La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5



XCI

LES EXÉCUTIONS


Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe,--car, ainsi que nous l'avons dit, il n'avait point osé descendre à Naples une seule fois pendant les vingt-huit jours qu'il était resté dans le golfe,--le roi, disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe le 6 août, vers midi.

Comme on peut le voir par la lettre suivante, adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun cadavre, comme celui de Caracciolo, ne vint plus se dresser devant son bâtiment.

Voici la lettre du roi:

«Palerme, 6 août 1799.

»Mon éminentissime, je ne veux point tarder un moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée à Palerme, après le plus heureux voyage du monde, attendu que, mardi matin, à onze heures, nous étions à la pointe du Pausilippe, et qu'aujourd'hui, à deux heures, nous avons jeté l'ancre dans le port de Palerme, avec une charmante brise et une mer comme un lac. J'ai revu toute ma famille en parfaite santé, et j'ai été reçu comme vous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes nouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujours votre même affectionné,

»FERDINAND B.»

Mais le roi n'avait pas voulu partir sans avoir vu manoeuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août, c'est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance.

Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs, et disons où ils furent exécutés.

A la porte Capuana:

6 juillet.--Dominico Perla.

7 juillet.--Antonio Tramaglia.

8 juillet.--Giuseppe Lotella.

13 juillet.--Michelangelo Ciccone.

14 juillet.--Nicola Carlomagno.

Au Vieux-Marché:

20 juillet.--Andrea Vitagliano.

Dans le château del Carmine:

3 août.--Gaetano Rossi.

Je n'ai trouvé trace de Dominico Perla que dans la liste des suppliciés. J'ai vainement cherché qui il était et le crime qu'il avait commis. Son nom, dernière ingratitude du sort, n'est pas même inscrit dans le livre des Martyrs de la liberté italienne d'Otto Vanucci.

Sur le second, c'est-à-dire sur Tramaglia, nous avons trouvé cette simple mention: «Antonio Tramaglia, officier.»

Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre traiteur établi près du théâtre des Florentins.

Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne connaissance à nous: on se rappelle, en effet, le prêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher pour recevoir la confession du sbire. Il s'était, comme nous croyons l'avoir dit, rendu célèbre par sa prédication libérale au grand air. Il avait fait dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté, et, un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr de cette liberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à la foule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendides triomphes de la liberté,--appuyant surtout ses prédications sur ce que le Christ et les apôtres avaient toujours professé la liberté et l'égalité.

Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire de la République. Monté sur l'échafaud, et tandis que l'on préparait la corde qui devait l'étrangler, il jeta un dernier regard sur la foule qui l'entourait, et, la voyant compacte et joyeuse:

--Peuple stupide! s'écria-t-il à haute voix, tu te réjouis aujourd'hui de ma mort; mais viendra un jour où tu la pleureras avec des larmes amères; car mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le bonheur d'être morts, sur celles de vos enfants!

André Vitagliano, le sixième, était un beau et charmant jeune homme de vingt-huit ans, qu'il ne faut pas confondre avec cet autre martyr de la liberté qui mourut, quatre ans auparavant, sur le même échafaud qu'Emmanuele de Deo et Galiani.

En sortant de sa prison pour aller au supplice, il dit au geôlier en lui donnant le peu d'argent qu'il avait sur lui:

--Je te recommande mes compagnons: ce sont des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme, peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux qu'ils le sont.

Et il marcha souriant au supplice, monta souriant sur l'échafaud, et mourut en souriant.

Le septième, Gaetano Rossi, était officier; mais, comme il fut exécuté dans l'intérieur du fort del Carmine, aucun détail n'a pu être recueilli sur sa mort.

Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver des détails curieux sur les morts ignorées: c'est dans les archives de la confrérie des bianchi, qui, ainsi que nous l'avons dit, accompagnent les condamnés à l'échafaud; mais cette confrérie, entièrement dévouée à la dynastie déchue, nous a refusé tout renseignement.

Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans exécution. Peut-être attendait-on des nouvelles de France.

Nos affaires n'étaient point totalement désespérées en Italie. Championnet, comme nous l'avons dit, à la suite de la révolution du 20 prairial, avait été remis à la tête de l'armée des Alpes et avait obtenu un brillant succès. Or, le nom de Championnet était un épouvantail pour Naples, et on l'avait vu arriver si rapidement de Civita-Castellana à Capoue, que l'on croyait qu'il lui faudrait à peine le double de temps pour arriver de Turin à Naples.

Quelques voix commençaient à prononcer le nom de Bonaparte.

La reine elle-même, dans une de ses lettres, et nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos de la flotte française qui menaçait la Sicile, que, sans aucun doute, cette flotte avait pour but d'aller chercher Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste. Non-seulement le Directoire pensait au retour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait pour lui dire la situation de nos armées en Italie et presser son retour en France.

Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siége de Saint-Jean-d'Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel on avait promis trente mille francs s'il remettait cette lettre à Bonaparte en personne. Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la première idée de son retour en France, au mois de mai 1799, c'est-à-dire au moment même où avait lieu la marche réactionnaire du cardinal.

Toutes ces circonstances, jointes à ce que l'absence du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaient faire une halte à la mort. Il en coûtait surtout au cardinal de laisser exécuter des hommes qu'il reconnaissait être garantis par sa capitulation, et, au nombre de ces hommes, ce fort parmi les forts, ce rude capitaine que nous avons vu, une échelle sur l'épaule, l'épée entre les dents, la bannière de l'indépendance à la main, escalader les murs de la cité qui était un fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin, qu'il avait, par une lettre de sa main, invité lui-même à se rendre.

Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante, que nous reproduisons dans toute sa naïveté.

«Palerme, 10 août 1799.

»Mon éminentissime, j'ai reçu votre lettre, qui m'a fort réjoui par tout ce qu'elle me dit de la tranquillité et du repos dont on jouit à Naples. J'approuve que vous n'ayez pas permis à Fra-Diavolo d'entrer à Gaete comme il le désirait; mais, tout en convenant avec vous que ce n'est qu'un chef de brigands, je n'en reconnais pas moins que nous lui avons de grandes obligations. Il faut donc continuer de s'en servir et prendre bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il faut le convaincre de la nécessité d'imposer, à lui d'abord, et ensuite à ses hommes, le frein de la discipline, s'il veut acquérir un nouveau mérite à mes yeux.

»Passons à autre chose.

»Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant pour me donner avis qu'il avait en son pouvoir, et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel il avait promis la vie, ce qui n'était pas en son pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement le même adjudant avec ordre d'envoyer ledit Ruvo à Naples, en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio a exécuté mes ordres.

»Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours votre même affectionné,

»FERDINAND B.»

N'est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la publicité que cette lettre d'un roi qui recommande, dans un de ses paragraphes, de récompenser un brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen!

Mais plus curieux encore est ce post-scriptum:

«En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent. J'apprends par ces lettres qu'il y a eu du bruit au Vieux-Marché, parce qu'il ne s'y est plus fait d'exécutions, et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune nouvelle, quoique ce soit votre devoir de m'en donner.

»La junte d'État ne doit point hésiter dans ses opérations ni faire des rapports vagues et généraux. Il faut, quand les rapports sont faits, ordonner de les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les chefs surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre. On m'avait promis des justices pour lundi: j'espère qu'on ne les a pas remises à un autre jour. Si vous laissez entrevoir que vous avez peur, vous êtes frits.»

Siete friti: la chose est en toutes lettres, et il est impossible de la traduire autrement.

Que vous semble-t-il du «Vous êtes frits!» C'est peu royal, n'est-ce pas? mais c'est expressif.

Après une pareille recommandation, il n'y avait plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août au soir, furent transmises immédiatement à la junte d'État.

Comme Hector Caraffa était particulièrement nommé dans la lettre royale, on résolut de commencer par lui et par sa fournée, c'est-à-dire par ses compagnons de captivité.

En conséquence, le lendemain 11, à la visite de midi, présidée par le Suisse Duece, l'ordre fut donné de rouler les matelas et de les entasser dans un coin.

--Ah! ah! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il paraît que c'est pour ce soir.

Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa et l'embrassa au front.

Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur l'épaule de son amant.

--Pauvre femme! murmura Éléonor, la mort lui sera cruelle: elle aime!

Luisa lui tendit la main.

--Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître ce grand secret discuté depuis Socrate jusqu'à nous, à savoir si l'homme a une âme.

--Pourquoi pas? dit Velasco. Ma guitare en a bien une.

Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques.

--Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit Manthonnet: ta main, c'est sa vie; retire ta main de dessus elle, l'instrument sera mort et l'âme envolée.

--Malheureux! qui n'y croit pas, dit Éléonor Pimentel en levant au ciel ses grands yeux espagnols. J'y crois, moi.

--Ah! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi, je suis médecin.

Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison, s'assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.

--Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première fois nous allons parler gravement et sérieusement du danger que nous courons. Ce soir, nous serons conduits au tribunal; cette nuit, nous serons condamnés; demain, nous passerons la journée en chapelle; après-demain, nous serons exécutés.

Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner entre ses bras.

--Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un soupir.

--Pauvre chère créature! c'est ton amour qui parle; mais, chez toi, la nature se révolte à l'idée de la mort.

--Ami, au lieu de m'encourager, vas-tu m'affaiblir?

--Oui; car je veux obtenir de toi une chose, c'est que tu ne meures pas.

--Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas? Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir?

--Tu n'as qu'un mot à dire pour échapper à la mort, momentanément, du moins.

--Et toi, vivrais-tu?

--Tu sais qu'en te montrant cet homme vêtu d'un costume de moine, je t'ai dit: «Mon père! tout n'est pas perdu.»

--Oui. Et tu espères qu'il pourra te sauver?

--Un père fait des miracles pour sauver son enfant, et mon père est une tête puissante, un coeur courageux, un esprit résolu. Mon père risquera sa vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la mienne.

--S'il te sauve, il me sauvera avec toi.

--Et si l'on nous sépare?

Luisa jeta un cri.

--Crois-tu donc qu'ils seront assez inhumains pour nous séparer? demanda-t-elle.

--Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas où mon père ne pourrait sauver que l'un de nous.

--Qu'il te sauve, alors.

Salvato sourit en haussant doucement les épaules.

--Tu sais bien qu'en ce cas, dit-il, je n'accepterais pas son secours; mais...

--Mais quoi? Achève.

--Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière, tu ne courais plus danger de mort, il y a cent à parier contre un que mon père et moi te sauverions à ton tour.

--Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où tu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à me dire, ou je deviendrai folle.

--Calme-toi, appuie-toi sur mon coeur et écoute.

Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son amant.

--J'écoute, dit-elle.

--Tu es enceinte, Luisa...

Luisa tressaillit une seconde fois.

--Oh! mon pauvre enfant! murmura-t-elle, qu'a-t-il fait, lui, pour mourir avec moi?

--Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu'il vive, et qu'en vivant, il sauve sa mère.

--Que faire pour cela? Je ne te comprends p«s, Salvato.

--La femme enceinte est sacrée pour la mort, et la loi ne peut frapper la mère que lorsqu'elle ne frappe plus l'enfant.

--Que dis-tu?

--La vérité. Attends le jugement, et, si, comme nous devons nous y attendre d'après ce que m'a dit le cardinal Ruffo, tu es condamnée d'avance, au moment où le juge prononcera ta sentence, déclare ta grossesse, et cette seule déclaration te donne un sursis de sept mois.

Luisa regarda tristement Salvato.

--Ami, dit-elle, est-ce toi, l'homme inébranlable dans l'honneur, qui me donnes le conseil de me déshonorer publiquement?

--Je te donne le conseil de vivre, peu m'importe par quel moyen, pourvu que tu vives! Comprends-tu?

