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La terre et la lune: forme extérieure et structure interne

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The Project Gutenberg eBook of La terre et la lune: forme extérieure et structure interne

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Title: La terre et la lune: forme extérieure et structure interne

Author: P. Puiseux

Release date: July 13, 2009 [eBook #29397]
Most recently updated: April 9, 2024

Language: French

Credits: Marc Hens, Urania v.z.w. for providing the paper copy, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TERRE ET LA LUNE: FORME EXTÉRIEURE ET STRUCTURE INTERNE ***

LA TERRE

ET

LA LUNE

FORME EXTÉRIEURE ET STRUCTURE INTERNE





ÉTUDES NOUVELLES SUR L'ASTRONOMIE

Par Ch. ANDRÉ et P. PUISEUX.



LA TERRE

ET

LA LUNE

FORME EXTÉRIEURE ET STRUCTURE INTERNE

PAR

P. PUISEUX

Astronome à l'Observatoire de Paris.



PARIS,
GAUTHIER-VILLARS, IMPRIMEUR-LIBRAIRE
DU BUREAU DES LONGITUDES, DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE,
Quai des Grands-Augustins, 55.

1908

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




LA TERRE

ET

LA LUNE

FORME EXTÉRIEURE ET STRUCTURE INTERNE




PREMIÈRE PARTIE.

LA TERRE.



CHAPITRE I.

LA NOTION DE LA FIGURE DE LA TERRE,
DE THALÈS A NEWTON.


La Physique céleste a pris naissance le jour où l'on a vu dans les astres autre chose que des points lumineux offerts en spectacle à nos regards, où ils sont apparus comme méritant une étude spéciale au point de vue de leur structure et de leur histoire. Cette étude ne pouvait être que rudimentaire et conjecturale avec les moyens d'observation dont les anciens disposaient. Une exception est à faire cependant. On a vu naître de bonne heure cette notion que la Terre est un astre, libre de se mouvoir dans l'espace, comme la Lune et le Soleil, que ses dimensions ne sont pas inaccessibles à toute mesure, qu'elles se réduiraient peut-être à bien peu de chose si nous pouvions quitter cette surface où nous sommes attachés et nous transporter à travers les espaces stellaires.

Une fois cette idée mise en avant, il est clair qu'un champ très vaste est ouvert aux observateurs. C'est au moyen d'études de détail accumulées, synthétisées, que nous pouvons acquérir sur le globe terrestre des idées d'ensemble, nous représenter sa forme exacte, formuler des données positives sur sa structure et son histoire. Toute conclusion applicable à la Terre dans sa totalité constitue un progrès pour l'Astronomie, car elle peut s'étendre dans une certaine mesure aux corps célestes et devenir ainsi une source de vérifications et d'expériences. Ainsi la Terre nous aide à comprendre le monde. Réciproquement les astres peuvent nous aider et nous aident en effet à mieux connaître la Terre, car ils nous offrent du premier coup ces aperçus généraux et intuitifs que nous n'obtenons sur notre globe qu'au prix d'un labeur prolongé. Il est clair que les apparences lointaines, considérées seules, sont plus sujettes à l'illusion; c'est donc l'étude de la Terre qui doit logiquement précéder.

Il ne semble pas qu'elle ait été abordée dans un esprit vraiment impartial et scientifique chez aucun des peuples de l'Orient. L'observation du Ciel a eu des adeptes en Chine, dans l'Inde, en Assyrie, en Égypte, à des époques très reculées. Dans tous ces pays, le calendrier, la prédiction des éclipses, les horoscopes avaient une destination utilitaire.

C'est seulement chez les auteurs grecs que nous voyons les objets célestes envisagés en eux-mêmes, et non plus seulement dans leurs relations réelles ou supposées avec l'homme.

Une remarque analogue, faite par Vivien de Saint-Martin au début de son Histoire de la Géographie, l'amène à conclure à l'existence d'aptitudes originelles propres à la race blanche. D'ailleurs ce que nous savons de l'état social des peuples anciens montre que les cités helléniques ont réalisé, pour la première fois peut-être, les conditions favorables à la culture désintéressée des sciences.

Les Grecs ont été un peuple navigateur. Ils ont de bonne heure colonisé en Asie et en Sicile; ils ont senti l'utilité de demander des points de repère au ciel pour s'orienter dans les traversées maritimes.

La disparition progressive des montagnes lointaines, commençant par la base, finissant par le sommet, ne leur a pas échappé. L'apparition de nouvelles étoiles, corrélative d'un déplacement de quelques degrés vers le Sud, a frappé leur attention. De plus la richesse acquise par le commerce créait une classe d'hommes affranchis de la nécessité du labeur quotidien, assurés du lendemain, libres de s'adonner aux études abstraites.

On s'explique ainsi qu'il se soit rencontré, 600 ans environ avant l'ère chrétienne, un terrain propice à l'éclosion des idées de Thalès de Milet. Les ouvrages de ce philosophe sont perdus et nous ne les connaissons que par les extraits de Diogène de Laërce. Habitant l'Ionie, il avait beaucoup voyagé; il était allé s'instruire auprès des prêtres égyptiens, alors en grande réputation de savoir et contemplateurs assidus des astres. Le premier, il paraît avoir enseigné avec succès l'isolement et la sphéricité de la Terre. Il a reconnu la vraie cause des éclipses dans l'interposition de la Lune entre la Terre et le Soleil ou de la Terre entre le Soleil et la Lune. On nous dit même qu'il avait déterminé la distance au pôle des principales étoiles de la Petite Ourse, ce qui suppose la notion de l'axe du monde et la construction d'un appareil propre à mesurer les angles. Le rapprochement de mesures semblables, faites en des localités diverses, devait, un jour ou l'autre, conduire à une valeur approchée des dimensions du globe terrestre.

Socrate, deux siècles après, jugeait encore l'entreprise bien audacieuse: «Je suis convaincu, disait-il, que la Terre est immense et que nous, qui habitons depuis le Phase jusqu'aux Colonnes d'Hercule, nous n'en occupons qu'une très petite partie, comme les fourmis autour d'un puits ou les grenouilles autour de la mer.»

Les disciples de Socrate furent moins timides. Platon professa expressément la doctrine des antipodes, dont Diogène de Laërce le considère comme l'inventeur; c'est-à-dire qu'il admet que la Terre possède une région diamétralement opposée à la nôtre, où la direction de la verticale est renversée.

Aristote est encore plus explicite. Il se range à l'opinion de Thalès, qui regarde la Terre comme un globe immobile au centre du monde. Il développe, en faveur de la sphéricité, l'argument de la silhouette projetée sur le disque de la Lune pendant les éclipses. Il note l'abaissement très sensible de l'étoile polaire sur l'horizon quand on marche du Nord au Sud. Cela prouve non seulement que la Terre est ronde, mais qu'elle n'est pas d'une grandeur démesurée. La surface terrestre n'a pas, à proprement parler, de limites. Rien n'empêche que ce soit la même mer qui baigne les Indes d'une part, les Colonnes d'Hercule de l'autre. Notons au passage cette déclaration, qui a dû être l'origine des audacieux projets de Colomb, et qui lui a permis, en tout cas, de mettre son entreprise sous le patronage révéré du philosophe stagyrite.

Des mathématiciens, auxquels Aristote fait allusion sans les nommer, attribuent à la Terre 400000 stades de tour. C'est presque deux fois trop s'il s'agit du stade olympique. Aristote paraît, au contraire, trouver cette évaluation bien faible. A ce compte, fait-il observer, on ne pourrait même pas dire que la Terre soit grande par rapport aux astres. Mais Aristote n'admet pas que la Terre soit un astre. Il écarte comme peu sérieuse l'opinion des pythagoriciens d'Italie, qui mettaient la Terre au nombre des astres et la faisaient mouvoir autour de son centre, de manière à produire l'alternance des jours et des nuits.

Il n'y avait qu'une manière de trancher la question: c'était de procéder à une mesure effective. Ce fut le principal titre de gloire d'Ératosthène, astronome et chef d'école en grande réputation à Alexandrie 200 ans avant notre ère. Il avait observé que, le jour du solstice d'été, le Soleil arrive au zénith à Syène, dans la Haute-Egypte, et que son image apparaît au fond d'un puits. Il mesure le même jour la hauteur méridienne du Soleil à Alexandrie, qu'il considère comme située sur le méridien de Syène. Le complément de cette hauteur est la différence des latitudes. Connaissant la distance et admettant la sphéricité de la Terre, il en déduit la circonférence du globe par une simple proportion.

Cette opération fut très admirée des anciens, au témoignage de Pline, et le résultat était, en effet, satisfaisant pour l'époque. Le chiffre donné, 250000 stades, aurait dû être remplacé par 246000 d'après l'évaluation la plus probable du stade employé. Maintenant comment Ératosthène savait-il qu'Alexandrie et Syène sont sur le même méridien? Comment avait-il déterminé en stades la distance des deux stations? Il est probable qu'il avait fait usage de plans cadastraux dressés depuis longtemps pour les besoins de l'administration et de l'agriculture et orientés par des observations gnomoniques. L'intérêt que les Égyptiens attachaient à une orientation exacte est d'ailleurs attesté par la construction des pyramides.

La nécessité de combiner les observations de longitude avec les mesures de latitude a été bien mise en lumière par Hipparque, le plus grand astronome de l'antiquité, qui professait à Rhodes de 165 à 125 avant notre ère. Il est l'auteur de la division du cercle en 360°, de la définition des parallèles et des méridiens, d'un système de projection plane encore employé. Le premier, il montra nettement qu'il faut s'adresser au Ciel pour connaître la forme de la Terre. Il indique le parti à tirer des éclipses pour la mesure des longitudes, et cette méthode est demeurée, en effet, la seule capable de fournir des résultats un peu exacts jusqu'à l'invention des lunettes. Il établit que la valeur d'une carte est subordonnée à la détermination astronomique des deux coordonnées (longitude et latitude) des principaux points. Et, pour faciliter ces déterminations, il calcule des Tables d'éclipses et de hauteurs du Soleil.

Hipparque ne trouva malheureusement pas de successeurs capables de réaliser le programme si judicieux qu'il avait tracé. Les conditions d'exactitude d'une mesure astronomique furent complètement méconnues par Posidonius, disciple d'Hipparque, qui entreprit de recommencer la détermination d'Ératosthène. Les stations choisies furent Alexandrie et Rhodes. La différence de latitude résultait de cette remarque que l'étoile Canopus ne fait que paraître sur l'horizon de Rhodes, au lieu qu'elle s'élève de 7°, 5 sur l'horizon d'Alexandrie. C'était un tort déjà d'utiliser des observations faites à l'horizon plutôt qu'au zénith. C'en était un autre de choisir deux stations séparées par la mer et dont la distance linéaire ne pouvait être que grossièrement évaluée. Enfin Rhodes est encore moins exactement que Syène sur le méridien d'Alexandrie et l'on ne dit pas comment il a été tenu compte de la différence de longitude. Malgré cela la détermination de Posidonius, telle qu'elle nous est rapportée par Cléomède dans son Abrégé de la sphère, donne encore un résultat meilleur que l'on n'aurait été fondé à l'espérer: 240000 stades.

Le géographe Strabon (20 ans après J.-C.) entreprit de corriger le calcul de Cléomède en se fondant sur une autre évaluation, d'ailleurs conjecturale, de la distance d'Alexandrie à Rhodes. Cette fois le résultat fut beaucoup plus inexact, 180000 stades seulement. C'est un exemple d'une de ces corrections malheureuses, dont l'histoire des sciences offre plus d'un exemple. Mais il en est peu qui aient trouvé un si long crédit. Bien des siècles devaient se passer avant qu'elle ne fût rectifiée. Dès cette époque, du reste, bien avant les invasions des barbares ou la révolution religieuse qui a transformé le vieux monde, il est aisé de voir que la science grecque est en décadence. Les préjugés vulgaires reprennent de l'empire, même sur les hommes instruits. Posidonius trouve nécessaire de se transporter au bord de l'océan Atlantique (qu'il appelle mer extérieure), pour s'assurer si l'on n'entend pas le sifflement du Soleil plongeant dans la mer. Strabon admet bien la sphéricité de la Terre, mais il croit que la zone torride est inhabitable à cause de la chaleur excessive qui y règne. De l'autre côté se trouve une autre zone habitée, mais toute communication avec ces peuples lointains nous est interdite. Pline laisse voir une préférence pour la doctrine des antipodes et l'isolement de la Terre, mais il est préoccupé plus que de raison des objections populaires. Si la Terre est isolée dans l'espace, se demande-t-il, pourquoi ne tombe-t-elle pas? Sans doute parce qu'elle ne saurait pas où tomber, étant à elle-même son propre centre.

Ptolémée (140 ans après J.-C.) a passé longtemps, mais sans titre bien établi, pour le représentant le plus distingué de l'Astronomie ancienne. Son Ouvrage, publié à Alexandrie, porte le nom de Construction ou syntaxe mathématique. Il est plus connu sous le nom d'Almageste, que lui ont donné les traducteurs arabes. Nous signalerons seulement dans son uvre ce qui a trait à la mesure de la Terre. Il se propose de réaliser le plan de géographie mathématique ébauché par Hipparque, de dresser la Carte du monde connu, en s'appuyant sur toutes les déterminations de latitude et de longitude qu'il pourra rassembler, et prenant pour méridien origine celui d'Alexandrie. L'intention est louable, mais l'exécution très défectueuse. Ptolémée manque complètement d'esprit critique dans le choix des matériaux nombreux qu'il rassemble et commet de graves confusions dans les unités de mesure.

Des siècles se passeront avant que l'oeuvre de Ptolémée soit reprise. Les guerres civiles, les invasions, les bouleversements politiques détournent de plus en plus les esprits de la culture paisible de la Science. L'éloquence qui donne le pouvoir, le mysticisme qui console des cruelles réalités de la vie font délaisser les recherches physiques. Il est curieux de noter, à cet égard, le langage des écrivains appelés à exercer par la suite le plus d'influence sur les esprits. Ainsi Lactance, dans ses Institutions divines, considère la notion des antipodes comme une mauvaise plaisanterie des savants, qui exercent volontiers leur esprit sur des thèses invraisemblables. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, ne rejette pas absolument la sphéricité de la Terre, mais il ajoute: «Quant à ce qu'on dit qu'il y a des antipodes, c'est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres, et qui habitent cette partie de la Terre où le Soleil se lève quand il se couche pour nous, il n'en faut rien croire; aussi n'avance-t-on cela sur le rapport d'aucune histoire, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, la Terre étant suspendue en l'air et ronde, on s'imagine que la partie qui est sous nos pieds n'est pas sans habitants.

»Mais on ne considère pas que, lors même qu'on démontrerait que la Terre est ronde, il ne s'ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée n'est pas couverte d'eau. Et d'ailleurs, quand elle ne le serait pas, quelle nécessité y aurait-il qu'elle fût habitée? D'une part, l'Écriture dit que tous les hommes viennent d'Adam et elle ne peut mentir; d'autre part, il y a trop d'absurdité à dire que les hommes auraient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde.»

Les scrupules de saint Augustin étaient, nous le savons, mal fondés; mais cette tendance à subordonner les sciences de la nature à des considérations morales, à opposer des textes révérés, mais mal compris, aux résultats des recherches physiques, va dominer à peu près sans conteste pendant le moyen âge tout entier.

Il y eut cependant une renaissance appréciable des études astronomiques chez les Arabes sous l'influence des auteurs grecs. Al-Mamoun, calife de Bagdad, de 813 à 832, s'intéressait vivement aux choses du Ciel. On dit que, vainqueur de l'empereur de Constantinople, il lui imposa, comme condition de la paix, la remise d'un manuscrit de l'Almageste. Ce qui est certain, c'est qu'il fit traduire Ptolémée et ordonna la mesure d'un arc de méridien. Il y eut deux opérations distinctes quoique simultanées, l'une dans la plaine de Sindjar en Mésopotamie, l'autre en Syrie. Voici comment la première est rapportée par Aboulféda: «Les envoyés se divisèrent en deux groupes; les uns s'avancèrent vers le Pôle Nord, les autres vers le Sud, marchant dans la direction la plus droite qu'il fût possible, jusqu'à ce que le Pôle Nord se fût élevé de 1° pour ceux qui marchaient vers le Nord et abaissé de 1° pour ceux qui s'avançaient vers le Sud. Alors ils revinrent au lieu d'où ils étaient partis, et, quand on compara leurs observations, il se trouva que les uns avaient avancé de 56 milles 1/3, les autres de 56 milles sans aucune fraction. On s'accorda pour adopter la quantité la plus grande, celle de 56 milles 1/3.»

D'après les conjectures les plus probables sur la valeur du mille employé, ce résultat est plus loin de la vérité que celui d'Eratosthène. Il ne semble pas qu'on se soit arrêté à la différence constatée, qui aurait pu faire soupçonner que la Terre n'était pas exactement sphérique. Les astronomes arabes n'ont pas persévéré dans la voie qui s'offrait à eux. Ils se sont attachés à l'observation des éclipses, au calcul des positions géographiques. Les catalogues d'Aboul Nasan (XIIIe siècle), de Nasir-Ed-Dîn, d'Oulough-Beg, prince de Samarkand au XVe siècle, marquent un progrès considérable sur les positions de Ptolémée.

