La tasse de saxe
LE SALON D’ALIÉNOR
— Nous n’avons plus de salons littéraires. La décadence est effroyable. Tous les ans, de grands écrivains disparaissent. Et dites-moi qui les remplace ? Nous entrons dans la nuit et nous ne vivrons plus que de souvenirs. »
Ainsi gémissait Mme Simonin. Elle jetait des regards chargés de tristesse sur les photographies de quelques auteurs qu’elle avait longtemps reçus à dîner. Elle croyait, pour cette raison, qu’ils devaient quelque chose à son génie. Elle se figurait les avoir découverts. A la vérité, elle avait recherché les réputations acquises au temps de sa jeunesse. Et n’ayant plus, pour appuyer son jugement, l’avis de ses aînés, elle se sentait dans l’incertitude et le vide.
Aux plaintes et aux regrets de Mme Simonin, Hippolyte Girardot fit un écho lugubre. Il flattait son hôtesse et il prenait plaisir à enterrer ses contemporains. Longtemps leur gloire l’avait rongé d’une envie silencieuse tandis qu’il végétait dans la médiocrité. D’une encre abondante et d’un esprit sans grâce, il n’avait tiré que des livres délaissés du lecteur. Sa revanche était de survivre à ceux qui lui avaient volé sa part de succès.
— On ne les remplacera pas, dit-il. Il n’y a personne dans la génération qui monte. Autrefois, une seule promotion de l’École normale donnait Bachelu, Mayeux et Lucot. Poètes, critiques, historiens, romanciers, c’était une pléiade. Elle ne nous sera pas rendue.
Hippolyte Girardot savait qu’une pléiade est formée de sept noms. Il n’en citait que trois pour laisser de la marge et parce qu’il y rangeait secrètement le sien.
— « La terre valut moins cette année-là, car le vieux Conon mourut », murmura M. Huguet à l’oreille de sa voisine. Elle avait un front animal, de belles épaules et on l’appelait la lionne. Il cherchait à lui plaire en l’amusant et elle aimait la moquerie. Elle rit, sans d’ailleurs savoir pourquoi. Mme Simonin les regarda sévèrement.
— C’est très mal, monsieur Huguet. Les messes basses sont défendues. Il faut répéter tout de suite ce que vous avez dit à notre lionne.
— Mon Dieu, madame, je parlais d’un poète qui a vécu il y a six cents ans. Sa gloire fut incomparable. Il n’est plus connu que de M. Bédier, de M. Jeanroy et de quelques étudiants en Sorbonne. Il s’appelait Conon de Béthune. Lorsqu’il mourut, il sembla que la littérature française fût découronnée. Et un chroniqueur écrivit ce mot qu’un orateur subtil a placé l’autre jour, sans avouer son larcin, à l’enterrement de Bachelu : « La terre valut moins cette année-là », ce qui exprima le deuil des lettres et de la société en 1224.
— M. Huguet est savant et il a toujours des choses plaisantes à dire, fit Hippolyte Girardot avec aigreur. Moi aussi, quand j’étais jeune, j’ai soutenu des paradoxes.
— Oh ! j’aime beaucoup les paradoxes, s’écria miss Bawble. Il faut que M. Huguet nous dise tout de suite le sien.
M. Huguet avait craint d’être coupé par Hippolyte Girardot et il ne se fit pas prier.
— Un paradoxe, dit-il, n’est le plus souvent qu’une banalité méconnue ou tombée dans l’oubli. Pourquoi n’y aurait-il pas eu des salons littéraires voilà six ou sept cents ans ? Il y en a eu, les manuels de littérature en font foi. Ceux de la reine Aliénor et de ses filles furent très brillants. On y voyait des précieuses. On s’y moquait du roi Louis VII et l’on y disait que ce Capétien avait la forme enfoncée dans la matière parce qu’il comprenait peu de chose aux subtilités de Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune ou de leurs maîtres et prédécesseurs, car j’avoue qu’ici je m’embrouille un peu dans la chronologie. Tant et si bien qu’Aliénor voulut connaître des amours plus raffinées, ce qui eut pour l’histoire de France des conséquences incalculables.
Miss Bawble l’interrompit :
— En Angleterre aussi, nous avons de vieux poètes et des dames du temps jadis. Si je comprends bien, ce Chrétien de Troyes et ce Conon de Béthune ont été d’aussi grands hommes que le pauvre Mayeux qui est mort l’année dernière et Bachelu que nous venons d’enterrer.
