La Sorcière
X
LE PÈRE GIRARD ET LA CADIÈRE (1730)
Les Jésuites avaient du malheur. Étant si bien à Versailles, maîtres à la cour, ils n'avaient pas le moindre crédit du côté de Dieu. Pas le plus petit miracle. Les jansénistes abondaient du moins en touchantes légendes. Nombre infini de créatures malades, d'infirmes, de boiteux, de paralytiques, trouvaient au tombeau du diacre Pâris un moment de guérison. Ce malheureux peuple écrasé par une suite effroyable de fléaux (le grand Roi, premier fléau, puis la Régence, le Système qui firent tant de mendiants), ce peuple venait demander son salut à un pauvre homme de bien, un vertueux imbécile, un saint, malgré ses ridicules. Et pourquoi rire après tout? Sa vie est bien plus touchante encore que risible. Il ne faut pas s'étonner si ces bonnes gens, émus, au tombeau de leur bienfaiteur, oubliaient tout à coup leurs maux. La guérison ne durait guère; n'importe, le miracle avait eu lieu, celui de la dévotion, du bon cœur, de la reconnaissance. Plus tard, la friponnerie se mêla à tout cela; mais alors (1728) ces étranges scènes populaires étaient très pures.
Les jésuites auraient tout donné pour avoir le moindre de ces miracles qu'ils niaient. Ils travaillaient depuis près de cinquante ans à orner de fables et de petits contes leur légende du Sacré-Cœur, l'histoire de Marie Alacoque. Depuis vingt-cinq ou trente ans, ils avaient tâché de faire croire que leur confrère, Jacques II, non content de guérir les écrouelles (en qualité de roi de France), après sa mort s'amusait à faire parler les muets, faire marcher droit les boiteux, redresser les louches. Les guéris louchaient encore plus. Quant aux muets, il se trouva, par malheur, que celle qui jouait ce rôle était une coquine avérée, prise en flagrant délit de vol. Elle courait les provinces, et, à toutes les chapelles de saints renommés, elle était guérie par miracle et recevait les aumônes; puis recommençait ailleurs.
Pour se procurer des miracles, le Midi vaut mieux. Il y a des femmes nerveuses, de facile exaltation, propres à faire des somnambules, des miraculées, des stigmatisées, etc.
Les Jésuites avaient à Marseille un évêque à eux, Belzunce, homme de cœur et de courage, illustre depuis la fameuse peste, mais crédule et fort borné, sous l'abri duquel on pouvait hasarder beaucoup. Ils avaient mis près de lui un Jésuite franc-comtois, qui ne manquait pas d'esprit; qui, avec une apparence austère, n'en prêchait pas moins agréablement dans le genre fleuri, un peu mondain, qu'aiment les dames. Vrai Jésuite qui pouvait réussir de deux manières, ou par l'intrigue féminine, ou par le santissimo. Girard n'avait pour lui ni l'âge ni la figure; c'était un homme de quarante-sept ans, grand, sec, qui semblait exténué; il avait l'oreille un peu dure, l'air sale et crachait partout (pages 50, 69, 254)[78]. Il avait enseigné longtemps, jusqu'à l'âge de trente-sept ans, et gardait certains goûts de collège. Depuis dix ans, c'est-à-dire depuis la grande peste, il était confesseur de religieuses. Il y avait réussi et avait obtenu sur elles un assez grand ascendant en leur imposant ce qui lui semblait le plus contraire au tempérament de ces Provençales, les doctrines et les disciplines de la mort mystique, la passiveté absolue, l'oubli parfait de soi-même. Le terrible événement avait aplati les courages, énervé les cœurs, amollis d'une certaine langueur morbide. Les Carmélites de Marseille, sous la conduite de Girard, allaient loin dans ce mysticisme, à leur tête une certaine sœur Rémusat, qui passait pour sainte.
Les Jésuites, malgré ce succès, ou peut-être pour ce succès même, éloignèrent Girard de Marseille; ils voulurent l'employer à relever leur maison de Toulon. Elle en avait grand besoin. Le magnifique établissement de Colbert, le séminaire des aumôniers de la marine, avait été confié aux jésuites pour décrasser ces jeunes aumôniers de la direction des Lazaristes, sous laquelle ils étaient presque partout. Mais les deux Jésuites qu'on y avait mis étaient peu capables. L'un était un sot, l'autre (le Père Sabatier), un homme singulièrement emporté, malgré son âge. Il avait l'insolence de notre ancienne marine, ne daignait garder aucune mesure. On lui reprochait à Toulon, non d'avoir une maîtresse, ni même une femme mariée, mais de l'avoir insolemment, outrageusement, de manière à désespérer le mari. Il voulait que celui-ci, surtout, connût bien sa honte, sentît toutes les piqûres. Les choses furent poussées si loin que le pauvre homme en mourut[79].
Du reste, les rivaux des jésuites offraient encore plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient les Clarisses (ou Claristes) d'Ollioules, avaient publiquement des religieuses pour maîtresses, et cela ne suffisant pas, ils ne respectaient pas même les petites pensionnaires. Le Père gardien, un Aubany, en avait violé une de treize ans; poursuivi par les parents, il s'était sauvé à Marseille.
Girard, nommé directeur du séminaire des aumôniers, allait, par son austérité apparente, par sa dextérité réelle, rendre l'ascendant aux Jésuites sur des moines tellement compromis, sur des prêtres de paroisse peu instruits et fort vulgaires.
En ce pays où l'homme est brusque, souvent âpre d'accent, d'extérieur, les femmes apprécient fort la douce gravité des hommes du Nord; elles leur savent gré de parler la langue aristocratique, officielle, le français.
Girard, arrivant à Toulon, devait connaître parfaitement le terrain d'avance. Il avait là déjà à lui une certaine Guiol, qui venait parfois à Marseille, où elle avait une fille carmélite. Cette Guiol, femme d'un petit menuisier, se mit entièrement à sa disposition, autant et plus qu'il ne voulait; elle était fort mûre, de son âge (quarante-sept ans), extrêmement véhémente, corrompue et bonne à tout, prête à lui rendre des services de toute sorte, quoi qu'il fît, quoi qu'il fût, un scélérat ou un saint.
Cette Guiol, outre sa fille carmélite de Marseille, en avait une qui était sœur converse aux Ursulines de Toulon. Les Ursulines, religieuses enseignantes, étaient partout comme un centre; leur parloir, fréquenté des mères, était un intermédiaire entre le cloître et le monde. Chez elles, et par elles, sans doute, Girard vit les dames de la ville, entre autres une de quarante ans, non mariée, Mlle Gravier, fille d'un ancien entrepreneur des travaux du roi à l'Arsenal. Cette dame avait comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul, sa cousine, fille d'un patron de barque, qui était sa seule héritière, et qui, quoiqu'à peu près du même âge (trente-cinq ans), prétendait bien hériter. Près d'elles, se formait peu à peu un petit cénacle d'admiratrices de Girard, qui devinrent ses pénitentes. Des jeunes filles y étaient parfois introduites, comme Mlle Cadière, fille d'un marchand, une couturière, la Laugier, la Batarelle, fille d'un batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois de petits goûters. Mais rien n'intéressait plus que certaines lettres où l'on comptait les miracles et les extases de sœur Rémusat, encore vivante (elle mourut en février 1730). Quelle gloire pour le Père Girard qui l'avait menée si haut! On lisait cela, on pleurait, on criait d'admiration. Si l'on n'avait encore d'extases, on n'était pas loin d'en avoir. Et la Reboul, pour plaire à sa parente, se mettait déjà parfois dans un état singulier par le procédé connu de s'étouffer tout doucement et de se pincer le nez[80].
De ces femmes et filles, la moins légère certainement était Mlle Catherine Cadière, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion et de charité, d'un visage mortifié, qui semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle avait plus qu'aucune autre ressenti les grands malheurs du temps, ceux de la Provence et de Toulon. Cela s'explique assez. Elle était née dans l'affreuse famine de 1709, et, au moment où une fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle de la grande Peste. Elle semblait marquée de ces deux événements, un peu hors de la vie, et déjà de l'autre côté.
La triste fleur était tout à fait de Toulon, de ce Toulon d'alors. Pour la comprendre, il faut bien se rappeler ce qu'est, ce qu'était cette ville.
Toulon est un passage, un lieu d'embarquement, l'entrée d'un port immense et d'un gigantesque arsenal. Voilà ce qui saisit le voyageur et l'empêche de voir Toulon même. Il y a pourtant là une ville, une vieille cité. Elle contient deux peuples différents, le fonctionnaire étranger, et le vrai Toulonnais, celui-ci peu ami de l'autre, enviant l'employé et souvent révolté par les grands airs de la Marine. Tout cela concentré dans les rues ténébreuses d'une ville étranglée alors de l'étroite ceinture des fortifications. L'originalité de la petite ville noire, c'est de se trouver justement entre deux océans de lumière, le merveilleux miroir de la rade et le majestueux amphithéâtre de ses montagnes chauves d'un gris éblouissant et qui vous aveuglent à midi. D'autant plus sombres paraissent les rues. Celles qui ne vont pas droit au port et n'en tirent pas quelque lumière, sont à toute heure profondément obscures. Des allées sales et de petits marchands, des boutiques mal garnies, invisibles à qui vient du jour, c'est l'aspect général. L'intérieur forme un labyrinthe de ruelles, où l'on trouve beaucoup d'églises, de vieux couvents, devenus casernes. De forts ruisseaux, chargés et salis des eaux ménagères, courent en torrents. L'air y circule peu, et l'on est étonné, sous un climat si sec, d'y trouver tant d'humidité.
En face du nouveau théâtre, une ruelle appelée la rue de l'Hôpital va de la rue Royale, assez étroite, à l'étroite rue des Canonniers (Saint-Sébastien). On dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un regard à midi, mais il trouve le lieu si triste qu'à l'instant même il passe et rend à la ruelle son ombre obscure.
Entre ces noires maisons, la plus petite était celle du sieur Cadière, regrattier, ou revendeur. On n'entrait que par la boutique, et il y avait une chambre à chaque étage. Les Cadière étaient gens honnêtes, dévots, et Mme Cadière un miroir de perfection. Ces bonnes gens n'étaient pas absolument pauvres. Non seulement la petite maison était à eux, mais, comme la plupart des bourgeois de Toulon, ils avaient une bastide. C'est une masure le plus souvent, un petit clos pierreux qui donne un peu de vin. Au temps de la grande marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux mouvement du port profitait à la ville. L'argent de la France arrivait là. Tant de grands seigneurs qui passaient, traînaient après eux leurs maisons, leurs nombreux domestiques, un peuple gaspillard, qui derrière lui laissait beaucoup. Tout cela finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa; on ne pouvait plus même payer les ouvriers de l'Arsenal; les vaisseaux délabrés restaient non réparés, et l'on finit par en vendre le bois[81].
Toulon sentit fort bien le contre-coup de tout cela. Au siège de 1707, il semblait quasi mort. Mais que fut-ce dans la terrible année de 1709, le 93 de Louis XIV! quand tous les fléaux à la fois, cruel hiver, famine, épidémie, semblaient vouloir raser la France!—Les arbres de Provence, eux-mêmes, ne furent pas épargnés. Les communications cessèrent. Les routes se couvraient de mendiants, d'affamés! Toulon tremblait, entouré de brigands qui coupaient toutes les routes.
Mme Cadière, pour comble, en cette année cruelle, était enceinte. Elle avait trois garçons. L'aîné restait à la boutique, aidait son père. Le second était aux Prêcheurs et devait se faire moine dominicain (jacobin, comme on disait). Le troisième étudiait pour être prêtre au séminaire des Jésuites. Les époux voulaient une fille; madame demandait à Dieu une sainte. Elle passa ses neuf mois en prière, jeûnant ou ne mangeant que du pain de seigle. Elle eut une fille. Catherine. L'enfant était très délicate, et, comme ses frères, un peu malsaine. L'humidité de la maison sans air, la faible nourriture d'une mère si économe et plus que sobre, y contribuaient. Les frères avaient des glandes qui s'ouvraient quelquefois; et la petite en eut dans les premières années. Sans être tout à fait malade, elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs. Elle grandit sans s'affermir. A l'âge où les autres ont la force, la joie de la vie ascendante, elle disait déjà: «J'ai peu à vivre.»
Elle eut la petite vérole, et en resta un peu marquée. On ne sait si elle fut belle. Ce qui est sûr, c'est qu'elle était gentille, ayant tous les charmants contrastes des jeunes Provençales et leur double nature. Vive et rêveuse, gaie et mélancolique, une bonne petite dévote, avec d'innocentes échappées. Entre les longs offices, si on la menait à la bastide avec les filles de son âge, elle ne faisait difficulté de faire comme elles, de chanter ou danser, en se passant au cou le tambourin. Mais ces jours étaient rares. Le plus souvent, son grand plaisir était de monter au plus haut de la maison (p. 24), de se trouver plus près du ciel, de voir un peu de jour, d'apercevoir peut-être un petit coin de mer, ou quelque pointe aiguë de la vaste thébaïde des montagnes. Elles étaient sérieuses dès lors, mais un peu moins sinistres, moins déboisées, moins chauves, avec une robe clairsemée d'arbousiers, de mélèzes.
Cette morte ville de Toulon, au moment de la peste, comptait vingt-six mille habitants. Énorme masse resserrée sur un point. Et encore, de ce point, ôtez une ceinture de grands couvents adossés aux remparts, minimes, oratoriens, jésuites, capucins, récollets, ursulines, visitandines, bernardines, Refuge, Bon-Pasteur, et, tout au centre, le couvent énorme des dominicains. Ajoutez les églises paroissiales, presbytères, évêché, etc. Le clergé occupait tout, le peuple rien pour ainsi dire[82].
On devine combien, sur un foyer si concentré, le fléau âprement mordit. Le bon cœur de Toulon lui fut fatal aussi. Elle reçut magnanimement des échappés de Marseille. Ils purent bien amener la peste, autant que des ballots de laine auxquels on attribue l'introduction du fléau. Les notables effrayés allaient fuir, se disperser dans les campagnes. Le premier des consuls, M. d'Antrechaus, cœur héroïque, les retint, leur dit sévèrement: «Et le peuple, que va-t-il devenir, messieurs, dans cette ville dénuée, si les riches emportent leurs bourses?» Il les retint et força tout le monde de rester. On attribuait les horreurs de Marseille aux communications entre habitants. D'Antrechaus essaya d'un système tout contraire. Ce fut d'isoler, d'enfermer les Toulonnais chez eux. Deux hôpitaux immenses furent créés et dans la rade et aux montagnes. Tout ce qui n'y allait pas, dut rester chez soi sous peine de mort. D'Antrechaus, pendant sept grands mois, soutint cette gageure qu'on eût crue impossible, de garder, de nourrir à domicile, une population de vingt-six mille âmes. Pour ce temps, Toulon fut un sépulcre. Nul mouvement que celui du matin, de la distribution du pain de porte en porte, puis de l'enlèvement des morts. Les médecins périrent la plupart, les magistrats périrent, sauf d'Antrechaus. Les enterreurs périrent. Les déserteurs condamnés les remplaçaient, mais avec une brutalité précipitée et furieuse. Les corps, du quatrième étage, étaient, la tête en bas, jetés au tombereau. Une mère venait de perdre sa fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce pauvre petit corps précipité ainsi, et, à force d'argent, elle obtint qu'on la descendit. Dans le trajet, l'enfant revient, se ranime. On la remonte; elle survit. Si bien qu'elle fut l'aïeule de notre savant M. Brun, auteur de l'excellente histoire du port.
La pauvre petite Cadière avait justement l'âge de cette morte qui survécut, douze ans, l'âge si vulnérable pour ce sexe. La fermeture générale des églises, la suppression des fêtes (de Noël! si gai à Toulon), tout cela pour l'enfant était la fin du monde. Il semble qu'elle n'en soit jamais bien revenue. Toulon non plus ne se releva point. Elle garda l'aspect d'un désert. Tout était ruiné, en deuil, veuf, orphelin, beaucoup désespérés. Au milieu, une grande ombre, d'Antrechaus, qui avait vu tout mourir, ses fils, frères et collègues, et qui s'était glorieusement ruiné, à ce point qu'il lui fallut manger chez ses voisins; les pauvres se disputaient l'honneur de le nourrir.
La petite dit à sa mère qu'elle ne porterait jamais plus ce qu'elle avait de beaux habits, et il fallut les vendre. Elle ne voulait plus que servir les malades; elle entraînait toujours sa mère à l'hôpital qui était au bout de leur rue. Une petite voisine de quatorze ans, la Laugier, avait perdu son père, vivait avec sa mère fort misérablement. Catherine y allait sans cesse et y portait sa nourriture, des vêtements, tout ce qu'elle pouvait. Elle demanda à ses parents qu'on payât pour la Laugier les frais d'apprentissage chez une couturière, et tel était son ascendant, qu'ils ne refusèrent pas cette grosse dépense. Sa piété, son charmant petit cœur la rendaient toute-puissante. Sa charité était passionnée; elle ne donnait pas seulement; elle aimait. Elle eût voulu que cette Laugier fût parfaite. Elle l'avait volontiers près d'elle, la couchait souvent avec elle. Toutes deux avaient été reçues dans les filles de Sainte-Thérèse, un tiers-ordre que les carmes avaient organisé. Mlle Cadière en était l'exemple, et, à treize ans, elle semblait une carmélite accomplie. Elle avait emprunté d'une visitandine des livres de mysticité qu'elle dévorait. La Laugier, à quinze ans, faisait un grand contraste; elle ne voulait rien faire, rien que manger et être belle. Elle l'était, et pour cela on l'avait fait sacristine de la chapelle de Sainte-Thérèse. Occasion de grandes privautés avec les prêtres; aussi, quand sa conduite lui mérita d'être chassée de la congrégation, une autre autorité, un vicaire général, s'emporta jusqu'à dire que, si elle l'était, on interdirait la chapelle (p. 36-37).
Toutes deux elles avaient le tempérament du pays, l'extrême agitation nerveuse, et dès l'enfance, ce qu'on appelait des vapeurs de mère (de matrice). Mais le résultat était opposé; fort charnel chez la Laugier, gourmande, fainéante, violente; tout cérébral chez la pure et douce Catherine, qui, par suite de ses maladies ou de sa vive imagination qui absorbait tout en elle, n'avait aucune idée du sexe. «A vingt ans, elle en avait sept.» Elle ne songeait à rien qu'à prier et donner, ne voulait point se marier. Au mot de mariage elle pleurait, comme si on lui eût proposé de quitter Dieu.
On lui avait prêté la vie de sa patronne, sainte Catherine de Gênes, et elle avait acheté le Château de l'âme de sainte Thérèse. Peu de confesseurs la suivaient dans cet essor mystique. Ceux qui parlaient gauchement de ces choses lui faisaient mal. Elle ne put garder ni le confesseur de sa mère, prêtre de la cathédrale, ni un carme, ni le vieux jésuite Sabatier. A seize ans, elle avait un prêtre de Saint-Louis, de haute spiritualité. Elle passait des jours à l'église, tellement que sa mère, alors veuve, qui avait besoin d'elle, toute dévote qu'elle était, la punissait à son retour. Ce n'était pas sa faute. Elle s'oubliait dans ses extases. Les filles de son âge la tenaient tellement pour sainte, que parfois, à la messe, elles crurent voir l'hostie, attirée par la force d'amour qu'elle exerçait, voler à elle et d'elle-même se placer dans sa bouche.
Ses deux jeunes frères étaient disposés fort diversement pour Girard. L'aîné, chez les Prêcheurs, avait pour le Jésuite l'antipathie naturelle de l'ordre de Saint-Dominique. L'autre, qui, pour être prêtre, étudiait chez les Jésuites, regardait Girard comme un saint, un grand homme; il en avait fait son héros. Elle aimait ce jeune frère, comme elle, maladif. Ce qu'il disait sans cesse de Girard dut agir. Un jour, elle le rencontra dans la rue; elle le vit si grave, mais si bon et si doux qu'une voix intérieure lui dit Ecce homo (le voici, l'homme qui doit te conduire). Le samedi, elle alla se confesser à lui, et il lui dit: «Mademoiselle, je vous attendais.» Elle fut surprise et émue, ne songea nullement que son frère eût pu l'avertir, mais pensa que la voix mystérieuse lui avait parlé aussi, et que tous deux partageaient cette communion céleste des avertissements d'en haut (p. 81, 383).
Six mois d'été se passèrent sans que Girard, qui la confessait le samedi, fît un pas vers elle. Le scandale du vieux Sabatier l'avertissait assez. Il eût été de sa prudence de s'en tenir au plus obscur attachement, à la Guiol, il est vrai, bien mûre, mais ardente et diable incarné.
C'est la Cadière qui s'avança vers lui innocemment. Son frère, l'étourdi Jacobin, s'était avisé de prêter à une dame et de faire courir dans la ville une satire intitulée: La Morale des Jésuites. Ils en furent bientôt avertis. Sabatier jure qu'il va écrire en cour, obtenir une lettre de cachet pour enfermer le Jacobin. Sa sœur se trouble, s'effraye; elle va, les larmes aux yeux, implorer le Père Girard, le prier d'intervenir. Peu après, quand elle y retourne, il lui dit: «Rassurez-vous; votre frère n'a rien à craindre, j'ai arrangé son affaire.» Elle fut tout attendrie. Girard sentit son avantage. Un homme si puissant, ami du roi, ami de Dieu, et qui venait de se montrer si bon! quoi de plus fort sur un jeune cœur? Il s'aventura, et lui dit (toutefois dans sa langue équivoque): «Remettez-vous à moi, abandonnez-vous tout entière.» Elle ne rougit point, et avec sa pureté d'ange elle dit: «Oui», n'entendant rien, sinon l'avoir pour directeur unique.
Quelles étaient ses idées sur elle? En ferait-il une maîtresse ou un instrument de charlatanisme? Girard flotta sans doute, mais je crois qu'il penchait vers la dernière idée. Il avait à choisir, pouvait trouver des plaisirs sans périls. Mais Mlle Cadière était sous une mère pieuse. Elle vivait avec sa famille, un frère marié et les deux qui étaient d'Église, dans une maison très étroite, dont la boutique de l'aîné était la seule entrée. Elle n'allait guère qu'à l'église. Quelle que fût sa simplicité, elle sentait d'instinct les choses impures, les maisons dangereuses. Les pénitentes des Jésuites se réunissaient volontiers au haut d'une maison, faisaient des mangeries, des folies, criaient en provençal: «Vivent les jésuitons!» Une voisine que ce bruit dérangeait, vint, les vit couchées sur le ventre (5b), chantant et mangeant des beignets (le tout, dit-on, payé par l'argent des aumônes). La Cadière y fut invitée, mais elle en eut dégoût et n'y retourna point.
On ne pouvait l'attaquer que par l'âme. Girard semblait n'en vouloir qu'à l'âme seule. Qu'elle obéît, acceptât les doctrines de passiveté qu'il avait enseignées à Marseille, c'était, ce semble, son seul but. Il crut que les exemples y feraient plus que les préceptes. La Guiol, son âme damnée, fut chargée de conduire la jeune sainte dans cette ville, où la Cadière avait une amie d'enfance, une carmélite, fille de la Guiol. La rusée, pour lui inspirer confiance, prétendait, elle aussi, avoir des extases. Elle la repaissait de contes ridicules. Elle lui disait, par exemple, qu'ayant trouvé à sa cave qu'un tonneau de vin s'était gâté, elle se mit en prière et qu'à l'instant le vin redevint bon. Une autre fois, elle s'était sentie entrer une couronne d'épines, mais les anges pour la consoler avaient servi un bon dîner, qu'elle mangeait avec le Père Girard.
