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La tasse de saxe

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KAB L’ARCHITECTE

Kab et les hommes robustes de la tribu que rallie le signe du Saumon marchaient vers la région des lacs, rentrant au foyer. Leurs âmes étaient lourdes et soucieuses. Pour trouver l’ambre et la poudre d’or, il fallait toujours aller plus loin. Partout des rivaux, soit qu’il s’agît de découvrir les gisements, soit qu’il s’agît de vendre les précieuses substances, obtenues par de longues recherches. Et les marchands, venus des pays étranges d’où ils apportent le sel, parlaient encore de hordes qui s’étaient mises en mouvement suivant le sens du soleil. Elles étaient armées, non de pierres taillées et d’os pointus, mais de haches, de flèches et de lances forgées dans un métal invincible dont elles avaient le secret.

Pensant à ces choses, les fils du Saumon se peignaient l’avenir de noires couleurs. Tantôt, alarmés par la concurrence, ils se demandaient comment ils se procureraient le sel, aussi nécessaire à la vie que les fruits et la venaison. Tantôt ils craignaient de ne plus retrouver les femmes et les enfants, réduits en esclavage par l’ennemi après qu’il aurait pillé les cavernes, abri des familles. Tantôt, enfin, ils se voyaient chassés du sol natal par l’envahisseur. Alors ils devraient chercher d’autres cavernes et d’autres terres que les occupants ne céderaient qu’après de durs combats.

Cependant l’esprit de Kab était ingénieux et hardi. Et il méditait dans sa tête, ses idées naissant et se succédant à la faveur de la marche cadencée.

— L’incertitude est le sort de l’homme, se disait Kab. La sécurité serait le plus grand des biens. Elle n’existe nulle part. Jamais nous ne savons si nous ne manquerons pas d’ambre et d’or. Jamais nous ne savons si d’autres n’en auront pas trouvé plus que nous, de sorte que, nos richesses se dépréciant par leur abondance, les marchands des pays d’au delà n’offriraient plus en échange que de moindres quantités de sel. J’étais habile à tailler les pierres, à les polir et à les fixer avec solidité dans un manche de bois dur. Mon industrie sera ruinée par celle des fondeurs de fer. Il faudra que je sois le premier à connaître leur art. Mais, jaloux, les fils du Saumon m’accuseront peut-être de sorcellerie et je courrai le risque d’être lapidé.

Cependant Kab songeait à Rhâ, son épouse, qu’il eût aimé à vêtir richement, et aux enfants de leur chair qu’il eût voulus heureux et forts par les viandes succulentes. Il songeait aussi aux Vieillards qui possèdent la science bienfaisante, auxquels il faut plaire car ils sont tout puissants, et qui initient à leurs mystères ceux qu’ils jugent dignes de leur succéder. Et Kab rêvait d’une invention, d’un service qu’il rendrait à la tribu et grâce auquel il s’élèverait jusqu’au Conseil qui gouverne les habitants des Grottes.

Par un mouvement rapide de sa pensée, un œil intérieur lui montra ces grottes ancestrales, sombres, humides, malsaines, mieux faites pour des animaux que pour des êtres doués de la parole et dont le front est tourné, non vers la terre, mais vers les cieux. Il vit aussi les lacs du pays où il était né, d’où la tribu tirait sa nourriture et son nom, car on distingue les peuples par leur aliment essentiel. Pêcheurs et mangeurs de saumons, constructeurs de pirogues légères, navigateurs des eaux limpides, est-ce que la vie des saumonides n’était pas sur cette plaine liquide et amicale, plutôt que dans les antres obscurs où les retenait l’habitude et qui les défendaient si mal contre les dangers ?

Alors une clarté se fit en lui. Il tressaillit comme les grands inventeurs. C’était la, sur le lac lui-même, qu’il fallait s’établir et vivre. Et il vit une cité lacustre, dont il serait l’auteur et le maître, avec des demeures baignées par la lumière du jour, comme il avait entendu dire qu’en avaient les hommes aux pays d’où vient le sel. Chacune de ces demeures s’élèverait sur un plancher soutenu par des pieux solides et fixé à quelque distance du rivage. On s’y rendrait soit en barque, soit à l’aide d’une passerelle qu’on relèverait le soir. Et la tribu vivrait dans la joie, à l’abri des périls.