Luisa continua du même ton, et comme si elle n'eût point entendu:

--Tout le monde sait mon mari absent depuis plus de six mois, et j'irais dire hautement, quand on me condamnera injustement, pour un crime que je n'ai pas commis: «Je suis une femme infidèle, une épouse adultère.» Oh! je mourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur l'échafaud.

--Mais lui?

--Qui, lui?

--Lui, notre enfant! As-tu le droit de le condamner à mort?

--Dieu m'est témoin, mon ami, que, si, nous eussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles déchirées, j'eusse entendu son premier vagissement, senti son haleine, baisé ses lèvres;--Dieu m'est témoin que j'eusse porté avec orgueil la honte de ma maternité; mais, toi mort demain, moi morte dans sept mois,--car il faut toujours que je meure!--le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de la tache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jettera au coin d'une borne: il y mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu'il disparaisse avec nous, et, si l'âme est immortelle, comme le croit Léonor et comme je l'espère aussi, nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de nos fautes, mais conduisant avec nous l'ange qui nous les fera pardonner.

--Luisa! Luisa! s'écria Salvato, pense! réfléchis!

--Et lui! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si grand, lorsque, sachant que j'ai eu le courage de le tromper, il apprendrait que je n'ai pas eu le courage de mourir; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait à quel prix j'ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte ne courberait-il pas le front! Oh! rien que de penser à cela, continua Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate, et, si l'échafaud était là, j'y monterais en souriant!

Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa passionnément la main.

--J'ai fait ce que je devais faire, lui dit-il; je te remercie de faire ce que tu dois!



XCII

LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO


Hector Caraffa ne s'était point trompé. A neuf heures du soir, on entendit les pas alourdis d'une troupe armée dans l'escalier qui conduisait au cachot des prisonniers; la porte s'ouvrit, et l'on vit dans la pénombre reluire les fusils des soldats.

Les geôliers entrèrent; ils portaient des chaînes qu'ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, en tombant, rendirent un son lugubre.

Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.

--Des chaînes! des chaînes! s'écria-t-il; ce n'est point pour nous, je présume?

--Bon! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit? demanda en goguenardant un des geôliers.

Hector fit un geste de menace, chercha autour de lui un objet quelconque dont il pût se faire une arme, et, n'en trouvant point, il pesa du regard le rocher qui couvrait l'orifice du puits, et, comme Ajax, fut près de le soulever.

Cirillo l'arrêta.

--Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, après celle que le fer de l'ennemi laisse au bras d'un héros, c'est celle que laissent au bras d'un patriote les chaînes d'un tyran. Voici mon bras; où sont nos chaînes?

Et le noble vieillard tendit ses deux bras.

Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon son habitude, jouait de la guitare et chantait, en s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, et Velasco ne s'était pas interrompu.

Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique Cirillo et l'imperturbable chanteur.

--Je suis honteux, dit-il; car je crois, en vérité, qu'il y a ici deux hommes qui sont plus braves que moi.

Et il tendit les bras à son tour.

Puis vint celui de Manthonnet.

Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait, Éléonor Pimentel et Michele, qui n'avaient pas perdu de vue Luisa pendant tout le temps qu'elle avait parlé à part avec son amant, soutenaient la jeune femme, tout près de tomber.

Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt causé par le chagrin de quitter sa soeur que par la honte du traitement qu'il subissait, et s'approcha du geôlier.

Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître la moindre altération dans sa voix.

Un geôlier vint à lui: il fit signe qu'on lui laissât finir son couplet, et, le couplet fini, brisa sa guitare et tendit les bras.

On ne jugea point à propos d'enchaîner les femmes.

Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin de laisser entre eux et leurs compagnons une place que prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter que deux de front par l'étroite échelle; puis le reste du détachement se mit à leur suite, et l'on arriva dans la cour.

Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant entre eux les prisonniers.

D'autres soldats, placés en serre-file et portant des torches, éclairaient la marche funèbre.

On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, toute la rue Medina; on passa devant la maison des deux Backer, où redoublèrent les injures, la San-Felice ayant été reconnue; puis on prit la strada Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du même nom, s'ouvrait la porte du couvent transformé en tribunal.

Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient au second étage.

La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée en chambre de justice.

Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons de Naples et d'Espagne, et un immense Christ placé au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, non d'équité, et qui semblait être là pour prouver que la justice humaine avait toujours été égarée, soit par la haine, soit par l'abjection, soit par la crainte.

On fit passer les prisonniers par un couloir obscur longeant le prétoire; ils pouvaient entendre les rugissements de la foule qui les attendait.

--Peuple immonde! murmura Hector Caraffa; sacrifiez-vous donc pour lui!

--Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous sacrifions, répondit Cirillo; c'est pour l'humanité tout entière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant pour les trônes!

On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée pour les prévenus. Un flot de lumière, une bouffée de chaleur, une tempête de cris, arrivèrent jusqu'à eux.

Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta comme suffoqué.

--Entre là comme à Andria, dit Cirillo.

Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur l'estrade.

Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il l'avait été lui-même, par des cris et des huées.

A la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.

Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, lui passa son bras autour de la taille et la soutint.

Puis il embrassa toute la salle d'un regard.

Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade qui séparait le public des juges, était un moine bénédictin.

Au moment ou les yeux de Salvato se fixèrent sur lui, il leva son capuchon.

--Mon père! murmura tout bas Salvato à l'oreille de Luisa.

Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme un beau lis sous un rayon de soleil.

Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne à chercher dans la salle, se portèrent sur le tribunal.

Il se composait de sept juges, y compris le président, assis dans un hémicycle, en souvenir probablement de l'aréopage athénien.

Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière raillerie d'un semblant de justice, étaient adossés à l'estrade des accusés, avec lesquels ils n'avaient pas même été mis en communication.

Un seul des conseillers manquait: don Vicenzo Speciale, le juge du roi.

On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa Majesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller de nom, il était le véritable président du tribunal.

Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de zèle avec lui: c'était l'homme qui avait réduit les gages du bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.

Les prévenus s'assirent.

Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située au second étage, fussent ouvertes, les nombreux spectateurs et les nombreuses lumières rendaient l'atmosphère presque impossible à respirer.

--Par le Christ! dit Hector Caraffa, on voit bien que nous sommes dans l'antichambre de l'enfer; on étouffe ici!

Guidobaldi se retourna vivement vers lui.

--Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand la corde te serrera la gorge!

--Oh! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit bien que vous n'avez pas l'honneur de me connaître. On ne pend pas un homme de mon nom; on lui coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer assez, il respire trop.

En ce moment, un frémissement qui ressemblait à de la terreur parcourut la salle: la porte du cabinet des délibérations venait de s'ouvrir, et Speciale entrait.

C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats et tombant le long de ses tempes, aux yeux noirs, petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui devenait douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient; un nez en bec de corbin s'abaissait sur des lèvres minces et sur un menton s'avançant presque de la longueur du nez.

Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue robe noire du conseiller. Il eût été grotesque s'il ne se fût rendu terrible.

--J'ai toujours remarqué, dit Cirillo à Hector Caraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour être entendu, que les hommes laids étaient méchants, les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du doigt Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de ma remarque.

Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui les avait prononcées.

--Tournez-vous davantage, monsieur le juge, lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.

Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot à la conversation.

Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.

Si cela continuait, la séance promettait d'être amusante pour les spectateurs.

Speciale devint livide; mais, presque aussitôt, le rouge lui monta au visage comme s'il allait avoir un coup de sang.

D'une seule enjambée, il franchit la distance qui le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant des dents avec rage.

--Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession?

--Mes noms? répondit celui à qui la question était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des princes d'Andria. Mon âge? Trente-deux ans. Ma profession? Patriote.

--Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République?

--Vous pouvez prendre la chose de plus haut et me demander ce que j'ai fait sous la monarchie?

--Inutile.

--Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire: j'ai conspiré, j'ai été mis au château Saint-Elme par cet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que lui; je me suis sauvé; j'ai rejoint le brave et illustre Championnet; je l'ai aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le général Mack à Civita-Castellana.

--Donc, interrompit Speciale, vous avez servi contre votre pays?

--Contre mon pays, non; contre le roi Ferdinand, oui. Mon pays est Naples, et la preuve que Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi contre mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore avec le grade de général.

--Ce que vous avez accepté?

--De grand coeur.

--Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne prendrons pas même la peine de délibérer sur le châtiment à infliger à ce traître, à ce renégat.

Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.

--Ah! misérable, dit-il en secouant ses fers et en se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui te donnent le courage de m'insulter! Si j'étais libre, tu me parlerais autrement.

--A mort! dit Speciale; et, comme tu as le droit, en ta qualité de prince, d'avoir la tête tranchée, tu l'auras, mais par la guillotine.

--Amen! dit Hector se rasseyant avec la plus grande insouciance et tournant le dos au tribunal.

--A toi, Cirillo! dit Speciale. Tes noms, ton âge, ta qualité?

--Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme celui qui était interrogé. J'ai soixante ans. Sous la monarchie, j'ai été médecin; sous la République, représentant du peuple.

--Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu?

--Devant toi, lâche! je suis un héros.

--A mort! hurla Speciale.

--A mort!... répéta comme un écho funèbre le tribunal.

--Passons. A toi, là-bas! à toi, qui portes l'uniforme de général de la soi-disant République!

--A moi? dirent, en même temps, Manthonnet et Salvato.

--Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, tes noms!...

Manthonnet l'interrompit.

--Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.

--Qu'as-tu fait sous la République?

--De grandes choses, mais pas assez grandes encore, puisque nous avons fini par capituler.

--Qu'as-tu à dire pour ta défense --J'ai capitulé.

--Ce n'est point assez.

--C'est fâcheux; mais je n'ai pas d'autre réponse à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi sainte des traités.

--A mort!

--A mort! répéta le tribunal.

--Et toi, Michele le Fou! continua Speciale. Qu'as-tu fait sous la République?

--Je suis devenu sage, répondit Michele.

--As-tu quelque chose à dire pour ta défense?

--Ce serait inutile.

--Pourquoi?

--Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je serais colonel, puis pendu. J'ai été colonel; il me reste à être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas pour chanter votre refrain: «A mort!»

--A mort! répéta Speciale. A vous maintenant, continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.

Elle se leva, belle, calme et grave comme une matrone antique.

--Moi? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca Pimentel; je suis âgée de trente-deux ans.

--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?

--Rien; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation, puisque, aujourd'hui, ce sont les héros que l'on accuse et les lâches que l'on récompense.

--Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser vous-même.

--J'ai la première crié aux Napolitains: «Vous êtes libres!» j'ai publié un journal dans lequel j'ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes des tyrans; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'Hymne à la Liberté, de Monti; j'ai...

--Assez, interrompit Speciale; vous continuerez votre panégyrique en marchant à la potence.

Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée.

--A toi, l'homme à la guitare! dit Speciale, s'adressant à Velasco; car on m'a dit que tu passais ton temps à jouer de la guitare dans ta prison.

--Est-ce un crime de lèse-majesté?

--Non; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce soit le plaisir d'un fainéant, tu ne serais point ici. Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire tes noms, prénoms, âge, qualité.

--Et s'il ne me plaît point de vous répondre?

--Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la mort.

--Bon! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y envoies.

Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta par-dessus l'estrade et tomba au milieu du prétoire. Alors, sans qu'on eût le temps de l'arrêter, sans que l'on pût même deviner son intention, il s'élança vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en criant:

--Place! place!

Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord de la croisée, mais n'y demeura qu'un instant. Toute la salle poussa un cri de terreur: il venait de plonger dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé.

Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort, sans que Speciale l'y envoyât: il s'était brisé le crâne.

Il se fit un instant de silence pénible dans cette salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. Luisa se jeta entre les bras de son amant.