La Cadière obtint de sa mère qu'elle pût aller à Marseille avec cette bonne Guiol, et Mme Cadière paya la dépense. C'était au mois le plus brûlant de la brûlante contrée, en août (1729), quand toute la campagne tarie n'offre à l'œil qu'un âpre miroir de rocs et de cailloux. Le faible cerveau desséché de la jeune malade, sous la fatigue du voyage, reçut d'autant mieux la funeste impression de ces mortes de couvent. Le vrai type du genre était cette sœur Rémusat, déjà à l'état de cadavre (et qui réellement mourut). La Cadière admira une si haute perfection. Sa compagne perfide la tenta de l'idée orgueilleuse d'en faire autant, et de lui succéder.
Pendant ce court voyage, Girard, resté dans le brûlant étouffement de Toulon, avait fort tristement baissé. Il allait fréquemment chez cette petite Laugier qui croyait aussi avoir des extases, la consolait (si bien que tout à l'heure elle est enceinte!). Lorsque Mlle Cadière lui revint ailée, exaltée, lui, au contraire, charnel, tout livré au plaisir, lui «jeta un souffle d'amour» (p. 6, 383). Elle en fut embrasée, mais (on le voit) à sa manière, pure, sainte et généreuse, voulant l'empêcher de tomber, s'y dévouant jusqu'à mourir pour lui (septembre 1729).
Un des dons de sa sainteté, c'est qu'elle voyait au fond des cœurs. Il lui était arrivé parfois de connaître la vie secrète, les mœurs de ses confesseurs, de les avertir de leurs fautes, ce que plusieurs, étonnés, atterrés, avaient pris humblement. Un jour de cet été, voyant entrer chez elle La Guiol, elle lui dit tout à coup: «Ah! méchante, qu'avez-vous fait?»—«Et elle avait raison, dit plus tard La Guiol elle-même. Je venais de faire une mauvaise action.»—Laquelle? Probablement de livrer la Laugier. On est tenté de le croire, quand on la voit l'année suivante vouloir livrer la Batarelle.
La Laugier, qui souvent couchait chez la Cadière, pouvait fort bien lui avoir confié son bonheur et l'amour du saint, ses paternelles caresses. Dure épreuve pour la Cadière et grande agitation d'esprit. D'une part, elle savait à fond la maxime de Girard: Qu'en un saint tout acte est saint. Mais d'autre part, son honnêteté naturelle, toute son éducation antérieure, l'obligeaient à croire qu'une tendresse excessive pour la créature était toujours un péché mortel. Cette perplexité douloureuse entre deux doctrines acheva la pauvre fille, lui donna d'horribles tempêtes, et elle se crut obsédée du démon.
Là parut encore son bon cœur. Sans humilier Girard, elle lui dit qu'elle avait la vision d'une âme tourmentée d'impureté et de péché mortel, qu'elle se sentait le besoin de sauver cette âme, d'offrir au Diable victime pour victime, d'accepter l'obsession et de se livrer à sa place. Il ne le lui défendit pas, lui permit d'être obsédée, mais pour un an seulement (novembre 1729).
Elle savait, comme toute la ville, les scandaleuses amours du vieux Père Sabatier, insolent, furieux, nullement prudent comme Girard. Elle voyait le mépris où les jésuites (qu'elle croyait le soutien de l'Église) ne pouvaient manquer de tomber. Elle dit un jour à Girard: «J'ai eu une vision: une mer sombre, un vaisseau plein d'âmes, battu de l'orage des pensées impures, et sur le vaisseau deux Jésuites. J'ai dit au Rédempteur que je voyais au ciel: «Seigneur! sauvez-les, noyez-moi... Je prends sur moi tout le naufrage.» Et le bon Dieu me l'accorda.»
Jamais, dans le cours du procès et lorsque Girard, devenu son cruel ennemi, poursuivit sa mort, elle ne revint là-dessus. Jamais elle n'expliqua ces deux paraboles de sens si transparent. Elle eut cette noblesse de n'en pas dire un mot. Elle s'était dévouée. A quoi? sans doute à la damnation. Voudra-t-on dire que, par orgueil, se croyant impassible et morte, elle défiait l'impureté que le démon infligeait à l'homme de Dieu. Mais il est très certain qu'elle ne savait rien précisément des choses sensuelles; qu'en ce mystère elle ne prévoyait rien que douleurs, tortures du démon. Girard était bien froid, et bien indigne de tout cela. Au lieu d'être attendri, il se joua de sa crédulité par une ignoble fraude. Il lui glissa dans sa cassette un papier où Dieu lui disait que, pour elle, effectivement il sauverait le vaisseau. Mais il se garda d'y laisser cette pièce ridicule; en la lisant et relisant, elle aurait pu s'apercevoir qu'elle était fabriquée. L'ange qui apporta le papier, un jour après le remporta.
Avec la même indélicatesse, Girard, la voyant agitée et incapable de prier, lui permit légèrement de communier tant qu'elle voudrait, tous les jours, dans différentes églises. Elle n'en fut que plus mal. Déjà pleine du démon, elle logeait ensemble les deux ennemis. A force égale, ils se battaient en elle. Elle croyait éclater et crever. Elle tombait, s'évanouissait, et restait ainsi plusieurs heures. En décembre, elle ne sortit plus guère, même de son lit.
Girard eut un trop bon prétexte pour la voir. Il fut prudent, s'y faisant toujours conduire par le petit frère, du moins jusqu'à la porte. La chambre de la malade était au haut de la maison. La mère restait à la boutique discrètement. Il était seul, tant qu'il voulait, et, s'il voulait, tournait la clé. Elle était alors très malade. Il la traitait comme un enfant; il l'avançait un peu sur le devant du lit, lui tenait la tête, la baisait paternellement. Tout cela reçu avec respect, tendresse, reconnaissance.
Très pure, elle était très sensible. A tel contact léger qu'une autre n'eût pas remarqué, elle perdait connaissance; un frôlement près du sein suffisait. Girard en fit l'expérience, et cela lui donna de mauvaises pensées. Il la jetait à volonté dans ce sommeil, et elle ne songeait nullement à s'en défendre, ayant toute confiance en lui, inquiète seulement, un peu honteuse de prendre avec un tel homme tant de liberté et de lui faire perdre un temps si précieux. Il y restait longtemps. On pouvait prévoir ce qui arriva. La pauvre jeune fille, toute malade qu'elle fut, n'en porta pas moins à la tête de Girard un invincible enivrement. Une fois, en s'éveillant, elle se trouva dans une posture très ridiculement indécente; une autre, elle le surprit qui la caressait. Elle rougit, gémit, se plaignit. Mais il lui dit impudemment: «Je suis votre maître, votre Dieu... Vous devez tout souffrir au nom de l'obéissance.» Vers Noël, à la grande fête, il perdit la dernière réserve. Au réveil, elle s'écria: «Mon Dieu! que j'ai souffert!—Je le crois, pauvre enfant!» dit-il d'un ton compatissant. Depuis, elle se plaignit moins, mais ne s'expliquait pas ce qu'elle éprouvait dans le sommeil (p. 5, 12, etc.).
Girard comprenait mieux, mais non sans terreur, ce qu'il avait fait. En janvier, février, un signe trop certain l'avertit de la grossesse. Pour comble d'embarras, la Laugier aussi se trouva enceinte. Ces parties de dévotes, ces mangeries, arrosées indiscrètement du petit vin du pays, avaient eu pour premier effet l'exaltation naturelle chez une race inflammable, l'extase contagieuse. Chez les rusées, tout était contrefait. Mais chez cette jeune Laugier, sanguine et véhémente, l'extase fut réelle. Elle eut, dans sa chambrette, de vrais délires, des défaillances, surtout quand Girard y venait. Elle fut grosse un peu plus tard que la Cadière, sans doute aux fêtes des Rois (p. 37, 114).
Péril très grand. Elles n'étaient pas dans un désert, ni au fond d'un couvent, intéressé à étouffer la chose, mais, pour ainsi dire, en pleine rue. La Laugier au milieu des voisines curieuses, la Cadière dans sa famille. Son frère, le Jacobin, commençait à trouver mauvais que Girard lui fît de si longues visites. Un jour, il osa rester près d'elle, quand Girard y vint, comme pour la garder. Girard, hardiment, le mit hors de la chambre, et la mère, indignée, chassa son fils de la maison.
Cela tournait vers un éclat. Nul doute que ce jeune homme, si durement traité, chassé de chez lui, gonflé de colère, n'allât crier aux Prêcheurs, et que ceux-ci, saisissant une si belle occasion, ne courussent répéter la chose, et en dessous n'ameutassent toute la ville contre le Jésuite. Il prit un étrange parti, de faire face par un coup hardi et de se sauver par le crime. Le libertin devint un scélérat.
Il connaissait bien sa victime. Il avait vu la trace des scrofules qu'elle avait eues enfant. Cela ne ferme pas nettement comme une blessure. La peau y reste rosée, mince et faible. Elle en avait eu aux pieds. Et elle en avait aussi dans un endroit délicat, dangereux, sous le sein. Il eut l'idée diabolique de lui renouveler ces plaies, de les donner pour des stigmates, tels qu'en ont obtenus du ciel saint François et d'autres saints, qui, cherchant l'imitation et la conformité complète avec le Crucifié, portaient et la marque des clous et le coup de lance au côté. Les Jésuites étaient désolés de n'avoir rien à opposer aux miracles des jansénistes. Girard était sûr de les charmer par un miracle inattendu. Il ne pouvait manquer d'être soutenu par les siens, par leur maison de Toulon. L'un, le vieux Sabatier, était prêt à croire tout; il avait été jadis le confesseur de la Cadière, et la chose lui eût fait honneur. Un autre, le Père Grignet, était un béat imbécile, qui verrait tout ce qu'on voudrait. Si les carmes ou d'autres s'avisaient d'avoir des doutes, on les ferait avertir de si haut, qu'ils croiraient prudent de se taire. Même le jacobin Cadière, jusque-là ennemi et jaloux, trouverait son compte à revenir, à croire une chose qui ferait la famille si glorieuse et lui le frère d'une sainte.
«Mais, dira-t-on, la chose n'était-elle pas naturelle? On a des exemples innombrables, bien constatés, de vraies stigmatisées[83].»
Le contraire est probable. Quand elle s'aperçut de la chose, elle fut honteuse et désolée, craignant de déplaire à Girard par ce retour de petits maux d'enfance. Elle alla vite chez une voisine, une Mme Truc, une femme qui se mêlait de médecine, et lui acheta (comme pour un jeune frère) un onguent qui lui brûlait les plaies.
Pour faire ces plaies, comment le cruel s'y prit il? Enfonça-t-il les ongles? usa-t-il d'un petit couteau, que toujours il portait sur lui? Ou bien attira-t-il le sang la première fois, comme il le fit plus tard, par une forte succion? Elle n'avait pas sa connaissance, mais bien sa sensibilité; nul doute qu'à travers le sommeil elle n'ait senti la douleur.
Elle eût cru faire un grand péché, si elle n'eût tout dit à Girard. Quelque crainte qu'elle eût de déplaire et de dégoûter, elle dit la chose. Il vit, et il joua sa comédie, lui reprocha de vouloir guérir et de s'opposer à Dieu. Ce sont les célestes stigmates. Il se met à genoux, baise les plaies des pieds. Elle se signe, s'humilie, elle fait difficulté de croire. Girard insiste, la gronde, lui fait découvrir le côté, admire la plaie. «Et moi aussi je l'ai, dit-il, mais intérieure.»
La voilà obligée de croire qu'elle est un miracle vivant. Ce qui aidait à lui faire accepter une chose si étonnante, c'est qu'à ce moment la sœur Rémusat venait de mourir. Elle l'avait vue dans la gloire, et son cœur porté par les anges. Qui lui succéderait sur la terre? Qui hériterait des dons sublimes qu'elle avait eus, des faveurs célestes dont elle était comblée? Girard lui offrit la succession et la corrompit par l'orgueil.
Dès lors, elle changea. Elle sanctifia vaniteusement tout ce qu'elle sentait des mouvements de nature. Les dégoûts, les tressaillements de la femme enceinte auxquels elle ne comprenait rien, elle les mit sur le compte des violences intérieures de l'Esprit. Au premier jour de carême, étant à table avec ses parents, elle voit tout à coup le Seigneur. «Je veux te conduire au Désert, dit-il, t'associer aux excès d'amour de la sainte Quarantaine, t'associer à mes douleurs...» Elle frémit, elle a horreur de ce qu'il faudra souffrir. Mais seule elle peut se donner pour tout un monde de pécheurs. Elle a des visions sanglantes. Elle ne voit que du sang. Elle aperçoit Jésus comme un crible de sang. Elle-même crachait le sang, et elle en perdait encore d'autre façon. Mais en même temps sa nature semblait changée. A mesure qu'elle souffrait, elle devenait amoureuse. Le vingtième jour du carême, elle voit son nom uni à celui de Girard. L'orgueil alors exalté, stimulé du sens nouveau qui lui venait, l'orgueil lui fait comprendre le domaine spécial que Marie (la femme) a sur Dieu. Elle sent combien l'ange est inférieur au saint, à la moindre sainte.—Elle voit le palais de la gloire, et se confond avec l'Agneau!... Pour l'omble d'illusion, elle se sent soulevée de terre, monter en l'air à plusieurs pieds. Elle peut à peine le croire, mais une personne respectée, Mlle Gravier, le lui assure. Chacun vient, admire, adore. Girard amène son collègue Grignet, qui s'agenouille et pleure de joie.
N'osant y aller tous les jours, Girard la faisait venir souvent à l'église des Jésuites. Elle s'y traînait à une heure, après les offices, pendant le dîner. Personne alors dans l'église. Il s'y livrait devant l'autel, devant la croix, à des transports que le sacrilège rendait plus ardents. N'y avait-elle aucun scrupule? pouvait-elle bien s'y tromper? Il semble que sa conscience, au milieu d'une exaltation sincère encore et non jouée, s'étourdissait pourtant déjà, s'obscurcissait. Sous les stigmates sanglants, ces faveurs cruelles de l'Époux céleste, elle commençait à sentir d'étranges dédommagements. Heureuse de ses défaillances, elle y trouvait, disait-elle, des peines d'infinie douceur et je ne sais quel flot de la Grâce «jusqu'au consentement parfait». (P. 425, in-douze.)
Elle fut d'abord étonnée et inquiète de ces choses nouvelles. Elle en parla à la Guiol, qui sourit, lui dit qu'elle était bien sotte, que ce n'était rien, et cyniquement elle ajouta qu'elle en éprouvait tout autant.
Ainsi ces perfides commères aidaient de leur mieux à corrompre une fille très honnête, et chez qui les sens retardés ne s'éveillaient qu'à grand'peine sous l'obsession odieuse d'une autorité sacrée.
Deux choses attendrissent dans ces rêveries: l'une, c'est le pur idéal qu'elle se faisait de l'union fidèle, croyant voir le nom de Girard et le sien unis à jamais au Livre de vie. L'autre chose touchante, c'est sa bonté qui éclate parmi les folies, son charmant cœur d'enfant. Au jour des Rameaux, en voyant la joyeuse table de famille, elle pleura trois heures de suite de songer «qu'au même jour personne n'invita Jésus à dîner».
Pendant presque tout le carême, elle ne put presque pas manger; elle rejetait le peu qu'elle prenait. Aux quinze derniers jours, elle jeûna entièrement, et arriva au dernier degré de faiblesse. Qui pourrait croire que Girard, sur cette mourante qui n'avait plus que le souffle, exerça de nouveaux sévices? Il avait empêché ses plaies de se fermer. Il lui en vint une nouvelle au flanc droit. Et enfin au Vendredi-Saint, pour l'achèvement de sa cruelle comédie, il lui fit porter une couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le front, lui faisait couler sur le visage des gouttes de sang. Tout cela sans trop de mystère. Il lui coupa d'abord ses longs cheveux, les emporta. Il commanda la couronne chez un certain Bitard, marchand du port, qui faisait des cages. Elle n'apparaissait pas aux visiteurs avec cette couronne; on n'en voyait que les effets, les gouttes de sang, la face sanglante. On y imprimait des serviettes, on en tirait des Véroniques, que Girard emportait pour les donner sans doute à des personnes de piété.
La mère se trouva malgré elle complice de la jonglerie. Mais elle redoutait Girard. Elle commençait à voir qu'il était capable de tout, et quelqu'un, de bien confident (très probablement la Guiol) lui avait dit que, si elle disait un mot, sa fille ne vivrait pas vingt-quatre heures.
Pour la Cadière, elle ne mentit jamais là-dessus. Dans le récit qu'elle a dicté de ce carême, elle dit expressément que c'est une couronne à pointes qui, enfoncée dans sa tête, la faisait saigner.
Elle ne cacha pas non plus l'origine des petites croix qu'elle donnait à ses visiteurs. Sur un modèle fourni par Girard, elle les commanda à un de ses parents, charpentier de l'Arsenal.
Elle fut, le Vendredi-Saint, vingt-quatre heures dans une défaillance qu'on appelait une extase, livrée aux soins de Girard, soins énervants, meurtriers. Elle avait trois mois de grossesse. Il voyait déjà la sainte, la martyre, la miraculée, la transfigurée, qui commençait à s'arrondir. Il désirait et redoutait la solution violente d'un avortement. Il le provoquait en lui donnant tous les jours de dangereux breuvages, des poudres rougeâtres.
Il l'aurait mieux aimée morte; cela l'aurait tiré d'affaire. Du moins, il aurait voulu l'éloigner de chez sa mère, la cacher dans un couvent. Il connaissait ces maisons, et savait, comme Picart (voir plus haut l'Affaire de Louviers) avec quelle adresse, quelle discrétion, on y couvre ces sortes de choses. Il voulait l'envoyer ou aux chartreuses de Prémole, ou à Sainte-Claire d'Ollioules. Il en parla même le Vendredi-Saint. Mais elle paraissait si faible, qu'on n'osait la tirer de son lit. Enfin, quatre jours après Pâques, Girard étant dans sa chambre, elle eut un besoin douloureux et perdit d'un coup une forte masse qui semblait du sang coagulé. Il prit le vase, regarda attentivement à la fenêtre. Mais elle, qui ne soupçonnait nul mal à cela, elle appela la servante, lui donna le vase à vider. «Quelle imprudence!» Ce cri échappa à Girard, et sottement il le répéta (p. 54, 388, etc.).
On n'a pas autant de détails sur l'avortement de la Laugier. Elle s'était aperçue de sa grossesse dans le même carême. Elle y avait eu d'étranges convulsions, des commencements de stigmates assez ridicules; l'un était un coup de ciseau qu'elle s'était donné dans son travail de couturière, l'autre une dartre vive au côté (p. 38). Ses extases tout à coup tournèrent en désespoir impie. Elle crachait sur le crucifix. Elle criait contre Girard: «Où est-il, ce diable de Père qui m'a mise dans cet état? Il n'était pas difficile d'abuser une fille de vingt-deux ans!... Où est-il? Il me laisse là. Qu'il vienne!» Les femmes qui l'entouraient étaient elles-mêmes des maîtresses de Girard. Elles allaient le chercher, et il n'osait pas venir affronter les emportements de la fille enceinte.
Ces commères, intéressées à diminuer le bruit, purent, sans lui, trouver un moyen de tout finir sans éclat.
Girard était-il sorcier, comme on le soutint plus tard? On aurait bien pu le croire en voyant combien aisément, sans être ni jeune ni beau, il avait fasciné tant de femmes. Mais le plus étrange, ce fut, après s'être tellement compromis, de maîtriser l'opinion. Il parut un moment avoir ensorcelé la ville elle-même.
En réalité, on savait les Jésuites puissants; personne ne voulait entrer en lutte avec eux. Même on ne croyait pas sûr d'en parler mal à voix basse. La masse ecclésiastique était surtout de petits moines d'ordres mendiants sans relations puissantes ni hautes protections. Les carmes même, fort jaloux et blessés d'avoir perdu la Cadière, les carmes se turent. Son frère, le jeune Jacobin, prêché par une mère tremblante, revint aux ménagements politiques, se rapprocha de Girard, enfin se donna à lui autant que le dernier frère, au point de lui prêter son aide dans une étrange manœuvre qui pouvait faire croire que Girard avait le don de prophétie.
S'il avait à craindre quelque faible opposition, c'était de la personne même qu'il semblait avoir le plus subjuguée. La Cadière, encore soumise, donnait pourtant de légers signes d'une indépendance prochaine qui devait se révéler. Le 30 avril, dans une partie de campagne que Girard organisa galamment, et où il envoya, avec la Guiol, son troupeau de jeunes dévotes, la Cadière tomba en grande rêverie. Ce beau moment du printemps, si charmant dans ce pays, éleva son cœur à Dieu. Elle dit, avec un sentiment de véritable piété: «Vous seul, Seigneur!... Je ne veux que vous seul!... Vos anges ne me suffisent pas.» Puis une d'elles, fille fort gaie, ayant, à la provençale, pendu à son cou un petit tambourin, la Cadière fit comme les autres, sauta, dansa, se mit un tapis en écharpe, fit la bohémienne, s'étourdit par cent folies.
Elle était fort agitée. En mai, elle obtint de sa mère de faire un voyage à la Sainte-Baume, à l'église de la Madeleine, la grande sainte des filles pénitentes. Girard ne la laissa aller que sous l'escorte de deux surveillantes fidèles, la Guiol et la Reboul. Mais en route, quoique par moments elle eût encore des extases, elle se montra lasse d'être l'instrument passif du violent Esprit (infernal ou divin) qui la troublait. Le terme annuel de l'obsession n'était pas éloigné. N'avait-elle pas gagné sa liberté? Une fois sortie de la sombre et fascinante Toulon, replacée dans le grand air, dans la nature, sous le soleil, la captive reprit son âme, résista à l'âme étrangère, osa être elle-même, vouloir. Les deux espionnes de Girard en furent fort mal édifiées. Au retour de ce court voyage (du 17 au 22 mai), elles l'avertirent du changement. Il s'en convainquit par lui-même. Elle résista à l'extase, ne voulant plus, ce semblait, obéir qu'à la raison.
Il avait cru la tenir, et par la fascination, et par l'autorité sacrée, enfin par la possession et l'habitude charnelle. Il ne tenait rien. La jeune âme qui, après tout avait été moins conquise que surprise (traîtreusement), revenait à sa nature. Il fut blessé. De son métier de pédant, de la tyrannie des enfants, châtiés à volonté, de celle des religieuses, non moins dépendantes, il lui restait un fonds dur de domination jalouse. Il résolut de ressaisir la Cadière en punissant cette première petite révolte, si l'on peut nommer ainsi le timide essor de l'âme comprimée qui se relève.
Le 22 mai, lorsque, selon son usage, elle se confessa à lui, il refusa de l'absoudre, disant qu'elle était si coupable qu'il devait lui infliger le lendemain une grande, très grande pénitence.
Quelle serait-elle? Le jeûne? Mais elle était déjà affaiblie et exténuée. Les longues prières, autre pénitence, n'étaient pas dans les habitudes du directeur quiétiste; il les défendait. Restait le châtiment corporel, la discipline. C'était la punition d'usage universel, prodiguée dans les couvents autant que dans les collèges. Moyen simple et abrégé de rapide exécution qui, aux temps simples et rudes, s'appliquait dans l'église même. On voit, dans les fabliaux, naïves peintures des mœurs, que le prêtre, ayant confessé le mari et la femme, sans façon, sur la place même, derrière le confessionnal, leur donnait la discipline. Les écoliers, les moines, les religieuses, n'étaient pas punis autrement[84].
Girard savait que celle-ci, nullement habituée à la honte, très pudique (n'ayant rien subi qu'à son insu dans le sommeil) souffrirait extrêmement d'un châtiment indécent, en serait brisée, perdrait tout ce qu'elle avait de ressort. Elle devait être mortifiée plus encore peut-être qu'une autre, pâtir (s'il faut l'avouer) en sa vanité de femme. Elle avait tant souffert, tant jeûné! Puis était venu l'avortement. Son corps, délicat de lui-même, semblait n'être plus qu'une ombre. D'autant plus certainement elle craignait de rien laisser voir de sa pauvre personne, maigrie, détruite, endolorie. Elle avait les jambes enflées, et telle petite infirmité qui ne pouvait que l'humilier extrêmement.
Nous n'avons pas le courage de raconter ce qui suivit. On peut le lire dans ses trois dépositions si naïves, si manifestement sincères, où, déposant sans serment, elle se fait un devoir de déclarer même les choses que son intérêt lui commandait de cacher, même celles dont on put abuser contre elle le plus cruellement.
La première déposition faite à l'improviste devant le juge ecclésiastique qu'on envoya pour la surprendre. Ce sont, on le sent partout, les mots sortis d'un jeune cœur qui parle comme devant Dieu.
La seconde devant le roi, je veux dire devant le magistrat qui le représentait, le lieutenant civil et criminel de Toulon.
La dernière enfin devant la grande chambre du Parlement d'Aix. (P. 5, 12, 384 du Procès, in-folio.)
Notez que toutes les trois, admirablement concordantes, sont imprimées à Aix sous les yeux de ses ennemis, dans un volume où l'on veut (je l'établirai plus tard) atténuer les torts de Girard, fixer l'attention du lecteur sur tout ce qui peut être défavorable à la Cadière. Et cependant l'éditeur n'a pas pu se dispenser de donner ces dépositions accablantes pour celui qu'il favorise.
Inconséquence monstrueuse. Il effraya la pauvre fille, puis brusquement abusa indignement, barbarement de sa terreur[85].
L'amour n'est point du tout ici la circonstance atténuante. Loin de là. Il ne l'aimait plus. C'est ce qui fait le plus d'horreur. On a vu ses cruels breuvages, et l'on va voir son abandon. Il lui en voulait de valoir mieux que ces femmes avilies. Il lui en voulait de l'avoir tenté (si innocemment), compromis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de garder une âme. Il ne voulait que la dompter, mais accueillait avec espoir le mot qu'elle disait souvent: «Je le sens, je ne vivrai pas.» Libertinage scélérat! Il donnait de honteux baisers à ce pauvre corps brisé qu'il eût voulu voir mourir!
Comment lui expliqua-t-il ces contradictions choquantes de caresses et de cruauté? Les donna-t-il pour des preuves de patience et d'obéissance? ou bien passa-t-il hardiment au vrai fonds de Molinos: «Que c'est à force de péchés qu'on fait mourir le péché?» Prit-elle cela au sérieux? et ne comprit-elle pas que ces semblants de justice, d'expiation, de pénitence, n'étaient que libertinage?
Elle ne voulait pas le savoir, dans l'étrange débâcle morale qu'elle eut après ce 23 mai, en juin, sous l'influence de la molle et chaude saison. Elle subissait son maître, ayant peur un peu de lui, et d'un étrange amour d'esclave, continuant cette comédie de recevoir chaque jour de petites pénitences. Girard la ménageait si peu qu'il ne lui cachait pas même ses rapports avec d'autres femmes. Il voulait la mettre au couvent. Elle était, en attendant, son jouet; elle le voyait, laissait faire. Faible et affaiblie encore par ses hontes énervantes, de plus en plus mélancolique, elle tenait peu à la vie, et répétait ces paroles (nullement tristes pour Girard): «Je le sens, je mourrai bientôt.»
XI
LA CADIÈRE AU COUVENT (1730)
L'abbesse du couvent d'Ollioules était jeune pour une abbesse; elle n'avait que trente-huit ans. Elle ne manquait pas d'esprit. Elle était vive, soudaine à aimer ou à haïr, emportée du cœur ou des sens, ayant fort peu le tact et la mesure que demande le gouvernement d'une telle maison.
Cette maison vivait de deux ressources. D'une part, elle avait de Toulon deux ou trois religieuses de familles consulaires qui, apportant de bonnes dots, faisaient ce qu'elles voulaient. Elles vivaient avec les moines observantins, qui dirigeaient le couvent. D'autre part, ces moines, qui avaient leur ordre répandu à Marseille et partout, procuraient de petites pensionnaires et des novices qui payaient; contact fâcheux, dangereux pour les enfants. On l'a vu par l'affaire d'Aubany.
Point de clôture sérieuse. Peu d'ordre intérieur. Dans les brûlantes nuits d'été de ce climat africain (plus pesant) plus exigeant aux gorges étouffées d'Ollioules, religieuses et novices allaient, venaient fort librement. Ce qu'on a vu à Loudun en 1630 existait à Ollioules, tout de même, en 1730. La masse des religieuses (douze à peu près sur les quinze que comptait la maison), un peu délaissée des moines qui préféraient les hautes dames, étaient de pauvres créatures ennuyées, déshéritées; elles n'avaient de consolations que les causeries, les enfantillages, certaines intimités entre elles et avec les novices.
L'abbesse craignait que la Cadière ne vît trop bien tout cela. Elle fit difficulté pour la recevoir. Puis, brusquement, elle prit son parti en sens tout contraire. Dans une lettre charmante, plus flatteuse que ne pouvait l'attendre une petite fille d'une telle dame, elle exprima l'espoir qu'elle quitterait la direction de Girard. Ce n'était pas pour la transmettre à ses observantins qui en étaient peu capables. Elle avait l'idée piquante, hardie, de la prendre elle-même et de diriger la Cadière.
Elle était fort vaniteuse. Elle comptait s'approprier cette merveille, la conquérir aisément, se sentant plus agréable qu'un vieux directeur Jésuite. Elle eût exploité la jeune sainte au profit de sa maison.
Elle lui fit l'honneur insigne de la recevoir au seuil, sur la porte de la rue. Elle la baisa, s'en empara, la mena chez elle dans sa belle chambre d'abbesse et lui dit qu'elle la partagerait avec elle. Elle fut enchantée de sa modestie, de sa grâce maladive, d'une certaine étrangeté, mystérieuse, attendrissante. Elle avait souffert extrêmement de ce court trajet. L'abbesse voulut la coucher, et la mettre dans son propre lit. Elle lui dit qu'elle l'aimait, tant qu'elle voulait le lui faire partager, coucher ensemble comme sœurs.
Pour son plan, c'était peut-être plus qu'il ne fallait, c'était trop. Il eût suffit que la sainte logeât chez elle. Par cette faiblesse singulière de la coucher avec elle, elle lui donnait trop l'air d'une petite favorite. Une telle privauté, fort à la mode entre les dames, était chose défendue dans les couvents, furtive, et dont une supérieure ne devait pas donner l'exemple.
La dame fut pourtant étonnée de l'hésitation de la jeune fille. Elle ne venait pas sans doute uniquement de sa pudeur ou de son humilité. Encore moins certainement de la personne de la dame, relativement plus jeune que la pauvre Cadière, dans une fleur de vie, de santé, qu'elle eût voulu communiquer à sa petite malade. Elle insista tendrement.
Pour faire oublier Girard, elle comptait beaucoup sur l'effet de cet enveloppement de toutes les heures. C'était la manie des abbesses, leur plus chère prétention, de confesser leurs religieuses (ce que permet sainte Thérèse). Cela se fut fait de soi-même dans ce doux arrangement. La jeune fille n'aurait dit aux confesseurs que le menu, eût gardé le fond de son cœur pour la personne unique. Le soir, la nuit, sur l'oreiller, caressée par la curieuse, elle aurait laissé échapper maint secret, les siens, ceux des autres.
Elle ne put se dégager d'abord d'un si vif enlacement. Elle coucha avec l'abbesse. Celle-ci croyait bien la tenir. Et doublement, par des moyens contraires, et comme sainte et comme femme, j'entends comme fille nerveuse, sensible, et, par faiblesse, peut-être sensuelle. Elle faisait écrire sa légende, ses paroles, tout ce qui lui échappait. D'autre part elle recueillait les plus humbles détails de sa vie physique, en envoyait le bulletin à Toulon. Elle en aurait fait son idole, sa mignonne poupée. Sur une pente si glissante, l'entraînement, sans doute, alla vite. La jeune fille eut scrupule et comme peur. Elle fit un grand effort, dont sa langueur l'eût fait croire incapable. Elle demanda humblement de quitter ce nid de colombes, ce trop doux lit, cette délicatesse, d'avoir la vie commune des novices ou pensionnaires.
Grande surprise. Mortification. L'abbesse se crut dédaignée, se dépita contre l'ingrate et ne lui pardonna jamais.
La Cadière trouva dans les autres un excellent accueil. La maîtresse des novices, Mme de Lescot, une religieuse parisienne, fine et bonne, valait mieux que l'abbesse. Elle semble avoir compris ce qu'elle était, une pauvre victime du sort, un jeune cœur plein de Dieu, mais cruellement marqué de fatalités excentriques qui devaient la précipiter à la honte, à quelque fin sinistre. Elle ne fut occupée que de la garder, de la préserver de ses imprudences; d'interpréter, d'excuser ce qui pouvait être en elle de moins excusable.
Sauf les deux ou trois nobles dames qui vivaient avec les moines et goûtaient peu les hautes mysticités, toutes l'aimèrent et la prirent pour un ange du ciel. Leur sensibilité, peu occupée, se concentra sur elle et n'eut plus d'autre objet. Elles la trouvaient non seulement pieuse et surnaturellement dévote, mais bonne enfant, bon cœur, gentille et amusante. On ne s'ennuyait plus. Elle les occupait, les édifiait de ses songes, de contes vrais, je veux dire sincères, toujours mêlés de pure tendresse. Elle disait: «Je vais la nuit partout, jusqu'en Amérique. Je laisse partout des lettres pour dire qu'on se convertisse. Cette nuit, j'irai vous trouver, quand même vous vous enfermeriez. Nous irons ensemble dans le Sacré-Cœur.»
Miracle. Toutes, à minuit, recevaient, disaient-elles, la charmante visite. Elles croyaient sentir la Cadière qui les embrassait, les faisait entrer dans le Cœur de Jésus (p. 81, 89, 93). Elles avaient bien peur et étaient heureuses. La plus tendre et la plus crédule était une Marseillaise, la sœur Raimbaud, qui eut ce bonheur, quinze fois en trois mois, c'est-à-dire à peu près tous les six jours.
Pur effet d'imagination. Ce qui le prouve, c'est qu'au même moment la Cadière était chez toutes à la fois. L'abbesse cependant fut blessée, d'abord étant jalouse et se croyant seule exceptée, ensuite sentant bien que, toute perdue qu'elle fût dans ses rêves, elle n'apprendrait que trop par tant d'amies intimes les scandales de la maison.
Ils n'étaient guère cachés. Mais, comme rien ne pouvait venir à la Cadière que par la voie illuminative, elle crut les savoir par révélation. Sa bonté éclata. Elle eut grande compassion de Dieu qu'on outrageait ainsi. Et, cette fois encore, elle se figura qu'elle devait payer pour les autres, épargner aux pécheurs les châtiments mérités en épuisant elle-même ce que la fureur des démons peut infliger de plus cruel.
Tout cela fondit sur elle le 25 juin, jour de la Saint-Jean. Elle était le soir avec les sœurs au noviciat. Elle tomba à la renverse, se tordit, cria, perdit connaissance. Au réveil, les novices l'entouraient, attendaient, curieuses de ce qu'elle allait dire. Mais la maîtresse, Mme Lescot, devina ce qu'elle dirait, sentit qu'elle allait se perdre. Elle l'enleva, la mena tout droit à sa chambre, où elle se trouva toute écorchée et sa chemise sanglante.
Comment Girard lui manquait-il au milieu de ces combats intérieurs et extérieurs? Elle ne pouvait le comprendre. Elle avait besoin de soutien. Et il ne venait pas, tout au plus au parloir, rarement et pour un moment.
Elle lui écrit le 28 juin (par ses frères, car elle lisait, mais elle savait à peine écrire). Elle l'appelle de la manière la plus vive, la plus pressante. Et il répond par un ajournement. Il doit prêcher à Hyères, il a mal à la gorge, etc.
Chose inattendue, ce fut l'abbesse même qui le fit venir. Sans doute elle était inquiète de ce que la Cadière avait découvert de l'intérieur du couvent. Sûre qu'elle en parlerait à Girard, elle voulut la prévenir. Elle écrivit au Jésuite un billet le plus flatteur et le plus tendre (3 juillet, p. 327), le priant que, quand il viendrait, il la visitât d'abord, voulant être, en grand secret, son élève, son disciple, comme le fut de Jésus l'humble Nicodème. «Je pourrai à peu de bruit faire de grands progrès à la vertu, sous votre direction, à la faveur de la sainte liberté que me procure mon poste. Le prétexte de notre prétendante me servira de couvert et de moyen (p. 327).»
Démarche étonnante et légère, qui montre dans l'abbesse une tête peu saine. N'ayant pas réussi à supplanter Girard auprès de la Cadière, elle entreprenait de supplanter la Cadière auprès de Girard. Elle s'avançait, sans préface et brusquement. Elle tranchait, en grande dame, agréable encore, et bien sûre d'être prise au mot, allant jusqu'à parler de la liberté qu'elle avait!
Elle était partie, dans cette fausse démarche, de l'idée juste que Girard ne se souciait plus guère de la Cadière. Mais elle aurait pu deviner qu'il avait à Toulon d'autres embarras. Il était inquiet d'une affaire où il ne s'agissait plus d'une petite fille, mais d'une dame mûre, aisée, bien posée, la plus sage de ses pénitentes, Mlle Gravier. Ses quarante ans ne la défendirent pas. Il ne voulut pas au bercail une brebis indépendante. Un matin, elle fut surprise, bien mortifiée, de se trouver enceinte, et se plaignit fort (juillet, p. 395).
Girard, préoccupé de cette nouvelle aventure, vit froidement les avances si inattendues de l'abbesse. Il craignit qu'elles ne fussent un piège des observantins. Il résolut d'être prudent, vit l'abbesse, déjà embarrassée de sa démarche imprudente, vit ensuite la Cadière, mais seulement à la chapelle, où il la confessa.
Celle-ci fut blessée sans doute de ce peu d'empressement. Et en effet cette conduite était étrange, d'extrême inconséquence. Il la troublait par des lettres légères, galantes, de petites menaces badines qu'on aurait pu dire amoureuses. (Dépos. Lescot, et page 335). Et puis il ne daignait la voir autrement qu'en public.
Dans un billet du soir même, elle s'en venge assez finement, en lui disant qu'au moment où il lui a donné l'absolution, elle s'est sentie merveilleusement détachée et d'elle-même et de toute créature.
C'est ce qu'aurait voulu Girard. Ses trames étaient fort embrouillées, et la Cadière était de trop. Il fut ravi de sa lettre, bien loin d'en être piqué, lui prêcha le détachement. Il insinuait en même temps combien il avait besoin de prudence. Il avait reçu, disait-il, une lettre où on l'avertissait sévèrement de ses fautes. Cependant, comme il partait le jeudi 6 pour Marseille, il la verrait en passant (p. 329, 4 juillet 1730).
Elle attendit. Point de Girard. Son agitation fut extrême. Le flux monta; ce fut comme une mer, une tempête. Elle le dit à sa chère Raimbaud, qui ne voulut pas la quitter, coucha avec elle (p. 73) contre les règlements, sauf à dire qu'elle y était venue le matin. C'était la nuit du 6 juillet, de chaleur concentrée, pesante, en ce four étroit d'Ollioules. A quatre ou cinq heures, la voyant se débattre dans de vives souffrances, elle «crut qu'elle avait des coliques, chercha du feu à la cuisine». Pendant son absence, la Cadière avait pris un moyen extrême qui sans doute ne pouvait manquer de faire arriver Girard à l'instant. Soit qu'elle ait rouvert de ses ongles les plaies de la tête, soit qu'elle ait pu s'enfoncer la couronne à pointes de fer, elle se mit tout en sang. Il lui coulait sur le visage en grosses gouttes. Sous cette douleur, elle était transfigurée et ses yeux étincelaient.
Cela ne dura pas moins de deux heures. Les religieuses accoururent pour la voir dans cet état, admirèrent. Elles voulaient faire entrer leurs observantins; la Cadière les en empêcha.
L'abbesse se serait bien gardée d'avertir Girard pour la voir dans cet état pathétique, où elle était trop touchante. La bonne Mme Lescot lui donna cette consolation et fit avertir le Père. Il vint, mais au lieu de monter, en vrai jongleur, il eut lui-même une extase à la chapelle, y resta une heure prosterné à deux genoux devant le Saint-Sacrement (p. 95). Enfin, il monte, trouve toutes les religieuses autour de la Cadière. On lui conte qu'elle avait paru un moment comme si elle était à la messe, qu'elle semblait remuer les lèvres pour recevoir l'hostie. «Qui peut le savoir mieux que moi! dit le fourbe. Un ange m'avait averti. J'ai dit la messe, et je l'ai communiée de Toulon.» Elles furent renversées du miracle, à ce point que l'une d'elles en resta deux jours malade. Girard s'adressant alors à la Cadière avec une indigne légèreté: «Ah! ah! petite gourmande, vous me volez donc moitié de ma part?»
On se retire avec respect; on les laisse. Le voici en face de la victime sanglante, pâle, affaiblie, d'autant plus agitée. Tout homme aurait été ému. Quel aveu plus naïf, plus violent de sa dépendance, du besoin absolu qu'elle avait de le voir? Cet aveu, exprimé par le sang, les blessures, plus qu'aucune parole, devait aller au cœur. C'était un abaissement. Mais qui n'en aurait eu pitié? Elle avait donc un moment de nature, cette innocente personne? Dans sa vie courte et malheureuse, la pauvre jeune sainte, si étrangère aux sens, avait donc une heure de faiblesse? Ce qu'il avait eu d'elle à son insu, qu'était-ce? Peu ou rien. Avec l'âme, la volonté, il allait avoir tout.
La Cadière est fort brève, comme on peut croire, sur tout cela. Dans sa déposition, elle dit pudiquement qu'elle perdit connaissance et ne sut trop ce qui se passa. Dans un aveu à son amie la dame Allemand (p. 178), sans se plaindre de rien, elle fait tout comprendre.
En retour d'un si grand élan de cœur, d'une si charmante impatience, que fit Girard? Il la gronda. Cette flamme qui eût gagné tout autre, l'eût embrasé, le refroidit. Son âme de tyran ne voulait que des mortes, purs jouets de sa volonté. Et celle-ci, par cette forte initiative, l'avait forcé de venir. L'écolière entraînait le maître. L'irritable pédant traita cela comme il eût fait d'une révolte de collège. Ses sévérités libertines, sa froideur égoïste dans un plaisir cruel, flétrirent l'infortunée, qui n'en eut rien que le remords.
Chose non moins choquante. Le sang versé pour lui n'eut d'autre effet que de lui sembler bon à exploiter pour son intérêt propre. Dans cette entrevue, la dernière peut-être, il voulut s'assurer la pauvre créature au moins pour la discrétion, de sorte qu'abandonnée de lui elle se crût encore à lui. Il demanda s'il serait moins favorisé que le couvent qui avait vu le miracle. Elle se fit saigner devant lui. L'eau dont il lava ce sang, il en but et lui en fit boire[86], et il crut avoir lié son âme par cette odieuse communion.
Cela dura deux ou trois heures, et il était près de midi. L'abbesse était scandalisée. Elle prit le parti de venir elle-même avec le dîner, et de faire ouvrir la porte. Girard prit du thé; comme c'était vendredi, il faisait croire qu'il jeûnait, s'étant sans doute bien muni à Toulon. La Cadière demanda du café. La sœur converse, qui était à la cuisine, s'en étonnait dans un tel jour (p. 86). Mais, sans ce fortifiant, elle aurait défailli. Il la remit un peu, et elle retint Girard encore. Il resta avec elle (il est vrai, non plus enfermé), jusqu'à quatre heures, voulant effacer la triste impression de sa conduite du matin. A force de mensonges d'amitié, de paternité, il raffermit un peu la mobile créature, lui rendit la sérénité. Elle le conduisit au départ, et, marchant derrière, elle fit, en véritable enfant, deux ou trois petits sauts de joie. Il dit sèchement: «Petite folle!» (P. 89).
Elle paya cruellement sa faiblesse. Le soir même, à neuf heures, elle eut une vision terrible, et on l'entendit crier: «O mon Dieu, éloignez-vous... Retirez-vous de moi!» Le 8 au matin, à la messe, elle n'attendit pas la communion (s'en jugeant sans doute indigne), et se sauva dans sa chambre. Grand scandale. Mais elle était si aimée, qu'une religieuse qui courut après elle, par un compatissant mensonge, jura qu'elle avait vu Jésus qui la communiait de sa main.
Mme Lescot, finement, habilement, écrivit en légende, comme éjaculations mystiques, pieux soupirs, dévotes larmes, tout ce qui s'arrachait de ce cœur déchiré. Il y eut, chose bien rare, une conspiration de tendresse entre des femmes pour couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur de la pauvre Cadière et de ses dons charmants. En un mois, elle était déjà comme l'enfant de toutes. Quoi qu'elle fît, on la défendait. Innocente quand même, on n'y voyait qu'une victime des assauts du démon. Une bonne forte femme du peuple, fille du serrurier d'Ollioules et tourière du couvent, la Matherone, ayant vu certaines libertés indécentes de Girard, n'en disait pas moins: «Ça ne fait rien; c'est une sainte.» Dans un moment où il parlait de la retirer du couvent, elle s'écria: «Nous ôter mademoiselle Cadière!... Mais je ferai faire une porte de fer pour l'empêcher de sortir!» (P. 47, 48, 50.)
Ses frères, qui venaient chaque jour, effrayés de la situation et du parti que l'abbesse et ses moines pouvaient en tirer, osèrent aller au-devant, et dans une lettre ostensible, écrite à Girard au nom de la Cadière, rappelèrent la révélation qu'elle avait eue le 25 juin sur les mœurs des observantins, lui disant «qu'il était temps d'accomplir sur cette affaire les desseins de Dieu» (p. 330),—sans doute de demander qu'on fît une enquête, d'accuser les accusateurs.