Kab, sur le chemin du retour, approfondit ces choses. Et quand il fut auprès du foyer, quand, sur leur couche, il eut retrouvé l’épouse, il lui confia son idée, dans le mystère de la nuit, car il savait que Rhâ était prudente et de bon conseil.

Elle l’écouta et parla ainsi :

— Le projet est excellent, ô mon maître. Toutefois, prends garde aux Vieillards. Ils sont ennemis des nouveautés, fussent-elles utiles et bienfaisantes, et souvent ils font périr ceux qui les proposent. Tu serais perdu si un seul d’entre eux allait dire que l’abandon des grottes est une insulte aux ancêtres, dont les ombres offensées se vengeraient, ou bien que les génies invisibles puniraient la tribu parce qu’elle aurait manqué de respect au Saumon en construisant des habitations sur le lac, comme les castors. Les Vieillards sont méfiants et redoutables. Donne-leur plutôt l’illusion que, ton dessein, ils l’ont conçu eux-mêmes, afin qu’ils ne te soupçonnent pas d’usurper leur pouvoir.

Kab se réjouit parce que sa compagne était toujours inspirée par la sagesse. Et il ne se hâta pas de dévoiler ses plans. Même, fixant sur eux sa réflexion, il les rendait plus achevés. Par des paroles qu’il calculait avec soin, il préparait les Vieillards à l’acceptation et à la bienveillance. Tantôt il racontait comment, au pays du sel, les hommes, enrichis par le négoce, habitaient des demeures claires. Tantôt il parlait de ces hordes dont la marche était signalée, et qui, ajoutait-il avec astuce, n’avaient peur que de l’eau. Car ayant été chassés de leurs terres par une tempête qui avait poussé la mer bien au delà de ses bords, ces hommes s’imaginaient que tout espace humide leur était hostile, tandis qu’ils se riaient des autres obstacles, étant pourvus d’armes redoutables auxquelles les pierres les plus dures ne résistaient pas.

Et les Vieillards s’accoutumèrent à ces idées nouvelles. Pour la première fois, ils s’aperçurent que les cavernes étaient empestées et ressemblaient à des tanières. Ils regardèrent avec moins de confiance les rochers qu’en guise de portes on roulait aux entrées le soir. Peu à peu, comme Rhâ l’avait prévu, ils interrogèrent Kab, qui leur répondit avec habileté et déférence sous forme d’hypothèse, leur retournant même des questions, afin qu’ils parussent consultés et qu’ils eussent l’illusion d’avoir voulu les premiers ce qu’il leur suggérait. Ainsi ils s’habituaient à prendre son avis, et, sur leur désir, il forma de ses mains une ébauche de la cité nouvelle à l’aide de petits morceaux de bois.

Déjà le bruit se répandait dans la tribu que les cavernes allaient être abandonnées pour des habitations placées entre l’eau et le ciel. Les uns s’en promettaient une vie plus heureuse. D’autres se moquaient de ces nids aquatiques ou prophétisaient l’effondrement des pieux et la noyade des occupants. D’autres enfin, comme Rhâ l’avait prévu, montraient un visage sombre et désolé parce qu’on délaissait les usages des ancêtres. Mais, déjà, dans leur cœur, les Vieillards avaient décidé d’abolir l’ancien ordre de choses. Leur chef déclara que le Saumon lui-même lui était apparu dans un de ces songes qui révèlent les volontés des puissances souveraines. Et le Saumon avait dit :

— Que ma tribu habite près de moi. Qu’elle laisse les antres de la nuit à ceux qui sont morts afin qu’ils y poursuivent en paix leur seconde vie.

Ainsi furent conciliés le progrès et la tradition. Et la délibération fut portée devant le Conseil.

Cependant un petit groupe se tenait à l’écart de l’assemblée, marquant de la réprobation et de la tristesse. Ces hommes étaient estimés et d’ailleurs peu nombreux. C’étaient ceux qui composaient les chants funéraires et qui, par le moyen de paroles rythmées, fixaient dans les mémoires les hauts faits de la tribu. C’étaient encore ceux qui ornaient de peintures les poteries, qui modelaient des amulettes callipyges, et qui, sur la surface lisse des rochers, gravaient des scènes de chasse et de guerre. Ces hommes étaient doux et leur opposition peu redoutable. Aussi le chef des Vieillards leur donna-t-il volontiers la parole. Aad à la voix harmonieuse la prit en leur nom.

Et ce qu’il dit, les autres n’y avaient point songé. Il parla du lac inviolé qui allait retentir du bruit des maillets et se souiller par l’industrie des hommes. On ne reconnaîtrait plus ses rives aux nobles lignes, familières à tous ceux et à toutes celles du Saumon. C’était là qu’enfants ils avaient joué et que, dans le printemps de l’adolescence, ils avaient échangé leurs aveux d’amour. Ces souvenirs du cœur seraient à jamais abolis avec les arbres antiques, témoins d’une histoire plusieurs fois séculaire, qui ombrageaient les eaux et s’y reflétaient sous mille formes changeantes. L’onde elle-même, pure comme un cœur sans reproche, perdrait sa limpidité…

Après avoir longuement déroulé ces images, Aad évoqua la déesse du lac fuyant dans sa robe vaporeuse devant les profanateurs, et, par une audacieuse prosopopée, il la fit parler en ces termes :

— O vous qui ne songez qu’à l’utile et qui ne respectez pas l’œuvre du céleste fécondateur, sachez que votre âme deviendra sèche et votre cœur désert. Par moi, votre vie était parfumée. En m’exilant, vous vous condamnez aux labeurs mécaniques qui oppriment les hommes, altèrent leur essence divine et tuent leur foie. »

Ayant parlé, Aad fut salué par un murmure d’admiration. Les Vieillards eux-mêmes l’avaient écouté avec complaisance, car son éloquence et ses chants étaient l’honneur de la tribu. Mais leur décision ne fut pas changée par son discours.

Cependant l’inquiétude oppressait le cœur de Kab. Il se demandait si les amateurs de vieilleries n’allaient pas l’emporter et détruire, avant qu’elle fût née, la cité lacustre. Inventif pour la construction et le commerce, il n’était pas habile au jeu des idées et il ne trouvait pas de réponse à des objections qu’il jugeait oiseuses et puériles. Aussi attendait-il avec anxiété que quelqu’un réfutât les vains propos d’Aad, quand le chef des Anciens prit la parole. Et le miel de la raison coula de sa barbe neigeuse.

— Les ans, dit-il, ont passé sur ma tête. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai donc vu des changements nombreux. Je sais que nos ancêtres n’ont pas toujours habité les profondeurs de ces montagnes. Ces antres étaient vierges lorsqu’ils les noircirent du feu de leurs foyers. Et le miroir intact de l’eau n’avait pas été fendu par nos filets et nos pirogues. Nulle voix humaine n’avait éveillé ces échos. Pourtant la déesse du lac ne nous a pas maudits, de même que les génies protecteurs des cavernes sont restés parmi nous. Aad nous invite à tourner les yeux vers le passé. Regardons vers l’avenir. Qui sait si, un jour, les habitations que nous aurons élevées sur les eaux ne seront pas à leur tour abandonnées et détruites ? Alors ces demeures, qui pour nous sont nouvelles, deviendront chères à ceux qui les auront connues depuis les jours dorés de leur enfance. C’est là qu’ils auront vécu, aimé, chanté, qu’ils auront vu naître leurs fils et fermé les yeux de leurs parents. Pour eux, le souvenir donnera une âme à ces poutres équarries et ils ne les quitteront pas sans douleur. Ils pleureront sur leur ville disparue, et, eux non plus, ils ne reconnaîtront pas le lac. Et d’autres Aad s’attristeront si, plus tard, sur ces rivages, des hommes savants et hardis élèvent des murs et des machines. D’autres Aad s’attristeront encore lorsque ces murs se seront effondrés, lorsqu’à ces machines auront succédé des mécaniques plus parfaites. Sache-le, peuple du Saumon, tu n’es pas la première génération qui regrette le visage du monde. Tu n’es pas la dernière non plus.

On applaudit le Sage, l’Inspiré, et il se hâta de prononcer les formules qui consacrent les décisions du Conseil et leur donnent force de loi. Et Kab, à l’instant, se mit au travail.

Mais tandis que, sous ses ordres, ceux du Saumon édifiaient la cité lacustre, il pensait en lui-même :

— Oui, le vieillard a bien parlé. Sa ruse et sa subtilité passent la mienne. Mais pourquoi a-t-il dit qu’un jour viendrait où mes constructions sans pareilles seraient délaissées comme les cavernes fumeuses ? Mon œuvre est définitive. On ne la remplacera pas. On pourra l’imiter seulement.

Et Kab, l’architecte, chargé d’ans et d’honneurs, mourut dans l’illusion qu’il avait bâti pour l’éternité.

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