe de tête pour remercier
sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortit
sur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte,
par dévouement ou par bassesse, venaient de lui
donner cette marque de sympathie.
A la vue du roi, les hourras, les applaudissements,
les acclamations, éclatèrent; les cris de «Vive le
roi!» semblèrent sortir du fond de l'abîme pour
monter au ciel.
Le roi salua et commença le geste de porter la
main à sa bouche; mais tout à coup sa main s'arrêta,
son regard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement,
ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un
cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur,
érailla sa gorge et sortit de sa poitrine.
En même temps, un grand tumulte se fit à bord
des barques, qui s'écartèrent à droite et à gauche en
laissant un grand espace vide.
Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à
voir, sortant de l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre
d'un homme que, malgré les algues dont était couverte
sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré
sa barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait
reconnaître pour celui de l'amiral Caracciolo.
Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré
du fond de la mer, où il dormait depuis treize jours,
pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de
la flatterie et de la lâcheté.
Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu;
tout le monde l'avait reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand
était resté le bras suspendu, le regard fixe,
l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi
les barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime
et précipité.
Ferdinand voulut un instant mettre en doute la
réalité de cette apparition, mais inutilement: le
cadavre, suivant le mouvement onduleux de la mer,
s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui
qui le regardait, muet et immobile d'épouvante.
Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent,
sa main trembla et laissa tomber son verre,
qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré,
haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:
--Que veut-il? que me demande-t-il?
A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait
sur ses traits, tous les convives se levèrent
effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie
quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à
la galerie.
Au même instant, ces mots, sortis de toutes les
bouches comme un frisson électrique, passèrent par
tous les coeurs:
--L'amiral Caracciolo!
Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil,
répéta:
--Que veut-il? que me demande-t-il?
--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison,
sire, répondit sir William, courtisan jusqu'en
face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.
--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il
demande autre chose!
--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à
l'oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.
--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!
Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant
aux murailles du navire, il se précipita dans sa
chambre, dont il referma la porte derrière lui.
--Harry, prenez une barque et allez repêcher
cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu'il eût
dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez la
voile de misaine.»
LXXXVIII
LES REMORDS DE FRA PACIFICO
La fête de Nelson avait fini, comme le songe
d'Athalie, par un coup de tonnerre.
Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme
devant la terrible apparition; mais le mouvement
de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un
mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle
était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie
sur un fauteuil.
C'est alors que Nelson, inébranlable dans son
courage comme il était implacable dans sa haine,
avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.
Harry avait obéi à l'instant même: une barque
du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes
et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine
Harry les avait suivis.
Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels
s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit,
s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette,
flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer,
faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.
Celles qui étaient séparées de la terre par le
cadavre faisaient un grand détour pour le contourner
et agitaient d'autant plus leurs avirons
qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.
Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table,
s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté
opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers.
Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et,
par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient
le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands
coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.
Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient
à le toucher, Harry le prit par les cheveux
et essaya de le soulever hors de l'eau; mais on eût
dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans
la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent
dans la main du capitaine.
Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le
dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna
à deux de ses hommes de prendre le cadavre
par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la
barque.
Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait
supporter le poids, obéit seule à leur effort et
vint rouler dans la barque.
Harry frappa du pied.
--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu
y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre
à membre!
Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain
par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement
nerveux; Nelson faisait respirer des sels à
la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer
l'apparition à l'aide de la science; les officiers
raillaient de plus en plus; les barques continuaient
de fuir.
Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry,
avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo,
sous ses bras, et attiraient à eux; mais, quoique
les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près
de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes
réunis parvinrent à grand'peine à faire passer le
tronc par-dessus le bordage du canot.
Les officiers anglais battirent des mains avec de
grands éclats de rire et en criant:
--Hourra pour Harry!
La barque regagna le bâtiment et fut amarrée
sous le beaupré.
Les officiers, curieux de connaître la cause de ce
phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard
d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement
le vaisseau par les escaliers de tribord et de
bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle
qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose
de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.
Sir William avait rencontré juste en disant que
les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient
d'air et d'eau, et revenaient naturellement
à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant,
d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que
celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui
avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux
boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.
Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons
ces détails, pesa les deux boulets; il affirme
qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.
Le chapelain de la Minerve, celui-là même qui
avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et
consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.
--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.
--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition,
lui fut-il répondu.
--Et qu'a-t-il dit?
--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût
une sépulture chrétienne.
--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce
que le roi a ordonné.
--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.
Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin
des funérailles étant abandonné au chapelain.
Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait
pas.
Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de
ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait
ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait
recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la
barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières
des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût
pu lire à la simple lumière de la lune.
Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque
conduite par deux bateliers et montée par un seul
moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait
debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus
étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.
Comme il fut facilement reconnu par l'officier de
quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à
la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson
avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser
faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot,
qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.
En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot
droit sur la barque, près de laquelle il se rangea
bord à bord.
Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain,
sauta dans la barque, contempla un instant le
cadavre en silence et en laissant échapper de grosses
larmes de ses yeux.
Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot
qui avait amené le moine, et monta à bord du
Foudroyant.
Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.
Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce
que l'on voudrait, le roi ayant permis qu'il eût une
sépulture chrétienne.
Cette permission fut rapportée par le chapelain
au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras
robustes et le transborda de la barque dans le canot.
Le chapelain l'y suivit.
Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui
étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement
vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.
Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement
royaliste, Caracciolo y avait fait tant de
bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs, du quartier
Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs
matelots, et tous ceux qui avaient servi sous
l'amiral avaient conservé un vif souvenir de ces
trois qualités d'un homme qui commande à d'autres
hommes: le courage, la bonté, la justice.
Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces
trois qualités.
Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine
avec les quelques pêcheurs qu'il rencontra, et à
peine le bruit eut-il couru que le corps de l'amiral
venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens
amis, que tout le quartier fut en rumeur et que
le moine n'eut que le choix à faire de la maison où
le corps attendrait le moment de la sépulture.
Il donna la préférence à celle qui se trouvait la
plus rapprochée de la barque.
Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre;
mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre
ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau,
le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour
la transporter à son tour comme il avait fait du
tronc.
Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes
après, vingt femmes revenaient, chacune criant:
--C'était un martyr: prenez le mien; il portera
bonheur à la maison.
Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus
fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les
prières, que les femmes à genoux faisaient cercle
autour du lit où l'amiral était déposé, et que les
hommes, debout derrière elles, encombraient la
porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine,
pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au
tronc et l'ensevelit dans un double linceul.
Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier,
on entendait retentir les coups de marteau:
c'était la bière que l'on clouait à la hâte.
A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y
déposa le corps; puis toutes les femmes du quartier y
apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier
qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces
fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que
le corps en fut entièrement couvert.
En ce moment, les cloches de la petite église de
Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut
à la porte.
On ferma la bière: six matelots la prirent sur
leurs épaules; le moine la suivit, marchant derrière
elle; toute la population de Sainte-Lucie suivit le
moine.
Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de
l'autel; les chants funèbres commencèrent.
Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être
avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo,
fondait en larmes et éclatait en sanglots au
chant des prêtres qui priaient sur sa bière.
Les hommes se frappaient la poitrine du poing,
les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.
On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité
universelle frappait le royaume.
Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant
au château de l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait
et l'on brûlait les patriotes.
Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau
improvisé pour lui et qui n'était point celui de sa
famille; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune
marque distinctive n'indiqua que c'était là que
reposait la victime de Nelson et le défenseur de la
liberté napolitaine.
Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent
jusqu'au soir sur la tombe, et le moine avec eux.
Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de
laurier, qu'il avait laissé derrière la porte de la
maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la
descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu
des marques de vénération que lui donnait toute la
basse population, entra au couvent de Saint-Estreim,
en sortit un quart d'heure après, en poussant devant
lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de
la Madeleine.
Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du
cardinal, les témoignages de sympathie qu'il recueillit
furent encore plus nombreux et surtout plus
bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville,
et ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue
qu'il arriva à la petite maison du cardinal, dont les
portes s'ouvrirent devant lui comme devant une ancienne
connaissance.
Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte
et monta l'escalier qui conduisait au premier étage.
Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse,
laquelle donnait sur la mer.
Au bruit des pas du moine, il se retourna:
--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.
Le moine poussa un soupir.
--Moi-même, Éminence, dit-il.
--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez
été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la
campagne. Venez-vous me demander quelque chose?
Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir,
je le ferai. Mais je vous préviens d'avance,
ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir
n'est pas grand.
Le moine secoua la tête.
--J'espère que ce que je viens vous demander,
dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir,
monseigneur.
--Parlez, alors.
--Je viens vous demander deux choses, monseigneur:
mon congé, la campagne étant finie, et la
route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.
Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.
--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous
l'avez pris sans me le demander.
--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent,
c'est vrai; mais je m'y tenais aux ordres de Votre
Éminence.
Le cardinal fit un signe d'approbation.
--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de
plus facile que de vous l'indiquer. Mais, auparavant,
cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être
indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte?
--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.
--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce
une pénitence que vous vous imposez?
--C'est une pénitence que je m'impose.
Le cardinal demeura un instant pensif.
--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il.
--J'en ai peur! répondit le moine.
--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de
grands pouvoirs de l'Église?
Le moine secoua la tête.
--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence
que l'on s'impose soi-même est plus agréable à Dieu
que celle qui nous est imposée.
--Et comment comptez-vous faire ce voyage?
--A pied et en demandant l'aumône.
--Il est long et fatigant!
--Je suis fort.
--Il est dangereux!
--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à
frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le
pauvre Giacobino.
--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop
long temps à votre voyage, de demander de temps
en temps passage à des capitaines de bâtiment.
--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je
leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l'accorderont.
--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que
je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant
voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d'Acre?
--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques!
dit fra Pacifico avec une expression de haine
bien prononcée.
--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda
Ruffo en fixant sur le moine son oeil perçant.
--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing
vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon
amiral!
--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon
pour eux au tombeau du Christ?
--Pour moi!... pas pour eux.
--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement.
--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine.