--Faut-il lever la séance? demanda le président.

--Pourquoi cela? dit Speciale. Vous l'eussiez condamné à mort: il s'est donné la mort lui-même; justice est faite. Répondez, monsieur le Français, continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment il se fait que vous comparaissiez devant nous.

--Je comparais devant vous, dit Salvato, parce que je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je me nomme Salvato Palmieri: j'ai vingt-six ans; j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi que la reine a voulu faire assassiner par son sbire Pasquale de Simone; c'est moi qui ai eu l'audace, en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux et d'en blesser deux. J'ai mérité la mort: condamnez-moi.

--Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce digne patriote ce qu'il demande: la mort!

--La mort! répéta le tribunal.

Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle laissa échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.

Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea un regard rapide avec Salvato.

--La! maintenant, dit Speciale, au tour de la signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachions aussi bien que vous, contez-nous votre petite affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous passerons aux Backer.

--Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon épaule, dit tout bas Salvato.

Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était offert.

En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les spectateurs laissèrent échapper un murmure d'admiration et de pitié.

--Huissier, dit Speciale, faites faire silence.

--Silence! cria l'huissier.

--Parlez, dit Salvato.

--Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la jeune femme d'une voix douce et tremblante; j'ai vingt-trois ans; je suis innocente du crime dont on m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de mourir.

--Alors, dit Speciale, impatient des marques de sympathie que de tous côtés on donnait à l'accusée; alors, vous prétendez que ce n'est pas vous qui avez dénoncé les banquiers Backer?

--Elle le prétend d'autant plus justement, dit Michele, que la personne qui les a dénoncés, c'est moi; celui qui a été chez le général Championnet, c'est moi; celui qui a donné le conseil d'interroger Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout cela, pauvre petite soeur! Aussi, vous pouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, et lui demander des prières, comme à une sainte qu'elle est.

--Tais-toi, Michele, tais-toi!... murmura Luisa.

--Parle, au contraire, parle, Michele! dit Salvato.

--Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone, qu'à cette heure où je suis condamné, il ne m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les honnêtes gens, et non la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du pied de la Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle revenait tout exprès de Paestum pour les prévenir, ces pauvres Backer, quand elle les a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient au Château-Neuf; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour lui dire qu'il savait bien que ce n'était point elle, mais que c'était moi qui étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petite soeur, donne-la! Ces messieurs la liront; ils sont trop justes pour te condamner si tu es innocente.

--Je ne l'ai point, murmura la San-Felice: je ne sais ce que j'en ai fait.

--Je l'ai, moi, dit vivement Salvato; fouille dans cette poche, Luisa, et donne-la.

--Tu le veux, Salvato! murmura Luisa.

Puis, plus bas encore.

--Et s'il allaient faire grâce!

--Plût au ciel!

--Mais toi?

--Mon père est là.

Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la tendit au juge.

--Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l'espère bien, que la confiance qu'elle mérite. Vous savez que Backer fils était l'amant de cette femme.

--L'amant? s'écria Salvato. Oh! misérable! ne touche pas cette immaculée, même avec tes paroles!

--Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur?

--Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un fou qui puisse confier à une femme le secret d'une conspiration.

--Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout haut.

--Oui, tout haut! tout haut! cria l'auditoire.

Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique, et lut la lettre que nous connaissons, et par laquelle André Backer, comme preuve de sa confiance envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était pour rien dans la dénonciation du complot royaliste, donnait à la jeune femme la mission de distribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes de la guerre civile.

Les juges se regardèrent: il n'y avait pas moyen de condamner sur un fait aussi complètement démenti, où la victime absolvait et où le coupable se dénonçait lui-même.

Cependant, l'ordre du roi était positif: il fallait condamner, et condamner à mort.

Mais Speciale n'était point homme à demeurer embarrassé pour si peu.

--C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef d'accusation.

Un murmure favorable accueillit ces paroles.

--Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un autre crime, non moins grave.

--Lequel? demandèrent en même temps Luisa et Salvato.

--Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un homme qui venait à Naples pour conspirer contre le gouvernement, de l'avoir gardé six semaines chez vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller combattre les troupes du roi légitime.

Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda tendrement Salvato.

--Ah bien, en voilà une bonne! dit Michele. Est-ce qu'elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sans secours? est-ce que la première loi de l'Évangile n'est pas de secourir notre prochain?

--Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le prochain de personne.

Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette affaire, à laquelle plus qu'il n'eût voulu s'attachait l'intérêt public:

--Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, soigné un conspirateur, qui n'est sorti de chez vous que pour aller rejoindre les Français et les jacobins?

--Je l'avoue, dit Luisa.

--Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital. A mort!

--A mort! répéta sourdement le tribunal.

Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire. Luisa San-Felice, calme et la main sur son coeur, se tourna vers les spectateurs pour les remercier; mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et l'oeil fixe.

--Qu'as-tu? lui demanda Salvato.

--Là, là, vois-tu? dit-elle sans faire aucun geste et en se penchant en avant. Lui! lui! lui!

Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à soixante ans, vêtu de noir avec élégance, portant la croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait lentement vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait devant lui.

Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la junte, s'avança jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant aux juges, qui le regardaient avec étonnement:

--Vous venez de condamner cette femme à mort, dit-il; mais je viens vous dire que votre jugement ne peut recevoir son exécution.

--Et pourquoi cela? demanda Speciale.

--Parce qu'elle est enceinte, répondit-il.

--Et comment le savez-vous?

--Je suis son mari, le chevalier San-Felice.

Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration sur l'estrade des prévenus. Speciale pâlit en sentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, se regardèrent.

--Luciano! Luciano! murmura Luisa en tendant les mains vers le chevalier, tandis que de grosses larmes d'attendrissement coulaient de ses yeux.

Le chevalier s'avança vers l'estrade: les soldats s'écartèrent d'eux-mêmes.

Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.

--Ah! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas Salvato: cet homme est un ange, et je suis honteux d'être si peu de chose près de lui.

--Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale; et, ajouta-il, remmenez cette femme au Château-Neuf.

La porte qui avait donné passage aux prévenus s'ouvrit pour laisser sortir les condamnés; mais, avant de quitter l'estrade, Salvato eut encore le temps d'échanger un dernier regard avec son père.



XCIII

EN CHAPELLE


Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée au Château-Neuf.

Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir de se faire leurs adieux et d'échanger un dernier baiser.

Plein de confiance dans son père, Salvato affirma, à son amie qu'il avait bonne espérance, et que, cette espérance, il ne la perdrait même pas au pied de l'échafaud.

Luisa ne répondait que par ses larmes.

Enfin, à la porte, il fallut se séparer.

Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, par la strada Trinita et par le vico Stoto; après quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à la Vicaria.

Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, la strada Medina et rentra au Château-Neuf, où, en vertu d'une recommandation du prince François, apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée dans une chambre particulière.

Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans laquelle on la laissa: c'est à nos lecteurs de s'en faire une idée.

Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme nous l'avons dit, vers la Vicaria, jusqu'à la porte de laquelle leur firent cortége ceux qui avaient assisté à la séance du jugement.

Il faut en excepter, cependant le chevalier San-Felice et le moine, qui s'étaient rapprochés l'un de l'autre, courant ensemble, au premier angle de la strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico du même nom.

La porte de la Vicaria était constamment ouverte; elle recevait du tribunal les condamnés, les gardait douze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à l'échafaud.

La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait pour eux des matelas sous les arcades, et ils y couchaient, enveloppés dans leur capote ou dans leur manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus chauds de l'année.

Les condamnés rentrèrent vers deux heures du matin, et furent conduits directement en chapelle.

Ils étaient évidemment attendus: la chambre où se trouvait l'autel était éclairée avec des cierges; l'autre, avec une lampe suspendue au plafond.

A terre étaient six matelas.

Une escouade de geôliers attendaient dans cette chambre.

Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire feu si, au moment où l'on ôterait les chaînes aux condamnés, quelque rébellion se manifestait parmi eux.

Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point, chacun d'eux se sentait non-seulement sous le regard curieux des contemporains, mais encore sous le regard impartial de la postérité, et nul n'était assez ennemi de sa renommée pour obscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de sa mort.

Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité que s'il s'agissait d'autres qu'eux, détacher les chaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds celles qui les scellaient au parquet.

L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez longue pour que le condamné pût se coucher.

Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus d'un pas.

En dix minutes, la double opération fut faite: les geôliers se retirèrent les premiers, les soldats ensuite.

Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles barres, se referma sur eux.

--Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, vous donner un conseil.

--Ah! pardieu! dit en riant le comte de Ruvo, il sera le bienvenu, attendu que je me sens bien malade; si malade, que je ne passerai pas trois heures de l'après-midi.

--Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je dit un conseil et non pas une ordonnance.

--Oh! alors, je retire mon observation: prenons que je n'ai rien dit.

--Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le conseil que vous alliez nous donner, mon cher Hippocrate: vous alliez nous conseiller de dormir, n'est-ce pas?

--Justement: le sommeil, c'est la force, et, quoique nous soyons hommes, l'heure venue, nous aurons besoin de notre force, et de toute notre force.

--Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, vous qui êtes un homme de précaution, comment ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur quelconque qui nous dispense de danser au bout d'une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, la gigue ridicule dont nous sommes menacés!

--J'y ai pensé; mais, égoïste que je suis, ne me doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui qui la porte.

--Ah! dit Caraffa, je comprends maintenant pourquoi vous nous conseillez de dormir: vous vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez pas réveillé.

--Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement décidé à mourir comme vous et avec vous, et, s'il y a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment de faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, cette bague est à lui.

--Diable! fit Michele, c'est tentant.

--La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as pas comme nous, pour t'aider à mourir, la ressource de la science et de la philosophie? demanda Cirillo.

--Merci, merci, docteur! dit Michele; ce serait du poison perdu.

--Pourquoi cela?

--Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que je serais pendu, et que rien ne peut m'empêcher d'être pendu. Faites donc votre cadeau à quelqu'un qui soit libre de mourir à sa façon --J'accepte, docteur, dit la Pimentel; j'espère ne pas m'en servir; mais je suis femme, et, au moment suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce pas?

--La voici; mais vous avez tort de douter de vous-même, dit Cirillo: je réponds de vous.

--N'importe! fit Éléonor en tendant la main, donnez toujours.

Le matelas du docteur était trop éloigné de celui d'Éléonor Pimentel pour que Cirillo passât l'anneau de la main à la main; mais il le donna au prisonnier le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin, lequel le remit à Éléonor.

--On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à Cléopâtre l'aspic couché dans un panier de figues, elle commença par caresser le reptile en disant: «Sois la bienvenue, hideuse petite bête! tu me sembles belle, à moi, car tu es la liberté.» Toi aussi, tu es la liberté, ô bague précieuse, et je te baise comme une soeur.

Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, les coudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.

Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De son matelas, il pouvait atteindre jusqu'à lui.

--Dors-tu ou rêves-tu? demanda-t-il.

Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement calme, et qui n'était triste que parce que la tristesse était le caractère de cette physionomie.

--Non, dit-il, je réfléchis.

--A quoi?

--A un cas de conscience.

--Ah! dit en riant Manthonnet, quel malheur que le cardinal Ruffo ne soit pas là!

--Ce n'est pas à lui que je m'adresserais; car, ce cas de conscience, vous seul pouvez le résoudre.

--Ah! pardieu! s'écria Hector Caraffa, je ne me doutais point que l'on m'enfermât ici pour faire partie d'un concile.

--Cirillo, notre maître en philosophie, en science, en honneur surtout, a dit tout à l'heure: «J'ai du poison, mais je n'en ai que pour moi seul; donc, je ne m'en servirai pas.»

--Le voulez-vous? dit vivement Éléonor. Je ne serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle les mains.