Audace excessive, imprudente. La Cadière presque mourante était bien loin de ces idées. Ses amies imaginèrent que celui qui avait fait le trouble, ferait le calme peut-être. Elles prièrent Girard de venir la confesser. Ce fut une scène terrible. Elle fit au confessionnal des cris, des lamentations, qu'on entendait à trente pas. Les curieuses avaient beau jeu d'écouter, et n'y manquaient pas. Girard était au supplice. Il disait, répétait en vain: «Calmez-vous, mademoiselle!» (P. 95.)—Il avait beau l'absoudre. Elle ne s'absolvait pas. Le 12, elle eut sous le cœur une douleur si aiguë qu'elle crut que ses côtes éclataient. Le 14, elle semblait à la mort, et on appela sa mère. Elle reçut le viatique. Le lendemain, «elle fit une amende honorable, la plus touchante, la plus expressive qui se soit jamais entendue. Nous fondions en larmes.» (P. 330-331.) Le 20, elle eut une sorte d'agonie, qui perçait le cœur. Puis, tout à coup, par un revirement heureux et qui la sauva, elle eut une vision très douce. Elle vit la pécheresse Madeleine pardonnée, ravie dans la gloire, tenant dans le ciel la place que Lucifer avait perdue. (P. 332.)
Cependant Girard ne pouvait assurer sa discrétion qu'en la corrompant davantage, étouffant ses remords. Parfois, il venait (au parloir), l'embrassait fort imprudemment. Mais plus souvent encore, il lui envoyait ses dévotes. La Guiol et autres venaient l'accabler de caresses et d'embrassades, et quand elle se confiait, pleurait, elles souriaient, disaient que tout cela c'étaient les libertés divines, qu'elles aussi en avaient leur part et qu'elles étaient de même. Elles lui vantaient les douceurs d'une telle union entre femmes. Girard ne désapprouvait pas qu'elles se confiassent entre elles et missent en commun les plus honteux secrets. Il était si habitué à cette dépravation, et la trouvait si naturelle qu'il parla à la Cadière de la grossesse de Mlle Gravier. Il voulait qu'elle l'invitât à venir à Ollioules, calmât son irritation, lui persuadât que cette grossesse pouvait être une illusion du Diable qu'on saurait dissiper (p. 395).
Ces enseignements immondes ne gagnaient rien sur la Cadière. Ils devaient indigner ses frères qui ne les ignoraient pas. Les lettres qu'ils écrivent en son nom sont bien singulières. Enragés au fond, ulcérés, regardant Girard comme un scélérat, mais obligés de faire parler leur sœur avec une tendresse respectueuse, ils ont pourtant des échappées où on entrevoit leur fureur.
Pour les lettres de Girard, ce sont des morceaux travaillés, écrits visiblement pour le procès qui peut venir. Nous parlerons de la seule qu'il n'ait pas eue en main pour la falsifier. Elle est du 22 juillet. Elle est aigre-douce, galante, d'un homme imprudent, léger. En voici le sens:
«L'évêque est arrivé ce matin à Toulon et ira voir la Cadière... On concertera ce qu'on peut faire et dire. Si le grand vicaire et le Père Sabatier vont la voir et demandent à voir (ses plaies), elle dira qu'on lui a défendu d'agir, de parler.
«J'ai une grande faim de vous revoir et de tout voir. Vous savez que je ne demande que mon bien. Et il y a longtemps que je n'ai rien vu qu'à demi (il veut dire, à la grille du parloir). Je vous fatiguerai? Eh bien! ne me fatiguez-vous pas aussi?» etc.
Lettre étrange en tous les sens. Il se défie à la fois et de l'évêque, et du Jésuite même, de son collègue, le vieux Sabatier. C'est au fond la lettre d'un coupable inquiet. Il sait bien qu'elle a en mains ses lettres, ses papiers, enfin de quoi le perdre.
Les deux jeunes gens répondent au nom de leur sœur par une lettre vive, la seule qui ait un accent vrai. Ils répondent ligne par ligne, sans outrage, mais avec une âpreté souvent ironique où l'on sent l'indignation contenue. Leur sœur y promet de lui obéir, de ne rien dire à l'évêque ni au Jésuite. Elle le félicite d'avoir «tant de courage, pour exhorter les autres à souffrir». Elle relève, lui renvoie sa choquante galanterie, mais d'une manière choquante (on sent là une main d'homme, la main des deux étourdis).
Le surlendemain ils allèrent lui dire qu'elle voulait sur-le-champ sortir du couvent. Il en fut très effrayé. Il pensa que les papiers allaient échapper avec elle. Sa terreur fut si profonde qu'elle lui ôtait l'esprit. Il faiblit jusqu'à aller pleurer au parloir d'Ollioules, se mit à genoux devant elle, demanda si elle aurait le courage de le quitter (p. 7). Cela toucha la pauvre fille, qui lui dit non, s'avança et se laissa embrasser. Et le Judas ne voulait rien que la tromper, et gagner quelques jours, le temps de se faire appuyer d'en haut.
Le 29, tout est changé. La Cadière reste à Ollioules, lui demande excuse, lui promet soumission (p. 339). Il est trop visible que celui-ci a fait agir de puissantes influences, que dès le 29 on a reçu des menaces (peut-être d'Aix, et plus tard de Paris). Les gros bonnets des Jésuites ont écrit, et de Versailles les protecteurs de cour.
Que feraient les frères dans cette lutte? Ils consultèrent sans doute leurs chefs, qui durent les avertir de ne pas trop attaquer dans Girard le confesseur libertin; c'eût été déplaire à tout le clergé dont la confession est le cher trésor. Il fallait, au contraire, l'isoler du clergé en constatant sa doctrine singulière, montrer en lui le quiétiste. Avec cela seul, on pouvait le mener loin. En 1698, on avait brûlé pour quiétisme un curé des environs de Dijon. Ils imaginèrent de faire (en apparence sous la dictée de leur sœur, étrangère à ce projet), un mémoire où le quiétisme de Girard, exalté et glorifié, serait constaté, réellement dénoncé. Ce fut le récit des visions qu'elle avait eues dans le carême. Le nom de Girard y est déjà au ciel. Elle le voit, uni à son nom, au Livre de vie.
Ils n'osèrent porter ce mémoire à l'évêque. Mais ils se le firent voler par leur ami, son jeune aumônier, le petit Camerle. L'évêque lut, et dans la ville il en courut des copies. Le 21 août, Girard se trouvant à l'évêché, le prélat lui dit en riant: «Eh! bien, mon Père, voilà donc votre nom au Livre de vie.»
Il fut accablé, se crut perdu, écrivit à la Cadière des reproches amers. Il demanda de nouveau avec larmes ses papiers. La Cadière fut bien étonnée, lui jura que ce mémoire n'était jamais sorti des mains de ses frères. Mais, dès qu'elle sut que c'était faux, son désespoir n'eut plus de bornes (p. 163.) Les plus cruelles douleurs de l'âme et du corps l'assaillirent. Elle crut un moment se dissoudre. Elle devint quasi folle. «J'eus un tel désir de souffrance! Je saisis la discipline deux fois, et si violemment que j'en tirai du sang abondamment.» (P. 362.) Dans ce terrible égarement qui montre et sa faible tête et la sensibilité infinie de sa conscience, la Guiol l'acheva en lui dépeignant Girard comme un homme à peu près mort. Elle porta au dernier degré sa compassion. (P. 361.)
Elle allait lâcher les papiers. Il était pourtant trop visible que seuls ils la défendaient, la gardaient, prouvaient son innocence et les artifices dont elle avait été victime. Les rendre, c'était risquer que l'on changeât les rôles, qu'on ne lui imputât d'avoir séduit un saint, qu'enfin tout l'odieux ne fût de son côté.
Mais, s'il fallait périr ou perdre Girard, elle aimait mieux de beaucoup le premier parti. Un démon (la Guiol sans doute), la tenta justement par là, par l'étrange sublimité de ce sacrifice. Elle lui écrivit que Dieu voulait d'elle un sacrifice sanglant (p. 28). Elle put lui citer les saints qui, accusés, ne se justifiaient pas, s'accusaient eux-mêmes, mouraient comme des agneaux. La Cadière suivit cet exemple. Quand on accusait Girard devant elle, elle le justifiait, disant: «Il dit vrai, et j'ai menti.» (P. 32.)
Elle eût pu rendre seulement les lettres de Girard, mais, dans cette grande échappée de cœur, elle ne marchanda pas; elle lui donna encore les minutes des siennes. Il eut à la fois et ces minutes écrites par le Jacobin et les copies que l'autre frère faisait et lui envoyait. Dès lors il ne craignait rien. Nul contrôle possible. Il put en ôter, en remettre, détruire, biffer, falsifier. Son travail de faussaire était parfaitement libre, et il a bien travaillé. De quatre-vingts lettres il en reste seize, et encore elles semblent des pièces laborieuses, fabriquées après coup.
Girard, ayant tout en mains, pouvait rire de ses ennemis. A eux désormais de craindre. L'évêque, homme du grand monde, savait trop bien son Versailles et le crédit des Jésuites pour ne pas les ménager. Il crut même politique de lui faire une petite réparation pour son malicieux reproche relatif au Livre de vie, et lui dit gracieusement qu'il voulait tenir un enfant de sa famille sur les fonts de baptême.
Les évêques de Toulon avaient toujours été des grands seigneurs. Leur liste offre tous les premiers noms de Provence, Baux, Glandèves, Nicolaï, Forbin, Forbin d'Oppède, et de fameux noms d'Italie, Fiesque, Trivulce, La Rovère. De 1712 à 1737, sous la Régence et Fleury, l'évêque était un La Tour du Pin. Il était fort riche, ayant aussi en Languedoc les abbayes d'Aniane et de Saint-Guilhem du Désert. Il s'était bien conduit, dit-on, dans la peste de 1721. Du reste, il ne résidait guère, menait une vie toute mondaine, ne disait jamais la messe, passait pour plus que galant.
Il vint à Toulon en juillet, et, quoique Girard l'eût détourné d'aller à Ollioules et de visiter la Cadière, il en eut pourtant la curiosité. Il la vit dans un de ses bons moments. Elle lui plut, lui sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si bien des lumières supérieures, qu'il eut la légèreté de lui parler de ses affaires, d'intérêts, d'avenir, la consultant comme il eût fait d'une diseuse de bonne aventure.
Il hésitait cependant, malgré les prières des frères, pour la faire sortir d'Ollioules et pour l'ôter à Girard. On trouva moyen de le décider. On fit courir à Toulon le bruit que la jeune fille avait manifesté le désir de fuir au désert, comme son modèle sainte Thérèse l'avait entrepris à douze ans. C'était Girard, disait-on, qui lui mettait cela en tête pour l'enlever un matin, la mettre hors du diocèse dont elle faisait la gloire, faire cadeau de ce trésor à quelque couvent éloigné où les jésuites, en ayant le monopole exclusif, exploiteraient ses miracles, ses visions, sa gentillesse de jeune sainte populaire. L'évêque se sentit fort blessé. Il signifia à l'abbesse de ne remettre Mlle Cadière qu'à sa mère elle-même, qui devait bientôt la faire sortir du couvent, la mener dans une bastide qui était à la famille.
Pour ne pas choquer Girard, on fit écrire par la Cadière que, si ce changement le gênait, il pouvait s'adjoindre et lui donner un second confesseur. Il comprit et aima mieux désarmer la jalousie en abandonnant la Cadière. Il se désista (15 septembre) par un billet fort prudent, humble, piteux, où il tâchait de la laisser amie et douce pour lui. «Si j'ai fait des fautes à votre égard, vous vous souviendrez pourtant toujours que j'avais bonne volonté de vous aider... Je suis et serai toujours tout à vous dans le Sacré-Cœur de Jésus.»
L'évêque cependant n'était pas rassuré. Il pensait que les trois Jésuites Girard, Sabatier et Grignet voulaient l'endormir, et un matin, avec quelque ordre de Paris, lui voler la petite fille. Il prit le parti décisif, 17 septembre, d'envoyer sa voiture (une voiture légère et mondaine, qu'on appelait phaéton), et de la faire mener tout près, à la bastide de sa mère.
Pour la calmer, la garder, la mettre en bon chemin, il lui chercha un confesseur, et s'adressa d'abord à un carme qui l'avait confessée avant Girard. Mais celui-ci, homme âgé, n'accepta pas. D'autres aussi probablement reculèrent. L'évêque dut prendre un étranger, arrivé depuis trois mois du Comtat, le Père Nicolas, prieur des carmes déchaussés. C'était un homme de quarante ans, homme de tête et de courage, très ferme et même obstiné. Il se montra fort digne de cette confiance en la refusant. Ce n'était pas les Jésuites qu'il craignait, mais la fille même. Il n'en augurait rien de bon, pensait que l'ange pouvait être un ange de ténèbres, et craignait que le Malin, sous une douce figure de fille, ne fît ses coups plus malignement.
Il ne put la voir sans se rassurer un peu. Elle lui parut toute simple, heureuse d'avoir enfin un homme sûr, solide et qui pût l'appuyer. Elle avait beaucoup souffert d'être tenue par Girard dans une vacillation constante. Du premier jour, elle parla plus qu'elle n'avait fait depuis un mois, conta sa vie, ses souffrances, ses dévotions, ses visions. La nuit même ne l'arrêta pas, chaude nuit du milieu de septembre. Tout était ouvert dans la chambre, les trois portes, outre les fenêtres. Elle continua presque jusqu'à l'aube, près de ses frères qui dormaient. Elle reprit le lendemain sous la tonnelle de vigne, parlant à ravir de Dieu, des plus hauts mystères. Le carme était stupéfait, se demandait si le Diable pouvait si bien louer Dieu.
Son innocence était visible. Elle semblait bonne fille, obéissante, douce comme un agneau, folâtre comme un jeune chien. Elle voulut jouer aux boules (jeu ordinaire dans les bastides), et il ne refusa pas de jouer aussi.
Si un esprit était en elle, on ne pouvait dire du moins que ce fût un esprit de mensonge. En l'observant de près, longtemps, on n'en pouvait douter, ses plaies réellement saignaient par moments. Il se garda bien d'en faire, comme Girard, d'impudiques vérifications. Il se contenta de voir celle du pied. Il ne vit que trop ses extases. Une vive chaleur lui prenait tout à coup au cœur, circulait partout. Elle ne se connaissait plus, entrait dans des convulsions, disait des choses insensées.
Le carme comprit très bien qu'en elle il y avait deux personnes, la jeune fille et le démon. La première était honnête, et même très neuve de cœur, ignorante, quoi qu'on lui eût fait, comprenant peu les choses même qui l'avaient si fort troublée. Avant sa confession, quand elle parla des baisers de Girard, le carme lui dit rudement: «Ce sont de très grands péchés.—O mon Dieu! dit-elle en pleurant, je suis donc perdue, car il m'a fait bien d'autres choses.»
L'évêque venait la voir. La bastide était pour lui un but de promenade. A ses interrogations, elle répondit naïvement, dit au moins le commencement. L'évêque fut bien en colère, mortifié, indigné. Sans doute il devina le reste. Il ne tint à rien qu'il ne fît un grand éclat contre Girard. Sans regarder au danger d'une lutte avec les Jésuites, il entra tout à fait dans les idées du carme, admit qu'elle était ensorcelée, donc que Girard était sorcier. Il voulait à l'instant même l'interdire solennellement, le perdre, le déshonorer. La Cadière pria pour celui qui lui avait fait tant de tort, ne voulut pas être vengée. Elle se mit à genoux devant l'évêque, le conjura de l'épargner, de ne point parler de ces tristes choses. Avec une touchante humilité, elle dit: «Il me suffit d'être éclairée maintenant, de savoir que j'étais dans le péché.» (P. 127.) Son frère le jacobin se joignit à elle, prévoyant tous les dangers d'une telle guerre et doutant que l'évêque y fût bien ferme.
Elle avait moins d'agitation. La saison avait changé. L'été brûlant était fini. La nature enfin faisait grâce. C'était l'aimable mois d'octobre. L'évêque eut la vive jouissance qu'elle fût délivrée par lui. La jeune fille, n'étant plus dans l'étouffement d'Ollioules, sans rapports avec Girard, bien gardée par sa famille, par l'honnête et brave moine, enfin sous la protection de l'évêque, qui plaignait peu ses démarches et la couvrait de sa constante protection, elle devint tout à fait calme. Comme l'herbe qui en octobre revient par de petites pluies, elle se releva, refleurit.
Pendant sept semaines environ, elle paraissait fort sage. L'évêque en fut si ravi qu'il eût voulu que le carme, aidé de la Cadière, agît auprès des autres pénitentes de Girard, les ramenât à la raison. Elles durent venir à la bastide; on peut juger combien à contre-cœur et de mauvaise grâce. En réalité, il y avait une étrange inconvenance à faire comparaître ces femmes devant la protégée de l'évêque, si jeune et à peine remise de son délire extatique.
La situation se trouva aigrie, ridicule. Il y eut deux partis en présence, les femmes de Girard, celles de l'évêque. Du côté de celui-ci, la dame Allemand et sa fille, attachées à la Cadière. De l'autre côté, les rebelles, la Guiol en tête. L'évêque négocia avec celle-ci pour obtenir qu'elle entrât en rapport avec le carme et lui menât ses amies. Il lui envoya son greffier, puis un procureur, ancien amant de la Guiol. Tout cela n'opérant pas, l'évêque prit le dernier parti, ce fut de les convoquer toutes à l'évêché. Là, elles nièrent généralement ces extases, ces stigmates, dont elles s'étaient vantées. L'une sans doute, la Guiol, effrontée et malicieuse, l'étonna bien plus encore en lui offrant de montrer sur-le-champ qu'elles n'avaient rien sur tout le corps. On l'avait cru assez léger pour tomber dans ce piège. Mais il le démêla fort bien, refusa, remercia celles qui, aux dépens de leur pudeur, lui eussent fait imiter Girard, et fait rire toute la ville.
L'évêque n'avait pas de bonheur. D'une part, ces audacieuses se moquaient de lui. Et d'autre part, son succès près de la Cadière s'était démenti. A peine rentrée dans le sombre Toulon, dans son étroite ruelle de l'Hôpital, elle était retombée. Elle était précisément dans les milieux dangereux et sinistres où commença sa maladie, au champ même de la bataille que se livraient les deux partis. Les Jésuites, à qui chacun voyait la cour pour arrière-garde, avaient pour eux les politiques, les prudents, les sages. Le carme n'avait que l'évêque, n'était pas même soutenu de ses confrères, ni des curés. Il se ménagea une arme. Le 8 novembre il tira de la Cadière une autorisation écrite de révéler au besoin sa confession.
Acte audacieux, intrépide, qui fit frémir Girard. Il n'avait pas grand courage, et il eût été perdu, si sa cause n'eût été celle des Jésuites. Il se blottit au fond de leur maison. Mais son collègue Sabatier, vieillard sanguin, colérique, alla droit à l'évêché. Il entra chez le prélat, portant comme Popilius, dans sa robe, la paix ou la guerre. Il le mit au pied du mur, lui fit comprendre qu'un procès avec les Jésuites, c'était pour le perdre à jamais lui-même, qu'il resterait évêque de Toulon à perpétuité, ne serait jamais archevêque. Bien plus, avec la liberté d'un apôtre fort à Versailles, il lui dit que si cette affaire révélait les mœurs d'un Jésuite, elle n'éclairerait pas moins les mœurs d'un évêque. Une lettre, visiblement combinée par Girard (p. 334), ferait croire que les Jésuites se tenaient prêts en dessous à lancer contre le prélat de terribles récriminations, déclarant sa vie, «non seulement indigne de l'épiscopat, mais abominable». Le perfide et sournois Girard, le Sabatier apoplectique, gonflé de rage et de venin, auraient poussé la calomnie. Ils n'auraient pas manqué de dire que tout cela se faisait pour une fille, que si Girard l'avait soignée malade, l'évêque l'avait eue bien portante. Quel trouble qu'un tel scandale dans la vie si bien arrangée de ce grand seigneur mondain! C'eût été une chevalerie trop comique de faire la guerre pour venger la virginité d'une petite folle infirme, et de se brouiller pour elle avec tous les honnêtes gens! Le cardinal de Bonzi mourut de chagrin à Toulouse, mais au moins pour une belle dame, la noble marquise de Ganges. Ici l'évêque risquait de se perdre, d'être écrasé sous la honte et le ridicule, pour cette fille d'un revendeur de la rue de l'Hôpital!
Ces menaces de Sabatier firent d'autant plus d'impression que déjà l'évêque de lui-même tenait moins à la Cadière. Il ne lui savait pas bon gré d'être redevenue malade, d'avoir démenti son succès, de lui donner tort par sa rechute. Il lui en voulait de n'être pas guérie. Il se dit que Sabatier avait raison, qu'il serait bien bon de se compromettre. Le changement fut subit. Ce fut comme un coup de la Grâce. Il vit tout à coup la lumière, comme saint Paul au chemin de Damas, et se convertit aux Jésuites.
Sabatier ne le lâcha pas. Il lui présenta du papier, et lui fit écrire, signer l'interdiction du carme, son agent près de la Cadière; plus, celle de son frère le jacobin (10 novembre 1730).
XII
LE PROCÈS DE LA CADIÈRE (1730-1731)
On peut juger ce que fut ce coup épouvantable pour la famille Cadière. Les attaques de la malade devinrent fréquentes et terribles. Chose cruelle, ce fut comme une épidémie chez ses intimes amies. Sa voisine, la dame Allemand, qui avait aussi des extases, mais qui jusque-là les croyait de Dieu, tomba en effroi et sentit l'Enfer. Cette bonne dame de (cinquante ans) se souvint qu'en effet elle avait eu souvent des pensées impures; elle se crut livrée au Diable, ne vit que diables chez elle, et quoique gardée par sa fille, elle se sauva du logis, demanda asile aux Cadière. La maison devint dès lors inhabitable, le commerce impossible; l'aîné Cadière furieux invectivait contre Girard, criait: «Ce sera Gauffridi... Lui aussi, il sera brûlé!» Et le jacobin ajoutait: «Nous y mangerions plutôt tout le bien de la famille.»
Dans la nuit du 17 au 18 novembre, la Cadière hurla, étouffa. On crut qu'elle allait mourir. L'aîné Cadière, le marchand, qui perdait la tête, appela par les fenêtres, criant aux voisins: «Au secours! Le Diable étrangle ma sœur!» Ils accouraient presque en chemise. Les médecins et chirurgiens qualifiant son état une suffocation de la matrice, voulurent lui mettre des ventouses. Pendant qu'on les allait chercher, ils parvinrent à lui desserrer les dents et lui firent avaler une goutte d'eau-de-vie, ce qui la rappela à elle-même. Cependant les médecins de l'âme arrivaient aussi à la file, un vieux prêtre, confesseur de la mère Cadière, puis des curés de Toulon. Tant de bruit, de cris, l'arrivée de ces prêtres en grand costume, l'appareil de l'exorcisme, avait rempli la rue de monde; les arrivants demandaient: «Qu'y a-t-il?—C'est la Cadière, ensorcelée par Girard.» On peut juger de la pitié, de l'indignation du peuple.
Les Jésuites, très effrayés, mais voulant renvoyer l'effroi, firent alors une chose barbare. Ils retournèrent chez l'évêque, ordonnèrent et exigèrent qu'on poursuivît la Cadière, qu'on l'attaquât le jour même,—que cette pauvre fille, sur le lit où elle râlait tout à l'heure, après cette horrible crise, reçût à l'improviste une descente de justice...
Sabatier ne lâcha pas l'évêque que celui-ci n'eût fait appeler son juge, son official, le vicaire général Larmedieu, et son promoteur (ou procureur épiscopal), Esprit Reybaud, et qu'il ne leur eût dit de procéder sur l'heure.