— Oh ! miss, répondit M. Huguet, ce n’est pas gentil de souligner la pauvreté de mon paradoxe. Il est vrai que j’aimerai Mayeux et Bachelu jusqu’à mon dernier jour, tandis que, des grands écrivains du douzième siècle, j’ai lu ce qu’en a cité Gaston Paris, qui, d’ailleurs, en dissertait négligemment. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans les livres de nos contemporains, et c’est pourquoi ils sont exposés à mourir avec nous.
Un des habitués du salon de Mme Simonin n’avait encore rien dit. C’était un médecin qui soignait les gens de lettres et qui les observait depuis longtemps. Fidèle à la méthode expérimentale, il n’avançait jamais rien sans fournir des exemples. Et il s’exprima, comme toujours, avec prudence et modération :
— J’ai vu déjà s’obscurcir tant de célébrités que je doute de la durée de nos gloires. Quand je pense qu’on a mis Henri Rabusson en parallèle avec Anatole France et Robert de Bonnières au même rang que Paul Bourget. Qui se souvient de Bonnières et de Rabusson ?
— Jules Lemaître les tenait en sérieuse estime, dit M. Huguet. Mais tous les recueils de critique sont remplis de ces défuntes célébrités. Il suffit de voir Sainte-Beuve, et ses essais malheureux pour distinguer les gloires futures parmi les jeunes talents. Les palmarès des Nouveaux Lundis sont depuis longtemps des cimetières.
La lionne trouva que la conversation devenait trop sérieuse, car elle espérait un peu d’ironie. Elle interrompit M. Huguet.
— Nous voilà bien loin du salon d’Aliénor. Racontez-nous donc ce qu’on disait chez cette dame du douzième siècle.
— C’était très compliqué. Et je crois que, si nous pouvions entendre les propos de ce monde courtois, nous n’y comprendrions goutte. On y commentait les subtilités de Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune qui égalaient au moins celles de M. Paul Valéry.
A ce nom, Mme Simonin dressa l’oreille. Elle pensait toujours à renouveler son cercle et elle s’écria impétueusement :
— Paul Valéry ! Il faudra nous l’amener un de ces jours. J’ai un grand désir de le connaître.
— Je le connais très bien, dit miss Bawble. J’ai tous ses livres sur grand papier. Il est très célèbre en Amérique.
— L’auteur de Charmes et d’Eupalinos est un poète. Et il aurait été comme chez lui chez Aliénor, poursuivit M. Huguet. La société de ce temps-là raffolait de poésie pure. Elle avait même le goût de la poésie algébrique. A l’hôtel de Rambouillet, on n’a pas été plus intellectuel. La preuve en est qu’Aliénor avait horreur de la littérature de guerre.
— Moi aussi, et nous tous, dit Mme Simonin avec autorité. C’est une littérature ennuyeuse et banale. Il y a tant d’autres sujets plus intéressants ! Heureusement Freud est venu et il nous a tirés de là.
— Mais de quelle guerre pouvait-on parler au douzième siècle ? demanda ingénument la lionne.
M. Huguet se tourna vers elle, car il avait toujours plaisir à la regarder :
— Des Croisades, madame, tout simplement. Et vous ne pouvez savoir à quel point elles ennuyaient les contemporains. Tenez, supposons que j’entreprenne de vous raconter l’expédition des Dardanelles. Je vois d’ici que vous m’écouterez distraitement. Vous préféreriez quelques commentaires sur le freudisme. Vous savez, quand on rêve d’un chapeau, c’est très grave. Et d’une échelle ! On est au bord de l’inceste… Toujours est-il que le moyen âge a très peu senti et à peine rendu la poésie des Croisades. Le siège d’Antioche produisait l’effet d’une relation d’état-major et la prise de Constantinople n’excitait pas plus les esprits que le débarquement de Salonique. Un auteur qui voulait plaire devait parler de l’éternel amour et de ses complications. Ou bien il allait chercher ses sujets dans le passé. Car les hommes du moyen âge ont trouvé leur temps banal et plat. « Banal » veut dire, d’après l’étymologie, ce que la loi rend commun à tous, ce dont tout le monde doit se servir. Chaque siècle à son tour est une banalité. Toutes les époques ont été grises et monotones pour ceux qui les ont vécues. On dit : « J’aurais voulu voir cela. » Et ceux qui l’ont vu n’ont rien vu de plus que nous. Ils ont voulu s’évader hors de leur âge. Ils ont subi comme nous l’attrait du passé : c’est vieux comme le monde. Qu’y a-t-il de moins coloré que le présent ? La couleur vient avec les années. Elle vient très tard. Pendant les Croisades, Pierre l’Ermite était quelqu’un comme le Père Coubé, et Godefroy de Bouillon un militaire comme le maréchal Foch. Savez-vous quand le sultan Saladin est entré dans la poésie ? Avec le Tasse, au seizième siècle, quand les Croisades étaient sorties depuis longtemps de la réalité. Et dire qu’il y a des personnes qui auraient voulu vivre en Italie au temps de la Renaissance ! Elles ne savent pas à quel point elles se seraient ennuyées. Pour se distraire, on lut alors la Jérusalem délivrée. Tandis qu’au siècle où l’on délivrait Jérusalem, le public, pour rêver, voulait entendre l’histoire de Tristan et Yseult, ou celle de Lancelot du Lac.
