La San-Felice, Tome 09, Emma Lyonna, tome 5
XCIX
PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOUR DES
GRANDS
Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par les escaliers, sans s'inquiéter du geôlier en chef, et en continuant de s'écrier: «Je la sauverai!» Mais le corridor était dans l'obscurité la plus complète, n'ayant pas même le rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.
Force lui fut d'attendre le guichetier et sa lanterne.
Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques d'attention dont il l'avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier mit-il la main à sa poche et, en tirant les quelques pièces d'or qu'elle contenait, les offrit-il au geôlier.
Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique dans sa main en secouant la tête.
--Mon ami, dit San-Felice, c'est bien peu, je le sais; mais je me souviendrai de toi, sois tranquille; seulement, c'est à la condition que tu auras toute sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta prisonnière.
--Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence me donne, tant s'en faut! répondit-il. Mais, si Son Excellence voulait, elle pourrait, d'un mot, faire plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour elle.
--Et que puis-je faire pour toi? demanda San-Felice.
--J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite sans pouvoir l'obtenir, son admission comme geôlier dans la forteresse. S'il y était, je le chargerais spécialement du service de la dame en question, dont je ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance générale.
--Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui pensa tout de suite au parti qu'il pouvait tirer de ce protecteur de bas étage. Et de qui dépend sa nomination?
--Sa nomination dépend du chef de la police.
--T'es-tu déjà adressé à lui?
--Oui; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait pouvoir... (et il fit le geste d'un homme qui compte de l'argent), et je ne suis pas riche.
--C'est bien: tu feras une demande et tu me l'adresseras.
--Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma demande, pensant que vous seriez assez bon pour vous en charger.
--Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, et il ne dépendra pas de moi que tu n'obtiennes ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le chevalier San-Felice.
Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier prit congé de son protégé, sortit de la forteresse et se dirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux capitaine américain.
Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha droit à lui.
Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant.
Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita de la façon dont il avait été reçu et surtout de la certitude où il était maintenant de pouvoir rester à son mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort.
De son côté, le chevalier lui fit part de son projet, et, pour qu'il s'en rendît bien compte, lui donna à lire la demande en grâce rédigée par le duc de Calabre.
Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone et lut; dans sa distraction, le chevalier s'était trompé et lui avait donné à lire la supplique du geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du duc.
Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser passer à portée de sa main une circonstance qui pût lui être utile sans mettre la main dessus. Il commença par prendre l'adresse du futur geôlier: Tonino Monti, via della Salute, nº 7; et, rendant la supplique au chevalier:
--Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.
Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en effet, le placet qu'il avait cru donner et en place duquel il avait donné la supplique du geôlier en chef.
Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore que la première.
--Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un coeur, il y a une chance; mais je doute qu'il en ait un.
Et il remit la demande en grâce au chevalier.
--A quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous sur l'accouchement de la princesse?
--Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.
--Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le roi refuse, ou si elle accouche d'une fille?...
--Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée en morceaux, ce qui voudra dire que vous pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre coté, il n'y aura plus d'espoir; ou sinon ce seul mot: SAUVÉE! vous dira tout ce que vous aurez besoin de savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de ne rien tenter d'ici là?
--Je vous la donne; seulement, vous me permettrez de m'informer topographiquement de la chambre qu'occupe la prisonnière dans la forteresse?
Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuse énergie.
--La jeunesse est puissante devant le Seigneur, dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directement sur la goëlette le Runner.
Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage dans son manteau.
Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois encore, les sympathiques effluves de la jeunesse avaient divisé leurs courants magnétiques. A peine le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, après lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure du pied de la forteresse, se promenait pensif sur le pont de la goëlette, que Salvato--car c'était bien Salvato lui-même--crut entendre passer dans l'air son nom emporté par la brise de la nuit.
Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé.
Mais le même son frappa une seconde fois son oreille.
Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers les barreaux de cette ouverture, il crut voir s'agiter une main et un mouchoir.
Le cri correspondant à celui qui sortait du coeur de la prisonnière s'élança du sien, et les ondes de l'air frémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes: «Luisa!»
Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant dans l'air et tomba au pied de la muraille.
Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de regarder autour de lui si personne n'avait vu ce qui venait de se passer, et, s'étant assuré que tout était bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à, la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses ligues, il s'approcha de la plage.
Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait le quai du pied du mur de la prison, et le bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût placée.
Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le mouchoir et revint au canot.
A peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le pas mesuré d'une patrouille; mais, au lieu de s'éloigner du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un homme qui pêche à la palangre.
La patrouille parut au pied de la tour; le sergent qui la commandait se détacha des rangs et s'approcha du canot.
--Que fais-tu là? demanda-t-il à Salvato, vêtu en simple marin.
Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, comme s'il n'eût pas compris; puis:
--Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un accent anglais très-prononcé, je pêche.
Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient à la présence de Nelson certains égards que l'on n'accordait point aux individus des autres nations.
--Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai, répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place dans le port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au large donc, l'ami!
Salvato fit entendre un grognement de mauvaise humeur, tira du fond de la mer sa palangre, à laquelle il eut la chance de trouver pendu un calamaris, et rama vers la goëlette.
--Bon! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, voilà qui le changera de son boeuf salé.
Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant sous une voûte dont il explora la profondeur sombre, reparut et continua sa ronde de nuit en longeant les murs extérieurs de la forteresse.
Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur de la goëlette, baisant le mouchoir marqué d'une L, d'une S et d'une F.
Un des quatre coins était noué; il y porta vivement la main et sentit un papier.
Sur le papier étaient écrits ces mots:
«Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime! Voici mon premier moment de joie depuis que je t'ai quitté.
»Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère en lui que j'espère en vous!
»Ta LUISA.»
Salvato remonta sur le pont; ses yeux se reportèrent immédiatement vers l'ouverture.
La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux sombres.
Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom passa de nouveau à son oreille avec la brise de la nuit.
Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit aussi claire, de continuer un semblable échange de signes, Salvato s'assit et demeura immobile, tandis qu'à travers le double barreau, son oeil, habitué aux ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, vers laquelle ne le guidait plus la main imprudente.
Quelques instants après, on entendit le bruit d'une double rame qui battait la mer, et l'on vit, à travers le labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit escalier de la goëlette.
C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.
--Bonne nouvelle! s'écria en anglais Salvato, s'élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, à cette fenêtre! Voilà son mouchoir et une lettre d'elle!
Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et murmura:
--O pauvre chevalier! tu avais bien raison de dire: «La jeunesse est puissante devant Dieu!»
C
LA NAISSANCE D'UN PRINCE ROYAL
Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, le roi chassait la caille à tir, escorté de son fidèle Jupiter, dans les jardins de la Bagaria et sur le versant septentrional des collines qui s'élèvent à quelque distance de la plage.
Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme lui, sir William Hamilton et le président Cardillo.
La chasse était splendide: c'était le retour des cailles.
Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an deux passages. Dans le premier, aux mois d'avril et de mai, elles vont du midi au nord; à cette époque, elles sont maigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au mois de septembre et d'octobre, elles sont, au contraire, grasses et succulentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagner l'Afrique.
Le roi Ferdinand s'amusait donc,--nous ne dirons pas comme un roi, nous savons trop bien que, tout roi qu'il était, il ne s'était pas toujours amusé, mais comme un chasseur qui nage dans le gibier.
Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante pièces, et il offrait de parier qu'il irait ainsi jusqu'à la centaine, sans en manquer une seule.
Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à toute bride; et, guidé par les coups de fusil, à la distance de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir lequel des trois était le roi, et, l'ayant reconnu, il vint droit à lui.
Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que la duchesse était prise des premières douleurs, et, le prier, selon les lois de l'étiquette, d'assister à l'accouchement.
--Bon! fit le roi, tu dis les premières douleurs?
--Oui, sire.
--En ce cas, j'ai bien une heure ou deux devant moi. Antonio Villari est-il là?
--Oui, sire, et deux autres médecins avec lui.
--Alors, tu vois bien: je n'y puis rien faire. Tout beau, Jupiter! Je vais encore tuer quelques cailles. Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.
Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de son maître, tenait l'arrêt aussi ferme que s'il eût été changé en pierre.
La caille partit, le roi la tua.
--Cinquante et une, Cardillo! dit-il.
--Pardieu! dit le président, de mauvaise humeur de n'en être qu'à la trentaine, avec un chien comme le vôtre, ce n'est pas malin. Je ne sais même pas comment Votre Majesté se donne la peine de brûler de la poudre et de semer du plomb. A sa place, je prendrais le gibier à la main.
Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant ce temps, un autre fusil tout chargé.
--Eh bien, dit le roi au messager, tu n'es pas encore parti?
--J'attendais pour savoir si le roi n'avait pas d'autres ordres à me donner.
--Tu diras à mon fils que j'en suis à ma cinquante et unième caille, et que Cardillo n'est encore qu'à sa trentième.
Le messager repartit au galop, et la chasse continua.
Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres cailles.
Il changeait son fusil déchargé contre un fusil chargé, lorsqu'il vit revenir le même messager à fond de train.
--Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la duchesse est accouchée?
--Non, sire; je viens, au contraire, dire à Votre Majesté qu'elle souffre beaucoup.
--Que veut-elle que j'y fasse?
--Votre Majesté sait qu'en pareille circonstance sa présence est commandée par le cérémonial. Il peut arriver un malheur.
--Eh bien, demanda le président, qu'y a-t-il?
--Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu'il paraît, répondit Ferdinand.
