La tasse de saxe
LE COLLIER DE RHÉA
En dépit de ses talents militaires et de ses victoires qui avaient si souvent interdit aux Barbares le chemin de Rome, le général Stilicon n’avait pas l’estime de l’armée. Les légats, les tribuns et les centurions lui reprochaient son athéisme, car il avait osé détruire les livres sibyllins. Le corps des officiers, attaché à la tradition, ne lui pardonnait non plus le jour où, par un odieux sacrilège, il avait dépouillé les portes du Capitole de l’or qui les recouvrait. Cependant la foule des légionnaires, où les adeptes du Crucifié étaient nombreux, murmurait :
— Quelle apparence y a-t-il qu’un grand chef soit dévoué au Christ ? Stilicon n’est qu’un ambitieux. Il affecte notre croyance parce qu’il aspire au pouvoir suprême, mais il ne la partage pas. Et, d’ailleurs, il élève son fils dans l’idolâtrie des païens. »
Il est vrai qu’un doute subsiste sur la foi du général Stilicon, puisque le poète Claudien l’a chanté. Et Claudien, fidèle aux dieux de Rome, méprisait le christianisme. C’est que bien des cœurs hésitaient, en ces temps où la victoire du Galiléen n’était pas encore complète. Plus d’un, retenu par le respect humain dans l’observance ancienne, était tenté de passer à la religion de l’État. Et plus d’un regrettait de s’être converti au Christ quand paraissaient les signes d’une réaction.
S’il n’est pas certain que le général Stilicon ait été un chrétien sincère, Serena, son épouse, nièce de l’empereur Théodose par qui le paganisme fut durement persécuté, était ardente pour la foi nouvelle. C’était une femme sûre d’elle-même à cause de son intelligence et de sa beauté. Elle aimait à railler la superstition et les adorateurs attardés des idoles. C’est ainsi que l’annaliste Zosime rapporte d’elle et des causes de sa mort tragique une histoire qui se répéta longtemps chez les derniers païens comme une preuve de l’existence des célestes déités.
Il y avait à Rome un temple que l’antique piété vénérait entre tous. C’était celui de Cybèle, la bérécynthienne, la vierge mère des dieux, que les Romains nommaient encore Rhéa.
Mais la désolation était grande, en ce temps-là, dans les édifices sacrés. Les collèges des flamines et des pontifes étaient dissous. Le feu de Vesta avait cessé de brûler. Les frères Arvales ne faisaient plus entendre leurs chants liturgiques qui émouvaient les vieux Romains. Et le temple de Rhéa restait privé de cérémonies.
Il prit fantaisie à Serena d’y entrer, un jour qu’elle se promenait sur le Palatin avec une suite brillante de jeunes femmes et de jeunes hommes, familiers de sa maison. La générale avait toujours des idées neuves et hardies. Et la gracieuse Poppée battit des mains en s’écriant que ce serait très drôle de visiter un temple païen.
— Figure-toi, disait-elle à l’aimable Curculio en montant les marches, que je ne sais même pas comment c’est à l’intérieur.
— Il n’y a pas grande différence avec nos basiliques, répondit Curculio. Mais c’est un endroit curieux. Ma mère m’y menait encore lorsque j’étais petit. Alors je ne comprenais guère l’histoire de Cybèle que je vous expliquerai si je peux.
— Qu’y a-t-il donc à expliquer ? demanda la blonde Lucilla. Nous connaissons ces fables ridicules.
— On ne vous a pas tout dit, fit Curculio avec mystère.
Il s’efforçait d’ouvrir devant Serena la lourde porte de bronze dont les gonds grinçaient et il pria son ami Vibullius de l’aider. Mais Vibullius, triste et soucieux, restait à l’écart.
— Qu’as-tu donc, Vibullius ? lui demanda Serena de son ton impérial.
— J’avoue, répondit le jeune patricien, que je n’aime pas cette partie de plaisir. Moi aussi je suis venu dans ce lieu au temps de mon enfance. Mon père m’y conduisait. Il est resté attaché aux vieilles croyances jusqu’à son dernier jour. J’aurais peur d’offenser sa mémoire en entrant ici. Ne jouons pas avec des choses qui restent sacrées pour d’autres si elles ne le sont plus pour nous.
Vibullius avait hésité longtemps avant d’abandonner la foi des ancêtres. Il y tenait encore par des fibres cachées. Jeune garçon, il était remarqué pour sa piété exacte et il composait, en l’honneur des dieux, des hymnes qui lui valurent les éloges du grammairien Cornificius. Il se moquait alors des chrétiens. C’était lui qui avait dessiné sur le mur du Pædagogium son camarade Alaxamène agenouillé devant un âne mis en croix. Les archéologues ont retrouvé cette image et ils en ont disputé longuement.
Cependant, Vibullius ayant évoqué son père, l’élégant Aurélius s’écria avec un grand rire :
— Allons donc ! Et mon oncle qui était pontife suprême ! Où en serions-nous si nous nous arrêtions à nos souvenirs ? Nous savons tous que, dans nos familles, on a adoré les dieux. Mon cher Vibullius, n’ayons pas de ces scrupules surannés.
Il poussa la porte avec Curculio et la société pénétra dans le temple désert.
Il est vrai que le silence et la majesté du lieu gênèrent d’abord les profanateurs. Une voix secrète murmurait au fond de leur conscience que ce qu’ils faisaient n’était pas bien. Et la déesse couronnée de tours semblait les regarder avec une muette douleur. Serena s’aperçut du trouble de ses compagnons parce qu’elle le ressentait elle-même. Et elle voulut leur rendre le courage par un sarcasme impie.