— Cette loi de la littérature est une loi de l’esprit, dit à son tour le docteur. Pour animer notre imagination, il faut nous éloigner dans le temps ou dans l’espace. On croit toujours qu’on est mieux ailleurs. Nous nous figurons que les gens d’autrefois échappaient aux soucis quotidiens de l’existence. Nous croyons aussi que les habitants des antipodes mènent une vie différente de la nôtre, une sorte de vie supra-terrestre, dégagée de nos petits ennuis, comme les héros de romans, qui n’ont jamais besoin d’aller chez le dentiste. Ripæ ulterioris amore. Tout le monde voudrait être sur l’autre rive. J’étais un jour dans un des lieux les plus étonnants du monde, dans la Lavra de Kiev, catacombes de l’Église russe, où l’on voit les momies de Nestor et d’Antoine, et, coiffée d’une mitre, la tête de Jean le Souffrant qui vécut trente ans enterré jusqu’au cou et reste tel qu’il est mort.
M. Huguet observa d’un mot que ces terribles mortifications avaient lieu au douzième siècle, à peu près le temps où la courtoise Aliénor s’entretenait de subtilités amoureuses, ce qui fait que la Russie était alors aussi différente de la France qu’elle peut l’être aujourd’hui.
— Comme nous arrivions, reprit le docteur, dans la sombre thébaïde où Nestor, Antoine et Jean avaient macéré leur chair pour sauver le peuple païen, le moine qui me conduisait, ayant reconnu un étranger, me demanda si j’étais Français. Je lui répondis que oui. Alors, à la lueur des cierges que nous tenions, je vis son visage s’enflammer et, d’une voix qui tremblait, il murmura : « Parij ! Parij ! » Près des confesseurs et des martyrs de son Église, dans leurs cavernes mystiques, ce moine rêvait à des choses qui n’ont jamais fouetté notre imagination parce que nous les voyons tous les jours.
— La momie de Nestor, fit la lionne, n’est pas une société très ragoûtante. N’en doutez pas : votre moine russe rêvait du Moulin-Rouge.
— Les plaisirs en sont médiocres, dit M. Huguet. Mais il se peut que la renommée de ce lieu soit plus solide, étant universelle, que celle des niches souterraines où ont médité les saints de l’orthodoxie. Tout est dans la légende, et l’on ne sait guère comment les légendes se créent. Toutefois, il est certain qu’elles ne se créent qu’avec l’aide du temps et grâce à des apports inconnus. Si nous n’avons pas de littérature de guerre, c’est parce que nous sommes encore trop près des événements. La légende de 1914 s’élabore peut-être. Peut-être aussi ne trouvera-t-elle jamais une expression poétique et littéraire. Ce serait une erreur de croire que tous les grands faits de l’histoire dussent enfanter des œuvres immortelles ou seulement remarquables. Il y en a qui ne donnent rien. Waterloo et Sedan ont plu, si je peux dire, parce que le sujet appartenait à un genre net, propre à l’ornement des cheminées et des tombeaux, qui flattait le goût secret des hommes pour les désastres et pour les ruines. La littérature s’est jetée sans délai sur ces catastrophes. La légende était toute faite. On a réussi du premier coup. Mais voyez les campagnes de Louis XIV. Mêlées de victoires et de revers, elles se terminent, à peu près comme en 1918, par un résultat plus honorable que certain. Ce qu’il en reste dans la poésie, ce n’est pas l’ode savante sur la prise de Namur. C’est Malbrough s’en va-t-en guerre. Il n’est même pas sûr que la guerre de 1914, après avoir ébranlé le monde, laisse l’équivalent de Malbrough, petite épopée qui est peut-être due au hasard.