--De sorte que nous allons quitter la chasse au milieu de la journée? Au reste, que Votre Majesté la quitte si elle veut, je reste: je ne m'en retournerai que quand j'aurai mes cent pièces.
--Ah! dit Ferdinand, une idée! Retourne vite à Palerme et ordonne de sonner toutes les cloches.
--Et je puis dire à Son Altesse royale...?
--Tu peux lui dire que j'y suis aussitôt que toi. As-tu vu nos chevaux?
--Ils sont à la grille de la Bagaria, sire.
--Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher.
Le messager repartit au galop.
Un quart d'heure après, toutes les cloches de Palerme étaient en branle.
--Ah! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien. Et il continua sa chasse.
Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans en avoir manqué une seule.
--Voulez-vous parier que j'irai jusqu'à la centaine, sans un faux coup, Cardillo?
--Ce n'est pas la peine.
--Pourquoi cela?
--Parce que voilà le messager qui revient.
--Diable! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter! Je vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, en attendant.
La caille partit, le roi la tua.
Lorsqu'il se retourna, le messager était près de lui.
--Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches l'ont-elles soulagée?
--Non, sire: les médecins ont des craintes.
--Les médecins ont des craintes! répéta Ferdinand en se grattant l'oreille. C'est grave, alors?
--Très-grave, sire.
--En ce cas, qu'on expose le saint sacrement.
--Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les médecins disent que votre présence est urgente.
--Urgente! urgente! répéta Ferdinand avec impatience; je n'y ferai pas plus que le bon Dieu!
--Sire, le cheval de Votre Majesté est là.
--Je le vois bien, pardieu! Va, va, mon garçon; et, si le saint sacrement n'y fait rien, j'irai moi-même.
Et il ajouta à voix basse:
--Quand j'aurai tué mes cent cailles, bien entendu.
Au bout d'un quart d'heure, le roi avait tué ces cent cailles. Sir William l'avait suivi de près et en avait tué quatre-vingt-sept. Le président Cardillo était de dix en arrière sur sir William et de vingt-trois sur le roi: aussi était-il furieux.
Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce qui prouvait qu'il n'y avait pas de nouveau.
--Alla malora! dit le roi avec un soupir, il paraît qu'elle s'entête à ne rien finir que je ne sois là. Allons-y donc. On a bien raison de dire: «Ce que femme veut, Dieu le veut.»
Et, sautant à cheval:
--Vous êtes libres d'aller jusqu'à vos cent cailles, dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne à Palerme.
--En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté: ma charge m'oblige à ne pas vous quitter dans un pareil moment.
--C'est bien, allez, dit Cardillo; moi, je reste.
Le roi et sir William mirent leurs montures au galop.
Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon des cloches cessa.
--Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est fini. Maintenant, reste à savoir si c'est un garçon ou une fille.
On passa devant une église: tous les cierges étaient allumés, le saint sacrement était exposé sur l'autel, l'église était pleine de gens qui priaient.
On entendit le bruit des pétards et l'on vit l'air sillonné par les fusées.
--Bien! dit le roi, voilà qui est de bon augure.
Le roi vit de loin venir le même messager; il tenait son chapeau en l'air et criait: «Vive le roi!» Tout le monde courait après lui ou s'élançait au-devant de lui. C'était miracle qu'il n'écrasât personne.
Du plus loin qu'il aperçut le roi:
--Un prince, sire! un prince! cria-t-il.
--Eh bien, dit le roi à sir William, quand j'aurais été là, je n'y aurais rien ajouté.
Les cris du peuple annoncèrent l'arrivée de Ferdinand au palais.
Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu avec la plus grande impatience.
Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à coeur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu'ils ne connaissaient pas, l'ayant vue à peine, mais pour son mari.
Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité surtout que si c'était son propre sort qui allait se débattre, était à genoux dans un cabinet attenant à la chambre à coucher, et priait.
C'est qu'il connaissait le roi, et qu'il savait qu'il avait beaucoup à craindre et peu à espérer.
La jeune mère était dans son lit. Elle n'avait aucun doute, elle: qui pourrait refuser quelque chose à ce bel enfant qu'elle venait de mettre au monde avec tant de douleurs? Ce serait une impiété!
Ne serait-il pas roi un jour? n'était-il pas d'heureux augure qu'il entrât dans la vie par la porte de la clémence et en balbutiant le mot Grâce!
On avait eu le temps, son grand-père n'étant pas encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa toilette et de lui passer une magnifique robe de dentelles.
Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens, des yeux bleus étonnés qui regardaient sans voir, la peau fraîche comme une rose et blanche comme du satin.
La mère le tenait couché près d'elle, ne se lassant pas de l'embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis de la robe qui recouvrait ses langes royaux, la supplique de la malheureuse San-Felice.
On entendit dans la rue, se rapprochant du palais sénatorial, les cris de «Vive le roi!»
Le prince pâlit: il lui sembla, à lui si craintif devant son père, qu'il allait commettre un crime de lèse-majesté.
La princesse fut plus courageuse que lui.
--O François, dit-elle, nous ne pouvons cependant pas abandonner cette pauvre femme!
San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte de l'alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle et effarée.
--O mon prince! dit-il avec le ton du reproche.
--J'ai promis, je tiendrai, dit François. J'entends les pas du roi: ne te montre pas, ou tu perds tout.
San-Felice referma la porte du cabinet au moment où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.
--Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu! Je te fais mon compliment, François.
--Et à moi, sire? demanda l'accouchée.
--A vous, je vous le ferai quand j'aurai vu l'enfant.
--Sire, vous savez que j'ai droit à trois faveurs, dit la princesse, comme ayant donné un héritier au royaume?
--Et on vous les accordera, si c'est un beau mâle.
--Oh! sire, c'est un ange!
Et elle prit l'enfant à son côté et le présenta au roi.
--Ah! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des mains et en se retournant vers son fils, je n'aurais pas mieux fait, moi qui m'en pique.
Il y eut un moment de silence; toutes les respirations étaient arrêtées, tous les coeurs cessaient de battre.
On attendait que le roi vît le placet.
--Oh! oh! qu'a-t-il donc sous le bras?
--Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois faveurs que l'on accorde d'habitude à la princesse royale qui donne un héritier à la couronne, je n'en demande qu'une.
Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.
--Diable! ma chère fille, dit le roi, il paraît que c'est bien difficile, ce que vous désirez?
Et, couchant l'enfant dans le pli de son bras gauche, il prit le papier de la main droite et le déplia lentement en regardant le prince François, qui pâlit, et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa retomber sur son oreiller.
Le roi commença de lire; mais, dès les premiers mots, son sourcil se fronça et l'expression de son visage devint sinistre.
--Oh! dit-il avant même d'avoir tourné la page, si c'était cela que vous aviez à me demander, monsieur mon fils, et vous, madame ma belle-fille, vous avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée, cette femme mourra.
--Sire! balbutia le prince.
--Dieu lui-même voudrait la sauver, que j'entrerais en lutte contre Dieu!
--Sire, au nom de cet enfant!
--Tenez! s'écria le roi, reprenez-le, votre enfant! le voilà, je vous le rends.
Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en criant:
--Jamais! jamais!
La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.
--Oh! pauvre innocent! dit-elle, cela te portera malheur...
Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force de prononcer une parole.
Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus pâle qu'un mort, il vint ramasser la supplique qui était tombée à terre.
--O mon ami! dit le prince en lui tendant la main, tu le vois, il n'y a pas de notre faute.
Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince, sortit en déchirant la supplique et en disant:
--C'est véritablement un monstre que cet homme!
CI
TONINO MONTI
A l'instant même où le roi s'élançait, furieux, hors de la chambre de la princesse royale, et où San-Felice le suivait en déchirant la supplique, le capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement avec un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir à lui pour faire partie de l'équipage de la goëlette.
Quand nous disons s'offrir à lui, la chose pourrait être dite d'une façon plus exacte. La veille, un de ses meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste de contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par le capitaine Skinner de recruter quelques hommes pour renforcer son équipage, avait vu, à la porte de la maison nº 7 de la rue della Salute, un beau jeune homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un caleçon relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel laissait voir une jambe vigoureuse et fine tout à la fois.
Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé avec une attention et une persistance qui lui avaient valu, en patois sicilien, cette question:
--Que me veux-tu?
--Rien, avait répondu le contre-maître dans le même patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, que c'est une honte.
--Qu'est-ce qui est une honte?
--Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui ferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si mauvais geôlier.
--Qui t'a dit cela? demanda le jeune homme.
--Que t'importe, du moment que je le sais!
Le jeune homme haussa les épaules.
--Que veux-tu! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit pas son homme, et l'état de geôlier rapporte deux carlins par jour.
--Bon! deux carlins par jour! dit le contre-maître en faisant claquer ses doigts: belle rétribution pour un si triste métier! Moi, je suis à bord d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre, et les matelots huit.
--Tu gagnes huit carlins par jour, toi? demanda le jeune pêcheur.
--Moi? J'en gagne douze: je suis contre-maître.
--Peste! dit le pêcheur, quel commerce fait donc ton capitaine, pour payer ses hommes ce prix-là?
--Il ne fait aucun commerce, il se promène.
--Il est donc riche?
--Il est millionnaire.
--Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de matelot à huit carlins.
--Lequel, cependant, vaut mieux que celui de geôlier à deux.
--Je ne dis pas; mais c'est mon père qui s'est coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je lui succède comme geôlier en chef.