Ce mouvement ne fut suivi en Occident que d'assez loin, au fur et à mesure de ce qu'exigeaient les progrès de la Navigation. Christophe Colomb, persuadé de la rondeur de la Terre par ses voyages au long cours et par la lecture des anciens, adoptait pour la circonférence terrestre la fausse évaluation de Strabon, pour la différence de longitude entre l'Europe et l'Inde une estimation plus fausse encore. Aussi prévoyait-il que, pour rejoindre les Indes par l'Ouest, il aurait seulement 1100 lieues de mer à franchir. Heureuse erreur, car, s'il eût mis en avant le vrai chiffre, qui est de 3000 au moins, il n'eût trouvé personne pour tenter l'aventure avec lui. On sait quelle peine Colomb eut à faire accepter ses vues par une assemblée composée des hommes les plus éclairés de l'Espagne.

Quoi qu'il en soit, l'éclatant succès de Colomb, et bientôt après le retour des compagnons de Magellan, mirent la rondeur de la Terre au-dessus de toute discussion, et il ne se trouva plus personne pour opposer à la réalité des antipodes l'autorité de Lactance ou de saint Augustin.

Mais le fait qu'une confusion avait pu se produire entre les Indes orientales et les Indes occidentales, si éloignées en longitude, montrait la nécessité de reprendre le calcul du rayon terrestre. Une tentative intéressante fut faite dans ce sens, en 1528, par le médecin Fernel. Il mesura la différence des hauteurs du pôle sur l'horizon de Paris et sur l'horizon d'Amiens. Pour évaluer la distance, il avait simplement fixé un compteur à une roue de sa voiture. Le résultat publié par lui est assez exact, mais ce moyen grossier ne pouvait évidemment inspirer beaucoup de confiance.

Le Hollandais Snellius posa en 1615 le véritable principe des mesures géodésiques et en fit l'application dans la plaine de Leyde. Il est expliqué dans son Ouvrage: De la grandeur de la Terre, publié en 1617, avec le sous-titre: «L'Eratosthène batave». Snellius est le premier qui ait eu recours à la triangulation. Aux deux extrémités d'une base soigneusement mesurée en terrain plat, il détermine les azimuts de deux signaux bien visibles, reconnaissables à distance, et se prêtant l'un et l'autre à l'installation d'un instrument propre à mesurer les angles. La distance qui sépare ces deux signaux peut être calculée. On la prend comme base d'un nouveau triangle, et ainsi de suite jusqu'à une station finale dont la latitude est, comme celle du point de départ, déterminée par les méthodes astronomiques. Dans un pays plat, tel que la Hollande, il est possible de conserver aux triangles des dimensions modérées, de façon qu'ils puissent être traités comme rectilignes. On garde aussi la faculté d'orienter la chaîne des triangles sur le méridien, de façon qu'un même astre passe simultanément au méridien des stations extrêmes.

Il est facile aujourd'hui d'apercevoir des points faibles dans les opérations de Snellius. La base effectivement mesurée est trop petite (631 toises). Il y a des angles trop aigus dans les triangles et peut-être, de l'aveu de l'auteur, des erreurs dans l'identification à distance des points employés comme stations. La valeur annoncée pour le degré de latitude (55100 toises) est notablement trop petite. Snellius mourut sans avoir pu revoir ses calculs. Faits avec plus de soin, ils auraient donné, d'après Muschenbroek, 57033 toises, chiffre assez rapproché de la vérité.

Une opération analogue, faite quelques années après par le P. Riccioli en Italie, est, à tous les points de vue, défectueuse. La base mesurée n'a que 1094 pas. Plusieurs angles sont fort aigus et sont conclus par le calcul au lieu d'être observés. Aux résultats de la triangulation, Riccioli propose à tort de substituer: soit la mesure de la dépression de l'horizon en un lieu d'altitude connue, soit la mesure des hauteurs apparentes mutuelles de deux points d'altitude connue.

Ces deux méthodes sont sans valeur pratique à cause de la petitesse des angles qui interviennent et de l'incertitude des réfractions terrestres. Riccioli se flatte d'éliminer ces causes d'erreur en observant vers le Midi, dans des lieux fort élevés, par des jours sereins. C'est une dangereuse illusion. Le chiffre donné (62250 toises au degré) s'écarte plus de la vérité, en sens contraire, que celui de Snellius.

La première triangulation vraiment entourée de garanties est celle de Picard en 1671. La base, mesurée près de Juvisy, avec des règles de bois alignées au cordeau, a 5663 toises. L'arc total s'étend de Malvoisine, au sud de Paris, à Sourdon, près d'Amiens. Les distances zénithales méridiennes, mesurées avec un quadrant, sont différentielles, c'est-à-dire indépendantes de l'erreur d'index, de la déclinaison de l'étoile et, dans une grande mesure, de l'erreur d'excentricité. Le parallélisme de la lunette au plan du limbe est soigneusement vérifié par une méthode dont Picard est l'inventeur. La méridienne est tracée par l'observation des hauteurs égales d'un même astre; elle est contrôlée par des observations de digressions de la Polaire, d'éclipses de satellites de Jupiter ou d'éclipses de Lune. Il y a, en somme, fort peu à reprendre dans les observations de Picard, et les défauts qu'on y relève ne lui sont guère imputables. La construction des instruments est évidemment plus grossière que celle des théodolites modernes. Les signaux naturels, arbres ou clochers, sont utilisés par économie. Il est ordinairement impossible de placer l'instrument au point même que l'on a visé. D'où la nécessité de réductions au centre, toujours pénibles et incertaines.

L'opération de Picard avait été entreprise sous les auspices de l'Académie des Sciences récemment fondée. En même temps des missions scientifiques étaient envoyées au Sénégal, à la Guyane, aux Antilles. Dans les instructions remises aux observateurs, il leur était recommandé de s'assurer si l'intensité de la pesanteur ne variait pas d'un lieu à l'autre. Richer, qui observait à Cayenne, annonça en 1672 que le pendule à secondes, emporté de Paris, devait être raccourci pour osciller dans le même temps à Cayenne. En d'autres termes, l'intensité de la pesanteur diminue quand on se rapproche de l'équateur.

Personne assurément ne songe à placer Picard et Richer, observateurs judicieux et exacts, sur le même rang que Newton. Il doit nous être permis cependant de constater avec quelque fierté que les Communications de nos compatriotes, faites en 1671 et 1672 à l'Académie des Sciences de Paris, ont exercé une influence décisive sur l'éclosion des idées contenues dans le livre immortel des Principes de la Philosophie naturelle.

Vers 1660, paraît-il, Newton avait conçu la pensée que la même force qui dévie les projectiles de la ligne droite retient aussi la Lune dans son orbite. Il avait tenté de faire une comparaison numérique en admettant que cette force, dirigée vers le centre de la Terre, varie en raison inverse du carré de la distance, mais il était parti d'une valeur très inexacte du rayon terrestre. Les résultats étaient discordants. Newton renonça à suivre les conséquences de cette idée. Il reprit son calcul quand il connut le résultat de Picard: cette fois, la concordance était parfaite. Newton en fut si ému qu'il ne put vérifier lui-même son travail et dut recourir à l'obligeance d'un ami.

De même, quand il connut le résultat de Richer, Newton fut amené à penser, avant toute mesure, que la Terre ne devait pas être sphérique, mais aplatie vers les pôles. S'il en est ainsi, les points de l'équateur seront plus loin du centre, et par suite moins attirés que les pôles.

Il est vrai que, même si l'on suppose la Terre sphérique, la pesanteur doit subir une diminution appréciable à l'équateur du fait de la rotation. Cette diminution, Newton est en mesure de l'évaluer par le même raisonnement qui l'a conduit à la découverte de l'attraction universelle. Il traite le mouvement diurne comme un mouvement absolu et applique les principes de Galilée: indépendance de l'effet d'une force par rapport au mouvement du point d'application, proportionnalité des forces aux chemins parcourus dans un même temps. Soient R le rayon équatorial, ω l'angle, en unité trigonométrique, dont tourne la Terre en une seconde. Un corps qui demeure en repos relatif à l'équateur se rapproche du centre à partir de la trajectoire rectiligne qui résulterait de sa vitesse acquise. Cette déviation, en 1 seconde, a pour valeur approchée Rω²/2.

Le même corps, libre d'obéir à l'attraction terrestre, tomberait vers le centre, en 1 seconde, d'une quantité que l'on représente par g/2, et que fait connaître l'observation du pendule. La fraction de la pesanteur qui s'emploie à maintenir le corps à la surface, sans le presser, est donc φ = Rω²/2: g/2 = Rω²/g. Les mesures de Picard et de Richer donnent pour la valeur de ce rapport φ = 1/289.

Cette diminution apparente de la pesanteur a son maximum à l'équateur et s'évanouit progressivement quand on se rapproche du pôle. Mais, du moment que la pesanteur apparente à la surface est variable, il n'y a plus de probabilité pour que cette surface soit exactement sphérique, et il faut qu'elle s'aplatisse pour satisfaire aux conditions d'équilibre d'une masse fluide homogène.

On peut tenter de vérifier la plus apparente au moins de ces conditions en prenant comme figure extérieure un ellipsoïde de révolution. Soient CA un rayon équatorial, CB le rayon polaire. Newton prend arbitrairement CB/CA = 100/101. L'aplatissement ε est, par définition, 1/101. Le rapport des attractions du corps entier sur les points A et B est 500/501. Deux canaux liquides rectilignes, dirigés suivant CA et CB, exerceront sur le centre des pressions qui seront dans le rapport 101/100 x 500/501 = 505/501. Il est nécessaire pour l'équilibre que la force centrifuge rétablisse l'égalité, en réduisant les attractions exercées dans le plan de l'équateur dans la proportion de 4/505 ou (4/5)ε. Réciproquement, on peut poser ε = (5/4)φ, et cette relation doit subsister tant que l'aplatissement reste faible. Or, l'expérience a donné φ = 1/289. On en déduit ε = 1/230. Cette méthode de calcul s'étend aux autres planètes pourvu qu'on les suppose homogènes, qu'elles aient des satellites et des diamètres apparents mesurables.

Dans les deux premières éditions du Livre des Principes, Newton dit que l'hypothèse d'une densité croissante vers le centre donnerait un aplatissement plus fort. C'est une erreur corrigée dans la troisième édition.

Newton ne possède pas les formules d'attraction, aujourd'hui courantes, des ellipsoïdes homogènes. Il y supplée par des tâtonnements et des artifices géométriques. Il arrive ainsi à reconnaître que, de l'équateur au pôle, l'accroissement de la pesanteur apparente est proportionnel au carré du sinus de la latitude. Laplace dit que ce résultat est donné sans démonstration. En réalité la preuve est ébauchée, et les développements que Newton fonde sur cette loi montrent qu'il l'envisageait autrement que comme une simple conjecture.

On parvient ainsi à représenter assez bien les observations pendulaires des savants français, faites à Paris, Gorée et Cayenne. Il semble cependant que la décroissance de la pesanteur vers l'équateur soit plus prononcée que la formule ne l'indique. Cet écart fait présumer ou une densité croissante vers le centre, ou un aplatissement plus fort. Nous savons aujourd'hui que c'est la première hypothèse qui est la vraie. Notons encore au passage cette opinion hardie que l'aplatissement pourra être mieux déterminé par les observations du pendule que par les mesures d'arc de méridien.

Pour apprécier le très haut mérite de l'oeuvre de Newton, il faut, par un coup d'oeil jeté sur la littérature scientifique du temps, se rendre compte combien le champ parcouru par lui était alors inexploré; combien les idées qu'il a défendues ont eu de peine à s'imposer aux plus distingués de ses contemporains, comme Huygens ou Bernoulli. Entre ces fertiles et brillants esprits, Newton apparaît comme le moins asservi à ses propres conceptions, comme le plus prompt à se soumettre à la décision des faits. Il ne s'est pas perdu en doutes stériles sur la réalité des forces, en discussions métaphysiques sur le caractère relatif de tout mouvement observé. Il a été de l'avant sur des hypothèses qu'il savait inexactes, mais qui renfermaient un appel implicite à l'expérience. C'est en interrogeant la nature avec une docilité constante que Newton a obtenu la plus riche moisson qu'il ait jamais été donné à un homme de science de recueillir.




CHAPITRE II.

L'APLATISSEMENT DU GLOBE.
ESSAIS DE THÉORIE MATHÉMATIQUE DE LA FIGURE DE LA TERRE.


Trois ans après l'apparition du Livre des Principes, Christian Huygens publiait, à Leyde, son Traité de la lumière, avec un discours sur la cause de la pesanteur. La première Partie de l'Ouvrage est mémorable comme posant les bases de la théorie ondulatoire de la lumière. Les idées de Huygens sur la cause de la pesanteur se rattachent à la théorie des tourbillons de Descartes et offrent aujourd'hui pour nous moins d'intérêt. Pour le savant hollandais, la gravité reste une puissance occulte inhérente au centre du globe. Cela revient à supposer toute la masse de la Terre réunie en un seul point. Même dans cette hypothèse erronée, l'aplatissement apparaît comme une conséquence de la fluidité primitive. Huygens formule ce principe fécond: «La surface des mers est, en chacun de ses points, normale à la direction de la pesanteur», et il en déduit pour l'aplatissement du globe le chiffre 1/578, pas même la moitié de ce que Newton avait trouvé dans l'hypothèse d'un globe homogène, soumis dans toutes ses parties à l'attraction universelle.

La réalité de l'aplatissement était mise en doute aussi bien que sa valeur. Thomas Burnet, théologien anglais, lui opposait des raisons qui nous semblent aujourd'hui n'avoir rien de scientifique. Eisenschmidt, mathématicien allemand, formulait une objection d'un caractère plus grave. Réunissant les mesures connues du degré terrestre, il trouvait que leur valeur linéaire va en croissant vers l'équateur, et il en déduisait, correctement du reste, que la Terre est allongée vers les pôles 1.

Note 1: (retour) Eisenschmidt, Dissertation de la figure de la Terre. Strasbourg, 1691.

Cassini, adoptant cette conclusion, entreprit de la vérifier. Il aurait fallu, pour le faire d'une façon probante, mesurer deux arcs de méridien séparés en latitude par un grand espace. On pensa qu'il suffirait de relier par une chaîne de triangles Dunkerque à Perpignan, et que la comparaison des degrés au nord et au sud de Paris trancherait la question. Cette opération importante est décrite dans l'Ouvrage intitulé: De la grandeur et de la figure de la Terre, Paris, 1720. Le degré moyen fut trouvé égal à 56960 toises au Nord, à 57097 toises au Sud, ce qui donne raison à Eisenschmidt contre Newton et indique un allongement de 1/95. Mais il est reconnu aujourd'hui que de graves erreurs s'étaient glissées dans la mesure de l'arc du Sud et que le chiffre final repose sur une base des plus fragiles.

Considérant ce résultat comme établi, Mairan entreprit de le justifier théoriquement 2. Il déploie beaucoup d'ingéniosité pour mettre en doute la fluidité primitive de la Terre. Ne peut-elle pas, dit-il, avoir été primitivement allongée? Alors la force centrifuge n'aurait fait que diminuer l'allongement sans le détruire. Reste à concilier la forme oblongue avec l'augmentation constatée de la pesanteur vers le pôle. Mairan forge dans ce but une loi compliquée, faisant varier la pesanteur en raison inverse du produit des rayons de courbure principaux en chaque point de la surface.

Note 2: (retour) Mairan, Recherches géométriques sur la diminution des degrés en allant de l'équateur vers les pôles. Paris, 1720.

Newton accordait, avec raison, peu de crédit aux chiffres de Cassini, comme aux raisonnements de Mairan. Dans la troisième édition de son Ouvrage, parue l'année qui précéda sa mort (1726), il maintient la position qu'il avait prise concernant la figure de la Terre. Mais, sous l'influence d'un amour-propre national mal placé, l'opinion publique en France se prononçait fortement pour Cassini. Celui-ci, d'ailleurs, annonçait de nouvelles vérifications. La mesure d'un arc de parallèle par Brest, Paris et Strasbourg, exécutée en collaboration avec Maraldi, de 1730 à 1734, lui semblait décisive. «Ces observations, disait le commissaire de l'Académie, se sont trouvées si favorables au sphéroïde allongé que M. Cassini a eu la modération de ne pas vouloir en tirer tout l'avantage qu'il eût pu à la rigueur et de s'en retrancher une partie.» En réalité, la démonstration est plus faible encore que celle qui se fonde sur l'arc de méridien.

Jean Bernoulli, qui s'était déjà trouvé en conflit avec Newton dans une controverse célèbre, concourait en 1734 pour un prix de l'Académie des Sciences de Paris. Pour cette double raison, il devait incliner vers l'opinion qui dominait en France. Aussi le voyons-nous s'écrier pour conclure: «Après cette heureuse conformité de notre théorie avec les observations célestes, peut-on plus longtemps refuser à la Terre la figure du sphéroïde oblong, fondée d'ailleurs sur la discussion des degrés de la méridienne, entreprise et exécutée par le même M. Cassini avec une exactitude inconcevable?» 3.

Note 3: (retour) Todhunter, A history of the mathematical theories of attraction and the figure of the earth, 1873.

A cela un disciple de Newton, Désaguliers, répondait qu'aucune loi d'attraction, aucune distribution de densité à l'intérieur ne pouvait se concilier avec l'ellipsoïde allongé. C'était aller trop loin. Clairaut montra depuis qu'avec un noyau solide d'une forme convenable l'ellipsoïde allongé pourrait être figure d'équilibre. D'autre part, l'Anglais Childrey estimait que la Terre devait être allongée parce qu'il tombe annuellement sur les pôles plus de neige que le Soleil n'en peut fondre. C'était méconnaître l'influence de la marche des glaciers et de la dérive des banquises.

