La Tapisserie de la Reine Mathilde dite La Tapisserie de Bayeux
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CHAPITRE VIII
INSCRIPTIONS
On ne saurait s'abstenir d'étudier les inscriptions de la Tapisserie; elles ont une incontestable importance; elles précisent le sens des scènes représentées, et par suite leur donnent leur véritable caractère et leur valeur historique.
Elles sont intéressantes par la forme des lettres, mais les belles capitales employées furent si longtemps en usage, qu'on ne peut les invoquer pour résoudre nos problèmes archéologiques.
Les inscriptions présentent des traces d'orthographe saxonne, qui ont fait supposer à certains archéologues que la Tapisserie était une œuvre anglaise. Cette conclusion est vraiment bien surprenante; car de toute évidence, cette apologie de Guillaume n'a pu être commandée que par un Normand, voulant consacrer les exploits de ses compatriotes. Voyons pourtant les arguments.
Parfois, le roi d'Angleterre Édouard est nommé Eadwardus, et Guillaume Wilgelmus; le mot castra est orthographié ceastra; on trouve aussi la préposition at pour ad. Ajoutons qu'un certain nombre de noms propres, Bosham, Hestinga, Pevensae, Harold, Gyrth, Lewine, Turold, Vital, Wadard, Willelm, sont employés dans la forme vulgaire parce qu'on ne savait quelle désinence [p. 177] latine leur appliquer 155. On invoque aussi la forme de certaines lettres.
Tout d'abord ces fautes contre la langue latine, dues à l'ignorance du rédacteur des inscriptions, ne donnent aucun renseignement sur son origine, et ne présentent aucun signe qui permette de dire s'il était Normand ou Anglais. Doit-on attacher plus d'importance aux erreurs d'orthographe? De tout temps les ouvriers, chargés de reproduire des inscriptions, ont commis les fautes les plus grossières. Ici même nous voyons, dans deux phrases consécutives, le même personnage appelé Cunan et Conan. Un peu plus loin on trouve Hestinga et Hestenga.
Quant aux autres fautes qui peuvent faire supposer une influence saxonne, il ne faut pas oublier qu'elle existait en Normandie, et particulièrement à Bayeux. Bien avant la conquête de l'Angleterre, des Saxons envahirent l'empire romain, et peu à peu s'établirent sur les côtes de la Manche, qui reçurent alors le nom de Littus Saxonicum, si bien que Grégoire de Tours appelle les habitants de Bayeux Saxones Bajocassini 156.
Il n'est donc pas étonnant que certaines formes saxonnes aient persisté, et se retrouvent dans la Tapisserie, même si elle a été faite à Bayeux, et ce qui montre l'importance de l'observation, c'est qu'on y rencontre aussi des caractères bien normands. Si le duc Guillaume est trois fois nommé Wilgelmus, forme saxonne, quatorze fois son nom est orthographié Willem, Willelm ou Willelmus, formes [p. 178] françaises. D'autre part, on a remarqué que seul un Français avait pu donner à l'archevêque de Cantorbéry le nom de Stigant, un Anglais aurait certainement mis Stigand. Or ce nom est très voisin de la répétition du mot Eadwardus, il est brodé sur le même morceau de toile et très probablement par la même main.
Voyons maintenant les caractères. On ne saurait soutenir que
l'abréviation  soit spéciale aux
manuscrits de la Grande-Bretagne; dès le XIe siècle, on
la trouve en France. Et quant au nom du frère de Harold, 
 on doit remarquer que l'
,
surmonté d'un point, est constant dans les plus anciens
manuscrits en capitale, comme en onciale. Reste alors le 
 barré, qui est certainement un signe
anglais, employé pour rendre le son qui plus tard sera noté
th; mais il est très admissible qu'un Normand ait reproduit
ce nom propre, d'après le modèle écrit qu'il avait sous les yeux.
Sa présence ne peut donc permettre de conclure à une origine
anglaise de la Tapisserie.
Avec raison, les auteurs anglais n'ont pas invoqué ces arguments. Freeman, qui, dans son Histoire de la Conquête normande, souligne avec tant de soin ce qui peut être avantageux pour l'Angleterre, n'en parle pas, et se base uniquement sur le mot CEASTRA, pour conclure que la Tapisserie a été probablement exécutée en Angleterre, mais sur un plan venu de Normandie 157. Quant à Fowke 158, il déclare qu'elle a été faite en Normandie, par des ouvrières normandes avec des laines du Bessin 159.
[p. 179] Enfin, on ne peut omettre de remarquer l'inscription qui mentionne la bénédiction du repas donné à Hastings: Hic episcopus cibum et potum benedicit. Elle ne désigne le prélat que par sa qualité, et ne donne pas son nom; c'est donc qu'il était connu, et du rédacteur de l'inscription et de tous ceux à qui la Tapisserie était destinée; or, c'est la réflexion qui nous dit qu'il s'agit d'Odon de Conteville, frère du Conquérant, représenté cinq fois dans la tenture. Il n'est pas nommé quand il participe à l'expédition de Bretagne (Pl. II, n° 18), ni au Conseil à Rouen où la guerre est déclarée (Pl. IV, n° 38). Sa tonsure fait seulement reconnaître un prêtre, et c'est l'histoire qui nous permet de le nommer. Au conseil tenu à Hastings, comme dans la bataille, on précise, on écrit l'évêque Odon, Odo episcopus. Si ici, dans cette première mention, on se contente de son titre episcopus, c'est que la Tapisserie est destinée à Bayeux, à la ville où cet évêque a son siège épiscopal, où il exerce actuellement son pouvoir sacerdotal. Après sa mort, on aurait mentionné son nom.
Donc ce mot de l'inscription est encore une sérieuse présomption, sinon une preuve complète, que la Tapisserie est contemporaine des événements, et qu'elle est une œuvre Bayeusaine, car il n'y a que les fidèles du diocèse pour employer cette expression 160.