C'était impossible, illégal, en Droit canonique. Il fallait un informé préalable sur les faits, avant d'aller interroger.—Autre difficulté: le juge ecclésiastique n'avait droit de faire une telle descente que pour un refus de sacrement. Les deux légistes d'Église durent faire cette objection. Sabatier n'écouta rien. Si les choses traînaient ainsi dans la froide légalité, il manquait son coup de terreur.
Larmedieu, ou Larme-Dieu, sous ce nom touchant, était un juge complaisant, ami du clergé. Ce n'était pas un de ces rudes magistrats qui vont tout droit devant eux, comme d'aveugles sangliers, dans le grand chemin de la loi, sans voir, distinguer les personnes. Il avait eu de grands égards dans l'affaire d'Aubany, le gardien d'Ollioules. Il avait poursuivi assez lentement pour qu'Aubany se sauvât. Puis, quand il le sut à Marseille, comme si Marseille eût été loin de France, ultima Thule ou la Terra incognita des anciens géographes, il ne bougea plus. Ici, ce fut tout autre chose: ce juge paralytique pour l'affaire d'Aubany eut des ailes pour la Cadière, et les ailes de la foudre. Il était neuf heures du matin lorsque les habitants de la ruelle virent avec curiosité arriver chez les Cadière une fort belle procession, messire Larmedieu en tête, et le promoteur de la cour épiscopale, honorablement escortés de deux vicaires de la paroisse, docteurs en théologie. On envahit la maison. On interpella la malade. On lui fit faire serment de dire vrai contre elle-même, serment de se diffamer en disant à la justice ce qui était de conscience et de confession.
Elle pouvait se dispenser de répondre, nulle formalité n'ayant été observée. Mais elle ne disputa pas. Elle jura, ce qui était se désarmer, se livrer. Car, étant liée une fois par le serment, elle dit tout, même les choses honteuses et ridicules dont l'aveu est si cruel pour une fille.
Le procès-verbal de Larmedieu et son premier interrogatoire indiquent un plan bien arrêté entre lui et les Jésuites. C'était de montrer Girard comme la dupe et la victime des fourberies de la Cadière. Un homme de cinquante ans, docteur, professeur, directeur de religieuses, qui cependant est resté si innocent et si crédule, qu'il a suffi pour l'attraper d'une petite fille, d'un enfant! La rusée, la dévergondée, l'a trompé sur ses visions, mais non entraîné dans ses égarements. Furieuse, elle s'en est vengée en lui prêtant toute infamie que pouvait lui suggérer une imagination de Messaline.
Bien loin que l'interrogatoire confirme rien de tout cela, ce qu'il a de très touchant, c'est la douceur de la victime. Visiblement elle n'accuse que contrainte et forcée par le serment qu'elle a prêté. Elle est douce pour ses ennemis, même pour la perfide Guiol, qui (dit son frère) la livra, qui fit tout pour la corrompre, qui en dernier lieu la perdit, en lui faisant rendre les papiers qui eussent fait sa sauvegarde.
Les Cadière furent épouvantés de la naïveté de leur sœur. Dans son respect pour le serment, elle s'était livrée sans réserve, hélas! avilie pour toujours, chansonnée des lors et moquée des ennemis mêmes des Jésuites, et des sots rieurs libertins.
Puisque la chose était faite, ils voulurent du moins qu'elle fût exacte, que le procès-verbal des prêtres pût être contrôlé par un acte plus sérieux. D'accusée qu'elle semblait être, ils la firent accusatrice, prirent la position offensive, obtinrent du magistrat royal, le lieutenant civil et criminel, Marteli Chantard, qu'il vînt recevoir sa déposition. Dans cet acte, net et court, se trouve clairement établi le fait de séduction; plus, les reproches qu'elle faisait à Girard pour ses caresses lascives, dont il ne faisait que rire; plus, le conseil qu'il lui donne de se laisser obséder du démon; plus, la succion par laquelle le fourbe entretenait ses plaies, etc.
L'homme du roi, le lieutenant, devait retenir l'affaire à son tribunal. Car le juge ecclésiastique, dans sa précipitation, n'ayant pas rempli les formalités du droit ecclésiastique, avait fait un acte nul. Mais le magistrat laïque n'eut pas ce courage. Il se laissa atteler à l'information cléricale, subit Larmedieu pour associé, et même alla siéger, écouter les témoins au tribunal de l'évêché. Le greffier de l'évêché écrivait (et non le greffier du lieutenant du roi). Écrivait-il exactement? On aurait droit d'en douter quand on voit que ce greffier ecclésiastique menaçait les témoins, et chaque soir allait montrer leurs dépositions aux Jésuites[87].
Les deux vicaires de la paroisse de la Cadière, que l'on entendit d'abord, déposèrent sèchement, sans faveur pour elle, mais nullement contre elle, nullement pour les Jésuites (24 novembre). Ceux-ci virent que tout allait manquer. Ils perdirent toute pudeur, et, au risque d'indigner le peuple, résolurent de briser tout. Ils tirèrent ordre de l'évêque pour emprisonner la Cadière et les principaux témoins qu'elle voulait faire entendre. C'étaient les dames Allemand et la Batarelle. Celle-ci fut mise au Refuge, couvent-prison, ces dames dans une maison de force, le Bon-Pasteur, où l'on jetait les folles et les sales coureuses en correction. La Cadière (26 novembre), tirée de son lit, fut donnée aux ursulines, pénitentes de Girard, qui la couchèrent proprement sur de la paille pourrie.
Alors, la terreur établie, on put entendre les témoins, deux d'abord (28 novembre), deux respectables et choisis. L'un était cette Guiol, connue pour fournir des femmes à Girard; langue adroite et acérée, qui fut chargée de lancer le premier dard et d'ouvrir la plaie de la calomnie. L'autre était la Laugier, la petite couturière que la Cadière nourrissait et dont elle avait payé l'apprentissage. Étant enceinte de Girard, cette Laugier avait crié contre lui; elle lava ici cette faute en se moquant de la Cadière, salissant sa bienfaitrice, mais cela maladroitement, en dévergondée qu'elle était, lui prêtant des mots effrontés, très contraires à ses habitudes. Puis vinrent Mlle Gravier et sa cousine, la Reboul, enfin toutes les girardines, comme on les appelait dans Toulon.
Mais on ne pouvait si bien faire que, par moments, la lumière n'éclatât. La femme d'un procureur, dans la maison de laquelle s'assemblaient les girardines, dit brutalement qu'on ne pouvait y tenir, qu'elles troublaient toute la maison; elle conta leurs rires bruyants, leurs mangeries payées des collectes que l'on faisait pour les pauvres, etc. (p. 55).
On craignait extrêmement que les religieuses ne se déclarassent pour la Cadière. Le greffier de l'évêché alla leur dire (comme de la part de l'évêque) qu'on châtierait celles qui parleraient mal. Pour agir plus fortement encore, on fit revenir de Marseille leur galant Père Aubany, qui avait ascendant sur elles. On arrangea son affaire du viol de la petite fille. On fit entendre aux parents que la justice ne ferait rien. On estima l'honneur de l'enfant à huit cents livres, qu'on paya pour Aubany. Donc il revint plein de zèle, tout Jésuite, dans son troupeau d'Ollioules. Pauvre troupeau qui trembla quand ce bon Père Aubany se dit chargé de les avertir que, si elles n'étaient pas sages, «elles auraient la question». (Procès, in-douze, t. II, p. 191).
Avec tout cela, on ne tira pas ce qu'on voulait des quinze religieuses. Deux ou trois à peine étaient pour Girard, et toutes articulèrent des faits, surtout pour le 7 juillet, qui directement l'accablaient.
Les Jésuites désespérés prirent un parti héroïque pour s'assurer des témoins. Ils s'établirent à poste fixe dans une salle de passage qui menait au tribunal. Là ils les arrêtaient, les pratiquaient, les menaçaient, et, s'ils étaient contre Girard, ils les empêchaient d'entrer, et par force impudemment les mettaient à la porte (in-douze, t. I, p. 44).
Ainsi le juge d'Église et le lieutenant du roi n'étaient plus que des mannequins entre les mains des Jésuites. Toute la ville le voyait, frémissait. En décembre, janvier, février, la famille des Cadière formula et répandit une plainte pour déni de justice et subornation de témoins. Les Jésuites eux-mêmes sentirent que la place n'était plus tenable. Ils appelèrent le secours d'en haut. Le meilleur paraissait être un simple arrêt du Grand-Conseil qui eût tout appelé à lui et tout étouffé (comme fit Mazarin pour l'affaire de Louviers). Mais le chancelier était d'Aguesseau; les Jésuites ne désiraient pas que l'affaire allât à Paris. Ils la retinrent en province. Ils firent décider par le roi (16 janvier 1731) que le Parlement de Provence, où ils avaient beaucoup d'amis, jugeât sur l'information que deux de ses conseillers feraient à Toulon.
Un laïque, M. Faucon, et un conseiller d'Église, M. de Charleval, vinrent en effet, et tout droit descendirent chez les Jésuites (p. 407). Ces commissaires impétueux cachèrent si peu leur violente et cruelle partialité qu'ils lancèrent à la Cadière un ajournement personnel, comme on faisait à l'accusé, tandis que Girard fut poliment appelé, laissé libre; il continuait de dire la messe et de confesser. Et la plaignante était sous les verroux dans les mains de ses ennemis, chez les dévotes de Girard, à la merci de toute cruauté.
La réception des bonnes ursulines avait été celle qu'elles eussent faite si elles avaient été chargées de la faire mourir. Elles lui avaient donné pour chambre la loge d'une religieuse folle qui salissait tout. Elle coucha dans la paille de cette folle, dans cette odeur épouvantable. A grand'peine le lendemain ses parents purent-ils introduire une couverture et un matelas. On lui donna pour garde et garde-malade l'âme damnée de Girard, une converse, qui était fille de cette même Guiol qui l'avait livrée, fille très digne de sa mère, capable de choses sinistres, dangereuse à sa pudeur et peut-être à sa vie même. On la tint à la pénitence la plus cruelle pour elle, celle de ne pouvoir se confesser ni communier. Elle retombait malade dès qu'elle ne communiait pas. Son furieux ennemi, Sabatier le Jésuite, vint dans cette loge, et, chose bizarre, nouvelle, il entreprit de la gagner, de la tenter par l'hostie! On marchanda. Donnant donnant: pour communier, il fallait qu'elle s'avouât calomniatrice, indigne de la communion. Elle l'aurait peut-être fait par excès d'humilité. Mais, en se perdant, elle aurait aussi perdu et le carme et ses frères.
Réduit aux arts pharisaïques, on interprétait ses paroles. Ce qu'elle disait au sens mystique, on feignait de le comprendre dans la réalité matérielle.
Elle montrait, pour se démêler de tous ces pièges, ce qu'on eût le moins attendu, une grande présence d'esprit (voir surtout p. 391).
Le plus perfide, combiné pour lui ôter l'intérêt du public, mettre contre elle les rieurs, ce fut de lui faire un amant. On prétendit qu'elle avait proposé à un jeune drôle de partir avec elle, de courir le monde.
Les grands seigneurs d'alors qui aimaient à se faire servir par des enfants, des petits pages, prenaient volontiers les plus gentils des fils de leurs paysans. Ainsi avait fait l'évêque du petit garçon d'un de ses fermiers. Il le débarbouilla. Puis, quand ce favori grandit, pour qu'il eût meilleure apparence, il le tonsura, lui donna figure d'abbé, titre d'aumônier, à vingt ans. Ce fut M. l'abbé Camerle. Élevé dans la valetaille et fait à tout faire, il fut, comme sont souvent les petits campagnards, décrassés à demi, un rustre niais et finaud. Il vit bien que le prélat, dès son arrivée à Toulon, était curieux de la Cadière, peu favorable à Girard. Il pensa plaire et amuser, en se faisant à Ollioules espion de leurs rapports suspects. Mais, dès que l'évêque changea, eut peur des Jésuites, Camerle, avec le même zèle, servit activement Girard et l'aida contre la Cadière.
Il vint, comme un autre Joseph, dire que Mlle Cadière (comme la femme de Putiphar) l'avait tenté, essayé d'ébranler sa vertu. Si cela avait été vrai, si elle lui eût fait tant d'honneur que de faiblir un peu pour lui, il n'en eût été que plus lâche de l'en punir d'abuser d'un mot étourdi. Mais une telle éducation de page et de séminariste ne donne ni honneur ni l'amour des femmes.
Elle se démêla vivement et très bien, le couvrit de honte. Les deux indignes commissaires du Parlement la voyaient répondre d'une manière si victorieuse, qu'ils abrégèrent les confrontations, lui retranchèrent ses témoins. De soixante-huit qu'elle appelait, ils n'en firent venir que trente-huit (in-douze, t. I, p. 62). N'observant ni les délais ni les formes de justice, ils précipitèrent la confrontation. Avec tout cela, ils ne gagnaient rien. Le 25 et le 26 février encore, sans varier, elle répéta ses dépositions accablantes.
Ils étaient si furieux, qu'ils regrettaient de n'avoir pas à Toulon le bourreau et la question «pour la faire un peu chanter». C'était l'ultima ratio. Les parlements, dans tout ce siècle, en usèrent. J'ai sous les yeux un véhément éloge de la torture[88], écrit en 1780 par un savant parlementaire, devenu membre du Grand-Conseil, dédié au Roi (Louis XVI), et couronné d'une flatteuse approbation de Sa Sainteté, Pie VI.
Mais, au défaut de la torture qui l'eût fait chanter, on la fit parler par un moyen meilleur encore. Le 27 février, de bonne heure, la sœur converse qui lui servait de geôlière, la fille de la Guiol, lui apporte un verre de vin. Elle s'étonne; elle n'a pas soif; elle ne boit jamais de vin le matin, et encore moins de vin pur. La converse, rude et forte domestique, comme on en a dans les couvents pour dompter les indociles, les folles, ou punir les enfants, enveloppe de son insistance menaçante la faible malade. Elle ne veut boire, mais elle boit. Et on la force de tout boire, le fond même, qu'elle trouve désagréable et salé (p. 243-247).
Quel était ce choquant breuvage? On a vu, à l'époque de l'avortement, combien l'ancien directeur de religieuses était expert aux remèdes. Ici le vin pur eût suffi sur une malade débile. Il eût suffi pour l'enivrer, pour en tirer le même jour quelques paroles bégayées, que le greffier eût rédigées en forme de démenti complet. Mais une drogue fut surajoutée (peut-être l'herbe aux sorcières, qui trouble plusieurs jours) pour prolonger cet état et pouvoir disposer d'elle par des actes qui l'empêcheraient de rétracter le démenti.
Nous avons la déposition qu'elle fit, le 27 février. Changement subit et complet! apologie de Girard! Les commissaires (chose étrange) ne remarquent pas une si brusque variation. Le spectacle singulier, honteux, d'une jeune fille ivre, ne les étonne pas, ne les met pas en garde. On lui fait dire que Girard ne l'a jamais touchée, qu'elle n'a jamais eu ni plaisir ni douleur, que tout ce qu'elle a senti tient à une infirmité. C'est le carme, ce sont ses frères qui lui ont fait raconter comme actes réels ce qui n'a été que songe. Non contente de blanchir Girard, elle noircit les siens, les accable et leur met la corde au cou.
Ce qui est merveilleux, c'est la clarté, la netteté de cette déposition. On y sent la main du greffier habile. Une chose étonne pourtant, c'est qu'étant en si beau chemin, on n'ait pas continué. On l'interroge un seul jour, le 27. Rien le 28. Rien du 1er au 6 mars.
Le 27 probablement, sous l'influence du vin, elle put parler encore, dire quelques mots qu'on arrangea. Mais le 28, le poison ayant eu tout son effet, elle dut être en stupeur complète ou dans un indécent délire (comme celui du Sabbat), et il fut impossible de la montrer. Une fois d'ailleurs que sa tête fut absolument troublée, on put aisément lui donner d'autres breuvages, sans qu'elle en eût ni conscience ni souvenir.
C'est ici, je n'en fais pas doute, dans les six jours, du 28 février au 5 ou 6 mars, que se place un fait singulier, qui ne peut avoir eu lieu ni avant ni après. Fait tellement répugnant, si triste pour la pauvre Cadière qu'il est indiqué en trois lignes, sans que ni elle ni son frère aient le cœur d'en dire davantage (p. 247 de l'in-folio, lignes 10-13). Ils n'en auraient parlé jamais si les frères poursuivis eux-mêmes n'avaient vu qu'on en voulait à leur propre vie.
Girard alla voir la Cadière! prit sur elle encore d'insolentes, d'impudiques libertés!
Cela eut lieu, disent le frère et la sœur, depuis que l'affaire est en justice. Mais, du 26 novembre au 26 février, Girard fut intimidé, humilié, toujours battu dans la guerre de témoins qu'il faisait à la Cadière. Encore moins osa-t-il la voir, depuis le 10 mars, le jour où elle revint à elle, et sortit du couvent où il la tenait. Il ne la vit qu'en ces cinq jours où il était encore maître d'elle, et où l'infortunée, sous l'influence du poison, n'était plus elle-même.
Si la mère Guiol avait jadis livré la Cadière, la fille Guiol put la livrer encore. Girard, qui avait alors gagné la partie par le démenti qu'elle se donnait à elle-même, osa venir dans sa prison, la voir dans l'état où il l'avait mise, hébétée ou désespérée, abandonnée du ciel et de la terre, et s'il lui restait quelque lucidité, livrée à l'horrible douleur d'avoir, par sa déposition, assassiné les siens. Elle était perdue, et c'était fini. Mais l'autre procès commençait contre ses frères et le courageux carme. Le remords pouvait la tenter de fléchir Girard, d'obtenir qu'il ne les poursuivît pas, et surtout qu'on ne la mît pas à la question.
L'état de la prisonnière était déplorable et demandait grâce. De petites infirmités attachées à une vie toujours assise, la faisaient souffrir beaucoup. Par suite de ses convulsions, elle avait une descente, par moments fort douloureuse (p. 343). Ce qui prouve que Girard n'était pas fortuitement criminel, mais un pervers, un scélérat, c'est qu'il ne vit de tout cela que la facilité d'assurer son avantage. Il crut que, s'il en usait, avilie à ses propres yeux, elle ne se relèverait jamais, ne reprendrait pas le cœur et le courage pour démentir son démenti. Il la haïssait alors, et pourtant, avec un badinage libertin et odieux, il parla de cette descente, et il eut l'indignité, voyant la pauvre personne sans défense, d'y porter la main (p. 249). Son frère l'assure et l'affirme, mais brièvement, avec honte, sans pousser plus loin ce sujet. Elle-même attestée sur ce fait, elle dit en trois lettres: «Oui.»
Hélas! son âme était absente, et lui revenait lentement. C'est le 6 mars qu'elle devait être confrontée, confirmer tout, perdre ses frères sans retour. Elle ne pouvait parler, étouffait. Les charitables commissaires lui dirent que la torture était là à côté, lui expliquèrent les coins qui lui serreraient les os, les chevalets, les pointes de fer. Elle était si faible de corps que le courage lui manqua. Elle endura d'être en face de son cruel maître, qui put rire et triompher, l'ayant avilie du corps, mais bien plus, de la conscience! la faisant meurtrière des siens!
On ne perdit pas de temps pour profiter de sa faiblesse. A l'instant, on s'adressa au Parlement d'Aix, et on en obtint que le carme et les deux frères seraient désormais inculpés, qu'ils auraient leur procès à part, de sorte qu'après que la Cadière serait condamnée, punie, on en viendrait à eux, et on les pousserait à outrance.
Le 10 mars, on la traîna des ursulines de Toulon à Sainte-Claire d'Ollioules. Girard n'était pas sûr d'elle. Il obtint qu'elle serait menée, comme on eût fait d'un redoutable brigand de cette route mal famée, entre les soldats de la maréchaussée. Il demanda qu'à Sainte-Claire elle fût bien enfermée à clé. Les dames furent touchées jusqu'aux larmes de voir arriver entre les épées leur pauvre malade qui ne pouvait se traîner. Tout le monde en avait pitié. Il se trouva deux vaillants hommes, M. Aubin, procureur, et M. Claret, notaire, qui firent pour elle les actes où elle rétractait sa rétractation, pièces terribles où elle dit les menaces des commissaires et de la supérieure des ursulines, surtout le fait du vin empoisonné qu'on la força de prendre (10-16 mars 1731, p. 243-248).
En même temps, ces hommes intrépides rédigèrent et adressèrent à Paris, à la chancellerie, ce qu'on nommait l'appel comme d'abus, dévoilant l'informe et coupable procédure, les violations obstinées de la loi, qu'avaient commises effrontément: 1o l'official et le lieutenant; 2o les commissaires. Le chancelier d'Aguesseau se montra très mou, très faible. Il laissa subsister cette immonde procédure, laissa aller l'affaire au Parlement d'Aix, tellement suspect! après le déshonneur dont ses deux membres venaient de se couvrir.
Donc, ils ressaisirent la victime, et, d'Ollioules, la firent traîner à Aix, toujours par la maréchaussée. On couchait alors à moitié chemin dans un cabaret. Et là, le brigadier expliqua qu'en vertu de ses ordres, il coucherait dans la chambre de la jeune fille. On avait fait semblant de croire que la malade qui ne pouvait marcher, fuirait, sauterait par la fenêtre. Infâme combinaison. La remettre à la chasteté de nos soldats des dragonnades! Quelle joie eût-ce été, quelle risée, si elle fût arrivée enceinte? Heureusement, sa mère s'était présentée au départ, avait suivi, bon gré, mal gré, et on n'avait pas osé l'éloigner à coups de crosse. Elle resta dans la chambre, veilla (toutes deux debout), et elle protégea son enfant (in-douze, t. I, p. 52).
Elle était adressée aux ursulines d'Aix, qui devaient la garder et en avaient ordre du roi. La supérieure prétendit n'avoir pas encore reçu l'ordre. On vit là combien sont féroces les femmes, une fois passionnées, n'ayant plus nature de femmes. Elle la tint quatre heures à la porte, dans la rue, en exhibition (t. IV de l'in-douze, p. 404). On eut le temps d'aller chercher le peuple, les gens des Jésuites, les bons ouvriers du clergé, pour huer, siffler, les enfants au besoin pour lapider. C'étaient quatre heures de pilori. Cependant, tout ce qu'il y avait de passants désintéressés demandaient si les ursulines avaient ordre de laisser tuer cette fille. On peut juger si ces bonnes sœurs furent de tendres geôlières pour la prisonnière malade.
Le terrain avait été admirablement préparé. Un vigoureux concert de magistrats jésuites et de dames intrigantes avait organisé l'intimidation. Nul avocat ne voulut se perdre en défendant une fille si diffamée. Nul ne voulut avaler les couleuvres que réservaient ses geôlières à celui qui chaque jour affronterait leur parloir, pour s'entendre avec la Cadière. La défense revenait, dans ce cas, au syndic du bureau d'Aix, M. Chaudon. Il ne déclina pas ce dur devoir. Cependant, assez inquiet, il eût voulu un arrangement. Les Jésuites refusèrent. Alors il se montra ce qu'il était, un homme d'immuable honnêteté, d'admirable courage. Il exposa, en savant légiste, la monstruosité des procédures. C'était se brouiller pour jamais avec le Parlement, tout autant qu'avec les Jésuites. Il posa nettement l'inceste spirituel du confesseur, mais, par pudeur, ne spécifia pas jusqu'où avait été le libertinage. Il s'interdit aussi de parler des girardines, des dévotes enceintes, chose connue parfaitement, mais dont personne n'eût voulu témoigner. Enfin, il fit à Girard la meilleure cause possible, en l'attaquant comme sorcier. On rit. On se moqua de l'avocat. Il entreprit de prouver l'existence du démon par une suite de textes sacrés, à partir des Évangiles. Et l'on rit encore plus fort.