Hippolyte Girardot, désireux de briller à son tour, fit alors cette remarque :
— C’est qu’en vérité les Français, qui n’ont pas la tête épique, ont très peu le génie légendaire. Les Allemands l’ont bien plus que nous. Ils vivent encore de leurs légendes et surtout des nôtres, comme le prouvent Tristan et Parsifal. Ils ont même mis en ballades romantiques la guerre de Sept ans qui, chez nous, n’a produit que les caricatures de Voltaire. Cependant il faut dire que, de tous ces événements, qui viennent, à peu près une fois par siècle, bouleverser la vie des nations, le même élément poétique ou romanesque surgit toujours. C’est l’aventure du soldat qu’on a cru mort et qui rentre à son foyer. Le thème du retour doit être très ancien. Il a donné l’Odyssée. Il a donné, M. Huguet ne l’ignore pas, toute une floraison de romans et de nouvelles au temps des Croisades. Il a donné enfin le Colonel Chabert. Personne ne s’est peut-être aperçu que Balzac avait tout simplement remplacé Ilion par Moscou et renversé l’histoire de Pénélope en supposant infidèle la femme du héros.
— Alors, dit le docteur, le roman ne serait qu’une dégénérescence de l’épopée ? C’est une thèse qu’on a beaucoup soutenue.
— Et voilà pourquoi, répliqua Mme Simonin, on va jusqu’à dire aujourd’hui que le roman n’est pas un genre littéraire. Il faut avouer plutôt que le roman est l’épopée moderne. Ce sont des épopées qu’ont écrites Balzac, Flaubert et Zola. Notre siècle est celui des romanciers.
Elle dit et jeta des yeux chargés de regrets sur quelques photographies ornées de dédicaces. On respecta un instant ce deuil et ce silence que M. Huguet interrompit en ces termes :
— Dans la dispute qui vient de s’élever sur le roman, je crains d’abord que la question soit mal posée. On se plaint de l’abondance de ce genre de production. Peut-être, toutes proportions gardées, n’est-elle pas beaucoup plus grande qu’à d’autres époques. On a toujours raconté beaucoup d’histoires. Et ce sont toujours les mêmes, mises à la mode du temps, Nous savons, par exemple, que les Incas de Marmontel ont eu un immense succès. Qui a jamais lu les Incas ? Personne, ou du moins je l’ai cru jusqu’au jour où j’eus rencontré un amateur qui avait eu ce courage. Le succès des Incas, selon lui, s’expliquait fort bien. C’est un livre adroitement composé, où entrent des doses égales de sensibilité, d’érotisme et de philosophie humanitaire, bref, la recette de la Nouvelle Héloïse et de la Garçonne. Recette infaillible à toutes les époques. Le roman est une espèce de gaufrier dans lequel on coule toujours la même crème accommodée au goût du jour. L’erreur principale du « stupide dix-neuvième siècle », en littérature, est d’avoir fait du roman la principale des œuvres d’art, et peut-être, tout simplement, d’y avoir vu une œuvre d’art.
Mme Simonin, saisie d’indignation, déclara qu’elle ne pouvait entendre de tels blasphèmes.
— Madame, dit M. Huguet avec douceur, M. Paul Bourget, qui a médité profondément ces sortes de choses, a coutume de dire que le roman ne peut survivre que comme document sur les mœurs. Je crois bien qu’il a raison. C’est ainsi que des professeurs lisent encore le Grand Cyrus et Clélie. Citez-moi un grand écrivain français qui soit resté pour avoir écrit l’histoire d’un monsieur et d’une dame, ce qui est aujourd’hui la matière de six volumes qui paraissent chaque jour. Notez bien que je dis l’histoire d’un monsieur et d’une dame, non d’un homme et d’une femme. Car les grands romans, les romans durables sont ceux qui reposent sur les données les plus générales et les plus humaines. Alors c’est Daphnis et Chloé, la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, les Liaisons dangereuses, Werther, Carmen, Sapho… Tout ce qui est au sommet du genre plonge ainsi dans l’éternel, comme le chêne dont la tête au ciel était voisine. Mais, déchu de ces hauts modèles, tombé dans le « tout fait » de l’anecdote, le roman commence à vieillir et à radoter. Il dépérit par prolifération. Il est en train de se perdre dans le ronron, comme la tragédie au dix-huitième siècle. D’où son malaise et la querelle qui, depuis quelque temps, met aux prises de bons esprits. Qui sait si l’on ne finira pas par s’accorder sur ce point : le roman ne peut survivre que sous la forme de contes philosophiques ou de souvenirs poétisés ? Voltaire a laissé l’inimitable modèle des uns et Renan, avec Emma Kosilis et le Broyeur de lin, le brillant exemple des autres. Parce que quelques auteurs, au dix-neuvième siècle, ont mis un tempérament vigoureux ou une subtile analyse dans le récit de leurs historiettes, on a placé le roman au-dessus de tout. Tout le monde en a écrit, même ceux qui avaient la vocation d’autre chose. D’excellents écrivains y ont fait fortune. Ils y ont gâté leur talent et gaspillé des trésors. Ce n’est pas eux que j’accuse. C’est un siècle industriel et grossier.