--Non, merci; c'est une simple question qu'il me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et tranquille, tandis que vos compagnons mourraient d'une mort cruelle et infamante?

--C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux, il m'a semblé que je devais mourir avec eux et comme eux.

--Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, vous aviez la certitude de vivre?

--J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui m'ont fait repousser la mort.

--Vous pensez tous comme Cirillo?

--Tous, répondirent d'une seule voix les quatre hommes.

Éléonor Pimentel écoutait avec une avidité croissante.

--Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait amener le salut d'un autre, d'un être faible et innocent, qui, pour se soustraire à la mort, ne compte que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait sans vous?

--Oh! alors, s'écria vivement Éléonor Pimentel, ce serait notre devoir d'accepter.

--Vous parlez en femme, Éléonor.

--Et nous parlons en hommes, nous, reprit Cirillo, et, comme elle, nous vous disons: «Salvato, ce serait notre devoir d'accepter.»

--C'est votre avis, Ruvo? demanda le jeune homme.

--Oui.

--C'est votre avis, Manthonnet?

--Oui.

--C'est votre avis, Michele?

--Oh! oui, cent fois oui!

Et, se penchant du côté de Salvato:

--Au nom de la Madone, monsieur Salvato, sauvez-vous et sauvez-la! Ah! si je pouvais être sûr qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en dansant, et je crierais: «Vive la Madone!» la corde au cou.

--C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais savoir; merci.

Et tout rentra dans le silence.

La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla un instant, jeta de petits éclairs, et lentement s'éteignit.

Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui devait être le dernier jour des condamnés, transparut tristement à travers les barreaux.

--Voilà l'emblème de la mort: la lampe s'éteint, la nuit se fait, puis vient le crépuscule.

--Êtes-vous bien sûr du crépuscule? demanda Cirillo.

A huit heures du matin, ceux des condamnés qui dormaient furent éveillés par le bruit que fit, en s'ouvrant, la porte de la première chambre, c'est-à-dire celle où était l'autel.

Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, et leur chef dit à haute voix:

--La messe des morts!

--A quoi bon la messe? dit Manthonnet. Croit-on que nous ne sachions pas bien mourir sans cela?

--Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de leur côté, répondit Ettore Caraffa.

--Je ne vois nulle part que la messe soit instituée par l'Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l'Évangile est ma seule foi.

--C'est bien, dit la même voix impérative: ne détachez que ceux qui voudront assister à l'office divin.

--Détachez-moi, dit Salvato.

Éléonor Pimentel et Michele firent la même demande.

On les détacha tous trois.

Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre était à l'autel: des soldats gardaient la porte, et l'on voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant que le détachement était nombreux et que, par conséquent, les précautions étaient prises.

Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas laisser échapper une occasion de se mettre en communication avec son père ou les agents de son père qui auraient entrepris de le sauver.

Éléonor avait demandé à entendre la messe parce que, femme et poëte, son esprit la portait à participer au mystère divin.

Michele, parce que, Napolitain et Lazzarone, il était convaincu que, sans messe, il n'y avait pas de bonne mort.

Salvato se tint debout, près de la porte de communication des deux chambres; mais il eut beau interroger des yeux les assistants et plonger son regard dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner que l'on s'occupât de son salut.

Éléonor prit une chaise et s'inclina, appuyée sur le dossier.

Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de l'autel.

Michele représentait la foi absolue; Éléonor, l'espérance; Salvato, le doute.

Salvato écouta la messe avec distraction; Éléonor avec recueillement; Michele avec extase.

Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel, il avait été toute sa vie lazzarone.

La messe finie, le prêtre demanda:

--Qui veut communier?

--Moi! s'écria Michele.

Éléonor s'inclina sans répondre; Salvato secoua la tête en signe de dénégation.

Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix basse et communia.

Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu'à leurs compagnons.

--Pour quelle heure? demanda, Cirillo aux geôliers qui apportaient le repas.

L'un d'eux s'approcha de lui.

--Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur Cirillo, lui dit-il.

--Ah! lui dit le docteur, tu me reconnais?

--Vous avez, l'année dernière, guéri ma femme d'une fluxion de poitrine!

--Et elle va bien depuis ce temps?

--Oui, Excellence.

Puis, à voix basse:

--Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un soupir, d'aussi longs jours que ceux qu'elle a probablement à vivre.

--Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de l'homme sont comptés; seulement, Dieu est moins sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand: Dieu, parfois, fait grâce; le roi Ferdinand, jamais! Tu dis que c'est pour quatre heures?

--Je le crois, répondit le geôlier; mais, comme vous êtes beaucoup, ça avancera, peut-être d'une heure, afin qu'on ait le temps.

Cirillo tira sa montre.

--Dix heures et demie, dit-il.

Puis, comme il allait la remettre à son gousset:

--Bon! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce n'est point une raison qu'elle s'arrête parce que je m'arrêterai.

Et il remonta tranquillement sa montre.

--Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent recevoir les secours de la religion? demanda le prêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.

--Non, répondirent d'une seule voix Cirillo, Ettore Caraffa et Manthonnet.

--Comme vous voudrez, répondit le prêtre; c'est une affaire entre Dieu et vous.

--Je crois, mon père, répondit Cirillo qu'il serait plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.



XCIV

LA PORTE SANT'AGOSTINO-ALLA-ZECCA


Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent s'ouvrir la porte extérieure du cabinet des bianchi, dont ils étaient séparés par une forte cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et de verrous; puis, un bruit de pas et le chuchotement de plusieurs voix.

Cirillo tira sa montre.

--Trois heures et demie, dit-il: mon brave homme de geôlier ne s'est pas trompé.

--Michele! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis qu'il avait communié, se tenait absorbé dans sa prière.

Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, s'approcha de lui autant que le permettait la longueur de sa chaîne.

--Excellence? demanda-t-il.

--Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive quelque événement inattendu, profites-en.

Michele secoua la tête.

--Oh! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que je serais pendu, je dois être pendu; cela ne peut se passer autrement.

--Bah! qui sait? dit Salvato.

On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui donnait dans le cabinet des bianchi, c'est-à-dire celle de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la chambre des condamnés, tandis que le bruit des crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait jusqu'à eux.

Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet homme: c'était le bourreau.

Il compta les patients.

--Six ducats de prime seulement! murmura-t-il avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seul coup, soixante ducats me devaient revenir... Enfin, n'y pensons plus!

Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un huissier tenant l'arrêt de la junte.

--Détachez les condamnés, dit le procureur fiscal.

Les geôliers obéirent.

--A genoux pour entendre votre arrêt! dit Guidobaldi.

--Avec votre permission, monsieur le procureur fiscal, dit Hector Caraffa, nous aimerions mieux l'entendre debout.

Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées ces paroles fit grincer les dents du juge.

--A genoux, debout, assis, peu importe de quelle façon vous l'entendrez, pourvu que vous l'entendiez et que l'arrêt s'exécute! Greffier, lisez l'arrêt.

L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel Manthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentel à être pendus, et Hector Caraffa à avoir la tête tranchée.

--C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à reprendre au jugement.

--Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut l'exécuter?

--Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon compte, et je présume que mes amis sont prêts comme moi.

--Oui, répondirent les condamnés d'une seule voix.

--Je dois cependant te dire une chose, à toi, Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui prouvait ce que cette chose lui coûtait à dire.

--Laquelle? demanda Cirillo.

--Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme tu as été son médecin, te l'accordera-t-il. En tout cas, cette demande faite, j'ai ordre d'accorder un sursis.

Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.

Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage calme, avec ses lèvres souriantes, répondit:

--C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma réputation par une bassesse. Je refuse d'entrer dans cette honteuse voie de salut qui m'est offerte. J'ai été condamné avec des amis qui me sont chers; je veux mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurer une heure de plus dans un monde où règnent l'adultère, le parjure et la perversité.

Léonor saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir baisée, brisa sur le plancher le flacon d'opium qu'elle avait reçu de lui.

--Qu'est-ce que cela? demanda Guidobaldi en voyant la liqueur se répandre sur les dalles.

--Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise hors de tes atteintes, misérable! répondit-elle.

--Et pourquoi renonces-tu à ce poison?

--Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner, d'abandonner Cirillo.

--Bien, ma fille! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas: «Tu es digne de moi!» je dirai: «Tu es digne de toi-même!»

Léonor sourit, et, l'oeil au ciel, la main étendue, le sourire à la bouche:

Forsan hæc olim meminisse juvabit!

dit-elle.

--Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, et personne n'a-t-il plus rien à demander?

--Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le comte de Ruvo.

--Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, si ce n'est que nous finissions cette comédie de fausse clémence le plus tôt possible.

--Geôlier, ouvrez la porte aux bianchi, dit le procureur fiscal.

La porte du cabinet s'ouvrit, et les bianchi parurent, revêtus de leur longues robes blanches.

Ils étaient douze, deux par chaque condamné.

La porte du cabinet se referma derrière eux.

Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la main, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.

Salvato lui rendit le même signe, sans que son visage trahit la moindre émotion.

--Vous êtes prêt? demanda le pénitent.

--Oui, répondit Salvato.

La réponse ayant un double sens, personne ne la remarqua.

Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix; mais le signe maçonnique lui apprenait qu'il avait affaire à un ami.

Il échangea un regard avec Michele.

--Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, fit Salvato.

--Oui, Excellence, répondit le lazzarone.

--Lequel de vous s'appelle Michele? demanda un pénitent.

--Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait apprendre quelque bonne nouvelle.

Le pénitent s'approcha de lui.

--Vous avez une mère? lui demanda-t-il.

--Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est le plus fort de ma peine, pauvre femme! Mais comment savez-vous cela?

--Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où j'entrais à la Vicaria.

»--Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à vous faire.

»--Laquelle? ai-je demandé.

»--Je voudrais savoir si vous faites partie des pénitents qui conduisent les condamnés à l'échafaud.

»--Oui.

»--Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino; mais il est plus connu sous le nom de Michele il Pazzo.

»--N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a été colonel sous la soi-disant République?

»--Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est bien lui!

»--Eh bien, après?

»--Eh bien, comme un brave chrétien que vous êtes, vous l'avertirez de tourner, en sortant de la Vicaria, la tête à gauche; je serai sur la pierre des Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui donner ma bénédiction.»

--Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait que la pauvre chère femme m'aime de tout son coeur. Je lui ai bien fait de la peine toute ma vie; mais, aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai!

Puis, en essuyant une larme:

--Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister? demanda-t-il au pénitent.

--Volontiers, répondit celui-ci.

--Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons pas attendre.

--Me voilà, monsieur Salvato, me voilà!

Et Michele se mit à la suite de Salvato.

Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la messe leur avait été dite, et commencèrent d'entrer dans le corridor, le bourreau en tête.

Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, était celle dans laquelle ils devaient être exécutés:

Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele, puis Éléonor Pimentel, puis Ettore Caraffa.

Chacun des condamnés marchait entre deux bianchi.

A la porte de la prison donnant dans la cour s'étendait une double file de soldats, allant de cette première porte à la seconde, qui débouchait sur la place de la Vicaria.

Cette place était encombrée de peuple.

A l'aspect des condamnés, une formidable rumeur s'éleva de la foule:

--A mort, les jacobins! à mort!

Il était évident que, sans la double file de soldats qui les protégeait, ils n'eussent point fait cinq pas dans la rue sans être mis en pièces.

Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des menaces dans tous les yeux.

--Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le pénitent qui marchait à sa droite et qui s'était fait connaître à lui pour maçon.

--Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu? lui demanda en souriant Salvato.

--Non; mais j'ai des instructions à vous donner.

On avait fait une quinzaine de pas hors de la Vicaria, et l'on se trouvait en face de la colonne qui surmonte la pierre dite des Banqueroutiers, parce que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur cette pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient en faillite.