La thèse de Newton trouvait d'ailleurs des partisans distingués, même en France. En 1720, un écrit anonyme parut sous le titre: Examen désintéressé des diverses opinions concernant la figure de la Terre. Sous couleur de rapporter impartialement les arguments pour et contre, il faisait bonne justice des prétentions de Cassini à une exactitude supérieure. L'auteur dissimulé de l'Ouvrage était Maupertuis, académicien et homme du monde, bien reçu chez les grands et en rivalité avec Cassini. En 1732, il publia, sous son nom cette fois, un Discours des différentes figures des astres. Il y commente et justifie avec intelligence les résultats de Newton. Il montre comment la mesure de deux arcs de méridien éloignés est nécessaire pour déduire des valeurs un peu sûres des demi-axes de l'ellipse.

Sous l'impression produite par le Livre de Maupertuis, l'Académie des Sciences résolut de procéder à une expérience décisive. Deux expéditions furent organisées. L'une devait se rendre au Pérou, l'autre en Laponie. En vue de la mesure des bases, on commanda au même artiste, Langlois, deux règles de fer aussi égales que possible, connues depuis sous les noms de toise du Pérou et de toise du Nord.

Maupertuis, désigné comme chef de l'expédition de Laponie, se mit en route en avril 1736. Il emmenait avec lui Clairaut, Camus, Lemonnier fils, l'abbé Outhier; Celsius, professeur d'Astronomie à Upsal, se joignit à eux. Deux relations nous sont parvenues, écrites, l'une par Maupertuis, l'autre par l'abbé Outhier. Elles se complètent utilement sur plus d'un point. Les triangulations et les visées astronomiques, contrariées par les marécages, les moustiques, la brume autour des sommets, la rigueur du climat, furent cependant menées à bien dans l'été et l'automne de 1736. On mesura une base de 7406 toises sur la glace d'un fleuve et l'on s'installa pour le reste de l'hiver dans le village de Tornea, enseveli sous la neige. Les calculs, mis au net, donnaient 57 422 toises au degré. La comparaison avec l'arc français portait l'aplatissement à 1/178, chiffre supérieur à celui que Newton avait prévu. En tout cas, aucun doute ne pouvait subsister sur sa réalité. «On tint la chose secrète, dit Maupertuis, tant pour se donner le loisir de la réflexion sur une chose peu attendue que pour avoir le plaisir d'en apporter à Paris la première nouvelle.»

Le départ eut lieu en juin 1737. Au moment de l'embarquement, un accident survint. Les instruments tombèrent à la mer et ne purent être repêchés que déjà endommagés par la rouille. On doit reconnaître aussi que toutes les vérifications désirables n'avaient pas été faites et leur omission donna lieu, de la part des amis de Cassini, à quelques critiques justifiées.

La mission du Pérou comprenait Godin, Bouguer, La Condamine, plusieurs auxiliaires. Elle s'adjoignit ultérieurement deux officiers espagnols, George Juan et Antonio de Ulloa. Godin, le plus ancien académicien, était le chef nominal.

Le départ eut lieu à La Rochelle, le 16 mai 1735, près d'un an avant celui des académiciens du Nord. Mais l'expédition devait durer bien davantage et les résultats ne furent élucidés que longtemps après. On n'avait pas encore mesuré un degré de latitude sur trois quand les nouvelles d'Europe apprirent le retour et le succès des académiciens du Nord, partis les derniers.

Ce retard tenait à bien des causes et n'avait pas été sans quelque profit pour la Science. On avait fait escale à la Martinique, à Saint-Domingue; on avait entrepris des recherches sur la réfraction, sur le pendule. C'est à Saint-Domingue que Bouguer imagina et fit réaliser le pendule invariable. On arriva à Quito le 13 juin 1736; mais à partir de ce moment des difficultés sans nombre surgirent, occasionnées par le climat inconstant du pays, son caractère montueux, l'impossibilité d'obtenir un concours efficace des autorités espagnoles et des indigènes et aussi, on doit le dire, par le défaut d'entente des observateurs. Chacun d'eux s'appliquait à garder le plus possible le secret de ses chiffres et à dissimuler dans ses opérations ce qui pouvait donner prise à la critique. Il fut fait, en réalité, deux triangulations distinctes et trois relations furent publiées, dues respectivement à Bouguer, à La Condamine et aux officiers espagnols. Nous devons à cette circonstance de connaître divers détails qu'un rapport fait en commun eût laissés dans l'ombre et qui sont utiles pour apprécier l'exactitude du résultat final. Cette critique a été faite d'une manière pénétrante par Delambre dans un travail demeuré longtemps inédit et que M. Bigourdan a eu le mérite de mettre en lumière 4.

Note 4: (retour) G. Bigourdan, Sur diverses mesures d'arc de méridien, faites dans la première moitié du XVIIIe siècle (Bulletin astronomique, t. XVIII, p. 320).

Bouguer et La Condamine s'étaient promis de ne point faire connaître au public les déterminations astronomiques exécutées en premier lieu, reconnues plus tard défectueuses, et qu'il avait été nécessaire de recommencer. Mais La Condamine, écrivain facile, causeur brillant et intarissable, était l'homme du monde le moins propre à tenir strictement un engagement de ce genre. Les trois académiciens, rentrés en France en 1744, 1745 et 1751, mirent le public au courant de leurs aventures et de leurs travaux. Bouguer publia en 1752 une Justification des Mémoires de l'Académie, pour se plaindre des indiscrétions de son collègue. Une vive polémique s'ouvrit et ne se termina que par la mort d'un des adversaires.

Ces querelles personnelles ont perdu de leur intérêt aujourd'hui, et ne doivent pas nous empêcher d'accorder, aux uns comme aux autres, le tribut d'éloges qui leur est dû. Les missionnaires du Pérou, pas plus que ceux de Laponie, n'ont dit le dernier mot sur la question ardue de la forme de la Terre. Ils ont, au prix d'efforts et de travaux méritoires, mis hors de doute la réalité de l'aplatissement. Pour la valeur du degré de latitude à l'équateur, Bouguer donne 56 736 toises, La Condamine 56 714 toises, les officiers espagnols trouvent 56 768 toises. Adoptons le premier résultat, qui tient le milieu entre les deux autres. Combiné avec le degré du Nord, il donne l'aplatissement 1/223, plus fort que celui de Newton. La correction aurait dû, nous ne pouvons en douter aujourd'hui, être faite en sens contraire. On arrive au chiffre plus vraisemblable 1/324 si l'on substitue aux données de Maupertuis celles d'une mission suédoise qui opéra sur le même terrain de 1801 à 1803 sous la direction de Svanberg. L'arc du Pérou fait aussi l'objet d'une revision qui s'exécute en ce moment par les soins du gouvernement français. Tant que les résultats n'en seront pas publiés, les travaux des académiciens du XVIIIe siècle resteront un élément essentiel dans notre connaissance des dimensions du globe terrestre. Il faut en dire autant d'un arc de méridien mesuré vers la même époque par Lacaille dans le voisinage du cap de Bonne-Espérance, repris au siècle suivant par Maclear et Airy, et que l'intervention du gouvernement anglais promet d'étendre bientôt à travers l'Afrique australe tout entière.

D'importantes recherches théoriques s'accomplissaient, vers la même époque, dans la voie ouverte par Newton. Mac Laurin, dans son Traité des fluxions, publié en 1742, résolut le problème de l'attraction d'un ellipsoïde homogène de révolution sur un point intérieur quelconque. Il démontra que l'ellipsoïde aplati est une figure d'équilibre pour une masse fluide homogène tournant autour du petit axe avec une vitesse convenable.

Les Mathematical dissertations de Thomas Simpson, parues en 1743, établissent l'existence d'une vitesse angulaire limite, au delà de laquelle l'équilibre relatif est impossible. Elles montrent que deux ellipsoïdes différents peuvent répondre à une même vitesse angulaire.

Tant que les recherches mathématiques n'avaient pour objet que des corps homogènes, on pouvait douter qu'elles fussent susceptibles d'une application utile aux planètes. Clairaut fut le premier à s'engager avec succès dans la voie difficile de l'attraction d'un ellipsoïde hétérogène. Sa Théorie de la figure de la Terre (1743), où se déploie un talent analytique de premier ordre, demeure sur bien des points un modèle qui n'a guère été dépassé. Clairaut suppose que les surfaces d'égale densité sont, aussi bien que la surface extérieure, des ellipsoïdes de révolution autour d'un même axe, mais il laisse arbitraire la loi de variation de densité, aussi bien que la loi de variation d'ellipticité d'une couche à l'autre. Il admet seulement (ce qui est d'ailleurs fort vraisemblable) que, d'une couche à l'autre, la densité augmente toujours quand on se rapproche du centre.

Partant de ces hypothèses, Clairaut démontre tout une série de lois remarquables. Appelons:

a, b les demi-axes d'une couche quelconque, ρ la densité correspondante;

e l'ellipticité (b-a)/a de cette même couche;

e1 l'ellipticité de la surface externe;

φ le rapport de la force centrifuge à la pesanteur équatoriale sur la surface externe;

ge la pesanteur à l'équateur;

g la pesanteur à la latitude Ψ. On trouve alors:

Première loi.--Les ellipticités vont toujours en croissant de la surface au centre.

Deuxième loi.--Le rapport e/a³ prend des valeurs croissantes de la surface au centre.

Troisième loi.--Si l'on pose n = (5/2)φ - e1, on peut écrire approximativement

g = ge(1 + n sin² Ψ).

Quatrième loi.--L'ellipticité e1 de la surface externe est toujours comprise entre φ/2 et 5φ/4.

Cinquième loi.--Si l'on regarde e et ρ comme des fonctions inconnues de a, on peut écrire une équation différentielle qui relie ces deux fonctions, et qui devient intégrable si l'on adopte pour ρ certaines formes simples en fonction de a 5.

Note 5: (retour) Nous renverrons, pour la démonstration de ces propriétés, au Traité de Mécanique céleste de Tisserand, t. II.

Les trois dernières lois sont précieuses en ce qu'elles ont lieu pour toute distribution des matériaux à l'intérieur, sous la réserve que cette distribution rentre dans les hypothèses, d'ailleurs passablement larges et souples, de Clairaut. Il n'est pas toutefois démontré, ni même probable que la constitution du globe terrestre s'y conforme rigoureusement. Une infraction à ces lois, établie par l'expérience, ne serait donc pas un paradoxe mathématique.

Ces mêmes lois sont approximatives, et s'obtiennent en négligeant la seconde puissance de l'ellipticité. On peut se permettre cette simplification pour la Terre et pour la Lune. Il est plus difficile de s'en contenter pour Jupiter ou Saturne. Dans un Mémoire inséré aux Annales de l'Observatoire de Paris, t. XIX, Callandreau a montré comment les énoncés des lois de Clairaut devraient être complétés pour ces deux planètes.

La troisième loi confirme et précise l'énoncé de Newton, concernant la variation de la pesanteur à la surface. Elle montre comment la forme du globe pourrait être connue exactement par les seules mesures du pendule, s'il ne fallait pas compter avec les anomalies locales.

La limite inférieure de l'ellipticité, donnée par la quatrième loi, correspond à l'aplatissement de Huygens et à la concentration de toute la masse en un seul point. La limite supérieure conduit à l'aplatissement de Newton et à l'homogénéité de toute la masse.

Cette quatrième loi se vérifie pour la Terre, Jupiter et Saturne, c'est-à-dire pour les astres où la durée de rotation et l'ellipticité sont l'une et l'autre mesurables. En ce qui concerne le Soleil, Mercure, Vénus, la Lune et Mars, les deux limites de Clairaut font seulement prévoir une ellipticité insensible, ce qui est encore conforme à l'observation. Il n'y a pas là, évidemment, une démonstration précise, mais une présomption sérieuse pour considérer la théorie de Clairaut comme exacte dans ses grandes lignes.




CHAPITRE III.

RÉSULTATS GÉNÉRAUX DES MESURES GÉODÉSIQUES.
VARIATIONS OBSERVÉES DE LA PESANTEUR A LA SURFACE.


En décidant l'adoption d'une unité de longueur fondée sur les dimensions du globe terrestre, la Convention nationale donna une impulsion puissante et durable aux études géodésiques. De cette époque datent les perfectionnements apportés par Gambey dans la division des cercles, par Borda dans l'emploi du théodolite et la mesure des bases par les règles bimétalliques. La méthode des moindres carrés, la théorie de la compensation des mesures surabondantes allaient bientôt aussi entrer dans la pratique à la suite des mémorables travaux de Gauss et de Bessel.

Des nécessités pratiques aisées à comprendre avaient fait reposer la valeur du mètre sur les mesures de Delambre et de Méchain, mesures un peu hâtives et n'embrassant pas encore toute l'étendue désirable en latitude. Mais, quand l'exemple donné par la France eut été suivi dans les pays étrangers avec un succès croissant, quand des chaînes de triangles eurent été tracées à travers les vastes plaines de la Russie et de l'Inde, il devint clair que la complexité du problème dépassait ce que l'on avait d'abord présumé.

Les méthodes de calcul fondées sur la comparaison de deux arcs seulement supposent en effet:

1º Que sur un même méridien l'arc d'un degré croît régulièrement de l'équateur au pôle;

2º Que sur deux méridiens différents les arcs d'un degré, pris à la même latitude, ont même longueur;

3º Que cette longueur est la même, à latitude égale, dans l'hémisphère boréal et dans l'hémisphère austral.

Or ces propriétés n'appartiennent qu'à une catégorie restreinte de surfaces. Elles ne peuvent être réalisées exactement pour la figure apparente de la Terre, hérissée d'inégalités et sujette à mille changements avec le temps. Le point de départ de la géodésie consiste à définir une surface idéale, assez simple pour se prêter au calcul, assez voisine de la surface réelle pour que l'on puisse rapporter sans erreur chaque point de la surface réelle à un point correspondant de la surface idéale ou surface géodésique.

On pourrait être tenté d'adopter une sphère, à cause de la simplicité qui en résulterait pour les calculs. Les raisonnements de Newton, confirmés par les mesures d'arc des académiciens français, font prévoir que la sphère choisie, quel qu'en soit le rayon, s'écartera trop de la surface réelle, et que la correspondance point par point ne pourra être établie avec certitude.

On se rapprochera davantage de la surface réelle si l'on adopte comme surface géodésique un ellipsoïde de révolution. On pourra prendre pour valeurs des demi-axes soit celles que suggère la dynamique dans l'hypothèse de l'homogénéité, soit celles qui mettent d'accord, dans la théorie de Clairaut, deux mesures de la pesanteur faites à des latitudes différentes, soit enfin celles qui mettent d'accord les valeurs linéaires du degré mesurées sous deux latitudes différentes.

Ce dernier choix, qui ne suppose rien sur la constitution intérieure, sera sans doute jugé le plus rationnel. Mais du moment que l'on dispose de plus de deux arcs de méridien ou de plus de deux mesures de pesanteur, il faut s'attendre à ce que les observations soient imparfaitement représentées, peut-être même à ce qu'on soit obligé de leur imputer des erreurs inadmissibles. En prenant pour surface géodésique un ellipsoïde à trois axes inégaux, on disposera de deux paramètres de plus, mais cet expédient entraînera dans les calculs une complication plus grande, et jusqu'à ce jour il n'a pas été trouvé avantageux d'y recourir.

La définition de la latitude, de la longitude, de l'altitude par rapport à l'ellipsoïde de révolution ne comporte aucune difficulté. Mais ces grandeurs ne sont pas directement mesurables: on peut au contraire définir les coordonnées géographiques d'un point de la surface réelle de telle manière qu'elles deviennent accessibles à l'observation. Ainsi l'on appelle latitude l'angle de la verticale avec l'équateur ou le complément de l'angle de la verticale avec l'axe du monde. Pour direction de l'axe du monde, on adopte le milieu des digressions d'une circumpolaire en hauteur et en azimut. On a ainsi, très sensiblement, l'axe instantané de rotation du globe terrestre. Cet axe n'est pas fixe par rapport aux étoiles, puisqu'il éprouve les mouvements de précession et de nutation. On ne peut affirmer qu'il soit fixe par rapport au globe terrestre, mais son excursion totale ne dépasse pas quelques mètres. Enfin la verticale elle-même peut changer de direction, dans une faible mesure, sous l'influence des variations météorologiques, de la dérive des glaces polaires, de la circulation du fluide interne. On ne peut donc pas compter, d'une manière absolue, sur l'invariabilité des latitudes géographiques.

De même, le méridien en un point étant défini par la direction de la verticale et par celle de l'axe instantané de rotation du globe terrestre, on ne doit pas se flatter que les différences de longitude soient invariables, ni que la variation de l'angle horaire d'une étoile soit rigoureusement proportionnelle au temps. Mais des opérations classiques et d'une exécution assez rapide permettront toujours d'installer un instrument dans le méridien et de comparer la marche d'une pendule à celle du Ciel. On s'est demandé s'il n'y aurait pas avantage, pour la définition des coordonnées géographiques et de l'heure, à remplacer l'axe instantané de rotation par l'axe principal d'inertie, qui s'en écarte toujours très peu et qui a plus de chances de demeurer fixe par rapport à des repères terrestres. Ce système, bien que soutenu avec talent par Folie, ancien directeur de l'Observatoire d'Uccle, n'a pas prévalu, et les astronomes sont demeurés fidèles aux définitions anciennes. La réforme, en effet, pourrait ne pas atteindre son but à cause des fluctuations de la verticale; et, ce qui est plus grave, la latitude et la longitude cesseraient d'être des points d'observation, toujours vérifiables et n'impliquant aucune hypothèse sur la constitution du globe, pour devenir des résultats de calcul. Rien n'indique, en effet, par rapport aux étoiles, la situation de l'axe principal d'inertie. Il faut la déduire de la théorie du mouvement de la Terre autour de son centre de gravité, théorie nécessairement imparfaite, en raison de l'ignorance où nous sommes de la constitution intérieure du globe et des changements qui peuvent s'y accomplir.

L'altitude est également susceptible de deux définitions différentes. On serait tenté d'appeler ainsi la longueur interceptée sur la verticale, à partir du lieu d'observation, par la surface géodésique, c'est-à-dire par l'ellipsoïde de révolution qui satisfait le mieux à l'ensemble des mesures d'arc. Malheureusement cet ellipsoïde est, lui aussi, un être fictif, un résultat de calcul, et l'on n'aperçoit pas à première vue la possibilité de s'y rattacher par des opérations physiques.

Le point de départ naturel pour la mesure des hauteurs est la surface moyenne des mers, obtenue en faisant abstraction des dénivellations accidentelles ou périodiques produites par les vents et les marées. Cette surface coïnciderait avec l'ellipsoïde de Newton si la Terre était homogène, avec l'ellipsoïde de Clairaut si la constitution intérieure du globe était régulière. Mais elle doit avant tout satisfaire à une exigence qui exclut toute possibilité de définition analytique. Elle doit être une surface de niveau pour l'ensemble des forces qui agissent sur le globe terrestre, y compris la force centrifuge, l'attraction des continents et des montagnes. Cette surface, appelée géoïde, peut être prolongée à travers les terres en vertu de sa définition mécanique. Les parties saillantes, surtout si elles sont formées de roches denses, dévient le fil à plomb et provoquent un renflement du géoïde, en sorte que celui-ci reproduit, dans une mesure atténuée, les inégalités de la surface réelle. Quand on exécute des nivellements de proche en proche à partir du rivage de la mer, c'est par rapport au géoïde que l'on détermine les altitudes des stations successives. La pesanteur au niveau de la mer étant variable, deux surfaces de niveau ne sont pas séparées partout par une même distance sur la normale commune. Il serait donc rationnel de prendre comme mesure de l'altitude finale non pas la somme des échelons verticaux franchis dans les divers nivellements, mais la somme des travaux négatifs accomplis par la pesanteur. A cette condition seulement, tous les points d'une surface de niveau quelconque auront des altitudes exprimées par le même chiffre. Mais, jusqu'à présent, cette distinction ne présente guère qu'un intérêt théorique.

Quand on exécute une chaîne de triangles, on réduit les angles à l'horizon et l'on ramène la valeur linéaire de la base au niveau de la mer. Cela revient à reporter sur le géoïde les constructions faites, avec la supposition tacite que la verticale de chaque station, prolongée jusqu'au géoïde, le rencontrerait encore normalement. Sauf peut-être l'arc du Pérou, aucune des triangulations exécutées jusqu'à ce jour ne traverse un pays assez montueux ou assez élevé pour mettre cette hypothèse en défaut. Tout cheminement exécuté avec le théodolite et le niveau donne, le long d'une ligne déterminée, l'écart de la surface réelle et du géoïde. Les observations astronomiques associées relient aux directions fixes fournies par les étoiles les verticales des diverses stations. Elles permettent, en conséquence, de construire une section soit de la surface réelle, soit du géoïde. Avec une série de sections parallèles, on peut établir un modèle en relief. Quand ce travail aura été fait pour la plus grande partie du globe terrestre, on pourra dire quelle est la surface géodésique, à définition simple, qu'il convient d'adopter comme se rapprochant le plus du géoïde.

Il s'en faut de beaucoup, à l'heure présente, que ce vaste programme soit réalisé. En laissant de côté les irrégularités locales, on ne trouve pas de difficulté insurmontable pour placer sur une même ellipse les différents arcs de méridien mesurés. La concordance, toutefois, est médiocre, et l'on ne doit pas espérer, dans la détermination de l'aplatissement, une précision très élevée. Delambre et Méchain l'évaluaient à 1/334 d'après l'ensemble des triangulations effectuées à la fin du XVIIIe siècle. Bessel, en 1837, a proposé 1/299,5; Clarke, en 1880, 1/(293,5 ± 1,1). L'erreur probable indiquée est sans doute trop faible, car deux seulement des arcs utilisés, de petite étendue, tombent dans l'hémisphère austral, et la symétrie par rapport à l'équateur n'est point démontrée ni même vraisemblable d'après la distribution des continents. Les valeurs correspondantes du demi petit axe et du demi grand axe sont respectivement, en kilomètres, 6356,607 et 6378,284. Le moment approche, à ce qu'il semble, où la discussion de Clarke pourrait être reprise avec avantage. Depuis, l'arc anglo-français a reçu une extension considérable par la jonction de l'Algérie et de l'Espagne. D'importantes triangulations ont été reprises ou inaugurées au Spitzberg, au Canada, au Pérou, dans l'Afrique australe. Ces travaux, dont une Association géodésique internationale encourage le développement, doivent être considérés comme ayant pour but de faire connaître les irrégularités du géoïde, plutôt qu'une valeur plus exacte de l'aplatissement. Alors même que tous les arcs de méridien mesurés seraient applicables sur une même ellipse, il resterait à démontrer que toutes ces ellipses ont même centre, que les lieux des points d'égale latitude sont plans et de courbure uniforme. Ce dernier point ne peut être élucidé que par des mesures suffisamment nombreuses d'arcs de parallèle, accompagnées de déterminations de longitudes très précises.

Le doute à ce sujet est d'autant plus permis que l'aplatissement proposé par Clarke, tenant le milieu entre les deux chiffres que suggèrent les recherches de Mécanique céleste d'une part, les mesures de la pesanteur de l'autre, ne concorde d'une manière vraiment satisfaisante ni avec l'un ni avec l'autre.

Les mesures de la pesanteur, fondées sur l'observation du pendule, offrent sur les opérations géodésiques l'avantage de pouvoir s'exécuter sur toute l'étendue des continents, dans les régions montagneuses les plus âpres, et jusque dans les îles semées au milieu des mers. Elles se prêtent donc à une répartition plus égale entre les deux hémisphères et entre les diverses latitudes. La troisième loi de Clairaut permettrait, à la rigueur, de déduire l'aplatissement superficiel de deux mesures de pesanteur seulement, exécutées l'une près de l'équateur, l'autre dans les régions polaires. Par la combinaison d'un plus grand nombre de résultats, on atténuera l'effet des erreurs d'observation et des anomalies locales. En suivant cette marche, de Freycinet a trouvé, pour l'inverse de l'aplatissement, 286,2; Sabine, 284,4; Foster, 289,5; Clarke, en 1880, 292,4. Tous ces aplatissements sont, on le voit, plus forts que ceux qui résultent des triangulations. Dans ces dernières années, on a trouvé le moyen d'effectuer des mesures suffisamment précises, même en pleine mer. Sans doute l'observation du pendule demeure impraticable à bord des navires, mais on y supplée par la lecture simultanée du point thermométrique d'ébullition de l'eau et de la colonne barométrique. La première lecture donne en effet, pour la pression atmosphérique, une évaluation indépendante de l'intensité de la pesanteur, au lieu que la seconde en est affectée d'une manière sensible.

L'observation du pendule présente encore sur les mesures d'arc l'avantage de se rapporter à une localité précise, et par suite se prête mieux à l'étude des irrégularités locales. En pays de plaine, la variation de la gravité avec la latitude suit assez bien les prévisions de la théorie. Mais le voisinage de la mer ou des montagnes donne ordinairement lieu à des surprises. Des hypothèses vraisemblables sur la densité des masses montagneuses avaient fait penser aux géodésiens que le niveau de la mer pourrait être relevé d'un millier de mètres, dans le voisinage des côtes, par l'attraction des continents. Les travaux récents de M. Helmert, fondés principalement sur l'observation du pendule dans les Alpes, montrent que cette estimation est exagérée. Entre le géoïde et l'ellipsoïde de révolution qui s'en rapproche le plus, l'écart ne doit nulle part dépasser 200m. C'est peu en comparaison des inégalités de la surface réelle, qui atteignent 9km de part et d'autre du niveau des mers, et sont par suite du même ordre de grandeur que la différence des rayons polaires et équatoriaux. Il y a donc une influence cachée qui diminue l'attraction des parties saillantes et augmente l'attraction des parties creuses. Cette remarque est importante, comme nous le verrons dans un des Chapitres suivants, pour l'étude de la structure interne. Mais, avant d'entrer dans ce sujet difficile, il est à propos de jeter un coup d'oeil d'ensemble sur le relief actuel et de résumer l'enseignement qu'il peut nous offrir.




CHAPITRE IV.

LES GRANDS TRAITS DU RELIEF TERRESTRE
ET LE DESSIN GÉOGRAPHIQUE.


L'inspection d'un globe terrestre suggère de diviser la surface de notre planète en deux parties: l'une recouverte d'eau et plus voisine du centre que le géoïde ou surface moyenne des mers, l'autre émergée et plus éloignée de ce même centre.

Ces deux parties sont, à tous les points de vue, bien loin d'être équivalentes. Non seulement les océans l'emportent par l'étendue, mais leur profondeur moyenne, 4000m environ, surpasse de beaucoup l'altitude moyenne des terres émergées, altitude qui ne dépasse pas 700m. Si le niveau des océans s'abaissait de 2300m, on obtiendrait ce que les géographes appellent la surface d'équidéformation; les nouvelles lignes de rivage opéreraient une répartition plus juste; les terres émergées formeraient alors la partie du globe que l'on doit considérer comme saillante et les océans ne recouvriraient plus que la partie déprimée, de même volume que la première (Pl. I).

Il est digne d'attention que le dessin actuel des continents ne serait pas, dans cette hypothèse, profondément transformé. On verrait l'Asie s'agrandir par l'Est, en s'annexant les archipels des Kouriles, du Japon, des Philippines, plus encore au Sud-Est, où elle engloberait les îles de la Sonde et de l'Australie. L'Europe s'augmenterait au Nord-Ouest d'une terre nouvelle qui fermerait l'Atlantique au Nord en réunissant à la Grande-Bretagne l'Islande et le Groenland. On verrait apparaître dans l'axe de l'Atlantique deux grandes îles longitudinales jalonnées de foyers volcaniques. Ces changements exceptés, on peut dire que les grandes masses continentales et les grandes dépressions océaniques conserveraient à peu près leur importance et leur situation relatives.

Mais, pas plus dans l'état nouveau que dans l'état actuel, on ne verrait apparaître l'égalité ou la symétrie entre les deux hémisphères. Il y a deux fois plus de terres émergées au nord de l'équateur qu'au sud. Leur importance va toujours croissant, dans l'hémisphère boréal, depuis l'équateur jusqu'au cercle polaire. Dans l'hémisphère austral elle va en diminuant de l'équateur jusque vers le cinquantième degré de latitude, où la mer règne à peu près sans partage. Les terres se montrent de nouveau dans les hautes latitudes antarctiques et forment une masse continentale importante autour du pôle Sud, au lieu que le pôle Nord est occupé par une mer profonde, comme l'a montré l'exploration de Nansen.

Un même parallèle, en général, traverse aussi bien des bassins profonds que des plateaux élevés. On ne peut donc pas considérer l'altitude comme étant une fonction de la latitude; il n'y a point accumulation spéciale des terres vers les pôles ni vers l'équateur et la croûte solide participe, tout aussi bien que la mer, à l'aplatissement géodésique. On ne peut pas non plus rattacher simplement l'altitude à la longitude, en regardant la surface comme formée de fuseaux alternativement soulevés et déprimés. Toutefois cette représentation serait déjà plus près de la réalité. Les masses continentales, et plus encore les presqu'îles, ont tendance à se développer dans le sens Nord-Sud plutôt que dans le sens Est-Ouest.

Le contraste noté tout à l'heure entre les calottes polaires rentre dans une loi plus générale. Le relief ne manifeste pas une distribution symétrique autour d'un centre, mais au contraire une opposition diamétrale des dépressions aux saillies et vice versa. Ainsi le centre du continent asiatique a pour antipode le centre de l'océan Pacifique. Que l'on décrive sur un globe terrestre un grand cercle ayant son pôle dans l'Europe occidentale, on limitera un hémisphère où il y aura presque égalité entre la terre et la mer, pendant que, pour l'hémisphère opposé, le rapport correspondant sera seulement 1/8,3. Si l'on considère les surfaces continentales du premier hémisphère, on trouve que le vingtième seulement de leur surface a pour antipodes des terres émergées.

Cette circonstance témoigne, tout aussi bien que l'aplatissement, en faveur de la fluidité primitive de la Terre. Elle montre que, au moins à une certaine époque, les pressions ont pu se répartir et se transmettre à travers toute la masse du Globe avec une certaine liberté. On pourrait être tenté de voir dans le même fait une infraction au principe posé par Newton, concernant l'égalité des pressions exercées au centre par diverses colonnes liquides. Il semble, en effet, que la pesanteur doit reprendre la même valeur en des points symétriques par rapport au centre, en sorte que l'équivalence des pressions exige l'égalité des altitudes. Mais cette conséquence n'est forcée que si l'on suppose la Terre homogène, et l'inégale densité des matériaux du globe terrestre peut aisément compenser une différence de longueur, d'ailleurs relativement faible.

Après l'abaissement fictif que nous avons fait subir au niveau des mers pour obtenir la surface d'équidéformation, le groupement des terres émergées rentre plus exactement dans une formule simple. On peut dire qu'elles se rattachent à trois masses principales, situées dans l'hémisphère Nord, qui prennent leur plus grande extension vers le 60e degré de latitude nord, vont en s'amincissant vers le Sud, disparaissent, et se retrouvent soudées ensemble vers le pôle austral. Ces trois masses continentales ont respectivement leurs centres dans la Scandinavie, la Sibérie orientale, la région du lac des Esclaves, c'est-à-dire qu'elles sont espacées de 120° en longitude. La séparation admise ici entre l'Europe et la Sibérie orientale semblera peut-être quelque peu fictive. Elle se justifie par l'existence d'une dépression qui, tout en n'étant pas occupée par la mer, n'en est pas moins très marquée et très étendue. D'ailleurs ces trois régions constituent des plateaux archéens, émergés de longue date et qui ont joui à travers les périodes géologiques d'une stabilité presque complète.

Les extensions données à l'Europe au Nord-Ouest, à l'Asie au Sud-Est se justifient non seulement par le relevé des profondeurs marines, mais par la Géologie historique. La répartition des espèces végétales et animales dans les îles, la nature des dépôts ramenés par les sondages, montrent que ces portions de mer peu profondes, rattachées aux continents actuels, ont été effectivement émergées à une époque où la vie était déjà répandue à la surface de la Terre.

Il est à remarquer que l'Australie, considérée comme prolongement péninsulaire de l'Asie, l'Afrique considérée comme annexe du plateau Scandinave, n'admettent point le même méridien central que la masse continentale dont on fait dépendre chacune d'elles. L'une et l'autre sont déviées fortement du côté de l'Est: une différence de même sens et non moins marquée existe, en longitude, entre l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud.

La liaison des péninsules australes aux continents est imparfaite et le rétrécissement des terres émergées, quand on marche du Nord au Sud, ne se fait pas d'une manière continue. Il existe en effet une zone transversale de rupture à peu près parallèle à l'équateur et située à quelque distance au nord de celui-ci.

Le long de cette zone on voit s'enchaîner des bassins approximativement circulaires, bordés de hautes montagnes ou de cassures récentes. Ce sont des régions instables, sujettes aux éruptions ou aux tremblements de terre. On les nomme les fosses méditerranéennes, parce que le fossé qui sépare l'Europe de l'Afrique en fournit les exemples les mieux caractérisés et les mieux connus. Il faut y joindre les chotts Sahariens, la Mer Noire, la Mer Morte, la dépression Arabo-Caspienne, celle du Turkestan chinois, les mers du Mexique et des Antilles.

On doit à Lowthian Green d'avoir donné un énoncé géométrique embrassant ces divers faits. Il suffit de considérer les centres des trois masses continentales de l'hémisphère Nord comme les sommets d'un tétraèdre régulier inscrit dans la sphère, et dont le quatrième sommet tomberait au pôle antarctique. Les arêtes et notamment les parties voisines des sommets, correspondront alors à des régions saillantes, les centres des faces aux points de plus grande dépression. On peut aussi déplacer les sommets du tétraèdre de quantités égales sur des droites partant du centre, de manière à faire grandir le solide en le laissant semblable à lui-même. Quand son volume sera devenu équivalent à celui de la sphère, les pointements qui apparaîtront en dehors de la sphère représenteront approximativement les continents. On reconnaît sans peine qu'ils seront élargis au Nord, allongés en pointe vers le Sud, que leur développement sera maximum vers le 60e degré de latitude Nord, pendant que les mers auront leur plus grande extension d'une part au pôle Nord, de l'autre vers le 55e degré de latitude australe (Pl. II).

L'accord avec les faits est assez remarquable pour engager à la recherche d'une explication physique. La Terre, dans son ensemble, montrerait une tendance à se déformer, à partir d'un ellipsoïde de révolution, pour se rapprocher de l'aspect extérieur d'un tétraèdre régulier. Or on peut citer des expériences où cette déformation s'accomplit, pour ainsi dire, spontanément. Un tube cylindrique de caoutchouc, quand la pression du milieu ambiant augmente, prend une section triangulaire: un ballon de verre où l'on a fait le vide et que l'on échauffe à la température de ramollissement du verre se déprime en quatre points situés à 120 degrés les uns des autres. L'expérience réussit encore avec un ballon sphérique de caoutchouc que l'on dégonfle progressivement. Dans ces divers cas la déformation est imposée parce que le volume de l'enceinte diminue proportionnellement plus vite que la superficie de l'enveloppe. Il y a lieu de penser que le même conflit doit se produire dans le refroidissement d'une planète primitivement fluide et qui s'enveloppe d'une croûte, suivant la conception de Descartes. La surface de cette enveloppe peu conductrice arrive assez vite à la température d'équilibre qu'elle doit prendre sous l'influence des rayons solaires. A partir de ce moment toute la déperdition de chaleur se fait aux dépens de la masse interne, qui se contracte par suite plus que l'écorce, et, comme celle-ci n'est pas assez tenace pour se soutenir sans appui, la conservation de la forme sphérique est impossible.