On avait fort adroitement défiguré l'affaire en faisant de l'honnête carme un amant de la Cadière, et le fabricateur d'un grand complot de calomnies contre Girard et les Jésuites. Dès lors, la foule des oisifs, les mondains étourdis, rieurs ou philosophes, s'amusaient des uns et des autres, parfaitement impartiaux entre les carmes et les Jésuites, ravis de voir les moines se faire la guerre entre eux. Ceux que bientôt on dira voltairiens sont même plus favorables aux Jésuites, polis et gens du monde, qu'aux anciens ordres mendiants.
Ainsi l'affaire va s'embrouillant. Les plaisanteries pleuvent, mais encore plus sur la victime. Affaire de galanterie, dit-on. On n'y voit qu'un amusement. Pas un étudiant, un clerc, qui ne fasse sa chanson sur Girard et son écolière, qui ne réchauffe les vieilles plaisanteries provençales sur Madeleine (de l'affaire Gauffridi), ses six mille diablotins, la peur qu'ils ont du fouet, les miracles de la discipline qui fit fuir ceux de la Cadière. (Ms. de la Bibl. de Toulon.)
Sur ce point spécial, les amis de Girard le blanchissaient fort aisément. Il avait agi dans son droit de directeur et selon l'usage ordinaire. La verge est l'attribut de la paternité. Il avait agi pour sa pénitente, «pour le remède de son âme». On battait les démoniaques, on battait les aliénés, d'autres malades encore. C'était le grand moyen de chasser l'ennemi, quel qu'il fût, démon ou maladie. Point de vue fort populaire. Un brave ouvrier de Toulon, témoin du triste état de la Cadière, avait dit que le seul remède, pour la pauvre malade, était le nerf de bœuf.
Girard, si bien soutenu, n'avait que faire d'avoir raison. Il n'en prend pas la peine. Sa défense est charmante de légèreté. Il ne daigne pas même s'accorder avec ses dépositions. Il dément ses propres témoins. Il semble plaisanter et dit du ton hardi d'un grand seigneur de la Régence, que, s'il s'est enfermé avec elle, comme on l'en accuse, «ce n'est arrivé que neuf fois».
«Et pourquoi l'a-t-il fait, le bon Père, disaient ses amis, sinon pour observer, juger, approfondir ce qu'il en fallait croire? C'est le devoir d'un directeur en pareil cas. Lisez la Vie de la grande sainte Catherine de Gênes. Le soir, son confesseur se cachait, restait dans sa chambre, pour voir les prodiges qu'elle faisait et la surprendre en miracle flagrant:
«Mais le malheur était ici que l'Enfer, qui ne dort jamais, avait tendu un piège à cet agneau de Dieu, avait vomi, lancé, ce drac femelle, ce monstre dévorant, maniaque et démoniaque, pour l'engloutir, le perdre au torrent de la calomnie.»
C'est un usage antique et excellent d'étouffer au berceau les monstres. Mais pourquoi pas plus tard aussi? Le charitable avis des dames de Girard, c'était d'y employer au plus vite le fer et le feu. «Qu'elle périsse!» disaient les dévotes. Beaucoup de grandes dames voulaient aussi qu'elle fût châtiée, trouvant exorbitant que la créature eût osé porter plainte, mettre en cause un tel homme qui lui avait fait trop d'honneur.
Il y avait au Parlement quelques obstinés jansénistes, mais ennemis des Jésuites plus que favorables à la fille. Et qu'ils devaient être abattus, découragés, voyant contre eux tout à la fois et la redoutable Société, et Versailles, la cour, le cardinal-ministre, enfin les salons d'Aix. Seraient-ils plus vaillants que le chef de la justice, le chancelier d'Aguesseau qui avait tellement molli? Le procureur général n'hésita pas; lui, chargé d'accuser Girard, il se déclara son ami, lui donna ses conseils pour répondre à l'accusation.
Il ne s'agissait que d'une chose, de savoir par quelle réparation, quelle expiation solennelle, quel châtiment exemplaire la plaignante, devenue accusée, satisferait à Girard, à la Compagnie de Jésus. Les Jésuites, quelle que fût leur débonnaireté, avouaient que, dans l'intérêt de la religion, un exemple serait utile pour avertir un peu et les convulsionnaires jansénistes et les écrivailleurs philosophes qui commençaient à pulluler.
Par deux points, on pouvait accrocher la Cadière, lui jeter le harpon:
1o Elle avait calomnié.—Mais nulle loi ne punit la calomnie de mort. Pour aller jusque-là, il fallait chercher un peu loin, dire: «Le vieux texte romain De famosis libellis prononce la mort contre ceux qui ont fait des libelles injurieux aux Empereurs ou à la religion de l'Empire. Les Jésuites sont la religion. Donc un mémoire contre un Jésuite mérite le dernier supplice.
2o On avait une prise meilleure encore.—Au début du procès, le juge épiscopal, le prudent Larmedieu, lui avait demandé si elle n'avait pas deviné les secrets de plusieurs personnes, et elle avait dit oui. Donc on pouvait lui imputer la qualité mentionnée au formulaire des procès de sorcellerie, Devineresse et abuseresse. Cela seul méritait le feu, en tout droit ecclésiastique. On pouvait même très bien la qualifier sorcière, d'après l'aveu des dames d'Ollioules; que la nuit, à la même heure, elle était dans plusieurs cellules à la fois, qu'elle pesait doucement sur elles, etc. Leur engouement, leur tendresse subite si surprenante, avaient bien l'air d'un ensorcellement.
Qui empêchait de la brûler? On brûle encore partout au dix-huitième siècle. L'Espagne, sous un seul règne, celui de Philippe V, brûle seize cents personnes, et elle brûle encore une sorcière en 1782. L'Allemagne, une, en 1751; la Suisse, une aussi, en 1781. Rome brûle toujours, il est vrai sournoisement, dans les fours et dans les caves de l'Inquisition[89].
«Mais la France, du moins, sans doute, est plus humaine?»—Elle est inconséquente. En 1718, on brûle un sorcier à Bordeaux[90]. En 1724 et 1726, on allume le bûcher en Grève, pour les délits qui, à Versailles, passaient pour des jeux d'écoliers. Les gardiens de l'enfant royal, Monsieur le Duc, Fleury, indulgents à la cour, sont terribles à la ville. Un ânier et un noble, un M. des Chauffours, sont brûlés vifs. L'avènement du cardinal-ministre ne peut être mieux célébré que par une réforme des mœurs, par l'exemple sévère qu'on fait des corrupteurs publics.—Rien de plus à propos que d'en faire un terrible et solennel sur cette fille infernale, qui a tellement attenté à l'innocence de Girard.
Voilà ce qu'il fallait pour bien laver ce Père. Il fallait établir que (même eût-il méfait, imité des Chauffours) il avait été le jouet d'un enchantement. Les actes n'étaient que trop clairs. Aux termes du droit canonique, et d'après ces arrêtés récents, quelqu'un devait être brûlé. Des cinq magistrats du parquet, deux seulement auraient brûlé Girard. Trois étaient contre la Cadière. On composa. Les trois qui avaient la majorité n'exigèrent pas la flamme, épargnèrent le spectacle long et terrible du bûcher, se contentèrent de la mort simple.
Au nom des cinq, il fut conclu et proposé au Parlement: «Que la Cadière, préalablement mise à la question ordinaire et extraordinaire, fût ensuite ramenée à Toulon, et, sur la place des Prêcheurs, pendue et étranglée.»
Ce fut un coup terrible. Il y eut un prodigieux revirement d'opinion. Les mondains, les rieurs, ne rirent plus; ils frémirent. Leur légèreté n'allait pas jusqu'à glisser sur une chose si épouvantable. Ils trouvaient fort bon qu'une fille eût été séduite, abusée, déshonorée, et qu'elle eût été un jouet, et qu'elle mourût de douleur, de délire; à la bonne heure, ils ne s'en mêlaient pas. Mais, quand il s'agit d'un supplice, quand l'image leur vint de la triste victime, la corde au cou, étranglée au poteau! les cœurs se soulevèrent. De tous côtés monta ce cri: «On ne l'avait pas vu depuis l'origine du monde, ce renversement scélérat: la loi du rapt appliquée à l'envers, la fille condamnée pour avoir été subornée, le séducteur étranglant la victime!»
Chose imprévue en cette ville d'Aix (toute de juges, de prêtres, de beau monde), tout à coup il se trouve un peuple, un violent mouvement populaire. En masse, en corps serré, une foule d'hommes de toute classe, d'un élan, marche aux ursulines. On fait paraître la Cadière et sa mère. On crie: «Rassurez-vous, mademoiselle. Nous sommes là... Ne craignez rien.»
Le grand dix-huitième siècle, que justement Hegel a nommé le règne de l'esprit, est bien plus grand encore comme règne de l'humanité. Des dames distinguées, comme la petite-fille de Mme de Sévigné, la charmante Mme de Simiane, s'emparèrent de la jeune fille et la réfugièrent dans leur sein. Chose plus belle encore (et si touchante), les dames jansénistes, de pureté sauvage, si difficiles entre elles, et d'excessive autorité, immolèrent la Loi à la Grâce dans cette grande circonstance, jetèrent les bras au cou de la pauvre enfant menacée, la purifièrent de leur baiser au front, la rebaptisèrent de leurs larmes.
Si la Provence est violente, elle est d'autant plus admirable en ces moments, violente de générosité et d'une véritable grandeur. On en vit quelque chose aux premiers triomphes de Mirabeau, quand il eut à Marseille autour de lui un million d'hommes. Ici, déjà, ce fut une grande scène révolutionnaire, un soulèvement immense contre le sot gouvernement d'alors, et les Jésuites, protégés de Fleury. Soulèvement unanime pour l'humanité, la pitié, pour la défense d'une femme, d'une enfant, si barbarement immolée. Les Jésuites imaginèrent bien d'organiser dans la canaille à eux, dans leurs clients, leurs mendiants, un je ne sais quel peuple qu'ils armaient de clochettes et de bâtons pour faire reculer les cadières. On surnomma ainsi les deux partis. Le dernier, c'était tout le monde. Marseille se leva tout entière pour porter en triomphe le fils de l'avocat Chaudon. Toulon alla si loin pour sa pauvre compatriote, qu'on y voulait brûler la maison des Jésuites.
Le plus touchant de tous les témoignages vint à la Cadière d'Ollioules. Une simple pensionnaire, Mlle Agnès, toute jeune et timide qu'elle fût, suivit l'élan de son cœur, se jeta dans cette mêlée de pamphlets, écrivit, imprima l'apologie de la Cadière.
Ce grand et profond mouvement agit dans le Parlement même. Les ennemis des Jésuites en furent tout à coup relevés, raffermis, jusqu'à braver les menaces d'en haut, le crédit des Jésuites, la foudre de Versailles que pouvait leur lancer Fleury[91].
Les amis même de Girard, voyant leur nombre diminuer, leur phalange s'éclaircir, désiraient le jugement. Il eut lieu le 11 octobre 1731.
Personne n'osa reprendre, en présence du peuple, les conclusions féroces du parquet pour faire étrangler la Cadière. Douze conseillers immolèrent leur honneur, dirent Girard innocent. Des douze autres, quelques jansénistes le condamnaient au feu, comme sorcier; et trois ou quatre, plus raisonnables, le condamnaient à mort, comme scélérat. Douze étant contre douze, le président Lebret allait départager la cour. Il jugea pour Girard. Acquitté de l'accusation de sorcellerie et de ce qui eût entraîné la mort, ou le renvoya, comme prêtre et confesseur, pour le procès ecclésiastique, à l'official de Toulon, à son intime ami, Larmedieu.
Le grand monde, les indifférents, furent satisfaits. Et l'on a fait si peu d'attention à cet arrêt qu'aujourd'hui encore M. Fabre dit, M. Méry répète, «que tous les deux furent acquittés». Chose extrêmement inexacte. La Cadière fut traitée comme calomniatrice, condamnée à voir ses mémoires et défenses lacérés et brûlés par la main du bourreau.
Et il y avait encore un terrible sous-entendu. La Cadière étant marquée ainsi, flétrie pour calomnie, les Jésuites devaient pousser, continuer sous terre et suivre leur succès auprès du cardinal Fleury, appeler sur elle les punitions secrètes et arbitraires. La ville d'Aix le comprit ainsi. Elle sentit que le Parlement ne la renvoyait pas, mais la livrait plutôt. De là une terrible fureur contre le président Lebret, tellement menacé qu'il demanda qu'on fît venir le régiment de Flandre.
Girard fuyait dans une chaise fermée. On le découvrit, et il eût été tué s'il ne se fût sauvé dans l'église des Jésuites, où le coquin se mit à dire la messe. Il échappa et retourna à Dôle, honoré, glorifié de la Société. Il y mourut en 1733, en odeur de sainteté. Le courtisan Lebret mourut en 1735.
Le cardinal Fleury fit tout ce qui plut aux Jésuites. A Aix, à Toulon, à Marseille, il exila, bannit, emprisonna. Toulon surtout était coupable d'avoir porté l'effigie de Girard aux portes de ses girardines et d'avoir promené le sacro-saint tricorne des Jésuites.
La Cadière aurait dû, aux termes de l'arrêt, pouvoir y retourner, être remise à sa mère. Mais j'ose dire qu'on ne permit jamais qu'elle revînt sur ce brûlant théâtre de sa ville natale, si hautement déclarée pour elle. Qu'en fit-on? Jusqu'ici personne n'a pu le savoir.
Si le seul crime de s'être intéressé à elle méritait la prison, on ne peut douter qu'elle n'ait été bientôt emprisonnée elle-même; que les Jésuites n'aient eu aisément de Versailles une lettre de cachet pour enfermer la pauvre fille, pour étouffer, ensevelir avec elle une affaire si triste pour eux. On aura attendu sans doute que le public fût distrait, pensât à autre chose. Puis la griffe l'aura ressaisie, plongée, perdue dans quelque couvent ignoré, éteinte dans un in-pace.
Elle n'avait que vingt et un ans au moment de l'arrêt, et elle avait toujours espéré de vivre peu. Que Dieu lui en ait fait la grâce[92]!
ÉPILOGUE
Une femme de génie, dans un fort bel élan de cœur, croit voir les deux Esprits dont la lutte fit le Moyen-âge, qui se reconnaissent enfin, se rapprochent, se réunissent. En se regardant de plus près, ils découvrent un peu tard qu'ils ont des traits de parenté. Que serait-ce si c'étaient des frères, et si ce vieux combat n'était rien qu'un malentendu? Le cœur parle et ils s'attendrissent. Le fier proscrit, le doux persécuteur, oublient tout, ils s'élancent, se jettent dans les bras l'un de l'autre. (Consuelo.)
Aimable idée de femme. D'autres aussi ont eu le même rêve. Mon suave Montanelli en fit un beau poème. Eh! qui n'accueillerait la charmante espérance de voir le combat d'ici-bas s'apaiser et finir dans ce touchant embrassement?
Qu'en pense le sage Merlin? Au miroir de son lac dont lui seul sait la profondeur, qu'a-t-il vu? Que dit-il dans la colossale épopée qu'il a donnée en 1860? Que Satan, s'il désarme, ne le fera qu'au jour du Jugement. Alors, pacifiés, côte à côte, tous deux dormiront dans la mort commune.
Il n'est pas difficile sans doute, en les faussant, d'arriver à un compromis. L'énervation des longues luttes, en affaiblissant tout, permet certains mélanges. On a vu au dernier chapitre deux ombres pactiser de bon accord dans le mensonge: l'ombre de Satan, l'ombre de Jésus, se rendant de petits services, le Diable ami de Loyola, l'obsession dévote et la possession diabolique allant de front, l'Enfer attendri dans le Sacré-Cœur.
Ce temps est doux, et l'on se hait bien moins. On ne hait guère que ses amis. J'ai vu des méthodistes admirer les Jésuites. J'ai vu ceux que l'Église dans tout le Moyen-âge appelle les fils de Satan, légistes ou médecins, pactiser prudemment avec le vieil esprit vaincu.
Mais laissons ces semblants. Ceux qui sérieusement proposent à Satan de s'arranger, de faire la paix, ont-ils bien réfléchi?
L'obstacle n'est pas la rancune. Les morts sont morts. Ces millions de victimes, Albigeois, Vaudois, Protestants, Maures, Juifs, Indiens de l'Amérique, dorment en paix. L'universel martyr du Moyen-âge, la Sorcière ne dit rien. Sa cendre est au vent.
Mais savez-vous ce qui proteste, ce qui solidement sépare les deux esprits, les empêche de se rapprocher? C'est une réalité énorme qui s'est faite depuis cinq cents ans. C'est l'œuvre gigantesque que l'Église a maudite, le prodigieux édifice des sciences et des institutions modernes, qu'elle excommunia pierre par pierre, mais que chaque anathème grandit, augmenta d'un étage. Nommez-moi une science qui n'ait été révolte.
Il n'est qu'un seul moyen de concilier les deux esprits et de mêler les deux Églises. C'est de démolir la nouvelle, celle qui, dès son principe, fut déclarée coupable, condamnée. Détruisons, si nous le pouvons, toutes les sciences de la nature, l'Observatoire, le Muséum et le Jardin des Plantes, l'École de Médecine, toute bibliothèque moderne. Brûlons nos lois, nos codes. Revenons au Droit canonique.
Ces nouveautés, toutes, ont été Satan. Nul progrès qui ne fût son crime.
C'est ce coupable logicien qui, sans respect pour le droit clérical, conserva et refit celui des philosophes et des juristes, fondée sur la croyance impie du Libre arbitre.
C'est ce dangereux magicien qui, pendant qu'on discute sur le sexe des anges et autres sublimes questions, s'acharnait aux réalités, créait la chimie, la physique, les mathématiques. Oui, les mathématiques. Il fallut les reprendre; ce fut une révolte. Car on était brûlé pour dire que trois font trois.
La médecine, surtout, c'est le vrai satanisme, une révolte contre la maladie, le fléau mérité de Dieu. Manifeste péché d'arrêter l'âme en chemin vers le ciel, de la replonger dans la vie!
Comment expier tout cela? Comment supprimer, faire crouler cet entassement de révoltes, qui aujourd'hui fait toute la vie moderne? Pour reprendre le chemin des anges, Satan détruira-t-il cette œuvre? Elle pose sur trois pierres éternelles: la Raison, le Droit, la Nature.
L'esprit nouveau est tellement vainqueur, qu'il oublie ses combats, daigne à peine aujourd'hui se souvenir de sa victoire.
Il n'était pas inutile de lui rappeler la misère de ses premiers commencements, les formes humbles et grossières, barbares, cruellement comiques, qu'il eut sous la persécution, quand une femme, l'infortunée Sorcière, lui donna son essor populaire dans la science. Bien plus hardie que l'hérétique, le raisonneur demi-chrétien, le savant qui gardait un pied dans le cercle sacré, elle en échappa vivement, et sur le libre sol, de rudes pierres sauvages tenta de se faire un autel.
Elle a péri, devait périr. Comment? Surtout par le progrès des sciences même qu'elle a commencées, par le médecin, par le naturaliste, pour qui elle avait travaillé.
La Sorcière a péri pour toujours, mais non pas la Fée. Elle reparaîtra sous cette forme qui est immortelle.
La femme, aux derniers siècles occupée d'affaires d'hommes, a perdu en revanche son vrai rôle: celui de la médication, de la consolation, celui de la Fée qui guérit.
C'est son vrai sacerdoce. Et il lui appartient, quoi qu'en ait dit l'Église.
Avec ses délicats organes, son amour du plus fin détail, un sens si tendre de la vie, elle est appelée à en devenir la pénétrante confidente en toute science d'observation. Avec son cœur et sa pitié, sa divination de bonté, elle va d'elle-même à la médication. Entre les malades et l'enfant il est fort peu de différence. A tous les deux il faut la femme.
Elle rentrera dans les sciences et y rapportera la douceur et l'humanité, comme un sourire de la nature.
L'Anti-Nature pâlit, et le jour n'est pas loin où son heureuse éclipse fera pour le monde une aurore.
Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire, plus ils passent, et plus il apparaît. Il est comme un phare à éclipse, mais qui à chaque fois revient plus lumineux.
C'est un grand signe de le voir en pleine discussion, et dans les journaux même. On commence à sentir que toutes les questions tiennent à la question fondamentale et souveraine (l'éducation, l'état, l'enfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde.
Cela dit que les temps sont mûrs.
Elle est si près, cette aube religieuse, qu'à chaque instant je croyais la voir poindre dans le désert où j'ai fini ce livre.
Qu'il était lumineux, âpre et beau mon désert! J'avais mon lit posé sur un roc de la grande rade de Toulon, dans une humble villa, entre les aloès et les cyprès, les cactus, les roses sauvages. Devant moi ce bassin immense de mer étincelante; derrière, le chauve amphithéâtre où s'assoiraient à l'aise les États-généraux du monde.
Ce lieu, tout africain, a des éclairs d'acier, qui, le jour, éblouissent. Mais aux matins d'hiver, en décembre surtout, c'était plein d'un mystère divin. Je me levais juste à six heures, quand le coup de canon de l'Arsenal donne le signal du travail. De six à sept, j'avais un moment admirable. La scintillation vive (oserai-je dire acérée?) des étoiles faisait honte à la lune, et résistait à l'aube. Avant qu'elle parût, puis pendant le combat des deux lumières, la transparence prodigieuse de l'air permettait de voir et d'entendre à des distances incroyables. Je distinguais tout à deux lieues. Les moindres accidents des montagnes lointaines, arbre, rocher, maison, pli de terrain, tout se révélait dans la plus fine précision. J'avais des sens de plus, je me trouvais un autre être, dégagé, ailé, affranchi. Moment limpide, austère, si pur!... Je me disais: «Mais quoi! Est-ce que je serais homme encore?»
Un bleuâtre indéfinissable (que l'aube rosée respectait, n'osait teinter), un éther sacré, un esprit, faisait toute nature esprit.
On sentait pourtant un progrès, de lents et de doux changements. Une grande merveille allait venir, éclater et éclipser tout. On la laissait venir, on ne la pressait pas. La transfiguration prochaine, les ravissements espérés de la lumière, n'ôtaient rien au charme profond d'être encore dans la nuit divine, d'être à demi caché, sans se bien démêler du prodigieux enchantement... Viens, Soleil! On t'adore d'avance, mais tout en profitant de ce dernier moment de rêve...
Il va poindre... Attendons dans l'espoir, le recueillement.