— Dites-nous des noms, demanda miss Bawble.
— Ils seraient trop, mademoiselle. C’est un véritable massacre de notre littérature. Les mieux doués de nos auteurs ont tenu à rivaliser avec Xavier de Montépin.
— En somme, dit Mme Simonin, vous tenez le roman pour un genre inférieur. Je voudrais bien savoir pourquoi.
— Parce que, madame, c’est un genre trop facile. Remarquez bien que la liberté du romancier est absolue. Non seulement il manie son sujet à son gré et fait parler comme il veut ses personnages, mais encore il peut parler à leur place et, quand il est embarrassé, nous expliquer leur caractère, se sauver par une description et porter le lecteur dans la coulisse. Cela fait penser au mot fameux : « Le premier imbécile venu peut gouverner avec l’état de siège. » Remarquez au contraire que le plus méchant vaudeville exige l’observation des lois du théâtre, qui sont certaines, et un autre effort de composition. En fait de lois du roman, M. Paul Bourget n’a reconnu que la « crédibilité », c’est-à-dire la nécessité de donner aux situations et aux personnages, pour les rendre acceptables, une logique qui ne se trouve pas dans la vie. Aussi les romans les plus artistiques sont-ils les moins « vécus » et ceux où il y a le plus de fantaisie, c’est-à-dire, en apparence, de liberté, mais en apparence seulement. Car il est beaucoup plus difficile de raconter Peau d’Ane que l’histoire d’un commerçant du Sentier.
— Alors, dit Mme Simonin, l’œuvre d’art se juge à la difficulté vaincue ?
— Pas à cela seulement, sinon Campistron vaudrait Racine. Mais, quand il n’y a pas de difficulté à vaincre, l’esprit, la langue, tout se relâche. Les grands romans sont ceux où l’auteur s’est imposé des règles à lui-même, ce qui est encore mieux que s’il les avait reçues du dehors. En ce cas, on peut dire qu’on se rapproche du chef-d’œuvre. Vous voyez que je fais la part assez belle au roman.
— Donnez-nous des exemples, demanda de nouveau miss Bawble.
— Je m’en garderai bien, dit M. Huguet, car demain matin nous serions encore ici à disputer. Je m’aperçois même qu’il est temps que je m’arrête. J’ai beaucoup trop parlé, et je m’en excuse. C’est la faute de cette Aliénor que, du reste, j’ai dû confondre avec ses filles, car je crois bien l’avoir fait vivre au delà de son âge. Mais j’ai un faible pour les beaux esprits du douzième siècle, où, selon Gaston Paris, la société courtoise ne regardait pas tant aux choses qu’on disait qu’à la façon dont elles étaient dites.
— Gaston Paris, cela peut encore se trouver ? demanda toujours miss Bawble.
— Miss, je vous prêterai la Poésie du moyen âge, et vous y verrez toutes les gloires littéraires qui sont mortes. Je crois d’ailleurs que la littérature essentielle, la seule qui franchisse les siècles, ce sont les proverbes, et aussi les fables, qui s’apparentent aux proverbes. Est capable de durer ce qui est vraiment général. On a prouvé que le Meunier, son fils et l’âne était, comme Zadig, un récit déjà parfait dans la plus haute antiquité de l’Inde. Mais je ne veux pas rentrer dans la série des paradoxes à bon marché. Vous me demanderiez ensuite comment j’accorde le goût de la poésie subtile avec celui de Sancho Pança, l’homme aux proverbes, et nous n’en finirions plus.
— Ce sera pour la prochaine fois. On vous pardonne, dit Mme Simonin. Mais, vous savez, je tiens absolument à connaître Paul Valéry.
— Vous le connaîtrez, madame. Je l’admire et je l’aime. Et puis, quel oiseau rare : on le recherche, il est célèbre et il n’a pas écrit de romans.