--Halte! dit le pénitent qui était à la gauche de Michele.

Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents jouissent d'une autorité que personne ne songe à leur contester.

Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui, s'arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.

--Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui avait crié: «Halte!» fais tes adieux à ta mère!Femme, ajouta-t-il-en s'adressant à la vieille, donne la dernière bénédiction à ton fils!

La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle était montée, et Michele se jeta dans ses bras.

Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne purent parler.

Le pénitent qui était à la droite de Salvato en profita pour lui dire:

--Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment où nous arriverons en face de l'église, il y aura un tumulte. Montez sur les marches de l'église et appuyez-vous contre la porte en la frappant du talon.

--Le pénitent qui est à ma gauche est-il des nôtres?

--Non. Faites semblant de vous occuper de Michele.

Salvato se retourna vers le groupe que formaient Michele et sa mère.

Michele venait de relever la tête et regardait autour de lui.

--Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous?

--Qui, elle?

--Assunta.

--Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent de l'Annonciata, où elle pleure et se désespère, et ils ont juré que, s'ils pouvaient t'arracher aux mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir de te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te mettre en pièces. Giovanni a même ajouté: «Ça me coûtera un ducat, mais n'importe!»

--Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais de m'avoir abandonné, mais qu'à cette heure, où je sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui pardonne.

--Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.

Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement; car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, ne pouvait plus proférer une seule parole.

Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les bras et l'assit sur la pierre, où elle resta comme une masse inerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.

--Marchons, dit Michele.

Et, de lui-même, il reprit son rang.

Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un coeur de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme Pimentel: c'était un enfant du peuple, accessible à tous les sentiments et ne sachant ni les réprimer ni les cacher.

Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les joues humides de larmes.

On suivit un instant la strada dei Tribunali; puis on prit à gauche le vico delle Lite; on traversa la rue Forcella, et l'on entra dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca.

Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec une charrette attelée de deux buffles.

Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa droite avait échangé un signe avec le charretier.

--Tenez-vous prêt.

--A quoi?

--A ce que je vous ai dit.

Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles suivait le cortège avec sa charrette.

Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue était barrée par une voiture de bois dont l'essieu était cassé.

L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger la voiture.

Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant: «Place! place!» et en essayant, en effet, de débarrasser la rue.

On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca.

Tout à coup, des mugissements horribles se firent entendre, et, comme s'ils étaient atteints de folie, les buffles, les yeux sanglants, la langue pendante, soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux la charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le cortège, foulant aux pieds, écrasant contre les maisons le peuple dont la rue était encombrée et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient vainement les arrêter de leurs baïonnettes.

Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta du coude le second pénitent qui était à sa gauche, renversa le soldat qui faisait la file à sa hauteur, et en criant: «Gare les buffles!» et, comme s'il cherchait seulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l'église, et s'appuya à la porte, qu'il frappa du talon.

La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien machinée, s'ouvre une trappe anglaise, et, avant que l'on eût eu le temps de voir par où il avait disparu, elle se referma sur lui.

Michele avait voulu suivre Salvato; mais un bras de fer l'avait arrêté. C'était celui du vieux pêcheur Basso Tomeo, le père d'Assunta.



XCV

COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN 1799


Quatre hommes armés jusqu'aux dents attendaient Salvato dans l'intérieur de l'église.

L'un d'eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur son coeur en criant:

--Mon père!

--Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à perdre! Viens! viens!

--Mais fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas sauver mes compagnons?

--N'y songeons même pas, dit Joseph Palmieri, ne songeons qu'à Luisa.

--Ah! oui, s'écria Salvato. Luisa! sauvons Luisa!

D'ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose lui eût été impossible: au bruit des crosses de fusil contre la porte de l'église, Joseph Palmieri entraînait, avec la force d'un géant, son fils vers la sortie qui donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino.

A cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant chacun une carabine à l'arçon, attendaient leurs cavaliers, guidés par deux paysans des Abruzzes.

--Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant en selle; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrant un second cheval à son fils.

Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père eût achevé la phrase.

--Suis-moi! lui cria Joseph.

Et il s'élança le premier par le largo del Elmo, par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.

Salvato le suivit; les deux autres hommes galopèrent derrière Salvato.

Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme, se jetaient à gauche par un sentier à travers les marais, gagnaient au-dessus de Capodichino la route de Casoria, laissaient Sant'Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite, et, distançant, grâce à l'excellence de leurs chevaux, les deux hommes qui leur servaient d'escorte, ils s'enfonçaient dans la vallée des Fourches-Caudines.

Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent l'explication de tout, nous donnerons cette explication en deux mots.

Joseph Palmieri, dans un court voyage qu'il avait fait à Molise, avait trouvé une douzaine d'hommes dévoués, qu'il avait ramenés avec lui à Naples.

Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation des bianchi, s'était chargé, sous le prétexte d'assister Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné ce qui se tramait pour son salut.

Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré la rue avec une charrette de bois.

L'autre attendait le passage du cortége avec une charrette attelée de deux buffles, tenant presque toute la largeur de la rue.

Le cortége, passé, le paysan avait laissé tomber dans l'oreille de chacun du ses buffles un morceau d'amadou allumé.

Les buffles étaient entrés en fureur et s'étaient élancés en mugissant dans la rue, renversant tout ce qu'ils rencontraient devant eux.

De là le désordre dont Salvato avait profité.

Ce désordre ne s'était point calmé à la disparition de Salvato.

Nous avons dit que Michele avait été tenté de suivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le disputer au bourreau.

Et, en effet, une lutte s'était établie non-seulement entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en pièces, attendu qu'il avait déshonoré leur respectable corps en portant l'uniforme français, mais encore entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait encore mieux être pendu que mis en pièces.

Les soldats de l'escorte étaient venus en aide à Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de ses anciens camarades, mais dans un déplorable état.

Les lazzaroni ont la main leste, et il avaient eu le temps d'allonger à Michele deux ou trois coups de couteau.

Il en résulta que, comme le pauvre diable ne pouvait plus marcher, on s'empara de la charrette qui barrait la rue pour lui faire faire le reste du chemin.

Quant à Salvato, on s'était bien aperçu de sa fuite, puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de crosse de fusil donnés par les soldats dans la porte de l'église; mais cette porte était trop solide pour être enfoncée: il fallait faire le tour de l'église et même de la rue par la strada del Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d'heure, et, quand on arriva à la sortie de l'église, Salvato était hors de Naples, et, par conséquent, hors de danger.

Aucun des autres condamnés n'avait fait le moindre mouvement pour fuir.

Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette, le cortége funèbre reprit donc sa marche vers le lieu de l'exécution, c'est-à-dire vers la place du Vieux-Marché.

Mais, pour donner plus grande satisfaction au peuple, on lui fit faire un grand détour par la rue Francesca, de manière à le faire déboucher sur le quai.

Les lazzaroni avaient reconnu Éléonor Pimentel, et, en dansant aux deux côtés du cortége, qu'ils accompagnaient avec des huées et des gestes obscènes, ils chantaient:

La signora Dianora,

Che cantava neoppa lo triato,

Mo alballa muzzo a lo mercato.


Viva, viva lo papa santo,

Che a marmato i cannoncini,

Per dustruggere i giacobini!


Viva la força e maestro Donato!

Sant'Antonio sia lodato!

Ce qui voulait dire:

La signora Dianora,

Qui chantait sur le théâtre,

Maintenant danse au milieu du marché.


Vive, vive le saint pape,

Qui a envoyé de petits canons

Pour détruire les jacobins!


Vive la potence et maître Donato!

Et que saint Antoine soit loué!

Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés débouchèrent sur le quai, suivirent la strada Nuova, et atteignirent la rue des Soupirs-de-l'Abîme, d'où ils aperçurent les instruments du supplice, dressés au centre du Vieux-Marché.

Il y avait six gibets et un échafaud.

Un des gibets s'élevait au-dessus des autres à la hauteur de dix pieds.

Une pensée obscène l'avait fait dresser pour Éléonor Pimentel.

Comme on le voit, le roi de Naples était plein d'attention pour ses bons lazzaroni.

Au coin du vico della Conciaria, un homme, hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant le visage en deux et lui crevant un oeil, avec une main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe de bois par laquelle il avait remplacé sa jambe brisée, attendait le cortége, au-devant duquel sa faiblesse ne lui avait pas permis d'aller.

C'était le beccaïo.

Il avait appris le jugement et la condamnation de Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu'il était, pour avoir le plaisir de le voir pendre.

--Où est-il, le jacobin? où est-il, le misérable? où est-il, le brigand? s'écria-t-il en essayant de franchir la haie des soldats.

Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu'il était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat de rire:

--Si c'est pour voir pendre le général Salvato que tu t'es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine: il est sauvé!

--Sauvé? s'écria le beccaïo; sauvé? Impossible!

--Demande plutôt à ces messieurs, et vois la longue mine qu'ils font. Mais il y a encore une chance: c'est que tu te mettes à courir après lui. Tu as de bonnes jambes, tu le rattraperas.

Le beccaïo poussa un hurlement de rage: une fois encore, sa vengeance lui échappait.

--Place! crièrent les soldats en le repoussant à coups de crosse.

Et le cortège passa.

On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait les condamnés pour leur lire la sentence.

La sentence fut lue au milieu des rires, des huées, des insultes et des chants.

La sentence lue, le bourreau s'avança vers le groupe des condamnés.

On n'avait point fixé l'ordre dans lequel les patients devaient être exécutés.

En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et Manthonnet firent un pas en avant.

--Lequel des deux dois-je pendre le premier? demanda maître Donato.

Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d'inégale grandeur et donna le choix à Cirillo.

Cirillo tira la plus longue.

--J'ai gagné, dit Manthonnet.

Et il se livra à maître Donato.

La corde au cou, il cria:

--O peuple, qui aujourd'hui nous insultes, un jour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la patrie!

Maître Donato le poussa hors de l'échelle, et son corps se balança dans le vide.

C'était le tour de Cirillo.

Il essaya, une fois monté sur l'échelle, de prononcer quelques paroles; mais le bourreau ne lui en laissa pas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni, son corps se balança près de celui de Manthonnet.

Éléonor Pimentel s'avança.

--Ce n'est pas encore ton tour, lui dit brutalement le bourreau.

Elle fit un pas arrière et vit que l'on apportait Michele.

Mais, au pied de la potence, celui-ci dit:

--Laissez-moi essayer de monter tout seul à l'échelle, mes amis, ou sinon, on croira que c'est la peur qui m'ôte la force, et non mes blessures.

Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l'échelle jusqu'à ce que maître Donato lui eût dit:

--Assez!

Alors, il s'arrêta, et, comme il avait la corde passée d'avance autour du cou, le bourreau n'eut qu'un coup de genou à lui donner pour en finir avec lui.

Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura le nom de «Nanno!...» Le reste de la phrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par le noeud coulant.

Chacune de ces exécutions était saluée par des hourras frénétiques et des cris furieux.

Mais l'exécution que l'on attendait avec la plus grande impatience, c'était évidemment celle d'Éléonor Pimentel.

Son tour était enfin arrivé; car maître Donato devait en finir avec les gibets avant de passer à la guillotine.

L'huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato, qui s'approcha d'Éléonor.

L'héroïne avait repris son calme, un instant troublé par la vue de cette potence plus haute que les autres, vue qui avait, non pas brisé son courage, mais alarmé sa pudeur.

--Madame, lui dit le bourreau d'un autre ton que celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant, je suis chargé de vous dire que, si vous demandez la vie, il vous sera accordé un sursis pendant lequel votre requête sera envoyée au roi Ferdinand, qui peut-être, dans sa clémence, daignera y faire droit.