ÉCLAIRCISSEMENTS
I
Classification géographique de la Sorcellerie.—Mon ténébreux sujet est comme la mer. Celui qui y plonge souvent, apprend à y voir. Le besoin crée des sens. Témoin le singulier poisson dont parle Forbes (Pertica astrolabus), qui, vivant au plus bas et près du fond, s'est créé un œil admirable pour saisir, concentrer les lueurs qui descendent jusque-là. La sorcellerie, au premier regard, avait pour moi l'unité de la nuit. Peu à peu, je l'ai vue multiple et très diverse. En France, de province à province, grandes sont déjà les différences. En Lorraine, près de l'Allemagne, elle semble plus lourde et plus sombre; elle n'aime que les bêtes noires. Au pays basque, Satan est vif, espiègle, prestidigitateur. Au centre de la France, il est bon compagnon; les oiseaux envolés qu'il lâche, semblent l'aimable augure et le vœu de la liberté.—Sortons de la France; entre les peuples et les races diverses, les variétés, les contrastes sont bien autrement forts.
Personne, que je sache, n'avait bien vu cela.—Pourquoi? L'imagination, une vaine poésie puérile, brouillait, confondait tout. On s'amusait à ce sujet terrible qui n'est que larmes et sang. Moi, je l'ai pris à cœur. J'ai laissé les mirages, les fumées fantastiques, les vagues brouillards où l'on se complaisait. Le vrai sens de la vie vibre aux diversités vivantes, les rend sensibles et les fait voir. Il distingue, il caractérise. Dès que ce ne sont plus des ombres et des contes, mais des êtres humains, vivants, souffrants, ils diffèrent, ils se classent.
La science peu à peu creusera cela. En voici l'idée générale. Écartons d'abord les extrêmes de l'équateur, du pôle, les nègres, les Lapons.—Écartons les sauvages de l'Amérique, etc. L'Europe seule a eu l'idée nette du Diable, a cherché et voulu, adoré le mal absolu (ou du moins ce qu'on croyait tel).
1o En Allemagne, le Diable est fort. Les mines et les forêts lui vont. Mais, en y regardant, on le voit mêlé, dominé, par les restes et les échos de la mythologie du Nord. Chez les tribus gothiques, par exemple, en opposition à la douce Holda, se crée la farouche Unholda (J. Grimm, 554); le Diable est femme. Il a un énorme cortège d'esprits, de gnomes, etc. Il est industriel, travaille, est constructeur, maçon, métallurgiste, alchimiste, etc.
2o En Angleterre, le culte du Diable est secondaire, étant mêlé et dominé par certains esprits du foyer, certaines mauvaises bêtes domestiques par qui la femme aigre et colère fait des malices, des vengeances (Thomas Wright, I, 177). Chose curieuse, chez ce peuple où goddam est le jurement national (au quinzième siècle, Procès de Jeanne d'Arc, et sans doute plus anciennement), on veut bien être damné de Dieu, mais sans se vendre au Diable. L'âme anglaise se garde tant qu'elle peut. Il n y a guère de pacte exprès, solennel. Point de grand Sabbat (Wright, I, 281). «La vermine des petits esprits», souvent en chiens ou chats, souvent invisibles et blottis dans les paquets de laine, dans certaine bouteille que la femme connaît seule, attendent l'occasion de mal faire. Leur maîtresse les appelle de noms baroques, tyffin, pyggin, calicot, etc. Elle les cède, les vend quelquefois. Ces êtres équivoques, quoi qu'on puisse en penser, lui suffisent, retiennent sa méchanceté dans leur bassesse. Elle a peu affaire du Diable, s'élève moins à cet idéal.
Autre raison qui empêche le Diable de progresser en Angleterre. C'est qu'on fait avec lui peu, très peu de façons. On pend la sorcière, on l'étrangle avant de la brûler. Ainsi expédiée, elle n'a pas l'horrible poésie que le bûcher, que l'exorcisme, que l'anathème des conciles, lui donnent sur le continent. Le Diable n'a pas là sa riche littérature de moines. Il ne prend pas l'essor. Pour grandir, il lui faut la culture ecclésiastique.
3o C'est en France, selon moi, et au quatorzième siècle seulement, que s'est trouvée la pure adoration du Diable. M. Wright s'accorde avec moi pour le temps et le lieu. Seulement, il dit: «En France et en Italie.» Je ne vois pas pourtant chez les Italiens (Barthole, 1357; Spina, 1458; Grillandus, 1524, etc.), je ne vois pas le Sabbat dans sa forme la plus terrible, la Messe noire, le défi solennel à Jésus. J'en doute même pour l'Espagne. Sur la frontière, au pays basque, on adorait impartialement Jésus le jour, Satan la nuit. Il y avait plus de liberté folle que de haine et de fureur. Les pays de lumière, l'Espagne et l'Italie, ont été vraisemblablement moins loin dans les religions de ténèbres, moins loin dans le désespoir. Le peuple y vit de peu, est fait à la misère. La nature du Midi aplanit bien des choses. L'imagination prime tout. En Espagne, le mirage singulier des plaines salées, la sauvage poésie du chevrier, du bouc, etc. En Italie, tels désirs hystériques, par exemple, des altérées, qui passent sous la porte ou par la serrure pour boire le sang des petits enfants. Folie et fantasmagorie, tout comme aux rêves sombres du Harz et de la Forêt Noire.
Tout est plus clair, ce semble, en France. L'hérésie des sorcières, comme on disait, semble s'y produire normalement, après les grandes persécutions, comme hérésie suprême. Chaque secte persécutée qui tombe à l'état nocturne, à la vie dangereuse de société secrète, gravite vers le culte du Diable, et peu à peu s'approche du terrible idéal (qui n'est atteint qu'en 1300). Déjà après l'an 1000 (Voy. Guérard, Cartul. de Chartres), commence contre les hérétiques d'Orléans l'accusation qu'on renouvellera toujours sur l'orgie de nuit et le reste. Accusation mêlée de faux, de vrai, mais qui produit de plus en plus son effet, en réduisant les proscrits, les suspects, aux assemblées de nuit. Même les Purs (Cathares ou Albigeois), après leur horrible ruine du treizième siècle, tombant au désespoir, passent en foule à la sorcellerie, adorent l'Anti-Jésus. Il en est ainsi des Vaudois. Chrétiens innocents au douzième siècle (comme le reconnaît Walter Mapes), ils finiront par devenir sorciers, à ce point qu'au quinzième vaudoiserie est synonyme de sorcellerie.
En France, la sorcière ne me paraît pas être, autant qu'ailleurs, le fruit de l'imagination, de l'hystérie, etc. Une partie considérable, et la majorité peut-être, de cette classe infortunée est sortie de nos cruelles révolutions religieuses.
L'histoire du culte diabolique et de la sorcellerie tirera de nouvelles lumières de celle de l'hérésie qui l'engendrait. J'attends impatiemment le grand livre des Albigeois qui va paraître. M. Peyrat a retrouvé ce monde perdu dans un dépôt sacré, fidèle et bien gardé, la tradition des familles. Découverte imprévue! Il est retrouvé l'in-pace où tout un peuple fut scellé, l'immense souterrain dont un homme du treizième siècle disait: «Ils ont fait tant de fosses, de caves, de cachots, d'oubliettes, qu'il n'y eut plus assez de pierres aux Pyrénées.»
II
Page 328 de l'Introduction.—Registres originaux de l'Inquisition.—J'avais l'espoir d'en trouver un à la Bibliothèque impériale. Le no 5954 (lat.) est intitulé en effet Inquisitio. Mais ce n'est qu'une enquête faite par ordre de saint Louis en 1261, lorsqu'il vit que l'horrible régime établi par sa mère et le légat dans sa minorité, faisait du midi un désert. Il le regrette et dit: «Licet in regni nostri primordiis ad terrorem durius scripserimus, etc.» Nul adoucissement pour les hérétiques, mais seulement pour les veuves ou enfants de ceux qui sont bien morts.—On n'a encore publié que deux des vrais registres de l'Inquisition (à la suite de Limburch). Ce sont des registres de Toulouse, qui vont de 1307 à 1326. Magi en a extrait deux autres (Acad. de Toulouse, 1790, in-quarto, t. IV, p. 19). Lamothe-Langon a extrait ceux de Carcassonne (Hist. de l'Inquis. en France, t. III), Llorente ceux de l'Espagne.—Ces registres mystérieux étaient à Toulouse (et sans doute partout) enfermés dans des sacs pendus très haut aux murs, de plus cousus des deux côtés, de sorte qu'on ne pouvait rien lire sans découdre tout. Ils nous donnent un spécimen précieux, instructif pour toutes les inquisitions de l'Europe. Car la procédure était partout exactement la même (Voy. Directorium Eymerici, 1358).—Ce qui frappe dans ces registres, ce n'est pas seulement le grand nombre des suppliciés, c'est celui des emmurés, qu'on mettait dans une petite loge de pierre (camerula), ou dans une basse-fosse in-pace, au pain et à l'eau. C'est aussi le nombre infini des crozats, qui portaient la croix rouge devant et derrière. C'étaient les mieux traités; on les laissait provisoirement chez eux. Seulement, ils devaient le dimanche, après la messe, aller se faire fouetter par leurs curés (Règlement de 1326, Archives de Carcassonne, dans L.-Langon, III, 191).—Le plus cruel, pour les femmes surtout, c'est que le petit peuple, les enfants, s'en moquaient outrageusement. Ils pouvaient, sans cause nouvelle, être repris et emmurés. Leurs fils et petits-fils étaient suspects et très facilement emmurés.
Tout est hérésie au treizième siècle; tout est magie au quatorzième. Le passage est facile. Dans la grossière théorie du temps, l'hérésie diffère peu de la possession diabolique; toute croyance mauvaise, comme tout péché, est un démon qu'on chasse par la torture ou le fouet. Car les démons sont fort sensibles (Michel Psellus). On prescrit aux crozats, aux suspects d'hérésie de fuir tout sortilège (D. Vaissete, Lang.).—Ce passage de l'hérésie à la magie est un progrès dans la terreur, où le juge doit trouver son compte. Aux procès d'hérésie (procès d'hommes pour la plupart), il a des assistants. Mais pour ceux de magie, de sorcellerie, presque toujours procès de femmes, il a le droit d'être seul, tête à tête avec l'accusée.
Notez que sous ce titre terrible de sorcellerie, on comprend peu à peu toutes les petites superstitions, vieille poésie du foyer et des champs, le follet, le lutin, la fée. Mais quelle femme sera innocente? La plus dévote croyait à tout cela. En se couchant, avant sa prière à la Vierge, elle laissait du lait pour son follet. La fillette, la bonne femme donnait le soir aux fées un petit feu de joie, le jour à la sainte un bouquet.
Quoi! pour cela elle est sorcière! La voilà devant l'homme noir. Il lui pose les questions (les mêmes, toujours les mêmes, celles qu'on fit à toute société secrète, aux Albigeois, aux templiers, n'importe). Qu'elle y songe, le bourreau est là; tout prêts, sous la voûte à côté, l'estrapade, le chevalet, les brodequins à vis, les coins de fer. Elle s'évanouit de peur, ne sait plus ce qu'elle dit: «Ce n'est pas moi... Je ne le ferai plus... C'est ma mère, ma sœur, ma cousine qui m'a forcée, traînée... Que faire? Je la craignais, j'allais malgré moi et tremblante» (Trepidabat; sororia sua Guilelma trahebat et metu faciebat multa). (Reg. Tolos., 1307, p. 10, ap. Limburch.)
Peu résistaient. En 1329, une Jeanne périt pour avoir refusé de dénoncer son père (Reg. de Carcassonne, L.-Langon, 3, 202). Mais avec ces rebelles on essayait d'autres moyens. Une mère et ses trois filles avaient résisté aux tortures. L'inquisiteur s'empare de la seconde, lui fait l'amour, la rassure tellement qu'elle dit tout, trahit sa mère, ses sœurs (Limburch, Lamothe-Langon). Et toutes à la fois sont brûlées!
Ce qui brisait plus que la torture même, c'était l'horreur de l'in-pace. Les femmes se mouraient de peur d'être scellées dans ce petit trou noir. A Paris, on put voir le spectacle public d'une loge à chien dans la cour des Filles repenties, où l'on tenait la dame d'Escoman, murée (sauf une fente par où on lui jetait du pain), et couchée dans ses excréments. Parfois, on exploitait la peur jusqu'à l'épilepsie. Exemple: cette petite blonde, faible enfant de quinze ans, que Michaëlis dit lui-même avoir forcée de dénoncer, en la mettant dans un vieil ossuaire pour coucher sur les os des morts. En Espagne, le plus souvent l'in-pace, loin d'être un lieu de paix, avait une porte par laquelle on venait tous les jours à heure fixe travailler la victime, pour le bien de son âme, en la flagellant. Un moine condamné à l'in-pace prie et supplie qu'on lui donne plutôt la mort. (Llorente.)
Sur les auto-da-fé, voir dans Limburch ce qu'en disent les témoins occulaires. Voir surtout Dellon, qui lui-même porta le san-benito. (Inquisition de Goa, 1688.)
Dès le treizième, le quatorzième siècle, la terreur était si grande, qu'on voyait les personnes les plus haut placées quitter tout, rang, fortune, dès qu'elles étaient accusées, et s'enfuir. C'est ce que fit la dame Alice Kyteler, mère du sénéchal d'Irlande, poursuivie pour sorcellerie par un moine mendiant qu'on avait fait évêque (1324). Elle échappa. On brûla sa confidente. Le sénéchal fit amende honorable et resta dégradé. (T. Wright, Proceedings against dame Alice, etc., in-quarto. London, 1843.)
Tout cela s'organise de 1200 à 1300. C'est en 1233 que la mère de saint Louis fonde la grande prison des Immuratz de Toulouse. Qu'arrive-t-il? on se donne au Diable. La première mention du Pacte diabolique est de 1222. (César Heisterbach.) On ne reste pas hérétique, ou demi-chrétien. On devient satanique, anti-chrétien. La furieuse Ronde sabbatique apparaît en 1353 (Procès de Toulouse, dans L.-Langon, 3, 360), la veille de la Jacquerie.
III
Les deux premiers chapitres, résumés de mes Cours sur le Moyen-âge, expliquent par l'état général de la Société pourquoi l'humanité désespéra,—et les chapitres III, IV, V, expliquent par l'état moral de l'âme pourquoi la femme spécialement désespéra et fut amenée à se donner au Diable, et à devenir la Sorcière.
C'est seulement en 553 que l'Église a pris l'atroce résolution de damner les esprits ou démons (mots synonymes en grec), sans retour, sans repentir possible. Elle suivit en cela la violence africaine de saint Augustin, contre l'avis plus doux des Grecs, d'Origène et de l'Antiquité. (Haag, Hist. des dogmes, I, 80-83.)—Dès lors on étudie, on fixe le tempérament, la physiologie des Esprits. Ils ont et ils n'ont pas de corps, s'évanouissent en fumée, mais aiment la chaleur, craignent les coups, etc. Tout est parfaitement connu, convenu, en 1050 (Michel Psellus, Énergie des esprits ou démons). Ce byzantin en donne exactement la même idée que celle des légendes occidentales. (Voy. les textes nombreux dans la Mythologie de Grimm, les Fées de Maury, etc., etc.)—Ce n'est qu'au quatorzième siècle qu'on dit nettement que tous ces esprits sont des diables.—Le Trilby de Nodier, et la plupart des contes analogues sont manqués, parce qu'ils ne vont pas jusqu'au moment tragique où la petite femme voit dans le lutin l'infernal amant.
Dans les chapitres V-XII du livre Ier, et dès la page 379, j'ai essayé de retrouver comment la femme put devenir Sorcière.—Recherche délicate.—Nul de mes prédécesseurs ne s'en est enquis. Ils ne s'informent pas des degrés successifs par lesquels on arrivait à cette chose horrible. Leur Sorcière surgit tout à coup, comme du fond de la terre. Telle n'est pas la nature humaine. Cette recherche m'imposait le travail le plus difficile. Les textes antiques sont rares, et ceux qu'on trouve épars dans les livres bâtards de 1500, 1600, sont difficiles à distinguer. Quand on a retrouvé ces textes, comment les dater, dire: «Ceci est du douzième, ceci du treizième, du quatorzième?» Je ne m'y serais point hasardé, si je n'avais eu déjà pour moi une longue familiarité avec ces temps, mes études obstinées de Grimm, Ducange, etc., et mes Origines du droit (1837). Rien ne m'a plus servi. Dans ces formules, ces Usages si peu variables, dans la Coutume qu'on dirait éternelle, on prend pourtant le sens du temps. Autres siècles, autres formes. On apprend à les reconnaître, à leur fixer des dates morales. On distingue à merveille la sombre gravité antique du pédantesque bavardage des temps relativement récents. Si l'archéologue décide sur la forme de telle ogive qu'un monument est de tel temps, avec bien plus de certitude la psychologie historique peut montrer que tel fait moral est de tel siècle, et non d'un autre, que telle idée, telle passion, impossible aux temps plus anciens, impossible aux âges récents, fut exactement de tel âge. Critique moins sujette à l'erreur. Car les archéologues se sont parfois trompés sur telle ogive refaite habilement. Dans la chronologie des arts, certaines formes peuvent bien se refaire. Mais dans la vie morale, cela est impossible. La cruelle histoire du passé que je raconte ici, ne reproduira pas ses dogmes monstrueux, ses effroyables rêves. En bronze, en fer, ils sont fixés à leur place éternelle dans la fatalité du temps.
Maintenant voici mon péché où m'attend la critique. Dans cette analyse historique et morale de la création de la Sorcière jusqu'en 1300, plutôt que de traîner dans les explications prolixes, j'ai pris souvent un petit fil biographique et dramatique, la vie d'une même femme pendant trois cents ans.—Et cela (notez bien) dans six ou sept chapitres seulement.—Dans cette partie même, si courte, on sentira aisément combien tout est historique et fondé. Par exemple, si j'ai donné le mot Tolède comme le nom sacré de la capitale des magiciens, j'avais pour moi non seulement l'opinion fort grave de M. Soldan, non seulement le long passage de Lancre, mais des textes fort anciens. Gerbert, au onzième siècle, étudie la magie dans cette ville. Selon César d'Heisterbach, les étudiants de Bavière et de Souabe apprennent aussi la nécromancie à Tolède. C'est un maître de Tolède qui propage les crimes de sorcellerie que poursuit Conrad de Marbourg.
Toutefois les superstitions sarrasines, venues d'Espagne ou d'Orient (comme le dit Jacques de Vitry), n'eurent qu'une influence secondaire, ainsi que le vieux culte romain d'Hécate ou Dianom. Le grand cri de fureur qui est le vrai sens du Sabbat, nous révèle bien autre chose. Il y a là non seulement les souffrances matérielles, l'accent des vieilles misères, mais un abîme de douleur. Le fond de la souffrance morale n'est trouvé que vers saint Louis, Philippe-le-Bel, spécialement en certaines classes qui, plus que l'ancien serf, sentaient, souffraient. Tels durent être surtout les bons paysans, notables vilains, les serfs maires de villages, que j'ai vus déjà au douzième siècle, et qui, au quatorzième, sous la fiscalité nouvelle, responsables (comme les curiales antiques), sont doublement martyrs du roi et des barons, écrasés d'avanies, enfin l'enfer vivant. De là ces désespoirs qui précipitent vers l'Esprit des trésors cachés, le diable de l'argent. Ajoutez la risée, l'outrage, qui plus encore peut-être font la Fiancée de Satan.
Un procès de Toulouse, qui donne en 1353 la première mention de la Ronde du Sabbat, me mettait justement le doigt sur la date précise. Quoi de plus naturel? La peste noire rase le globe et «tue le tiers du monde». Le pape est dégradé. Les seigneurs battus, prisonniers, tirent leur rançon du serf et lui prennent jusqu'à la chemise. La grande épilepsie du temps commence, puis la guerre servile, la Jacquerie... On est si furieux qu'on danse.
IV
Chapitres IX et X.—Satan médecin.—Philtres, etc.—En lisant les très beaux ouvrages qu'on a fait de nos jours sur l'histoire des sciences, je suis étonné d'une chose: on semble croire que tout a été trouvé par les docteurs, ces demi-scolastiques, qui à chaque instant étaient arrêtés par leur robe, leurs dogmes, les déplorables habitudes d'esprit que leur donnait l'École. Et celles qui marchaient libres de ces chaînes, les sorcières n'auraient rien trouvé? Cela serait invraisemblable. Paracelse dit le contraire. Dans le peu qu'on sait de leurs recettes, il y a un bon sens singulier. Aujourd'hui encore, les solanées, tant employées par elles, sont considérées comme le remède spécial de la grande maladie qui menaça le monde au quatorzième siècle. J'ai été surpris de voir dans M. Coste (Hist. du dével. des corps, t. II, p. 53) que l'opinion de M. Paul Dubois sur les effets de l'eau glacée à un certain moment était exactement conforme à la pratique des sorcières au Sabbat. Voyez, au contraire, les sottes recettes des grands docteurs de ces temps-là, les effets merveilleux de l'urine de mule, etc. (Agrippa, De occulta philosophia, t. II, p. 24, éd. Lugduni, in-octavo).
Quant à leur médecine d'amour, leurs philtres, etc., on n'a pas remarqué combien les pactes entre amants ressemblaient aux pactes entre amis et frères d'armes. Les seconds dans Grimm (Rechts Alterthümer) et dans mes Origines; les premiers dans Calcagnini, Sprenger, Grillandus et tant d'autres auteurs, ont tout à fait le même caractère. C'est toujours ou la nature attestée et prise à témoin, ou l'emploi plus ou moins impie des sacrements, des choses de l'Église, ou le banquet commun, tel breuvage, tel pain ou gâteau qu'on partage. Ajoutez certaines communions, par le sang, par telle ou telle excrétion.
Mais, quelque intimes et personnelles qu'elles puissent paraître, la souveraine communion d'amour est toujours une confarreatio, le partage d'un pain qui a pris la vertu magique. Il devient tel, tantôt par la messe qu'on dit dessus (Grillandus, 316), tantôt par le contact, les émanations de l'objet aimé. Au soir d'une noce, pour éveiller l'amour, on sert le pâté de l'épousée (Thiers, Superstitions, IV, 548), et pour le réveiller chez celui que l'on a noué, elle lui fait manger certaine pâte qu'elle a préparée, etc.
V
Rapports de Satan avec la Jacquerie.—Le beau symbole des oiseaux envolés, délivrés par Satan, suffirait pour faire deviner que nos paysans de France y voyaient un esprit sauveur, libérateur. Mais tout cela fut étouffé de bonne heure dans des flots de sang. Sur le Rhin, la chose est plus claire. Là, les princes étant évêques, haïs à double titre, virent dans Satan un adversaire personnel. Malgré leur répugnance pour subir le joug de l'Inquisition romaine, ils l'acceptèrent dans l'imminent danger de la grande éruption de sorcellerie qui éclata à la fin du quinzième siècle. Au seizième, le mouvement change de formes et devient la Guerre des paysans.—Une belle tradition, contée par Walter Scott, nous montre qu'en Écosse la magie fut l'auxiliaire des résistances nationales. Une armée enchantée attend dans de vastes cavernes que sonne l'heure du combat. Un de ces gens de basses terres qui font commerce de chevaux, a vendu un cheval noir à un vieillard des montagnes. «Je te payerai, dit-il, mais à minuit sur le Lucken Have» (un pic de la chaîne d'Eildon). Il le paye, en effet, en monnaies fort anciennes; puis lui dit: «Viens voir ma demeure.» Grand est l'étonnement du marchand quand il aperçoit dans une profondeur infinie des files de chevaux immobiles, près de chacun un guerrier immobile également. Le vieillard lui dit à voix basse: «Tous ils s'éveilleront à la bataille de Sheriffmoor.» Dans la caverne étaient suspendus une épée et un cor. «Avec ce cor, dit le vieillard, tu peux rompre tout l'enchantement.» L'autre, troublé et hors de lui, saisit le cor, en tire des sons... A l'instant, les chevaux hennissent, trépignent, secouent le harnais. Les guerriers se lèvent; tout retentit d'un bruit de fer, d'armures. Le marchand se meurt de peur, et le cor lui tombe des mains... Tout disparaît... Une voix terrible, comme celle d'un géant, éclate, criant: «Malheur au lâche qui ne tire pas l'épée, avant de donner du cor.»—Grand avis national, et de profonde expérience, fort bon pour ces tribus sauvages qui faisaient toujours grand bruit avant d'être prêtes à agir, avertissaient l'ennemi.—L'indigne marchand fut porté par une trombe hors de la caverne, et quoi qu'il ait pu faire depuis, il n'en a jamais retrouvé l'entrée.