--Ce qui lui vaut?
--Six carlins par jour.
Le contre-maître se mit à rire.
--Au fait, dit-il, voilà un riche avenir! Et tu es décidé?
--Ah! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il avec l'insouciance des hommes du Midi, il faut bien faire quelque chose.
--Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de faire des rondes dans les corridors, d'entrer dans les cachots, de voir de malheureux prisonniers qui pleurent!
--Bah! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout des gens qui pleurent!
--Ah! je vois ce que c'est, dit le contre-maître: tu es amoureux, et tu ne veux pas quitter Palerme.
--Amoureux! j'ai eu deux maîtresses dans ma vie, et l'une m'a quitté pour un officier anglais, l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.
--Alors, libre comme l'air?
--Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à m'offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, que j'attends depuis trois ans ma nomination, fais tes offres.
--Un bon poste?... Je n'en ai pas d'autre que celui de matelot à bord de mon bâtiment.
--Et quel est ton bâtiment?
--Le Runner.
--Ah! ah! vous êtes de l'équipage américain?
--Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains?
--Ils sont hérétiques.
--Celui-là est catholique comme toi et moi.
--Et tu t'engages à me faire recevoir à bord?
--J'en parlerai au capitaine.
--Et j'aurai huit carlins par jour comme les autres?
--Oui.
--Fait-on la pagnote, ou est-on nourri?
--On est nourri.
--Convenablement?
--On a le café et le petit verre de rhum le matin; à midi, la soupe, un morceau de boeuf ou de mouton rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et, le soir, du macaroni.
--Je voudrais voir cela.
--Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie, on dîne à midi; je t'invite à dîner avec nous.
--Et le capitaine?
--Le capitaine? Est-ce qu'il fera attention à toi!
--Ah! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte; j'allais dîner avec un morceau de baccala.
--Pouah! fit le contre-maître: il y a un chien à bord, il n'en veut pas.
--Madonna! dit le jeune homme, il y a beaucoup de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieux que d'être chiens à bord de ton bâtiment.
Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il suivit le quai jusqu'à la Marina.
A la Marina, il y avait un canot amarré, près du débarcadère. Il était gardé par un seul matelot; mais le contre-maître fit entendre un roulement de son sifflet, et trois autres matelots accoururent et sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le jeune pêcheur descendirent à leur tour.
--Au Runner! et vivement! leur dit en mauvais anglais le contre-maître en prenant place au gouvernail.
Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la légère embarcation glissa sur l'eau.
Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord du Runner.
Le contre-maître avait dit la vérité: ni le capitaine ni son second ne parurent remarquer l'arrivée d'un étranger à bord. On se mit à table, et, comme la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal de naissance, avait fait une bouillabaisse, le repas fut encore plus soigné que le contre-maître ne l'avait annoncé.
Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, arrosés d'une demi-bouteille de vin de Calabre parurent produire une sensation favorable sur l'esprit de l'invité.
Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné de son second, et, en se promenant, se dirigea vers l'avant du petit bâtiment.
A l'approche du capitaine, les matelots se levèrent, et, comme le capitaine leur faisait signe de la main de se rasseoir:
--Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, mais j'ai une prière à vous faire.
--Et que veux-tu? demanda le capitaine Skinner en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.
--Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes compatriotes que j'ai racolé par les rues de Palerme, et que j'ai invité à dîner avec nous.
--Ah! ah! Et où est-il, ton compatriote?
--Le voilà, capitaine.
--Que demande-t-il?
--Une grande faveur, capitaine.
--Laquelle?
--Celle de boire à votre santé.
--C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le bénéfice en sera pour moi.
--Hourra pour le capitaine! crièrent les matelots d'une seule voix.
Skinner salua de la tête.
--Et comment s'appelle ton compatriote? demanda-t-il.
--Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien.
--Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit le jeune homme, et voudrais bien que vous me répondissiez que vous vous appelez mon maître.
--Ah! ah! tu as de l'esprit, garçon!
--Vous croyez, Excellence?
--J'en suis sûr.
--Depuis que ma mère me le disait quand j'étais tout petit, personne cependant ne s'en est aperçu.
--Mais enfin tu as encore un autre nom que celui de mon serviteur?
--J'en ai deux autres, Excellence.
--Lesquels?
--Tonino Monti.
--Attends donc, attends donc, dit le capitaine comme s'il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me semble que je te connais.
Le jeune homme secoua dubitativement la tête.
--Cela m'étonnerait bien, dit-il.
--Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas le fils du geôlier en chef du fort de Castellamare?
--Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez sorcier pour avoir deviné cela...
--Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de quelqu'un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, je suis l'ami du chevalier San-Felice.
--Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement.
--Bon! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas? Le chevalier est non-seulement le bibliothécaire, mais encore l'ami du duc de Calabre.
--Oui; mais il est le mari de la prisonnière si chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne vit que par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu'un d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de sa femme.
--C'est justement parce qu'on lui a refusé ou qu'on lui refusera probablement une grande faveur que l'on sera charmé de lui en accorder une petite.
--Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous entendre!
--Et pourquoi cela?
--Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir que de servir le roi Ferdinand.
--Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.
--Oh! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine: je donne ma démission avant d'être nommé.
--Ah! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino est un bon garçon. Pêcheur d'enfance, ça fera un excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage.
--Oh! oui, oui! s'écrièrent tous les matelots.
--Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, foi de Sicilien, si Votre Excellence m'accorde ma demande, vous serez content de moi.
--Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis un racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant que tu étais ivre. Amuse-toi avec tes compagnons tant qu'il te plaira; mais rentre ce soir chez toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nous terminerons.
--Vive le capitaine! cria Tonino.
--Vive le capitaine! répéta tout l'équipage.
--Voilà quatre piastres, dit Skinner: allez à terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde pas; mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu. Allez.
--Mais la goëlette, capitaine? demanda Giovanni.
--Laisse deux hommes à bord.
--Bon, capitaine! c'est à qui ne voudra pas rester.
--Vous tirerez au sort, et chacune des victimes recevra une piastre pour consolation.
On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent reçurent chacun une piastre.
Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, et, comme l'avait recommandé le capitaine, on était gai, mais voilà tout.
Le capitaine passa la revue de son équipage, comme il avait l'habitude de le faire tous les soirs, et fit à Giovanni, mais pour lui seul, le signe de le suivre dans son cabinet.
Dix minutes après, excepté les matelots du premier quart de nuit, tout le monde était couché à bord.
Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, qui attendait avec son second. Tous deux paraissaient impatients.
--Eh bien? lui demanda Skinner.
--Eh bien, capitaine, il est à nous.
--Tu en es sûr?
--Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.
--Et tu crois que demain...?
--Demain, à six heures du soir, aussi vrai que je m'appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.
--Dieu le veuille! murmura le second: ce sera déjà la moitié de notre affaire faite.
Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis Giovanni, et comme nous l'avons dit dans les premières lignes de ce chapitre, après avoir débattu pour la forme le chiffre des appointements, sur sa demande expresse consignée dans l'engagement, Tonino Monti, libre et majeur, s'engageait pour trois ans comme matelot à bord du Runner, et recevait d'avance trois mois d'appointements, se soumettant à toute la rigueur de la loi, s'il manquait à sa parole.
CII
LE GEOLIER EN CHEF
Au moment où le nouvel enrôlé venait d'opposer--avec quelque difficulté d'exécution, mais lisiblement néanmoins,--sa signature au bas de l'engagement, un matelot entrait dans la cabine, tenant à la main une enveloppe contenant des papiers qu'un messager venait d'apporter de la part du chevalier San-Felice, avec recommandation expresse de ne les remettre qu'au capitaine Skinner lui-même.
Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs de l'enfantement. Les propriétaires de la goëlette étaient trop intéressés à cet événement pour n'être point des premiers à en être instruits; puis le son des cloches, puis l'exposition du saint sacrement leur avaient appris les craintes de la cour; enfin, les pétards, les fusées et les illuminations les avaient mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient un si vif intérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorte attachée.
Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que l'enveloppe contenait, quelle qu'elle fût, la décision du roi.
Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'oeil sur l'engagement, dit à Tonino que tout était bien ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa poche.
Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie de l'équipage du Runner, remonta sur le pont.
Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent de briser le cachet: l'enveloppe contenait la supplique de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.
On le sait, cette réponse seule était significative; elle disait clairement: «Le roi a été impitoyable.»
Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux autres papiers intacts.
Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture du chevalier.
Il contenait ce qui suit:
«J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans aucun commentaire,--car, ainsi que la chose était convenue entre nous, ils signifiaient que la princesse avait échoué, et que, de notre côté, il n'y avait plus d'espoir,--quand j'ai reçu du directeur de la police la nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il dans cette nomination un moyen de salut? Je n'en sais rien et n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue; mais vous, vous êtes des hommes de ressource et d'imagination, vous avez des moyens de fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que je n'ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez, imaginez, inventez, jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé, dans l'impossible; mais sauvez-la!
»Moi, je ne puis que la pleurer.
»Ci-joint le brevet de Tonino Monti.»
La nouvelle était terrible; mais ni Salvato ni son père n'avaient jamais compté sur la clémence royale. Le désappointement de ce côté-là était donc loin de produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier San-Felice.
Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, mais non avec désespoir. Il y avait plus: il leur semblait que cette nomination de Tonino Monti était une compensation à l'échec annoncé par la supplique déchirée.
Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet accident, et, en s'emparant à tout hasard de Tonino, avaient pris leurs mesures en conséquence.
Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt ils n'avaient pas encore de projets. Ils étaient là, l'oeil au guet, l'oreille avide, le bras tendu, prêts à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il leur avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement de Tonino; cette lueur s'augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur de ce crépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve, jusque-là fugitif, insaisissable.
Il était sept heures du soir. A huit, ils paraissaient avoir pris une résolution; car l'avis fut donné à tout l'équipage qu'on devait lever l'ancre dans l'après-midi du lendemain.
Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même ou le lendemain dans la journée, prendre congé de son père. Mais il déclara qu'il craignait tellement la colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé de lui, il se sauverait à fond de cale s'il le voyait venir du côté du bâtiment.
Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien désirer de mieux que cet effroi de Tonino; car ils échangèrent un signe de satisfaction.
Maintenant, nous allons raconter les événements tels qu'ils se passèrent, sans essayer de leur donner d'autre explication que celle des faits.
Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un temps nuageux et sombre, la goëlette le Runner commença de faire ses préparatifs pour lever l'ancre.
Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage, soit défaut dans la chaîne, un anneau se rompit et l'ancre resta au fond.
Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est point restée à une trop grande profondeur, des plongeurs descendent au fond de l'eau dans laquelle a échoué le cabestan.
Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua pas moins d'appareiller; seulement, il fut convenu que, l'ancre n'étant qu'à trois brasses de profondeur, un canot resterait avec huit hommes et le contre-maître Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la goëlette attendrait en croisant à l'entrée du port.
Pour se faire visible dans une nuit sans lune, elle devait porter trois feux de couleurs différentes.
Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents navires stationnant dans le port et commença de courir des bordées à l'endroit convenu, tandis que les huit matelots dont on avait eu besoin pour la manoeuvre d'appareillage et de sortie revenaient avec la barque pour repêcher l'ancre.
A la même heure, le geôlier en chef du fort de Castellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, prévenant le gouverneur qu'il recevait une lettre de son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait avec lui entre neuf et dix heures, ayant à remplir quelques formalités de police.
Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, sur le conseil de quelque camarade, afin de détourner l'attention de son père du départ de la goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils était engagé.
Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti dans une des petites tavernes de la piazza Marina. Sans défiance aucune, il entra en demandant Tonino Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre camarades.
A peine fut-il entré dans la salle, où il chercha vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous, qu'il fut saisi par les quatre hommes, lié, bâillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait fait aucun mal s'il n'essayait pas de fuir.
La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita l'emploi de la force et surtout des menaces, fut de lui prendre le trousseau de clefs qu'il portait à sa ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans la chambre des prisonniers.
Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte entre-bâillée, à quelqu'un qui attendait derrière cette porte.
Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge et de la taille de Tonino frappait à la porte du fort et demandait à parler au gouverneur, de la part de son père.
Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de lui.
Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en fête à cause de l'accouchement de la princesse, avait été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et transporté à l'hôpital dei Pellegrini.
Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis son trousseau et lui avait donné l'ordre de se rendre sur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, qui était prévenu par lui, de justifier de sa nomination en présentant le brevet à Son Excellence, et de le remplacer jusqu'à sa guérison, qui ne pouvait tarder.
Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier adjoint; il était parfaitement en règle. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans l'accident de Ricciardo Monti, ces sortes d'accidents arrivant par centaines à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons dit, été prévenu que son geôlier en chef sortait pour lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon, invita le faux Tonino à garder provisoirement les clefs de son père, à se faire instruire de son service et à entrer en fonction.
Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs qu'il avait déposées sur la table du gouverneur et sortit.
L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, le conduisit de corridor en corridor, lui montrant les chambres habitées.
Il y en avait neuf.
En passant devant celle de la San-Felice, il s'arrêta un instant pour lui expliquer l'importance de la prisonnière: on devait entrer dans sa chambre et s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois la nuit: la première fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures du matin.
De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés le jour même de redoubler de surveillance à l'intérieur et à l'extérieur.
La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie de la forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il avait quatre heures pour dormir dans le jour.
S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la chambre de garde, il était libre de se promener dans les corridors.
Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur et le nouveau geôlier se séparèrent, l'inspecteur lui recommandant l'exactitude et la vigilance, le geôlier promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait encore plus qu'on n'attendait de lui.
En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre de garde, donnant sur le premier corridor et s'ouvrant au pied de l'escalier nº 1, l'oeil ouvert, l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer à sa parole.
Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout bruit s'éteignît dans le fort.
Minuit sonna.
CIII
LA PATROUILLE
Le douzième coup frappé sur le timbre avait à peine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue de l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution subite, monta l'escalier sans hâte, mais sans lenteur. Et, en effet, si son pas était entendu, si son passage était remarqué, si une question lui avait été faite, il eût eu à répondre: «En l'absence de mon père, j'ai la surveillance de la prison; je surveille.»
Mais tout dormait dans la citadelle: personne ne le vit, personne ne l'entendit, personne ne le questionna.
Arrivé au second étage, il parcourut le corridor dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais avec plus de précautions, mais étouffant sa marche, l'oreille tendue, retenant son haleine.
Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison de la San-Felice.
Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette porte.
Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution et la fit tourner avec tant de lenteur, qu'à peine entendit-on le grincement du fer sur le fer: la porte s'ouvrit.
Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à travers les barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait pas même l'ouverture, tant l'obscurité était épaisse.
Le jeune homme fit un pas dans la chambre en retenant son souffle.
Puis, comme il cherchait en vain des yeux la prisonnière.
--Luisa! murmura-t-il.
Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato! puis, au moment même, deux bras s'élancèrent à son cou et une bouche s'appuya contre la sienne.
Un souffle de flamme, un murmure de joie se croisèrent. C'était la première fois depuis le jour de la condamnation au tribunal, et, par conséquent, de leur séparation, que les deux amants se retrouvaient dans les bras l'un de l'autre.
Sans doute, par des signes échangés entre eux dans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de cette visite, de peur que la surprise ne lui arrachât quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance, mais pleine de crainte, avait-elle attendu que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.
Il y eut dans le rapprochement de ces deux coeurs, si profondément dévoués l'un à l'autre, un moment d'extase muette et immobile.
Salvato en sortit le premier.
--Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un instant à perdre: nous sommes arrivés au moment suprême où notre sort commun va se décider. Je t'ai dit: «Sois calme et patiente: nous mourrons tous deux ou nous vivrons ensemble.» Tu as compté sur moi, me voilà.
--Oh! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon! Maintenant, que puis-je faire? comment puis-je t'aider?
--Écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un travail qui durera plus d'une heure, j'ai à scier les barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes: nous avons encore quatre heures de nuit devant nous. Ne précipitons rien, mais réussissons cette nuit: demain, tout sera découvert.
--Je te le demande une seconde fois, que ferai-je pendant cette heure?
--Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est: moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes si quelque bruit ne nous menace pas d'un danger. Au moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme la porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde de nuit, n'inspirant nulle défiance puisqu'on me trouve dans l'exercice de mon devoir. Je rentre un quart d'heure après et j'achève l'oeuvre commencée. Maintenant, du courage et du sang-froid!
--Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit Luisa en lui serrant la main avec une force presque virile.
Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à l'acier mordant, l'une pouvant casser pendant l'opération, et, Luisa s'étant, selon sa recommandation, placée de manière à percevoir tout bruit qui se ferait dans les corridors et dans les escaliers, Salvato commença de limer les barreaux de cette main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait faire trembler.
La lime était si fine, que l'on entendait à peine le cri de la morsure sur le fer. D'ailleurs, ce bruit, même plus perceptible, se fût perdu dans les sifflements du vent et les premiers grondements du tonnerre, annonçant un orage prochain.
--Beau temps! murmura Salvato remerciant tout bas le tonnerre de se mettre de la partie.
Et il continua son travail.
Rien ne vint l'en distraire.
Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure, quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta une ouverture assez grande pour que deux personnes pussent passer par cette ouverture.
Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde, solide, quoique finement tressée, était d'une longueur plus que suffisante pour toucher la terre.
A l'une de ses extrémités était un anneau tout préparé, destiné à être passé dans la partie verticale du barreau scié par Salvato et restés adhérente et scellée à la muraille.
Salvato fit, de distancé en distance, des noeuds à la corde, noeuds destinés à servir de point d'appui à ses mains et à ses genoux.
Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor jusqu'à l'endroit où il aboutissait à l'escalier.
Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'oeil interrogeant les ténèbres, l'oreille interrogeant le silence, il demeura un instant immobile et sans respiration.
--Rien!... murmura-t-il avec une expression de joie et de triomphe.
Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans la chambre, retira la clef de la porte, la referma en dedans, paralysa le serrure en y glissant trois ou quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa contre son coeur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau à la tige de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent par le poids, l'une à l'autre les deux mains de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras autour du cou.
Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion que comptait employer Salvato, et le coeur lui faillit à l'idée qu'elle allait être suspendue dans le vide, et qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même d'autre appui que la corde.
Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à genoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, fit à voix basse une courte prière à Dieu, et se releva en disant:
--Je suis prête.
En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put voir de grosses gouttes de sueur sillonner le visage pâle de Luisa.
--Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato, qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je te réponds d'arriver à terre sans accident.
--Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je suis prête. J'ai confiance en toi, et je crois en Dieu.
--Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.
Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pour qu'elle passât la chaîne de ses bras autour de son cou, monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa avec Luisa à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter du frissonnement nerveux qui agitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la corde qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le vide.
Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait si souvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les yeux en cherchant de ses lèvres celles de Salvato.
--Ne crains rien, murmura tout bas Salvato; j'ai des forces pour trois fois la longueur de cette corde.
Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement lent et mesuré indiquant à la fois la force et le sang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde, Salvato s'arrêta tout à coup.
Luisa ouvrit les yeux.
--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.
--Silence! fit Salvato.
Et il parut écouter avec une attention profonde.
Au bout d'un instant:
--N'entends-tu rien? demanda-t-il à Luisa d'une voix perceptible pour elle seule.
--Les pas de plusieurs hommes, il me semble, répondit celle-ci d'une voix faible comme le dernier soupir de la brise expirante.
--C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous n'aurions pas le temps de descendre avant qu'elle fût passée... Laissons-la passer, nous descendrons après.
--Mon Dieu! mon Dieu! je n'ai plus de force! murmura Luisa.
--Qu'importe, si j'en ai, moi! répondit Salvato.
Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés, et Salvato, dont les yeux seuls étaient restés ouverts, voyait, à la lueur d'une lanterne portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf hommes, contournant le pied de la muraille. Mais peu importait à Salvato; l'obscurité était si grande, qu'à moins d'un éclair, il était invisible à la hauteur à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit, il se sentait assez de forces pour attendre que la patrouille fût passée et eût disparu.
La patrouille, en effet, passa sous les pieds des deux fugitifs; mais, au grand étonnement de Salvato, qui la suivait avidement des yeux, elle s'arrêta au pied de la tour, échangea quelques mots avec un soldat en sentinelle et qu'il n'avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à la place de celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas franchie.
Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La demande du prince de Calabre et de la princesse Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice; de nouveaux ordres de surveillance avaient été donnés, et une sentinelle placée au pied de la tour était le résultat de ces ordres.
Luisa, appuyée au coeur de Salvato, sentit, en quelque sorte, son coeur frémir.
--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi ses grands yeux.
--Rien, répondit Salvato; Dieu nous protégera!
Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la protection de Dieu: une sentinelle se promenait au pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes pour descendre, étaient insuffisantes pour remonter.
D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible; remonter, c'était la mort assurée.
Salvato n'hésita point. Il profita du moment où, dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelle s'éloignait tournant le dos pour achever de descendre. Mais, au moment même où il touchait la terre, le soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un groupe informe s'agiter dans l'ombre.
--Qui vive? cria-t-il.
Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié évanouie de terreur entre ses bras, prit sa course vers la mer, où certainement l'attendait la barque.
--Qui vive? répéta la sentinelle en s'apprêtant à mettre en joue.
Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait la barque, il voyait ses amis, il entendait la voix de son père, qui criait, à lui: «Courage!» et, à ses matelots; «Accostez!»
--Qui vive? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l'épaule.
Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le coup partit.
Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un genou, poussant un cri où l'on pouvait distinguer encore plus de rage que de douleur.
Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui venait de faire feu criait: «Aux armes!» lui essayait de crier une dernière fois: «Sauvez-la!»
Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable de faire un mouvement, les poignets liés l'un à l'autre, les bras passés autour du cou de Salvato, vit alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant aux pieds avec des cris de mort.
Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour ainsi dire, se déchirait en deux: elle restait mourante aux mains des soldats, qui l'entraînaient vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le coeur et le père de Salvato, évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu sur la tête.
En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotions terribles qu'elle venait d'éprouver, fut prise des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d'un enfant mort.
Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence lui épargnait cette dernière douleur d'avoir à se séparer de son enfant!
CIV
L'ORDRE DU ROI
Huit jours après les événements que nous venons de raconter, le vice-roi de Naples, prince de Cassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, avec notre vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir la porte de sa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans le corridor, un huissier du palais, suivi d'un officier de marine.
L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large cachet rouge.
--Monsieur le prince vice-roi! dit l'huissier.
L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche au prince.
--De quelle part? demanda le prince.
--De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, répondit l'officier, et, la dépêche étant d'importance, j'oserai en demander un reçu à Votre Excellence.
--Alors, vous venez de Palerme? demanda le prince.
--J'en suis parti avant-hier, sur la Sirène, monseigneur.
--La santé de Leurs Majestés était bonne?
--Excellente, prince.
--Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.
Le marquis tira un portefeuille de sa poche et commença d'écrire le reçu.
--Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté d'indiquer le lieu et l'heure auxquels la dépêche a été remise au prince.
--Ah ça! dit Malaspina, cette dépêche est donc bien importante?
--De la plus haute importance, Excellence.
Le marquis donna le reçu dans les conditions où le demandait l'officier et rentra dans la loge, dont la porte se referma sur lui.
Le prince achevait de lire la dépêche.
--Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous, regarde.
Et il lui passa le papier.
Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la fois concis et terrible:
«Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les douze heures de son arrivée à Naples, elle soit exécutée.
»Elle est confessée, et, par conséquent, en état de grâce.
»FERDINAND B.»
Malaspina regarda d'un oeil étonné le prince de Cassero-Statella.
--Eh bien? demanda-t-il.
--Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.
Et le prince se remit à écouter le Matrimonio segreto, chef-d'oeuvre du pauvre Cimarosa, qui venait de mourir à Venise de la peur d'être pendu à Naples.
Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, fût celui de préparer les exécutions capitales.
Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan tout à la fois railleur obéissant; aussi le prince de Cassero n'eut qu'à se retourner vers lui une seconde fois, et lui dire: «Vous avez entendu!» pour qu'il s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.
Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.
La San-Felice venait d'y arriver, il y avait une heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait été conduite à la chambre attenante à la chapelle, où nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et Michele suer leur agonie.
La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre instruction que celle-ci:
«Son Excellence le prince de Cassero-Statella est chargé de l'exécution de cette femme, exécution dont il répond sur sa propre tête.»
Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait dit le vice-roi, que c'était à lui d'aviser.
Il pouvait hésiter avant de prendre un parti; mais, une fois son parti pris, il le mettait bravement à exécution.
Il remonta en voiture, et dit au cocher:
--Rue des Soupirs-de-l'Abîme!
On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme: c'était maître Donato, le bourreau de Naples.
Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit quelque répugnance à entrer dans cette demeure maudite.
--Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais qu'il vienne me parler.
Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria:
--Maître Donato! venez ici.
On entendit alors une voix de femme qui répondait:
--Mon père n'est point à Naples.
--Comment, son père n'est point à Naples? Il est donc en congé, son père?
--Non, Votre Excellence, répondit la même voix qui s'était rapprochée; il est à Salerne pour affaire de son état.
--Comment, de son état? répondit Malaspina. Expliquez-moi cela, la belle enfant.
Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la porte une jeune femme, suivie pas à pas d'un homme qui semblait être son amant ou son époux.
--Oh! Excellence, l'explication sera bien facile, répondit la jeune femme, qui n'était autre que Marina. Son confrère de Salerne est mort hier, et il y avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra après-demain au soir.
--Et il n'a laissé personne pour le remplacer? demanda le marquis.
--Dame, non: aucun ordre n'a été donné, et les prisons, à ce qu'il paraît, sont à peu près vides. Il a pris ses aides avec lui, ne se fiant point à des gens avec qui il n'a point travaillé.
--Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer? dit le marquis en montrant Giovanni.
Giovanni,--on a deviné que c'était lui, dont les voeux avaient été comblés en devenant l'époux de Marina,--Giovanni secoua la tête:
--Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.
--Et comment faire? demanda Malaspina. Donnez-moi un conseil, au moins, si vous ne voulez pas me donner un coup de main.
--Dame, voyez! Vous êtes dans le quartier des bouchers,--les bouchers, en général, sont royalistes:--peut-être, lorsqu'il saura que ce n'est qu'un jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un qui consente à faire la chose.
Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il eût à prendre, et, ne pouvant s'engager avec sa voiture dans le dédale de rues qui s'étendent entre le quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un bourreau amateur.
Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent, quoiqu'il offrît jusqu'à soixante et dix piastres et qu'il montrât, signé de la main du roi, l'ordre d'exécuter dans les douze heures.
Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant: «Je ne peux pourtant pas la tuer moi-même!» lorsque celui-ci, frappé d'une idée lumineuse, le rappela.
--Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre affaire.
--Ah! murmura Malaspina, c'est bien heureux!
--J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est tueur de boucs: vous ne tenez point absolument à un boucher, n'est-ce pas?
--Je tiens à trouver un homme qui, comme vous le disiez tout à l'heure, fasse mon affaire.
--Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort persécuté par les républicains, le pauvre homme! et il ne demandera pas mieux que de se venger.
--Et où demeure-t-il, le beccaïo? demanda le marquis.
--Viens ici, Peppìno, dit le boucher s'adressant à un jeune garçon couché dans un coin de la boutique sur un amas de peaux à moitié sèches; viens ici, et conduis Son Excellence chez le beccaïo.
Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant d'être réveillé dans son premier sommeil, se prépara à obéir.
--Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager, si nous réussissons, il y a une piastre pour toi.
--Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec la logique de l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de même, moi.
--C'est juste, dit Malaspina: voilà la piastre, pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nous réussissons, il y en aura une seconde.
--A la bonne heure! voilà qui est parler. Donnez vous la peine de me suivre, Excellence.
--Est-ce loin? demanda Malaspina.
--C'est là, Excellence; la rue à traverser, voilà tout.
L'enfant marcha devant, le marquis suivit.
Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à traverser. Seulement, la boutique du beccaïo était fermée; mais, à travers les contrevents mal joints, on voyait transparaître de la lumière.
--Ohé! le beccaïo! cria l'enfant en frappant du poing contre la porte.
--Qu'y a-t-il? demanda une voix rude.
--Un monsieur habillé de drap qui veut vous parler 2.
Et, comme cette indication, si précise qu'elle fût, ne paraissait point hâter la détermination du beccaïo:
--Ouvre mon ami, dit Malaspina; je viens de la part du vice-roi, et je suis son secrétaire.
Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée: la porte s'ouvrit par magie, et, à la lueur d'une lampe fumeuse et près de s'éteindre, éclairant des amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut un être informe, mutilé, hideux.
C'était le beccaïo avec son oeil crevé, sa main mutilée, sa jambe de bois.
Debout à la porte de son charnier, il semblait le génie de la destruction.
Malaspina, quoiqu'il eût le coeur fort solide à certains endroits, ne put réprimer un mouvement de dégoût.
Le beccaïo s'en aperçut.
--Ah! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau, Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez chercher ici une statue du musée Borbonico.
--Non, je viens chercher un fidèle serviteur du roi, un homme qui n'aime pas les jacobins et qui ait juré de se venger d'eux. On m'a adressé à vous, et l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là.
--Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous donc la peine d'entrer, Excellence.
Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le pied dans ce charnier, le marquis entra.
Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître le résultat de la négociation, voulait se glisser derrière lui; mais le beccaïo leva sur l'enfant son bras mutilé.
--Arrière, garçon! dit-il; tu n'as pas affaire avec nous.
Et il referma la porte, au nez du gamin, qui resta dehors.
Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix minutes, à peu près, enfermés ensemble; puis le marquis sortit.
Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec force révérences.
A dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son guide.
--Ah! ah! dit-il, te voilà, garçon?
--Certainement, me voilà, dit le gamin; j'attendais.
--Et qu'attendais-tu?
--J'attendais pour savoir si vous aviez réussi.
--Oui. Et, dans ce cas-là...?
--Votre Excellence se le rappelle, elle me devait une seconde piastre.
Le marquis fouilla à sa poche.
--Tiens, dit-il, la voilà.
Et il lui donna une pièce d'argent.
--Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant dans la même main que la première, et en les faisant sauter toutes deux comme des castagnettes. Dieu vous donne une longue vie!
Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant l'ordre au cocher de toucher aux Florentins.
Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, et, à la lueur de la lampe d'une madone, examinait la pièce qu'il venait de recevoir.
--Oh! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une piastre! c'est deux carlins qu'il me vole. Ces grands seigneurs, sont-ils canailles!
Pendant que Peppino faisait son apologie, le marquis Malaspina roulait vers les Florentins.
A la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place qui la précède, il vit la voiture du vice-roi; ce qui indiquait que le prince était encore au spectacle.
Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge du prince.
Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince se retourna.
--Ah! ah! Malaspina, dit-il, c'est vous?
--Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa brutalité ordinaire.
--Eh bien?
--Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.
--Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. Vous avez perdu le duo du second acte; mais, par bonheur, vous arrivez à temps pour le Pira che spunti l'aurora!
CV
LA MARTYRE
Nous voudrions supprimer les derniers détails qui nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voie douloureuse, écrire simplement sur la pierre d'une tombe: CI-GÎT LUISA MOLINA SAN-FELICE, MARTYRE; mais l'implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récit veut que nous allions jusqu'au bout, les forces dussent-elles nous manquer, et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur la route, succomber sous le poids de notre fardeau.
Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas de l'horreur à plaisir. Nous n'inventons rien; nous racontons l'événement comme un simple spectateur de la tragédie le raconterait. Hélas! cette fois encore, la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait inventer.
Dieu du jugement dernier! Dieu vengeur! Dieu de Michel-Ange! donnez-nous la force d'aller jusqu'au bout!
Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, la prisonnière du fort de Castellamare avait été transportée, sortie à peine des douleurs de l'enfantement, de Palerme à Naples, sur la corvette la Sirène, avait été conduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée dans la chambre attenante à la chapelle.
Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle était littéralement tombée sur un matelas, si faible, si mourante, si morte déjà, peut-on dire, que l'on avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient pas plus craint de la voir fuir que le chasseur ne craint de voir s'envoler la colombe à laquelle son coup de fusil a brisé les deux ailes.
En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato plier, tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement qu'elle n'avait pas le droit de survivre à celui qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant qui la protégeait, avant le terme fixé par la nature, se hâter de sortir de ses entrailles.
Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé était chose bien facile.
Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avait besoin de quelque chose.
Elle n'eut point la force de répondre et se contenta de secouer la tête négativement.
L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait été transmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre, en conséquence, n'avait été convoqué que pour l'heure à laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire pour huit heures du matin.
L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures; mais la pauvre femme, mourant sous l'accusation d'avoir causé le supplice des deux Backer, devait faire amende honorable à la porte de leur maison et à la place où ils avaient été fusillés.
Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. On se rappelle cette lettre de Ferdinand où il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne point qu'il y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis huit jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis plus d'un mois, il n'y avait pas eu d'exécution. On savait les prisons presque vidées par les bourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre de spectacle pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplice de la San-Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre le plus éclatant et le plus douloureux possible pour qu'il fît prendre patience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois, Ferdinand nourrissait de chair humaine et désaltérait avec du sang.
Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, c'est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant le beccaïo, c'est-à-dire un bourreau amateur, ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.
Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour la pauvre femme cette nuit d'angoisses. Seule, son amant mort, son enfant mort; jetée, le corps meurtri au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, dans cette antichambre de l'échafaud qui avait vu passer tant de martyrs, elle resta dans l'atonie terrible de la prostration morale et physique; ne sortant de cette prostration que pour compter les heures, dont chaque vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans son coeur; puis, le dernier frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps qui lui restait à vivre, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente agonie.
Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, et le jour parut: le dernier!
Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, avec la lugubre cérémonie qu'il allait éclairer: un sinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent la mort de l'année.
Le vent sifflait dans les corridors; la pluie, qui tombait à torrents, fouettait les fenêtres.
Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille, et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à demi debout, se mit à prier.
Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière, ou plutôt, n'ayant jamais prévu la situation où elle se trouvait, elle n'avait pas de prière pour cette situation, et, simple écho d'un coeur défaillant, ses lèvres répétaient: «Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!»
A sept heures, on ouvrit la porte extérieure des bianchi. Elle frissonna sans savoir quelle était la signification du bruit qu'elle entendait; mais tout bruit était pour elle un coup frappé par la mort sur la porte de la vie!
A sept heures et demie, elle entendit un pas lourd et intermittent retentir dans la chapelle; puis la porte de sa prison s'ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaître quelque chose de fantastique et de hideux, un être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.
C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main gauche mutilée, son visage fendu, son oeil crevé.
Un large couperet était passé dans sa ceinture, près de son couteau à égorger les moutons.
Il riait.
--Ah! ah! dit-il, te voilà, la belle! Je ne connaissais pas toute ma chance. Je savais bien que tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer; mais je ne savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme Salvato!... Il est donc mort! ajouta-t-il en grinçant des dents, et je n'aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble!... Au fait, reprit-il, j'aurais été trop embarrassé de savoir par lequel des deux commencer!
Puis, descendant les trois ou quatre marches qui conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant la splendide chevelure de Luisa éparse sur ses épaules:
--Ah! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper: c'est dommage.
Il s'avança vers la prisonnière.
--Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.
Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la saisir sous le bras.
Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis de traverser la salle, la porte des bianchi s'était ouverte, et un pénitent vêtu de la longue robe blanche, dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures de sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant la main pour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus:
--Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud, dit-il.
Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et, retrouvant des forces qu'elle-même croyait perdues, elle se dressa tout debout sur ses pieds, s'appuyant à la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante ou railleuse du beccaïo.
--Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour faire amende honorable, répondit le beccaïo; il faut que ses cheveux soient coupés pour que je lui coupe la tête: qui lui coupera les cheveux? qui lui ôtera sa robe?
--Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la fois douce et ferme.
--Oh! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable accent, et en joignant les mains.
--Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous dans la chapelle: tu n'as rien à faire ici.
--J'ai tout droit sur cette femme! s'écria le beccaïo.
--Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle; tu as reçu des hommes l'ordre de la tuer; j'ai reçu de Dieu celui de l'aider à mourir; exécutons chacun l'ordre que nous avons reçu.
--Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient, tout ce qui est à elle m'appartient. Rien que ses cheveux valent quatre ducats!
--Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une bourse pleine d'or dans la chapelle pour forcer le beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi, et sors.
Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un instant de lutte entre l'avarice et la haine: l'avarice l'emporta. Il passa dans la chambre à côté, jurant et maudissant.
Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux regards curieux.
Nous avons dit quelle était la puissance des bianchi et comment leur protection s'étendait sur les derniers moments des condamnés, qui n'appartenaient au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur: Cet homme (ou cette femme) est à toi.
Le pénitent descendit lentement les marches de l'escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe, s'approcha de Luisa en les lui montrant.
--Vous ou moi? demanda-t-il.
--Vous! oh! vous! s'écria Luisa.
Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir cette suprême et funèbre tâche qu'on appelle la toilette du condamné.
Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au ciel, et l'on put voir, à travers l'ouverture de son masque de toile, de grosses larmes rouler de ses yeux.
Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière en une seule poignée, et, glissant, de la main droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, en prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât point, il coupa lentement cet ornement de la vie, qui devenait un obstacle à l'heure de la mort.
--A qui voulez-vous que ces cheveux soient remis? demanda le pénitent lorsque les cheveux furent coupés.
--Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en supplie! dit Luisa.
Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant que Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.
--Et maintenant, dit Luisa en passant avec un frisson sa main derrière son cou dénudé, que me reste-il à faire?
--Le jugement vous condamne à l'amende honorable, en chemise et pieds nus.
--Oh! les tigres! murmura Luisa, chez qui la pudeur se révoltait.
Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire des bianchi, à la porte duquel se promenait une sentinelle, détacha une robe de pénitent, en coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant à Luisa:
--Hélas! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour vous.
La condamnée poussa un cri de joie: elle avait compris que cette robe montant jusqu'à la naissance du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était pas une chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous les regards et qui étendait à l'avance sur elle le suaire sacré de la mort.
--Je sors, dit le pénitent: vous m'appellerez quand vous serez prête.
Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa qui disait:
--Mon père!
Le pénitent rentra.
Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe; elle avait les pieds nus.
L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile: l'oeil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied si délicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples, marcher jusqu'à l'échafaud.
--Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque chose à votre passion... Courage, martyre! vous êtes sur le chemin du ciel.
Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière s'appuya, il monta avec elle les marches du petit escalier; et, poussant la porte de la chapelle:
--Nous voilà, dit-il.
--Vous y avez mis le temps! dit le beccaïo. Il est vrai que, quand la condamnée est belle...
--Silence, misérable! dit le pénitent: tu as le droit de mort, pas celui d'insulte.
On descendit l'escalier, on passa à travers les trois grilles, on arriva dans la cour.
Douze prêtres attendaient avec les enfants de choeur portant les bannières et les croix.
Vingt-quatre bianchi se tenaient prêts à accompagner la patiente, et des moines de plusieurs ordres à couvert sous les arcades devaient compléter le cortége.
La pluie tombait à torrents.
Luisa regarda autour d'elle; elle semblait chercher quelque chose.
--Que désirez-vous? demanda le pénitent.
--Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.
Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent suspendu par un ruban de velours noir, on lui passa le ruban au cou.
--O mon Sauveur! dit-elle, jamais je ne souffrirai ce que vous avez souffert; mais je suis une femme: donnez-moi la force!
Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce baiser:
--Allons, dit-elle!
Le cortége s'ébranla. Les prêtres marchaient les premiers, chantant les prières des morts.
Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce, agitant de la main droite son couperet avec le signe d'un homme qui coupe une tête, s'appuyant de la main gauche sur un bâton pour aider sa marche disloquée, derrière les prêtres, marchait le beccaïo.
Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur l'épaule du pénitent et pressant de la main gauche le crucifix sur ses lèvres.
Derrière eux marchaient les vingt-quatre bianchi.
Enfin, après les bianchi, venaient des moines de tous les ordres et de toutes les couleurs.
Le cortége déboucha sur la place de la Vicaria: la foule était immense.
Des cris de joie accueillirent le cortége, mêlés d'injures et de malédictions. Mais la victime était si jeune, si résignée, si belle; tant de rapports divers, dont quelques-uns n'étaient pas dénués d'intérêt et de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au bout de quelques instants, les injures et les menaces s'éteignirent peu à peu et firent place au silence.
D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède; puis on suivit la rue encombrée de monde. Les maisons semblaient bâties de têtes.
A l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent à gauche, passèrent devant Saint-Charles, tournèrent le largo Castello, et prirent la via Medina, où était située, on se le rappelle, la maison Backer.
La grande porte avait été changée en reposoir, dont une espèce d'autel, chargé de fleurs de papier et de cierges que le vent avait éteints, formait la base.
Le cortége s'y arrêta et fit autour de Luisa un grand demi-cercle dont elle devint le centre.
La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses membres: elle s'agenouilla toute grelottante.
--Priez! lui dit durement un prêtre.
--Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, priez pour une martyre comme vous!
On fit une station de dix minutes, à peu près; puis on se remit en marche.
Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans le vieux Naples par la place du Marché, et s'arrêta en face du grand mur où les Backer avaient été fusillés.
Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les pieds de la martyre, la bise de la mer l'avait glacée. Elle gémissait sourdement à chaque pas qu'elle faisait; mais ses gémissements étaient couverts par les chants des hommes d'Église. Les forces lui manquaient; mais le pénitent lui avait passé le bras autour du corps et la soutenait.
La même scène qu'à la porte de la maison se renouvela devant le mur.
La San-Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses genoux, fit, mais d'une voix presque éteinte, la même prière. Il était évident qu'à demi épuisée par ses couches récentes, par son voyage sur une mer houleuse, ces dernières fatigues, ces dernières douleurs achevaient de l'épuiser, et que, si elle eût eu à faire encore la moitié du chemin qu'elle avait déjà fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud.
Mais elle était arrivée!
Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait gronder comme un orage les vingt ou trente mille lazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient déjà la place du Marché, sans compter ceux qui, pareils à des torrents se jetant dans un lac, y affluaient par ces mille petites rues, par cet inextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette place, forum de la populace napolitaine. Jamais elle n'eût pu passer au milieu de cette foule compacte, si la curiosité n'eût produit ce miracle de lui faire ouvrir ses rangs.
Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle sentit frissonner le bras qui lui enveloppait le corps. Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut l'échafaud!
Il était dressé en face de la petite église de la Sainte-Croix, juste à l'endroit où fut décapité Conradin.
Il se composait simplement d'une plate-forme élevée de trois mètres au-dessus du niveau de la place, avec un billot dessus.
Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun détail du drame qui allait s'y passer n'échappât aux spectateurs.
On y montait par un escalier.
L'escalier, chose de luxe, était là non point pour la commodité de la patiente, mais pour celle du beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût pu gravir à une échelle.
Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix, lorsque, les prêtres, les pénitents et les moines s'étant rangés autour de l'échafaud, la condamnée parvint au pied de l'escalier.
--Du courage! lui dit le pénitent: dans dix minutes, au lieu de mon bras débile, ce sera le bras puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de cette place à l'échafaud.
Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier. Le beccaïo l'avait précédée sur la plate-forme, où son apparition, hideuse et grotesque tout à la fois, avait excité une clameur universelle.
Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne voyait que des têtes mouvantes, que des bouches ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.
Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé de monde, et, au delà du quai, la mer.
--Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe de bois et en agitant son couperet, sommes-nous prêts, enfin?
--Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous le dirai, répondit le pénitent.
Puis, à la patiente, avec une douceur infinie:
--Ne désirez-vous rien? demanda-t-il.
--Votre pardon! votre pardon! s'écria Luisa en tombant à genoux devant lui.
Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.
--Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute, qu'en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je pardonne à cette femme.
La même voix rude, qui, devant la maison des Backer avait ordonné à la San-Felice de prier, cria, du pied de l'échafaud:
--Êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution?
--Non, répondit le pénitent; mais, pour n'être point prêtre, mon droit n'en est pas moins sacré: je suis son mari!
Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put reconnaître, malgré l'expression de douleur imprimée sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice.
Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine de son mari.
Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu d'yeux restèrent secs à ce spectacle.
Quelques voix, rares il est vrai, crièrent:
--Grâce!
C'était la protestation de l'humanité.
Luisa comprit elle-même que l'heure était venue.
Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante, elle fit un pas du côté du bourreau en disant:
--Mon Dieu! je me remets entre vos mains.
Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même sa tête sur le billot:
--Suis-je bien ainsi, monsieur? dit-elle.
--Oui, répondit rudement le beccaïo.
--Ne me faites pas souffrir, je vous prie.
Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva le couperet...
Mais, alors, il se passa une chose horrible.
Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme n'eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en tombant, fit une large entaille au cou de la patiente, mais ne trancha point les vertèbres.
Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant l'air de ses bras.
Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux, la courba sur le billot, et frappa une seconde, une troisième fois, au milieu des imprécations de la multitude, sans parvenir à séparer la tête du tronc.
Au troisième coup, folle de douleur, appelant Dieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante de sang, s'échappa de ses mains, et, s'élançant, allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le beccaïo, laissant tomber son couperet et saisissant son couteau d'égorgeur, arme qui lui était plus familière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la clavicule.
Le sang jaillit à flots: l'artère était coupée. Cette fois, la blessure était mortelle.
Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux au ciel, puis s'affaissa sur elle-même.
Elle était morte.
Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice s'était évanoui.
C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il se rua sur l'échafaud, qu'il démolit en un instant; sur le beccaïo, qu'il mit en pièces en un clin d'oeil.
Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses priaient autour du corps de la victime, déposée au pied du grand autel de l'église del Carmine.
Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté à l'office des bianchi.
L'exécution de la malheureuse San-Felice fut la dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le capitaine Skinner avait vu passer sur le Muiron, selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la vigilance de l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, à Fréjus; le 9 novembre suivant, il faisait le coup d'État connu sous le nom de 18 brumaire; le 14 juin, gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la paix avec l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des supplices, l'ouverture des prisons, le retour des proscrits.
Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur toutes les places publiques du royaume, et l'on évalue à plus de quatre mille les victimes de la réaction bourbonienne.
Seulement, la junte d'État, qui croyait ses sentences sans appel, se trompait. A défaut de la justice humaine, les victimes ont fait appel à la justice divine, et Dieu a cassé ses jugements.
La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, et, selon la parole du Seigneur, les crimes des pères sont retombés sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération.
Dieu seul est grand.
Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph--les derniers devoirs rendus à Salvato--rentra au couvent du Mont-Cassin, et les pauvres malades des environs qui l'avaient demandé inutilement pendant trois ou quatre mois, virent briller de nouveau, du crépuscule à l'aurore, une lueur à la fenêtre la plus haute du couvent.
C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt du père désolé, qui continuait de chercher Dieu et qui ne le trouvait pas.
Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir, j'ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jour anniversaire de ma naissance.
Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie bourbonienne.
Impartial comme la justice, qu'il soit durable comme l'airain!
NOTE
Pendant le cours de la publication du roman historique qu'on vient de lire, la lettre suivante a été adressée, par la fille de la malheureuse Luisa San-Felice, au directeur du journal l'Indipendente, que M. Alex. Dumas publie à Naples, et dans lequel a paru une traduction italienne de la San-Felice. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse qu'y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux documents seront lus avec un vif intérêt.
LES ÉDITEURS.
A M. le Directeur de L'INDIPENDENTE, à Naples.
«Monsieur le directeur,
»Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour sujet d'un roman que M. Dumas publie dans l'Indipendente, je sens le double devoir de revendiquer la véritable paternité de ma mère et de rectifier d'autres inexactitudes dans un roman qui veut être historique, l'histoire n'ayant jamais faussé l'âge ni les circonstances essentielles des personnes qu'elle se prend à décrire. Et, si j'accomplis un peu tard ce devoir, la raison en est que je mène une vie retirée et non occupée certainement à la lecture des journaux.
»Sachez donc, et je puis vous le démontrer par des documents, que Luisa était fille de M. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Elle naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroisse de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delli Monti San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans l'arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il fut baptisé. Il n'y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparité prononcée d'âge que l'historien-romancier affirme, et le mariage fut contracté le 9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di Palazzo.
»Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante mille ducats; mais ses parents lui en assignèrent une de six mille ducats, comme il résulte du contrat passé par maître Donato Cervelli.
»Ces renseignements auraient été donnés à M. Dumas, à seule fin d'épargner une qualification injurieuse à la Molina,--puisque, en vertu de la liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication du roman,--s'il les avait demandés, sans se contenter d'affirmer, contre toute vérité, dans l'Histoire des Bourbons de Naples, pages 120 et 121, qu'il est venu chez moi et que j'ai renié ma mère et lui ai refusé tout éclaircissement.
»Veuillez donc publier la présente, et rectifier, dans l'édition que vous faites du roman, une filiation peu honorable pour ma famille, un âge contredit par les documents de naissance et une dot tout à fait imaginaire.
»La loyauté avec laquelle vous procédez me rend sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections, dont je vous remercie d'avance.
»Votre très-dévouée,
»MARIA-EMMANUELLA DELLI MONTI SAN-FELICE.
Naples, 25 août 1864.
Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre:
«Madame,
» Si, dans le roman de la San-Felice, je me suis, en vertu des priviléges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de l'idéal, j'ai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons de Naples, suivi autant qu'il m'a été possible, cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s'écarter l'historien.
»Je dis autant qu'il m'a été possible, madame, parce que Naples est la ville où il est le plus facile de se perdre en marchant à la suite de l'histoire, et en essayant de suivre ses traces. C'est pourquoi j'avais résolu de m'adresser directement à vous, qui, comme fille de la malheureuse victime de Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce que, pour la première fois, le jour se fît sur cette ténébreuse et sanglante aventure. J'essayai alors de parvenir jusqu'à vous, madame; la chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote, M. F., de me suppléer: il eut l'honneur de vous dire dans quel but il désirait vous voir et quel était le renseignement qu'il tenait à recevoir de vous; mais il lui fut fait, de votre part, m'assure-t-il, une réponse si peu respectueuse pour la mémoire de madame votre mère, que, malgré son assurance, je ne pus croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus donc de voir quelques personnes contemporaines de la martyre et de joindre aux renseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans les autres historiens, ceux qui pourraient m'être donnés de vive voix.
»Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de quatre-vingt-deux ans, dont j'ai oublié le nom, et qui soignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis, une tante de madame la princesse Maria, et enfin le duc de Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe.
»Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame, obtenir, pour mon Histoire des Bourbons de Naples, quelques renseignements que je crois exacts et contre lesquels, du moins, vous n'avez point protesté.
»Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert au romancier est plus large que le chemin tracé à l'historien. En abordant, dans une publication de fantaisie et d'imagination, la déplorable période au milieu de laquelle tomba madame votre mère, j'ai voulu, pour ainsi dire, et par un sentiment de pure délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux de mon livre, les deux héros de mon récit. J'ai voulu qu'on reconnût Luisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l'antiquité, les déesses qui apparaissaient aux mortels, c'est-à-dire à travers un nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu'elle aurait pu avoir de matériel. Il devait isoler le personnage de ses liens de famille, afin que ses plus proches parents le reconnussent, mais comme on reconnaît une ombre qui sort du tombeau et qui, redevenue visible, reste du moins impalpable.
»Voilà, pourquoi, madame, je lui ai créé cette filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina une créature à part qui fût l'assemblage de toutes les perfections, je voulais détourner sur elle un des rayons poétiques qui environnent le souvenir d'un homme qui a, chose rare, en se mêlant à l'histoire de Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé l'auréole vaporeuse de la passion, de la loyauté et du malheur.
»Quant à cela, madame, si c'est une faute, j'avoue l'avoir commise sciemment, et, persévérant dans mon erreur, j'ajouterai que, si mon roman était à faire au lieu d'être fait, votre réclamation, toute juste qu'elle est, ne me ferait rien changer à cette partie de mon récit.
»Quant au second personnage que j'ai mis en scène et que j'ai baptisé du nom de Salvato Palmieri, inutile de dire que je sais parfaitement qu'il n'a jamais existé ou que, s'il a existé, ce n'est point dans les conditions où l'a placé ma plume.
»Mais aurez-vous le courage, madame, de me faire le reproche de n'avoir pas fait revivre le personnage peu sympathique de Ferdinand Ferry, volontaire de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand en 1848? Ferdinand Ferry, par malheur, n'était point un héros de roman, et peut-être cet amour immodéré que lui portait la chevalière San-Felice, et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux Backer, eût été assez invraisemblable pour nuire à l'intérêt presque original que je voulais conserver à cet amour; car il me semble, à moi, qu'écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devais faire de l'héroïne non-seulement une martyre, mais encore une sainte. L'amour, à un certain point de vue, est une religion: lui aussi a ses saints, madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les moins adorés du calendrier. Ces deux saints sont sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que j'oublie la sainte la plus populaire de toutes, celle à laquelle, en récompense de cet amour qui lui avait fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigne apparaître; vous voyez que j'oublie la Madeleine.
»Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussi complètement inaperçu que ce fameux Vatia dont la tour s'élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque disait: O Vatia, solus scis vivere! Son pâle fantôme n'est animé ni par la haine ni par la vengeance. Le seul reflet qu'il reçoive des amours adultères de sa femme et de Ferry n'est pas même un reflet sanglant, et, dans ce cas, vous le savez, quand on n'est point le don Guttière de Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J'ai fait mieux que cela, je crois, du héros imaginaire que j'ai créé. J'en ai fait, non pas un mari cruel ou ridicule, j'en ai fait un père dévoué. S'il est, dans mon livre, plus vieux d'années qu'il n'était, il est, en même temps, plus riche de vertus, et lui, non plus que votre mère, madame, n'aura point à se plaindre à la postérité d'avoir glissé de la plume de l'histoire à celle du poëte et du romancier.
»Et, dans l'avenir, madame, dans cet avenir qui est le véritable et probablement le seul Élysée où revivent les Didon et les Virgile, les Francesca et les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque voyageur demandera: «Qu'est-ce que la San-Felice?» au lieu de s'adresser, comme moi, à quelqu'un de sa famille, qui répondrait comme il m'a été répondu, à moi: Ne me parlez pas de cette femme, j'en ai honte! on ouvrira mon livre, et, par bonheur pour la renommée de cette famille, l'histoire sera oubliée, et c'est le roman qui sera devenu de l'histoire.
»Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes sentiments les plus distingués.
»ALEX. DUMAS.
»Saint-Gratien, 15 septembre 1864.»
FIN
TABLE
LXXXIII.--La reconnaissance royale
LXXXIV.--Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir du fort Saint-Elme avec Salvato, pendant la nuit du 27 au 28 juin
LXXXV.--Où il est prouvé que frère Joseph veillait sur Salvato
LXXXVI.--La bienvenue de Sa Majesté
LXXXVII.--L'apparition
LXXXVIII.--Les remords de fra Pacifico
LXXXIX.--Un homme qui tient sa parole
XC.--La fosse du crocodile
XCI.--Les exécutions
XCII.--Le tribunal de Monte-Oliveto
XCIII.--En chapelle
XCIV.--La porte Sant'Agostino-alla-Zecca
XCV.--Comment on mourait à Naples en 1799
XCVI.--La goëlette the Runner
XCVII.--Les nouvelles qu'apportait la goëlette the Runner
XCVIII.--La femme et le mari
XCIX.--Petits événements groupés autour des grands
C.--La naissance d'un prince royal
CI.--Tonito Monti
CII.--Le geôlier en chef
CIII.--La patrouille
CIV.--L'ordre du roi
CV.--La martyre
NOTE
Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie.