La Sorcière
The Project Gutenberg eBook of La Sorcière
Title: La Sorcière
Author: Jules Michelet
Release date: November 25, 2012 [eBook #41486]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
LÉGENDES
DÉMOCRATIQUES
DU NORD
LA SORCIÈRE
ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
LA SORCIÈRE
Des livres que j'ai publiés, celui-ci me paraît le plus inattaquable. Il ne doit rien à la chronique légère ou passionnée. Il est sorti généralement des actes judiciaires.
Je dis ceci non seulement pour nos grands procès (de Gauffridi, de la Cadière, etc.), mais pour une foule de faits que nos savants prédécesseurs ont pris dans les archives allemandes, anglaises, etc., et que nous avons reproduits.
Les manuels d'inquisiteurs ont aussi contribué. Il faut bien les croire dans tant de choses où ils s'accusent eux-mêmes.
Quant aux commencements, aux temps qu'on peut appeler l'âge légendaire de la sorcellerie, les textes innombrables qu'ont réunis Grimm, Soldan, Wright, Maury, etc., m'ont fourni une base excellente.
Pour ce qui suit, de 1400 à 1600 et au delà, mon livre a ses assises bien plus solides encore dans les nombreux procès jugés et publiés.
J. Michelet.
1er décembre 1862.
INTRODUCTION
Sprenger dit (avant 1500): «Il faut dire l'hérésie des sorcières, et non des sorciers; ceux-ci sont peu de chose.»—Et un autre sous Louis XIII: «Pour un sorcier, dix mille sorcières.»
«Nature les fait sorcières.»—C'est le génie propre à la Femme et son tempérament. Elle naît Fée. Par le retour régulier de l'exaltation, elle naît Sibylle. Par l'amour, elle est Magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfaisante), elle est Sorcière et fait le sort, du moins endort, trompe les maux.
Tout peuple primitif a même début; nous le voyons par les Voyages. L'homme chasse et combat. La femme s'ingénie, imagine; elle enfante des songes et des dieux. Elle est voyante à certain jour; elle a l'aile infinie du désir et du rêve. Pour mieux compter les temps, elle observe le ciel. Mais la terre n'a pas moins son cœur. Les yeux baissés sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle-même, elle fait avec elles connaissance personnelle. Femme, elle leur demande de guérir ceux qu'elle aime.
Simple et touchant commencement des religions et des sciences! Plus tard, tout se divisera; on verra commencer l'homme spécial, jongleur, astrologue ou prophète, nécromancien, prêtre, médecin. Mais, au début, la Femme est tout.
Une religion forte et vivace, comme fut le paganisme grec, commence par la sibylle, finit par la sorcière. La première, belle vierge, en pleine lumière, le berça, lui donna le charme et l'auréole. Plus tard, déchu, malade, aux ténèbres du Moyen-âge, aux landes et aux forêts, il fut caché par la sorcière; sa pitié intrépide le nourrit, le fit vivre encore. Ainsi, pour les religions, la Femme est mère, tendre gardienne et nourrice fidèle. Les dieux sont comme les hommes; ils naissent et meurent sur son sein.
Que sa fidélité lui coûte!... Reines mages de la Perse, ravissante Circé! sublime Sibylle, hélas! qu'êtes-vous devenues? et quelle barbare transformation!... Celle qui, du trône d'Orient, enseigna les vertus des plantes et le voyage des étoiles, celle qui, au trépied de Delphes, rayonnante du dieu de lumière, donnait ses oracles au monde à genoux,—c'est elle, mille ans après, qu'on chasse comme une bête sauvage, qu'on poursuit aux carrefours, honnie, tiraillée, lapidée, assise sur les charbons ardents!...
Le clergé n'a pas assez de bûchers, le peuple assez d'injures, l'enfant assez de pierres, contre l'infortunée. Le poète (aussi enfant) lui lance une autre pierre, plus cruelle pour une femme. Il suppose, gratuitement, qu'elle était toujours laide et vieille. Au mot Sorcière, on voit les affreuses vieilles de Macbeth. Mais leurs cruels procès apprennent le contraire. Beaucoup périrent précisément parce qu'elles étaient jeunes et belles.
La Sibylle prédisait le sort. Et la Sorcière le fait. C'est la grande, la vraie différence. Elle évoque, elle conjure, opère la destinée. Ce n'est pas la Cassandre antique qui voyait si bien l'avenir, le déplorait, l'attendait. Celle-ci crée cet avenir. Plus que Circé, plus que Médée, elle a en mains la baguette du miracle naturel, et pour aide et sœur la Nature. Elle a déjà des traits du Prométhée moderne. En elle commence l'industrie, surtout l'industrie souveraine qui guérit, refait l'homme. Au rebours de la Sibylle, qui semblait regarder l'aurore, elle regarde le couchant; mais justement ce couchant sombre donne, longtemps avant l'aurore (comme il arrive aux pics des Alpes), une aube anticipée du jour.
Le prêtre entrevoit bien que le péril, l'ennemie, la rivalité redoutable, est dans celle qu'il fait semblant de mépriser, la prêtresse de la Nature. Des dieux anciens elle a conçu des dieux. Auprès du Satan du passé, on voit en elle poindre un Satan de l'avenir.
L'unique médecin du peuple, pendant mille ans, fut la Sorcière. Les empereurs, les rois, les papes, les plus riches barons, avaient quelques docteurs de Salerne, des Maures, des Juifs; mais la masse de tout état, et l'on peut dire le monde ne consultait que la Saga ou Sage-femme. Si elle ne guérissait, on l'injuriait, on l'appelait sorcière. Mais généralement, par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame, ou Belle dame (Bella donna), du nom même qu'on donnait aux Fées.
Il lui advint ce qui arrive encore à sa plante favorite, la Belladone, à d'autres poisons salutaires qu'elle employait et qui furent l'antidote des grands fléaux du Moyen-âge. L'enfant, le passant ignorant, maudit ces sombres fleurs avant de les connaître. Elles l'effrayent par leurs couleurs douteuses. Il recule, il s'éloigne. Ce sont pourtant les Consolantes (Solanées), qui, discrètement administrées, ont guéri si souvent, endormi tant de maux.
Vous les trouvez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. C'est encore là une ressemblance qu'elles ont avec celle qui les employait. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, l'infortunée qu'on poursuivit tellement, la maudite, la proscrite, l'empoisonneuse qui guérissait, sauvait? la fiancée du Diable et du Mal incarné, qui a fait tant de bien, au dire du grand médecin de la Renaissance. Quand Paracelse, à Bâle, en 1527, brûla toute la médecine, il déclara ne savoir rien que ce qu'il apprit des sorcières.
Cela valait une récompense. Elles l'eurent. On les paya en tortures, en bûchers. On trouva des supplices exprès; on leur inventa des douleurs. On les jugeait en masse, on les condamnait sur un mot. Il n'y eut jamais une telle prodigalité de vies humaines. Sans parler de l'Espagne, terre classique des bûchers, où le Maure et le Juif ne vont jamais sans la sorcière, on en brûle sept mille à Trèves, et je ne sais combien à Toulouse, à Genève cinq cents en trois mois (1513), huit cents à Wurtzbourg, presque d'une fournée, quinze cents à Bamberg (deux tout petits évêchés!). Ferdinand II lui-même, le bigot, le cruel empereur de la Guerre de Trente-Ans, fut obligé de surveiller ces bons évêques; ils eussent brûlé tous leurs sujets. Je trouve, dans la liste de Wurtzbourg, un sorcier de onze ans, qui était à l'école, une sorcière de quinze, à Bayonne deux de dix-sept, damnablement jolies.
Notez qu'à certaines époques, par ce seul mot Sorcière, la haine tue qui elle veut. Les jalousies de femmes, les cupidités d'hommes, s'emparent d'une arme si commode. Telle est riche?... Sorcière.—Telle est jolie?... Sorcière. On verra la Murgui, une petite mendiante, qui, de cette pierre terrible, marque au front pour la mort la grande dame, trop belle, la châtelaine de Lancinena.
Les accusées, si elles peuvent, préviennent la torture et se tuent. Remy, l'excellent juge de Lorraine, qui en brûla huit cents, triomphe de cette Terreur. «Ma justice est si bonne, dit-il, que seize, qui furent arrêtées l'autre jour, n'attendirent pas, s'étranglèrent tout d'abord.»
Sur la longue voie de mon Histoire, dans les trente ans que j'y ai consacrés, cette horrible littérature de sorcellerie m'a passé, repassé fréquemment par les mains. J'ai épuisé d'abord et les manuels de l'Inquisition, les âneries des dominicains (Fouets, Marteaux, Fourmilières, Fustigations, Lanternes, etc., ce sont les titres de leurs livres). Puis j'ai lu les parlementaires, les juges lais qui succèdent à ces moines, les méprisent et ne sont guère moins idiots. J'en dis un mot ailleurs. Ici, une seule observation, c'est que, de 1300 à 1600, et au delà, la justice est la même. Sauf un entr'acte dans le Parlement de Paris, c'est toujours et partout même férocité de sottise. Les talents n'y font rien. Le spirituel De Lancre, magistrat bordelais du règne d'Henri IV, fort avancé en politique, dès qu'il s'agit de sorcellerie, retombe au niveau d'un Nider, d'un Sprenger, des moines imbéciles du quinzième siècle.
On est saisi d'étonnement en voyant ces temps si divers, ces hommes de culture différente, ne pouvoir avancer d'un pas. Puis on comprend très bien que les uns et les autres furent arrêtés, disons plus, aveuglés, irrémédiablement enivrés et ensauvagés par le poison de leur principe. Ce principe est le dogme de fondamentale injustice: «Tous perdus pour un seul, non seulement punis, mais dignes de l'être, gâtés d'avance et pervertis, morts à Dieu même avant de naître. L'enfant qui tette est un damné.»
Qui dit cela? Tous, Bossuet même. Un docteur important de Rome, Spina, maître du Sacré Palais, formule nettement la chose: «Pourquoi Dieu permet-il la mort des innocents? Il le fait justement. Car s'ils ne meurent à cause des péchés qu'ils ont faits, ils meurent toujours coupables pour le péché originel.» (De Strigibus, c. 9.)
De cette énormité deux choses dérivent, et en justice et en logique. Le juge est toujours sûr de son affaire; celui qu'on lui amène est coupable certainement, et, s'il se défend, encore plus. La justice n'a pas à suer fort, à se casser la tête pour distinguer le vrai du faux. En tout, on part d'un parti pris. Le logicien, le scolastique n'a que faire d'analyser l'âme, et de se rendre compte des nuances par où elle passe, de sa complexité, de ses oppositions intérieures et de ses combats. Il n'a pas besoin, comme nous, de s'expliquer comment cette âme, de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, s'il pouvait les comprendre, oh! comme il en rirait, hocherait la tête! et qu'avec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné!
Quand il s'agit surtout du Pacte diabolique, du traité effroyable où, pour un petit gain d'un jour, l'âme se vend aux tortures éternelles, nous chercherions nous autres à retrouver la voie maudite, l'épouvantable échelle de malheur et de crimes qui l'auront fait descendre là. Notre homme a bien affaire de tout cela! Pour lui l'âme et le Diable étaient nés l'un pour l'autre, si bien qu'à la première tentation, pour un caprice, une envie, une idée qui passe, du premier coup l'âme se jette à cette horrible extrémité.
Je ne vois pas non plus que nos modernes se soient enquis beaucoup de la chronologie morale de la sorcellerie. Ils s'attachent trop aux rapports du Moyen-âge avec l'Antiquité. Rapports réels, mais faibles, de petite importance. Ni la vieille Magicienne, ni la Voyante celtique et germanique ne sont encore la vraie Sorcière. Les innocentes Sabasies (de Bacchus Sabasius), petit sabbat rural, qui dura dans le Moyen-âge, ne sont nullement la Messe noire du quatorzième siècle, le grand défi solennel à Jésus. Ces conceptions terribles n'arrivèrent pas par la longue filière de la tradition. Elles jaillirent de l'horreur du temps.
D'où date la Sorcière? Je dis sans hésiter: «Des temps du désespoir.»
Du désespoir profond que fit le monde de l'Église. Je dis sans hésiter: «La Sorcière est son crime.»
Je ne m'arrête nullement à ces doucereuses explications qui font semblant d'atténuer: «Faible, légère, était la créature, molle aux tentations. Elle a été induite à mal par la concupiscence.» Hélas! dans la misère, la famine de ces temps, ce n'est pas là ce qui pouvait troubler jusqu'à la fureur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse et délaissée, si l'enfant chassée par la belle-mère, si la mère battue de son fils (vieux sujets de légendes), si elles ont pu être tentées, invoquer le mauvais Esprit, tout cela n'est pas la Sorcière. De ce que ces pauvres créatures appellent Satan, il ne suit pas qu'il les accepte. Elles sont loin encore, et bien loin d'être mûres pour lui. Elles n'ont pas la haine de Dieu.
Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les registres exécrables qui nous restent de l'Inquisition, non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe-Langon, etc., mais dans ce qu'on a des registres originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur platitude, leur morne sécheresse, si effroyablement sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort, la mort, la mort, c'est ce qu'on sent dans chaque ligne. Vous êtes déjà dans la bière, ou dans une petite loge de pierre aux murs moisis. Les plus heureux sont ceux qu'on tue. L'horreur, c'est l'in-pace. C'est ce mot qui revient sans cesse, comme une cloche d'abomination qu'on sonne et qu'on resonne, mot toujours le même: Emmurés.
Épouvantable mécanique d'écrasement, d'aplatissement, cruel pressoir à briser l'âme. De tour de vis en tour de vis, ne respirant plus et craquant, elle jaillit de la machine, et tomba au monde inconnu.
A son apparition, la Sorcière n'a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C'est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d'où. Qui oserait? grand Dieu! en approcher.
Où est-elle? Aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l'épine, le chardon emmêlés, ne permettent pas le passage. La nuit, sous quelque vieux dolmen. Si on l'y trouve, elle est isolée par l'horreur commune; elle a autour comme un cercle de feu.
Qui le croira pourtant? C'est une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, l'électricité féminine. La voilà douée de deux dons:
L'illuminisme de la folie lucide, qui, selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de se croire en tous ses mensonges. Don ignoré du sorcier mâle. Avec lui, rien n'eût commencé.
De ce don un autre dérive, la sublime puissance de la conception solitaire, la parthénogénèse que nos physiologistes reconnaissent maintenant dans les femelles de nombreuses espèces pour la fécondité du corps, et qui n'est pas moins sûre pour les conceptions de l'esprit.
Seule, elle conçut et enfanta. Qui? Un autre elle-même qui lui ressemble à s'y tromper.
Fils de haine, conçu de l'amour. Car sans l'amour, on ne crée rien. Celle-ci, tout effrayée qu'elle est de cet enfant, s'y retrouve si bien, se complaît tellement en cette idole, qu'elle la place à l'instant sur l'autel, l'honore, s'y immole, et se donne comme victime et vivante hostie. Elle-même bien souvent le dira à son juge: «Je ne crains qu'une chose: souffrir trop peu pour lui.» (Lancre.)
Savez-vous bien le début de l'enfant? C'est un terrible éclat de rire. N'a-t-il pas sujet d'être gai, sur sa libre prairie, loin des cachots d'Espagne et des emmurés de Toulouse. Son in-pace n'est pas moins que le monde. Il va, vient, se promène. A lui la forêt sans limite! à lui la lande des lointains horizons! à lui toute la terre, dans la rondeur de sa riche ceinture! La sorcière lui dit tendrement: «Mon Robin», du nom de ce vaillant proscrit, le joyeux Robin Hood, qui vit sous la verte feuillée. Elle aime aussi à le nommer du petit nom de Verdelet, Joli-Bois, Vert-Bois. Ce sont les lieux favoris de l'espiègle. A peine eut-il vu un buisson, qu'il fit l'école buissonnière.
Ce qui étonne, c'est que du premier coup la Sorcière vraiment fit un être. Il a tous les semblants de la réalité. On l'a vu, entendu. Chacun peut le décrire.
Les saints, ces bien-aimés, les fils de la maison, se remuent peu, contemplent, rêvent; ils attendent en attendant, sûrs qu'ils auront leur part d'Élus. Le peu qu'ils ont d'actif se concentre dans le cercle resserré de l'Imitation (ce mot est tout le Moyen-âge).—Lui, le bâtard maudit, dont la part n'est rien que le fouet, il n'a garde d'attendre. Il va cherchant et jamais ne repose. Il s'agite de la terre au ciel. Il est fort curieux, fouille, entre, sonde, et met le nez partout. Du Consummatum est il se rit, il se moque. Il dit toujours: «Plus loin!»—et «En avant!»
Du reste, il n'est pas difficile. Il prend tous les rebuts; ce que le ciel jette, il ramasse. Par exemple, l'Église a jeté la Nature, comme impure et suspecte. Satan s'en saisit, s'en décore. Bien plus, il l'exploite et s'en sert, en fait jaillir des arts, acceptant le grand nom dont on veut le flétrir, celui de Prince du monde.
On avait dit imprudemment: «Malheur à ceux qui rient!» C'était donner d'avance à Satan une trop belle part, le monopole du rire et le proclamer amusant. Disons plus: nécessaire. Car le rire est une fonction essentielle de notre nature. Comment porter la vie, si nous ne pouvons rire, tout au moins parmi nos douleurs?
L'Église, qui ne voit dans la vie qu'une épreuve, se garde de la prolonger. Sa médecine est la résignation, l'attente et l'espoir de la mort.—Vaste champ pour Satan. Le voilà médecin, guérisseur des vivants.—Bien plus, consolateur; il a la complaisance de nous montrer nos morts, d'évoquer les ombres aimées.
Autre petite chose rejetée de l'Église, la Logique, la libre Raison. C'est là la grande friandise dont l'autre avidement se saisit.
L'Église avait bâti à chaux et à ciment un petit in-pace, étroit, à voûte basse, éclairé d'un jour borgne, d'une certaine fente. Cela s'appelait l'École. On y lâchait quelques tondus, et on leur disait: «Soyez libres.» Tous y devenaient culs-de-jatte. Trois cents, quatre cents ans confirment la paralysie. Et le point d'Abailard est justement celui d'Occam!
Il est plaisant qu'on aille chercher là l'origine de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment? par la satanique entreprise des gens qui ont percé la voûte, par l'effort des damnés qui voulaient voir le ciel. Et elle eut lieu bien plus encore, loin de l'École et des lettrés, dans l'École buissonnière, où Satan fit la classe à la sorcière et au berger.
Enseignement hasardeux, s'il en fut, mais dont les hasards même exaltaient l'amour curieux, le désir effréné de voir et de savoir.—Là commencèrent les mauvaises sciences, la pharmacie défendue des poisons, et l'exécrable anatomie.—Le berger, espion des étoiles, avec l'observation du ciel, apportait là ses coupables recettes, ses essais sur les animaux.—La sorcière apportait du cimetière voisin un corps volé; et pour la première fois (au risque du bûcher) on pouvait contempler ce miracle de Dieu «qu'on cache sottement, au lieu de le comprendre» (comme a dit si bien M. Serres).
Le seul docteur admis là par Satan, Paracelse y a vu un tiers, qui parfois se glissait dans l'assemblée sinistre, y apportait la chirurgie.—C'était le chirurgien de ces temps de bonté, le bourreau, l'homme à la main hardie, qui jouait à propos du fer, cassait les os et savait les remettre, qui tuait et parfois sauvait, pendait jusqu'à un certain point.
L'université criminelle de la sorcière, du berger, du bourreau, dans ses essais qui furent des sacrilèges, enhardit l'autre, força sa concurrente d'étudier. Car chacun voulait vivre. Tout eût été à la sorcière; on aurait pour jamais tourné le dos au médecin.—Il fallut bien que l'Église subît, permît ces crimes. Elle avoua qu'il est de bons poisons (Grillandus). Elle laissa, contrainte et forcée, disséquer publiquement. En 1306, l'italien Mondino ouvre et dissèque une femme; une en 1315.—Révélation sacrée. Découverte d'un monde (c'est bien plus que Christophe Colomb). Les sots frémirent, hurlèrent. Et les sages tombèrent à genoux.
Avec de telles victoires, Satan était bien sûr de vivre. Jamais l'Église seule n'aurait pu le détruire. Les bûchers n'y firent rien, mais bien certaine politique.
On divisa habilement le royaume de Satan. Contre sa fille, son épouse, la Sorcière, on arma son fils, le Médecin.
L'Église, qui, profondément, de tout son cœur, haïssait celui-ci, ne lui fonda pas moins son monopole, pour l'extinction de la Sorcière.—Elle déclare, au quatorzième siècle, que si la femme ose guérir sans avoir étudié, elle est sorcière et meurt.
Mais comment étudierait-elle publiquement? Imaginez la scène risible, horrible qui eût eu lieu, si la pauvre sauvage eût risqué d'entrer aux Écoles! Quelle fête et quelle gaieté! Aux feux de la Saint-Jean, on brûlait des chats enchaînés. Mais la sorcière liée à cet enfer miaulant, la sorcière hurlante et rôtie, quelle joie pour l'aimable jeunesse des moinillons et des cappets!
On verra tout au long la décadence de Satan. Lamentable récit. On le verra pacifié, devenu un bon vieux. On le vole, on le pille, au point que des deux masques qu'il avait au Sabbat, le plus sale est pris par Tartufe.
Son esprit est partout. Mais lui-même, de sa personne, en perdant la Sorcière, il perdait tout.—Les sorciers furent des ennuyeux.
Maintenant qu'on l'a précipité tellement vers son déclin, sait-on bien ce qu'on a fait là!—N'était-il pas un acteur nécessaire, une pièce indispensable de la grande machine religieuse, un peu détraquée aujourd'hui?—Tout organisme qui fonctionne bien est double, a deux côtés. La vie ne va guère autrement. C'est un certain balancement de deux forces, opposées, symétriques, mais inégales; l'inférieure fait contrepoids, répond à l'autre. La supérieure s'impatiente, et veut la supprimer.—A tort.