--Comment?
--En servant une mauvaise cause.
Le cardinal sourit.
--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise
cause?
--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui
était la justice, l'honneur, la loyauté en
personne--ne pouvait être une bonne cause.
Un nuage passa sur le front du cardinal, qui
poussa un soupir.
--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le
ciel a fait un miracle.
--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de
la singulière apparition qui avait troublé la fête
donnée la veille à bord du Foudroyant.
--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la
mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher
sa mort au roi et à l'amiral Nelson; et, certes,
le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût
été juste.
Le cardinal baissa la tête.
Puis, après un instant de silence:
--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part
involontaire que tu as prise à cette mort?
--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je
vous prie de m'enseigner la route la plus directe pour
aller en terre sainte.
--La route la plus directe serait de t'embarquer
à Tarente et de débarquer à Beyrouth; mais, puisque,
tu ne veux rien devoir aux Anglais...
--Rien, monseigneur.
--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par
écrit?
--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne
craignez rien.
--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent,
Manfredonia; à Manfredonia, tu t'embarqueras
pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le Pirée et tu
iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment
qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre,
soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu
es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains;
tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre,
et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le
pries, en même temps, de me pardonner la mienne.
--Votre Éminence aussi a donc commis une faute?
demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec
étonnement.
--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans
le fond des coeurs, me pardonnera peut-être, mais
que la postérité ne me pardonnera point.
--Laquelle?
--J'ai remis sur le trône, dont la Providence
l'avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va,
frère, va! et prie pour nous deux!
Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son
âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape
sur la route de Jérusalem.
LXXXIX
UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE
On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du
roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait
abattu la bannière tricolore qui flottait sur le château
Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait été
remplacée par le drapeau parlementaire.
Ce drapeau parlementaire avait donné si bon
espoir au roi, qu'il avait--on doit encore se le rappeler--écrit
à Palerme qu'il espérait que la capitulation
serait signée le lendemain.
Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du
colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s'il
ne se rendit point le lendemain: ce fut celle du roi.
Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au
soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu'il
resta au lit le lendemain toute la journée, tremblant
la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait
beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait
donnée, le cadavre avait été enterré le matin à dix
heures, dans l'église de Sainte-Lucie; il faisait un
mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard
comme celui-là, je ne me fie à rien.»
Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on
alla jeter l'ancre entre le château de l'Oeuf et le
Château-Neuf.
Prévenu de ce changement, le roi consentit à
sortir de sa chambre; mais, avant de monter sur le
pont, il s'informa soigneusement si l'on ne voyait
pas flotter quelque chose à la surface de la mer.
Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface
azurée.
Le roi respira.
Le duc della Salandra, lieutenant général des
armées de Sa Majesté Sicilienne, l'attendait pour lui
soumettre les conditions auxquelles le colonel Mejean
offrait de rendre le fort.
Voici ces conditions:
«Article premier.--La garnison française du fort
Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de Sa
Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point
contre les puissances actuellement en guerre avec la
république française, qu'elle ne soit régulièrement
échangée.
»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession
de la porte du fort dans la journée même de
la capitulation.
»Art. III.--La garnison française sortira du fort
le lendemain du jour de la capitulation avec armes
et bagages; hors de la porte du fort, elle attendra,
pour être remplacée par lui, un détachement portugais,
anglais, russe et napolitain, qui, la garnison
sortie, prendra immédiatement possession du fort;
là, elle déposera les armes.
»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée.
»Art. V.--La garnison sera embarquée sur
l'escadre anglaise, jusqu'à ce que les bâtiments qui
doivent la transporter en France soient prêts.
»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront
possession de la porte, tous les sujets de Sa
Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés.
»Art. VII.--Une garde de soldats français sera
mise autour du drapeau français pour empêcher
qu'il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu'à ce
qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent
la relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté
pourra flotter sur le fort.
»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières
seront conservées à chaque propriétaire; toute propriété
de l'État sera consignée avec le fort, et également
les effets provenant du pillage.
»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés
resteront à Naples avec des chirurgiens français:
ils y seront maintenus aux frais du gouvernement
français et seront renvoyés en France aussitôt
après leur guérison.»
Cette capitulation, rédigée et datée de la veille,
était déjà signée MEJEAN, et n'attendait que l'approbation
du roi pour recevoir les signatures du duc
della Salandra, du capitaine Troubridge et du capitaine
Baillie.
Le roi donna son autorisation, et elle fut signée
le même jour.
La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation;
ce qui prouve qu'il s'était complètement
séparé des alliés.
La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11,
n'avait été signée que le 12, comme nous avons dit.
Ce fut donc le 13 seulement que les alliés se présentèrent
à la porte du château Saint-Elme, pour prendre
possession de la forteresse.
Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de
venir le trouver dans son cabinet.
Salvato se rendit à l'invitation.
Les deux hommes échangèrent un salut poli mais
froid. Le colonel montra une chaise à Salvato: celui-ci
s'assit.
Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa
chaise.
--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous
ce qui s'est passé dans cette salle la dernière
fois que j'ai eu l'honneur de vous y recevoir?
--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un
traité.