Maintenant la déformation a-t-elle comme terme nécessaire un tétraèdre? On a invoqué, pour le démontrer, soit le principe de la moindre action, soit le principe de la conservation de l'énergie. On fait valoir que, la sphère ayant la propriété d'enfermer le plus grand volume possible sous une surface donnée, le tétraèdre est, parmi les polyèdres réguliers convexes, celui qui enferme sous une surface donnée le plus petit volume. Le tétraèdre serait par suite, entre les figures dérivées de la sphère, celle qui réalise au prix du plus petit changement de surface une diminution de volume imposée. Mais cette conséquence ne serait rigoureuse que si le champ des déformations était limité aux figures convexes, et ni la théorie, ni l'observation ne donnent lieu de croire qu'il en soit ainsi. Malgré cette incontestable lacune mathématique, le système de Green est digne d'une grande attention à cause du nombre des faits qu'il se montre capable de comprendre et d'assimiler. Il la mérite d'autant mieux que l'auteur a réussi à faire rentrer dans sa théorie les deux anomalies les plus apparentes que présente, à première vue, le dessin géographique.

Il y a lieu de se demander, en effet, pourquoi les trois masses continentales allongées suivant un méridien présentent une solution de continuité, une cassure orientée parallèlement à l'équateur et d'où vient que, dans chacune de ces arêtes, la partie australe est déviée vers l'Est par rapport à la moitié Nord.

L'explication, analogue à celle des vents alizés, fait intervenir la rotation du globe et la force centrifuge. Lorsque les sommets du tétraèdre situés dans l'hémisphère Nord accusent leur saillie, ils effectuent autour d'eux une sorte d'aspiration et empruntent des matériaux au Nord comme au Sud. Mais c'est dans le premier cas que le changement de vitesse résultant de la variation de latitude est le plus sensible. Les masses venues du Nord et s'éloignant de l'axe ont une vitesse acquise trop faible et demeurent en retard sur la rotation de la Terre.

Inversement, les matériaux appelés de l'équateur vers la protubérance Sud possèdent à la suite de ce déplacement un excès de vitesse et prennent l'avance sur la rotation du Globe. Il se produit ainsi sur chaque arête méridienne du tétraèdre une sorte de torsion, capable de déterminer la rupture et d'entraîner vers l'Est la partie australe. La ligne de discontinuité, marquée par le chapelet des fosses méditerranéennes, est une nouvelle aire de dépression, ajoutée à celle que constituent déjà les centres des faces du tétraèdre. Si l'on néglige cet effet de torsion, le diamètre issu de chaque sommet va passer au centre de la face opposée. La correspondance diamétrale des dépressions et des saillies, indiquée par l'observation, est aussi une conséquence de la définition géométrique du polyèdre.

C'est surtout cette concordance qui assure à l'hypothèse tétraédrique une grande supériorité sur la théorie proposée antérieurement par Élie de Beaumont pour coordonner géométriquement les principaux traits du relief terrestre. Cette théorie, après avoir passé par une période de brillante faveur, n'a plus de partisans aujourd'hui. Nous en dirons cependant quelques mots, parce qu'elle a son point de départ dans l'observation de faits bien avérés et qui ne doivent pas être perdus de vue.

L'idée qu'une loi précise commande la distribution des parties saillantes et déprimées n'est pas invraisemblable a priori. Il n'y a pas de chaîne de montagnes où l'on ne reconnaisse avec facilité la répétition fréquente d'un petit nombre d'alignements. Cette circonstance ne peut être mise en doute, bien qu'elle soit un peu exagérée dans certaines cartes topographiques, en raison de la propension qu'on éprouve, dans la description d'un objet compliqué, à simplifier et à répéter des traits déjà connus. Ce parallélisme est un vestige des puissants efforts latéraux qui ont suivi la consolidation de l'écorce et en ont altéré le niveau. La direction dominante d'une chaîne résume l'effort principal, poussée ou traction, qui lui a donné naissance. Entre cet effort primitif et les mouvements ultérieurs qui sont venus superposer leurs effets aux siens, entre les efforts simultanés qui ont agi dans diverses régions de la Terre, y a-t-il indépendance ou coordination géométrique? La seconde opinion est plus probable dans l'hypothèse de la fluidité primitive et d'une écorce relativement mince et certaines analogies font prévoir que les lignes de moindre résistance, où se produiront les plissements, fractures ou déchirures, dessineront les arêtes d'un polyèdre régulier inscrit. C'est ainsi que des formes polygonales d'une régularité remarquable apparaissent dans la solidification d'une croûte qui se fendille par retrait. L'expérience en est souvent faite dans les creusets des métallurgistes. Les colonnades basaltiques, dont les affleurements dessinent parfois des pavages hexagonaux presque parfaits, ont pris naissance de cette manière dans le refroidissement des coulées de lave.

Maintenant quel polyèdre régulier convient-il d'associer à la sphère pour expliquer les principaux traits du relief terrestre? Élie de Beaumont a donné la préférence au dodécaèdre, dont les faces sont des pentagones. Le motif de ce choix est la faculté que l'on possède, en prolongeant par des grands cercles les arêtes ou les diagonales des faces, de constituer à la surface de la sphère un réseau très riche, doué de propriétés géométriques nombreuses. Mais cette richesse même, en rendant trop facile l'établissement de coïncidences approchées avec les chaînes de montagnes terrestres, enlève à ces coïncidences beaucoup de leur prix. Il est rationnel évidemment d'attacher une importance particulière soit aux arêtes mêmes du dodécaèdre, soit aux lignes qui en dérivent le plus directement. Élie de Beaumont met à part quinze grands cercles, qu'il appelle cercles primitifs, et qui peuvent être associés trois à trois, de manière à former des triangles trirectangles, admettant chacun comme pôle un sommet du dodécaèdre. Le mode d'orientation adopté par lui consiste à faire tomber l'intersection de deux cercles primitifs rectangulaires sur le mont Etna, et à faire pivoter le système jusqu'à ce qu'un autre cercle primitif vienne s'aligner sur la Cordillère des Andes. Mais les coïncidences obtenues de cette manière ne sont pas assez précises pour entraîner la conviction et les chaînes de montagnes ainsi rattachées à des lignes homologues n'ont, d'après l'histoire géologique, aucun titre à être considérées comme contemporaines. Enfin, objection plus grave, le dodécaèdre pentagonal est une figure centrée. A chaque sommet correspond comme antipode un autre sommet, au centre de chaque face le centre d'une autre face. Si donc le Globe terrestre était construit sur ce plan, il devrait arriver qu'à une partie saillante correspondrait une autre partie en relief diamétralement opposée. C'est le contraire qu'on observe dans presque tous les cas. Il faut donc plutôt chercher la formule de coordination du côté des solides réguliers qui, comme le tétraèdre, réalisent l'association inverse. Pour ces diverses raisons on a cessé d'attribuer au dodécaèdre pentagonal aucune signification concrète, et la discussion est circonscrite entre les partisans du tétraèdre de Green et ceux qui refusent de voir dans l'ensemble du relief terrestre aucune manifestation de symétrie.

On ne peut nier cependant que les crêtes des montagnes, les lignes de rivage formées par voie de cassure, les axes des fosses océaniques allongées, ne manifestent une préférence pour certaines orientations. Élie de Beaumont, en dressant la liste des angles de position par rapport au méridien pour les chaînes de montagnes les mieux étudiées, trouvait des chiffres groupés en très grand nombre autour de certaines valeurs particulières. Plus tard, J. Dana a établi par de nombreux exemples la prédominance de deux alignements: l'un du Sud-Ouest au Nord-Est, l'autre du Nord-Ouest au Sud-Est. Au premier se rattachent la côte asiatique orientale, l'axe de la Nouvelle-Zélande, la chaîne des Alleghanys, l'axe de l'Atlantique Nord, l'axe de l'Atlantique Sud, les monts Scandinaves. On peut faire rentrer dans le second le grand axe du Pacifique, les montagnes Rocheuses, la côte du Pérou, le chenal de l'Atlantique moyen, divers groupes d'îles du Pacifique. Si ces alignements étaient visibles dans toutes les parties du Globe, sa surface pourrait être assimilée à un échiquier de cases rhomboïdales obliques sur le méridien et séparées par des lignes de relief ou de rupture. Mais il faut se rappeler que beaucoup de chaînes montagneuses, dont l'existence passée est attestée par la discordance ou le plissement des couches, ont actuellement disparu, ensevelies par la mer ou nivelées par l'érosion. Ces causes de ruine ont été relativement peu actives sur notre satellite, et il en résulte que la disposition en échiquier est plus aisément reconnaissable sur le globe lunaire que sur le nôtre.

Au lieu d'étudier la disposition en plan des lignes de relief, on peut se demander si quelque loi générale ne se dégage pas de l'examen des coupes verticales.

On est généralement porté à regarder les continents comme des intumescences convexes, les mers comme des cuvettes concaves. L'ensemble des nivellements et des sondages modernes montre que cette manière de voir est fort éloignée de la vérité. Le fond des bassins océaniques est habituellement convexe. Non seulement il participe à la courbure générale du Globe, mais il a sa courbure propre, qui est, au moins dans un sens, encore plus marquée. De la sorte, les parties les plus creuses, appelées fosses océaniques, sont rejetées près des bords et forment des vallées allongées parallèles aux lignes de rivage.

Les continents offrent exactement la disposition inverse, ou du moins ils l'ont présentée au moment où ils ont émergé, avant que l'érosion n'ait eu le temps de modifier leur structure. Leur partie centrale est une cuvette ou un assemblage de cuvettes, et les chaînes de montagnes suivent les côtes. Les fleuves nés dans l'intérieur sont obligés, pour rejoindre la mer, de faire brèche à travers une barrière plus ou moins élevée. Les coupes de l'Afrique australe, de l'Amérique boréale suivant des parallèles ressemblent à celles d'une assiette renversée suivant un diamètre. Si l'on veut définir la montagne comme étant le squelette du continent, on doit considérer ce squelette comme extérieur, à la façon de la coquille d'un crustacé.

Cette structure a été plus ou moins, à l'origine, celle de tous les continents. Depuis, elle est devenue moins nette dans beaucoup de cas, l'érosion ayant affaibli ou rasé la ceinture de montagnes et accru par sédimentation le domaine de la frange ou bordure externe. Des communications de plus en plus larges se sont établies entre les bassins intérieurs et les mers voisines. Il reste cependant en Asie, en Afrique, dans l'Amérique du Nord, des régions étendues sans écoulement aucun vers l'Océan.

Partout les points de grande altitude sont plus voisins de la mer que du centre du continent, et tendent à s'aligner, comme les fosses sous-marines, parallèlement au rivage. L'ensemble de ces faits se résume dans une loi que M. de Lapparent énonce ainsi: «Au moment où une grande ligne de relief se constitue sur le Globe, elle forme le rivage d'une dépression océanique ou lacustre sous laquelle elle s'enfonce par son versant le plus incliné et, en général, l'importance de la chaîne à laquelle elle donne naissance est en rapport avec celle de la dépression qu'elle côtoie.»

La dissymétrie des versants est une loi générale. Le versant le plus rapide, faisant face à la plus grande dépression, est en moyenne deux fois plus incliné que l'autre. On arrive au fond des fosses océaniques par une pente rapide quand on vient de la terre, par une pente douce quand on vient du large. Dans les contrées couvertes de plissements en échelons, l'altitude va croissant d'une ride à l'autre du côté où elles présentent toutes l'inclinaison la plus forte. Mais cette structure est sujette à être modifiée par l'érosion. La dernière ride, la plus haute et la plus exposée aux vents humides, est vouée à une ruine plus prompte. Les cours d'eau y font brèche en reculant leurs sources, et la ligne de partage des eaux se trouve fréquemment reportée en arrière des sommets les plus élevés.

La manière dont la glace et les eaux pluviales interviennent pour transformer le relief terrestre nous est connue par l'observation quotidienne. Elle fait l'objet de Chapitres importants dans les Traités de Géologie et de Géographie physique. Nous ne ferons qu'effleurer cette question, malgré l'intérêt toujours actuel qu'elle présente, parce qu'elle nous écarterait de notre objet principal, qui est d'éclairer par l'étude de la Terre celle des autres corps célestes.




CHAPITRE V.

L'HISTOIRE DU RELIEF TERRESTRE.
LES PRINCIPALES THÉORIES OROGÉNIQUES.


En cherchant à définir les grands traits du relief terrestre, nous avons reconnu que ces traits, à première vue irréguliers et capricieux, deviennent mieux intelligibles quand on se place au point de vue historique. Ils tendent à se rapprocher d'une formule simple et presque mathématique si on les considère comme les restes d'une structure primitive que des causes toujours en action tendent à effacer.

Ces causes, dont l'étude forme l'objet principal de la Géographie physique, dérivent toutes plus ou moins directement de la radiation solaire. L'atmosphère, l'eau, la glace modifient le relief du Globe avec lenteur dans les régions arides, avec une promptitude relative dans les contrées où les précipitations sont abondantes. La substance des montagnes, entraînée peu à peu, vient s'étaler sur les plaines ou se déposer près des rivages. Les profondeurs mêmes de l'Océan reçoivent un continuel dépôt de débris organiques. Mais leur comblement ne s'opère qu'avec une lenteur extrême, et c'est là, mieux que sur les terres émergées, que l'on peut trouver les caractères encore reconnaissables de la structure initiale.

A ce sujet, une remarque importante doit être faite: l'ensemble des causes actuelles, de celles dont nous pouvons mesurer les effets dans la période historique, concourt d'une manière évidente au nivellement général de la surface. L'érosion détruit les montagnes, les sédiments comblent les mers. Parfois, il est vrai, l'érosion, en déchaussant des massifs de roches dures, fait apparaître des formes plus abruptes, mais elle n'accroît jamais l'altitude des cimes. Les cônes soulevés ou construits par des éruptions volcaniques, les redressements locaux qui peuvent résulter des tremblements de terre n'ont qu'un volume insignifiant en comparaison des chaînes de montagnes, plus insignifiant encore auprès des fosses océaniques. Ce ne sont donc pas les causes actuelles, celles qui accumulent sous nos yeux les terrains stratifiés, qui ont pu créer le relief terrestre, établir des écarts de 9km à 10km dans le sens vertical entre la surface réelle et le géoïde. L'érosion ne rend pas compte de la figure actuelle des montagnes, moins encore de l'existence des fosses océaniques.

On a le droit, assurément, en Géologie, de limiter le champ de ses recherches. C'est ainsi qu'une école nombreuse, longtemps prépondérante en Angleterre sous l'influence de Lyell, ne voulait reconnaître que l'action des causes actuelles, reléguant tout le reste dans un passé lointain et inaccessible. L'Astronomie nous fait une obligation de nous placer au point de vue inverse: la formation des terrains stratifiés, l'action de l'air et de l'eau sur la surface deviennent dans l'évolution d'un corps céleste des épisodes presque négligeables. Certaines planètes ont déjà traversé cette phase de leur histoire; d'autres ne l'ont pas encore atteinte et, sur la Terre elle-même, l'action habituellement cachée et assoupie des forces internes se révèle comme prépondérante par la grandeur de ses effets. Leur rôle du reste n'est pas terminé; il est fort possible qu'elles interviennent encore de nos jours, concurremment avec les agents atmosphériques, ou qu'elles provoquent dans l'avenir de nouveaux cataclysmes, après un repos qui aurait embrassé la période historique tout entière.

Tant que les sondages océaniques sont demeurés rares et clairsemés, les chaînes de montagnes sont apparues comme les accidents les plus importants du relief terrestre. On a dû reconnaître que leur formation était étroitement mêlée à l'histoire du Globe, même depuis l'apparition de la vie à sa surface. En effet, les couches évidemment constituées par des dépôts lentement accomplis dans une nappe liquide, couches primitivement horizontales, présentent des redressements, des plis, des dislocations qui accusent l'intervention de forces extrêmement puissantes. D'autre part, une chaîne de montagnes est nécessairement plus ancienne que les dépôts horizontaux qui sont venus s'appuyer sur ses flancs. L'époque de la formation de ces dépôts, comme celle de la formation des couches plissées, est caractérisée par les débris organiques qui s'y trouvent. Un examen attentif permet donc d'établir un ordre chronologique entre les chaînes de montagnes et l'on peut espérer de reconstituer les états successifs du relief terrestre. Cette branche d'études (Géodynamique interne ou Orogénie) a fait dans ces derniers temps de très grands progrès, et la connaissance de ses principaux résultats est utile pour aborder l'examen des planètes autres que la Terre.