Lorsque Colbert (1672) destitua Satan avec peu de façon en défendant aux juges de recevoir les procès de sorcellerie, le tenace Parlement normand, dans sa bonne logique normande, montra la portée dangereuse d'une telle décision. Le Diable n'est pas moins qu'un dogme, qui tient à tous les autres. Toucher à l'éternel vaincu, n'est-ce pas toucher au vainqueur? Douter des actes du premier, cela mène à douter des actes du second, des miracles qu'il fit précisément pour combattre le Diable. Les colonnes du ciel ont leur pied dans l'abîme. L'étourdi qui remue cette base infernale, peut lézarder le paradis.
Colbert n'écouta pas. Il avait tant d'autres affaires.—Mais le Diable peut-être entendit. Et cela le console fort. Dans les petits métiers où il gagne sa vie (spiritisme ou tables tournantes), il se résigne, et croit que du moins il ne meurt pas seul.
LIVRE PREMIER
I
LA MORT DES DIEUX
Certains auteurs nous assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant: «Le grand Pan est mort.»
L'antique dieu universel de la Nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de l'orage, l'âme humaine va donc reposer.
S'agissait-il simplement de la fin de l'ancien culte, de sa défaite, de l'éclipse des vieilles formes religieuses? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l'espoir que la Nature va disparaître, la vie s'éteindre, qu'enfin on touche à la fin du monde. C'en est fait des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé l'illusion. Tout tombe, s'écroule, s'abîme. Le Tout devient le néant: «Le grand Pan est mort!»
Ce n'était pas une nouvelle que les dieux dussent mourir. Nombre de cultes anciens sont fondés précisément sur l'idée de la mort des dieux. Osiris meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter. Eschyle, sur le théâtre même, dans ces drames qu'on ne jouait que pour les fêtes des dieux, leur dénonce expressément, par la voix de Prométhée, qu'un jour ils doivent mourir. Mais comment? vaincus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques de la Nature.
Ici, c'est bien autre chose. Les premiers chrétiens, dans l'ensemble et dans le détail, dans le passé, dans l'avenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent tout entière, jusqu'à voir le mal incarné, le démon dans une fleur[1]. Viennent donc, plus tôt que plus tard, les anges qui jadis abîmèrent les villes de la mer Morte. Qu'ils emportent, plient comme un voile la vaine figure du monde, qu'ils délivrent enfin les saints de cette longue tentation.
L'Évangile dit: «Le jour approche.» Les Pères disent: «Tout à l'heure.» L'écroulement de l'Empire et l'invasion des Barbares donnent espoir à saint Augustin qu'il ne subsistera de cité bientôt que la cité de Dieu.
Qu'il est pourtant dur à mourir, ce monde, et obstiné à vivre! Il demande, comme Ézéchias, un répit, un tour de cadran. Eh bien, soit, jusqu'à l'an Mil. Mais après, pas un jour de plus.
Est-il bien sûr, comme on l'a tant répété, que les anciens dieux fussent finis, eux-mêmes ennuyés, las de vivre! qu'ils aient, de découragement, donné presque leur démission? que le christianisme n'ait eu qu'à souffler sur ces vaines ombres?
On montre ces dieux dans Rome, on les montre dans le Capitole, où ils n'ont été admis que par une mort préalable, je veux dire en abdiquant ce qu'ils avaient de sève locale, en reniant leur patrie, en cessant d'être les génies représentants des nations. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait pratiqué sur eux une sévère opération, les avaient énervés, pâlis. Ces grands dieux centralisés étaient devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonctionnaires de l'empire romain. Mais cette aristocratie de l'Olympe, en sa décadence, n'avait nullement entraîné la foule des dieux indigènes, la populace des dieux encore en possession de l'immensité des campagnes, des bois, des monts, des fontaines, confondus intimement avec la vie de la contrée. Ces dieux logés au cœur des chênes, dans les eaux fuyantes et profondes, ne pouvaient en être expulsés.
Et qui dit cela? c'est l'Église. Elle se contredit rudement. Quand elle a proclamé leur mort, elle s'indigne de leur vie. De siècle en siècle, par la voix menaçante de ses conciles[2], elle leur intime de mourir... Eh quoi! ils sont donc vivants?
«Ils sont des démons...»—Donc, ils vivent. Ne pouvant en venir à bout, on laisse le peuple innocent les habiller, les déguiser. Par la légende, il les baptise, les impose à l'Église même. Mais, du moins, sont-ils convertis? Pas encore. On les surprend qui sournoisement subsistent en leur propre nature païenne.
Où sont-ils? Dans le désert, sur la lande, dans la forêt? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. La femme les garde et les cache au ménage et au lit même. Ils ont là le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer.
Il n'y eut jamais révolution si violente que celle de Théodose. Nulle trace dans l'Antiquité d'une telle proscription d'aucun culte. Le Perse, adorateur du feu, dans sa pureté héroïque, put outrager les dieux visibles, mais il les laissa subsister. Il fut très favorable aux Juifs, les protégea, les employa. La Grèce, fille de la lumière, se moqua des dieux ténébreux, des Cabires ventrus, et elle les toléra pourtant, les adopta comme ouvriers, si bien qu'elle en fit son Vulcain. Rome, dans sa majesté, accueillit, non seulement l'Étrurie, mais les dieux rustiques du vieux laboureur italien. Elle ne poursuivit les druides que comme une dangereuse résistance nationale.
Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer l'ennemi. Il rasa l'École, par la proscription de la logique et par l'extermination des philosophes, qui furent massacrés sous Valens. Il rasa ou vida le temple, brisa les symboles. La légende nouvelle aurait pu être favorable à la famille, si le père n'y eût été annulé dans saint Joseph, si la mère avait été relevée comme éducatrice, comme ayant moralement enfanté Jésus. Voie féconde qui fut d'abord délaissée par l'ambition d'une haute pureté stérile.
Donc le christianisme entra au chemin solitaire où le monde allait de lui-même, le célibat, combattu en vain par les lois des Empereurs. Il se précipita sur cette pente par le monachisme.
Mais l'homme au désert fut-il seul? Le démon lui tint compagnie, avec toutes les tentations. Il eut beau faire, il lui fallut recréer des sociétés, des cités de solitaires. On sait ces noires villes de moines qui se formèrent en Thébaïde. On sait quel esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs descentes meurtrières dans Alexandrie. Ils se disaient troublés, poussés du démon, et ne mentaient pas.
Un vide énorme s'était fait dans le monde. Qui le remplissait? Les chrétiens le disent: le démon, partout le démon: Ubique dæmon[3].
La Grèce, comme tous les peuples, avait eu ses énergumènes, troublés, possédés des esprits. C'est un rapport tout extérieur, une ressemblance apparente qui ne ressemble nullement. Ici ce ne sont pas des esprits quelconques. Ce sont les noirs fils de l'abîme, idéal de perversité. On voit partout dès lors errer ces pauvres mélancoliques qui se haïssent, ont horreur d'eux-mêmes. Jugez, en effet, ce que c'est, de se sentir double, d'avoir foi en cet autre, cet hôte cruel qui va, vient, se promène en vous, vous fait errer où il veut, aux déserts, aux précipices. Maigreur, faiblesse croissantes. Et plus ce corps misérable est faible, plus le démon l'agite. La femme surtout est habitée, gonflée, soufflée de ces tyrans. Ils l'emplissent d'aura infernale, y font l'orage et la tempête, s'en jouent, au gré de leur caprice, la font pécher, la désespèrent.
Ce n'est pas nous seulement, hélas! c'est toute la nature qui devient démoniaque. Si le diable est dans une fleur, combien plus dans la forêt sombre! La lumière qu'on croyait si pure est pleine des enfants de la nuit. Le ciel plein d'enfer! quel blasphème! L'étoile divine du matin, dont la scintillation sublime a plus d'une fois éclairé Socrate, Archimède ou Platon, qu'est-elle devenue? Un diable, le grand diable Lucifer. Le soir, c'est le diable Vénus, qui m'induit en tentation dans ses molles et douces clartés.
Je ne m'étonne pas si cette société devient terrible et furieuse. Indignée de se sentir si faible contre les démons, elle les poursuit partout, dans les temples, les autels de l'ancien culte d'abord, puis dans les martyrs païens. Plus de festins; ils peuvent être des réunions idolâtriques. Suspecte est la famille même; car l'habitude pourrait la réunir autour des lares antiques. Et pourquoi une famille? L'Empire est un empire de moines.
Mais l'individu lui-même, l'homme isolé et muet, regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve et honore ses anciens dieux. «C'est ce qui fait les famines, dit l'empereur Théodose, et tous les fléaux de l'Empire.» Parole terrible qui lâche sur le païen inoffensif l'aveugle rage populaire. La loi déchaîne à l'aveugle toutes les fureurs contre la loi.
Dieux anciens, entrez au sépulcre. Dieux de l'amour, de la vie, de la lumière, éteignez-vous! Prenez la capuche du moine. Vierges, soyez religieuses. Épouses, délaissez vos époux; ou, si vous gardez la maison, restez pour eux de froides sœurs.
Mais tout cela, est-ce possible? qui aura le souffle assez fort pour éteindre d'un seul coup la lampe ardente de Dieu? Cette tentative téméraire de piété impie pourra faire des miracles étranges, monstrueux... Coupables, tremblez!
Plusieurs fois, dans le Moyen-âge, reviendra la sombre histoire de la Fiancée de Corinthe. Racontée de si bonne heure par Phlégon, l'affranchi d'Adrien, on la retrouve au douzième siècle, on la retrouve au seizième, comme le reproche profond, l'indomptable réclamation de la Nature.
«Un jeune homme d'Athènes va à Corinthe chez celui qui lui promit sa fille. Il est resté païen, et ne sait pas que la famille où il croyait entrer vient de se faire chrétienne. Il arrive fort tard. Tout est couché, hors la mère, qui lui sert le repas de l'hospitalité, et le laisse dormir. Il tombe de fatigue. A peine il sommeillait, une figure entre dans la chambre: c'est une fille, vêtue, voilée de blanc; elle a au front un bandeau noir et or. Elle le voit. Surprise, levant sa blanche main: «Suis-je donc déjà si étrangère dans la maison?... Hélas! pauvre recluse... Mais, j'ai honte, et je sors. Repose.—Demeure, belle jeune fille, voici Cérès, Bacchus, et, avec toi, l'Amour! N'aie pas peur, ne sois pas si pâle!—Ah! loin de moi, jeune homme! Je n'appartiens plus à la joie. Par un vœu de ma mère malade, la jeunesse et la vie sont liées pour toujours. Les dieux ont fui. Et les seuls sacrifices sont des victimes humaines.—Eh quoi! ce serait toi? toi, ma chère fiancée, qui me fus donnée dès l'enfance? Le serment de nos pères nous lia pour toujours sous la bénédiction du ciel. O vierge! sois à moi!—Non, ami, non, pas moi. Tu auras ma jeune sœur. Si je gémis dans ma froide prison, toi, dans ses bras, pense à moi, à moi qui me consume et ne pense qu'à toi, et que la terre va recouvrir.—Non, j'en atteste cette flamme; c'est le flambeau d'hymen. Tu viendras avec moi chez mon père. Reste, ma bien-aimée.» Pour don de noces, il offre une coupe d'or. Elle lui donne sa chaîne, mais préfère à la coupe une boucle de ses cheveux.
«C'est l'heure des esprits; elle boit, de sa lèvre pâle, le sombre vin couleur de sang. Il boit avidement après elle. Il invoque l'Amour. Elle, son pauvre cœur s'en mourait, et elle résistait pourtant. Mais il se désespère, et tombe en pleurant sur le lit.—Alors, se jetant près de lui: «Ah! que ta douleur me fait mal! Mais, si tu me touchais, quel effroi! Blanche comme la neige, froide comme la glace, hélas! telle est ta fiancée.—Je te réchaufferai; viens à moi! quand tu sortirais du tombeau...» Soupirs, baisers, s'échangent. «Ne sens-tu pas comme je brûle?»—L'Amour les étreint et les lie. Les larmes se mêlent au plaisir. Elle boit, altérée, le feu de sa bouche; le sang figé s'embrase de la rage amoureuse, mais le cœur ne bat pas au sein.
«Cependant la mère était là, écoutait. Doux serments, cris de plainte et de volupté.—«Chut! c'est le chant du coq! A demain, dans la nuit!» Puis, adieu, baisers sur baisers!
«La mère entre indignée. Que voit-elle? Sa fille. Il la cachait, l'enveloppait. Mais elle se dégage, et grandit du lit à la voûte: «O mère! mère! vous m'enviez donc ma belle nuit, vous me chassez de ce lieu tiède. N'était-ce pas assez de m'avoir roulée dans le linceul, et sitôt portée au tombeau? Mais une force a levé la pierre. Vos prêtres eurent beau bourdonner sur la fosse. Que font le sel et l'eau, où brûle la jeunesse? La terre ne glace pas l'amour!... Vous promîtes; je viens redemander mon bien...
«Las! ami, il faut que tu meures. Tu languirais, tu sécherais ici. J'ai tes cheveux; ils seront blancs demain[4]... Mère, une dernière prière! Ouvrez mon noir cachot, élevez un bûcher, et que l'amante ait le repos des flammes. Jaillisse l'étincelle et rougisse la cendre! Nous irons à nos anciens dieux.»
II
POURQUOI LE MOYEN-AGE DÉSESPÉRA
«Soyez des enfants nouveau-nés (quasi modo geniti infantes); soyez tout petits, tout jeunes par l'innocence du cœur, par la paix, l'oubli des disputes, sereins, sous la main de Jésus.»
C'est l'aimable conseil que donne l'Église à ce monde si orageux, le lendemain de la grande chute. Autrement dit: «Volcans, débris, cendres, lave, verdissez. Champs brûlés, couvrez-vous de fleurs.»
Une chose promettait, il est vrai, la paix qui renouvelle: toutes les écoles étaient finies, la voie logique abandonnée. Une méthode infiniment simple dispensait du raisonnement, donnait à tous la pente aisée qu'il ne fallait plus que descendre. Si le credo était obscur, la vie était toute tracée dans le sentier de la légende. Le premier mot, le dernier, fut le même: Imitation.
«Imitez, tout ira bien. Répétez et copiez.» Mais est-ce bien là le chemin de la véritable enfance, qui vivifie le cœur de l'homme, qui lui fait retrouver les sources fraîches et fécondes? Je ne vois d'abord dans ce monde, qui fait le jeune et l'enfant, que des attributs de vieillesse, subtilité, servilité, impuissance. Qu'est-ce que cette littérature devant les monuments sublimes des Grecs et des Juifs? même devant le génie romain? C'est précisément la chute littéraire qui eut lieu dans l'Inde, du brahmanisme au bouddhisme; un verbiage bavard après la haute inspiration. Les livres copient les livres, les églises copient les églises, et ne peuvent plus même copier. Elles se volent les unes les autres. Des marbres arrachés de Ravenne, on orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette société. L'évêque roi d'une cité, le barbare roi d'une tribu copient les magistrats romains. Nos moines, qu'on croit originaux, ne font dans leur monastère que renouveler la villa (dit très bien Chateaubriand). Ils n'ont nulle idée de faire une société nouvelle, ni de féconder l'ancienne. Copistes des moines d'Orient, ils voudraient d'abord que leurs serviteurs fussent eux-mêmes de petits moines laboureurs, un peuple stérile. C'est malgré eux que la famille se refait, refait le monde.
Quand on voit que ces vieillards vont si vite vieillissant, quand, en un siècle, l'on tombe du sage moine saint Benoît au pédantesque Benoît d'Aniane, on sent bien que ces gens-là furent parfaitement innocents de la grande création populaire qui fleurit sur les ruines: je parle des Vies des saints. Les moines les écrivirent, mais le peuple les faisait. Cette jeune végétation peut jeter des feuilles et des fleurs par les lézardes de la vieille masure romaine convertie en monastère, mais elle n'en vient pas à coup sûr. Elle a sa racine profonde dans le sol; le peuple l'y sème, et la famille l'y cultive, et tous y mettent la main, les hommes, les femmes et les enfants. La vie précaire, inquiète, de ces temps de violence, rendait ces pauvres tribus imaginatives, crédules pour leurs propres rêves, qui les rassuraient. Rêves étranges, riches de miracles, de folies absurdes et charmantes.
Ces familles, isolées dans la forêt, dans la montagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes-Alpes), descendant un jour par semaine, ne manquaient pas au désert d'hallucinations. Un enfant avait vu ceci, une femme avait rêvé cela. Un saint tout nouveau surgissait. L'histoire courait dans la campagne, comme en complainte, rimée grossièrement. On la chantait et la dansait le soir au chêne de la fontaine. Le prêtre qui le dimanche venait officier dans la chapelle des bois trouvait ce chant légendaire déjà dans toutes les bouches. Il se disait: «Après tout, l'histoire est belle, édifiante... Elle fait honneur à l'Église. Vox populi, vox Dei!... Mais comment l'ont-ils trouvée?» On lui montrait des témoins véridiques, irrécusables, l'arbre, la pierre, qui ont vu l'apparition, le miracle. Que dire à cela?
Rapportée à l'abbaye, la légende trouvera un moine, propre à rien qui ne sait qu'écrire, qui est curieux, qui croit tout, toutes les choses merveilleuses. Il écrit celle-ci, la brode de sa plate rhétorique, gâte un peu. Mais la voici consignée et consacrée, qui se lit au réfectoire, bientôt à l'église. Copiée, chargée, surchargée d'ornements souvent grotesques, elle ira de siècle en siècle, jusqu'à ce que, honorablement, elle prenne rang à la fin dans la Légende dorée.
Lorsqu'on lit encore aujourd'hui ces belles histoires, quand on entend les simples, naïves et graves mélodies où ces populations rurales ont mis tout leur jeune cœur, on ne peut y méconnaître un grand souffle, et l'on s'attendrit en songeant quel fut leur sort.
Ils avaient pris à la lettre le conseil touchant de l'Église: «Soyez des enfants nouveau-nés.» Mais ils en firent l'application à laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive. Autant le christianisme avait craint, haï la Nature, autant ceux-ci l'aimèrent, la crurent innocente, la sanctifièrent même en la mêlant à la légende.
Les animaux que la Bible si durement nomme les velus, dont le moine se défie, craignant d'y trouver des démons, ils entrent dans ces belles histoires de la manière la plus touchante (exemple, la biche qui réchauffe, console Geneviève de Brabant).
Même hors de la vie légendaire, dans l'existence commune, les humbles amis du foyer, les aides courageux du travail, remontent dans l'estime de l'homme. Ils ont leur droits[5]. Ils ont leur fêtes. Si, dans l'immense bonté de Dieu, il y a place pour les plus petits, s'il semble avoir pour eux une préférence de pitié, «pourquoi, dit le peuple des champs, pourquoi mon âne n'aurait-il pas entrée à l'église? Il a des défauts, sans doute, et ne me ressemble que plus. Il est rude travailleur, mais il a la tête dure; il est indocile, obstiné, entêté, enfin, c'est tout comme moi.»
De là les fêtes admirables, les plus belles du Moyen-âge, des Innocents, des Fous, de l'Ane. C'est le peuple même d'alors, qui, dans l'âne, traîne son image, se présente devant l'autel, laid, risible, humilié! Touchant spectacle! Amené par Balaam, il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile[6], il entre pour témoigner. S'il regimba jadis contre Balaam, c'est qu'il voyait devant lui le glaive de l'ancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde de la Grâce semble s'ouvrir à deux battants pour les moindres, pour les simples. Le peuple innocemment le croit. De là la chanson sublime où il disait à l'âne, comme il se fût dit à lui-même:
Rude audace! Est-ce bien là ce qu'on vous demandait, enfants emportés, indociles, quand on vous disait d'être enfants? On offrait le lait. Vous buvez le vin. On vous conduisait doucement bride en mains sur l'étroit sentier. Doux, timides, vous hésitiez d'avancer. Et tout à coup la bride est cassée... La carrière, vous la franchissez d'un seul bond.
Oh! quelle imprudence ce fut de vous laisser faire vos saints, dresser l'autel, le parer, le charger, l'enterrer de fleurs! Voilà qu'on le distingue à peine. Et ce qu'on voit, c'est l'hérésie antique condamnée de l'Église, l'innocence de la nature; que dis-je! une hérésie nouvelle qui ne finira pas demain: l'indépendance de l'homme.
Écoutez et obéissez:
Défense d'inventer, de créer. Plus de légendes, plus de nouveaux saints. On en a assez. Défense d'innover dans le culte par de nouveaux chants; l'inspiration est interdite. Les martyrs qu'on découvrirait doivent se tenir dans le tombeau, modestement, et attendre qu'ils soient reconnus de l'Église. Défense au clergé, aux moines, de donner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les affranchit.—Voilà l'esprit étroit, tremblant de l'Église carlovingienne[8]. Elle se dédit, se dément, elle dit aux enfants: «Soyez vieux!»
Quelle chute! Mais est-ce sérieux? On nous avait dit d'être jeunes.—Oh! le prêtre n'est plus le peuple. Un divorce infini commence, un abîme de séparation. Le prêtre, seigneur et prince, chantera sous une chape d'or, dans la langue souveraine du grand Empire qui n'est plus. Nous, triste troupeau, ayant perdu la langue de l'homme, la seule que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il, sinon de mugir et de bêler, avec l'innocent compagnon qui ne nous dédaigne pas, qui l'hiver nous réchauffe à l'étable et nous couvre de sa toison? Nous vivrons avec les muets et serons muets nous-mêmes.
En vérité, l'on a moins le besoin d'aller à l'église. Mais elle ne nous tient pas quittes. Elle exige que l'on revienne écouter ce qu'on n'entend plus.
Dès lors un immense brouillard, un pesant brouillard gris de plomb, a enveloppé ce monde. Pour combien de temps, s'il vous plaît? Dans une effroyable durée de mille ans! Pendant dix siècles entiers, une langueur inconnue à tous les âges antérieurs a tenu le Moyen-âge, même en partie les derniers temps, dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil, sous l'empire d'un phénomène désolant, intolérable, la convulsion d'ennui qu'on appelle: le bâillement.
Que l'infatigable cloche sonne aux heures accoutumées, l'on bâille; qu'un chant nasillard continue dans le vieux latin, l'on bâille. Tout est prévu; on n'espère rien de ce monde. Les choses reviendront les mêmes. L'ennui certain de demain fait bâiller dès aujourd'hui, et la perspective des jours, des années d'ennui qui suivront, pèse d'avance, dégoûte de vivre. Du cerveau à l'estomac, de l'estomac à la bouche, l'automatique et fatale convulsion va distendant les mâchoires sans fin ni remède. Véritable maladie que la dévote Bretagne avoue, l'imputant, il est vrai, à la malice du Diable. Il se tient tapi dans les bois, disent les paysans bretons; à celui qui passe et garde les bêtes il chante vêpres et tous les offices, et le fait bâiller à mort[9].
Être vieux, c'est être faible. Quand les Sarrasins, les Northmans, nous menacent, que deviendrons-nous si le peuple reste vieux? Charlemagne pleure, l'Église pleure. Elle avoue que les reliques, contre ces démons barbares ne protègent plus l'autel[10]. Ne faudrait-il pas appeler le bras de l'enfant indocile qu'on allait lier, le bras du jeune géant qu'on voulait paralyser? Mouvement contradictoire qui remplit le neuvième siècle. On retient le peuple, on le lance. On le craint et on l'appelle. Avec lui, par lui, à la hâte, on fait des barrières, des abris qui arrêteront les barbares, couvriront les prêtres et les saints, échappés de leurs églises.
Malgré le Chauve empereur, qui défend que l'on bâtisse, sur la montagne s'élève une tour. Le fugitif y arrive. «Recevez-moi au nom de Dieu, au moins ma femme et mes enfants. Je camperai avec mes bêtes dans votre enceinte extérieure.» La tour lui rend confiance et il sent qu'il est un homme. Elle l'ombrage. Il la défend, protège son protecteur.
Les petits jadis, par famine, se donnaient aux grands comme serfs. Mais ici, grande différence. Il se donne comme vassal, qui veut dire brave et vaillant[11].
Il se donne et il se garde, se réserve de renoncer. «J'irai plus loin. La terre est grande. Moi aussi, tout comme un autre, je puis là-bas dresser ma tour... Si j'ai défendu le dehors, je saurai me garder dedans.»
C'est la grande, la noble origine du monde féodal. L'homme de la tour recevait des vassaux, mais en leur disant: «Tu t'en iras quand tu voudras, et je t'y aiderai, s'il le faut; à ce point que, si tu t'embourbes, moi je descendrai de cheval.» C'est exactement la formule antique[12].
Mais, un matin, qu'ai-je vu? Est-ce que j'ai la vue trouble? Le seigneur de la vallée fait sa chevauchée autour, pose les bornes infranchissables, et même d'invisibles limites. «Qu'est cela?... Je ne comprends point.»—Cela dit que la seigneurie est fermée. «Le seigneur, sous porte et gonds, la tient close, du ciel à la terre.»
Horreur! En vertu de quel droit ce vassus (c'est-à-dire vaillant) est-il désormais retenu?—On soutiendra que vassus peut aussi vouloir dire esclave.
De même le mot servus, qui se dit pour serviteur (souvent très haut serviteur, un comte ou prince d'Empire), signifiera pour le faible un serf, un misérable dont la vie vaut un denier.
Par cet exécrable filet, ils sont pris. Là-bas cependant, il y a dans sa terre un homme qui soutient que sa terre est libre, un aleu, un fief du soleil. Il s'asseoit sur une borne, il enfonce son chapeau, regarde passer le seigneur, regarde passer l'Empereur[13]. «Va ton chemin, passe, Empereur... Tu es ferme sur ton cheval, et moi sur ma borne encore plus. Tu passes, et je ne passe pas... Car je suis la Liberté.»
Mais je n'ai pas le courage de dire ce que devient cet homme. L'air s'épaissit autour de lui, et il respire de moins en moins. Il semble qu'il soit enchanté. Il ne peut plus se mouvoir. Il est comme paralysé. Ses bêtes aussi maigrissent, comme si un sort était jeté. Ses serviteurs meurent de faim. Sa terre ne produit plus rien. Des esprits la rasent la nuit.
Il persiste cependant: «Povre homme en sa maison roy est.»
Mais on ne le laisse pas là. Il est cité, et il doit répondre en cour impériale. Il va, spectre du vieux monde, que personne ne connaît plus. «Qu'est-ce que c'est? disent les jeunes. Quoi! il n'est seigneur, ni serf! Mais alors il n'est donc rien?
«Qui suis-je?... Je suis celui qui bâtit la première tour, celui qui vous défendit, celui qui, laissant la tour, alla bravement au pont attendre les païens Northmans... Bien plus, je barrai la rivière, je cultivai l'alluvion, j'ai créé la terre elle-même, comme Dieu qui la tira des eaux... Cette terre, qui m'en chassera?
«Non, mon ami, dit le voisin, on ne te chassera pas. Tu la cultiveras, cette terre... mais autrement que tu ne crois... Rappelle-toi, mon bonhomme, qu'étourdiment, jeune encore (il y a cinquante ans de cela), tu épousas Jacqueline, petite serve de mon père... Rappelle-toi la maxime: «Qui monte ma poule est mon coq.»—Tu es de mon poulailler. Déceins-toi, jette l'épée... Dès ce jour, tu es mon serf.»
Ici, rien n'est d'invention. Cette épouvantable histoire revient sans cesse au Moyen-âge. Oh! de quel glaive il fut percé! J'ai abrégé, j'ai supprimé, car chaque fois qu'on s'y reporte, le même acier, la même pointe aiguë traverse le cœur.
Il en fut un, qui, sous un outrage si grand, entra dans une telle fureur, qu'il ne trouva pas un seul mot. Ce fut comme Roland trahi. Tout son sang lui remonta, lui arriva à la gorge... Ses yeux flamboyaient, sa bouche muette, effroyablement éloquente, fit pâlir toute l'assemblée... Ils reculèrent... Il était mort. Ses veines avaient éclaté... Ses artères lançaient le sang rouge jusqu'au front de ses assassins[14].
L'incertitude de la condition, la pente horriblement glissante par laquelle l'homme libre devient vassal,—le vassal serviteur,—et le serviteur serf, c'est la terreur du Moyen-âge et le fond de son désespoir. Nul moyen d'échapper. Car qui fait un pas est perdu. Il est aubain, épave, gibier sauvage, serf ou tué. La terre visqueuse retient le pied, enracine le passant. L'air contagieux le tue, c'est-à-dire le fait de mainmorte, un mort, un néant, une bête, une âme de cinq sous, dont cinq sous expieront le meurtre.
Voilà les deux grands traits généraux, extérieurs, de la misère du Moyen-âge, qui firent qu'il se donna au Diable. Voyons maintenant l'intérieur, le fond des mœurs, et sondons le dedans.
III
LE PETIT DÉMON DU FOYER
Les premiers siècles de Moyen-âge où se créèrent les légendes ont le caractère d'un rêve. Chez les populations rurales, toutes soumises à l'Église, d'un doux esprit (ces légendes en témoignent), on supposerait volontiers une grande innocence. C'est, ce semble, le temps du bon Dieu. Cependant les Pénitentiaires, où l'on indique les péchés les plus ordinaires, mentionnent des souillures étranges, rares sous le règne de Satan.
C'était l'effet de deux choses, de la parfaite ignorance, et de l'habitation commune qui mêlait les proches parents. Il semble qu'ils avaient à peine connaissance de notre morale. La leur, malgré les défenses, semblait celle des patriarches, de la haute Antiquité, qui regarde comme libertinage le mariage avec l'étrangère, et ne permet que la parente. Les familles alliées n'en faisaient qu'une. N'osant encore disperser leurs demeures dans les déserts qui les entouraient, ne cultivant que la banlieue d'un palais mérovingien ou d'un monastère, ils se réfugiaient chaque soir avec leurs bestiaux sous le toit d'une vaste villa. De là des inconvénients analogues à ceux de l'ergastulum antique, où l'on entassait les esclaves. Plusieurs de ces communautés subsistèrent au Moyen-âge et au delà. Le seigneur s'occupait peu de ce qui en résultait. Il regardait comme une seule famille cette tribu, cette masse de gens «levants et couchants ensemble»,—«mangeant à un pain et à un pot».
Dans une telle indistinction, la femme était bien peu gardée. Sa place n'était guère haute. Si la Vierge, la femme idéale, s'éleva de siècle en siècle, la femme réelle comptait bien peu dans ces masses rustiques, ce mélange d'hommes et de troupeaux. Misérable fatalité d'un état qui ne changea que par la séparation des habitations, lorsqu'on prit assez de courage pour vivre à part, en hameau, ou pour cultiver au loin des terres fertiles et créer des huttes dans les clairières des forêts. Le foyer isolé fit la vraie famille. Le nid fit l'oiseau. Dès lors, ce n'étaient plus des choses, mais des âmes... La femme était née.
Moment fort attendrissant. La voilà chez elle. Elle peut donc être pure et sainte, enfin, la pauvre créature. Elle peut couver une pensée, et, seule, en filant, rêver, pendant qu'il est à la forêt. Cette misérable cabane, humide, mal close, où siffle le vent d'hiver, en revanche, est silencieuse. Elle a certains coins obscurs où la femme va loger ses rêves.
Maintenant, elle possède. Elle a quelque chose à elle.—La quenouille, le lit, le coffre, c'est tout, dit la vieille chanson[15].—La table s'y ajoutera, le banc, ou deux escabeaux... Pauvre maison bien dénuée! mais elle est meublée d'une âme. Le feu l'égaye; le buis bénit protège le lit, et l'on y ajoute parfois un joli bouquet de verveine. La dame de ce palais file, assise sur sa porte, en surveillant quelques brebis. On n'est pas encore assez riche pour avoir une vache, mais cela viendra à la longue, si Dieu bénit la maison. La forêt, un peu de pâture, des abeilles sur la lande, voilà la vie. On cultive peu de blé encore, n'ayant nulle sécurité pour une récolte éloignée. Cette vie, très indigente, est moins dure pourtant pour la femme; elle n'est pas brisée, enlaidie, comme elle le sera aux temps de la grande agriculture. Elle a plus de loisir aussi. Ne la jugez pas du tout par la littérature grossière des Noëls et des fabliaux, le sot rire et la licence des contes graveleux qu'on fera plus tard.—Elle est seule. Point de voisine. La mauvaise et malsaine vie des noires petites villes fermées, l'espionnage mutuel, le commérage misérable, dangereux, n'a pas commencé. Point de vieille qui vienne le soir, quand l'étroite rue devient sombre, tenter la jeune, lui dire qu'on se meurt d'amour pour elle. Celle-ci n'a d'ami que ses songes, ne cause qu'avec ses bêtes ou l'arbre de la forêt.
Ils lui parlent; nous savons de quoi. Ils réveillent en elle les choses que lui disait sa mère, sa grand'mère, choses antiques, qui, pendant des siècles, ont passé de femme en femme. C'est l'innocent souvenir des vieux esprits de la contrée, touchante religion de famille, qui, dans l'habitation commune et son bruyant pêle-mêle, eut peu de force sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane solitaire.
Monde singulier, délicat, des fées, des lutins, fait pour une âme de femme. Dès que la grande création de la Légende des saints s'arrête et tarit, cette légende plus ancienne et bien autrement poétique vient partager avec eux, règne secrètement, doucement. Elle est le trésor de la femme, qui la choie et la caresse. La fée est une femme aussi, le fantastique miroir où elle se regarde embellie.
Que furent les fées? Ce qu'on en dit, c'est que, jadis, reines des Gaules, fières et fantasques, à l'arrivée du Christ et de ses apôtres, elles se montrèrent impertinentes, tournèrent le dos. En Bretagne, elles dansaient à ce moment, et ne cessèrent pas de danser. De là leur cruelle sentence. Elles sont condamnées à vivre jusqu'au jour du jugement[16].—Plusieurs sont réduites à la taille du lapin, de la souris. Exemple, les Kowrig-gwans (les fées naines), qui, la nuit, autour des vieilles pierres druidiques, vous enlacent de leurs danses. Exemple, la jolie reine Mab, qui s'est fait un char royal dans une coquille de noix.—Elles sont un peu capricieuses, et parfois de mauvaise humeur. Mais comment s'en étonner, dans cette triste destinée?—Toutes petites et bizarres qu'elles puissent être, elles ont un cœur, elles ont besoin d'être aimées. Elles sont bonnes, elles sont mauvaises et pleines de fantaisies. A la naissance d'un enfant, elles descendent par la cheminée, le douent et font son destin. Elles aiment les bonnes fileuses, filent elles-mêmes divinement. On dit: Filer comme une fée.
Les Contes des fées, dégagés des ornements ridicules dont les derniers rédacteurs les ont affublés, sont le cœur du peuple même. Ils marquent une époque poétique entre le communisme grossier de la villa primitive, et la licence du temps où une bourgeoisie naissante fit nos cyniques fabliaux.
Ces contes ont une partie historique, rappellent les grandes famines (dans les ogres, etc.). Mais généralement ils planent bien plus haut que toute histoire, sur l'aile de l'Oiseau bleu, dans une éternelle poésie, disent nos vœux, toujours les mêmes, l'immuable histoire du cœur.
Le désir du pauvre serf de respirer, de reposer, de trouver un trésor qui finira ses misères, y revient souvent. Plus souvent, par une noble aspiration, ce trésor est aussi une âme, un trésor d'amour qui sommeille (dans la Belle au bois dormant); mais souvent la charmante personne se trouve cachée sous un masque par un fatal enchantement. De là la trilogie touchante, le crescendo admirable de Riquet à la Houppe, de Peau-d'Ane, et de la Belle et la Bête. L'amour ne se rebute pas. Sous ces laideurs, il poursuit, il atteint la beauté cachée. Dans le dernier de ces contes, cela va jusqu'au sublime, et je crois que jamais personne n'a pu le lire sans pleurer.
Une passion très réelle, très sincère, est là-dessous, l'amour malheureux, sans espoir, que souvent la nature cruelle mit entre les pauvres âmes de condition trop différente, la douleur de la paysanne de ne pouvoir se faire belle pour être aimée du chevalier, les soupirs étouffés du serf quand, le long de son sillon, il voit, sur un cheval blanc, passer un trop charmant éclair, la belle, l'adorée châtelaine. C'est, comme dans l'Orient, l'idylle mélancolique des impossibles amours de la Rose et du Rossignol. Toutefois, grande différence: l'oiseau et la fleur sont beaux, même égaux dans la beauté. Mais ici l'être inférieur, si bas placé, se fait l'aveu: «Je suis laid, je suis un monstre!» Que de pleurs!... En même temps, plus puissamment qu'en Orient, d'une volonté héroïque, et par la grandeur du désir, il perce les vaines enveloppes. Il aime tant, qu'il est aimé, ce monstre, et il en devient beau.
Une tendresse infinie est dans tout cela.—Cette âme enchantée ne pense pas à elle seule. Elle s'occupe aussi à sauver toute la nature et toute la société. Toutes les victimes d'alors, l'enfant battu par sa marâtre, la cadette méprisée, maltraitée de ses aînées, sont ses favorites. Elle étend sa compassion sur la dame même du château, la plaint d'être dans les mains de ce féroce baron (Barbe-Bleue). Elle s'attendrit sur les bêtes, les console d'être encore sous des figures d'animaux. Cela passera, qu'elles patientent. Leurs âmes captives un jour reprendront des ailes, seront libres, aimables, aimées.—C'est l'autre face de Peau-d'Ane et autres contes semblables. Là surtout on est bien sûr qu'il y a un cœur de femme. Le rude travailleur des champs est assez dur pour ses bêtes. Mais la femme n'y voit point de bêtes. Elle en juge comme l'enfant. Tout est humain, tout est esprit. Le monde entier est ennobli. Oh! l'aimable enchantement! Si humble, et se croyant laide, elle a donné sa beauté, son charme à toute la nature.
Est-ce qu'elle est donc si laide, cette petite femme de serf, dont l'imagination rêveuse se nourrit de tout cela? Je l'ai dit, elle fait le ménage, elle file en gardant ses bêtes, elle va à la forêt, et ramasse un peu de bois. Elle n'a pas encore les rudes travaux, elle n'est point la laide paysanne que fera plus tard la grande culture du blé. Elle n'est pas la grasse bourgeoise, lourde et oisive, des villes, sur laquelle nos aïeux ont fait tant de contes gras. Celle-ci n'a nulle sécurité, elle est timide, elle est douce, elle se sent sous la main de Dieu. Elle voit sur la montagne le noir et menaçant château d'où mille maux peuvent descendre. Elle craint, honore son mari. Serf ailleurs, près d'elle il est roi. Elle lui réserve le meilleur, vit de rien. Elle est svelte et mince, comme les saintes des églises. La très pauvre nourriture de ces temps doit faire des créatures fines, mais chez qui la vie est faible.—Immenses mortalités d'enfants.—Ces pâles roses n'ont que des nerfs. De là éclatera plus tard la danse épileptique du quatorzième siècle. Maintenant, vers le douzième, deux faiblesses sont attachées à cet état de demi-jeûne: la nuit, le somnambulisme, et le jour, l'illusion, la rêverie et le don des larmes.
Cette femme, toute innocente, elle a pourtant, nous l'avons dit, un secret qu'elle ne dit jamais à l'Église. Elle enferme dans son cœur le souvenir, la compassion des pauvres anciens dieux[17], tombés à l'état d'Esprits. Pour être Esprits, ne croyez pas qu'ils soient exempts de souffrances. Logés aux pierres, au cœur des chênes, ils sont bien malheureux l'hiver. Ils aiment fort la chaleur. Ils rôdent autour des maisons. On en a vu dans les étables se réchauffer près des bestiaux. N'ayant plus d'encens, de victimes, ils prennent parfois du lait. La ménagère, économe, ne prive pas son mari, mais elle diminue sa part, et, le soir, laisse un peu de crème.
Ces Esprits qui ne paraissent plus que de nuit, exilés du jour, le regrettent et sont avides de lumières. La nuit, elle se hasarde, et timidement va porter un humble petit fanal au grand chêne où ils habitent, à la mystérieuse fontaine dont le miroir, doublant la flamme, égayera les tristes proscrits.
Grand Dieu! si on le savait! Son mari est homme prudent, et il a bien peur de l'Église. Certainement il la battrait. Le prêtre leur fait rude guerre, et les chasse de partout. On pourrait bien cependant leur laisser habiter les chênes. Quel mal font-ils dans la forêt? Mais non, de concile en concile, on les poursuit. A certains jours, le prêtre va au chêne même, et, par la prière, l'eau bénite, donne la chasse aux esprits.
Que serait-ce s'ils ne trouvaient nulle âme compatissante? Mais celle-ci les protège. Toute bonne chrétienne qu'elle est, elle a pour eux un coin du cœur. A eux seuls elle peut confier telles petites choses de nature, innocentes chez la chaste épouse, mais dont l'Église pourtant lui ferait reproche. Ils sont confidents, confesseurs de ces touchants secrets de femmes. Elle pense à eux quand elle met au feu la bûche sacrée. C'est Noël, mais en même temps l'ancienne fête des esprits du Nord, la fête de la plus longue nuit. De même, la vigile de la nuit de mai, le pervigilium de Maïa, où l'arbre se plante. De même au feu de la Saint-Jean, la vraie fête de la vie, des fleurs et des réveils d'amour. Celle qui n'a pas d'enfants, surtout, se fait devoir d'aimer ces fêtes et d'y avoir dévotion. Un vœu à la Vierge peut-être ne serait pas efficace. Ce n'est pas l'affaire de Marie. Tout bas, elle s'adresse plutôt à un vieux génie, adoré comme dieu rustique, et dont telle église locale a la bonté de faire un saint[18].—Ainsi le lit, le berceau, les plus doux mystères que couve une âme chaste et amoureuse, tout cela est aux anciens dieux.
Les Esprits ne sont pas ingrats. Un matin, elle s'éveille, et sans mettre la main à rien, elle trouve le ménage fait. Elle est interdite et se signe, ne dit rien. Quand l'homme part, elle s'interroge, mais en vain. Il faut que ce soit un esprit. «Quel est-il? et comment est-il?... Oh! que je voudrais le voir!... Mais j'ai peur... Ne dit-on pas qu'on meurt à voir un esprit?»—Cependant le berceau remue, et il ondule tout seul... Elle est saisie, et entend une petite voix très douce, si basse, qu'elle la croirait en elle: «Ma chère et très chère maîtresse, si j'aime à bercer votre enfant, c'est que je suis moi-même enfant. Son cœur bat, et cependant elle se rassure un peu. L'innocence du berceau innocente aussi cet esprit, fait croire qu'il doit être bon, doux, au moins toléré de Dieu.
Dès ce jour, elle n'est plus seule. Elle sent très bien sa présence, et il n'est pas bien loin d'elle. Il vient de raser sa robe; elle l'entend au frôlement. A tout instant, il rôde autour et visiblement ne peut la quitter. Va-t-elle à l'étable, il y est. Et elle croit que, l'autre jour, il était dans le pot à beurre[19].
Quel dommage qu'elle ne puisse le saisir et le regarder! Une fois, à l'improviste, ayant touché les tisons, elle l'a cru voir qui se roulait, l'espiègle, dans les étincelles. Une autre fois, elle a failli le prendre dans une rose. Tout petit qu'il est, il travaille, balaye, approprie, il lui épargne mille soins.
Il a ses défauts cependant. Il est léger, audacieux, et, si on ne le tenait, il s'émanciperait peut-être. Il observe, écoute trop. Il redit parfois au matin tel petit mot qu'elle a dit tout bas, tout bas, au coucher, quand la lumière était éteinte.—Elle le sait fort indiscret, trop curieux. Elle est gênée de se sentir suivie partout, s'en plaint et y a plaisir. Parfois elle le renvoie, le menace, enfin se croit seule et se rassure tout à fait. Mais au moment elle se sent caressée d'un souffle léger ou comme d'une aile d'oiseau. Il était sous une feuille... Il rit... Sa gentille voix, sans moquerie, dit le plaisir qu'il a eu à surprendre sa pudique maîtresse. La voilà bien en colère.—Mais le drôle: «Non, chérie, mignonne, vous n'en êtes pas fâchée.»
Elle a honte, n'ose plus rien dire. Mais elle entrevoit alors qu'elle l'aime trop. Elle en a scrupule, et l'aime encore davantage. La nuit, elle a cru le sentir au lit qui s'était glissé. Elle a eu peur, a prié Dieu, s'est serrée à son mari. Que fera-t-elle? elle n'a pas la force de le dire à l'Église. Elle le dit au mari, qui d'abord en rit et doute. Elle avoue alors un peu plus,—que ce follet est espiègle, parfois trop audacieux...—«Qu'importe, il est si petit!»—Ainsi, lui-même la rassure.
Devons-nous être rassurés, nous autres qui voyons mieux? Elle est bien innocente encore. Elle aurait horreur d'imiter la grande dame de là-haut, qui a par-devant le mari, sa cour d'amants, et son page. Avouons-le pourtant, le lutin a déjà fait bien du chemin. Impossible d'avoir un page moins compromettant que celui qui se cache dans une rose. Et avec cela, il tient de l'amant. Plus envahissant que nul autre, si petit, il glisse partout.
Il glisse au cœur du mari même, lui fait sa cour, gagne ses bonnes grâces. Il lui soigne ses outils, lui travaille le jardin, et le soir, pour récompense, derrière l'enfant et le chat, se tapit dans la cheminée. On entend sa petite voix tout comme celle du grillon, mais on ne le voit pas beaucoup, à moins qu'une faible lueur n'éclaire une certaine fente où il aime à se tenir. Alors on voit, on croit voir, un minois subtil. On lui dit: «Oh! petit, nous t'avons vu!»
On leur dit bien à l'église qu'il faut se défier des Esprits, que tel qu'on croit innocent, qui glisse comme un air léger, pourrait au fond être un démon. Ils se gardent bien de le croire. Sa taille le fait croire innocent. Depuis qu'il y est, on prospère. Le mari autant que la femme y tient, et encore plus peut-être. Il voit que l'espiègle follet fait le bonheur de la maison.
IV
TENTATIONS
J'ai écarté de ce tableau les ombres terribles du temps qui l'eussent cruellement assombri. J'entends surtout l'incertitude où la famille rurale était de son sort, l'attente, la crainte habituelle de l'avanie fortuite qui pouvait d'un moment à l'autre tomber du château.
Le régime féodal avait justement les deux choses qui font un enfer: d'une part, la fixité extrême, l'homme était cloué à la terre et l'émigration impossible;—d'autre part, une incertitude très grande dans la condition.
Les historiens optimistes qui parlent tant de redevances fixes, de chartes, de franchises achetées, oublient le peu de garanties qu'on trouvait dans tout cela. On doit payer tant au seigneur, mais il peut prendre tout le reste. Cela s'appelle bonnement le droit de préhension. Travaille, travaille, bonhomme. Pendant que tu es aux champs, la bande redoutée de là-haut peut s'abattre sur ta maison, enlever ce qui lui plaît «pour le service du seigneur».
Aussi, voyez-le, cet homme; qu'il est sombre sur son sillon, et qu'il a la tête basse!... Et il est toujours ainsi, le front chargé, le cœur serré, comme celui qui attendrait quelque mauvaise nouvelle.
Rêve-t-il un mauvais coup? Non, mais deux pensées l'obsèdent, deux pointes le percent tour à tour. L'une: «En quel état ce soir trouveras-tu ta maison?»—L'autre: «Oh! si la motte levée me faisait voir un trésor? si le bon démon me donnait pour nous racheter?»
On assure qu'à cet appel (comme le génie étrusque qui jaillit un jour sous le soc en figure d'enfant), un nain, un gnome, sortait souvent tout petit de la terre, se dressait sur le sillon, lui disait: «Que me veux-tu?»—Mais le pauvre homme interdit ne voulait plus rien. Il pâlissait, il se signait, et alors tout disparaissait.
Le regrettait-il ensuite? Ne disait-il pas en lui-même: «Sot que tu es, tu seras donc à jamais malheureux!» Je le crois volontiers. Mais je crois aussi qu'une barrière d'horreur insurmontable arrêtait l'homme. Je ne pense nullement, comme voudraient le faire croire les moines qui nous ont conté les affaires de sorcellerie, que le Pacte avec Satan fût un léger coup de tête, d'un amoureux, d'un avare. A consulter le bon sens, la nature, on sent, au contraire, qu'on n'en venait là qu'à l'extrémité, en désespoir de toute chose, sous la pression terrible des outrages et des misères.
«Mais, dit-on, ces grandes misères durent être fort adoucies vers les temps de saint Louis, qui défend les guerres privées entre les seigneurs.» Je crois justement le contraire. Dans les quatre-vingts, ou cent ans qui s'écoulent entre cette défense et les guerre des Anglais (1240-1340), les seigneurs, n'ayant plus l'amusement habituel d'incendier, piller la terre du seigneur voisin, furent terribles à leurs vassaux. Cette paix leur fut une guerre.
Les seigneurs ecclésiastiques, seigneurs moines, etc., font frémir dans le Journal d'Eudes Rigault (publié récemment). C'est le rebutant tableau d'un débordement effréné, barbare. Les seigneurs moines s'abattaient surtout sur les couvents de femmes. L'austère Rigault, confesseur du saint roi, archevêque de Rouen, fait une enquête lui-même sur l'état de la Normandie. Chaque soir il arrive dans un monastère. Partout, il trouve ces moines vivant la grande vie féodale, armés, ivres, duellistes, chasseurs furieux à travers toute culture; les religieuses avec eux dans un mélange indistinct, partout enceintes de leurs œuvres.
Voilà l'Église. Que devaient être les seigneurs laïques? Quel était l'intérieur de ces noirs donjons que d'en bas on regardait avec tant d'effroi? Deux contes, qui sont sans nul doute des histoires, la Barbe-Bleue et Grisélidis, nous en disent quelque chose. Qu'était-il pour ses vassaux, ses serfs, l'amateur de torture qui traitait ainsi sa famille? Nous le savons par le seul à qui l'on ait fait un procès, et si tard, au quinzième siècle: Gilles de Retz, l'enleveur d'enfants.
Le Front-de-Bœuf de Walter Scott, les seigneurs de mélodrames et de romans, sont de pauvres gens devant ces terribles réalités. Le Templier d'Ivanhoë est aussi une création faible et très artificielle. L'auteur n'a osé aborder la réalité immonde du célibat du Temple, et de celui qui régnait dans l'intérieur du château. On y recevait peu de femmes; c'étaient des bouches inutiles. Les romans de chevalerie donnent très exactement le contraire de la vérité. On a remarqué que la littérature exprime souvent tout à fait l'envers des mœurs (exemple, le fade théâtre d'églogues à la Florian dans les années de la Terreur).
Les logements de ces châteaux, dans ceux qu'on peut voir encore, en disent plus que tous les livres. Hommes d'armes, pages, valets, entassés la nuit sous de basses voûtes, le jour retenus aux créneaux, aux terrasses étroites, dans le plus désolant ennui, ne respiraient, ne vivaient que dans leurs échappées d'en bas; échappées non plus de guerres sur les terres voisines, mais de chasse, et de chasse à l'homme, je veux dire d'avanies sans nombre, d'outrages aux familles serves. Le seigneur savait bien lui-même qu'une telle masse d'hommes sans femmes ne pouvait être paisible qu'en les lâchant par moments.
La choquante idée d'un enfer où Dieu emploie des âmes scélérates, les plus coupables de toutes, à torturer les moins coupables qu'il leur livre pour jouet, ce beau dogme du Moyen-âge se réalisait à la lettre. L'homme sentait l'absence de Dieu. Chaque razzia prouvait le règne de Satan, faisait croire que c'était à lui qu'il fallait dès lors s'adresser.
Là-dessus on rit, on plaisante. «Les serves étaient trop laides.» Il ne s'agit point de beauté. Le plaisir était dans l'outrage, à battre et à faire pleurer. Au dix-septième siècle encore, les grandes dames riaient à mourir d'entendre le duc de Lorraine conter comment ses gens, dans des villages paisibles, exécutaient, tourmentaient toutes femmes, et les vieilles même.
Les outrages tombaient surtout, comme on peut le croire, sur les familles aisées, distinguées relativement, qui se trouvaient parmi les serfs, ces familles de serfs maires qu'on voit déjà au douzième siècle à la tête du village. La noblesse les haïssait, les raillait, les désolait. On ne leur pardonnait pas leur naissante dignité morale. On ne passait pas à leurs femmes, à leurs filles, d'être honnêtes et sages; elles n'avaient pas droit d'être respectées. Leur honneur n'était pas à elles. Serves de corps, ce mot cruel leur était sans cesse jeté.
On ne croira pas aisément dans l'avenir que, chez les peuples chrétiens, la loi ait fait ce qu'elle ne fit jamais dans l'esclavage antique, qu'elle ait écrit expressément comme droit le plus sanglant outrage qui puisse navrer le cœur de l'homme.
Le seigneur ecclésiastique, comme le seigneur laïque, a ce droit immonde. Dans une paroisse des environs de Bourges, le curé, étant seigneur, réclamait expressément les prémices de la mariée, mais voulait bien en pratique vendre au mari pour argent la virginité de sa femme[20].
On a cru trop aisément que cet outrage était de forme, jamais réel. Mais le prix indiqué en certains pays, pour en obtenir dispense, dépassait fort les moyens de presque tous les paysans. En Écosse, par exemple, on exigeait «plusieurs vaches». Chose énorme et impossible! Donc la pauvre jeune femme était à discrétion. Du reste, les Fors du Béarn disent très expressément qu'on levait ce droit en nature. «L'aîné du paysan est censé le fils du seigneur, car il peut être de ses œuvres[21].»
Toutes coutumes féodales, même sans faire mention de cela, imposent à la mariée de monter au château, d'y porter le «mets de mariage». Chose odieuse de l'obliger à s'aventurer ainsi au hasard de ce que peut faire cette meute de célibataires impudents et effrénés.
On voit d'ici la scène honteuse. Le jeune époux amenant au château son épousée. On imagine les rires des chevaliers, des valets, les espiègleries des pages autour de ces infortunés.—«La présence de la châtelaine les retiendra?» Point du tout. La dame, que les romans veulent faire croire si délicate[22], mais qui commandait aux hommes dans l'absence du mari, qui jugeait, qui châtiait, qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari même par les fiefs qu'elle apportait, cette dame n'était guère tendre, pour une serve surtout qui peut-être était jolie. Ayant fort publiquement, selon l'usage d'alors, son chevalier et son page, elle n'était pas fâchée d'autoriser ses libertés par les libertés du mari.
Elle ne fera pas obstacle à la farce, à l'amusement qu'on prend de cet homme tremblant qui veut racheter sa femme. On marchande d'abord avec lui, on rit des tortures «du paysan avare»; on lui suce la moelle et le sang. Pourquoi cet acharnement? C'est qu'il est proprement habillé, qu'il est honnête, rangé, qu'il marque dans le village. Pourquoi? c'est qu'elle est pieuse, chaste, pure, c'est qu'elle l'aime, qu'elle a peur et qu'elle pleure. Ses beaux yeux demandent grâce.
Le malheureux offre en vain tout ce qu'il a, la dot encore... C'est trop peu. Là, il s'irrite de cette injuste rigueur... «Son voisin n'a rien payé...» L'insolent! le raisonneur! Alors toute la meute l'entoure, on crie; bâtons et balais travaillent sur lui, comme grêle. On le pousse, on le précipite. On lui dit: «Vilain jaloux, vilaine face de carême, on ne la prend pas ta femme, on te la rendra ce soir, et, pour comble d'honneur, grosse!... Remercie, vous voilà nobles. Ton aîné sera baron!»—Chacun se met aux fenêtres pour voir la figure grotesque de ce mort en habit de noces... Les éclats de rire le suivent, et la bruyante canaille, jusqu'au dernier marmiton, donne la chasse au «cocu[23]!»
Cet homme-là aurait crevé, s'il n'espérait dans le démon. Il rentre seul. Est-elle vide cette maison désolée? Non, il y trouve compagnie. Au foyer, siège Satan.
Mais bientôt elle lui revient, la pauvre, pâle et défaite, hélas! hélas! en quel état!... Elle se jette à genoux, et lui demande pardon. Alors, le cœur de l'homme éclate... Il lui met les bras au cou. Il pleure, sanglote, rugit à faire trembler la maison...
Avec elle pourtant rentre Dieu. Quoi qu'elle ait pu souffrir, elle est pure, innocente et sainte. Satan n'aura rien pour ce jour. Le Pacte n'est pas mûr encore.
Nos fabliaux ridicules, nos contes absurdes, supposent qu'en cette mortelle injure et toutes celles qui suivront, la femme est pour ceux qui l'outragent, contre son mari; ils nous feraient croire que, traitée brutalement, et accablée de grossesses, elle en est heureuse et ravie.—Que cela est peu vraisemblable! Sans doute la qualité, la politesse, l'élégance, pouvaient la séduire. Mais on n'en prenait pas la peine. On se serait bien moqué de celui qui, pour une serve, eût filé le parfait amour. Toute la bande, le chapelain, le sommelier, jusqu'aux valets, croyaient l'honorer par l'outrage. Le moindre page se croyait grand seigneur s'il assaisonnait l'amour d'insolences et de coups.
Un jour que la pauvre femme, en l'absence du mari, venait d'être maltraitée, en relevant ses longs cheveux, elle pleurait et disait tout haut: «O les malheureux saints de bois, que sert-il de leur faire des vœux?... Sont-ils sourds? sont-ils trop vieux? Que n'ai-je un Esprit protecteur, fort, puissant (méchant n'importe)! J'en vois bien qui sont en pierre à la porte de l'église. Que font-ils là? Que ne vont-ils pas à leur vraie maison, le château, enlever, rôtir ces pécheurs?... Oh! la force, oh! la puissance, qui pourra me la donner? Je me donnerais bien en échange... Hélas! qu'est-ce que je donnerais? Qu'est-ce que j'ai pour donner? Rien ne me reste.—Fi de ce corps! Fi de l'âme, qui n'est plus que cendre!—Que n'ai-je donc, à la place du follet qui ne sert à rien, un grand, fort et puissant Esprit!
«—O ma mignonne maîtresse! je suis petit par votre faute, et je ne peux pas grandir... Et d'ailleurs, si j'étais grand, vous ne m'auriez pas voulu, vous ne m'auriez pas souffert, ni votre mari non plus. Vous m'auriez fait donner la chasse par vos prêtres et leur eau bénite... Je serai fort si vous voulez...
«Maîtresse, les Esprits ne sont ni grands ni petits, forts ni faibles. Si l'on veut, le plus petit va devenir un géant.
«—Comment?—Mais rien n'est plus simple. Pour faire un Esprit géant, il ne faut que lui faire un don.
«—Quel?—Une jolie âme de femme.
«—Oh! méchant, qui es-tu donc? et que demandes-tu là?—Ce qui se donne tous les jours...—Voudriez-vous valoir mieux que la dame de là-haut? Elle a engagé son âme à son mari, à son amant, et pourtant la donne encore entière à son page, un enfant, un petit sot.—Je suis bien plus que votre page; je suis plus qu'un serviteur. En que de choses ai-je été votre petite servante!... Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas. Laissez-moi dire seulement que je suis tout autour de vous, et déjà peut-être en vous. Autrement, comment saurais-je vos pensées, et jusqu'à celle que vous vous cachez à vous-même... Que suis-je, moi? Votre petite âme, qui sans façon parle à la grande... Nous sommes inséparables. Savez-vous bien depuis quel temps je suis avec vous?... C'est depuis mille ans. Car j'étais à votre mère, à sa mère, à vos aïeules... Je suis le génie du foyer.
«—Tentateur!... Mais que feras-tu?—Alors, ton mari sera riche, toi puissante, et l'on te craindra.—Où suis-je? tu es donc le démon des trésors cachés?...—Pourquoi m'appeler démon, si je fais une œuvre juste, de bonté, de piété?...
«Dieu ne peut pas être partout, il ne peut travailler toujours. Parfois il aime à reposer, et nous laisse, nous autres génies, faire ici le menu ménage, remédier aux distractions de sa providence, aux oublis de sa justice.
«Votre mari en est l'exemple... Pauvre travailleur méritant, qui se tue, et ne gagne guère... Dieu n'a pas eu encore le temps d'y songer... Moi, un peu jaloux, je l'aime pourtant, mon bon hôte. Je le plains. Il n'en peut plus, il succombe. Il mourra, comme vos enfants, qui sont déjà morts de misère. L'hiver, il a été malade... Qu'adviendra-t-il l'hiver prochain?»
Alors, elle mit son visage dans ses mains, elle pleura, deux, trois heures, ou davantage. Et, quand elle n'eut plus de larmes (mais son sein battait encore), il dit: «Je ne demande rien... seulement, je vous prie, sauvons-le.»
Elle n'avait rien promis, mais lui appartint dès cette heure.
V
POSSESSION
L'âge terrible, c'est l'âge d'or. J'appelle ainsi la dure époque où l'or eut son avènement. C'est l'an 1300, sous le règne du beau roi qu'on put croire d'or ou de fer, qui ne dit jamais un mot, grand roi qui parut avoir un démon muet, mais de bras puissant, assez fort pour brûler le Temple, assez long pour atteindre Rome et d'un gant de fer porter le premier soufflet au pape.
L'or devient alors le grand pape, le grand dieu. Non sans raison. Le mouvement a commencé sur l'Europe par la croisade; on n'estime de richesse que celle qui a des ailes et se prête au mouvement, celle des échanges rapides. Le roi, pour frapper ces coups à distance, ne veut que de l'or. L'armée de l'or, l'armée du fisc, se répand sur tout le pays. Le seigneur qui a rapporté son rêve de l'Orient, en désire toujours les merveilles, armes damasquinées, tapis, épices, chevaux précieux. Pour tout cela, il faut de l'or. Quand le serf apporte son blé, il le repousse du pied. «Ce n'est pas tout; je veux de l'or!»
Le monde est changé ce jour-là. Jusqu'alors, au milieu des maux, il y avait, pour le tribut, une sécurité innocente. Bon an, mal an, la redevance suivait le cours de la nature et la mesure de la moisson. Si le seigneur disait: «C'est peu», on répondait: «Monseigneur, Dieu n'a pas donné davantage.»
Mais l'or, hélas! où le trouver?... Nous n'avons pas une armée pour en prendre aux villes de Flandre. Où creuserons-nous la terre pour lui ravir son trésor? Oh! si nous étions guidés par l'Esprit des trésors cachés[24]!
Pendant que tous désespèrent, la femme au lutin est déjà assise sur ses sacs de blé dans la petite ville voisine. Elle est seule. Les autres, au village, sont encore à délibérer.
Elle vend au prix qu'elle veut. Mais, même quand les autres arrivent, tout va à elle; je ne sais quel magique attrait y mène. Personne ne marchande avec elle. Son mari, avant le terme, apporte sa redevance en bonne monnaie sonnante à l'orme féodal. Tous disent: «Chose surprenante!... Mais elle a le diable au corps!»
Ils rient, et elle ne rit pas. Elle est triste, a peur. Elle a beau prier le soir. Des fourmillements étranges agitent, troublent son sommeil. Elle voit de bizarres figures. L'Esprit si petit, si doux, semble devenu impérieux. Il ose. Elle est inquiète, indignée, veut se lever. Elle reste, mais elle gémit, se sent dépendre, se dit: «Je ne m'appartiens donc plus!»
«Voilà enfin, dit le seigneur, un paysan raisonnable; il paye d'avance. Tu me plais. Sais-tu compter?—Quelque peu.—Eh bien, c'est toi qui compteras avec tous ces gens. Chaque samedi, assis sous l'orme, tu recevras leur argent. Le dimanche, avant la messe, tu le monteras au château.»
Grand changement de situation! Le cœur bat fort à la femme quand, le samedi, elle voit son pauvre laboureur, ce serf, siéger comme un petit seigneur sous l'ombrage seigneurial. L'homme est un peu étourdi. Mais enfin il s'habitue; il prend quelque gravité. Il n'y a pas à plaisanter. Le seigneur veut qu'on le respecte. Quand il est monté au château, et que les jaloux ont fait mine de rire, de lui faire quelque tour: «Vous voyez bien ce créneau, dit le seigneur; vous ne voyez pas la corde, qui cependant est prête. Le premier qui le touchera, je le mets là, haut et court.»
Ce mot circule, on le redit. Et il étend autour d'eux comme une atmosphère de terreur. Chacun leur ôte le chapeau bien bas, très bas. Mais on s'éloigne, on s'écarte, quand ils passent. Pour les éviter, on s'en va par le chemin de traverse, sans voir et le dos courbé. Ce changement les rend fiers d'abord, bientôt les attriste. Ils vont seuls dans la commune. Elle, si fine, elle voit bien le dédain haineux du château, la haine peureuse d'en bas. Elle se sent entre deux périls, dans un terrible isolement. Nul protecteur que le seigneur, ou plutôt l'argent qu'on lui donne; mais, pour le trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du paysan, vaincre l'inertie qu'il oppose, pour arracher quelque chose même à qui n'a rien, qu'il faut d'insistances, de menaces, de rigueur! Le bonhomme n'était pas fait à ce métier. Elle l'y dresse, elle le pousse, elle lui dit: «Soyez rude; au besoin cruel. Frappez. Sinon, vous manquerez les termes. Et alors, nous sommes perdus.»