--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché
fut conclu?
--Il fut convenu que, moyennant vingt mille
francs par personne, vous nous déposeriez, la signora
San-Felice et moi, sur la terre de France.
--Les conditions ont-elles été remplies?
--Pour une personne seulement.
--Êtes-vous en mesure de les remplir pour
l'autre?
--Non.
--Que faire?
--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez
me rendre un service que je ne voudrais pas le
recevoir de vous.
--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir
quarante mille francs pour sauver deux personnes;
j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une
seulement. Laquelle des deux dois-je sauver?
--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver
elle-même.
--Avez-vous donc des chances de vous sauver,
vous?
--J'en ai.
--Lesquelles?
--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait
l'argent dans la cassette et qui m'annonçait que l'on
veillait sur moi?
--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer?
Le sixième article de la capitulation dit que tous les
sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux
alliés.
--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même.
--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire,
fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait:
«Vous pouvez remonter chez vous.»
--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son
tour Salvato, sans que l'on pût remarquer la moindre
altération dans sa voix.
--Parlez.
--Ai-je le droit de vous demander quel moyen
vous emploierez pour assurer le salut de la signora
San-Felice? Car, vous le comprenez, si je me dévoue
c'est pour qu'elle soit sauvée.
--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger
sur ce point les détails les plus minutieux.
--J'écoute.
--Le neuvième article de la capitulation dit que
les malades qui ne seront pas en état d'être transportés
resteront à Naples. Une de nos vivandières est
dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora San-Felice
prendra sa place, et son costume, et je vous
réponds qu'il ne tombera pas un cheveu de sa tête.
--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur,
dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu'à,
vous prier de fair porter le plus tôt possible chez la
signora le costume qu'elle doit revêtir.
--Il y sera dans cinq minutes.
Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.
Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point
que Salvato n'avait pu payer que la moitié de la
somme, et elle connaissait l'avarice du colonel Mejean.
Salvato entra dans la chambre le sourire sur les
lèvres.
--Eh bien? lui demanda vivement Luisa.
--Eh bien, tout est arrangé.
--Il accepte ta parole?
--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du
château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée
par l'uniforme français.
--Et toi?
--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui
me séparera de toi un instant.
--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude.
--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je
suis au service de la France. Rien de plus facile, tu
comprends: tous mes papiers sont au palais d'Angri.
--Mais tu me quittes?
--Pour quelques heures seulement.
--Quelques heures? Tu avais dit un instant.
--Un instant, quelques heures. Diable! comme
il faut être positif avec toi.
Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa
tendrement.
--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle;
moi, je suis un roseau. Si tu t'éloignes de moi,
je plie à tout vent. Que veux-tu! ton amour est le
dévouement, le mien n'est que l'égoïsme.
Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui,
ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que
Luisa le regarda étonnée.
En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait
l'habit de vivandière promis à Luisa.
Salvato profita de cet incident pour changer le
cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant
les diverses pièces du costume qu'elle devait revêtir,
et la toilette commença.
Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que
ses soupçons d'un instant étaient effacés. Elle était
charmante dans sa jupe courte à revers rouges, et
avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.
Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui
dire. «Je t'aime! je t'aime! je t'aime!»
Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que
toutes les paroles.
L'heure passa comme une seconde.
Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les
grenadiers anglais prenaient possession de la porte
du fort.
Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur
envahit son visage.
Il jeta un regard sur la cour où était la garnison
sous les armes.
--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de
prendre notre place dans les rangs.
Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato
s'était arrêté, et, une dernière fois, en soupirant et
en embrassant la chambre d'un regard, avait pressé
Luisa contre son coeur.
Là aussi, ils avaient été heureux.
Par ces mots: Les sujets de Sa Majesté Sicilienne
seront consignés aux alliés, on avait entendu les otages
qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, au
nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient
un groupe à part.
Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux
et à Luisa de se mettre en serre-file.
Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir,
en cas de besoin, lui porter la plus immédiate
protection.
Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait
ses engagements avec la plus scrupuleuse régularité.
Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit.
Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs
places.
Les tambours débouchèrent par la porte du fort
toute l'armée russe, anglaise et napolitaine attendait
à l'extérieur.
En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs,
le duc della Salandra, le capitaine Troubridge
et le capitaine Baillie formaient un groupe.
Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient
d'une main leur chapeau, de l'autre leur épée nue.
Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit
entendre le mot «Halte!»
Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des
rangs.
Puis, comme il était dit dans la capitulation, les
soldats déposèrent leurs armes; les officiers gardèrent
leur épée, qu'ils remirent au fourreau.
Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe
des officiers alliés et dit:
--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation,
j'ai l'honneur de vous remettre les otages qui
étaient enfermés dans le fort.
--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc
della Salandra.
Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait:
--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq,
et il sont six.
--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato;
le sixième est un ennemi.
Puis, comme les regards des trois officiers étaient
fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à
son tour remis son épée au fourreau, allait reprendre
son rang à la tête de la garnison:
--Je suis, continua le jeune homme d'une voix
haute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain,
mais général au service de la France.
Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard
d'une amante, jeta un cri.
--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il
était si simple de ne rien dire!