Les pays de montagnes offrent des coupes naturelles où la série des couches apparaît à première vue, où les terrains de même nature et de même âge se retrouvent de part et d'autre d'un accident de terrain qui les interrompt. Les parties externes du massif présentent de nombreux plis, parfois régulièrement ondulés, mais le plus souvent redressés, renversés, couchés, charriés par de puissants efforts latéraux. L'épaisseur d'une même couche est loin d'être uniforme dans toute son étendue. Il n'est pas rare de voir une série de plis comprimée en forme de coin ou dilatée en éventail. Il arrive même que la continuité d'une même couche est interrompue par une faille ou dénivellation brusque. En pareil cas le compartiment resté au niveau le plus élevé chevauche fréquemment sur l'autre, et l'ordre de superposition primitif se trouve renversé. La production de failles successives et de charriages consécutifs aboutit à la structure imbriquée ou en écailles, souvent observée dans les Alpes françaises.

Agrandissement

Bien que les failles répondent, en général, à des effondrements sur place, elles n'accusent point leur existence par des murs verticaux. L'érosion est intervenue pour adoucir le relief. Elle arrive même, avec le temps, à faire disparaître toute différence de niveau entre des plaines contiguës, dont les stratifications sont discordantes. Les eaux peuvent aussi enlever la tête d'un pli couché, en couper la racine. Et, quand les fragments épargnés ont été charriés par la suite à 30km ou 50km de distance, on conçoit qu'il puisse devenir très difficile de remonter à leur origine et à leur situation initiale. Ces bouleversements indéniables n'embrassent en somme que des portions restreintes de la surface terrestre. A côté d'elles de vastes plateaux ont gardé, à travers toutes les périodes géologiques, leur cohésion et leur horizontalité. Il n'y a pas lieu de penser que les masses continentales et les fosses océaniques aient subi dans leur configuration générale de changements bien essentiels, à part ceux que nous avons signalés et qui ont écarté le dessin des rivages de la symétrie tétraédrique.

Il est évident que les inégalités de la surface terrestre doivent s'expliquer par des causes qui ont agi depuis la solidification de cette surface. La doctrine dominante à ce sujet, au commencement du XIXe siècle, était la théorie des soulèvements proposée par Léopold de Buch. Le fait qui lui sert de base est le suivant: on trouve, dans la partie centrale des chaînes les plus importantes et les plus hautes, des massifs de roches cristallines ou primitives, sans apparence de structure stratifiée, et dépassant en altitude les zones plissées qui les séparent de la plaine. Partant de là Léopold de Buch admet que, la croûte s'étant formée et ayant acquis, par sédimentation, une grande épaisseur, des roches en fusion chassées par un excès de pression interne ont soulevé cette croûte, et l'ont percée en quelques points faibles, en rejetant à droite et à gauche les roches stratifiées.

Cette manière de voir est naturellement repoussée par les théoriciens qui n'admettent pas la fluidité interne du globe, par ceux qui pensent que la solidification a dû commencer par le centre et progresser vers la surface. Mais elle n'a même pas conservé de partisans dans l'école adverse, qui tient pour l'existence actuelle de l'écorce mince. En effet, l'étude plus attentive des groupes montagneux a prouvé que les masses primitives n'ont dans les plissements et les soulèvements du sol qu'un rôle passif. Elles ne sont venues au jour que longtemps après leur solidification, et ne se sont point déversées en nappes liquides. Chaque fois que les roches fondues ont réussi à percer, c'est en profitant de fissures antérieures et non en soulevant les couches superficielles. Enfin les massifs cristallins présentent jusque près de leur cime des restes de stratifications horizontales. Il en résulte que leur couverture sédimentaire a été lentement enlevée par l'érosion, et non refoulée par un soudain cataclysme.

Une autre origine possible du relief terrestre est le plissement de l'écorce par contraction. Ainsi qu'Élie de Beaumont l'a indiqué avec une netteté parfaite dès 1829, un globe fluide, qui se refroidit et s'enveloppe d'une croûte peu conductrice, arrive assez vite à ne plus perdre par sa surface que la chaleur empruntée aux couches internes; la température de la surface tend vers une limite fixe, qu'elle a déjà à peu près atteinte, pendant que la température interne continue à s'abaisser. L'écorce, se contractant moins que le noyau, prend relativement à celui-ci un excès d'ampleur, qui, sous l'action de la gravité, fait perdre à la surface la figure sphérique. On pourrait supposer que cette déformation s'accomplira par des affaissements locaux avec rupture. En fait les énormes pressions qui règnent dans l'écorce terrestre communiquent aux roches une plasticité qu'elles n'ont point dans les expériences de laboratoire et ce sont des plissements que l'on observe.

Les crêtes des plis tendent-elles à s'éloigner du centre de la Terre ou sont-elles simplement en retard sur l'affaissement des parties voisines? La question ne semble pas aisée à résoudre. Dans l'ensemble l'affaissement doit prédominer, puisque le globe se refroidit; mais des soulèvements locaux restent possibles et Élie de Beaumont n'y voyait point de difficulté. Sans doute, dans un esprit de réaction contre la doctrine de Léopold de Buch, une autre école, qui se réclame de Constant Prévost, ne veut laisser dans l'orogénie aucune place aux soulèvements. Elle ne reconnaît que des mouvements centripètes inégalement répartis. Mais cette théorie ne semble pas capable de s'assimiler tous les faits. Les terrains sédimentaires dont on retrouve des fragments près des plus hautes cimes cristallines existent dans les mêmes régions en masses considérables parfaitement nivelées et régulières. Il est plus facile de concevoir un soulèvement local qu'un affaissement qui aurait porté sur une contrée entière sans amener de dénivellation ni de rupture. Des roches contemporaines se rencontrent en grandes masses à des niveaux extrêmement différents. Le grand plateau du Colorado est demeuré au-dessous du niveau de la mer depuis le commencement de l'époque carbonifère jusqu'à la fin de la période crétacée. Il a reçu dans cet intervalle 3000m à 4000m de sédiments, ce qui prouve qu'il a continué à s'enfoncer, car les sédiments ne se déposent en quantités importantes qu'à de faibles profondeurs. Depuis il a émergé sans que l'on puisse dire si l'ascension a pris fin actuellement, et, si l'on rétablissait tout ce que l'érosion lui a enlevé, ce plateau aurait maintenant 6000m d'altitude. Cet exemple, que nous empruntons à M. J. Le Conte 6, est assurément un des plus frappants, mais il est loin d'être isolé et l'on doit tenir des soulèvements étendus pour possibles, alors même que leur lenteur ne permettrait pas d'en suivre la marche par l'observation.

Note 6: (retour) J. Le Conte, Earth crust movements and their causes (Science, Vol. V, nº 113).

On a tenté de démontrer que la chute de température, depuis l'époque de solidification de la surface jusqu'à l'époque actuelle, est insuffisante pour provoquer des plissements aussi considérables que ceux qu'on observe et pour rendre compte du relief terrestre. Ce raisonnement, présenté par M. Fisher 7 dans l'hypothèse d'un refroidissement subit, n'est pas concluant, ainsi que l'a fait voir M. G.-H. Darwin, parce qu'il laisse dans l'ombre l'intervention de la pesanteur. Quand la contraction par refroidissement a déterminé un pli, même peu accusé, des sédiments se déposent dans la partie concave, la surchargent et l'obligent à s'enfoncer encore. Les matières liquides situées au-dessous refluent sous les parties saillantes et les soulèvent. Les différences de niveau tendent ainsi à s'exagérer jusqu'à ce qu'une rupture se produise.

Note 7: (retour) Philosophical Magazine, Vol. XXIII, 1887.

Certains auteurs, à la suite de J. Dana 8, ont même considéré le dépôt des sédiments, agissant par leur poids, comme la cause première de l'effort orogénique. On allègue en faveur de cette idée que les couches stratifiées se présentent, dans les régions montagneuses ou à la limite de celles-ci, avec une puissance bien plus grande que dans les pays de plaines. C'est ainsi que dans la région des Appalaches, en Amérique, des dépôts se sont formés sans interruption sur 12000m d'épaisseur. Une telle continuité suppose que le rivage s'affaisse lentement, d'une quantité presque équivalente, pour permettre à la sédimentation de se poursuivre et l'on ne voit pas pourquoi un effondrement aussi prolongé affecterait toujours le même point, si la sédimentation elle-même ne l'impose pas.

Note 8: (retour) J. Dana, Manual of Geology, 1875, p. 748.

Mais la répercussion du phénomène ne s'arrête pas là. Les matériaux déposés par alluvions dans les plaines ou sur les côtes sont empruntés aux montagnes. Il y a surcharge pour les bas-fonds, allégement pour les hauteurs. Dès lors l'équilibre intérieur du globe terrestre se trouve compromis. Deux colonnes d'égale section, issues de points différents de la surface et aboutissant au centre, cesseront de se faire équilibre si elles n'altèrent pas leurs longueurs relatives en sens inverse. Cette considération, déjà employée par Newton, a reçu des développements nouveaux de la part des géologues américains modernes, qui l'ont formulée sous le nom de principe de l'isostase. Elle conclut à l'existence d'une cause interne qui tend à exagérer les différences de niveau superficielles, au lieu que les agents atmosphériques travaillent à les atténuer. L'égalité des pressions en sens différent autour d'un même point intérieur est d'ailleurs également obligatoire, que l'on suppose l'intérieur de la Terre solide ou qu'on le suppose liquide. On ne saurait en effet compter sur la ténacité des roches ou des métaux pour supporter les efforts que feraient naître dans la masse du globe, supposée homogène, les inégalités de la surface. Tous les matériaux connus sont écrasés, pulvérisés, à ces énormes pressions.

Il ne semble pas, cependant, que la surcharge des sédiments doive supplanter la contraction par refroidissement comme cause initiale et prépondérante du relief. La Lune, en nous montrant un globe où les différences de niveau sont relativement plus fortes et plus brusques que sur la Terre et où, en même temps, les traces de l'action de l'eau sont rares et douteuses, nous invite à chercher d'un autre côté. L'exemple déjà cité du plateau de Colorado montre aussi que les soulèvements ne sont pas limités aux montagnes allégées de leur couverture sédimentaire; des régions immergées depuis longtemps, soustraites à toute érosion et déjà chargées de sédiments considérables, peuvent manifester un mouvement ascensionnel. Il y a ici en jeu une cause interne distincte du principe de l'isostase, et même capable d'en combattre victorieusement les effets. La même nécessité se présente au début, quand il s'agit d'expliquer l'apparition des bassins concaves où se déposeront plus tard les alluvions. L'opinion de géologues éminents, parmi lesquels nous citerons M. de Lapparent, est qu'il n'y a pas lieu de chercher cette cause ailleurs que dans le ridement par contraction. La même force, étendant et prolongeant son action, travaille à redresser les bords du bassin qui sont des zones faibles de l'écorce et les réactions latérales y contribuent autant et peut-être plus que le poids des sédiments.

Nous devons encore mentionner deux tentatives intéressantes, faites pour prévoir et définir l'emplacement des dépressions principales. Peirce et M. G.-H. Darwin ont examiné quelle pouvait être, sur la forme de la Terre, l'influence de l'attraction des corps célestes. Seuls le Soleil et la Lune paraissent capables d'une action efficace, par l'intermédiaire des marées qu'ils provoquent. Ces marées, qu'elles aient pour siège les eaux superficielles ou le fluide interne, sont toujours en retard sur le passage au méridien de l'astre perturbateur. Il en résulte, comme nous le verrons plus en détail à propos de la Lune, un ralentissement du mouvement diurne et la planète tend vers une figure d'équilibre moins aplatie que celle qui répondait à la vitesse de rotation primitive. Sur une planète entièrement fluide la déformation s'accomplira sans laisser de trace. Si la solidification est parvenue à un certain degré, la croûte, sollicitée au delà de sa limite de résistance, deviendra irrégulière et indiquera, sans le réaliser complètement, le passage de l'ancienne figure d'équilibre à la nouvelle. Partant d'une hypothèse, à la vérité un peu gratuite, sur l'état primitif du globe terrestre, M. G.-H. Darwin trouve mathématiquement qu'il doit se dessiner à la surface de larges plis, coupant l'équateur à angle droit et s'infléchissant vers l'Est de chaque côté, dans les latitudes croissantes. Ni la ligne actuelle des rivages, ni la ligne d'équi-déformation ne présentent par rapport à l'équateur la symétrie que réclamerait cette formule, et il est certain que l'ensemble du dessin géographique est mieux représenté par le tétraèdre de Green.

L'apparition des montagnes, quel qu'en soit le mécanisme, est un contre-coup de la formation des bassins océaniques et celle-ci constitue, par suite, le problème le plus essentiel de l'orogénie. M. J. Le Conte, dans le travail cité plus haut, y voit une conséquence du caractère hétérogène des matériaux de l'écorce. La conductibilité pour la chaleur et la densité varient, en général, dans le même sens, et entre des limites assez larges, d'une partie de la Terre à l'autre. Si l'on se représente, dans la croûte terrestre, une région particulièrement dense et conductrice, on se rend compte que la solidification doit y commencer plus tard et y progresser plus vite. Cette région, se refroidissant plus que ses voisines, perd de sa surface et de sa courbure et devient un bassin déprimé, tout préparé pour la réception des eaux marines. La même cause continuant d'agir, le bassin se creuse, des plis saillants se forment sur ses bords, la séparation se prononce entre la terre ferme et la mer et les différences d'altitude s'exagèrent jusqu'à ce que l'érosion vienne les atténuer ou jusqu'à ce qu'une rupture intervienne.

En l'absence de données suffisantes sur l'état initial, l'édification d'une théorie mathématique du relief terrestre semble une entreprise sans espoir. Il est possible, au contraire, de déterminer entre quelles époques géologiques une chaîne de montagnes s'est développée. Par suite, un tableau historique de l'évolution de ce même relief est chose réalisable, pourvu que l'on consente à ne pas remonter trop haut.

Un moment on a pu croire que ce travail allait être rapidement achevé. Élie de Beaumont avait cru, en effet, pouvoir déterminer l'âge d'une chaîne de montagnes par le simple calcul de son orientation générale. Mais cette règle commode n'a pas tenu devant l'examen plus approfondi des faits. Le seul critérium admis par les géologues modernes est le caractère paléontologique des couches stratifiées qui ont été disloquées par l'apparition d'une chaîne de montagnes ou qui se sont déposées sur ses flancs.

Poursuivie par cette voie beaucoup plus sûre mais très laborieuse, la classification historique des montagnes n'est encore connue que très imparfaitement, et seulement pour une partie de l'hémisphère boréal. Déjà, cependant, il s'en dégage quelques résultats simples et remarquables.

Les montagnes qui attirent le plus les regards, qui ont le relief le plus énergique, sont les plus jeunes. Ce sont celles que l'érosion a eu le moins le temps d'aplanir. Elles résultent d'un effort orogénique qui peut remonter très haut, mais a pris seulement son caractère actuel à la fin de l'époque tertiaire. Les chaînes de l'Atlas, de la Cordillère Bétique, des Pyrénées, des Alpes, des Carpathes, des Balkans, de la Crimée, du Caucase, de l'Afghanistan, de l'Himalaya sont un contre-coup de l'effondrement des fosses méditerranéennes. Dans le dernier remaniement des Alpes, datant de la fin des temps tertiaires, la Méditerranée a été soulevée et réduite à une série de cuvettes saumâtres. Plus tard elle s'est reconstituée par des effondrements successifs. La mer Égée, la mer Noire, la mer Morte termineraient la liste. Toutefois, d'après le professeur Suess, on n'est en droit de faire rentrer dans les temps historiques aucun changement important des lignes de rivage, imputable à une cause interne.

Le mouvement qui a donné naissance au système alpin a été précédé de quatre autres mouvements analogues qui ont fait apparaître respectivement les chaînes pyrénéenne, hercynienne, calédonienne et huronienne. L'ordre d'ancienneté est aussi celui des latitudes croissantes, en sorte que la tendance au ridement se serait propagée, avec des intervalles de repos, du pôle vers l'équateur. La chaîne huronienne, la plus ancienne, traverse des contrées presque aplanies aujourd'hui, mais où se rencontrent communément des affleurements de couches dénivelées ou renversées.

Nous devons accorder une attention particulière aux inégalités du relief terrestre qui ne résultent pas de plissements. Ces formes monoclinales, exceptionnelles dans les montagnes d'Europe, ont été surtout signalées sur le territoire américain. Ce sont des blocs circonscrits par une cassure et qui s'inclinent et se déversent quand l'appui vient à leur manquer. Ou bien ils se sont effondrés tout d'une pièce, ou bien au contraire ils sont demeurés en retard sur l'affaissement des parties voisines. Les montagnes de cette classe ne s'alignent point le long des rivages, présentent toujours un caractère isolé et ne constituent pas de chaînes. Relativement rares sur la Terre, elles sont au contraire dominantes sur la Lune, et ce rapprochement nous autorise à penser que le plissement de l'écorce n'est dans l'évolution d'une planète qu'un phénomène contingent et transitoire. C'est un sujet sur lequel nous aurons à revenir au chapitre X de ce livre.




CHAPITRE VI.

LA STRUCTURE INTERNE D'APRÈS LES DONNÉES
DE LA MÉCANIQUE CÉLESTE ET DE LA PHYSIQUE.


L'écorce terrestre n'est accessible à l'observation directe que sur une épaisseur bien limitée. Mais le calcul peut être dans cette voie un auxiliaire utile, ne fût-ce qu'en montrant l'improbabilité ou l'impossibilité de certaines hypothèses.

Ainsi que nous l'avons vu au chapitre III, Clairaut a donné le moyen d'étudier la constitution d'un ellipsoïde hétérogène dont toutes les parties s'attirent mutuellement et à l'intérieur duquel les surfaces d'égale densité sont des ellipsoïdes tous de révolution et animés d'un mouvement de rotation uniforme autour d'un même axe.