Ceci, c'est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des supplices de la nuit. Elle a comme perdu le sommeil. Elle se lève, va, vient. Elle rôde autour de la maison. Tout est calme; et cependant qu'elle est changée, cette maison! Comme elle a perdu sa douceur de sécurité, d'innocence! Que rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dormir et m'entrouvre ses yeux verts? La chèvre, à la longue barbe, discrète et sinistre personne, en sait bien plus qu'elle n'en dit. Et cette vache, que la lune fait entrevoir dans l'étable, pourquoi m'a-t-elle adressé de côté un tel regard?... Tout cela n'est pas naturel.
Elle frissonne et va se mettre à côté de son mari. «Homme heureux! quel sommeil profond!... Moi, c'est fini, je ne dors plus; je ne dormirai plus jamais!...» Elle s'affaisse pourtant à la longue. Mais, alors, combien elle souffre! L'hôte importun est près d'elle, exigeant, impérieux. Il la traite sans ménagement; si elle l'éloigne un moment par le signe de la croix ou quelque prière, il revient sous une autre forme. «Arrière, démon, qu'oses-tu? Je suis une âme chrétienne... Non, cela ne t'est pas permis.»
Il prend alors, pour se venger, cent formes hideuses: il file gluant en couleuvre sur son sein, danse en crapaud sur son ventre, ou, chauve-souris, d'un bec aigu cueille à sa bouche effrayée d'horribles baisers... Que veut-il? La pousser à bout, faire que, vaincue, épuisée, elle cède et lâche un oui. Mais elle résiste encore. Elle s'obstine à dire non. Elle s'obstine à souffrir les luttes cruelles de chaque nuit, l'interminable martyre de ce désolant combat.
«Jusqu'à quel point un Esprit peut-il en même temps se faire corps? Ses assauts, ses tentatives ont-elles une réalité? Pécherait-elle charnellement, en subissant l'invasion de celui qui rôde autour d'elle? Serait-ce un adultère réel?...» Détour subtil par lequel il alanguit quelquefois, énerve sa résistance. «Si je ne suis rien qu'un souffle, une fumée, un air léger (comme beaucoup de docteurs le disent), que craignez-vous, âme timide, et qu'importe à votre mari?»
C'est le supplice des âmes, pendant tout le Moyen-âge, que nombre de questions que nous trouverions vaines, de pure scolastique, agitent, effrayent, tourmentent, se traduisent en visions, parfois en débats diaboliques, en dialogues cruels qui se font à l'intérieur. Le démon, quelque furieux qu'il soit dans les démoniaques, reste un esprit toutefois tant que dure l'Empire romain, et encore au temps de saint Martin, au cinquième siècle. A l'invasion des Barbares, il se barbarise et prend corps. Il l'est si bien, qu'à coups de pierres il s'amuse à casser la cloche du couvent de saint Benoît. De plus en plus, pour effrayer les violents envahisseurs de biens ecclésiastiques, on incarne fortement le diable; on inculque cette pensée qu'il tourmentera les pécheurs, non d'âme à âme seulement, mais corporellement dans leur chair, qu'ils souffriront des supplices matériels, non des flammes idéales, mais bien en réalité ce que les charbons ardents, le gril ou la broche rouge peuvent donner d'exquises douleurs.
L'idée des diables tortureurs, infligeant aux âmes des morts des tortures matérielles, fut pour l'Église une mine d'or. Les vivants, navrés de douleur, de pitié, se demandaient: «Si l'on pouvait, d'un monde à l'autre, les racheter, ces pauvres âmes? leur appliquer l'expiation par amende et composition que l'on pratique sur la terre?»—Ce pont entre les deux mondes fut Cluny, qui dès sa naissance (vers 900), devint tout à coup l'un des ordres les plus riches.
Tant que Dieu punissait lui-même, appesantissait sa main ou frappait par l'épée de l'ange (selon la noble forme antique), il y avait moins d'horreur; cette main était sévère, celle d'un juge, d'un père pourtant. L'ange en frappant restait pur et net comme son épée. Il n'en est nullement ainsi, quand l'exécution se fait par des démons immondes. Ils n'imitent point du tout l'ange qui brûla Sodome, mais qui d'abord en sortit. Ils y restent, et leur enfer est une horrible Sodome où ces esprits, plus souillés que les pécheurs qu'on leur livre, tirent des tortures qu'ils infligent d'odieuses jouissances. C'est l'enseignement qu'on trouvait dans les naïves sculptures étalées aux portes des églises. On y apprenait l'horrible leçon des voluptés de la douleur. Sous prétexte de supplice, les diables assouvissent sur leurs victimes les caprices les plus révoltants. Conception immorale et profondément coupable! d'une prétendue justice qui favorise le pire, empire sa perversité en lui donnant un jouet, et corrompt le démon même!
Temps cruels! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête de l'homme? Les pauvres petits enfants, dès leur premier âge imbus de ces idées horribles, et tremblants dans le berceau! La vierge pure, innocente, qui se sent damnée du plaisir que lui inflige l'Esprit. La femme, au lit conjugal, martyrisée de ses attaques, résistant, et cependant, par moments, le sentant en elle... Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le ténia. Se sentir une vie double, distinguer les mouvements du monstre, parfois agité, parfois d'une molle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, qui ferait croire qu'on est en mer! Alors, on court éperdu, ayant horreur de soi-même, voulant s'échapper, mourir...
Même aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invinciblement, comme une fumée immonde. Il est le prince des airs, des tempêtes, et tout autant, des tempêtes intérieures. C'est ce qu'on voit exprimé grossièrement, énergiquement sous le portail de Strasbourg. En tête du chœur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à l'abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot d'épaisse fumée.
Ce gonflement est un trait cruel de la possession; c'est un supplice et un orgueil. Elle porte son ventre en avant, l'orgueilleuse de Strasbourg, renverse sa tête en arrière. Elle triomphe de sa plénitude, se réjouit d'être un monstre.
Elle ne l'est pas encore, la femme que nous suivons. Mais elle est gonflée déjà de lui et de sa superbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la rue, tête haute, impitoyable de dédain. On a peur, on hait, on admire.
Notre dame de village dit, d'attitude et de regard: «Je devrais être la Dame!... Et que fait-elle là-haut, l'impudique, la paresseuse, au milieu de tous ces hommes, pendant l'absence du mari?» La rivalité s'établit. Le village, qui la déteste, en est fier. «Si la châtelaine est baronne, celle-ci est reine... plus que reine, on n'ose dire quoi...» Beauté terrible et fantastique, cruelle d'orgueil et de douleur. Le démon même est dans ses yeux.
Il l'a et ne l'a pas encore. Elle est elle, et se maintient elle. Elle n'est du démon ni de Dieu. Le démon peut bien l'envahir, y circuler en air subtil. Et il n'a encore rien du tout. Car il n'a pas la volonté. Elle est possédée, endiablée, et elle n'appartient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d'horribles sévices, et n'en tire rien. Il lui met au sein, au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle se cabre, elle se tord, et dit cependant encore: «Non, bourreau, je resterai moi.»
«—Gare à toi! je te cinglerai d'un si cruel fouet de vipère, je te couperai d'un tel coup, qu'après tu iras pleurant et perçant l'air de tes cris.»
La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (c'est le dimanche), l'homme est monté au château. Il en descend tout défait. Le seigneur a dit: «Un ruisseau qui va goutte à goutte ne fait pas tourner le moulin... Tu m'apportes sou à sou, ce qui ne me sert à rien... Je vais partir dans quinze jours. Le roi marche vers la Flandre, et je n'ai pas seulement un destrier de bataille. Le mien boite depuis le tournoi. Arrange-toi. Il me faut cent livres...—Mais, monseigneur, où les trouver?—Mets tout le village à sac, si tu veux. Je vais te donner assez d'hommes... Dis à tes rustres qu'ils sont perdus si l'argent n'arrive pas, et toi le premier, tu es mort... J'ai assez de toi. Tu as le cœur d'une femme; tu es un lâche, un paresseux. Tu périras, tu la payeras ta mollesse, ta lâcheté. Tiens, il ne tient presque à rien que tu ne descendes pas, que je ne te garde ici... C'est dimanche; on rirait bien si on te voyait d'en bas gambiller à mes créneaux.»
Le malheureux redit cela à sa femme, n'espère rien, se prépare à la mort, recommande son âme à Dieu. Elle, non moins effrayée, ne peut se coucher ni dormir. Que faire? Elle a bien regret d'avoir renvoyé l'Esprit. S'il revenait!... Le matin, lorsque son mari se lève, elle tombe épuisée sur le lit. A peine elle y est qu'elle sent un poids lourd sur sa poitrine; elle halète, croit étouffer. Ce poids descend, pèse au ventre, et en même temps à ses bras elle sent comme deux mains d'acier. «Tu m'as désiré... Me voici... Eh bien, indocile, enfin, enfin, je l'ai donc ton âme?—Mais, messire, est-elle à moi? Mon pauvre mari! Vous l'aimiez... Vous l'avez dit... Vous promettiez...—Ton mari! as-tu oublié?... es-tu sûre de lui avoir toujours gardé ta volonté?... Ton âme! je te la demande par bonté, mais je l'ai déjà...
«—Non, messire, dit-elle encore par un retour de fierté, quoiqu'en nécessité si grande. Non, messire, cette âme est à moi, à mon mari, au sacrement...
«—Ah! petite, petite sotte! incorrigible! Ce jour même, sous l'aiguillon, tu luttes encore!... Je l'ai vue, je la sais, ton âme, à chaque heure, et bien mieux que toi. Jour par jour, j'ai vu tes premières résistances, tes douleurs et tes désespoirs. J'ai vu tes découragements quand tu as dit à demi voix: «Nul n'est tenu à l'impossible.» Puis j'ai vu tes résignations. Tu as été battue un peu, et tu as crié pas bien fort... Moi, si j'ai demandé ton âme, c'est que déjà tu l'as perdue...
«Maintenant ton mari périt... Que faut-il faire? J'ai pitié de vous... Je t'ai... mais je veux davantage, et il me faut que tu cèdes, et d'aveu, et de volonté. Autrement il périra.»
Elle répondit bien bas, en dormant: «Hélas! mon corps et ma misérable chair, pour sauver mon pauvre mari, prenez-les... Mais mon cœur, non. Personne ne l'a eu jamais, et je ne peux pas le donner.»
Là, elle attendit, résignée... Et il lui jeta deux mots: «Retiens-les. C'est ton salut.»—Au moment, elle frissonna, se sentit avec horreur empalée d'un trait de feu, inondée d'un flot de glace... Elle poussa un grand cri. Elle se trouva dans les bras de son mari étonné, et qu'elle inonda de larmes.
Elle s'arracha violemment, se leva, craignant d'oublier les deux mots si nécessaires. Son mari était effrayé. Car elle ne le voyait pas même, mais elle lançait aux murailles le regard aigu de Médée. Jamais elle ne fut plus belle. Dans l'œil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur qu'on n'osait envisager, un jet sulfureux de volcan.
Elle marcha droit à la ville. Le premier mot était vert. Elle vit pendre à la porte d'un marchand une robe verte (couleur du Prince du monde). Robe vieille, qui, mise sur elle se trouva jeune, éblouit. Elle marcha, sans s'informer, droit à la porte d'un juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec précaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s'était englouti de cendre. «Mon cher, il me faut cent livres!—Ah! madame, comment le pourrais-je? Le prince-évêque de la ville, pour me faire dire où est mon or, m'a fait arracher les dents[25]... Voyez ma bouche sanglante...—Je sais, je sais. Mais je viens chercher justement chez toi de quoi détruire ton évêque. Quand on soufflète le pape, l'évêque ne tiendra guère. Qui dit cela? C'est Tolède[26].»
Il avait la tête basse. Elle dit, et elle souffla... Elle avait une âme entière, et le Diable par-dessus. Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. Lui-même sentit une fontaine de feu. «Madame, dit-il, madame, en la regardant en dessous, pauvre, ruiné comme je suis, j'avais quelques sous en réserve pour nourrir mes pauvres enfants.—Tu ne t'en repentiras pas, juif... Je vais te faire le grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me donner, tu le recevras dans huit jours et de bonne heure, et le matin... Je t'en jure et ton grand serment, et le mien plus grand: Tolède.»
Un an s'était écoulé. Elle s'était arrondie. Elle se faisait toute d'or. On était étonné de voir sa fascination. Tous admiraient, obéissaient. Par un miracle du Diable, le juif, devenu généreux, au moindre signe prêtait. Elle seule soutenait le château et de son crédit à la ville, et de la terreur du village, de ses rudes extorsions. La victorieuse robe verte allait, venait de plus en plus neuve et belle. Elle-même prenait une colossale beauté de triomphe et d'insolence. Une chose naturelle effrayait. Chacun disait: «A son âge, elle grandit!»
Cependant, voici la nouvelle: le seigneur revient. La Dame, qui dès longtemps n'osait descendre pour ne pas rencontrer la face de celle d'en bas, a monté son cheval blanc. Elle va à la rencontre, entourée de tout son monde, arrête et salue son époux.
Avant toute chose elle dit: «Que je vous ai donc attendu! Comment laissez-vous la fidèle épouse si longtemps veuve et languissante?... Eh bien, pourtant, je ne peux pas vous donner place ce soir, si vous ne m'octroyez un don.—Demandez, demandez, ô belle! dit le chevalier en riant. Mais faites vite... Car j'ai hâte de vous embrasser, ma Dame... Que je vous trouve embellie!»
Elle lui parla à l'oreille, et l'on ne sait ce qu'elle dit. Avant de monter au château, le bon seigneur mit pied à terre devant l'église du village, entra. Sous le porche, en tête des notables, il voit une dame qu'il ne reconnaît pas, mais salue profondément. D'une fierté incomparable, elle portait bien plus haut que toutes les têtes des hommes le sublime hennin de l'époque, le triomphant bonnet du Diable. On l'appelait souvent ainsi, à cause de la double corne dont il était décoré. La vraie dame rougit éclipsée, et passa toute petite. Puis, indignée, à demi voix: La voilà pourtant, votre serve! C'est fini. Tout est renversé. Les ânes insultent les chevaux.»
A la sortie, le hardi page, le favori, de sa ceinture tire un poignard affilé, et lestement, d'un seul tour, coupe la belle robe verte aux reins[27]. Elle faillit s'évanouir... La foule était interdite. Mais on comprit quand on vit toute la maison du seigneur qui se mit à lui faire la chasse... Rapides et impitoyables sifflaient, tombaient les coups de fouet... Elle fuit, mais pas bien fort; elle est déjà un peu pesante. A peine elle a fait vingt pas, qu'elle heurte. Sa meilleure amie lui a mis sur le chemin une pierre pour la faire chopper... On rit. Elle hurle, à quatre pattes... Mais les pages impitoyables la relèvent à coups de fouet. Les nobles et jolis lévriers aident et mordent au plus sensible. Elle arrive enfin, éperdue, dans ce terrible cortège, à la porte de sa maison.—Fermée!—Là, des pieds et des mains, elle frappe, elle crie: «Mon ami, oh! vite! vite! ouvrez-moi!» Elle était étalée là, comme la misérable chouette qu'on cloue aux portes d'une ferme... Et les coups, en plein, lui pleuvaient...—Au dedans, tout était sourd. Le mari y était-il? ou bien, riche et effrayé, avait-il peur de la foule, du pillage de la maison?
Elle eut là tant de misères, de coups, de soufflets sonores, qu'elle s'affaissa, défaillit. Sur la froide pierre du seuil, elle se trouva assise, à nu, demi-morte, ne couvrant guère sa chair sanglante que des flots de ses longs cheveux. Quelqu'un du château dit: «Assez... On n'exige pas qu'elle meure.»
On la laisse. Elle se cache. Mais elle voit en esprit le grand gala du château. Le seigneur, un peu étourdi, disait pourtant: «J'y ai regret.» Le chapelain dit doucement: «Si cette femme est endiablée, comme on le dit, monseigneur, vous devez à vos bons vassaux, vous devez à tout le pays de la livrer à Sainte-Église. Il est effrayant de voir, depuis ces affaires du Temple et du Pape, quels progrès fait le démon. Contre lui, rien que le feu...»—Sur cela un Dominicain: «Votre Révérence a parlé excellemment bien. La diablerie, c'est l'hérésie au premier chef. Comme l'hérétique, l'endiablé doit être brûlé. Pourtant plusieurs de nos bons Pères ne se fient plus au feu même. Ils veulent sagement qu'avant tout l'âme soit longuement purgée, éprouvée, domptée par les jeûnes; qu'elle ne brûle pas dans son orgueil, qu'elle ne triomphe pas au bûcher. Si, madame, votre piété est si grande, si charitable, que vous-même vous preniez la peine de travailler sur celle-ci, la mettant pour quelques années in-pace dans une bonne fosse dont vous seule auriez la clé; vous pourriez, par la constance du châtiment, faire du bien à son âme, honte au Diable, et la livrer, humble et douce, aux mains de l'Église.»
VI
LE PACTE
Il ne manquait que la victime. On savait que le présent le plus doux qu'on pût lui faire, c'était de la lui amener. Elle eût tendrement reconnu l'empressement de celui qui lui eût fait ce don d'amour, livré ce triste corps sanglant.
Mais la proie sentit le chasseur. Quelques minutes plus tard, elle aurait été enlevée, à jamais scellée sous la pierre. Elle se couvrit d'un haillon qui se trouvait dans l'étable, prit des ailes, en quelque sorte, et, avant minuit, se trouva à quelques lieues, loin des routes, sur une lande abandonnée qui n'était que chardons et ronces. C'était à la lisière d'un bois où, par une lune douteuse, elle put ramasser quelques glands, qu'elle engloutit, comme une bête. Des siècles avaient passé depuis la veille; elle était métamorphosée. La belle, la reine de village, n'était plus; son âme, changée, changeait ses attitudes mêmes. Elle était comme un sanglier sur ces glands, ou comme un singe, accroupie. Elle roulait des pensées nullement humaines, quand elle entend ou croit entendre un miaulement de chouette, puis un aigre éclat de rire. Elle a peur, mais c'est peut-être le gai moqueur qui contrefait toutes les voix; ce sont ses tours ordinaires.
L'éclat de rire recommence. D'où vient-il? Elle ne voit rien. On dirait qu'il sort d'un vieux chêne.
Mais elle entend distinctement: «Ah! te voilà donc enfin... Tu n'es pas venue de bonne grâce. Et tu ne serais pas venue si tu n'avais trouvé le fond de ta nécessité dernière... Il t'a fallu, l'orgueilleuse, faire la course sous le fouet, crier et demander grâce, moquée, perdue, sans asile, rejetée de ton mari. Où serais-tu si, le soir, je n'avais eu la charité de te faire voir l'in-pace qu'on te préparait dans la tour?... C'est tard, bien tard, que tu me viens, et quand on t'a nommée la vieille... Jeune, tu ne m'as pas bien traité, moi, ton petit lutin d'alors, si empressé à te servir... A ton tour (si je veux de toi) de me servir et de baiser mes pieds.
«Tu fus mienne dès ta naissance par ta malice contenue, par ton charme diabolique. J'étais ton amant, ton mari. Le tien t'a fermé sa porte. Moi, je ne ferme pas la mienne. Je te reçois dans mes domaines, mes libres prairies, mes forêts... Qu'y gagné-je? Est-ce que dès longtemps je ne t'ai pas à mon heure? Ne t'ai-je pas envahie, possédée, emplie de ma flamme? J'ai changé, remplacé ton sang. Il n'est veine de ton corps où je ne circule pas. Tu ne peux pas savoir toi-même à quel point tu es mon épouse. Mais nos noces n'ont pas eu encore toutes les formalités. J'ai des mœurs, je me fais scrupule... Soyons un pour l'éternité.
«—Messire, dans l'état où je suis, que dirais-je? Oh! je l'ai senti, trop bien senti, que dès longtemps vous êtes toute ma destinée. Vous m'avez malicieusement caressée, comblée, enrichie, afin de me précipiter... Hier, quand le lévrier noir mordit ma pauvre nudité, sa dent brûlait... J'ai dit: «C'est lui.» Le soir, quand cette Hérodiade salit, effraya la table, quelqu'un était entremetteur pour qu'on promît mon sang... C'est vous.
«—Oui, mais c'est moi qui t'ai sauvée et qui t'ai fait venir ici. J'ai fait tout, tu l'as deviné. Je t'ai perdue, et pourquoi? C'est que je te veux sans partage. Franchement, ton mari m'ennuyait. Tu chicanais, tu marchandais. Tout autres sont mes procédés. Tout ou rien. Voilà pourquoi je t'ai un peu travaillée, disciplinée, mise à point, mûrie pour moi... Car telle est ma délicatesse. Je ne prends pas, comme on croit, tant d'âmes sottes qui se donneraient. Je veux des âmes élues, à un certain état friand de fureur et de désespoir... Tiens, je ne peux te le cacher, telle que tu es aujourd'hui, tu me plais; tu t'embellis fort; tu es une âme désirable... Oh! qu'il y a longtemps que je t'aime!... Mais aujourd'hui j'ai faim de toi...
«Je ferai grandement les choses. Je ne suis pas de ces maris qui comptent avec leur fiancée. Si tu ne voulais qu'être riche, cela serait à l'instant même. Si tu ne voulais qu'être reine, remplacer Jeanne de Navarre, quoiqu'on y tienne, on le ferait, et le roi n'y perdrait guère en orgueil, en méchanceté. Il est plus grand d'être ma femme. Mais enfin, dis ce que tu veux.
«—Messire, rien que de faire du mal.