--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux
me perdre avec lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi!
Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel
Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta
dans les bras du jeune homme en criant:
--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui!
la vie ou la mort!
--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous
n'avons plus qu'une grâce à vous demander, c'est,
pour le peu de temps que nous avons à vivre, de ne
point nous séparer.
Le duc della Salandra se retourna vers les deux
autres officiers, comme pour les consulter.
Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une
certaine compassion.
--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions
toutes particulières du roi qui ordonnent de condamner
à mort la San-Felice.
--Mais elles ne défendent point de la condamner
à mort avec son amant, fit observer Troubridge.
--Non.
--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de
nous: donnons-leur cette dernière satisfaction.
--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats
napolitains sortirent des rangs.
--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf,
dit-il: vous en répondez sur votre tête.
--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement
et de reprendre ses habits? demanda Salvato.
--Et où sont ses habits? demanda le duc.
--Dans sa chambre du château Saint-Elme.
--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que
vous prenez pour essayer de fuir?
--Je vous jure que madame et moi, dans un
quart d'heure, viendrons nous remettre entre vos
mains.
--Allez! nous nous fions à votre parole.
Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et
Luisa rentrèrent dans le fort.
En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle
croyait avoir quittée pour la liberté, l'amour et le
bonheur, et où elle rentrait prisonnière et condamnée,
Luisa se laissa tomber dans un fauteuil
et éclata en sanglots.
Salvato se mit à genoux devant elle.
--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait
tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé
de me quitter; tu as dit: «Vivre ou mourir ensemble!»
Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble;
en quelques mois, nous avons épuisé plus
de joie que la moitié des créatures humaines n'en
éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que
l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage?
Pauvre enfant! as-tu trop présumé de tes
forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée?
Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de
Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient
sur le visage, et le regarda à travers ses
larmes.
--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato,
lui dit-elle; tu vois que je n'ai pas peur de la mort,
puisque c'est moi qui l'ai cherchée quand j'ai vu que
tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans
moi, mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le
cri qui devait nous réunir s'est fait attendre.
--Chère Luisa!
--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant
aux douces heures que nous y avons passées, en songeant
que les portes d'un cachot vont s'ouvrir pour
nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés
l'un de l'autre, marcher à la mort séparés, oh!
oui, mon coeur s'est brisé. Mais, à ta voix, regarde!
les larmes tarissent, le sourire revient sur mes lèvres.
Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous
aimerons, et, tant que nous nous aimerons, nous
serons heureux. Vienne la mort! si la mort est l'éternité,
la mort sera pour nous l'éternel amour.
--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.
Puis, se levant et passant son bras autour de la
taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait
ses lèvres:
--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout,
Aria! Nous leur avons promis d'être de retour dans
un quart d'heure: ne les faisons pas attendre une
seconde.
Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement
son costume de vivandière et revêtit ses anciens
habits; puis, avec la majesté d'une reine, avec
ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui
révèle les déesses, elle descendit l'escalier, traversa
la cour, et, appuyée au bras de Salvato, sortit de la
forteresse et marcha droit aux trois chefs de l'armée
alliée.
--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême
et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez,
à la fois, les remercîments d'une femme et les
bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai
déjà dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir
permis que nous ne fussions point séparés! Et, si
vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble,
que nous marchions au supplice ensemble,
que nous montions au même échafaud, cette bénédiction,
je la renouvellerai sous la hache du bourreau.
Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à
Troubridge, qui se reculèrent,--puis au duc della
Salandra.
--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre,
monsieur, dit celui-ci; mais Dieu m'est témoin que
j'aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur:
je suis un soldat et non un gendarme, et,
comme je n'ai aucun ordre relativement à vous...
Il regarda les deux officiers, qui firent signe au
duc qu'ils le laissaient absolument le maître.
--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit
ce que voulaient dire et les paroles interrompues
et le signe qui achevait la pensée du duc della Salandra,--en
me rendant la liberté, la rendez-vous
à madame?
--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est
nominativement désignée par le roi; madame doit
être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle ne
soit pas condamnée.
Salvato salua.
--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle;
nos deux destinées sont inséparables dans la vie
comme dans la mort.
Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à
laquelle il venait de se fiancer pour l'éternité.
--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait
approcher une voiture, vous n'aurez pas l'ennui de
traverser les rues de Naples entre quatre soldats.
Luisa fit un signe de remercîment.
Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent
la route du Petraïo jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente.
Là, une voiture les attendait au
milieu d'une grande foule de curieux rassemblés.
Au premier rang de cette foule, était un moine de
l'ordre de Saint-Benoît.
Au moment où Salvato passa devant lui, le moine
leva son capuchon.
Salvato tressaillit.
--Qu'as-tu? lui demanda Luisa.
--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille;
rien n'est perdu!
XC
LA FOSSE DU CROCODILE
Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot
qui porte le nom de Fosse du crocodile, le concierge
vous montrera d'abord le squelette du gigantesque
saurien qui lui a donné son nom, et que la
tradition prétend avoir été pris dans cette fosse; puis
il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle
il s'étend, puis il vous conduira à une porte
étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés
et qui mène à une troisième porte de chêne
massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin sur une
profonde et obscure caverne.
Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par
la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants
de leurs semblables, on se heurte à une masse
de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la
barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit
ferme l'orifice d'un puits qui communique avec la
mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée et
bondissante lance son écume à travers les interstices
de la pierre mal jointe au pavé; l'eau salée envahit
alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans
les angles les plus éloignés de sa prison.
Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende,
sortant du vaste sein de la mer, apparaissait
autrefois l'immonde reptile qui a donné son nom à
cette fosse.
Presque toujours, il trouvait dans le cachot une
proie humaine, et, après l'avoir dévorée, il se replongeait
au gouffre.
Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par
les Espagnols la femme et les quatre enfants de
Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de
délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni
plus ni moins qu'un Caligula ou un Néron.
Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile,
qui a bien quelque ressemblance avec le
peuple, dévora la mère et les enfants.
Ce fut dans ce cachot que le commandant du
Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et
Luisa.
A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les
deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à
leur entrée, s'interrompirent dans leur conversation
et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais,
plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les
yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus,
et un cri, tout à la fois de joie et de compassion,
les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa,
une femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent
Salvato et se saisirent de ses mains; et
tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, dans
les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer
s'il y avait plus de contentement que de douleur.
L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était
Michele; la femme qui s'était jetée à son cou était
Éléonor Pimentel; les trois prisonniers qui avaient
entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet
et Velasco.
--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier
Michele; qui nous eût dit que la sorcière
Nanno prédisait si juste et devinait si vrai?
Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un
sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou
si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour
dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau.
Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière
espérance.
Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée
de Salvato et de Luisa n'était pas encore calmé,
lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l'on vit
apparaître sur le sombre seuil un homme de haute
taille, vêtu du costume de général républicain, déjà
porté par Manthonnet.
--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire,
comme Jugurtha: «Les étuves de Rome ne sont pas
chaudes.»
--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix.
--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato!
Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie
ici que dans la prison Mamertine. Mesdames,
votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel!
la signora San-Felice! mais tout est réuni
ici: la science, le courage, la poésie, l'amour, la musique.
Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.
--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo
de sa voix douce et triste.
--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector?
demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de
nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.
--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez
capitulé, le cardinal Ruffo m'a envoyé un double de
votre capitulation, et m'a écrit d'en faire autant que
vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même
temps, de me rendre aux mêmes conditions, me
promettant non-seulement la vie sauve, mais encore
l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis
pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai
signé et livré la ville, comme vous avez livré les
forts. Le lendemain, l'abbé est venu à moi, l'oreille
basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle.
La nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi
lui avait écrit qu'ayant traité avec moi sans pouvoir,
il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon
sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait
à sa tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier
les pieds, il m'a fait lier les poings et m'a envoyé à
Naples dans une charrette comme on envoie un veau
au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf,
et quand la porte en a été refermée sur moi,
qu'on m'a débarrassé de mes cordes et que l'on m'a
conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre tour
de conter les vôtres.
Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato
et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons
aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet,
de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques,
sur la foi des traités, et Nelson les avait
retenus prisonniers.
--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut
fait son récit, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer:
Nicolino est sauvé.
Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les
bouches, et l'on demanda des détails.
On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo,
Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir
l'amiral que sa vie était menacée; Nicolino
était arrivé à la ferme où était caché son oncle
une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait
appris la trahison du fermier, n'en avait point
demandé davantage et était allé rejoindre Ettore
Caraffa.
Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait
pris part à la défense de la ville pendant les derniers
jours; mais, lorsqu'il s'était agi de se rendre et de
se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas eu
confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait
gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons
vus au château de la reine Jeanne au commencement
de notre récit, c'était le seul qui ne fût point tombé
aux mains de la réaction.
Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui
les prisonniers; puis, comme nous l'avons dit, ils
éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une
grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité,
ils seraient jugés et exécutés ensemble. Les girondins
avaient joui du même bonheur, et l'on sait
qu'ils l'avaient mis à profit.
On apporta le souper pour tous, et des matelas
pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo
mit ses trois nouveaux compagnons au courant des
us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà
depuis treize jours et treize nuits.
Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons
vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.
Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu
besoin d'un Dante pour être bien décrit, avait ses
démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.
Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter
la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière,
souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un
cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.
Et, en effet, on devait penser que, soumis à de
pareilles tortures précédant des supplices infamants,
le suicide serait invoqué par les prisonniers comme
un ange libérateur.
Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait
dans les cachots sous prétexte de perquisition, et
l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était
défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes,
mais encore les verres, sous prétexte qu'avec
un fragment de verre, on pouvait s'ouvrir les
veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte
qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait
s'en servir comme de cordes ou même en faire des
échelles.
L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.
L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait
pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse
qu'il avait à nourrir.
L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand
qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui
comme lui.
Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance,
Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que
celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal,
et qui avait fait honneur à sa royale protectrice
en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant
à bord du Foudroyant.
Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne
donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle
de leurs souffrances. S'ils venaient le jour, ils
continuaient leur conversation, changeant de place,
voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que
Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis
d'emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions
de ses airs les plus gais et de ses chants les plus
joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans
plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu
que chacun, n'ayant que son matelas, se jetait dessus
tout habillé.
Pendant ce temps, on transformait, avec toute la
célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en
tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par
Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y
avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie
et la prison: les prévenus devaient y faire une halte
entre la prison et la mort.
La halte était courte, et la mort ne se faisait point
attendre. La junte d'État agissait selon le code sicilien,
c'est-à-dire en vertu de l'antique procédure
des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l'appliquer,
une loi du code de Roger, et l'on oubliait
que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne
l'était le roi Ferdinand, n'avait point déclaré qu'un
roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au
contraire, après avoir signé un traité avec les habitants
de Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre
lui, l'avait ponctuellement exécuté.
Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la
chambre obscure, était terrible, en ce qu'elle ne
présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations
et les espionnages étaient admis comme
preuves, et les dénonciateurs et les espions comme
témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait
en aide à la vengeance, pour laquelle elle était
encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient
tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes
du roi. Ni les uns ni les autres n'étaient les hommes
des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus
secrètement et sans confrontation avec les
accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins
à décharge, qui, n'étant appelés ni publiquement
ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier
sous le poids de son accusation et à la merci de ses
juges. La sentence, remise alors à la conscience de
ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait
sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans
appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé
à la porte du tribunal; la sentence était prononcée
dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant,
exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle,
puis l'échafaud.
Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait
la fosse de Favignana, c'est-à-dire une tombe.
Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va
d'orient en occident, voit s'élancer, du sein de la
mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté
d'un fort, c'est-à-dire l'Agusa des Romains, île fatale
qui était déjà une prison du temps des empereurs
païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit
de son sommet à une caverne placée au niveau de la
mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais
cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil.
Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie
éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue
l'homme le plus robuste.
Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la
clémence du roi de Naples!
Revenons à notre récit.
Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant
Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son
bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons
vu que maître Danato était en train de supputer les
gains qu'allaient lui procurer les nombreuses exécutions
qu'il ne pouvait manquer de faire.
Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats
qu'il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait
Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.
Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie
qui n'avait de comparable que celle du vieux Basso
Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture
des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait
appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait
fait aucune grâce aux rebelles.
Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au
plus bas, c'était au moins quatre mille exécutions.
Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par
exécution, c'étaient quarante mille ducats; quarante
mille ducats, c'étaient deux cent mille francs.
Aussi maître Donato et son compère le pêcheur
Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de
juillet, assis à la même table où nous les avons vus
déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils
avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance,
supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le
minimum des exécutions.
Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous
deux, ne pouvait s'élever à moins de trente à quarante
mille ducats.
En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître
Donato promettait d'élever la dot jusqu'au chiffre de
six cents ducats.
Maître Donato en était à cette concession, et peut-être,
grâce à la bonne humeur que lui donnait cette
perspective de potence et d'échafaud, qui s'étendait
à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes,
allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte
s'ouvrit et qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la
pénombre, demanda:
--Maître Donato?
--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à
qui il avait affaire, et porté qu'il était à la gaieté par
les calculs qu'il avait faits et le vin qu'il avait bu.
--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier
d'une voix impérative; car ce n'est pas moi qui
ai un ordre à recevoir de vous, c'est vous qui avez
un ordre à recevoir de moi.
--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude
de voir dans les ténèbres, il me semble que je
vois briller une chaîne d'argent sur un habit noir.
--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part
du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le
faites attendre.
--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo.
Il paraît que ça va chauffer.
Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence
par ce vers poétique:
Polichinelle a trois cochons...
--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement
de la table et en courant à la porte. Vous l'avez
dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n'est point
fait pour attendre.
Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau,
maître Donato suivit l'huissier de la Vicaria.
Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme
à la Vicaria.
La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la
révolution napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué
la Conciergerie dans la révolution française: elle servit
de halte aux condamnés entre le jugement et la
mort.
C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression
consacrée à Naples, étaient mis en chapelle.
Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale
de la prison, n'avait pas servi depuis les exécutions
d'Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.
Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait
et y faisait faire des réparations.
Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des
anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s'ils
étaient d'une solidité à toute épreuve.
Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre
deux coups et à envoyer chercher le bourreau.
Nous avons, avec une espèce de respect religieux,
pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle,
où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est
dans le même état qu'alors.
Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en
traversant trois ou quatre grilles de fer.
On monte deux gradins avant d'entrer dans la
vraie chapelle, c'est-à-dire dans la chambre où est
l'autel. Cette chambre prend sa lumière par une
fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée
d'un double barreau.
De cette chambre, on arrive, en descendant quatre
ou cinq degrés, dans une autre.
C'est dans celle-là que les condamnés passaient
les dernières vingt-quatre heures de la vie.
De gros anneaux de fer scellés dans le plancher
indiquent la place où les condamnés, couchés sur des
matelas, faisaient leur veille d'agonie. Leur chaîne
correspondait à ces anneaux.
Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et
existe encore aujourd'hui, une grande fresque représentant
Jésus en croix et Marie agenouillée à ses
pieds.
Derrière cette chambre, et en communication avec
elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à
part.
C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière,
que sont introduits les pénitents blancs
qui se chargent d'accompagner, d'encourager, de
soutenir les condamnés au moment de leur mort.
Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent
bianchi, des prêtres et des laïques. Les prêtres
écoutent la confession, donnent l'absolution et le
viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins
l'extrême-onction.
L'extrême-onction étant réservée aux malades, et
les condamnés n'étant point malades, mais destinés
à périr par accident, ne peuvent recevoir l'extrême-onction,
qui est le sacrement de l'agonie.
Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue
robe blanche qui leur a fait donner le nom de
bianchi, les pénitents n'abandonnent plus le condamné
que quand son corps est déposé dans la fosse.
Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle
qui sépare la prison de l'échafaud. Sur l'échafaud,
ils lui mettent la main sur l'épaule, afin de donner
au patient tout le loisir de s'épancher en eux, et le
bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la
main et disent:
--Cet homme vous appartient.
C'était vers cette dernière étape placée sur la route
de la mort, que l'huissier de la Vicaria conduisait
maître Donato.
Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche,
qui conduisait à la prison, longea tout un corridor
bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un
escalier, traversa une troisième grille et se trouva à
la porte de la chapelle.
Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la
chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit
le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des
bianchi, avec deux serrures et trois verrous.
Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit
respectueusement que le procureur fiscal s'aperçût
de sa présence et lui adressât la parole.
Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna
et découvrit celui qu'il avait envoyé chercher.
--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.
--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit
l'exécuteur.
--Vous savez que nous allons avoir pas mal
d'exécutions à faire?
--Je sais cela, répondit maître Donato avec une
grimace qu'il avait l'intention de faire passer pour
un sourire.
--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer,
nous nous entendions bien sur le chiffre de
vos gages.
--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit
maître Donato d'un air détaché. J'ai six cents ducats
de fixe et dix ducats de prime par exécution.
--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez,
mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout,
moi.
--Pourquoi? demanda maître Donato avec un
commencement d'inquiétude.
--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille
exécutions à dix ducats l'une, cela fait tout bonnement
quarante mille ducats, sans compter les appointements
fixes, c'est-à-dire à peu près le double
de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier
jusqu'au président.
--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à
moi seul, la besogne qu'ils font tous ensemble, et
ma besogne est plus dure: ils condamnent; moi,
j'exécute.
Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer
qu'un anneau était bien scellé dans le parquet, se
dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda
maître Donato.
--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato.
Mais il y a une différence, cependant, entre
vous et les juges: c'est que les juges sont inamovibles,
et que vous pouvez être destitué, vous.
--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais
refusé de faire mon devoir?
--On vous accuse d'être tiède pour la bonne
cause.
--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les
bras croisés tout le temps de la soi-disant République.
--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous
décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose:
c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations contre
vous, et plus de douze cents demandes pour vous
remplacer.
--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous
là, Excellence!
--Et sans augmentation, sans prime, à appointements
fixes.
--Mais, Excellence, songez donc au travail que
je vais avoir.
--Cela compensera le temps où tu es resté sans
rien faire.
--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un
pauvre père de famille?
--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta
ruine? Est-ce qu'il doit m'en revenir quelque chose?
D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, ce me semble,
avec huit cents ducats d'appointements.
--D'abord, reprit vivement maître Donato, je
n'en ai que six cents.
--La magnificence de la junte ajoute, en raison
des circonstances, deux cents ducats à tes gages.
--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez
bien que ce n'est pas raisonnable.
--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi,
qui commençait à se fatiguer de la discussion;
mais je sais que c'est à prendre ou à laisser.
--Mais songez donc, Excellence...
--Tu refuses?
--Mais non! mais non! s'écria maître Donato;
seulement, je fais observer à Votre Excellence que
j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont
de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour
de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre
Marina.
--Elle est jolie, ta fille?...
--C'est la plus belle fille de Naples.
--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura
un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille.
Seulement, elle viendra toucher elle même.
--Où?
--Chez moi.
--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais
n'importe!
--N'importe quoi?
--Je suis un homme ruiné, voilà tout.
Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre
qu'un procureur fiscal, maître Donato sortit de la
Vicaria et regagna sa maison, où l'attendaient Basso
Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la
seconde dans l'inquiétude.
La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était
bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte
que, comme la plupart des nouvelles de ce monde,
en vertu de la loi philosophique de compensation,
elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.
Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale
de Giovanni, on lui laissa ignorer l'article du
traité passé entre son père et le procureur fiscal, article
par lequel Marina était obligée d'aller elle-même
toucher la prime
1.
Note 1:
(retour) Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les
honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie,
nous citerons le texte même de l'historien Cuoco:
«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere
col carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati,
gli parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati
perciascuna operazione, che per antico stabilimento il carnefice
esigeva del fisco. Credette poter procurare un gran risparmio
sostituendo a quella mercede una pensione mensuale. Egli credeva
che almeno per dieci mesi dovesie il carnefice essere ogni giorno
occupato.»