En particulier la variation des aplatissements avec la profondeur peut être déterminée par le calcul si l'on se donne la densité ρ en fonction du demi grand axe a.

Édouard Roche, Lipschitz, M. Maurice Lévy ont indiqué diverses formes de ρ en fonction de a pour lesquelles l'équation différentielle de Clairaut devient intégrable. Pour déterminer les paramètres qui figurent dans la relation choisie, et les constantes introduites par l'intégration, on dispose de données d'origine diverse, en nombre surabondant. Il s'agit de représenter le mieux possible les mesures géodésiques, les mesures de pesanteur à la surface, les indications fournies par les phénomènes de précession et de nutation, par les inégalités du mouvement de la Lune.

Si l'on s'attache en particulier à la valeur de l'aplatissement superficiel, les mesures géodésiques donnent en moyenne, comme nous l'avons vu, 1/293,5, les observations pendulaires 1/298. La mécanique céleste paraît réclamer un aplatissement intermédiaire. On a développé la théorie mathématique du mouvement de la Terre autour de son centre de gravité en admettant que le globe est solide et que son ellipsoïde central d'inertie est de révolution. A et C étant les moments principaux, les phénomènes de précession et de nutation donnent, sans autre hypothèse sur la constitution intérieure,

(A - C)/ C = 1/305,6.

Or, si l'on introduit ce nombre dans les formules fondées sur la théorie de Clairaut, on trouve toujours pour l'aplatissement superficiel une valeur plus faible que celle qui résulte soit des mesures géodésiques, soit des observations du pendule. Pendant quelque temps on a pu croire que l'on éviterait cette contradiction par un meilleur choix des paramètres introduits pour exprimer ρ en fonction de a. M. Poincaré a démontré que cet espoir devait être abandonné. Quelle que soit la loi des densités à l'intérieur de la Terre supposée fluide, pourvu que cette densité aille toujours en croissant de la surface au centre, il est impossible de représenter la valeur 1/305,6 du rapport (A-C)/C qui résulte de la théorie du mouvement de la Terre et des observations, à moins d'adopter pour l'aplatissement superficiel une valeur inférieure à 1/297,3.

Édouard Roche, considérant la contradiction comme bien établie, en tirait la conclusion que l'intérieur de la Terre ne pouvait pas être liquide. A notre avis cette conséquence est au moins prématurée, et cela pour deux raisons: d'abord les mesures géodésiques ne sont ni assez multipliées ni assez concordantes pour permettre d'affirmer que l'aplatissement est supérieur à 1/297,3. En second lieu l'intérieur du globe peut être liquide sans pour cela satisfaire aux conditions qui servent de base à la théorie de Clairaut.

On sait que c'est la présence du renflement équatorial de la Terre qui donne lieu aux phénomènes de précession et de nutation. La même irrégularité de forme entraîne dans le mouvement de la Lune des inégalités périodiques, dont l'observation peut conduire à la valeur de l'aplatissement. Ces inégalités ont été soumises au calcul par Laplace, par Hansen, et plus récemment (1884) par M. Hill. Deux seulement d'entre elles ont quelque importance. L'une, portant sur la longitude, a pour période 18 ans 2/3. La seconde, affectant la latitude, a pour période un mois lunaire et se détermine plus aisément par l'observation. De ce fait, la variation de la latitude, en plus ou en moins, s'élève à 8",38. Une petite fraction de ce chiffre est due à l'action des planètes, mais on peut l'évaluer séparément. Faye, en discutant un ensemble important d'observations de la Lune faites à Greenwich, a trouvé ainsi pour l'aplatissement terrestre 1/293,6. Un groupe encore plus étendu a donné à M. Helmert 1/(297,8 ± 2,2). L'approximation n'est pas très élevée, mais elle est destinée à s'améliorer avec le temps, et cette méthode présente, relativement à la géodésie et aux observations pendulaires, le mérite de donner un aplatissement moyen, affranchi des irrégularités locales.

En revanche les déterminations astronomiques de latitude et de longitude, combinées soit avec les mesures d'arc, soit avec les mesures de pesanteur, permettent, au moins en théorie, de construire une représentation fidèle du géoïde. La mécanique céleste n'élève pas cette prétention. Doit-on se flatter qu'elle fera connaître la structure interne, c'est-à-dire la loi de la densité en fonction de la profondeur? Cet espoir serait également vain, d'après le théorème suivant, dont la démonstration est due à Stokes:

Le potentiel relatif à l'attraction exercée sur un point extérieur par une planète tournant d'un mouvement uniforme autour d'un axe fixe et dont la surface libre, supposée connue, est en même temps surface de niveau, ne dépend pas de la constitution interne.

Pour bien comprendre la portée de ce théorème, il faut remarquer que l'on peut modifier la constitution interne, et même d'une infinité de manières, sans que la surface extérieure soit changée, et cesse d'être une surface de niveau. Si donc on trouve, en respectant les hypothèses de Clairaut, une loi de densité en fonction de la profondeur qui mette d'accord toutes les mesures de la pesanteur faites à la surface, il ne s'ensuivra pas que la structure intérieure admise soit la vraie. Les pesanteurs observées seraient les mêmes avec une distribution tout autre des mêmes matériaux. La même indétermination se présente si l'on prend pour point de départ l'action observée du renflement équatorial de la Terre sur les corps célestes.

Dans l'opinion des meilleurs juges, aucune des trois voies suivies pour calculer l'aplatissement ne le donne avec assez de précision pour que l'on puisse affirmer qu'il y a désaccord entre elles. Si jamais la contradiction venait à être établie, la doctrine de la fluidité interne ne serait pas pour cela condamnée. On pourrait tout aussi bien renoncer à l'une des hypothèses de Clairaut, par exemple cesser de regarder les surfaces d'égale densité comme des ellipsoïdes, ou ne plus leur attribuer à toutes une même vitesse de rotation. M. Hamy a d'ailleurs démontré que la réalisation simultanée et rigoureuse de toutes ces conditions donnerait lieu à un paradoxe mathématique.

Mais, si l'on ne remplace pas les hypothèses de Clairaut par d'autres tout aussi arbitraires, l'indétermination du problème devient excessive et le calcul plus épineux. La seule tentative poussée un peu loin pour développer en dehors de ces hypothèses la théorie de l'attraction du globe terrestre est due à Laplace et lui a fourni la matière de beaux développements mathématiques. Mais l'application concrète de ces développements donne lieu à des difficultés, et la convergence des séries n'est pas assurée dans tous les cas. En particulier Laplace s'est demandé si l'on ne pourrait pas représenter les faits en admettant que la Terre est formée d'une seule substance, dont la densité croîtrait avec la pression suivant une loi simple. Il renonce à l'hypothèse que les surfaces de niveau soient des ellipsoïdes, et admet seulement qu'elles diffèrent peu d'une sphère. On arrive ainsi à représenter passablement les observations, avec un coefficient de compressibilité admissible. Toutefois, ce que l'on sait de la diversité des matériaux de l'écorce terrestre ne permet guère d'espérer que cette théorie corresponde de près à la réalité.

De même que les mesures d'arc de méridien, les observations du pendule deviennent plus instructives si on leur demande non pas seulement la définition géométrique approchée de la surface terrestre, mais l'indication des irrégularités locales.

De longue date, on s'est aperçu que la partie variable de la pesanteur n'est pas proportionnelle au carré du sinus de la latitude. L'écart peut être attribué à une réduction défectueuse. Sans parler des difficultés créées par la résistance de l'air et celle des supports, on n'observe pas le pendule sur l'ellipsoïde de révolution ni même sur le géoïde, mais à une certaine altitude. De là résultent trois effets perturbateurs:

1° éloignement plus grand du centre de la Terre;

2° augmentation de la force centrifuge; 3° attraction du massif saillant, s'ajoutant à celle du globe. Les deux premiers effets tendent à diminuer la pesanteur apparente, le troisième à l'accroître.

Le dernier terme est le plus important et le plus difficile à calculer. On l'évalue par une formule due à Bouguer et qui suppose la masse continentale ou la montagne simplement ajoutée au géoïde. Il est remarquable que la pesanteur ainsi calculée est toujours trop forte. On obtiendrait, en général, un meilleur résultat en appliquant les deux premières corrections et négligeant la troisième. C'est ce que Faye a proposé de faire dans tous les cas. Il y aurait, d'après lui, une anomalie de structure interne qui ferait équilibre à l'attraction des montagnes.

De même, la pesanteur est le plus souvent, dans les petites îles, en excès sur le chiffre que la latitude fait prévoir. Cet excès deviendrait encore plus marqué si l'on tenait compte de ce que la mer environnante remplace dans le géoïde des matières plus denses.

Enfin, il est à prévoir que, si l'on mesure la latitude successivement au nord et au sud d'une montagne, le changement sera plus fort que celui qui répond au chemin parcouru sur le méridien. La verticale est, des deux côtés, déviée vers la montagne par l'attraction de celle-ci. Mais, quand on calcule cette déviation d'après la densité probable des matériaux qui forment la montagne, on trouve ordinairement un chiffre plus fort que l'effet observé.

Bouguer, qui a mis le premier ce fait en évidence par des mesures de latitude exécutées de part et d'autre du Chimborazo, était conduit à attribuer à la montagne une densité très faible et invraisemblable. Il lui semblait, d'après cela, qu'il devait exister à l'intérieur de vastes cavités. Cette opinion n'est pas confirmée par les études stratigraphiques. Les couches se retrouvent régulières et continues d'un versant à l'autre et les coupes naturelles pratiquées par l'érosion ne révèlent pas les cavités dont il s'agit. Le fait même, quoique fréquent, n'est pas universel. Les Alpes, l'Himalaya, le manifestent à un haut degré, mais dans le Caucase, d'après le général Stebnitsky, les déviations de la verticale sont passablement expliquées par l'attraction des masses visibles.

Airy a émis, en 1855, l'idée que les montagnes possèdent en quelque sorte des racines. Chacune d'elles est portée par un prolongement souterrain formant flotteur, proportionné à son importance et tenant la place du liquide plus dense dans lequel il plonge. Toute excroissance de l'écorce serait ainsi compensée par un défaut de densité, d'où résulterait une diminution de la pesanteur. Cette compensation, supposée générale, réaliserait le principe de l'isostase, c'est-à-dire l'égalité des pressions au centre sur différentes colonnes partant de la surface.

Il semble qu'un pas reste à franchir pour expliquer comment aucun déficit de pesanteur n'apparaît dans les îles et sur la mer. Faye a tenté de le faire en introduisant la considération de la température des eaux marines. Le fond des océans, sous toutes les latitudes, est à une température voisine de celle de la glace fondante. Au même niveau, sous les continents, la température atteint ou dépasse 100°. Il y a donc discordance entre les surfaces de niveau et les isothermes. Sous les parties occupées par la mer, la solidification marche plus vite et s'est propagée à une profondeur plus grande. Or, beaucoup de roches augmentent de densité, quand elles se solidifient, après fusion. Il y a donc sous les mers excès de densité, par suite excès d'attraction, ou tout au moins compensation approchée à la faible densité de l'eau.

Les géologues sont demeurés, en général, sceptiques en ce qui concerne l'efficacité de la cause invoquée par Faye. La conductibilité des roches pour la chaleur est si faible que l'action de la mer, pour accroître l'épaisseur de l'écorce, semble devoir être insignifiante ou limitée à une courte période. D'ailleurs, si le gain de densité qui accompagne la solidification est sensible pour certaines substances minérales, il est nul ou même négatif pour beaucoup d'autres, notamment pour le fer, dont le rôle dans la composition du globe terrestre semble considérable. A mettre les choses au mieux, la plus grande épaisseur de l'écorce sous les mers ne suppléerait pas à l'insuffisante attraction de la couche liquide.

Il y a donc lieu, ainsi que l'a proposé M. Le Conte, de renverser la relation de cause à effet. Ce n'est pas la présence de l'eau qui augmente la densité des couches sous-jacentes; c'est, au contraire, la forte densité initiale de ces mêmes régions qui a déterminé leur affaissement, et en a fait des lits tout préparés pour les océans futurs. Il est bien vrai que l'équilibre isostatique ainsi réalisé aura été troublé par l'accumulation de l'eau; mais il aura pu être rétabli par un affaissement ultérieur; et cette vue prend une certaine consistance en présence du fait, aujourd'hui avéré, que les fosses océaniques correspondent à des régions instables et sont le centre habituel des grands ébranlements sismiques.

Quel que soit le mécanisme de la compensation, elle est réalisée avec une approximation remarquable. Non seulement la surface des mers s'écarte peu, au voisinage des côtes, de l'ellipsoïde de révolution, mais l'intensité de la pesanteur garde au milieu même de l'océan des valeurs tout à fait normales, au lieu d'être en déficit comme elle devrait l'être s'il y avait indépendance entre l'altitude et la densité de la croûte. Ce dernier résultat est fondé sur les recherches du Dr Hecker, qui est parvenu récemment à obtenir des mesures précises de la pesanteur en pleine mer 9. On n'utilise point pour cela les observations du pendule, qui sont impraticables à bord des navires. On leur substitue l'observation simultanée du point d'ébullition de l'eau et de la colonne barométrique. La première lecture donne, en effet, pour la pression atmosphérique une valeur indépendante de l'attraction terrestre, au lieu que la seconde en est affectée, et, de leur comparaison, il est possible de déduire l'intensité de la pesanteur.

Note 9: (retour) Helmert, Dr Heckers Bestimmung der Schwerkraft auf dem Atlantischen Ocean. Berlin, 1902.

M. Helmert, qui a discuté les observations du Dr Hecker, est aussi l'auteur d'une méthode remarquable, dite méthode de condensation, pour réduire à un niveau uniforme les observations du pendule. Le principe de ses calculs est l'introduction d'une surface fictive S parallèle au géoïde et s'en écartant partout de 21km, de manière à laisser à l'extérieur toutes les fosses océaniques. On réduit les observations du pendule aux points correspondants de la surface S, suivant la verticale, d'après la connaissance que l'on possède de l'altitude et de la constitution géologique aux environs de chaque station. On évite ainsi les difficultés de calcul qui se présentent quand on prend pour surface de comparaison le géoïde, et qui tiennent au défaut de convergence des séries. M. Helmert trouve ainsi, en appelant ψ la latitude géographique, l la longueur du pendule à secondes, g l'accélération due à la pesanteur, ε l'aplatissement:

l = 0m,990918 (1 + 0,005310 sin² ψ),

g = 9m,7800 (1 + 0,005310 sin² ψ),

ε = 1/(299,26 ± 1,26).

On voit par ce dernier chiffre que la méthode suivie accroît la divergence entre les mesures géodésiques et les observations du pendule, mais établit un accord suffisant entre celles-ci et les inductions tirées de la mécanique céleste et des hypothèses de Clairaut.

Enfin, des études récentes poursuivies par le service géodésique des États-Unis jettent du jour sur une question subsidiaire mais intéressante. Lorsque les montagnes voient se modifier, à la longue, leur forme et leur altitude, un mouvement partiel, dans le sens vertical, est réclamé pour le réajustement isostatique. Bien des failles ou ruptures semblent effectivement dues à cette cause; mais leur production est retardée par la cohésion des matériaux, et il subsistera des anomalies locales. Effectivement, les massifs montagneux étudiés en Amérique accusent chacun un déficit général de pesanteur, si l'on ne tient pas compte de leurs racines probables. Mais ce déficit n'atteint pas son maximum aux sommets les plus élevés, comme il devrait arriver si chaque montagne flottait isolément. Il faut considérer le massif dans son ensemble comme flottant, mais certains sommets sont dépourvus de racines propres, et soutenus en partie par la rigidité des parties voisines, sans que la surcharge ainsi imposée à la croûte puisse excéder la limite de sa résistance.




CHAPITRE VII.

LA STRUCTURE INTERNE D'APRÈS LES DONNÉES DE L'ASTRONOMIE
ET DE LA GÉOLOGIE.


Les Principes de Philosophie de Descartes, publiés à Amsterdam en 1644, renferment, au sujet de l'état intérieur du globe terrestre, la première indication qui n'ait pas un caractère de fiction poétique ou de légende religieuse. Descartes est un adhérent du système de Copernic. Il assimile notre globe à ceux que nous voyons flotter dans l'espace et dont plusieurs sont lumineux par eux-mêmes. La Terre, elle aussi, a dû traverser une période d'incandescence. Elle est un astre éteint, conservant dans son intérieur un feu central. La chaleur observée dans les mines, les éruptions volcaniques, les filons métallifères qui s'insinuent près de la surface, les dislocations mêmes de la croûte, sont pour Descartes autant d'indices de l'état igné de l'intérieur.

Newton, sans être aussi explicite, se place au même point de vue. La forme sphéroïdale est, à ses yeux, la manifestation d'un état d'équilibre relatif. L'aplatissement polaire est commandé par les lois de l'hydrostatique. Pour la facilité du calcul, Newton part de l'hypothèse d'une Terre homogène, mais il ne doute pas que la densité n'aille en croissant vers le centre. Cela suppose que les éléments sont mobiles et que leur répartition s'est faite librement. Pour évaluer la densité moyenne du globe comparée à celle de l'eau, Newton ne dispose que de données bien incomplètes. Il l'estime finalement entre 5 et 6, ce que nous savons aujourd'hui être parfaitement exact.

On doit à Bouguer d'avoir indiqué une méthode rationnelle pour arriver au même but. Si l'on compare les latitudes observées au nord et au sud d'une montagne isolée, on trouve une différence plus grande que celle qui répond au chemin parcouru, parce que l'attraction de la montagne dévie la verticale en deux sens opposés. De la déviation, on déduit le rapport des masses de la montagne et du globe terrestre. La densité de la montagne est connue par l'étude des roches qui la composent, son volume par l'observation de sa forme. On connaît, d'autre part, avec une approximation suffisante, le volume du globe terrestre; on peut donc calculer sa densité.