«—Charmante, charmante réponse!... Oh! que j'ai raison de t'aimer!... En effet, cela contient tout, toute la loi et tous les prophètes... Puisque tu as si bien choisi, il te sera, par-dessus, donné de surplus tout le reste. Tu auras tous mes secrets. Tu verras au fond de la terre. Le monde viendra à toi, et mettra l'or à tes pieds... Plus, voici le vrai diamant, mon épousée, que je te donne, la vengeance... Je te sais, friponne, je sais ton plus caché désir... Oh! que nos cœurs s'entendent là... C'est bien là que j'aurai de toi la possession définitive. Tu verras ton ennemie agenouillée devant toi, demandant grâce et priant, heureuse si tu la tenais quitte en faisant ce qu'elle te fit. Elle pleurera... Toi, gracieuse, tu diras: Non, et la verras crier: Mort et damnation!... Alors, j'en fais mon affaire.
«—Messire, je suis votre servante... J'étais ingrate, c'est vrai. Car vous m'avez comblée toujours. Je vous appartiens, ô mon maître! ô mon dieu! Je n'en veux plus d'autre... Suaves sont vos délices. Votre service est très doux.»
Là, elle tombe à quatre pattes, l'adore!... Elle lui fait d'abord l'hommage, dans les formes du Temple, qui symbolise l'abandon absolu de la volonté. Son maître, le Prince du monde, le Prince des vents, lui souffle à son tour comme un impétueux esprit. Elle reçoit à la fois les trois sacrements à rebours, baptême, prêtrise et mariage. Dans cette nouvelle Église, exactement l'envers de l'autre, toute chose doit se faire à l'envers. Soumise, patiente, elle endura la cruelle initiation[28], soutenue de ce mot: «Vengeance!»
Bien loin que la foudre infernale l'épuisât, la fît languissante, elle se releva redoutable et les yeux étincelants. La lune, qui, chastement, s'était un moment voilée, eut peur en la revoyant. Épouvantablement gonflée de la vapeur infernale, de feu, de fureur et (chose nouvelle) de je ne sais quel désir, elle fut un moment énorme par cet excès de plénitude et d'une beauté horrible. Elle regarda tout autour... Et la nature était changée. Les arbres avaient une langue, contaient les choses passées. Les herbes étaient des simples. Telles plantes qu'hier elle foulait comme du foin, c'étaient maintenant des personnes qui causaient de médecine.
Elle s'éveilla le lendemain en grande sécurité, loin, bien loin de ses ennemis. On l'avait cherchée. On n'avait trouvé que quelques lambeaux épars de la fatale robe verte. S'était-elle, de désespoir, précipitée dans le torrent? Avait-elle été vivante emportée par le démon? On ne savait. Des deux façons, elle était damnée à coup sûr. Grande consolation pour la Dame de ne pas l'avoir trouvée.
L'eût-on vue, on l'eût à peine reconnue, tellement elle était changée. Les yeux seuls restaient, non brillants, mais armés d'une très étrange et peu rassurante lueur. Elle-même avait peur de faire peur. Elle ne les baissait pas. Elle regardait de côté; dans l'obliquité du rayon, elle en éludait l'effet. Brunie tout à coup, on eût dit qu'elle avait passé par la flamme. Mais ceux qui observaient mieux sentaient que cette flamme plutôt était en elle, qu'elle portait un impur et brûlant foyer. Le trait flamboyant dont Satan l'avait traversée lui restait, et, comme à travers une lampe sinistre, lançait tel reflet sauvage, pourtant d'un dangereux attrait. On reculait, mais on restait, et les sens étaient troublés.
Elle se vit à l'entrée d'un de ces trous de troglodyte, comme on en trouve d'innombrables dans certaines collines du Centre et de l'Ouest. C'étaient les Marches, alors sauvages, entre le pays de Merlin et le pays de Mélusine. Des landes à perte de vue témoignent encore des vieilles guerres et des éternels ravages, des terreurs, qui empêchaient le pays de se repeupler. Là le Diable était chez lui. Des rares habitants la plupart lui étaient fervents, dévots. Quelque attrait qu'eussent pour lui les âpres fourrés de Lorraine, les noires sapinières du Jura, les déserts salés de Burgos, ses préférences étaient peut-être pour nos Marches de l'Ouest. Ce n'était pas là seulement le berger visionnaire, la conjonction satanique de la chèvre et du chevrier, c'était une conjuration plus profonde avec la nature, une pénétration plus grande des remèdes et des poisons, des rapports mystérieux dont on n'a pas su le lien avec Tolède la savante, l'université diabolique.
L'hiver commençait. Son souffle, qui déshabillait les arbres, avait entassé les feuilles, les branchettes de bois mort. Elle trouva cela tout prêt à l'entrée du triste abri. Par un bois et une lande d'un quart de lieue, on descendait à portée de quelques villages qu'avait créés un cours d'eau. «Voilà ton royaume, lui dit la voix intérieure. Mendiante aujourd'hui, demain tu régneras dans la contrée.»
VII
LE ROI DES MORTS
Elle ne fut pas d'abord bien touchée de ces promesses. Un ermitage sans Dieu, désolé, et les grands vents si monotones de l'Ouest, les souvenirs impitoyables dans la grande solitude, tant de pertes et tant d'affronts, ce subit et âpre veuvage, son mari qui l'a laissée à la honte, tout l'accablait. Jouet du sort, elle se vit, comme la triste plante des landes, sans racine, que la bise promène, ramène, châtie, bat inhumainement; on dirait un corail grisâtre, anguleux, qui n'a d'adhérence que pour être mieux brisé. L'enfant met le pied dessus. Le peuple dit par risée: «C'est la fiancée du vent.»
Elle rit outrageusement sur elle-même en se comparant. Mais du fond du trou obscur: «Ignorante et insensée, tu ne sais ce que tu dis... Cette plante qui roule ainsi a bien droit de mépriser tant d'herbes grasses et vulgaires. Elle roule, mais complète en elle, portant tout, fleurs et semences. Ressemble-lui. Sois ta racine, et, dans le tourbillon même, tu porteras fleur encore, nos fleurs à nous, comme il en vient de la poudre des sépulcres et des cendres des volcans.
«La première fleur de Satan, je te la donne aujourd'hui pour que tu saches mon premier nom, mon antique pouvoir. Je fus, je suis le roi des morts... Oh! qu'on m'a calomnié!... Moi seul (ce bienfait immense me méritait des autels), moi seul, je les fais revenir...»
Pénétrer l'avenir, évoquer le passé, devancer, rappeler le temps qui va si vite, étendre le présent de ce qui fut et de ce qui sera, voilà deux choses proscrites au Moyen-âge. En vain. Nature ici est invincible; on n'y gagnera rien. Qui pèche ainsi est homme. Il ne le serait pas, celui qui resterait fixé sur son sillon, l'œil baissé, le regard borné au pas qu'il fait derrière ses bœufs. Non, nous irons toujours visant plus haut, plus loin et plus au fond. Cette terre, nous la mesurons péniblement, mais la frappons du pied, et lui disons toujours: «Qu'as-tu dans tes entrailles? Quels secrets? quels mystères? Tu nous rends bien le grain que nous te confions. Mais tu ne nous rends pas cette semence humaine, ces morts aimés que nous t'avons prêtés. Ne germeront-ils pas, nos amis, nos amours, que nous avions mis là? Si du moins pour une heure, un moment, ils venaient à nous!»
Nous serons bientôt de la terra incognita où déjà ils ont descendu. Mais les reverrons-nous? Serons-nous avec eux? Où sont-ils? Que font-ils?—Il faut qu'ils soient, mes morts, bien captifs pour ne me donner aucun signe! Et moi, comment ferai-je pour être entendu d'eux? Comment mon père, pour qui je fus unique et qui m'aima si violemment, comment ne vient-il pas à moi?... Oh! des deux côtés, servitude! captivité! mutuelle ignorance! Nuit sombre où l'on cherche un rayon[29].
Ces pensées éternelles de nature, qui, dans l'Antiquité, n'ont été que mélancoliques, au Moyen-âge, elles sont devenues cruelles, amères, débilitantes, et les cœurs en sont amoindris. Il semble que l'on ait calculé d'aplatir l'âme et la faire étroite et serrée à la mesure d'une bière. La sépulture servile entre les quatre ais de sapin est très propre à cela. Elle trouble d'une idée d'étouffement. Celui qu'on a mis là-dedans, s'il revient dans les songes, ce n'est plus comme une ombre lumineuse et légère, dans l'auréole Élyséenne; c'est un esclave torturé, misérable gibier d'un chat griffu d'enfer (bestiis dit le texte même, Ne tradas bestiis, etc.) Idée exécrable et impie, que mon père si bon, si aimable, que ma mère vénérée de tous, soient jouet de ce chat!... Vous riez aujourd'hui. Pendant mille ans, on n'a pas ri. On a amèrement pleuré. Et, aujourd'hui encore, on ne peut écrire ces blasphèmes sans que le cœur ne soit gonflé, que le papier ne grince, et la plume, d'indignation!
C'est aussi véritablement une cruelle invention d'avoir tiré la fête des Morts du printemps, où l'Antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre. En mai, où elle fut d'abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, elle était, avec le labour, l'éveil de l'alouette; le mort et le grain, dans la terre, entraient ensemble avec le même espoir. Mais, hélas! en novembre, quand tous les travaux sont finis, la saison close et sombre pour longtemps, quand on revient à la maison, quand l'homme se rasseoit au foyer et voit en face la place à jamais vide... oh! quel accroissement de deuil!... Évidemment, en prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait qu'en lui-même l'homme n'eût pas assez de douleur...
Les plus calmes, les plus occupés, quelque distraits qu'ils soient par les tiraillements de la vie, ont des moments étranges. Au noir matin brumeux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans l'ombre, dix ans, vingt ans après, je ne sais quelles faibles voix vous montent au cœur: «Bonjour, ami; c'est nous... Tu vis donc, tu travailles, comme toujours... Tant mieux! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous... Mais nous, non pas de toi, jamais... Les rangs se sont serrés et le vide ne paraît guère. La maison qui fut nôtre est pleine, et nous la bénissons. Tout est bien, tout est mieux qu'au temps où ton père te portait, au temps où ta petite fille te disait à son tour: «Mon papa, porte-moi...» Mais voilà que «tu pleures... Assez, et au revoir.»
Hélas! ils sont partis! Douce et navrante plainte. Juste? Non. Que je m'oublie mille fois plutôt que de les oublier! Et, cependant, quoi qu'il en coûte, on est obligé de le dire, certaines traces échappent, sont déjà moins sensibles; certains traits du visage sont, non pas effacés, mais obscurcis, pâlis. Chose dure, amère, humiliante, de se sentir si fuyant et si faible, onduleux comme l'eau sans mémoire; de sentir qu'à la longue on perd du trésor de douleur qu'on espérait garder toujours!... Rendez-la-moi, je vous prie; je tiens trop à cette riche source de larmes... Retracez-moi, je vous supplie, ces effigies si chères... Si vous pouviez du moins m'en faire rêver la nuit!
Plus d'un dit cela en novembre. Et, pendant que les cloches sonnent, pendant que pleuvent les feuilles, ils s'écartent de l'église, disant tout bas: «Savez-vous bien, voisin?... Il y a là haut certaine femme dont on dit du mal et du bien. Moi, je n'ose en rien dire. Mais elle a puissance au monde d'en bas. Elle appelle les morts, et ils viennent. Oh! si elle pouvait (sans péché, s'entend, sans fâcher Dieu) me faire venir les miens!... Vous savez, je suis seul, et j'ai tout perdu en ce monde.—Mais, cette femme, qui sait ce qu'elle est? Du ciel ou de l'enfer? Je n'irai pas (et il en meurt d'envie)... Je n'irai pas... Je ne veux pas risquer mon âme. Ce bois, d'ailleurs, est mal hanté. Mainte fois on a vu sur la lande des choses qui n'étaient pas à voir... Savez-vous bien? la Jacqueline qui y a été un soir pour chercher un de ses moutons? eh bien, elle est revenue folle... Je n'irai pas.»
En se cachant les uns des autres, beaucoup y vont, des hommes. A peine encore les femmes osent se hasarder. Elles regardent le dangereux chemin, s'enquièrent près de ceux qui en reviennent. La pythonisse n'est pas celle d'Endor, qui, pour Saül, évoqua Samuel; elle ne montre pas les ombres, mais elle donne les mots cabalistiques et les puissants breuvages qui les feront revoir en songe. Ah! que de douleurs vont à elles! La grand'mère elle-même, vacillante, à quatre-vingts ans, voudrait revoir son petit-fils. Par un suprême effort, non sans remords de pécher au bord de la tombe, elle s'y traîne. L'aspect du lieu sauvage, âpre, d'ifs et de ronces, la rude et noire beauté de l'implacable Proserpine, la trouble. Prosternée et tremblante, appliquée à la terre, la pauvre vieille pleure et prie. Nulle réponse. Mais quand elle ose se relever un peu, elle voit que l'enfer a pleuré.
Retour tout simple de nature. Proserpine en rougit. Elle s'en veut. «Ame dégénérée, se dit-elle, âme faible! Toi qui venais ici dans le ferme désir de ne faire que du mal... Est-ce la leçon du maître? Oh! qu'il rira!
«—Mais, non! Ne suis-je pas le grand pasteur des ombres, pour les faire aller et venir, leur ouvrir la porte des songes? Ton Dante, en faisant mon portrait, oublie mes attributs. En m'ajoutant cette queue inutile, il omet que je tiens la verge pastorale d'Osiris, et que, de Mercure, j'ai hérité le caducée. En vain on crut bâtir un mur infranchissable qui eût fermé la voie d'un monde à l'autre; j'ai des ailes aux talons, j'ai volé par-dessus. L'Esprit calomnié, ce monstre impitoyable, par une charitable révolte, a secouru ceux qui pleuraient, consolé les amants, les mères. Il a eu pitié d'elles contre le nouveau dieu.»
Le Moyen-âge, avec ses scribes, tous ecclésiastiques, n'a garde d'avouer les changements muets, profonds, de l'esprit populaire. Il est évident que la compassion apparaît désormais du côté de Satan. La Vierge même, idéal de la Grâce, ne répond rien à ce besoin du cœur, l'Église rien. L'évocation des morts reste expressément défendue. Pendant que tous les livres continuent à plaisir ou le démon pourceau des premiers temps, ou le démon griffu, bourreau du second âge, Satan a changé de figure pour ceux qui n'écrivent pas. Il tient du vieux Pluton, mais sa majesté pâle, nullement inexorable, accordant aux morts des retours, aux vivants de revoir les morts, de plus en plus revient à son père ou grand-père, Osiris, le pasteur des âmes.
Par ce point seul, bien d'autres sont changés. On confesse de bouche l'enfer officiel et les chaudières bouillantes. Au fond, y croit-on bien? concilierait-on aisément ces complaisances de l'enfer pour les cœurs affligés avec les traditions horribles d'un enfer tortureur? Une idée neutralise l'autre, sans l'effacer entièrement, et il s'en forme une mixte, vague, qui de plus en plus se rapprochera de l'enfer virgilien. Grand adoucissement pour le cœur! Heureux allègement aux pauvres femmes surtout, que ce dogme terrible du supplice de leurs morts aimés tenait noyées de larmes, et sans consolation. Toute leur vie n'était qu'un soupir.
La sibylle rêvait aux mots du maître, quand un tout petit pas se fait entendre. Le jour paraît à peine (après Noël, vers le 1er janvier). Sur l'herbe craquante et givrée, une blonde petite femme, tremblante, approche, et, arrivée, elle défaille, ne peut respirer. Sa robe noire dit assez qu'elle est veuve. Au perçant regard de Médée, immobile, et sans voix, elle dit tout pourtant; nul mystère en sa craintive personne. L'autre d'une voix forte: «Tu n'as que faire de dire, petite muette. Car tu n'en viendrais pas à bout. Je le dirai pour toi... Et bien, tu meurs d'amour!» Remise un peu, joignant les mains et presque à ses genoux, elle avoue, se confesse. Elle souffrait, pleurait, priait, et elle eût souffert en silence. Mais ces fêtes d'hiver, ces réunions de familles, le bonheur peu caché des femmes qui, sans pitié, étalent un légitime amour, lui ont remis au cœur le trait brûlant... Hélas! que fera-t-elle?... S'il pouvait revenir et la consoler un moment: «Au prix de la vie même... que je meure! et le voie encore!»
«—Retourne à ta maison; fermes-en bien la porte. Ferme encore le volet au voisin curieux. Tu quitteras le deuil et mettras tes habits de noces, son couvert à la table, mais il ne viendra pas.—Tu diras la chanson qu'il fit pour toi, et qu'il a tant chantée, mais il ne viendra pas.—Tu tireras du coffre le dernier habit qu'il porta, le baiseras.—Et tu diras alors: «Tant pis pour toi, si tu ne viens!» Et sans retard, buvant ce vin amer, mais de profond sommeil, tu coucheras la mariée. Alors, sans nul doute, il viendra.»
La petite ne serait pas femme, si, le matin, heureuse et attendrie, bien bas, à sa meilleure amie, elle n'avouait le miracle. «N'en dis rien, je t'en prie... Mais il m'a dit lui-même que, si j'ai cette robe, et si je dors sans m'éveiller, tous les dimanches, il reviendra.»
Bonheur qui n'est pas sans péril. Que serait-ce de l'imprudente si l'Église savait qu'elle n'est plus veuve? que, ressuscité par l'amour, l'Esprit revient la consoler?
Chose rare, le secret est gardé! Toutes s'entendent, cachent un mystère si doux. Qui n'y a intérêt? Qui n'a perdu? qui n'a pleuré? Qui ne voit avec bonheur se créer ce pont entre les deux mondes?
«O bienfaisante sorcière!... Esprit d'en bas, soyez béni!»
VIII
LE PRINCE DE LA NATURE
Dur est l'hiver, long et triste dans le sombre nord-ouest. Fini même, il a des reprises, comme une douleur assoupie, qui revient, sévit par moments. Un matin, tout se réveille paré d'aiguilles brillantes. Dans cette splendeur ironique, cruelle, où la vie frissonne, tout le monde végétal paraît minéralisé, perd sa douce variété, se roidit en âpres cristaux.
La pauvre sibylle, engourdie à son morne foyer de feuilles, battue de la bise cuisante, sent au cœur la verge sévère. Elle sent son isolement. Mais cela même la relève. L'orgueil revient, et avec lui une force qui lui chauffe le cœur, lui illumine l'esprit. Tendue, vive et acérée, sa vue devient aussi perçante que ces aiguilles, et le monde, ce monde cruel dont elle souffre, lui est transparent comme verre. Et alors, elle en jouit, comme d'une conquête à elle.
N'en est-elle pas la reine? n'a-t-elle pas des courtisans? Les corbeaux manifestement sont en rapport avec elle. En troupe honorable, grave, ils viennent, comme anciens augures, lui parler des choses du temps. Les loups passent timidement, saluent d'un regard oblique. L'ours (moins rare alors) parfois s'asseoit gauchement, avec sa lourde bonhomie, au seuil de l'antre, comme un ermite qui fait visite à un ermite, ainsi qu'on le voit si souvent dans les Vies des Pères du désert.
Tous, oiseaux et animaux que l'homme ne connaît guère que par la chasse et la mort, ils sont des proscrits comme elle. Ils s'entendent avec elle. Satan est le grand proscrit, et il donne aux siens la joie des libertés de la nature, la joie sauvage d'être un monde qui se suffit à lui-même.
Apre liberté solitaire, salut!... Toute la terre encore semble vêtue d'un blanc linceul, captive d'une glace pesante, d'impitoyables cristaux, uniformes, aigus, cruels. Surtout depuis 1200, le monde a été fermé comme un sépulcre transparent où l'on voit avec effroi toute chose immobile et durcie.
On a dit que «l'église gothique est une cristallisation». Et c'est vrai. Vers 1300, l'architecture, sacrifiant ce qu'elle avait de caprice vivant, de variété, se répétant à l'infini, rivalise avec les prismes monotones du Spitzberg. Vraie et redoutable image de la dure cité de cristal dans laquelle un dogme terrible a cru enterrer la vie.
Mais, quels que soient les soutiens, contreforts, arcs-boutants, dont le monument s'appuie, une chose le fait branler. Non les coups bruyants du dehors; mais je ne sais quoi de doux qui est dans les fondements, qui travaille ce cristal d'un insensible dégel. Quel? l'humble flot de tièdes larmes qu'un monde a versées, une mer de pleurs. Quelle? une haleine d'avenir, la puissante, l'invincible résurrection de la vie naturelle. Le fantastique édifice dont plus d'un pan déjà croule, se dit, mais non sans terreur: «C'est le souffle de Satan.»
Tel un glacier de l'Hécla sur un volcan qui n'a pas besoin de faire éruption, foyer tiède, lent, clément qui le caresse en dessous, l'appelle à lui et lui dit tout bas: «Descends.»
La sorcière a de quoi rire, si, dans l'ombre, elle voit là-bas, dans la brillante lumière, combien Dante, saint Thomas, ignorent la situation. Ils se figurent que Satan fait son chemin par l'horreur ou par la subtilité. Ils le font grotesque et grossier; comme à son âge d'enfance, lorsque Jésus pouvait encore le faire entrer dans les pourceaux. Ou bien ils le font subtil, un logicien scolastique, un juriste épilogueur. S'il n'eût été que cela, ou la bête, ou le disputeur, s'il n'avait eu que la fange, ou les distinguo du vide, il fût mort bientôt de faim.
On triomphe trop à l'aise quand on le montre dans Barthole, plaidant contre la Femme (la Vierge), qui le fait débouter, condamner avec dépens. Il se trouve qu'alors sur la terre, c'est justement le contraire qui arrive. Par un coup suprême, il gagne la plaideuse même, la Femme, sa belle adversaire, la séduit par un argument, non de mot, mais tout réel, charmant et irrésistible. Il lui met en main le fruit de la science et de la nature.