— Voyez, dit-elle, l’amante d’Athys a l’air de regretter sa virginité éternelle et ses amples charmes sans emploi.
L’agréable Curculio, à qui la gaîté était revenue, s’empressa d’ajouter que Cybèle regrettait aussi l’idée funeste qu’elle avait inspirée au berger phrygien et Lucilla voulut savoir sur-le-champ quelle était cette idée.
— Je n’oserais le dire à voix haute, fit le jeune chrétien. Et je manquerais à la décence si je le disais à l’oreille d’une de vous.
Les jeunes femmes l’entourèrent, roucoulant toutes ensemble
— Curculio, cher petit Curculio, Curculiunculus de mon cœur, je t’en prie, ne parle pas par énigmes. Apprends-nous quel conseil Cybèle avait donné à Athys.
Curculio se défendait, jurant qu’il en avait déjà trop dit, qu’il ne voulait pas offenser la pudeur, et qu’il raconterait plutôt ce qui se passait dans l’ombre des temples le jour où la statue de Cybèle était portée au Tibre pour y être lavée solennellement.
— Ce qui s’y passait ? s’écria Poppée. Mais rien n’est plus connu. Enfin, c’étaient des horreurs. Je t’en prie, Curculio, tu sais que les femmes sont curieuses. Révèle-moi le secret d’Athys, sinon je le demande à Auréus.
Curculio, piqué, cherchait une comparaison honnête ou une image ingénieuse lorsqu’Aurélius, d’esprit plus prompt, dit que ce n’était pas si difficile à expliquer et que, pour punir le berger Athys, Cybèle l’avait rendu furieux, après quoi il s’était fait à lui-même ce qu’Eutrope avait subi lorsqu’il était un jeune esclave. Et Curculio fut dépité parce que cette allusion au ministre eunuque de Constantinople flattait Serena, Eutrope étant le mortel ennemi de Stilicon.
Alors la nièce de Théodose, enhardie elle-même par ces propos, reçut de Cybèle qui avait ordonné à Athys de mutiler sa propre chair, une inspiration qui devait lui coûter la vie. S’approchant de la statue sacrée, elle s’empara du collier de la déesse et le mit par défi à son cou.
La jeune troupe applaudissait lorsque des cris lugubres se firent entendre. Une vieille femme couverte d’un voile parut, et, lançant contre Serena des injures cruelles, lui reprocha son impiété et sa profanation. On sut par la suite que c’était une ancienne vierge de Vesta, dont les lois avaient fermé la maison, et qui, dans le temple solitaire, venait adresser ses prières aux dieux abandonnés, seul culte qu’ils eussent désormais le droit de recevoir. En vain s’efforçait-on de lui fermer la bouche. La vestale abondait en malédictions. Alors Aurélius et Curculio l’entraînèrent et délivrèrent Serena de son odieuse présence. Mais tandis que la folle descendait les degrés du temple, se retournant encore vers Cybèle, elle supplia la déesse de ne pas laisser le sacrilège sans vengeance et de punir Serena, son époux et ses enfants.
Vibullius avait disparu, déchiré de remords et incapable de supporter la douleur de la vestale. Serena elle-même, tout en affectant le dédain, avait perdu son assurance. Cependant, par orgueil, elle garda à son cou le collier de Rhéa. Mais, dans la nuit, un génie lui apparut qui lui prédit sa mort prochaine. Depuis, soit qu’elle dormît soit qu’elle fût éveillée, elle revit souvent le même spectre. Et, comme son âme était forte, elle se reprochait d’être encore accessible aux superstitions des païens.
Stilicon avait vaincu Alaric à Pollentia et Radagaise à Fésules, mais il n’avait pas désarmé l’hostilité des évêques, tandis qu’il restait suspect aux païens. Alors, ses ennemis, ne pouvant mettre à sa charge aucune défaite, insinuèrent qu’il n’achevait jamais ses victoires afin de se rendre nécessaire. On se rappela aussi qu’il était de naissance barbare. En peu de temps, le sauveur de Rome devint un brigand public. Abandonné de tous, il tendit lui-même sa gorge à l’épée d’un officier qui reçut en récompense le commandement de l’armée de Numidie.
Stilicon était un grand esprit et un grand cœur. Ce fils d’un soldat vandale, passionnément épris du nom romain, rêvait d’unir les chrétiens et les païens dans l’amour de la patrie. C’est pourquoi, n’ayant contenté personne, il fut taxé de trahison.
Veuve et privée de ses biens, Serena vivait pauvrement à Rome, levant une tête encore fière sous le malheur, lorsqu’après peu de temps Alaric parut devant la ville. Alors la panique régna. On n’accusa pas les généraux incapables mais bien notés parce qu’ils n’étaient suspects ni de paganisme ni d’hérésie et qui n’avaient pas su arrêter la marche des Goths. Le bruit courut que Stilicon lui-même, ayant échappé à la mort, se trouvait au camp ennemi et que ses complices s’apprêtaient à lui ouvrir les portes. Serena comparut devant le Sénat assemblé et, condamnée à la peine capitale, fut étranglée dans sa prison.
Les mains du bourreau suivirent le cercle que le collier de Cybèle leur avait tracé. Et les païens ne manquèrent pas de dire que la déesse-mère s’était vengée et que les malédictions de la vestale s’étaient accomplies. Cependant les auteurs chrétiens se sont tus. Car, ainsi qu’ils l’avaient redouté, et pendant plus d’un siècle encore, le châtiment de Serena prolongea le polythéisme sous le chaume crédule du pâtre et du laboureur.