Cette méthode ne comporte qu'une faible précision. La déviation observée est petite et la densité moyenne de la montagne ordinairement mal connue. Il y aurait peut-être une exception à faire en faveur de la détermination exécutée en 1880 par Mendenhall sur le Fusiyama. Ce volcan célèbre du Japon présente un cône très régulier de 3731m de hauteur, et sa densité moyenne, évaluée à 2,12, conduit au chiffre 5,77 pour celle du globe terrestre. Mais, si la théorie de l'isostase, appuyée, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, par des faits nombreux, est exacte, toute excroissance un peu forte de l'écorce est l'indice d'une anomalie de la densité dans les couches profondes, et les bases du calcul deviennent ainsi très incertaines.

La même objection s'applique aux conséquences que l'on est tenté de tirer de la diminution de la pesanteur observée sur les montagnes. Cette diminution est plus forte que si l'on supposait la montagne simplement ajoutée au géoïde, parce que tout massif saillant repose sur une base souterraine, formée elle-même de couches de faible densité. Mais, suivant l'étendue ou l'importance que l'on accorde à ces racines, on est conduit à des valeurs très différentes pour la densité moyenne du globe terrestre. Les expériences de Carlini sur le mont Cenis lui ont donné 4,39, chiffre porté par les corrections de Schmidt à 4,84.

Un troisième procédé, qui a l'avantage de s'appliquer dans les régions où la constitution de l'écorce peut être présumée normale, consiste à mesurer la variation de l'intensité de la pesanteur suivant la verticale quand on s'enfonce dans un puits de mine.

Huygens avait suggéré cette expérience dès 1682, dans la pensée qu'il en résulterait un argument contre le principe de la gravitation universelle formulé trois ans auparavant par Newton. «Un corps porté au fond d'un puits ou dans quelque carrière ou mine profonde, dit-il, devrait perdre beaucoup de sa pesanteur. Mais on n'a pas trouvé, que je sache, qu'il en perde quoi que ce soit.»

Huygens a raison, et encore partiellement, si l'on joint à la doctrine de l'attraction universelle l'hypothèse d'une Terre homogène. En ce cas l'intensité de l'attraction, quand on pénètre dans l'intérieur, varie comme la distance au centre. Il en est autrement si l'on suppose la Terre hétérogène et les matériaux les plus compacts rassemblés dans les couches profondes. Il se peut très bien alors que la gravitation s'accentue, et c'est en effet ce qui arrive, mais on ne doit point s'attendre à ce que la variation soit rapide. Ainsi dans l'hypothèse de Roche, choisie surtout en vue de rendre facilement intégrable l'équation de Clairaut, la pesanteur augmente jusqu'à une profondeur égale à 1/7 du rayon. Le maximum atteint surpasse de 1/20 la pesanteur à la surface.

Dans cet ordre d'idées le travail expérimental qui semble mériter le plus de confiance est celui de M. de Sterneck. Des pendules ont été disposés à des profondeurs diverses dans un puits de mine à Przibram, jusqu'à 1000m au-dessous du sol. La pesanteur augmente d'une manière sensible. On en déduit le rapport ρ/Δ de la densité superficielle à la densité moyenne, mais la densité superficielle elle-même n'est pas connue avec la précision désirable. On a trouvé pour Δ des valeurs comprises entre 5,01 et 6,28.

La moyenne de ces nombres s'accorde bien avec le résultat d'expériences physiques qui semblent plus susceptibles d'exactitude. Une petite masse métallique suspendue à un fil fin, sans torsion, prend une certaine position d'équilibre sous l'influence de l'attraction terrestre. On en approche une grosse sphère de métal: la position d'équilibre est modifiée. De l'étude des oscillations qui se produisent dans les deux cas autour de la position d'équilibre on déduit le rapport des attractions et, comme on connaît le rapport des distances, on peut calculer le rapport des masses.

La première application de cette méthode a été faite par Cavendish en 1797. Depuis l'expérience a été reprise avec une recherche de précision plus grande par divers physiciens, notamment par Cornu et Baille. On adopte généralement 5,6 comme densité moyenne conclue de ces recherches, sans pouvoir répondre de la décimale suivante.

Quand on pénètre dans l'intérieur de la Terre, l'accroissement de température est encore plus aisé à constater que celui de la pesanteur. On ne peut naturellement lui assigner un taux régulier ni dans une couche superficielle de quelques mètres, soumise aux variations annuelles, ni dans les régions où abondent les émanations volcaniques et les sources thermales. Quand on se place en dehors de ces influences perturbatrices, on observe toujours un échauffement et l'on est conduit à définir un degré géothermique, c'est-à-dire le nombre de mètres dont il faut s'enfoncer dans le sol pour voir monter d'un degré le thermomètre centigrade.

En moyenne le degré géothermique est de 40m mais il y a des anomalies locales et l'on peut citer des chiffres compris entre 86m et 15m. Les faibles valeurs (15m à 25m) se rencontrent surtout dans les mines de houille. Les surfaces isothermes se relèvent sous les montagnes, mais moins que le sol lui-même, et moins encore sous les massifs élevés, habituellement couverts de neige ou de glace. Le degré géothermique augmente quelque peu avec la profondeur, d'où la conséquence probable que la température tend vers une valeur à peu près constante et subit, quand on marche en sens contraire, l'influence réfrigérante du milieu ambiant.

Divers savants ont tenté d'interpréter autrement une série d'expériences faites au Sperenberg, près de Berlin, et poussée jusqu'à 1260m de profondeur. La plus grande partie du sondage traversait une couche de sel gemme. Des températures observées, M. Dunker a conclu la formule

T = 7°,10 + 0°,01299s - 0°,000001258s²,

où T est la température en degrés centigrades, s la profondeur en pieds. Si l'on appliquait cette formule sans restriction, l'on trouverait à 1621m de la surface un maximum de 50°,9 et au centre de la Terre une température extrêmement basse. Sans aller jusque-là, Mohr, Cari Vogt ont émis l'opinion que les expériences du Sperenberg condamnaient la croyance au feu central. Mais cette conclusion n'est nullement fondée. Le coefficient du terme en s² est très incertain, et les observations seraient tout aussi bien représentées par une formule à quatre termes, où le coefficient du terme en s³ serait positif. L'existence même d'un maximum à 1621m, conclue par extrapolation, est nettement démentie par deux expériences plus récentes, dont les résultats sont résumés dans le Tableau suivant:

                              Plus grande                   Degré
                              profondeur     Température    géothermique
Localité.                     atteinte       extrême        moyen
Schladebach (Saxe prussienne)   1716m          56°           35m,7
Paruschowitz (Haute-Silésie)    2003m          69°,3         34m

Il n'y a donc pas de raison sérieuse pour douter que l'intérieur de notre globe soit très chaud. Si la température tend à croître plus lentement avec la profondeur, ce n'est pas qu'elle soit destinée à diminuer plus loin: cela manifeste seulement l'influence réfrigérante de l'espace externe.

Thomson et Tait ont cherché à se rendre compte du mode de répartition des températures dans l'hypothèse de la fluidité totale. Une égalité approximative a dû se produire dans toute la masse. Les parties denses, accumulées au centre, sont mieux défendues du refroidissement. Mais, d'autre part, en devenant plus chaudes, elles perdent leur excès de densité et sont ramenées vers la surface. Il y a ainsi un brassage qui tend à rendre la température uniforme. Mais, dès qu'une croûte superficielle est formée, cette croûte est soustraite au mélange. Rayonnant vers les espaces célestes, elle emprunte de la chaleur aux couches inférieures et le refroidissement progresse ainsi vers le centre avec une extrême lenteur. Si l'on admet une température initiale de 4000 degrés, on trouve après 100 millions d'années un degré géothermique croissant jusqu'à 30km de profondeur, puis en décroissance lente vers le centre.

La valeur actuelle du degré géothermique semble indiquer que la solidification superficielle ne remonte pas si haut dans le passé. D'après Lord Kelvin il a dû s'écouler, depuis que la surface est devenue solide, 10 millions d'années au moins, 100 millions au plus. Le premier chiffre paraît plus voisin de la vérité que le second. Si la croûte était plus moderne, l'influence de la chaleur interne sur la température de la surface serait plus sensible. Si la croûte était plus ancienne, l'échauffement avec la profondeur serait plus lent.

Même avec des limites aussi largement écartées, cette évaluation présente un grand intérêt, en ce qu'elle assigne une limite supérieure à la durée des phénomènes géologiques. Mais des objections sérieuses ont été faites à la théorie de Lord Kelvin. Elle suppose que, une fois la première croûte formée, la chaleur n'arrive plus à la surface que par conductibilité. Or les épanchements de lave, les émissions gazeuses, les sources thermales sont pour la chaleur interne des agents très actifs de déperdition, et devaient l'être encore plus quand l'écorce était mince. Les bases du calcul sont par suite très incertaines.

Une fois que la croûte est devenue assez épaisse pour mettre obstacle aux épanchements venus de l'intérieur, le refroidissement de la surface suit une marche rapide à cause de la mauvaise conductibilité des roches. Dès à présent, pour le globe terrestre, on peut dire que la température superficielle est maintenue seulement par la radiation solaire et, dans une très faible mesure, par la chaleur interne. L'état final d'équilibre est subordonné à la composition de l'atmosphère et à sa capacité pour absorber les radiations obscures.

Impossibilité prétendue d'une écorce solide.--On a soutenu qu'à aucun moment une écorce solide n'avait pu se former. La plupart des roches augmentent un peu de densité quand elles passent à l'état solide. Elles ne peuvent donc pas, comme des blocs de glace, nager sur le liquide qui a formé les scories. Elles doivent plonger, s'accumuler, à ce que l'on suppose, vers le centre, de telle sorte que la solidification progresse lentement du centre à la surface.

Cet argument est sans force, parce qu'il ne tient pas compte de la diversité des matériaux qui composent la Terre. Plusieurs minéraux, parmi ceux qui jouent un rôle important dans la composition du globe, se dilatent en se solidifiant, comme la glace. Le fer notamment est dans ce cas. Nous avons là déjà les éléments d'une croûte destinée à se maintenir. De plus les matériaux du globe fluide ne peuvent manquer de se superposer à peu près par ordre de densité décroissante. Les scories formées ne peuvent plonger sans rencontrer bientôt une couche de composition différente dont la densité surpasse la leur, et le mouvement de descente se trouve arrêté. C'est, en définitive, la couche superficielle qui se solidifie d'abord.

Impossibilité actuelle d'un noyau solide.--La marche régulière du degré géothermique rend très probable l'existence, dans l'intérieur du globe terrestre, d'une température capable de fondre tous les minéraux connus.

Il se peut, d'autre part, que, pour certains de ces minéraux, la pression croissante soit un obstacle à la fusion. L'augmentation de la température avec la profondeur peut se ralentir. L'augmentation de la pression ne le peut pas. On trouve qu'elle doit atteindre, au centre de la Terre, 1700000 atmosphères dans l'hypothèse de l'homogénéité, 3 millions d'atmosphères dans une hypothèse assez vraisemblable sur l'accroissement de la densité avec la profondeur.

Sous de pareilles pressions, il est certain que tous les solides s'écrasent et se pulvérisent. Même l'acier le plus fin ne résiste guère au delà de 1000km. Il n'y a donc pas à compter sur la rigidité des matériaux pour maintenir à la Terre sa figure, pour s'opposer aux déformations que les forces extérieures tendent à produire.

Cette tendance existe, les marées océaniques en fournissent la preuve. La Terre est défendue contre elle non par la ténacité de ces matériaux, mais par leur viscosité qui les rend insensibles aux sollicitations extérieures quand celles-ci changent fréquemment de sens.

Les énormes pressions qui règnent à l'intérieur du globe ne permettent pas aux métaux ni à leurs composés de passer à l'état de fluides parfaits. Cela est particulièrement applicable aux substances qui, à l'inverse de la glace, se dilatent par la fusion. Le Dr Barus a fait à ce sujet des expériences intéressantes sur les roches qui, en fondant, deviennent pâteuses. Il a trouvé qu'un accroissement de 200atm par degré centigrade maintient la viscosité constante (King and Barus, Amer. Journal of Science, Vol. XLV, 1893).

L'intérieur du globe terrestre, ne pouvant être ni rigide ni parfaitement fluide, affecte sans doute un état visqueux, impossible à réaliser dans nos laboratoires faute de pressions suffisantes et dans lequel les frottements intérieurs jouent un rôle très important, en raison du rapprochement des molécules.

Des indications suggestives sont fournies à ce sujet par diverses recherches modernes. Le colonel Burrard, étudiant les variations de la pesanteur dans l'Inde, trouve que les anomalies de la densité cessent d'être sensibles vers 40km ou 50km de profondeur. Les énormes pressions qui règnent dans cette zone amèneraient les éléments chimiques les plus divers à un degré de densité presque uniforme, et l'on comprend ainsi que les métaux lourds puissent être injectés dans les filons jusque près de la surface, au lieu d'être relégués dans les couches lointaines.

L'étude de la propagation des tremblements de terre, faite par le professeur Milne, lui a montré que les secousses sismiques se propagent par l'intérieur du globe plus rapidement que par l'écorce. C'est ainsi que l'ébranlement désastreux qui a détruit en 1905 la ville de San-Francisco est parvenu à Edimbourg en sept minutes. Les couches profondes transmettent donc les vibrations comme le ferait une matière très élastique, très dense, très homogène, ce qui ne veut pas dire qu'elles aient toutes les propriétés d'un métal à la température ordinaire.

Raisons mathématiques invoquées contre l'existence actuelle d'une écorce mince.--Le degré géothermique constaté semble devoir amener l'état liquide à 40km ou 50km de profondeur. L'écrasement des solides par la pression se produirait plus vite encore. La presque totalité de la matière du globe terrestre est donc dénuée de rigidité.

Il se trouve cependant que la théorie du mouvement de la Terre autour de son centre de gravité, théorie développée par les géomètres en supposant la Terre rigide, donne une représentation satisfaisante des phénomènes de précession et de nutation, ainsi que de la grandeur des marées.

Les mathématiciens qui ont fondé cette doctrine n'y ont point vu de difficulté. Ainsi Laplace dit: «Les phénomènes de la précession et de la nutation sont exactement les mêmes que si la mer formait une masse solide avec le sphéroïde qu'elle recouvre» (Mécanique céleste, Livre V). Poisson exprime la même opinion: «Les tremblements de terre, les explosions volcaniques, le souffle du vent contre les côtes, les frottements et la pression de la mer sur la partie solide du sphéroïde terrestre, répondant à des actions mutuelles des parties du système, n'influent pas sur la durée du jour.» (Mécanique, t. II, p. 461).

Depuis, on a tenté de reprendre la théorie sans supposer au début la Terre solide, et les objections ont surgi. Ainsi Hopkins (Philosophical Transactions, 1839) trouve qu'une écorce dont l'épaisseur ne serait pas au moins le quart ou le cinquième du rayon devrait se gonfler et s'affaisser périodiquement, dans une mesure qui ne pourrait échapper à l'observation.

Lord Kelvin (Phil. Trans., 1863) estime que, si la plus grande partie de la Terre n'était pas solide, les phénomènes de précession et de nutation auraient des périodes différentes de celles que l'on observe. De plus, les marées ne se manifesteraient pas, la même déformation s'imposant simultanément à l'eau de la mer et à l'écorce terrestre supposée mince.

Dans un écrit ultérieur, Lord Kelvin abandonne l'argument tiré de la précession et de la nutation et ne retient que celui qui se fonde sur la théorie des marées.

M. G.-H. Darwin (Phil. Trans., 1882) trouve qu'une écorce moins épaisse que le cinquième du rayon ou moins rigide que l'acier ne pourrait ni résister aux oscillations du fluide intérieur, ni supporter sans fléchir le poids des massifs montagneux. Le calcul lui indique aussi qu'un sphéroïde en majeure partie liquide serait sujet à une variation périodique dans la durée de rotation. Cette variation ne pourrait manquer de se répercuter en apparence sur la période des phénomènes astronomiques.

Quel que soit le mérite mathématique de ces travaux, il est extrêmement probable que la manière dont on a introduit la viscosité du liquide interne dans les calculs n'est pas conforme à la réalité. Nous ne savons pas ce que peut être le frottement intérieur dans un liquide soumis à d'aussi fortes pressions. Déjà l'eau de la mer ne suit l'attraction du Soleil et de la Lune qu'avec une lenteur manifeste. C'est ainsi que l'heure de la haute mer présente, par rapport au passage de la Lune au méridien, un retard variable, mais qui atteint communément plusieurs heures. Ce retard ne peut manquer d'être encore plus grand dans le cas du fluide interne; et, comme les forces attractives changent de sens en peu d'heures, par suite du mouvement diurne, le fluide n'a plus le temps de se déformer ou de réagir sur l'écorce. Il ne fait qu'osciller très faiblement autour d'une figure d'équilibre moyenne ou subir une circulation régulière.

De même la surcharge imposée par les montagnes cessera de paraître excessive si l'on introduit la notion de l'hétérogénéité du Globe terrestre. Il suffit d'admettre, comme Airy l'avait déjà indiqué, que les montagnes se prolongent, au-dessous du niveau moyen des plaines, par des racines moins denses que l'ensemble de la croûte. Elles sont alors soutenues à la manière des corps flottants, sans faire aucunement appel à la ténacité des parties voisines.

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