Il ne faut pas tant de disputes; il n'a pas besoin de plaider; il se montre. C'est l'Orient, c'est le paradis retrouvé. De l'Asie qu'on a cru détruire, une incomparable aurore surgit, dont le rayonnement porte au loin jusqu'à percer la profonde brume de l'ouest. C'est un monde de nature et d'art que l'ignorance avait maudit, mais qui, maintenant, avance pour conquérir ses conquérants, dans une douce guerre d'amour et de séduction maternelle. Tous sont vaincus, tous en raffolent; on ne veut rien que de l'Asie. Elle vient à nous les mains pleines. Les tissus, châles, tapis de molle douceur, d'harmonie mystérieuse, l'acier galant, étincelant, des armes damasquinées, nous démontrent notre barbarie. Mais c'est peu, ces contrées maudites des mécréants où Satan règne, ont pour bénédiction visible les hauts produits de la nature, élixir des forces de Dieu, le premier des végétaux, le premier des animaux, le café, le cheval arabe. Que dis-je? un monde de trésors, la soie, le sucre, la foule des herbes toutes-puissantes qui nous relèvent le cœur, consolent, adoucissent nos maux.
Vers 1300, tout cela éclate. L'Espagne même reconquise par les barbares fils des Goths, mais qui a tout son cerveau dans les Maures et dans les juifs, témoigne pour ces mécréants. Partout où les musulmans, ces fils de Satan, travaillent, tout prospère, les sources jaillissent et la terre se couvre de fleurs. Sous un travail méritant, innocent, elle se pare de ces vignes merveilleuses où l'homme oublie, se refait et croit boire la bonté même et la compassion céleste.
A qui Satan porte-t-il la coupe écumante de vie? Et, dans ce monde de jeûne, qui a tant jeûné de raison, existe-t-il, l'être fort qui va recevoir tout cela sans vertige, sans ivresse, sans risquer de perdre l'esprit?
Existe-t-il un cerveau qui n'étant pas pétrifié, cristallisé de saint Thomas, reste encore ouvert à la vie, aux forces végétatives? Trois magiciens[30] font effort; par des tours de force ils arrivent à la nature, mais ces vigoureux génies n'ont pas la fluidité, la puissance populaire. Satan retourne à son Ève. La femme est encore au monde ce qui est le plus nature. Elle a et garde toujours certains côtés d'innocence malicieuse qu'a le jeune chat et l'enfant de trop d'esprit. Par là, elle va bien mieux à la comédie du monde, au grand jeu où se jouera le Protée universel.
Mais qu'elle est légère, mobile, tant qu'elle n'est pas mordue et fixée par la douleur! Celle-ci, proscrite du monde, enracinée à sa lande sauvage, donne prise. Reste à savoir si, froissée, aigrie, avec ce cœur plein de haine, elle rentrera dans la nature et les douces voies de la vie? Si elle y va, sans nul doute, ce sera sans harmonie, souvent par les circuits du mal. Elle est effarée, violente, d'autant plus qu'elle est très faible, dans le va-et-vient de l'orage.
Lorsqu'aux tiédeurs printanières, de l'air, du fond de la terre, des fleurs et de leurs langages, la révélation nouvelle lui monte de tous côtés, elle a d'abord le vertige. Son sein dilaté déborde. La sibylle de la science a sa torture, comme eut l'autre, la Cumæa, la Delphica. Les scolastiques ont beau jeu de dire: «C'est l'aura, c'est l'air qui la gonfle, et rien de plus. Son amant, le Prince de l'air, l'emplit de songes et de mensonges, de vent, de fumée, de néant.» Inepte ironie. Au contraire, la cause de son ivresse, c'est que ce n'est pas le vide, c'est le réel, la substance, qui trop vite a comblé son sein.
Avez-vous vu l'Agave, ce dur et sauvage Africain, pointu, amer, déchirant, qui, pour feuilles, a d'énormes dards? Il aime et meurt tous les dix ans. Un matin, le jet amoureux, si longtemps accumulé dans la rude créature, avec le bruit d'un coup de feu, part, s'élance vers le ciel. Et ce jet est tout un arbre qui n'a pas moins de trente pieds, hérissé de tristes fleurs.
C'est quelque chose d'analogue que ressent la sombre sibylle quand, au matin d'un printemps tardif, d'autant plus violent, tout autour d'elle se fait la vaste explosion de la vie.
Et tout cela la regarde, et tout cela est pour elle. Car chaque être dit tout bas: «Je suis à qui m'a compris.»
Quel contraste!... Elle, l'épouse du désert et du désespoir, nourrie de haine, de vengeance, voilà tous ces innocents qui la convient à sourire. Les arbres, sous le vent du sud, font doucement la révérence. Toutes les herbes des champs, avec leurs vertus diverses, parfums, remèdes ou poisons (le plus souvent c'est même chose), s'offrent, lui disent: «Cueille-moi.»
Tout cela visiblement aime. «N'est-ce pas une dérision?... J'eusse été prête pour l'enfer, non pour cette fête étrange... Esprit, es-tu bien l'Esprit de terreur que j'ai connu, dont j'ai la trace cruelle (que dis-je? et qu'est-ce que je sens?), la blessure qui brûle encore...
«Oh! non, ce n'est pas l'Esprit que j'espérais dans ma fureur: «Celui qui dit toujours: Non.» Le voilà qui dit un Oui d'amour, d'ivresse et de vertige... Qu'a-t-il donc? Est-il l'âme folle, l'âme effarée de la vie?
«On avait dit le grand Pan mort. Mais le voici en Bacchus, en Priape, impatient, par le long délai du désir, menaçant, brûlant, fécond... Non, non, loin de moi cette coupe. Car je n'y boirais que le trouble, qui sait? un désespoir amer par-dessus mes désespoirs?»
Cependant, où paraît la femme, c'est l'unique objet de l'amour. Tous la suivent, et tous pour elle méprisent leur propre espèce. Que parle-t-on du bouc noir, son prétendu favori? Mais cela est commun à tous. Le cheval hennit pour elle, rompt tout, la met en danger. Le chef redouté des prairies, le taureau noir, si elle passe et s'éloigne, mugit de regret. Mais voici l'oiseau qui s'abat, qui ne veut plus de sa femelle, et les ailes frémissantes, sur elle accomplit son amour.
Nouvelle tyrannie de ce Maître, qui, par le plus fantasque coup, de roi des morts qu'on le croyait, éclate comme roi de la vie.
«Non, dit-elle, laissez-moi ma haine. Je n'ai demandé rien de plus. Que je sois redoutée, terrible... C'est ma beauté, celle qui va aux noirs serpents de mes cheveux, à ce visage sillonné de douleurs, des traits de la foudre...» Mais la souveraine Malice, tout bas, insidieusement: «Oh! que tu es bien plus belle! Oh! que tu es plus sensible, dans ta colérique fureur!... Crie, maudis! C'est un aiguillon... Une tempête appelle l'autre. Glissant, rapide, est le passage de la rage à la volupté.»
Ni la colère ni l'orgueil ne la sauveraient de ces séductions. Ce qui la sauve, c'est l'immensité du désir. Nul n'y suffirait. Chaque vie est limitée, impuissante. Arrière le coursier, le taureau! arrière la flamme de l'oiseau! Arrière faibles créatures, pour qui a besoin d'infini!
Elle a une envie de femme. Envie de quoi? Mais du Tout, du grand Tout universel.
Satan n'a pas prévu cela, qu'on ne pouvait l'apaiser avec aucune créature.
Ce qu'il n'a pu, je ne sais quoi dont on ne sait pas le nom, le fait. A ce désir immense, profond, vaste comme une mer, elle succombe, elle sommeille. En ce moment, sans souvenir, sans haine ni pensée de vengeance, innocente, malgré elle, elle dort sur la prairie, tout comme une autre aurait fait, la brebis ou la colombe, détendue, épanouie,—je n'ose dire, amoureuse.
Elle a dormi, elle a rêvé... Le beau rêve! Et comment le dire? C'est que le monstre merveilleux de la vie universelle, chez elle s'était englouti; que désormais vie et mort, tout tenait dans ses entrailles, et qu'au prix de tant de douleurs elle avait conçu la Nature.
IX
SATAN MÉDECIN
La scène muette et sombre de la fiancée de Corinthe se renouvelle, à la lettre, du treizième au quinzième siècle. Dans la nuit qui dure encore, avant l'aube, les deux amants, l'homme et la nature, se retrouvent, s'embrassent avec transport, et, dans ce moment même (horreur!) ils se voient frappés d'épouvantables fléaux! On croit entendre encore l'amante dire à l'amant: «C'en est fait... Tes cheveux blanchiront demain... Je suis morte, tu mourras.»
Trois coups terribles en trois siècles. Au premier la métamorphose choquante de l'extérieur, les maladies de peau, la lèpre. Au second, le mal intérieur, bizarre stimulation nerveuse, les danses épileptiques. Tout se calme, mais le sang s'altère, l'ulcère prépare la syphilis, le fléau du quinzième siècle.
Les maladies du Moyen-âge, autant qu'on peut l'entrevoir, moins précises, avaient été surtout la faim, la langueur et la pauvreté du sang, cette étisie qu'on admire dans la sculpture de ce temps-là. Le sang était de l'eau claire; les maladies scrofuleuses devaient être universelles. Sauf le médecin arabe ou juif, chèrement payé par les rois, la médecine ne se faisait qu'à la porte des églises, au bénitier. Le dimanche, après l'office, il y avait force malades; ils demandaient des secours, et on leur donnait des mots: «Vous avez péché, et Dieu vous afflige. Remerciez; c'est autant de moins sur les peines de l'autre vie. Résignez-vous, souffrez, mourez. L'Église a ses prières des morts.» Faibles, languissants, sans espoir, ni envie de vivre, ils suivaient très bien ce conseil et laissaient aller la vie.
Fatal découragement, misérable état qui dut indéfiniment prolonger ces âges de plomb, et leur fermer le progrès. Le pis, c'est de se résigner si aisément, d'accepter la mort si docilement, de ne pouvoir rien, ne désirer rien. Mieux valait la nouvelle époque, cette fin du Moyen-âge, qui, au prix d'atroces douleurs, nous donne le premier moyen de rentrer dans l'activité: la résurrection du désir.
Quelques Arabes prétendent que l'immense éruption des maladies de la peau qui signale le treizième siècle, fut l'effet des stimulants par lesquels on cherchait alors à réveiller, raviver, les défaillances de l'amour. Nul doute que les épices brûlantes, apportées d'Orient, n'y aient été pour quelque chose. La distillation naissante et certaines boisons fermentées purent aussi avoir action.
Mais une grande fermentation, bien plus générale, se faisait. Dans l'aigre combat intérieur de deux mondes et de deux esprits, un tiers survit qui les fit taire. La foi pâlissante, la raison naissante disputaient: entre les deux, quelqu'un se saisit de l'homme. Qui? l'Esprit impur, furieux, des âcres désirs, leur bouillonnement cruel.
N'ayant nul épanchement, ni les jouissances du corps, ni le libre jet de l'esprit, la sève de la vie refoulée se corrompit elle-même. Sans lumière, sans voix, sans parole, elle parla en douleurs, en sinistres efflorescences. Une chose terrible et nouvelle advient alors: le désir ajourné, sans remise, se voit arrêté par un cruel enchantement, une atroce métamorphose[31]. L'amour avançait, aveugle, les bras ouverts... Il recule, frémit; mais il a beau fuir; la furie du sang persiste, la chair se dévore elle-même en titillations cuisantes, et plus cuisant au dedans sévit le charbon de feu, irrité par le désespoir.
Quel remède l'Europe chrétienne trouve-t-elle à ce double mal? La mort, la captivité: rien de plus. Quand le célibat amer, l'amour sans espoir, la passion aiguë, irritée, t'amène à l'état morbide; quand ton sang se décompose, descends dans un in-pace, ou fais ta hutte au désert. Tu vivras la clochette en mains pour que l'on fuie devant toi. «Nul être humain ne doit te voir: tu n'auras nulle consolation. Si tu approches, la mort!»
La lèpre est le dernier degré et l'apogée du fléau; mais mille autres maux cruels, moins hideux, sévirent partout. Les plus pures et les plus belles furent frappées de tristes fleurs qu'on regardait comme le péché visible, ou le châtiment de Dieu. On fit alors ce que l'amour de la vie n'eût pas fait faire; on transgressa les défenses; on déserta la vieille médecine sacrée, et l'inutile bénitier. On alla à la sorcière. D'habitude, et de crainte aussi, on fréquentait toujours l'Église; mais la vraie Église dès lors fut chez elle, sur la lande, dans la forêt, au désert. C'est là qu'on portait ses vœux.
Vœu de guérir, vœu de jouir. Aux premiers bouillonnements qui ensauvageaient le sang, en grand secret, aux heures douteuses, on allait à la sibylle: «Que ferai-je? et que sens-je en moi?... Je brûle, donnez-moi des calmants... Je brûle, donnez-moi ce qui fait mon intolérable désir.»
Démarche hardie et coupable qu'on se reproche le soir. Il faut bien qu'elle soit pressante, cette fatalité nouvelle, qu'il soit bien cuisant ce feu, que tous les saints soient impuissants. Mais quoi! le procès du Temple, le procès de Boniface ont dévoilé la Sodome qui se cachait sous l'autel. Un pape sorcier, ami du diable et emporté par le Diable, cela change toutes les pensées. Est-ce sans l'aide du démon que le pape qui n'est plus à Rome, dans son Avignon, Jean XXII, fils d'un cordonnier de Cahors, a pu amasser plus d'or que l'empereur et tous les rois? Tel le pape et tel l'évêque. Guichard, l'évêque de Troyes, n'a-t-il pas obtenu du Diable la mort des filles du roi?... Nous ne demandons nulle mort, nous, mais de douces choses: vie, santé, beauté, plaisir... Choses de Dieu, que Dieu nous refuse... Que faire? Si nous les avions de la grâce du Prince du monde?
Le grand et puissant docteur de la Renaissance, Paracelse, en brûlant les livres savants de toute l'ancienne médecine, les latins, les juifs, les arabes, déclare n'avoir rien appris que de la médecine populaire, des bonnes femmes[32], des bergers et des bourreaux; ceux-ci étaient souvent d'habiles chirurgiens (rebouteurs d'os cassés, démis) et de bons vétérinaires.
Je ne doute pas que son livre admirable et plein de génie sur les Maladies des femmes, le premier qu'on ait écrit sur ce grand sujet, si profond, si attendrissant, ne soit sorti spécialement de l'expérience des femmes mêmes, de celles à qui les autres demandaient secours: j'entends par là les sorcières qui, partout, étaient sages-femmes. Jamais, dans ces temps, la femme n'eût admis un médecin mâle, ne se fût confiée à lui, ne lui eût dit ses secrets. Les sorcières observaient seules, et furent, pour la femme surtout, le seul et unique médecin.
Ce que nous savons le mieux de leur médecine, c'est qu'elles employaient beaucoup, pour les usages les plus divers, pour calmer, pour stimuler, une grande famille de plantes, équivoques, fort dangereuses, qui rendirent les plus grands services. On les nomme avec raison: les Consolantes (Solanées)[33].
Famille immense et populaire, dont la plupart des espèces sont surabondantes, sous nos pieds, aux haies, partout. Famille tellement nombreuse, qu'un seul de ses genres a huit cents espèces[34]. Rien de plus facile à trouver, rien de plus vulgaire. Mais ces plantes sont la plupart d'un emploi fort hasardeux. Il a fallu de l'audace pour en préciser les doses, l'audace peut être du génie.
Prenons par en bas l'échelle ascendante de leurs énergies[35]. Les premières sont tout simplement potagères et bonnes à manger (les aubergines, les tomates, mal appelées pommes d'amour). D'autres de ces innocentes sont le calme et la douceur même, les molènes (bouillon blanc), si utiles aux fomentations.
Vous rencontrez au-dessus une plante déjà suspecte, que plusieurs croyaient un poison, la plante miellée d'abord, amère ensuite, qui semble dire le mot de Jonathas: «J'ai mangé un peu de miel, et voilà pourquoi je meurs.» Mais cette mort est utile, c'est l'amortissement de la douleur. La douce-amère, c'est son nom, dut être le premier essai de l'homœopathie hardie, qui peu à peu s'éleva aux plus dangereux poisons. La légère irritation, les picotements qu'elle donne purent la désigner pour remède des maladies dominantes de ces temps, celles de la peau.
La jolie fille désolée de se voir parée de rougeurs odieuses, de boutons, de dartres vives, venait pleurer pour ce secours. Chez la femme, l'altération était encore plus cruelle. Le sein, le plus délicat objet de toute la nature, et ses vaisseaux qui dessous forment une fleur incomparable[36], est, par la facilité de s'injecter, de s'engorger, le plus parfait instrument de douleur. Douleurs âpres, impitoyables, sans repos. Combien de bon cœur elle eût accepté tout poison! Elle ne marchandait pas avec la sorcière, lui mettait entre ses mains la pauvre mamelle alourdie.
De la douce-amère, trop faible, on montait aux morelles noires, qui ont un peu plus d'action. Cela calmait quelques jours. Puis la femme revenait pleurer: «Eh bien, ce soir tu reviendras... Je te chercherai quelque chose. Tu le veux. C'est un grand poison.»
La sorcière risquait beaucoup. Personne alors ne pensait qu'appliqués extérieurement, ou pris à très faible dose, les poisons sont des remèdes. Les plantes que l'on confondait sous le nom d'herbes aux sorcières semblaient des ministres de mort. Telles qu'on eût trouvées dans ses mains, l'auraient fait croire empoisonneuse ou fabricatrice de charmes maudits. Une foule aveugle, cruelle en proportion de sa peur, pouvait, un matin, l'assommer à coups de pierres, lui faire subir l'épreuve de l'eau (la noyade). Ou enfin, chose plus terrible, on pouvait, la corde au cou, la traîner à la cour d'église, qui en eût fait une pieuse fête, eût édifié le peuple en la jetant au bûcher.
Elle se hasarde pourtant, va chercher la terrible plante; elle y va au soir, au matin, quand elle a moins peur d'être rencontrée. Pourtant, un petit berger était là, le dit au village: «Si vous l'aviez vue comme moi, se glisser dans les décombres de la masure ruinée, regarder de tous côtés, marmotter je ne sais quoi!... Oh! elle m'a fait bien peur... Si elle m'avait trouvé, j'étais perdu... Elle eût pu me transformer en lézard, en crapaud, en chauve-souris... Elle a pris une vilaine herbe, la plus vilaine que j'aie vue; d'un jaune pâle de malade, avec des traits rouges et noirs, comme on dit les flammes d'enfer. L'horrible, c'est que toute la tige était velue comme un homme, de longs poils noirs et collants. Elle l'a rudement arrachée, en grognant, et tout à coup je ne l'ai plus vue. Elle n'a pu courir si vite; elle se sera envolée... Quelle terreur que cette femme! quel danger pour tout le pays!»
Il est certain que la plante effraye. C'est la jusquiame, cruel et dangereux poison, mais puissant émollient, doux cataplasme sédatif qui résout, détend, endort la douleur, guérit souvent.
Un autre de ces poisons, la belladone, ainsi nommée sans doute par la reconnaissance, était puissante pour calmer les convulsions qui parfois surviennent dans l'enfantement, qui ajoutent le danger au danger, la terreur à la terreur de ce suprême moment. Mais quoi! une main maternelle insinuait ce doux poison[37], endormait la mère et charmait la porte sacrée; l'enfant, tout comme aujourd'hui, où l'on emploie le chloroforme, seul opérait sa liberté, se précipitait dans la vie.
La belladone guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homœopathie, qui d'abord dut effrayer; c'était la médecine à rebours, contraire généralement à celle que les chrétiens connaissaient, estimaient seule, d'après les Arabes et les Juifs.
Comment y arriva-t-on? Sans doute par l'effet si simple du grand principe satanique que tout doit se faire à rebours, exactement à l'envers de ce que fait le monde sacré. Celui-ci avait l'horreur des poisons. Satan les emploie, et il en fait des remèdes. L'Église croit par des moyens spirituels (sacrements, prières) agir même sur les corps; Satan, au rebours, emploie des moyens matériels pour agir même sur l'âme; il fait boire l'oubli, l'amour, la rêverie, toute passion. Aux bénédictions du prêtre il oppose des passes magnétiques, par de douces mains de femmes, qui endorment les douleurs.
Par un changement de régime, et surtout de vêtement (sans doute en substituant la toile à la laine), les maladies de la peau perdirent de leur intensité. La lèpre diminua, mais elle sembla rentrer et produire des maux plus profonds. Le quatorzième siècle oscilla entre trois fléaux, l'agitation épileptique, la peste, les ulcérations qui (à en croire Paracelse) préparaient la syphilis.
Le premier danger n'était pas le moins grand. Il éclata, vers 1350, d'une effrayante manière par la danse de Saint-Guy, avec cette singularité qu'elle n'était pas individuelle; les malades, comme emportés d'un même courant galvanique, se saisissaient par la main, formaient des chaînes immenses, tournaient, tournaient, à mourir. Les regardants riaient d'abord, puis, par une contagion, se laissaient aller, tombaient dans le grand courant, augmentaient le terrible chœur.
Que serait-il arrivé si le mal eût persisté, comme fit longtemps la lèpre dans sa décadence même?
C'était comme un premier pas, un acheminement vers l'épilepsie. Si cette génération de malades n'eût été guérie, elle en eût produit une autre décidément épileptique. Effroyable perspective! L'Europe couverte de fous, de furieux, d'idiots! On ne dit point comment ce mal fut traité, et s'arrêta. Le remède qu'on recommandait, l'expédient de tomber sur ces danseurs à coups de pieds et de poings, était infiniment propre à aggraver l'agitation et la faire aboutir à l'épilepsie véritable. Il y eut, sans nul doute, un autre remède, dont on ne voulut pas parler. Dans le temps où la sorcellerie prend son grand essor, l'immense emploi des Solanées, surtout de la belladone, généralisa le médicament qui combat ces affections. Aux grandes réunions populaires du sabbat dont nous parlerons, l'herbe aux sorcières, mêlée à l'hydromel, à la bière, aussi au cidre[38], au poiré (les puissantes boissons de l'Ouest), mettait la foule en danse, une danse luxurieuse, mais point du tout épileptique.