--Demandez la vie! demandez la vie! répétèrent autour d'elle les pénitents qui l'avaient assistée, elle et ses compagnons.

Elle sourit à cette marque de sympathie.

--Et, si je demande autre chose que la vie, me l'accordera-t-on?

--Peut-être, répliqua maître Donato.

--En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon.

--Bravo! cria Hector Caraffa, une Spartiate n'eût pas mieux dit!

Le bourreau regarda l'huissier; on avait espéré une lâcheté de la femme: on avait tiré une sublime réponse de l'héroïne.

L'huissier fit un signe.

Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur l'épaule nue de Léonora et l'attira vers le gibet le plus élevé.

Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des yeux la hauteur.

Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui enveloppait de tous côtés l'instrument du supplice:

--Au nom de la pudeur, dit-elle, n'y a-t-il pas quelque mère de famille qui me donne un moyen d'échapper à cette infamie?

Une femme lui jeta l'épingle d'argent avec laquelle elle attachait ses cheveux.

Léonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du genou, à l'aide de cette épingle d'argent, attachant l'un à l'autre le devant et le derrière de sa robe, elle improvisa le caleçon qu'elle avait inutilement demandé.

Puis elle gravit d'un pied ferme les degrés de l'échelle en disant les quatre premiers vers de la Marseillaise napolitaine, qu'elle avait chantée, le jour où l'on apprit la chute d'Altamura, sur le théâtre Saint-Charles.

Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme héroïque était remontée au ciel.

Les gibets étaient remplis, moins un: c'était celui qui était destiné à Salvato. Il ne restait plus personne à pendre, mais il restait quelqu'un à guillotiner.

C'était le comte de Ruvo.

--Enfin, dit-il lorsqu'il vit que maître Donato et ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre, j'espère que c'est à mon tour, hein?

--Oh! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te ferai pas attendre.

--Ah! ah! il paraît que, si je demande une faveur, cette faveur ne me sera pas accordée?

--Qui sait? demande toujours.

--Eh bien, je désire être guillotiné à l'envers, afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.

Maître Donato regarda l'huissier: l'huissier fit signe qu'il ne voyait aucun empêchement à l'accomplissement de ce désir.

--Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau.

Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés de l'échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se coucha de lui-même sur la planche, le dos à terre, la face au ciel.

On le lia ainsi; puis on le poussa sous le couperet.

Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet indomptable courage, tardait un instant à remplir son terrible office:

--Taglia dunque, per Dio! lui cria le patient. (Coupe donc, pardieu!)

Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la tête d'Hector Caraffa roula sur l'échafaud.

Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage que l'on appelle Naples, et reportons-les sur un autre point du royaume.



XCVI

LA GOELETTE the Runner


Trois mois s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter. Beaucoup de choses étaient changées à Naples, qu'avait abandonnée la flotte anglaise, et d'où le cardinal Ruffo était parti après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs pour aller à Venise, comme simple cardinal, donner, au conclave, un successeur à Pie VI.

Un des principaux changements avait été la nomination du prince de Cassero-Statella comme vice-roi de Naples, et celle du marquis Malaspina comme sous-secrétaire intime.

La restauration du roi Ferdinand étant désormais assurée, les récompenses furent distribuées.

Il était impossible de faire pour Nelson plus que l'on n'avait fait: il avait l'épée de Philippe V, il était duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze mille livres de rente.

Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre sur le revenu de San-Georgia la Malara, fief du prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut d'héritiers.

Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut l'abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches du royaume.

François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur de la guerre,--le même que nous avons vu envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié comme messager, moitié comme otage,--eut une pension viagère de trois mille ducats.

Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un poste de confiance dans la diplomatie.

De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille ducats de rente, et fut fait général.

Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano.

Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés colonels et barons, avec des pensions et des terres, et furent décorés de l'ordre de Saint-Georges Constantinien.

En outre pour récompenser les services nouveaux, on créa un nouvel ordre qui reçut le nom d'ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite, avec cette légende: Fidei et Merito.

Nelson en fut le premier dignitaire: en sa qualité d'hérétique, on ne pouvait lui donner l'ordre de Saint-Janvier, le premier de l'État.

Enfin, après avoir récompensé tout le monde, Ferdinand pensa qu'il était juste qu'il se récompensât lui-même.

Il fit venir de Rome Canova et lui commanda,--la chose est véritablement si étrange, que nous hésitons à la dire, de peur de n'être pas cru,--et lui commanda sa propre statue en Minerve!

Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et colossal chef-d'oeuvre dans une niche placée au dessus des premières marches du grand escalier du musée Borbonico, où il serait encore, si, à l'époque de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts, je ne l'eusse fait enlever de ce poste, non point parce qu'il était une reproduction ridicule de Ferdinand, mais parce que c'était une tache au génie du plus grand sculpteur de l'Italie, et une preuve du degré d'abaissement auquel peut descendre le ciseau d'un artiste qui, s'il eût eu quelque respect de lui-même, n'eût point consenti à prostituer son talent à l'exécution d'une pareille caricature.

Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était dans une veine heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse que nous avons vue sur la galère royale, à peine accouchée de cette petite fille que nous avons dit devoir être un jour la duchesse de Berry, était, vers le mois de février ou de mars 1800 devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous les événements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sa grossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du monde cette grossesse à son neuvième mois; de sorte que l'on n'attendait que son accouchement, surtout si elle accouchait d'un prince, pour faire à Palerme une série de fêtes dignes de la double circonstance qui en serait le motif.

Une autre femme aussi attendait, non pas dans un palais, non pas au milieu de la soie et du velours, mais sur la paille d'un cachot un accouchement fatal et mortel; car à cet accouchement elle ne devait pas survivre.

Cette autre femme, c'était la malheureuse Luisa Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l'avons entendu, déclarée enceinte par son mari, avait été, par ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à Palerme et soumise à un conseil de médecins qui avait reconnu la grossesse.

Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant, à une conjuration de la pitié; il avait appelé son propre chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité sur l'état de la prisonnière.

Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse et l'affirma au roi sur son âme et sa conscience.

Alors, le roi s'informa minutieusement de quelle époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir à quelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait l'abandonner au bourreau.

Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le jour même où l'enfant qui la protégeait serait arraché de ses flancs, elle pourrait être exécutée, sans délai ni retard.

Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio Villari, au service de la prisonnière, et il devait être non-seulement le premier, mais le seul, afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance, prévenu de l'accouchement.

Les deux accouchements, celui de la princesse qui devait donner un héritier au trône et celui de la condamnée qui devait donner une victime au bourreau, devaient se suivre à quelques semaines de distance; seulement, celui de la princesse devait précéder celui de la condamnée.

C'était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice avait fondé son dernier espoir.

En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse mission à Naples; après avoir, par sa déclaration au tribunal et par son respect pour la prisonnière, sauvegardé l'honneur de la femme, il était revenu à Palerme reprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palais sénatorial, sa place accoutumée.

Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à se présenter devant le prince, celui-ci l'avait fait appeler, et, lui tendant sa main, que le chevalier avait baisée:

--Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m'avez demandé la permission d'aller à Naples, et, sans vous demander ce que vous aviez à y faire, cette permission, je vous l'ai accordée. Maintenant, beaucoup de bruits différents, vrais ou faux, se sont répandus sur la cause de votre voyage: j'attends de vous, non comme prince, mais comme ami, d'être mis au courant par vous de ce que vous y avez fait. J'ai une grande considération pour vous, vous le savez, et, le jour où j'aurai pu vous rendre un grand service, sans avoir cru m'acquitter de ce que je vous dois, je serai le plus heureux homme du monde.

Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre; mais le prince l'en avait empêché, l'avait pris dans ses bras et serré contre son coeur.

Alors, le chevalier lui avait tout raconté: son amitié avec le prince Caramanico, la promesse qu'il lui avait faite à son lit de mort, son mariage avec Luisa; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessions de Luisa; de sorte qu'aux yeux du prince, la paternité du chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester de l'innocence politique de Luisa et par demander sa grâce au prince.

Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le caractère cruel et vindicatif de son père; il savait quel serment celui-ci avait fait, et combien il lui serait difficile de le faire revenir sur ce serment.

Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa le cerveau.

--Attends-moi ici, lui dit-il: c'est bien le moins que, dans une affaire de cette importance, je consulte la princesse; en outre, elle est de bon conseil.

Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le prince, passant la tête par l'ouverture, appela à lui le chevalier.

Au moment où la porte de la chambre à coucher de la princesse se refermait sur San-Felice, une petite goëlette, qu'à la hauteur et à la flexibilité de ses mâts, on pouvait reconnaître de construction américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la longue jetée du château du Môle, terminée par la batterie, s'enfonçait dans la rade, et, naviguant, avec la même facilité que le ferait de nos jours un bateau à vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de commerce de tous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait jeter l'ancre à une demi-encablure du château de Castel-Lamare, transformé depuis longtemps en prison d'État.

Si le signe auquel nous avons dit qu'on pouvait reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n'eût point été suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau qui se déployait à la corne de son grand mât, et sur lequel flottaient les étoiles d'Amérique, eût affirmé qu'il avait été construit sur le continent découvert par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu'il était, il avait audacieusement et heureusement traversé l'Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut bord.

Son nom, écrit en lettres d'or à l'arrière, the Runner, c'est-à-dire le Coureur, indiquait qu'il avait reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice de son propriétaire.

A peine l'ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le fond, que l'on vit le canot de la Santé s'approcher du Runner avec toutes les formalités et précautions habituelles et que les questions et les réponses d'usage s'échangèrent.

--Ohé! de la goëlette! cria-t-on, d'où venez-vous?

--De Malte.

--En droiture?

--Non: nous avons touché à Marsala.

--Voyons votre patente.

Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé, tendit le papier demandé, qu'on lui prit des mains avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu de la même façon.

--C'est bien, dit l'employé; vous pouvez descendre en canot et venir à la Santé avec nous.

Le capitaine descendit en canot; quatre rameurs s'affolèrent après lui, et, escorté par la barque sanitaire, il traversa toute la rade pour aller joindre, de l'autre côté du port, le bâtiment appelé la Salute.



XCVII

LES NOUVELLES QU'APPORTAIT LA GOELETTE
the Runner


Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier San-Felice entrer dans la chambre à coucher de la duchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette the Runner se rendre à la Salute, toute la famille royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais où nous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le président Cardillo, Emma Lyonna faire tête avec des poignées d'or au banquier du pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les jeunes princesses, broder la bannière que le fidèle et intelligent Lamarra devait porter au cardinal Ruffo.

Rien n'était changé: le roi jouait toujours au reversis; le président Cardillo arrachait toujours ses boutons; Emma Lyonna couvrait toujours d'or la table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil, et la reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum de combat pour le cardinal, mais une bannière d'actions de grâce pour sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom en la faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dans le sang.

Seulement, depuis le jour où nous avons introduit nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaient bien changées. D'exilé et vaincu qu'était Ferdinand, il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur. Aussi rien n'eût-il altéré le calme de cet auguste visage que Canova, nous l'avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non pas du cerveau de Jupiter, mais d'un magnifique bloc de marbre de Carrare, si quelques numéros du Moniteur républicain, arrivés de France, n'eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère dans laquelle entrait la royauté sicilienne.

Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna, et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais avaient été forcés de se rembarquer, et Souvorov, laissant dix mille Russes sur le champ de bataille, n'avait échappé qu'en traversant un précipice, au fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liés avec les ceintures de ses officiers, et qu'en repoussant dans l'abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de le franchir.

Ferdinand s'était donné quelques minutes de plaisir au milieu de l'ennui que lui causaient ces nouvelles, en raillant Nelson sur le rembarquement des Anglais, et Baillie sur la fuite de SOUVOROV.

Il n'y avait rien à dire à un homme qui, en pareille circonstance, s'était si cruellement et si gaiement, tout à la fois, raillé lui-même.

Aussi, Nelson s'était contenté de se mordre les lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d'origine française, ne s'était pas trop désespéré de l'échec arrivé aux troupes du tzar Paul Ier.

Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires qui intéressaient directement Ferdinand, c'est-à-dire aux affaires d'Italie. L'Autriche était, grâce à ses victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en Italie, de la Trebbia et de Novi, l'Autriche était au pied des Alpes, et le Var, notre frontière antique, était menacé.

Il est vrai encore que Rome et le territoire romain étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deux lieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu'en vertu du traité signé entre le général Burckard, commandant des troupes napolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupes britanniques, et le général Garnier, commandant des troupes françaises, il devait, en se retirant avec les honneurs de la guerre, avoir abandonné les États romains le 4 octobre.

Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand, à boire et à manger. Puis, avec son insouciance napolitaine, il jetait en l'air, quitte à ce qu'il lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les Napolitains appliquent plus souvent encore au moral qu'au physique:

--Bon! tout ce qui n'étrangle pas engraisse.

Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée sur ceux qui s'étaient accomplis, s'accomplissaient et devaient s'accomplir en Italie, faisait donc sa partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire, et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le salon, salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre des affaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui et entama vivement avec Son Excellence une conversation à voix basse.

Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit, à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques mots qui lui firent vivement redresser la tête.

--Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me rejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet à côté.

Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet attenant au grand salon.

Quelques secondes après, le prince de Castelcicala introduisait le prince, et Nelson entrait lui-même derrière eux, et refermait la porte sur lui.

--Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous d'où vous tenez toute cette belle histoire que vient de me dire Castelcicala.

--Madame, dit le prince en s'inclinant avec ce respect mêlé de crainte qu'il avait toujours eu pour sa mère, dont il ne se sentait pas aimé, madame, un de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter, se trouvant par hasard aujourd'hui, vers deux heures de l'après-midi, à la police, a entendu dire que le capitaine d'un petit bâtiment américain qui est entré aujourd'hui dans le port, poussé, en sortant de Malte par un coup de vent du côté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de guerre français, sur l'un desquels il avait tout lieu de croire que se trouvait le général Bonaparte.

Nelson, voyant l'attention que chacun portait au récit du prince François, se le fit traduire en anglais par le ministre des affaires étrangères, et se contenta de hausser les épaules.

--Et vous n'avez pas, en face d'une nouvelle de cette sorte, si vague qu'elle fût, cherché à voir ce capitaine, à vous informer par vous-même de ce qu'il y avait de réel dans ce bruit? Vraiment, François, vous êtes d'une insouciance impardonnable!

Le prince s'inclina.

--Madame, dit-il, ce n'était point à moi, qui ne suis rien dans le gouvernement, d'essayer de pénétrer des secrets de cette importance; mais j'ai envoyé la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à bord de la goëlette américaine, lui ordonnant de s'informer à la source même, et, si ce capitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l'amener au palais.

--Eh bien? demanda impatiemment la reine.

--Eh bien, madame, le capitaine attend dans le salon rouge.

--Castelcicala, dit la reine, allez! et amenez-le ici par les corridors, afin qu'il ne traverse pas le salon.

Il se fit un profond silence parmi les trois personnes qui se tenaient dans l'attente; puis, au bout d'une minute, la porte de dégagement se rouvrit et donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, portant un uniforme de fantaisie.

--Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala en introduisant le touriste américain.

Le capitaine Skinner était, comme nous l'avons dit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie, de taille un peu au-dessus de la moyenne, admirablement pris dans sa taille, d'une figure grave mais sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine, rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il portait le devant du visage sans barbe; mais d'épais favoris s'enfonçaient dans sa cravate de fine batiste et d'une irréprochable blancheur.

Il s'inclina respectueusement devant la reine et devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d'un personnage ordinaire; ce qui indiquait qu'il ne le connaissait point ou ne voulait point le connaître.

--Monsieur, lui dit la reine, on m'assure que vous êtes porteur de nouvelles importantes; cela vous explique pourquoi j'ai désiré que vous prissiez la peine de passer au palais. Nous avons tous le plus grand intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui vous allez parler, je suis la reine Marie-Caroline; voici mon fils, M. le duc de Calabre; voici mon ministre des affaires étrangères, M. le prince de Castelcicala; enfin, voici mon ami, mon soutien, mon sauveur, milord Nelson, duc de Bronte, baron du Nil.

Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux une cinquième personne, quand tout à coup la porte du cabinet donnant sur le salon s'ouvrit, et le roi parut.

C'était évidemment cette cinquième personne que cherchait des yeux le capitaine Skinner.

--Madonna! s'écria le roi s'adressant à Caroline, savez-vous les nouvelles qui se répandent dans Palerme, ma chère maîtresse?

--Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la reine; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui les a apportées et qui me les va donner.

--Ah! ah! fit le roi.

--- J'attends que Leurs Majestés veuillent bien me faire l'honneur de m'interroger, dit le capitaine Skinner, et je me tiens à leurs ordres.

--On dit, monsieur, demanda la reine, que vous pouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte?

Un sourire passa sur les lèvres de l'Américain.

--Et de sûres, oui, madame; car il y a trois jours que je l'ai rencontré en mer.

--En mer? répéta la reine.

--Que dit monsieur? demanda Nelson.

Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la réponse du capitaine américain.

--A quelle hauteur? demanda Nelson.

--Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie à bâbord.

--Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de latitude nord?

--Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e degré et vingt minutes de longitude est.

Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour le duc de Calabre, une traduction était inutile: ils parlaient tous deux anglais.

--Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque le port d'Alexandrie, et il n'aurait pas laissé passer deux bâtiments français se rendant en France.

--Bon! dit le roi, qui ne manquait jamais de donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien laissé passer toute la flotte française, se rendant à Alexandrie!

--C'était pour mieux l'anéantir à Aboukir, répondit Nelson.

--Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux bâtiments qu'a vus le capitaine Skinner, et anéantissez-les!

--Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le duc de Calabre en faisant un double signe de respect à son père et à sa mère comme pour s'excuser d'oser prendre la parole devant eux, par quelles circonstances il se trouvait dans ces parages, et quelles causes lui font croire qu'un des deux bâtiments français qu'il a rencontrés était monté par le général Bonaparte?

--Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en s'inclinant. J'étais parti de Malte pour aller passer au détroit de Messine, quand j'ai été pris par un coup de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro. J'ai laissé courir à l'abri de la Sicile jusqu'à l'île de Maritimo, et laissé porter avec le même vent sur le cap Bon, filant grand largue.

--Et là? demanda le duc.

--Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments que j'ai reconnus pour français et qui m'ont reconnu pour américain. D'ailleurs, un coup de canon avait assuré leur pavillon et m'avait invité à déployer le mien. L'un d'eux m'a fait signe d'approcher, et, quand j'ai été à portée de la voix, un homme en costume d'officier général m'a crié:

--Ohé! de la goëlette! avez-vous vu des bâtiments anglais?

»--Aucun, général, ai-je répondu.

»--Que fait la flotte de l'amiral Nelson?

»--Une partie bloque Malte, l'autre est dans le port de Palerme.

»--Où allez-vous?

»--A Palerme.

»--Eh bien, si vous y voyez l'amiral, dites-lui que je vais prendre en Italie la revanche d'Aboukir.

»Et le bâtiment a continué sa route.

»--Savez-vous comment se nomme le général qui vous a interrogé? m'a demandé mon second, qui s'était tenu près de moi pendant l'interrogatoire. Eh bien, c'est le général Bonaparte!

On traduisit tout le récit du capitaine américain à Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc de Calabre se regardaient, inquiets.

--Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms de ces deux bâtiments?

--Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine, que j'ai pu les lire: l'un s'appelle le Muiron, l'autre le Carrère.

--Que veulent dire ces noms? demanda en allemand la reine au duc de Calabre. Je ne comprends pas leur signification.

--Ce sont deux noms d'homme, madame, répondit le capitaine Skinner en allemand, et en parlant cette langue aussi purement que les deux autres dans lesquelles il s'était déjà exprimé.

--Ces diables d'Américains! dit en français la reine, ils parlent toutes les langues.

--Cela nous est nécessaire, madame, répondit en bon français le capitaine Skinner. Un peuple de marchands doit connaître toutes les langues dans lesquelles on peut demander le prix d'une balle de coton.

--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que dites-vous de la nouvelle?

--Je dis qu'elle est grave, sire, mais qu'il ne faut pas s'en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise entre la Corse et la Sardaigne, et, vous le savez, la mer et les vents sont pour l'Angleterre.

--Je vous remercie, monsieur, des renseignements que vous avez bien voulu me donner, dit la reine. Comptez-vous faire un long séjour à Palerme?

--Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir, madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirs contraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de la semaine prochaine, j'espère mettre à la voile.

--Où vous trouverait-on, capitaine, si l'on avait besoin de nouveaux renseignements?

--A mon bord. J'ai jeté l'ancre en face du fort de Castellamare, et, à moins d'ordres contraires, la place m'étant commode, je resterai où je suis.

--François, dit la reine à son fils, vous veillerez à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la place qu'il a choisie. Il faut qu'on sache où le retrouver à la minute, si par hasard on a besoin de lui.

Le prince s'inclina.

--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à votre avis, qu'y a-t-il à faire, maintenant?

--Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre, comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé. En supposant que le général Bonaparte aborde en France, ce n'est qu'un homme de plus.

--Si vous n'eussiez pas été à Aboukir, milord, dit Skinner, ce n'était qu'un homme de moins; mais il est probable que, grâce à cet homme de moins, la flotte française était sauvée.

Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois un compliment et une menace, le capitaine américain embrassa d'un salut les augustes personnages qui l'avaient appelé, et se retira.

Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le roi alla reprendre sa place à la table où l'attendait impatiemment le président Cardillo, et où l'attendaient patiemment, comme il convient à des courtisans bien dressés, le duc d'Ascoli et le marquis Cirillo.

Ceux-ci étaient trop bien formés à l'étiquette des cours pour se permettre d'interroger le roi; mais le président Cardillo était moins rigide observateur du décorum que ces deux messieurs.

--Eh bien, sire, cela valait-il la peine d'interrompre notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec dans l'eau pendant un quart d'heure?

--Ah! par ma foi! non, dit le roi, à ce que prétend l'amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quitté l'Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du cap Bon. Il passera à travers la flotte de milord Keith, comme il a passé à travers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il sera à Paris. A vous de battre les cartes, président,--en attendant que Bonaparte batte les Autrichiens!

Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu'il venait d'apprendre ne valait point la peine de l'interrompre.



XCVIII

LA FEMME ET LE MARI


On se rappelle comment le prince de Calabre avait eu vent des nouvelles qu'il venait d'apporter à sa mère.

Un homme à lui, se trouvant à la police, avait entendu répéter quelques paroles dites en l'air par le capitaine Skinner au directeur de la Salute.

Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention ou au hasard? C'est ce que lui seul eût pu expliquer.

Cet homme à lui, dont parlait le duc de Calabre, n'était autre que le chevalier San-Felice, qui, avec une recommandation du prince, allait demander au préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à la malheureuse prisonnière.

Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant la plus entière discrétion, la prisonnière étant recommandée à la sévérité du préfet par le roi lui-même.

Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et onze heures, que le chevalier devait être introduit dans la prison de sa femme.

En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait, comme nous l'avons dit, le prince royal, le chevalier raconta à Son Altesse ce qu'il avait entendu répéter à la police des propos tenus par un officier américain sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer du général Bonaparte.

Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant même deviné les conséquences d'un pareil retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru des plus importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, il avait prié le chevalier San-Felice de se faire conduire à l'instant même à bord du bâtiment américain.

San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince avec la rapidité du dévouement; mais, ce jour même, le prince l'avait comblé de bontés, et il regrettait de n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple à exécuter.

Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener au prince le capitaine américain.

Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port et, serrant soigneusement dans son portefeuille son ordre d'entrer dans la prison, il avait pris une de ces barques qui font des courses dans la rade et avait invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui la montaient à le conduire à la goëlette américaine.

Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement, l'entrée d'un navire dans un port est toujours un événement. Aussi à peine le chevalier San-Felice eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers, secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, dont les deux mâts, gracieusement penchés en arrière, juraient par leur hauteur avec l'exiguïté de sa coque.

Une garde assez sévère se faisait à bord de la goëlette; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu la barque et jugé qu'elle se dirigeait vers le petit bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure à peine de la Salute, fut prévenu de l'incident et monta rapidement sur le pont, suivi de son lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'oeil rapide sur la barque, qu'avec l'accent de l'étonnement et de l'inquiétude, ils échangèrent quelques paroles, et que le jeune homme disparut par l'escalier qui conduisait au salon.

Le capitaine attendit seul.

Le chevalier San-Felice, quoiqu'il n'y eût que deux marches à franchir pour monter sur le pont, crut devoir demander en anglais, au capitaine, la permission d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par un cri de surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout étonné sur une petite plate-forme située à l'arrière, entourée d'une balustrade de cuivre et formant tillac.

Le chevalier ne savait que penser de cette réception, qui, au reste, n'avait rien d'hostile, et il regarda l'Américain d'un oeil interrogateur.

Mais, alors, celui-ci, en excellent italien:

--Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, lui dit-il; cela prouve que mon déguisement est bon, quoique l'oeil d'un ami soit souvent moins perçant que celui d'un ennemi.

Le chevalier continuait de regarder le capitaine, tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne se rappelant pas où il avait pu voir cette physionomie loyale et vigoureuse.

--Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit le faux Américain, par un triste mais noble souvenir. J'étais au tribunal de Monte-Oliveto le jour où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est moi qui vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. Je portais alors l'habit d'un moine bénédictin.

San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.

--Alors, murmura-t-il, vous êtes le père?

--Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me dîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence?

--Je vous dis: «Faisons tout ce que nous pourrons pour la sauver.»

--Et aujourd'hui?

--Oh! aujourd'hui, de tout coeur, je vous répète la même chose.

--Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici pour cela.

--Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir cette nuit.

--Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives?

--Je vous le promets.

--Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque vous ne m'avez pas reconnu?

--L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu que vous apportiez des nouvelles très-graves, et le prince m'envoie à vous avec l'intention de vous conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté.

--Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos projets et ne demande pas mieux que de détourner les regards de la police du véritable but qui m'amène ici.--Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous ce costume et dans cette condition le frère Joseph, chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Et reconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin, qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il vient faire à Palerme.

--Écoutez-moi donc, alors.

--J'écoute.

--Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au palais, et tandis que le roi vous y recevra, moi, avec une permission de la police, je pénétrerai jusqu'auprès de la prisonnière. Je vais lui faire part d'un projet arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre projet réussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez plus rien à faire: la malheureuse est sauvée et l'exil remplace pour elle la peine capitale. Or, l'exil pour elle, c'est le bonheur: que Dieu lui donne donc l'exil! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je vous le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment venu, vous me direz ce que vous désirez de moi. Coopération active ou simples prières, vous avez le droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au sien: je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne.

--Oh! oui, nous savons cela: vous êtes l'ange du dévouement.

--Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville même que j'ai pris l'engagement que je remplis aujourd'hui. Maintenant, vous sortirez du palais à la même heure à peu près où je sortirai de la prison; le premier libre attendra l'autre à la place des Quatre-Cantons.

--C'est convenu.

--Alors, venez.

--Un ordre à donner, et je suis à vous.

On comprend le sentiment de délicatesse qui avait éloigné Salvato au moment où le chevalier était monté; mais son père, jugeant de quelles angoisses il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette, lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement, c'est-à-dire les conditions dans lesquelles les choses se trouvaient.

Donc, tout était pour le mieux: Luisa était prisonnière mais vivante, et le chevalier San-Felice, le duc et la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.

Il était impossible qu'avec de pareilles protections, on ne parvint pas à la sauver.

D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans le genre de celui qui l'avait sauvé lui-même.

Joseph Palmieri remonta: le chevalier l'attendait dans le canot qui l'avait amené. Le faux capitaine donna, en effet, très-haut quelques ordres en américain, et prit place près du chevalier.

Nous avons vu comment les choses s'étaient passées au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétaire de la goëlette; il nous reste à voir maintenant ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans la prison, et quel était le projet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deux puissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre.

À dix heures précises, le chevalier frappait à la porte de la forteresse.

Ce mot de forteresse indique que la prison dans laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était plus qu'une prison ordinaire: c'était un donjon d'État.

Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut conduit.

En général, les militaires sont exempts de ces petites passions qui, dans les prisons civiles, se mettent au service des haines de la puissance. Le colonel qui remplissait la charge de gouverneur reçut et salua poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation qu'il avait de communiquer avec la prisonnière, fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna de conduire le chevalier à la chambre de la personne qu'il avait la permission de visiter.

Puis, remarquant que la permission avait été délivrée sur la demande du prince et reconnaissant San-Felice pour être un des familiers du palais:

--Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant congé du chevalier, de mettre mes respects et mes hommages aux pieds de Son Altesse royale.

Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie là où il craignait de se heurter à quelque brutalité, promit non-seulement de s'acquitter de la commission, mais encore de dire à Son Altesse royale combien le gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation.

De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier, jugea que le chevalier était un très-grand personnage, et se hâta de le conduire avec toute sorte de saluts à la chambre de Luisa, située au second étage d'une des tours.

Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait sa poitrine s'oppresser. Comme nous l'avons dit, il n'avait pas revu Luisa depuis la séance du tribunal, et ce n'était point sans une profonde émotion qu'il allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant à la porte de la chambre, et, au moment où le geôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui posa la main sur l'épaule en murmurant:

--Par grâce, mon ami, un instant!

Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre la muraille, les jambes lui manquaient.

Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité toute particulière. Luisa avait entendu des pas dans l'escalier, et avait reconnu que ces pas s'arrêtaient à sa porte.

Or, ce n'était pas l'heure, à laquelle on avait l'habitude d'entrer dans sa prison. Inquiète, elle était descendue de son lit, où elle s'était jetée tout habillée; l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque bruit qui lui permît de deviner dans quel but on venait la visiter au tiers de la nuit.

Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement, sa vie était sauvegardée par l'ange protecteur qu'elle portait dans son sein; mais elle comptait les jours avec terreur; elle allait accomplir son septième mois.

Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille extérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de calmer les battements de son coeur, elle, de l'autre côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine d'angoisses.

Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d'une voix assez ferme:

--Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui sembla, de l'autre côté de la porte, entendre un faible cri: mais ce cri, si c'en était un, fut immédiatement étouffé par le grincement de la clef dans la serrure.

La porte s'ouvrit; le chevalier s'arrêta sur le seuil.

A deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée tout entière par un rayon de la lune qui passait à travers la fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les mains allongées sur ses genoux et pareille à la Madeleine de Canova.

Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de son mari, et elle l'attendait dans l'attitude où la femme adultère attendait le Christ.

Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva entre ses bras, et, à demi évanouie, l'emporta sur son lit.

Le geôlier referma la porte en disant:

--Quand Votre Excellence entendra sonner onze heures...

--C'est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant pas le temps d'achever sa phrase.

La chambre demeura sans autre lumière que le rayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne planète, se rapprochait lentement des deux époux. Nous eussions dû dire: de ce père et de cette fille. Rien n'était plus paternel, en effet, que ce baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa; rien n'était plus filial que cette étreinte dont les bras tremblants de Luisa serraient Luciano.

Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole: on entendait seulement des sanglots étouffés.

Le chevalier comprenait que la honte n'était pas la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n'avait pas revu Salvato, elle avait entendu prononcer sa condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu.

Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment d'exquise délicatesse, le chevalier n'osait répondre à sa pensée.

En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient par un mouvement si violent de l'enfant, que Luisa poussa un cri.

Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé par tous ses membres; mais, de sa voix douce:

--Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il: ton père vit, il est libre et ne court aucun danger.

--Oh! Luciano! Luciano! s'écria Luisa en se laissant glisser aux pieds de San-Felice.

--Mais, continua vivement le chevalier, je suis venu pour autre chose: je suis venu pour parler de toi, avec toi, mon enfant chéri.

--De moi?

--Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.

Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la chose impossible.

--Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa pensée, le roi t'a condamnée; mais nous avons un moyen d'obtenir ta grâce.

--Ma grâce! un moyen! répéta Luisa; vous connaissez un moyen d'obtenir ma grâce?

Et elle secoua la tête une seconde fois.

--Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te le dire. La princesse est grosse.

--Heureuse mère! s'écria Luisa, elle n'attend pas avec terreur le jour où elle embrassera son enfant!

Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se tordant les bras.

--Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour sa délivrance: le jour de sa délivrance sera celui de ta liberté.

--Je vous écoute, dit Luisa ramenant sa tête en avant et la laissant tomber sur la poitrine de son mari.

--Tu sais, continua San-Felice, que, quand la, princesse royale de Naples accouche d'un garçon, elle a droit à trois grâces, qui ne lui sont jamais refusées?

--Oui, je sais cela.

--Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, au lieu de trois grâces, elle n'en demandera qu'une, et cette grâce sera la tienne.

--Mais dit Luisa, si elle accouche d'une fille?

--D'une fille! d'une fille! s'écria San-Felice, à la pensée duquel cette alternative ne s'était pas présentée. C'est impossible! Dieu ne le permettra pas!

--Dieu a bien permis que je fusse injustement condamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.

--C'est une épreuve! s'écria le chevalier, et nous sommes sur une terre d'épreuves.

--Ainsi, c'est votre seul espoir? demanda Luisa.

--Hélas! oui, répondit San-Felice; mais n'importe! Tiens (il tira un papier de sa poche), voici une supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.

--Mais je n'ai ni plume ni encre.

--J'en ai, moi, répondit le chevalier.

Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une plume; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près de la fenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la lune, elle pût signer.

Luisa signa.

--Là! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser cette plume, cette encre et un cahier de papier; tu trouveras bien moyen de les cacher quelque part: ils peuvent t'être utiles.

--Oh! oui, oui, donnez, mon ami! dit Luisa. Oh! comme vous êtes bon et comme vous pensez à tout! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous?

En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la partie du port que l'on pouvait apercevoir par l'ouverture.

A trente ou quarante mètres du pied de la tour, se balançait la goëlette du capitaine Skinner.

--Miracle du ciel! murmura le chevalier. Allons! je commence à croire que c'est lui qui est destiné à te sauver.

Un homme se promenait de long en large sur le pont, et, de temps en temps, jetait un regard avide sur le fort, comme s'il eût voulu en sonder les murailles.

En ce moment, la clef grinça dans la serrure: onze heures sonnaient.

Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux mains et dirigea son regard vers le pont du petit bâtiment.

--Vois-tu cet homme? lui dit-il à voix basse.

--Oui, je le vois. Eh bien, après?

--Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui.

--Qui, lui? demanda la jeune femme toute frissonnante.

--Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le front et les yeux) je te sauverai! je te sauverai! je te sauverai!

Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se referma sans que Luisa s'en aperçût.

Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se promenait sur le pont de la goëlette.

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