VI
Du dernier acte du Sabbat.—Lorsqu'on reviendra tout à fait de ce prodigieux rêve de presque deux mille ans, et qu'on jugera froidement la société chrétienne du Moyen-âge, on y remarquera une chose énorme, unique dans l'histoire du monde: c'est que 1o l'adultère y est à l'état d'institution régulière, reconnue, estimée, chantée, célébrée dans tous les monuments de la littérature noble et bourgeoise, tous les poèmes, tous les fabliaux, et que, 2o d'autre part l'inceste est l'état général des serfs, état parfaitement manifesté dans le Sabbat, qui est leur unique liberté, leur vraie vie, où ils se montrent ce qu'ils sont.
J'ai douté que l'inceste fût solennel, étalé publiquement, comme dit Lancre. Mais je ne doute pas de la chose même.
Inceste économique surtout, résultat de l'état misérable où l'on tenait les serfs.—Les femmes, travaillant moins, étaient considérées comme des bouches inutiles. Une suffisait à la famille. La naissance d'une fille était pleurée comme un malheur (Voy. mes Origines). On ne la soignait guère. Il devait en survivre peu. L'aîné des frères se mariait seul, et couvrait ce communisme d'un masque chrétien. Entre eux, parfaite entente et conjuration de stérilité. Voilà le fond de ce triste mystère, attesté par tant de témoins qui ne le comprennent pas.
L'un des plus graves, pour moi, c'est Boguet, sérieux, probe, consciencieux, qui, dans son pays écarté du Jura, dans sa montagne de Saint-Claude, a dû trouver les usages antiques, mieux conservés, suivis fidèlement avec la ténacité routinière du paysan. Lui aussi, il affirme les deux grandes choses: 1o l'inceste, même celui de la mère et du fils; 2o le plaisir stérile et douloureux, la fécondité impossible.
Cela effraye, que des peuples entiers de femmes se soumissent à ce sacrilège. Je dis: des peuples. Ces sabbats étaient d'immenses assemblées (douze mille âmes dans un petit canton basque, voy. Lancre; six mille pour une bicoque, La Mirandole voy. Spina).
Grande et terrible révélation du peu d'influence morale qu'avait l'Église. On a cru qu'avec son latin, sa métaphysique byzantine, à peine comprise d'elle-même, elle christianisait le peuple. Et, dans le seul moment où il soit libre, où il puisse montrer ce qu'il est, il apparaît plus que païen. L'intérêt, le calcul, la concentration de famille, y font plus que tous ces vains enseignements. L'inceste du père et de la fille eût peu fait pour cela, et l'on en parle moins. Celui de la mère et du fils est spécialement recommandé par Satan. Pourquoi? Parce que, dans ces races sauvages, le jeune travailleur, au premier éveil des sens, eût échappé à la famille, eût été perdu pour elle, au moment où il lui devenait précieux. On croyait l'y tenir, l'y fixer, au moins pour longtemps, par ce lien si fort: «Que sa mère se damnait pour lui.»
Mais comment consentait-elle à cela? Jugeons-en par les cas rares heureusement qui se voient aujourd'hui. Cela ne se trouve guère que dans l'extrême misère. Chose dure à dire: l'excès du malheur déprave. L'âme brisée se défend peu, est faible et molle. Les pauvres sauvages, dans leur vie si dénuée, gâtent extrêmement leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abandonnée, l'enfant est maître de tout, et elle n'a pas la force, quand il grandit, de s'opposer à lui.
Combien plus dans le Moyen-âge! La femme y est écrasée de trois côtés. L'Église la tient au plus bas (elle est Ève et le péché même). A la maison, elle est battue; au sabbat, immolée; on sait comment. Au fond, elle n'est ni de Satan, ni de Jésus. Elle n'est rien, n'a rien. Elle mourrait sans son enfant. Mais il faut prendre garde de faire une créature si malheureuse; car, sous cette grêle de douleurs, ce qui n'est pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, peut en revanche tourner en frénésie. Voilà l'horreur du Moyen-âge. Avec son air tout spirituel, il soulève des bas-fonds des choses incroyables qui y seraient restées: il va draguant, creusant les fangeux souterrains de l'âme.
Du reste, la pauvre créature étoufferait tout cela. Bien différente de la haute dame, elle ne peut pécher que par obéissance. Son mari le veut, et Satan le veut. Elle a peur, elle en pleure; on ne la consulte guère. Mais, si peu libre qu'elle soit, l'effet n'en est pas moins terrible pour la perversion des sens et de l'esprit. C'est l'enfer ici-bas. Elle reste effarée, demi-folle de remords et de passion. Le fils, si l'on a réussi, voit dans son père un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison. On est épouvanté de ce que pouvait être une telle société, où la famille, tellement impure et déchirée, marchait morne et muette, avec un lourd masque de plomb, sous la verge d'une autorité imbécile qui se croyait maîtresse. Quel troupeau! Quelles brebis! Quels pasteurs idiots!... Ils avaient sous les yeux un monstre de malheur, de douleur, de péché. Spectacle inouï avant et après. Mais ils regardaient dans leurs livres, apprenaient, répétaient des mots! Des mots! des mots! c'est toute leur histoire. Ils furent au total une langue. Verbe et verbalité, c'est tout. Un nom leur restera: Parole.
VII
Littérature de sorcellerie.—C'est vers 1400 qu'elle commence. Ses livres sont de deux classes et de deux époques: 1o ceux des moines inquisiteurs du quinzième siècle; 2o ceux des juges laïques du temps d'Henri IV et de Louis XIII.
La grosse compilation de Lyon qu'on a faite et dédiée à l'inquisiteur Nitard, reproduit une foule de ces traités de moines. Je les ai comparés entre eux, et parfois aux anciennes éditions. Au fond, il y a très peu de chose. Ils se répètent fastidieusement. Le premier en date (d'environ 1440) est le pire des sots, un bel esprit allemand, le dominicain Nider. Dans son Formicarius, chaque chapitre commence par poser une ressemblance entre les fourmis et les hérétiques ou sorciers, les péchés capitaux, etc. Cela touche à l'idiotisme. Il explique parfaitement qu'on devait brûler Jeanne d'Arc.—Ce livre parut si joli que la plupart le copièrent; Sprenger surtout, le grand Sprenger, dont j'ai fait valoir les mérites. Mais qui pourrait tout dire? Quelle fécondité d'âneries! «Femina vient de fe et de minus. La femme a moins de foi que l'homme.» Et à deux pas de là: «Elle est en effet légère et crédule; elle incline toujours à croire.»—Salomon eut raison de dire: «La femme belle et folle est un anneau d'or au grouin d'un porc. Sa langue est douce comme l'huile, mais par en bas ce n'est qu'absinthe.» Au reste, comment s'étonner de tout cela? N'a-t-elle pas été faite d'une côte recourbée, c'est-à-dire «d'une côte qui est tortue, dirigée contre l'homme?»
Le Marteau de Sprenger est l'ouvrage capital, le type, que suivent généralement les autres manuels, les Marteaux, Fouets, Fustigations, que donnent ensuite les Spina, les Jacquier, les Castro, les Grillandus, etc. Celui-ci, Florentin, inquisiteur à Arezzo (1520), a des choses curieuses, sur les philtres, quelques histoires intéressantes. On y voit parfaitement qu'il y avait, outre le Sabbat réel, un Sabbat imaginaire où beaucoup de personnes effrayées croyaient assister, surtout des femmes somnambules qui se levaient la nuit, couraient les champs. Un jeune homme traversant la campagne à la première lueur de l'aube, et suivant un ruisseau, s'entend appeler d'une voix très douce, mais craintive et tremblante. Et il voit là un objet de pitié, une blanche figure de femme à peu près nue, sauf un petit caleçon. Honteuse, frissonnante, elle était blottie dans les ronces. Il reconnaît une voisine; elle le prie de la tirer de là. «Qu'y faisiez-vous?—Je cherchais mon âne.»—Il n'en croit rien, et alors elle fond en larmes. La pauvre femme, qui bien probablement dans son somnambulisme sortait du lit de son mari, se met à s'accuser. Le diable l'a menée au Sabbat; en la ramenant, il a entendu une cloche et l'a laissée tomber. Elle tâcha d'assurer sa discrétion en lui donnant un bonnet, des bottes et trois fromages. Malheureusement le sot ne put tenir sa langue; il se vanta de ce qu'il avait vu. Elle fut saisie. Grillandus, alors absent, ne put faire son procès, mais elle n'en fut pas moins brûlée. Il en parle avec complaisance et dit (le sensuel boucher): «Elle était belle et assez grasse» (pulchra et satis pinguis).
De moine en moine, la boule de neige va toujours grossissant. Vers 1600, les compilateurs étant eux-mêmes compilés, augmentés par les derniers venus, on arrive à un livre énorme, les Disquisitiones magicæ, de l'Espagnol Del Rio. Dans son Auto-da-fé de Logroño (réimprimé par Lancre), il donne un Sabbat détaillé, curieux, mais l'un des plus fous que l'on puisse lire. Au banquet pour premier service, on mange des enfants en hachis. Au second, de la chair d'un sorcier déterré. Satan, qui sait son monde, reconduit les convives, tenant en guise de flambeau le bras d'un enfant mort sans baptême, etc.
Est-ce assez de sottises? Non. Le prix et la couronne appartient au dominicain Michaëlis (affaire Gauffridi, 1610). Son Sabbat est certainement de tous le plus invraisemblable. D'abord on se rassemble «au son du cor». (Un bon moyen de se faire prendre.) Le Sabbat a lieu «tous les jours». Chaque jour a son crime spécial, et aussi chaque classe de la hiérarchie. Ceux de la dernière classe, novices et pauvres diables, se font la main pour commencer, en tuant des petits enfants. Ceux de la haute classe, les gentilshommes magiciens, ont pour fonction de blasphémer, défier et injurier Dieu. Ils ne prennent pas la fatigue des maléfices et ensorcellements; ils les font par leurs valets et femmes de chambre, qui forment la classe intermédiaire entre les sorciers comme il faut et les sorciers manants, etc.
Dans d'autres descriptions du même temps, Satan observe les us des Universités et fait subir aux aspirants des examens sévères, s'assure de leur capacité, les inscrit sur ses registres, donne diplôme et patente. Parfois il exige une longue initiation préalable, un noviciat quasi monastique. Ou bien encore, conformément aux règles du compagnonnage et des corporations de métier, il impose l'apprentissage, la présentation du chef-d'œuvre.
VIII
Décadence, etc.—Une chose bien digne d'attention, c'est que l'Église, l'ennemie de Satan, loin de le vaincre, fait deux fois sa victoire. Après l'extermination des Albigeois au treizième siècle, a-t-elle triomphé? Au contraire. Satan règne au quatorzième.—Après la Saint-Barthélemy et pendant les massacres de la Guerre de Trente-Ans, l'Église triomphe-t-elle? Au contraire. Satan règne sous Louis XIII.
Tout l'objet de mon livre était de donner, non une histoire de la sorcellerie, mais une formule simple et forte de la vie de la sorcière, que mes savants devanciers obscurcissent par la science même et l'excès des détails. Ma force est de partir, non du Diable, d'une creuse entité, mais d'une réalité vivante, la Sorcière, réalité chaude et féconde. L'Église n'avait que les démons. Elle n'arrivait pas à Satan. C'est le rêve de la Sorcière.
J'ai essayé de résumer sa biographie de mille ans, ses âges successifs, sa chronologie. J'ai dit: 1o comment elle se fait par l'excès des misères; comment la simple femme, servie par l'Esprit familier, transforme cet Esprit dans le progrès du désespoir, est obsédée, possédée, endiablée, l'enfante incessamment, se l'incorpore, enfin est une avec Satan. J'ai dit: 2o comment la sorcière règne, mais se défait, se détruit elle-même. La sorcière furieuse d'orgueil, de haine, devient, dans le succès, la sorcière fangeuse et maligne, qui guérit, mais salit, de plus en plus industrielle, factotum empirique, agent d'amour, d'avortement; 3o elle disparaît de la scène, mais subsiste dans les campagnes. Ce qui reste en lumière par des procès célèbres, ce n'est plus la sorcière, mais l'ensorcelée (Aix, Loudun, Louviers, affaire de la Cadière, etc.).
Cette chronologie n'était pas encore bien arrêtée pour moi, quand j'essayai, dans mon Histoire, de restituer le Sabbat, en ses actes. Je me trompai sur le cinquième. La vraie sorcière originaire est un être isolé, une religieuse du diable, qui n'a ni amour ni famille. Même celles de la décadence n'aiment pas les hommes. Elles subissent le libertinage stérile, et en portent la trace (Lancre), mais elles n'ont de goûts personnels que ceux des religieuses et des prisonnières. Elles attirent des femmes faibles, crédules, qui se laissent mener à leurs petits repas secrets (Wyer, ch. 27). Les maris de ces femmes en sont jaloux, troublent ce beau mystère, battent les sorcières et leur infligent la punition qu'elles craignent le plus, qui est de devenir enceintes.—La sorcière ne conçoit guère que malgré elle, de l'outrage et de la risée. Mais si elle a un fils, c'est le point essentiel, dit-on, de la religion satanique qu'il devienne son mari. De là (dans les derniers temps) de hideuses familles et des générations de petits sorciers et sorcières, tous malins et méchants, sujets à battre ou dénoncer leur mère. Il y a dans Boguet une scène horrible de ce genre.
Ce qui est moins connu, mais bien infâme, c'est que les grands qui employaient ces races perverses pour leurs crimes personnels, les tenant toujours dépendantes, par la peur d'être livrées aux prêtres, en tiraient de gros revenus. (Sprenger, p. 174, éd. de Lyon.)
Pour la décadence de la sorcellerie et les dernières persécutions dont elle fut l'objet, je renvoie à deux livres excellents qu'on devrait traduire, ceux de MM. Soldan et Wright.—Pour ses rapports avec le magnétisme, le spiritisme, les tables tournantes, etc., on trouvera de riches détails dans la curieuse Histoire du merveilleux, par M. Figuier.
IX
J'ai parlé deux fois de Toulon. Jamais assez. Il m'a porté bonheur. Ce fut beaucoup pour moi d'achever cette sombre histoire dans le pays de la lumière. Nos travaux se ressentent de la contrée où ils furent accomplis. La nature travaille avec nous. C'est un devoir de rendre grâce à ce mystérieux compagnon, de remercier le Genius loci.
Au pied du fort Lamalgue qui domine invisible, j'occupais sur une pente assez âpre de lande et de roc une petite maison fort recueillie. Celui qui se bâtit cet ermitage, un médecin, y a écrit un livre original, l'Agonie et la Mort. Lui-même y est mort récemment. Tête ardente et cœur volcanique, il venait chaque jour de Toulon verser là ses troubles pensées. Elles y sont fortement marquées. Dans l'enclos, assez grand, de vignes et d'oliviers pour se fermer, s'isoler doublement, il a inscrit un jardin fort étroit, serré de murs, à l'africaine, avec un tout petit bassin. Il reste là présent par les plantes étrangères qu'il aimait, les marbres blancs chargés de caractères arabes qu'il sauva des tombeaux démolis à Alger. Ses cyprès de trente ans sont devenus géants, ses aloès, ses cactus énormes et redoutables. Le tout fort solitaire, point mou, mais très charmant. En hiver, partout l'églantier en fleur, partout le thym et les parfums amers.
Cette rade, on le sait, est la merveille du monde. Il y en a de plus grandes encore, mais aucune si belle, aucune si fièrement dessinée. Elle s'ouvre à la mer par une bouche de deux lieues, la resserrant par deux presqu'îles recourbées en pattes de crabe. Tout l'intérieur varié, accidenté de caps, de pics rocheux, de promontoirs aigus, landes, vignes, bouquets de pins. Un charme, une noblesse, une sévérité singulières.
Je ne découvrais pas le fond même de la rade, mais ses deux bras immenses: à droite, Tamaris (désormais immortel); à gauche, l'horizon fantastique de Gien, des Iles d'or, où le grand Rabelais aurait voulu mourir.
Derrière, sous le haut cirque des monts chauves, la gaieté et l'éclat du port, de ses eaux bleues, de ses vaisseaux qui vont, viennent, ce mouvement éternel, fait un piquant contraste. Les pavillons flottants, les banderoles, les rapides chaloupes, qui emmènent, ramènent les officiers, les amiraux, tout anime, intéresse. Chaque jour, à midi, allant à la ville, je montais de la mer au plus haut de mon fort, d'où l'immense panorama se développe, les montagnes depuis Hyères, la mer, la rade et, au milieu de la ville qui de là est charmante. Quelqu'un qui vit cela la première fois, disait: «La jolie femme que Toulon!»
Quel aimable accueil j'y trouvai! Quels amis empressés! Les établissements publics, les trois bibliothèques, les cours qu'on fait sur les sciences, offrent des ressources nombreuses que ne soupçonne point le voyageur rapide, le passant qui vient s'embarquer. Pour moi, établi pour longtemps, et devenu vrai Toulonnais, ce qui m'était d'un intérêt constant c'était de comparer l'ancien et le nouveau Toulon. Heureux progrès des temps que nulle part je n'ai senti mieux. La triste affaire de la Cadière, dont le savant bibliothécaire de la ville me communiqua les monuments, mettait pour moi ce contraste en vive saillie.
Un bâtiment surtout, chaque jour, arrêtait mes regards: l'Hôpital de la marine, ancien séminaire des Jésuites, fondé par Colbert pour les aumôniers de vaisseaux, et qui, dans la décadence de la marine, occupa de façon si odieuse l'attention publique.
On a bien fait de conserver un monument si instructif sur l'opposition des deux âges. Ce temps-là, d'ennui et de vide, d'immonde hypocrisie. Ce temps-ci, lumineux de vérité, ardent de travail, de recherche, de science, et de science ici toute charitable, tournée tout entière vers le soulagement, la consolation de la vie humaine!
Entrons-y maintenant: nous trouverons que la maison est quelque peu changée. Si les adversaires du présent disent que ses progrès sont du Diable, ils avoueront qu'apparemment le Diable a changé de moyens.
Son grimoire aujourd'hui est, au premier étage, une belle et respectable bibliothèque médicale, que ces jeunes chirurgiens, de leur argent et aux dépens de leurs plaisirs, augmentent incessamment. Moins de bals et moins de maîtresses. Plus de science, de fraternité.
Destructeur autrefois, créateur aujourd'hui, au laboratoire de chimie, le Diable travaille et prépare ce qui doit relever demain, guérir le pauvre matelot. Si le fer devient nécessaire, l'insensibilité que cherchaient les sorcières, et dont leurs narcotiques furent le premier essai, est donnée par la diablerie que Jackson a trouvée (1847).
Ces temps rêvèrent, voulurent. Celui-ci réalise. Son démon est un Prométhée. Au grand arsenal satanique, je veux dire au riche cabinet de physique qu'offre cet hôpital, je trouve effectués les songes, les vœux du Moyen-âge, ses délires les plus chimériques.—Pour traverser l'espace, il dit: «Je veux la force...» Et voici la vapeur, qui tantôt est une aile, et tantôt le bras des Titans.—«Je veux la foudre...» On la met dans ta main, et docile, maniable. On la met en bouteille; on l'augmente, on la diminue; on lui soutire des étincelles; on l'appelle, on la renvoie.—On ne chevauche plus, il est vrai, par les airs, au moyen d'un balai; le démon Montgolfier a créé le ballon.—Enfin, le vœu sublime, le souverain désir de communiquer à distance, d'unir d'un pôle à l'autre les pensées et les cœurs, ce miracle se fait. Et plus encore, l'unité de la terre par un grand réseau électrique. L'humanité entière a, pour la première fois, de minute en minute, la conscience d'elle-même, une communion d'âme!... O divine magie!... Si Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire qu'il pourrait bien être un des aspects de Dieu.
SOURCES PRINCIPALES
- Græsse, Bibliotheca Magiæ, 1843.
- Magie antique (textes réunis par Soldan, A. Maury, etc.).
- Calcagnini, Miscell., Magia amatoria antiqua, 1544.
- J. Grimm, Mythologie allemande.
- Acta Sanctorum.—Acta SS. Ordinis S. Benedicti.
- Michel Psellus, Énergie des démons (1050).
- César d'Heisterbach, Illustria miracula (1220).
- Registres de l'Inquisition (1307-1326), dans Limburch, et les extraits de Magi, Llorente, Lamothe-Langon, etc.
- Directorium Eymerici, 1358.
- Llorente, Inquisition d'Espagne.
- Lamothe-Langon, Inquisition de France.
- Manuels des moines inquisiteurs du quinzième et du seizième siècle: Nider, Formicarius; Sprenger, Malleus; C. Bernardus, Lucerna; Spina, Grillandus, etc.
- II. Corn. Agrippæ Opera, in-octavo, deux volumes. Lugduni.
- Paracelsi, Opera.
- Wyer, De Prestigiis dæmonum, 1569.
- Bodin, Démonomanie, 1580.
- Remigius, Demonolatria, 1596.
- Del Rio, Disquisitiones magicæ, 1599.
- Boguet, Discours des sorciers, 1605, Lyon.
- Leloyer, Histoire des spectres, 1605, Paris.
- Lancre, Inconstance, 1612; Incrédulité, 1622.
- Michaëlis, Histoire d'une pénitente, etc., 1613.
- Tranquille, Relation de Loudun, 1634.
- Histoire des diables de Loudun (par Aubin), 1716.
- Histoire de Madeleine Bavent, de Louviers, 1652.
- Examen de Louviers. Apologie de l'examen (par Yvelin), 1643.
- Procès du Père Girard et de la Cadière. Aix, in-folio, 1833.
- Pièces relatives à ce procès, cinq volumes in-douze. Aix, 1833.
- Factum, chansons, relatifs, etc. Ms. de la Bibl. de Toulon.
- Eug. Salverte, Sciences occultes, avec introduction de Littré.
- A. Maury, Les Fées, 1843; Magie, 1860.
- Soldan, Histoire des procès de sorcellerie, 1843.
- Th. Wright, Narratives of Sorcery, 1851.
- L. Figuier, Histoire du merveilleux, quatre volumes.
- Ferdinand Denis, Sciences occultes; Monde enchanté.
- Histoire des sciences au Moyen-âge, par Sprenger, Pouchet, Cuvier, Hœfer, etc.
FIN DE LA SORCIÈRE.