Mais la grande révolution que font les sorcières, le plus grand pas à rebours contre l'esprit du Moyen-âge, c'est ce qu'on pourrait appeler la réhabilitation du ventre et des fonctions digestives. Elles professèrent hardiment: «Rien d'impur et rien d'immonde.» L'étude de la matière fut dès lors illimitée, affranchie. La médecine fut possible.
Qu'elles aient fort abusé du principe, on ne le nie pas. Il n'est pas moins évident. Rien d'impur que le mal moral. Toute chose physique est pure; nulle ne peut être éloignée du regard et de l'étude, interdite par un vain spiritualisme, encore moins par un sot dégoût.
Là surtout le Moyen-âge s'était montré dans son vrai caractère, l'Anti-Nature, faisant dans l'unité de l'être des distinctions, des castes, des classes hiérarchiques. Non seulement l'esprit est noble, selon lui, le corps non noble,—mais il y a des parties du corps qui sont nobles, et d'autres non, roturières apparemment.—De même, le ciel est noble, et l'abîme ne l'est pas. Pourquoi? «C'est que le ciel est haut.» Mais le ciel n'est ni haut ni bas. Il est dessus et dessous. L'abîme, qu'est-ce? Rien du tout.—Même sottise sur le monde, et le petit monde de l'homme.
Celui-ci est d'une pièce; tout y est solidaire de tout. Si le ventre est le serviteur du cerveau et le nourrit, le cerveau, aidant sans cesse à lui préparer le suc de digestion[39], ne travaille pas moins pour lui.
Les injures ne manquèrent pas. On appela les sorcières sales, indécentes, impudiques, immorales. Cependant leurs premiers pas dans cette voie furent, on peut le dire, une heureuse révolution dans ce qui est le plus moral, la bonté, la charité. Par une perversion d'idées monstrueuses, le Moyen-âge envisageait la chair, en son représentant (maudit depuis Ève), la Femme, comme impure. La Vierge, exaltée comme vierge, plus que comme Notre-Dame, loin de relever la femme réelle, l'avait abaissée en mettant l'homme sur la voie d'une scolastique de pureté où l'on allait enchérissant dans le subtil et le faux.
La femme même avait fini par partager l'odieux préjugé et se croire immonde. Elle se cachait pour accoucher. Elle rougissait d'aimer et de donner le bonheur. Elle, généralement si sobre, en comparaison de l'homme, elle qui n'est presque partout qu'herbivore et frugivore, qui donne si peu à la nature, qui, par un régime lacté, végétal, a la pureté de ces innocentes tribus, elle demandait presque pardon d'être, de vivre, d'accomplir les conditions de la vie. Humble martyre de la pudeur, elle s'imposait des supplices, jusqu'à vouloir dissimuler, annuler, supprimer presque ce ventre adoré, trois fois saint, d'où le dieu homme naît, renaît éternellement.
La médecine du Moyen-âge s'occupe uniquement de l'être supérieur et pur (c'est l'homme), qui seul peut devenir prêtre, et seul à l'autel fait Dieu.
Elle s'occupe des bestiaux; c'est par eux que l'on commence. Pense-t-on aux enfants? Rarement. Mais à la femme? Jamais.
Les romans d'alors, avec leurs subtilités, représentent le contraire du monde. Hors des cours, du noble adultère, le grand sujet de ces romans, la femme est partout la pauvre Grisélidis, née pour épuiser la douleur, souvent battue, soignée jamais.
Il ne faut pas moins que le Diable, ancien allié de la femme, son confident du Paradis, il ne faut pas moins que cette sorcière, ce monstre qui fait tout à rebours, à l'envers du monde sacré, pour s'occuper de la femme, pour fouler aux pieds les usages, et la soigner malgré elle. La pauvre créature s'estimait si peu!... Elle reculait, rougissait, ne voulait rien dire. La sorcière, adroite et maligne, devina et pénétra. Elle sut enfin la faire parler, tira d'elle son petit secret, vainquit ses refus, ses hésitations de pudeur et d'humilité. Plutôt que de subir telle chose, elle aimait mieux presque mourir. La barbare sorcière la fit vivre.
X
CHARMES.—PHILTRES
Qu'on ne se hâte pas de conclure du chapitre précédent que j'entreprends de blanchir, d'innocenter sans réserve, la sombre fiancée du Diable. Si elle fit souvent du bien, elle put faire beaucoup de mal. Nulle grande puissance qui n'abuse. Et celle-ci eut trois siècles où elle régna vraiment dans l'entr'acte des deux mondes, l'ancien mourant et le nouveau ayant peine à commencer. L'Église, qui retrouvera quelque force (au moins de combat) dans les luttes du seizième siècle, au quatorzième est dans la boue. Lisez le portrait véridique qu'en fait Clémengis. La noblesse, si fièrement parée des armures nouvelles, d'autant plus lourdement tombe à Crécy, Poitiers, Azincourt. Tous les nobles à la fin prisonniers en Angleterre! Quel sujet de dérision! Bourgeois et paysans même s'en moquent, haussent les épaules. L'absence générale des seigneurs n'encouragea pas peu, je pense, les réunions du Sabbat, qui toujours avaient eu lieu, mais purent alors devenir d'immenses fêtes populaires.
Quelle puissance que celle de la bien-aimée de Satan, qui guérit, prédit, devine, évoque les âmes des morts, qui peut vous jeter un sort, vous changer en lièvre, en loup, vous faire trouver un trésor, et, bien plus, vous faire aimer!... Épouvantable pouvoir qui réunit tous les autres! Comment une âme violente, le plus souvent ulcérée, parfois devenue très perverse, n'en eût-elle pas usé pour la haine et pour la vengeance, et parfois pour un plaisir de malice ou d'impureté?
Tout ce qu'on disait jadis au confesseur, on le lui dit. Non seulement les péchés qu'on a faits, mais ceux qu'on veut faire. Elle tient chacun par son secret honteux, l'aveu des plus fangeux désirs. On lui confie à la fois les maux physiques et ceux de l'âme, les concupiscences ardentes d'un sang âcre et enflammé, envies pressantes, furieuses, fines aiguilles dont on est piqué, repiqué.
Tous y viennent. On n'a pas honte avec elle. On dit crûment. On lui demande la vie, on lui demande la mort, des remèdes, des poisons. Elle y vient, la fille en pleurs, demander un avortement. Elle y vient, la belle-mère (texte ordinaire au Moyen-âge) dire que l'enfant du premier lit mange beaucoup et vit longtemps. Elle y vient, la triste épouse accablée chaque année d'enfants qui ne naissent que pour mourir. Elle implore sa compassion, apprend à glacer le plaisir au moment, le rendre infécond. Voici, au contraire, un jeune homme qui achèterait à tout prix le breuvage ardent qui peut troubler le cœur d'une haute dame, lui faire oublier les distances, regarder son petit page.
Le mariage de ces temps n'a que deux types et deux formes, toutes deux extrêmes, excessives.
L'orgueilleuse héritière des fiefs, qui apporte un trône ou un grand domaine, une Éléonore de Guyenne, aura, sous les yeux du mari, sa cour d'amants, se contraindra fort peu. Laissons les romans, les poèmes. Regardons la réalité dans son terrible progrès jusqu'aux effrénées fureurs des filles de Philippe-le-Bel, de la cruelle Isabelle, qui, par la main de ses amants, empala Édouard II. L'insolence de la femme féodale éclate diaboliquement dans le triomphal bonnet aux deux cornes et autres modes effrontées.
Mais, dans ce siècle où les classes commencent à se mêler un peu, la femme de race inférieure, épousée par un baron, doit craindre les plus dures épreuves. C'est ce que dit l'histoire, vraie et réelle, de Grisélidis, l'humble, la douce, la patiente. Le conte, je crois très sérieux, historique, de Barbe-Bleue, en est la forme populaire. L'épouse, qu'il tue et remplace si souvent, ne peut être que sa vassale. Il compterait bien autrement avec la fille ou la sœur d'un baron qui pût la venger. Si cette conjecture spécieuse ne me trompe pas, on doit croire que ce conte est du quatorzième siècle et non des siècles précédents, où le seigneur n'eût pas daigné prendre femme au-dessous de lui.
Une chose fort remarquable dans le conte touchant de Grisélidis, c'est qu'à travers tant d'épreuves elle ne semble pas avoir l'appui de la dévotion ni celui d'un autre amour. Elle est évidemment fidèle, chaste, pure. Il ne lui vient pas à l'esprit de se consoler en aimant ailleurs.
Des deux femmes féodales, l'Héritière, la Grisélidis, c'est uniquement la première qui a ses chevaliers servants, qui préside aux cours d'amours, qui favorise les amants les plus humbles, les encourage, qui rend (comme Éléonore) la fameuse décision, devenue classique en ces temps: «Nul amour possible entre époux.»
De là un espoir secret, mais ardent, mais violent, commence en plus d'un jeune cœur. Dût-il se donner au diable, il se lancera tête baissée vers cet aventureux amour. Dans ce château si bien fermé, une belle porte s'ouvre à Satan. A un jeu si périlleux, entrevoit-on quelque chance? Non, répondrait la sagesse. Mais si Satan disait: «Oui?»
Il faut bien se rappeler combien, entre nobles même, l'orgueil féodal mettait de distance. Les mots trompent. Il y a loin du chevalier au chevalier.
Le chevalier banneret, le seigneur qui menait au roi toute une armée de vassaux, voyait à sa longue table, avec le plus parfait mépris, les pauvres chevaliers sans terre (mortelle injure du Moyen-âge, comme on le sait par Jean-sans-terre). Combien plus les simples varlets, écuyers, pages, etc., qu'il nourrissait de ses restes! Assis au bas bout de la table, tout près de la porte, ils grattaient les plats que les personnages d'en haut, assis au foyer, leur envoyaient souvent vides. Il ne tombait pas dans l'esprit du haut seigneur que ceux d'en bas fussent assez osés pour élever leurs regards jusqu'à leur belle maîtresse, jusqu'à la fière héritière du fief, siégeant près de sa mère «sous un chapel de roses blanches.» Tandis qu'il souffrait à merveille l'amour de quelque étranger, chevalier déclaré de la dame, portant ses couleurs, il eût puni cruellement l'audace d'un de ses serviteurs qui aurait visé si haut. C'est le sens de la jalousie furieuse du sire du Fayel, mortellement irrité, non de ce que sa femme avait un amant, mais de ce que cet amant était un de ses domestiques, le châtelain (simple gardien) de son château de Coucy[40].
Plus l'abîme était profond, infranchissable, ce semble, entre la dame du fief, la grande héritière, et cet écuyer, ce page, qui n'avait que sa chemise et pas même son habit qu'il recevait du seigneur,—plus la tentation d'amour était forte de sauter l'abîme.
Le jeune homme s'exaltait par l'impossible. Enfin, un jour qu'il pouvait sortir du donjon, il courait à la sorcière et lui demandait un conseil. Un philtre suffirait-il, un charme qui fascinât? Et si cela ne suffisait, fallait-il un pacte exprès? Il n'eût point du tout reculé devant la terrible idée de se donner à Satan.—«On y songera, jeune homme. Mais remonte. Déjà tu verras que quelque chose est changé.»
Ce qui est changé, c'est lui. Je ne sais quel espoir le trouble; son œil baissé, plus profond, creusé d'une flamme inquiète, la laisse échapper malgré lui. Quelqu'un (on devine bien qui) le voit avant tout le monde, est touchée, lui jette au passage quelque mot compatissant... O délire! ô bon Satan! charmante, adorable sorcière!...
Il ne peut manger ni dormir qu'il n'aille la revoir encore. Il baise sa main avec respect et se met presque à ses pieds. Que la sorcière lui demande, lui commande ce qu'elle veut, il obéira. Voulût-elle sa chaîne d'or, voulût-elle l'anneau qu'il a au doigt (de sa mère mourante), il les donnerait à l'instant. Mais d'elle-même malicieuse, haineuse pour le baron, elle trouve une grande douceur à lui porter un coup secret.
Un trouble vague déjà est au château. Un orage muet, sans éclair ni foudre, y couve, comme une vapeur électrique sur un marais. Silence, profond silence. Mais la Dame est agitée. Elle soupçonne qu'une puissance surnaturelle a agi. Car enfin pourquoi celui-ci, plus qu'un autre qui est plus beau, plus noble, illustre déjà par des exploits renommés? Il y a quelque chose là-dessous. Lui a-t-il jeté un sort? A-t-il employé un charme?... Plus elle se demande cela et plus son cœur est troublé.
La malice de la sorcière a de quoi se satisfaire. Elle régnait dans le village. Mais le château vient à elle, se livre, et par le côté où son orgueil risque le plus. L'intérêt d'un tel amour, pour nous, c'est l'élan d'un cœur vers son idéal, contre la barrière sociale, contre l'injustice du sort. Pour la sorcière, c'est le plaisir, âpre, profond, de rabaisser la haute dame et de s'en venger peut-être, le plaisir de rendre au seigneur ce qu'il fait à ses vassales, de prélever chez lui-même, par l'audace d'un enfant, le droit outrageant d'épousailles. Nul doute que, dans ces intrigues où la sorcière avait son rôle, elle n'ait souvent porté un fond de haine niveleuse, naturelle au paysan.
C'était déjà quelque chose de faire descendre la Dame à l'amour d'un domestique. Jehan de Saintré, Chérubin, ne doivent pas faire illusion. Le jeune serviteur remplissait les plus basses fonctions de la domesticité. Le valet proprement dit n'existe pas alors, et d'autre part peu ou point de femmes de service dans les places de guerre. Tout se fait par ces jeunes mains qui n'en sont pas dégradées. Le service, surtout corporel, du seigneur et de la dame, honore et relève. Néanmoins il mettait souvent le noble enfant en certaines situations assez tristes, prosaïques, je n'oserais dire risibles. Le seigneur ne s'en gênait pas. La Dame avait bien besoin d'être fascinée par le diable pour ne pas voir ce qu'elle voyait chaque jour, le bien-aimé en œuvre malpropre et servile.
C'était le fait du Moyen-âge de mettre toujours en face le très haut et le très bas. Ce que nous cachent les poèmes, on peut l'entrevoir ailleurs. Dans ses passions éthérées, beaucoup de choses grossières sont mêlées visiblement.
Tout ce qu'on sait des charmes et philtres que les sorcières employaient est très fantasque, et, ce semble, souvent malicieux, mêlé hardiment des choses par lesquelles on croirait le moins que l'amour pût être éveillé. Elles allèrent ainsi très loin, sans qu'il aperçut, l'aveugle, qu'elles faisaient de lui leur jouet.
Ces philtres étaient fort différents. Plusieurs étaient d'excitation, et devaient troubler les sens, comme ces stimulants dont abusent tant les Orientaux. D'autres étaient de dangereux (et souvent perfides) breuvages d'illusion qui pouvaient livrer la personne sans la volonté. Certains enfin furent des épreuves où l'on défiait la passion, où l'on voulait voir jusqu'où le désir avide pourrait transposer les sens, leur faire accepter, comme faveur suprême et comme communion, les choses les moins agréables qui viendraient de l'objet aimé.
La construction si grossière des châteaux, tout en grandes salles, livrait la vie intérieure. A peine, assez tard, fit-on, pour se recueillir et dire les prières, un cabinet, le retrait, dans quelque tourelle. La dame était aisément observée. A certains jours, guettés, choisis, l'audacieux, conseillé par sa sorcière, pouvait faire son coup, modifier la boisson, y mêler le philtre.
Chose pourtant rare et périlleuse. Ce qui était plus facile, c'était de voler à la Dame telles choses qui lui échappaient, qu'elle négligeait elle-même. On ramassait précieusement un fragment d'ongle imperceptible. On recueillait avec respect ce que laissait tomber son peigne, un ou deux de ses beaux cheveux. On le portait à la sorcière. Celle-ci exigeait souvent (comme font nos somnambules) tel objet fort personnel et imbu de la personne, mais qu'elle-même n'aurait pas donné, par exemple, quelques fils arrachés d'un vêtement longtemps porté et sali, dans lequel elle eût sué. Tout cela, bien entendu, baisé, adoré, regretté. Mais il fallait le mettre aux flammes pour en recueillir la cendre. Un jour ou l'autre, en revoyant son vêtement, la fine personne en distinguait la déchirure, devinait, mais n'avait garde de parler et soupirait... Le charme avait eu son effet.
Il est certain que, si la Dame hésitait, gardait le respect du sacrement, cette vie dans un étroit espace, où l'on se voyait sans cesse, où l'on était si près, si loin, devenait un véritable supplice. Lors même qu'elle avait été faible, cependant, devant son mari et d'autres non moins jaloux, le bonheur sans doute était rare. De là mainte violente folie du désir inassouvi. Moins on avait l'union, et plus on l'eût voulue profonde. L'imagination déréglée la cherchait en choses bizarres, hors nature et insensées. Ainsi, pour créer un moyen de communication secrète, la sorcière à chacun des deux piquait sur le bras la figure des lettres de l'alphabet. L'un voulait-il transmettre à l'autre une pensée, il ravivait, il rouvrait, en les suçant, les lettres sanglantes du mot voulu. A l'instant, les lettres correspondantes (dit-on) saignaient au bras de l'autre.
Quelquefois, dans ces folies, on buvait du sang l'un de l'autre, pour se faire une communion qui, disait-on, mêlait les âmes. Le cœur dévoré de Coucy que la Dame «trouva si bon, qu'elle ne mangea plus de sa vie», est le plus tragique exemple de ces monstrueux sacrements de l'amour anthropophage. Mais quand l'absent ne mourait pas, quand c'était l'amour qui mourait en lui, la dame consultait la sorcière, lui demandait les moyens de le lier, le ramener.
Les chants de la magicienne de Théocrite et de Virgile, employés même au Moyen-âge, étaient rarement efficaces. On tâchait de le ressaisir par un charme qui paraît aussi imité de l'Antiquité. On avait recours au gâteau, à la Confarreatio, qui, de l'Asie à l'Europe, fut toujours l'hostie de l'amour. Mais ici on voulait lier plus que l'âme,—lier la chair, créer l'identification, au point que, mort pour toute femme, il n'eût de vie que pour une. Dure était la cérémonie. «Mais, madame, disait la sorcière, il ne faut pas marchander.» Elle trouvait l'orgueilleuse tout à coup obéissante, qui se laissait docilement ôter sa robe et le reste. Car il le fallait ainsi.
Quel triomphe pour la sorcière! Et si la Dame était celle qui la fit courir jadis, quelle vengeance et quelles représailles! La voilà nue sous sa main. Ce n'est pas tout. Sur ses reins, elle établit une planchette, un petit fourneau, et là fait cuire le gâteau... «Oh! ma mie, je n'en peux plus. Dépêchez, je ne puis rester ainsi.—C'est ce qu'il nous fallait, madame, il faut que vous ayez chaud. Le gâteau cuit, il sera chauffé de vous, de votre flamme.»
C'est fini, et nous avons le gâteau de l'Antiquité, du mariage indien et romain,—assaisonné, réchauffé du lubrique esprit de Satan. Elle ne dit pas comme celle de Virgile: «Revienne, revienne Daphnis! ramenez-le-moi, mes chants!» Elle lui envoie le gâteau, imprégné de sa souffrance et resté chaud de son amour... A peine il y a mordu, un trouble étrange, un vertige le saisit... Puis un flot de sang lui remonte au cœur; il rougit. Il brûle. La furie lui revient, et l'inextinguible désir[41].
XI
LA COMMUNION DE RÉVOLTE.—LES SABBATS LA MESSE NOIRE
Il faut dire les Sabbats. Ce mot évidemment a désigné des choses fort diverses, selon les temps. Nous n'en avons malheureusement de descriptions détaillées que fort tard (au temps d'Henri IV)[42]. Ce n'était guère alors qu'une grande farce libidineuse, sous prétexte de sorcellerie. Mais dans ces descriptions même d'une chose tellement abâtardie, certains traits fort antiques témoignent des âges successifs, des formes différentes par lesquelles elle avait passé.
On peut partir de cette idée très sûre que, pendant bien des siècles, le serf mena la vie du loup et du renard, qu'il fut un animal nocturne, je veux dire agissant le jour le moins possible, ne vivant vraiment que de nuit.
Encore jusqu'à l'an 1000, tant que le peuple fait ses saints et ses légendes, la vie du jour n'est pas sans intérêt pour lui. Ses nocturnes sabbats ne sont qu'un reste léger de paganisme. Il honore, craint la Lune qui influe sur les biens de la terre. Les vieilles lui sont dévotes et brûlent de petites chandelles pour Dianom (Diane-Lune-Hécate). Toujours le lupercale poursuit les femmes et les enfants, sous un masque, il est vrai, le noir visage du revenant Hallequin (Arlequin). On fête exactement la pervigilium Veneris (au 1er mai). On tue à la Saint-Jean le bouc de Priape-Bacchus Sabasius, pour célébrer les Sabasies. Nulle dérision dans tout cela. C'est un innocent carnaval du serf.
Mais, vers l'an 1000, l'église lui est presque fermée par la différence des langues. En 1100, les offices lui deviennent inintelligibles. Des Mystères que l'on joue aux portes des églises, ce qu'il retient le mieux, c'est le côté comique, le bœuf et l'âne, etc. Il en fait des noëls, mais de plus en plus dérisoires (vraie littérature sabbatique).
Croira-t-on que les grandes et terribles révoltes du douzième siècle furent sans influence sur ces mystères et cette vie nocturne du loup, de l'advolé, de ce gibier sauvage, comme l'appellent les cruels barons. Ces révoltes purent fort bien commencer souvent dans les fêtes de nuit. Les grandes communions de révolte entre serfs (buvant le sang les uns des autres, ou mangeant la terre pour hostie[43]) purent se célébrer au sabbat. La Marseillaise de ce temps, chantée la nuit plus que le jour, est peut-être un chant sabbatique: