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La terre promise

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The Project Gutenberg eBook of La terre promise

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Title: La terre promise

Author: Paul Bourget

Release date: August 30, 2008 [eBook #26489]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TERRE PROMISE ***

PAUL BOURGET

La
Terre promise

SEPTIEME MILLE

[FAC ET SPERA]

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XCII

ŒUVRES
DE
Paul Bourget

Édition elzévirienne
Poésies (1872-1876). Au bord de la Mer. — La Vie inquiète. — Petits Poèmes. 1 vol. 6  »
Poésies (1876-1882). Edel. — Les Aveux. 1 vol. 6  »
L'Irréparable. — L'Irréparable. — Deuxième Amour. — Profils perdus. 1 vol. 6  »
Cruelle Énigme. 1 vol. 6  »
Édition in-18
ROMAN
L'Irréparable. — L'Irréparable. — Deuxième Amour. — Profils perdus. 1 vol. 3 50
Pastels (Dix portraits de femmes). 1 vol. 3 50
Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes). 1 vol. 3 50
Cruelle Énigme. 1 vol. 3 50
Un Crime d'Amour. 1 vol. 3 50
André Cornélis. 1 vol. 3 50
Mensonges. 1 vol. 3 50
Le Disciple. 1 vol. 3 50
Un Cœur de femme. 1 vol. 3 50
Physiologie de l'Amour moderne. 1 vol. 3 50
La Terre promise. 1 vol. 3 50
 
Essais de Psychologie contemporaine. (Baudelaire. — M. Renan. — Flaubert. — M. Taine. — Stendhal.) 1 vol. 3 50
Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. — (M. Dumas fils. — M. Leconte de Lisle. — MM. de Goncourt. — Tourguéniev. — Amiel.) 1 vol. 3 50
Études et Portraits. (I. Portraits d'écrivains. — II. Notes d'esthétique. — III. Études Anglaises. — IV. Fantaisies.) 2 vol. 7  »
Sensations d'Italie. 1 vol. 3 50
SOUS PRESSE
Cosmopolis, roman. 1 vol. in-8o, illustré par Duez, Jeanniot et Myrbach. Broché 10 fr., relié 15 fr.
EN PRÉPARATION
Les Nostalgiques, poésies 1 vol.
Trois Âmes d'artistes, roman 1 vol.

Tous droits réservés.

[Décoration]

PRÉFACE

i un pareil titre n'eût point paru trop ambitieux, ce livre se serait appelé: le Droit de l'Enfant. Le problème particulier qui s'y trouve posé se rattache en effet à cet autre plus général: Jusqu'à quel point le fait d'avoir donné volontairement la vie à un autre être nous engage-t-il envers cet être? Dans quelle mesure notre personnalité est-elle obligée d'abdiquer l'indépendance de son développement devant cette existence nouvelle? Ne vous y trompez pas. Cette question si vague devient terriblement précise dans la pratique, et la portée en est infinie. Suivant la réponse que vous y ferez, vous serez pour ou contre le divorce, pour ou contre les seconds mariages des veufs et des veuves, pour ou contre l'éducation par l'internat, pour ou contre la recherche de la paternité, pour ou contre l'absolution des féroces vengeances conjugales qualifiées si complaisamment de crimes passionnels. Ces quelques exemples peuvent être multipliés à son gré par le lecteur qu'intéressent ces sortes d'études. Ils suffisent à montrer la complexité singulière de ce problème de l'enfant qui ne résume rien moins que toute la moralité de l'amour. C'est dire que les cas de conscience qui en découlent sont innombrables. Celui qui fait la matière de Terre promise est probablement un des plus communs, un de ceux aussi que l'honnêteté courante résout avec le moins d'hésitation. Un homme a été l'amant d'une femme mariée à un autre. Il a eu de cette femme un enfant inscrit sous le nom de cet autre. Mais il ne saurait douter, il ne doute pas qu'il ne soit le véritable père. Garde-t-il des devoirs envers cet enfant, et quels devoirs? Garde-t-il des droits, et quels droits? Est-il coupable de continuer sa vie propre sans en tenir aucun compte? Le lien mystérieux du sang implique-t-il nécessairement une obligation, latente, si l'on peut dire, et que telle ou telle circonstance découvrira? Je ne crois pas exagérer en affirmant que neuf hommes sur dix feront à cette série de nouvelles questions une réponse négative. C'est pour le dixième qu'est écrit ce roman, pour celui dans le cœur duquel les passions et l'expérience n'ont pas entièrement aboli le noble sens du scrupule, et à qui ce n'est point assez, pour s'estimer tout à fait, d'avoir concilié son intérêt avec les convenances et son plaisir avec la correction mondaine ou bourgeoise. Peut-être celui-là jugera-t-il que ce drame de la paternité dans l'adultère demeure un des plus tragiques et des plus humains parmi ceux que présente quotidiennement la vie réelle, et qu'il vaut toujours la peine d'en étudier de plus près les données et les péripéties.


J'ai adopté, une fois de plus, pour traiter ce problème, cette forme de roman très ancienne dans la tradition française que nos pères appelaient le roman d'analyse, d'un terme très simple, très clair et très exact, auquel les contemporains ont substitué le nom beaucoup plus pédantesque et assez équivoque de psychologique. Je dis équivoque, — car cette appellation semble revendiquer l'étude de l'âme humaine au nom d'une école spéciale, tandis que cette étude est commune à la littérature tout entière que M. Taine a si profondément définie: une psychologie vivante. Même la description du paysage la plus résolument plastique n'est-elle pas une transcription d'un état de l'âme, et, pareillement, le drame le plus emmêle d'aventures ne comporte-t-il pas à un degré quelconque des sentiments et des sensations, par conséquent de l'âme encore? Balzac, dans des pages de critique trop peu connues, — car elles sont d'une portée supérieure, comme tous les fragments de théorie ébauchés par ce grand esprit d'un don philosophique égal à son don évocateur, — avait plus finement dénommé les romans d'analyse des romans d'idées, signifiant par là que leurs auteurs sont surtout préoccupés des phénomènes de la vie intérieure. Là encore pourtant l'équivoque apparaît, car ce terme de romans d'idées convient également au livre à thèse, et c'est toujours la vieille formule, celle dont se contentait Sainte-Beuve, qui me paraît la plus juste, d'autant mieux qu'elle rattache cette sorte de livres à la série des œuvres correspondantes parmi les autres espèces littéraires. Il y a en effet un théâtre d'analyse, dont Racine dans la tragédie et Marivaux dans la comédie, pour ne citer que des classiques, sont les maîtres. Il y a une poésie d'analyse qu'ont exécutée ce même Sainte-Beuve dans son admirable Joseph Delorme, Baudelaire, Sully Prudhomme. Il y a des mémoires d'analyse dont les Confessions de saint Augustin demeurent le type vénérable, et les Souvenirs de M. Renan le type ironique. Toutes ces œuvres offrent ce trait commun de s'appliquer surtout à la notation des petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. Les intelligences très inégales et très diverses de ces écrivains apparaissent comme douées également d'une faculté de réflexion qui leur permet d'apercevoir, dans un détail extrêmement ténu, tout l'obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes. C'est la mise à nu de ces ressorts qui les intéresse plus peut-être que le résultat du mouvement de ces ressorts. La sonnerie de la pendule les préoccupe moins que l'agencement des pièces dont le jeu délicat aboutit à cette sonnerie. C'est à la décomposition des phénomènes de la vie morale ou sentimentale qu'ils s'ingénient — sans même le vouloir, comme le grand évêque Africain dont l'unique ambition était de s'humilier dans un coupable passé et non pas d'étonner des lecteurs profanes par la subtilité de sa vision intérieure.

Il était naturel que cet esprit d'analyse, inné à certains tempéraments comme la disposition dramatique l'est à d'autres, trouvât de quoi s'exercer dans le roman plus encore que dans la tragédie, la comédie ou le poème lyrique. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de ce genre sont en effet de purs travaux d'analyse: la Princesse de Clèves, Robinson Crusoe, les Liaisons dangereuses, Adolphe, les Affinités électives, le Rouge et le Noir, Volupté, le Lys dans la vallée, Louis Lambert, La Muse du département, Mademoiselle de Maupin, Dominique. Cette liste, dressée au hasard du souvenir et qui comprend des œuvres si diverses qu'elle semble incohérente, suffit à prouver la souplesse et la vitalité de cette forme d'art. La besogne d'observation qu'elle représente complète la besogne d'observation qu'accomplit le roman de mœurs. L'enquête sur la vie intérieure et morale doit fonctionner parallèlement à l'enquête sur la vie extérieure et sociale, — l'une éclairant, approfondissant, corrigeant l'autre. — Aussi était-il à prévoir qu'à côté de la grande et féconde poussée du roman de mœurs issue de Balzac à travers Flaubert, qui s'est appelée le naturalisme, une autre poussée se produirait dans le sens de ce roman d'analyse, d'autant plus que la science moderne de l'esprit fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité. C'est aussi le phénomène littéraire qui s'est accompli, mais au milieu d'une malveillance de la critique et de l'opinion, si constante depuis quelques années qu'il est impossible qu'elle ne repose pas sur des motifs très sérieux. Quand un grand nombre de personnes distinguées se rencontrent dans une antipathie manifestée hautement pour une certaine tentative d'art, elle peuvent certes se méprendre, — et il me semble que c'est ici le cas, — mais leur opinion, même erronée, n'est pas négligeable, et c'est pourquoi, sans relever des épigrammes par trop évidemment partiales, ou des reproches par trop certainement iniques, je voudrais essayer de répondre aux deux ou trois des objections les plus habituellement soulevées contre le genre lui-même par-dessus et à travers ses adeptes.


Du point de vue purement esthétique, ses adversaires paraissent surtout persuadés que les diverses qualités qui donnent à un récit imaginaire la couleur de la vie sont inconciliables avec l'analyse poussée un peu loin. Ils raisonnent à peu près ainsi: «Vous prétendez copier les passions. Or le premier caractère des passions est précisément d'abolir dans celui qu'elles dominent le reploiement sur soi. Un homme qui aime vraiment pense à ce qu'il aime et non pas à son amour. Un homme qui désire pense à l'objet de son désir et non pas à son désir. On l'a dit souvent aux psychologues de l'école de Jouffroy, et le mot est encore plus juste appliqué aux psychologues du roman: on ne se met pas à la fenêtre pour se voir passer dans la rue. Quand vous dénombrez minutieusement les états d'âme qui préparent les actes de vos personnages, vous vous substituez à eux sans vous en apercevoir, puisque vous peignez d'eux ce qu'ils ne peuvent eux-mêmes ni constater ni discerner. La vie comporte une demi-obscurité des cœurs, un sourd et continuel travail de l'instinct aveugle, un jaillissement et un mouvement de spontanéité incompatibles avec cette anatomie continue qui est votre but et votre méthode. Tout ce que l'on dissèque est mort.» Je ne crois pas avoir diminué l'objection en la formulant. Elle est très spécieuse. Son grand défaut est qu'elle s'applique à toute espèce de procédé littéraire aussi bien qu'au procédé analytique. Un romancier de l'école impersonnelle, Flaubert, par exemple, — je choisis le plus indiscuté de tous, — peint un paysage autour de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau. Ne montre-t-il pas ce paysage tel qu'il le voit, lui, avec ses yeux d'artiste? Lui serait-il possible de reconstituer autrement que par la plus invérifiable hypothèse, ce que les yeux de la jeune femme ou du jeune homme ont pu réellement saisir, et, par conséquent, le contre-coup que leur sensibilité a pu en recevoir? Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait, et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif. C'est le dosage de cette part qui constitue le principal effort de l'artiste soucieux de ne pas trop déformer la réalité. Admettons donc que tous les thèmes ne sont pas également propres à être traités, ni tous les caractères à être étudiés par la méthode du roman d'analyse. Mais de ce qu'il y a une évidente limite à cet outil très incomplet, s'ensuit-il que son emploi ne soit pas légitime et nécessaire dans telle ou telle occasion? Si la vie se présente chez certains êtres et dans certaines crises comme un instinct et comme une spontanéité, elle se présente aussi chez certains autres avec des phénomènes contraires, et elle n'en est pas moins la vie. Quand Phèdre est rongée d'un criminel désir qu'elle n'ose avouer, quand Adolphe se débat entre l'élan féroce de sa jeune indépendance et sa pitié pour Ellénore, quand Amaury, à vingt-deux ans, hésite devant les mondes soudain révélés de l'action, de la croyance et de l'amour, quand Mme de Mortsauf console les soupirs de sa chimère étouffée par les trompeuses douceurs d'une amitié toujours troublée, toujours jalouse, ce sont bien pourtant des états humains, ce sont des crises de la vie vivante, et dont le roman d'analyse peut seul noter les nuances et décrire les détours. Si la critique était entièrement équitable, c'est la première question qu'elle se poserait à propos des livres de ce genre: l'instrument a-t-il été employé à son vrai service? Et elle se réjouirait qu'il y ait une forme d'art restreinte, — mais efficace, quand elle est dirigée par des mains ingénieuses, — pour reproduire les mille tragédies taciturnes et secrètes du cœur, pour étudier la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de mœurs lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d'ensemble à travers les faits particuliers. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. Les analystes ne demandent pas que l'on préfère la toile où il ne se trouve qu'un ou deux visages copiés à la loupe aux puissantes et hardies évocations de foules nombreuses parmi des scènes chaudement et largement vivantes. Ils ont le droit, modestes ouvriers dans un genre illustré par des chefs-d'œuvre et pratiqué par des maîtres, de demander qu'on n'étende pas à ce genre lui-même les réserves que leurs défauts à eux peuvent mériter.


J'arrive à un autre reproche, plus sévère, celui-là, qui est souvent adressé au roman psychologique. Partant de ce principe que l'esprit d'analyse est funeste à la volonté, certains critiques ont considéré l'influence de ce roman comme énervante et dissolvante, particulièrement sur les jeunes gens. L'égoïsme et le scepticisme leur ont paru être le résultat nécessaire de ce travail de reploiement intérieur. «Trop penser à ses propres joies et à ses propres douleurs,» vont-ils répétant, «c'est trop penser à soi-même, c'est donc hypertrophier peu à peu ce sentiment du moi, que le premier principe de la morale est au contraire de subordonner. C'est aussi paralyser sa propre énergie, car l'abus de la pensée, qui aboutit à la multiplication extrême des points de vue, a pour conséquence l'incertitude dans la décision. Tel est le double et inévitable effet de la littérature d'analyse chez ceux qui s'attardent à cette dangereuse discipline...» Et de là à flétrir éloquemment ces soi-disant professeurs de défaillances, il n'y a que la distance de quelques métaphores. Le malheur est que cette objection-ci repose sur une de ces formules que l'on oublie de contrôler, tant elles sont courantes. Cette antithèse entre l'esprit d'analyse et l'action est en effet un de ces lieux communs, si chers aux essayistes contemporains que nous l'avons tous plus ou moins admise sans la vérifier. Quelques exemples célèbres sont encore venus la confirmer, entre autres celui d'Amiel, cet Hamlet intellectuel qui ne put jamais prendre parti même vis-à-vis de ses propres facultés. Mais d'autres exemples, moins souvent cités, ne serviraient-ils pas à prouver la thèse exactement contraire, à savoir que l'analyse a été chez des personnages beaucoup plus significatifs encore que l'auteur du Journal Intime une multiplicatrice d'énergie? Ouvrez le premier volume des Mémoires de Mme de Rémusat et lisez ces lignes: «Les habitudes géométriques de son esprit l'ont toujours porté à analyser jusqu'à ses émotions. Il est l'homme qui a le plus médité sur les pourquoi qui régissent les actions humaines... Pour tirer parti de son caractère, il semblait quelquefois qu'il n'eût pas craint de le soumettre à la plus exacte analyse... Quand on veut essayer de le peindre, il faudrait employer les formes analytiques pour lesquelles il a tant de goût...» À propos de qui cette femme si clairvoyante est-elle amenée à prononcer trois fois en six pages le mot d'analyse, sinon de Bonaparte, c'est-à-dire du plus volontaire des hommes du siècle et peut-être de tous les siècles? Voilà qui donne un démenti bien inattendu à la théorie du grand hésitant de Genève sur les conséquences paralysantes de cette faculté souveraine. Un autre, et non moins frappant, a été donné par Stendhal. C'est, je crois, M. Jules Lemaître qui a remarqué, très justement, que l'auteur du Rouge fut avant tout un homme d'action et d'une énergie égale à celle des plus braves. — Il l'a bien prouvé en Allemagne et à la retraite de Russie. — Homme d'action également, et de quelle action, à la fois politique et militaire, l'analyste des Liaisons. Homme d'action et d'une inflexible rigueur dans sa volonté, l'analyste des Affinités. Homme d'action et d'une puissance qui n'a pas encore épuisé son énergie, cet analyste d'un tout autre ordre, mais un analyste tout de même, ce saint Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels attestent quelle minutieuse étude il avait faire du mécanisme intérieur de sa propre volonté. L'extrême disparate de ces différents noms n'est-elle pas plus concluante que tous les raisonnements?

L'expérience démontre donc que l'esprit d'analyse n'est par lui-même ni un poison ni un tonique de la volonté. C'est une faculté neutre, comme toutes les autres, capable d'être dirigée ici ou là, dans le sens de notre amélioration ou de notre corruption. Quand on cherche à se rendre compte de son essence, on trouve qu'elle réside surtout dans un grossissement assez analogue à celui qui s'accomplit sous le microscope. L'esprit d'analyse amplifie, en les immobilisant sous notre réflexion, tous les faits de conscience, importants ou minimes, qui foisonnent en nous comme une végétation changeante, frémissante et toujours renouvelée de la flore intérieure. S'il arrive que de regarder ainsi et de constater des états coupables de notre âme ne nous procure aucun repentir et aucun désir d'amendement, la faute n'en est pas à ce regard. Si Amiel s'est complu à détailler indéfiniment les nuances de sa paresse intellectuelle au lieu d'en poursuivre et d'en éliminer les moindres traces, ce n'est point cette analyse seule qui en fut la cause, ce fut surtout la vanité timide et ombrageuse du demi-écrivain qui, se sentant inférieur à son idéal, s'abstient de tenter une œuvre qu'il n'est pas assuré de réussir. L'esprit d'analyse a, d'ailleurs, un autre nom hors de la langue littéraire: il s'appelle l'examen de conscience, et, bien loin d'être l'opposé de la moralité, c'en est le principe même, à la condition qu'une fois cet examen fini, d'autres facultés entrent en jeu. Concluons-en que ce péché de psychologie dont les romanciers d'analyse ont été si souvent incriminés, ne mérite pas certaines colères. La critique, préoccupée de questions morales, eût été plus juste en rappelant seulement aux romanciers de cette école que leur responsabilité est peut-être plus grande que celle des romanciers de mœurs, car ils parlent plus directement à ces consciences qu'ils prétendent anatomiser, et c'est à propos des œuvres de ce type que l'on a le droit de dire, quand elles sont réussies, le mot de Bossuet sur le théâtre, si éloquent et si sévère dans son raccourci: «que le spectateur du dehors est au dedans un acteur muet.» Peut-être en examinant avec plus de soin beaucoup de livres, jugés et suspectés un peu légèrement, aurait-on reconnu que la plupart des romanciers de ce groupe n'ont jamais cessé d'avoir un sentiment très vif de cette responsabilité.

Paris, 5 octobre 1892.

[Décoration]
[Décoration]
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La Terre promise

I

EN PLEIN RÊVE.

a comtesse Louise Scilly avait dit à sa fille Henriette et à Francis Nayrac, le fiancé de cette jolie enfant: — «Marchez un peu et ne vous inquiétez pas de moi, je vous attendrai ici. Je ne veux pas que ma vieille figure vous gâte ce beau matin...» Et elle s'était assise sur un banc de marbre sculpté, auprès d'un buisson de roses, de ces roses frêles, à peine parfumées, qui fleurissent tout l'hiver les haies de cette douce Sicile. On était vers la fin de novembre, et une lumière d'une divine transparence, si légèrement, si puissamment réchauffante, enveloppait, baignait, caressait ce jardin, cette oasis plutôt de la villa Tasca, — fantaisie de grand seigneur hospitalier bien connue de ceux que le caprice du voyage ou le souci d'une santé compromise ont exilés quelques mois à Palerme. C'était, ce dernier cas, celui de la comtesse. Venue de Paris dès les premiers brouillards d'automne pour achever de guérir les suites d'une fluxion de poitrine quasi mortelle, une demi-rechute l'avait aussitôt emprisonnée trois semaines durant dans sa chambre. Elle ne recommençait guère de sortir que depuis cinq ou six jours. Aussi laissait-elle avec délices ce soleil de onze heures vibrer autour de sa faiblesse. Son visage creusé se ranimait de sa pâleur. La vague griserie de la convalescence rajeunissait ses joues maigrissantes, ses paupières fatiguées, son front jauni. Les reflets blonds mêlés dans ses cheveux aux reflets d'argent semblaient plus dorés, comme si, dans la femme de cinquante ans, prématurément épuisée par les chagrins et par la maladie, un peu de la grâce d'autrefois allait reparaître. Sa bouche desséchée de fièvre s'ouvrait à cet air attiédi, où flottait, avec l'arome des roses, la senteur des arbres d'essence rare dont les bosquets étaient plantés. Ses yeux bleus, d'un bleu trop brillant, comme de quelqu'un dont la vie a été atteinte dans ses sources profondes, erraient sur ces beaux arbres, pins d'Italie ou cèdres gigantesques, autour desquels un fouillis de végétation tropicale révélait l'approche de l'Afrique. Dans les massifs, des aloès pâlissants tordaient leurs poignards barbelés. Des dattiers remuaient lentement leurs palmes d'un vert sombre. Des cactus tendaient leurs raquettes épineuses où pointaient des fruits violets. De blanches statues brillaient dans l'interstice des verdures, et la villa elle-même, toutes fenêtres closes, semblait, parmi cette paix et cette clarté de la matinée, retenir, derrière sa façade peinte de couleurs tendres, un rêve de félicité.


Dans ce décor de solitude, animé uniquement par le frisson des feuillages ou par le vol d'un cygne dont les ailes mutilées rasaient l'eau dormante d'un invisible étang, les yeux de la mère revenaient sans cesse vers la portion du vaste et lumineux jardin où se promenaient les deux fiancés. Leur pas lent, incertain, distrait, — ce pas d'un couple heureux et dont les moindres mouvements s'harmonisent, s'épousent pour ainsi dire d'un inconscient accord, — les éloignait tour à tour et les rapprochait. Ils disparaissaient, puis reparaissaient au tournant des allées. Ils marchaient, s'arrêtaient, marchaient de nouveau. Ils se regardaient, parlaient, se taisaient, si délicieusement exaltés et ravis par ce ciel bleu, cette clarté du jour, ces arbres, ces eaux, ces fleurs, par eux-mêmes surtout, par cette magie de la présence aimée, qui mettrait le printemps là où règne l'hiver; et, ajoutée à l'enchantement d'une heure enchantée, peu s'en faut qu'elle ne dépasse les forces de l'âme! Henriette et Francis avaient autour de leurs personnes ce mystérieux rayonnement que projette l'extrême bonheur. Ils étaient comme soutenus, comme soulevés par cet intime esprit de félicité que révèle chaque geste de deux êtres qui se chérissent entièrement, absolument. Jamais la taille souple de la jeune fille n'avait été plus souple, son fin sourire plus fin, jamais son visage plus délicat, ses yeux plus bleus, sa joue plus rosée, sa bouche plus spirituelle, l'or de ses cheveux plus soyeux et plus brillant. Jamais non plus la physionomie, volontiers concentrée et réfléchie, de Francis, ne s'était éclairée d'une pensée plus radieuse. La flamme noire de ses prunelles s'adoucissait pour contempler celle qui serait bientôt sa femme, dans des regards follement caressants. À la manière dont il lui donnait le bras pour la soutenir, tout le génie protecteur d'un dévouement d'homme se devinait. Elle était si jeune, si mince, si fragile, malgré ses vingt-trois ans, qui en paraissaient à peine dix-huit, au lieu que ses trente-quatre ans à lui étaient bien marqués sur son masque bistré et creusé, si mélancolique parfois au repos, et transfiguré à cette minute par un magnétisme de félicité. C'était comme une vision d'un rêve réalisé que cette promenade, pour le tendre témoin qui contemplait les deux fiancés, pour cette mère qu'ils n'oubliaient pas même dans leur extase, car, à chaque passage près du banc de marbre, Henriette la saluait d'un sourire et d'un regard. Elle n'eût pas détourné sa blonde tête que Mme Scilly ne lui en eût certes pas voulu. Mais que sa fille lui gardât une place dans son bonheur, cette évidence lui était aussi réchauffante que ce soleil méridional aux rayons duquel son pauvre corps se caressait, pour y reprendre un peu de force, quelques années de vie encore, et elle songeait:

— «Comme il l'aime, et comme il a raison de l'aimer! Comme elle est devenue celle que promettait son enfance! Si son père vivait, qu'il serait fier d'elle et fier de lui!... Il me dirait qu'il est content de moi, j'en suis sûre. Il me le dira un jour, bientôt... Que ce ne soit pas trop tôt, cependant!»


En prononçant mentalement cette parole, la pauvre femme reculait de quinze ans en arrière, jusqu'à l'automne, si terrible pour elle, de 1871. Au lieu du vert et silencieux jardin où passaient et repassaient ses deux enfants, — comme elle les appelait en les bénissant ensemble dans son cœur, — elle revoyait une chambre de malade, par un matin de novembre aussi, mais d'un novembre parisien, froid, sinistre et noir. Elles étaient là toutes deux, Henriette et elle-même, agenouillées au pied d'un lit sur l'oreiller duquel se détachait une face douloureuse et pâle, celle du commandant Scilly, qui venait de mourir. Après des mois et des mois de souffrance, il avait succombé aux suites des blessures reçues dans un des combats sous Metz. Il s'était conduit là en digne petit-neveu du fameux comte Scilly, le héros de Leipsick, celui qui avait mérité d'être lieutenant dans un de ces régiments d'officiers sans régiments, que Napoléon forma en Russie avec le titre d'escadrons sacrés. Quoique tous les Scilly aient été dans l'armée depuis ce héros du premier Empire jusqu'à l'actuel divisionnaire de ce nom, et qu'une femme de soldat doive être préparée à ces cruels sacrifices, la comtesse avait cru devenir folle d'inquiétudes dès les premiers jours qui avaient suivi la déclaration de guerre. Puis, ayant rejoint son mari en Allemagne, elle l'avait ramené à Paris pour le disputer à la mort avec une passion qui l'avait, en quelques semaines, vieillie de dix ans. À ce chevet du lit de mort du seul homme qu'elle eût aimé, elle n'avait repris le courage de vivre qu'en embrassant sa fille, l'unique enfant qui lui restât des cinq qu'elle avait eus, pauvre petite créature si fragile, si sensible, si consciente déjà de son sort de demi-orpheline! Ses larmes le disaient assez, et ses soupirs, et l'étreinte désespérée dont elle saisissait sa mère en lui criant: «Ah! garde-moi, garde-moi!...» La veuve avait rendu ses baisers à Henriette, en se jurant, en jurant au souvenir du père, de la garder en effet, de lui remplacer l'absent, et une vie avait commencé tout de suite, — pour durer des années, — de retraite, de mélancolie et pourtant de douceur. Une vie de retraite, car la comtesse se trouvait brouillée avec toute la famille de son mari, y compris le général Scilly, pour des raisons personnelles au père du mort, mais elle les acceptait par scrupule de fidélité morale comme le commandant les avait acceptées lui-même, et, d'autre part, ses relations de monde se trouvaient réduites, par le grand deuil qu'elle ne cessa de porter que bien tard, à la plus stricte intimité. Une vie de mélancolie, car elle voulut que rien ne fût changé autour d'elle, et le petit hôtel du boulevard des Invalides, choisi jadis par l'officier comme plus voisin de la rue Saint-Dominique et de l'École Militaire, commença de revêtir cette physionomie un peu passée et fanée des choses que les mains touchent pieusement, tristement, pour les caresser et ne pas s'en servir. Une vie de douceur, car la petite fille qui allait et venait, toujours en noir, elle aussi, de son pas à peine appuyé d'enfant sage, à travers ces meubles dont chacun était une relique, ne faisait pas un geste, ne disait pas un mot qui ne trahît la plus jolie délicatesse de nature. Mme Scilly en jouissait avec ce mélange de délices et de souci dont est faite la félicité douloureuse des mères. Elles les savent si comptés, les jours où elles ont leur enfant auprès d'elles, tout à elles. Tandis qu'Henriette s'occupait paisiblement au travail de ses leçons, celle-ci avait pris l'habitude de mesurer la fuite de ces douces années au verdoiement ou au jaunissement des arbres du jardin de l'archevêché, aperçus par les hautes fenêtres des chambres du premier étage. Tantôt ces arbres frémissaient au renouveau, secouant au vent d'avril des grappes de fleurs, et la mère calculait combien de printemps reviendraient encore avant que sa fille eût ses dix-neuf ans. D'autres fois, le vent chassait le long des allées les débris épars de l'automne, et elle comptait les saisons écoulées depuis que le père était mort. Elle se perdait devant la petite dans des contemplations infinies, charmée tout ensemble et troublée par l'accroissement de sa taille, par la métamorphose de l'enfant en jeune fille, de la jeune fille presque en jeune femme, admirant sa grâce, son esprit, sa bonté, respirant tous les parfums de cette adorable et virginale fleur qu'elle seule connaissait, et elle prévoyait, avec une anxiété si généreusement préparée cependant au sacrifice, le moment où il lui faudrait se séparer d'elle.

— «Penser,» se disait-elle, «qu'il existe, celui qui doit me la prendre, qu'il respire, qu'il marche, que nous l'avons peut-être rencontré hier, aujourd'hui, dans notre promenade! C'est pour lui que j'aurai orné ce gracieux esprit d'idées fines, pour lui ce tendre cœur de sentiments nobles... Si je pouvais l'élever, lui, pour elle, comme je l'élève, elle, pour lui?... Son père répétait toujours: Elle épousera quelqu'un qu'elle aime. Il était un homme, il savait la vie, il aurait jugé celui qui se présentera, au lieu que moi?...»

C'est par milliers que la veuve inconsolée avait prononcé tout bas de ces monologues de sollicitude maternelle plus fréquents et plus pressés à mesure que le temps avance. Ils aboutissent alors à des projets caressés complaisamment, puis déjoués par une de ces rencontres non prévues à la suite desquelles un hôte nouveau entre en scène, l'inattendu, l'irrésistible amour. La comtesse Scilly avait, durant ces années trop courtes à son gré, déployé son soin le plus constant à entourer Henriette d'amies irréprochables et pieuses comme elle-même. Elle s'était appliquée à graduer de son mieux la prudente reprise de ses relations de monde. Elle avait voulu que pas une des habitudes de fine aristocratie qu'elle pratiquait à l'époque de ses jeunes élégances ne fût perdue pour sa fille, et elle avait appelé à elle tout le secours de son expérience première pour étudier avec une sollicitude passionnée les quelques jeunes gens mêlés à leur petit cercle de société. Puis ce fut d'un inconnu que son enfant se trouva éprise, de ce Francis Nayrac au bras duquel la mère la regardait se promener à présent avec une confiance si émue, presque si reconnaissante, — et dix petits mois plus tôt elle ne connaissait ce nom que pour l'avoir entendu mentionner par la générale de Jardes, qui était une parente éloignée du jeune homme. C'était aussi chez Mme de Jardes que la présentation avait eu lieu, par hasard, à une visite d'où Francis était sorti si troublé du charme d'Henriette, qu'il était retourné le lendemain en parler à sa parente. Des incidents avaient suivi, d'un ordre bien simple, bien banal, pareils à tous ceux dont s'accompagne un mariage ainsi commencé sur le subit enthousiasme d'un garçon lassé de sa solitude, et auquel servent de complices la secrète sympathie de la jeune fille d'une part, de l'autre la bienveillance d'une commune amie enchantée de ce rôle d'intermédiaire. C'est un lieu commun d'observation que toutes les femmes s'y complaisent, qu'il s'agisse d'un amour légitime ou illégitime! De nouvelles rencontres plus ou moins adroitement préparées, le constant et long éloge de Francis fait par Mme de Jardes, la présence du jeune homme dans tous les endroits où il pouvait s'approcher de Mlle Scilly sans que personne commentât ses assiduités, un changement plus marqué dans les manières d'Henriette, si visiblement préoccupée et bouleversée, — tels avaient été les ingénus, les naïfs épisodes de ce petit roman. Chacun représentait pour la mère une émotion profonde, et une suprême, l'entretien qu'elle s'était décidée enfin à provoquer avec sa fille. Cette dernière avait avoué le secret nouveau de son cœur, sans hésiter, mais tremblante comme en ce moment tremblaient au-dessus du banc de marbre les feuilles d'un frêne pleureur agité doucement par la faible brise. Elle aimait Francis. Hé quoi! sans rien savoir de lui davantage? Sans qu'un mot d'entente eût été échangé entre eux? Par quelle mystérieuse correspondance de sentiments?... Mme Scilly se rappelait s'être posé ces questions avec effroi dans la nuit qui avait suivi cet aveu, et devant cette première émotion de sa fille qui n'était plus à elle seule, elle avait éprouvé une de ces jalousies morales, si profondes, si passionnées, — plaies saignantes des plus nobles mères, et si profondes qu'elles sont impossibles à guérir, sinon par la vue de la félicité absolue de leur enfant. Oh! Comme la comtesse avait prié cette nuit-là! Comme elle avait demandé un secours d'en haut qui lui marquât son devoir! Avec quelle prudence et quel tremblement intérieur, elle aussi, elle avait, sur le conseil du père Juvigny, le vieux Dominicain, son directeur, procédé à une enquête comme tous les parents en ont fait de tous les temps. Hélas! S'il fallait une preuve pour démontrer combien le sort des plus prudents est dominé par un pouvoir incompréhensible et ingouvernable, où la trouverait-on mieux que dans cette incapacité d'un père et d'une mère, même bien vigilants, à connaître avec exactitude la vie et le caractère de celui qui doit faire tout le bonheur ou tout le malheur d'une enfant idolâtrée et préservée pendant des années? Mme Scilly s'adressa de droite, de gauche, dans des visites qui furent comme les intermèdes comiques de ce drame sentimental. N'est-ce pas un drame en effet et de l'intérêt le plus poignant qui se joue dans ces entretiens où d'un mot prononcé à la légère dépendront deux avenirs dont l'un est si dépourvu de défense? Et voici le type des réponses obtenues après d'infinis détours de causerie:

— «M. Nayrac?...» avait dit à la comtesse Mme d'Avançon, la femme de l'ancien diplomate, «un charmant garçon, avec une très jolie fortune, ce qui ne gâte rien. Il est resté dix ans dans la carrière, il allait passer premier secrétaire, et il vient de démissionner comme M. d'Avançon, à cause de ce gouvernement... C'est dommage...» Et la digne dame, clouée sur son fauteuil à roulettes par une crise de ses douleurs, avait continué par une tirade sur l'état de choses actuel, renouvelée de son mari de qui elle adoptait les moindres idées, quoiqu'elle le détestât, par une contradiction assez fréquente dans les mauvais ménages. On se hait du fond du cœur et la force de l'accoutumance est telle qu'on arrive à se ressembler intellectuellement, quelquefois physiquement. Par quels procédés la mère la plus habile pourrait-elle, sans éveiller des défiances, ramener sur la ligne désirée une conversation qui dévie ainsi? Et elle n'ose plus formuler aucune question, mais elle calcule que M. d'Avançon essaye d'oublier l'enfer conjugal en menant à soixante ans la vie de cercle, et qu'il doit rencontrer Francis Nayrac dans des endroits où la vérité des mœurs se décèle mieux que dans le monde, et elle parvient, grâce au développement du plus subtil machiavélisme, à provoquer cette autre déclaration:

— «Francis Nayrac? un charmant garçon, une très jolie fortune. Je le vois cette année-ci au petit club. Au moins avec celui-là on peut causer d'autres sujets que des courses et du tirage à cinq...» Et une dissertation suit, dans laquelle le plus intransigeant de nos vieux Beaux s'abandonne à sa colérique envie contre la génération présente. Il y entremêle de son côté des observations et des idées de sa femme, mais il oublie complètement Nayrac... À la dixième expérience de ce genre, force est bien à la pauvre mère de s'avouer que le mieux est encore de s'en rapporter à ceux qui connaissent son gendre possible depuis l'enfance, et celle-ci avait fini par échouer chez Mme de Jardes, laquelle était trop intéressée au bon aboutissement de sa petite intrigue pour ne pas défendre son cousin. Mais Mme Scilly la savait très honnête femme et elle avait posé à sa loyauté deux questions qui, pour elle, étaient les plus angoissantes:

— «S'il est religieux?...» avait répondu la générale. «Peut-être ne pratique-t-il pas assidûment. Vous savez, ma chère Louise, les jeunes gens se laissent aller. Mais qu'il ait des principes excellents, j'en réponds, d'abord sa démission le prouve, et puis j'ai connu sa pauvre mère et sa sœur. Elles sont mortes comme deux saintes... Pour l'autre chose? c'est plus délicat. Vous comprenez qu'il ne m'en a jamais parlé. Mais je suis sûre d'abord qu'il est libre. C'est un homme d'honneur et il n'aurait pas pensé à Henriette s'il ne l'était pas. Je suis sûre aussi qu'il n'a jamais eu de liaison affichée, du moins à Paris. L'écho m'en serait arrivé. Et comme voici des années qu'il était à l'étranger...»

Que ces conversations, et d'autres analogues, étaient loin! Cependant elles ne dataient que du printemps. Encore aujourd'hui et quand elle repassait en esprit les semaines décisives de juillet qui s'étaient terminées par les fiançailles de Francis et d'Henriette, Mme Scilly s'étonnait elle-même de la rapidité avec laquelle avaient marché des événements dont elle avait toujours pensé qu'ils seraient si lents au contraire, si compliqués, si réfléchis. Mais elle se sentait faible depuis bien longtemps, et elle appréhendait avec tant d'anxiété de laisser sa fille sans protecteur. Elle la voyait, elle qui connaissait l'histoire entière de ce cœur depuis sa première émotion, sincèrement, profondément envahie par un amour aussi entier qu'il avait été rapide et inattendu. Elle savait que chez Henriette les sentiments n'étaient pas chose d'une heure, et, cet amour une fois déçu, elle tremblait que la ferveur religieuse de la jeune fille ne la tournât vers quelque autre résolution. Elle avait tant de fois deviné quel attrait de mystique asile le couvent exerçait sur cette imagination tendre! Elle croyait deviner d'autre part dans Francis un homme rare, une irréprochable vérité de cœur. Quoique bien étrangère aux préoccupations de convenance mondaine, elle ne pouvait s'empêcher de calculer que ses enfants auraient tout de suite à eux deux plus de soixante mille francs de rente. Enfin elle avait dit: «Oui,» et, comme pour donner raison à ses inquiétudes sur sa propre santé, à peine son consentement était-il accordé, qu'elle tombait malade. Le médecin, qui avait d'abord parlé d'un simple refroidissement, diagnostiqua bientôt les plus dangereuses complications. Elle s'était couchée dans les derniers jours de juillet, comptant se relever, comme il lui arrivait pour ses rhumes habituels, vers la fin de la semaine. Elle était encore enfermée au milieu d'octobre. Les arbres du jardin de l'archevêché, qui avaient si longtemps tenu compagnie à ses solitudes, étaient tout verts lorsque le premier frisson de fièvre l'avait secouée. Quand elle put venir jusqu'à la fenêtre, elle vit que toutes les feuilles étaient touchées par l'automne, comme elle venait d'être touchée elle-même par la mort. Mais comment se plaindre de cette maladie qui lui avait permis de juger définitivement Francis? Quand les docteurs avaient formulé la nécessité pour elle d'un séjour d'hiver dans le Midi, et le plus lointain, — le Caire, Alger, Madère ou Palerme, — avec quelle délicatesse le jeune homme avait effacé ses droits devant les nouveaux devoirs que cette situation créait à sa fiancée! Cette dernière lui avait demandé que le mariage fût reculé jusqu'au printemps prochain, afin de pouvoir consacrer ce dernier hiver sans partage à l'entier rétablissement de sa mère, et il avait mis tant de grâce à y consentir! C'était lui qui avait conseillé Palerme qu'il connaissait, lui qui était venu préparer un appartement pour la comtesse, lui qui l'avait installée, puis il était retourné à Paris pour ne reparaître que rappelé par la malade, et si dévoué, si scrupuleusement attentif à ne jamais mettre leur amour entre Henriette et sa mission filiale! Et, par ce beau et clair matin où elle se sentait renaître, la malade laissait s'épanouir en elle, avec un espoir de ne pas s'en aller encore, une infinie reconnaissance pour ce qu'elle avait pu lire dans ce cœur de jeune homme:

— «Mon Dieu! puissé-je vivre,» se répétait-elle, «et ne les quitter que plus tard!»


Elle les regardait de nouveau marcher dans l'allée, tandis que les vertes palmes semblaient s'incliner sur eux pour les protéger, et que le vent éveillait dans les pins le vague murmure d'un océan endormi. Son âme s'échappait d'elle pour les suivre, pour leur souhaiter un ciel intérieur aussi caressant toujours, aussi bleu que celui qui les enveloppait à cet instant de son lumineux azur. Elle savait, quoiqu'elle n'entendît pas même le bruit de leurs chères voix, qu'ils l'associaient de leur côté au charme de cette promenade, et c'était vrai qu'en se parlant d'eux, ils se parlaient d'elle. Ils la mêlaient si naturellement à l'avenir dans lequel ils avaient cette confiance enivrée de ceux qui s'aiment d'un amour permis. Oui, quel rêve ils réalisaient dans ce cadre de paradis, elle si tendre, si fière, n'ayant connu de la vie que ses heures pures, lui encore assez jeune pour ne pas craindre de vieillir avant elle, assez éprouvé par les passions pour savoir le prix de ce qu'il avait rencontré dans cet être pour lui unique! Et ils causaient, ou mieux, ils pensaient, ils sentaient tout haut, ne cherchant pas leurs paroles, mais chaque phrase avait pour eux la secrète, la pénétrante magie de l'intimité toute prochaine. Rien que le son de leur voix leur faisait savourer d'avance d'innombrables minutes d'amour, comme en allant et en venant dans le jardin ils respiraient l'arome de toutes les fleurs et de tous les feuillages qu'ils ne voyaient pas.

— «Comme Mme Scilly a déjà changé depuis les huit jours que je suis ici!» disait-il. «Quand je l'ai retrouvée de nouveau si pâle, si faible, j'ai été bien troublé... Je venais d'avoir une telle déception en revoyant Palerme du bateau, toute grise sous une pluie battante.»

— «C'est vrai,» reprit Henriette en regardant devant elle avec des yeux où Francis put lire le ressouvenir de cette récente angoisse, «vous n'avez guère été favorisé pour votre voyage. Après les premiers beaux jours que nous avions eus, nous étions si tourmentées quand nous voyions, par nos fenêtres, la mer si mauvaise avec ses énormes vagues... Maman et moi nous ne nous disions rien, mais je savais que nous avions la même idée. Elle était encore trop souffrante. C'est cette inquiétude qui l'avait rendue plus malade la veille de votre arrivée... Elle est si sensible et elle vous aime tant...»

— «Chère mère,» dit le jeune homme en serrant le bras de la jeune fille.

— «Si seulement nous avions su où vous envoyer une dépêche à Naples,» continua-t-elle. «Quand on nous a remis la vôtre, j'ai eu un éclair d'espoir que vous reculiez votre départ à cause de la tempête... J'avais bien envie de vous revoir cependant... C'était neuf heures. Vous étiez en mer. Que le vent de cette nuit-là m'a paru terrible! Je l'écoutais et je priais... Je pensais aussi à ma pauvre maman et à ce qu'elle a dû éprouver pendant cette affreuse guerre...»

— «Oubliez cela,» dit-il en l'interrompant. Il avait si peur qu'elle n'évoquât des souvenirs d'enfance demeurés vivaces en elle et qui lui mettaient toujours un tremblement mouillé au bord des paupières. — «Oui,» insistait-il, «oubliez cela, comme je vous promets que nous ferons oublier à votre mère tous ses chagrins, les lointains et les récents, les grands et les petits... Si elle m'aime un peu, vous savez que moi je l'aime beaucoup. Je lui garde une telle reconnaissance de vous avoir faite celle que vous êtes... Je l'aurais trouvée hostile à notre mariage que je la lui vouerais encore, cette reconnaissance, rien que pour avoir rencontré en vous ce que j'y ai rencontré, la vivante preuve que les rêves les plus beaux de la jeunesse ne mentent pas toujours...»

— «Taisez-vous,» interrompit-elle à son tour en rougissant, et elle lui mit sur la bouche sa main demeurée libre qu'il baisa à travers le gant, «vous allez recommencer de me flatter, ce qui n'est pas bien, et vous oubliez de regarder ces beaux pins d'Italie dont j'aime tant la silhouette et ce sombre bouquet que font leurs branches là-haut, ce bel vaso, comme nous disait le jardinier qui m'a montré la villa le premier jour. Est-ce assez cela et comme ils sont ingénument artistes, dans cet étrange pays!... Mais la Sicile est trop loin. Si nous pouvions trouver l'année prochaine, pour y passer l'hiver, une propriété qui eût un parc, avec des arbres comme ceux-ci et cette lumière, mais plus près de Paris, pour que le voyage fût moins fatigant, en Provence ou sur la côte de Gênes!...»

— «Je vous ai promis de m'arrêter là quand je retournerai en France et de chercher,» repartit Nayrac. «Je suis si heureux que vous aimiez la même espèce de nature que moi et de la même façon... Mais avez-vous remarqué, l'autre jour encore, au Musée, quand je me suis arrêté devant l'Hercule qui tue la pauvre Amazone, et sans que vous m'en eussiez parlé, comme nous avons ainsi les mêmes goûts en toutes choses, si instinctivement?»

— «C'est encore vrai,» dit Henriette, «les mêmes, tout à fait les mêmes... Mais je le savais si bien dès le premier jour que je vous ai vu...»

— «Et à quoi?» demanda-t-il.

— «Est-ce qu'on se rend compte?» fit la jeune fille. «Mais j'étais sûre, quand je suis venue dans ce jardin pour la première fois, que vous le préféreriez à tous les autres... Je n'ai pas lu beaucoup et je ne suis qu'une ignorante. Je suis certaine que du premier coup je saurais d'un livre si vous l'aimerez...»

— «C'est si pénible,» reprit-il, a lorsque entre deux êtres il n'y a pas cette harmonie, cet intime accord... Au lieu qu'il m'est si doux de penser que vous êtes ma femme, vraiment ma femme, vous comprenez, un cœur fait justement à la ressemblance de mon cœur...»

— «Et vous mon fiancé,» répondit-elle à mi-voix, «mon cher fiancé...»

— «Et pourtant,» continua-t-il, «ce profond accord me rend quelquefois presque triste... À quoi cela tient-il que nous soyons ici? Je pense que j'ai si bien failli ne pas vous connaître! Si je n'avais pas quitté ma carrière? Si en la quittant j'étais venu m'établir en Italie comme j'en avais l'intention? Si je n'étais pas allé chez Mme de Jardes ce mercredi? Si nous ne nous étions pas rencontrés ce jour-là?...»

— «Je n'admets pas tous ces si,» interrompit-elle en riant avec une mutinerie de son joli visage; «nous ne pouvions pas ne pas nous rencontrer...»

— «Si cependant?...» reprit-il.

— «Je comprends bien que c'est insensé,» répondit-elle avec une bouche redevenue sérieuse et songeuse; «mais je sais que je ne me serais jamais mariée...»

Ils s'arrêtèrent pour échanger un long regard. Il lut à travers ces beaux yeux bleus jusqu'au fond de cette âme qui était à lui. Dans cette chère âme tout était candeur et vérité. Il n'y avait pas un repli où il ne devinât la plus irréprochable, la plus passionnée des tendresses. Sur ce cœur virginal rien n'avait jamais passé, pas un frisson, pas une ombre. Autour de leur silence les palmes continuaient de palpiter, le vent de murmurer dans les pins, les buissons de roses et les citronnelles d'exhaler un léger parfum vaguement musqué, l'ombre des feuillages de trembler sur les marbres, le cygne d'errer sur l'eau dormante, le soleil de rayonner dans le vaste ciel. Ils étaient si seuls dans ce tournant d'allée, — si loyalement, presque pieusement seuls, avec la présence bénie de la meilleure des mères à côté de leur amour comme pour le sanctifier. Francis attira sa fiancée contre son cœur, et il posa ses lèvres sur ce front qu'aucune pensée mauvaise n'avait jamais traversé, pas même effleuré. Il se sentit alors si heureux, que ce bonheur trop complet, trop absolu, dépassa tout d'un coup les puissances de son être et lui fit mal pour la première fois, et tout bas il dit à sa chère «aimée,» comme elle lui permettait de l'appeler quelquefois à des minutes pareilles:

— «Nous sommes trop heureux, j'ai peur...»

Elle ne répondit rien d'abord. Mais il vit distinctement une angoisse passer dans ces douces prunelles, un frémissement courir autour de ces lèvres à demi ouvertes. Les paupières de la jeune fille battirent, son sein palpita, puis, le regardant de nouveau, bien en face, elle fit un effort pour dominer son impression et, avec un sourire de courage: — «Moi aussi quelquefois,» dit-elle, «j'ai peur d'être si heureuse. Mais il ne faut pas. Quand on n'a rien sur la conscience, n'est-on pas avec Dieu?...»


Francis Nayrac devait souvent se rappeler par la suite l'étrange impression d'anxiété qui l'avait fait tressaillir ce matin-là, — ce dernier matin de leur joie complète, — et qui avait trouvé un tel écho dans sa fiancée, alors que toutes choses autour d'eux paraissaient s'harmoniser entièrement, absolument avec leurs cœurs. Ils ne pouvaient en aucune manière soupçonner le danger qui menaçait cette paix bénie de leur amour à cette heure même. Eurent-ils donc là tous deux une de ces presciences dont notre scepticisme sourit, quoique des hommes qui s'appelaient Napoléon et Gœthe aient cru possible cette divination de l'avenir à de certaines minutes exaltées? Cédèrent-ils simplement à cette angoisse de la joie, phénomène singulier mais indiscutable, où il entre à la fois de la lassitude nerveuse sous le coup de la sensation trop forte, et une vue trop juste des retours assurés du sort? Ne semble-t-il pas que nous portions tous en nous un instinct de cette grande loi humaine figurée dans un symbole tragique de l'antiquité par la Némésis, par la funeste puissance des compensations fatales dans laquelle les Grecs ont incarné moins encore la justice que la jalousie des Dieux? On peut certes donner une apparence d'explication naturelle à toutes les appréhensions de cet ordre, et ajouter que d'ailleurs la plupart des pressentiments sont démentis par les faits. Mais, lorsque ces faits au contraire les justifient par une concordance inattendue et comme foudroyante, le moins superstitieux ne saurait se retenir de trembler. Nous croyons entrevoir derrière le hasard extérieur des circonstances le mystère d'une destinée, et, si vulgaire que soit la forme de cette révélation, nous en demeurons, pendant une seconde, remués jusque dans la racine de notre être. Pour Francis, le saisissement devait être d'autant plus fort qu'il avait toujours eu à lutter contre cette disposition au fatalisme qui, éclairée et dirigée par la foi, aboutit chez les âmes d'espérance et de résignation à la croyance dans la providence, principe premier de toute vie vraiment religieuse. Pour le jeune homme, et quoique, élevé pieusement, il eût gardé ce christianisme d'apparence propre à sa classe et à son temps, la religion n'était que la plus noble des hypothèses. Sa providence, c'étaient les beaux yeux bleus de sa fiancée, et, tandis qu'il marchait seul, au sortir du jardin de la villa Tasca, par les rues de Palerme, blanches de raies de soleil et noires de raies d'ombre, il n'eut pas besoin d'effort pour oublier ce vague frisson de peur devant l'avenir qui allait le reprendre si vite, mais cette fois causé par le plus déterminé des motifs. Pour le moment, il ne gardait de sa promenade de la matinée qu'une sensation délicieuse. Ayant quelques commissions à exécuter, il avait laissé Henriette et Mme Scilly regagner en voiture l'Hôtel Continental où ils habitaient tous les trois. Il suivait les trottoirs d'une des deux longues rues qui se coupent à la place dite des Quattro Canti et divisent Palerme en quatre segments presque égaux. Jamais il n'avait goûté plus vivement le charme exotique de cette ville qui tient de l'Orient, de l'Espagne et de l'Italie, avec ses fontaines dans le style rococo chargées de statues, avec ses étroites boutiques dont les marchands se tiennent silencieux et indifférents comme dans les bazars turcs, avec ses palais brodés de sculptures, avec ses Madones et ses Christs prisonniers de niches qu'éclaire un lumignon toujours allumé, avec le passage de ses voitures chargées de fenouil et peintes de scènes barbarement coloriées. Et quelles scènes: Médor et Angélique, Godefroy de Bouillon escaladant Jérusalem, Garibaldi haranguant les Mille!... Jamais non plus le jeune homme, une fois franchi l'arc de triomphe sans fronton dressé pour le char de sainte Rosalie, n'avait davantage admiré la ligne si large et si noble du golfe. Arrivé sur la porte de l'hôtel qui donne sur ce quai tout contre l'adorable jardin de la villa Giulia, il se retourna pour regarder par delà l'emmêlement des agrès du port cette mer si bleue avec la silhouette nue et rouge du mont Pellegrino, voué lui aussi à sainte Rosalie. Certes, son pressentiment était bien oublié, et il ne se doutait guère que ce regard d'enthousiasme pour le beau paysage était aussi un regard d'adieu, — adieu à ces journées de parfaite tendresse, adieu à cet abandon dans le plus cher espoir, adieu au rajeunissement de toute son âme souhaité, commencé déjà, adieu au paradis idéal du bonheur permis. Le plus simple des incidents allait suffire à bouleverser ce château de rêves où il s'abritait depuis six mois, et à le remettre en face d'un tourment moral aussi cruel que ceux dont la trace se reconnaissait trop souvent à l'expression de sa bouche et de ses yeux. Ce fut rapide et simple comme un de ces accidents terribles: déraillement de chemin de fer, tremblement de terre, effondrement d'une maison, dont la survenance en pleine sécurité est d'autant plus effrayante qu'elle est plus subite. En entrant sous la voûte de l'hôtel, Francis Nayrac vit que le concierge était en train de classer les lettres arrivées par le bateau du matin. Cet homme, un gigantesque Allemand, à longue barbe blonde, méticuleux et polyglotte, vêtu d'une somptueuse livrée et coiffé d'une large casquette flamboyante d'or, maniait les enveloppes comme un joueur manie les cartes, avec une dextérité de prestidigitateur. Son crayon rouge griffonnait sur chacune le numéro de la chambre du destinataire, et plusieurs personnes se tenaient autour de lui, attendant qu'il eût fini cette besogne, avec cette avidité inquiète et presque maladive de correspondance qui distingue particulièrement les bureaux de poste dans les îles où la rareté des courriers en exalte le désir. Toutes les figures de ce petit tableautin cosmopolite auquel il était pourtant très habitué, que de fois Francis les revit depuis, associées qu'elles étaient au coup de surprise qui le frappa dans cet instant-là! Au lieu de monter droit dans sa chambre, il s'arrêta machinalement pour attendre lui-même ses lettres, et, non moins machinalement, il se mit à parcourir des yeux la pancarte où se trouvaient affichés les noms des voyageurs descendus à l'hôtel. Tout d'un coup il sentit son cœur battre plus vite. Une émotion presque de terreur lui serra la gorge. Ses jambes tremblèrent. Il se rapprocha du tableau pour relire, parmi ces noms qu'il connaissait presque tous, l'avant-dernier inscrit, celui d'une personne débarquée sans doute depuis quelques heures ou de la veille: «Mme Pauline Raffraye,» avec la petite note: «et sa famille,» puis, comme indication du lieu d'origine: «Château de Molamboz, par Arbois. — France.» Le jeune homme demeura ainsi quelques secondes, comme hypnotisé par ces syllabes auxquelles il paraissait ne pouvoir pas croire; puis, comme le concierge, enfin délivré des impatients, sortait de la loge, le paquet des lettres à la main, pour s'occuper de la distribution, il l'appela pour lui montrer ce nom. Rien que de le prononcer lui faisait sans doute un peu de mal car il dit simplement:

— «Je n'avais pas vu que cette dame fût ici encore. Est-ce qu'elle est arrivée aujourd'hui?»

— «Elle est venue par le train de Messine, hier,» répondit le géant.

— «C'est bien une Française, n'est-ce pas?»

— «Oui, monsieur.»

— «Elle n'est pas seule?»

— «Non, monsieur. Elle a une petite fille de huit à dix ans, et deux femmes de chambre avec elle.»

— «Je voudrais bien savoir si c'est celle que je connais...,» dit Francis, et, s'apercevant de ce que cet interrogatoire avait d'étrange, il ajouta pour dérouter par une fausse demande la curiosité d'ailleurs peu vraisemblable de son interlocuteur et obtenir cependant son renseignement: — «C'est une femme âgée et très grande?...»

— «Âgée, non, monsieur,» reprit l'Allemand. «Trente ou trente-cinq ans peut-être. On ne sait pas. Elle a l'air si malade!... Elle est plutôt petite et mince au contraire...»

— «Allons,» se dit Francis en commençant de monter l'escalier, «il faut avoir le courage de regarder les choses en face. C'est son château, son nom, son prénom, son âge, l'âge de sa fille... C'est elle...» Il se répétait ce nom de Pauline Raffraye en montant les deux étages d'escaliers qui devaient le conduire à sa chambre. En toute circonstance il eût été troublé profondément par l'annonce qu'il se trouvait sous le même toit que cette ancienne maîtresse, — car une ancienne maîtresse possède seule le pouvoir de bouleverser à ce degré un fiancé aussi épris que l'était celui-là. — Mais apprendre cette présence ainsi, presque à la minute où Henriette et lui venaient d'être frappés par cette étrange appréhension d'un malheur inconnu, devait accroître singulièrement ce trouble, d'autant plus que ce nom de Mme Raffraye ne lui rappelait pas seulement l'épisode le plus passionné de sa jeunesse. Il lui représentait la créature dans laquelle il avait cru deviner les plus noirs abîmes de perversité, celle qui lui avait été la plus funeste, le mauvais génie de tant d'années de sa vie, celle aussi pour laquelle il avait été le plus implacablement dur, presque cruel. Et cette femme venait d'arriver à Palerme, quand il existe tant d'autres villes d'hiver, dans cet hôtel, quand, à Palerme même, il existe tant d'autres hôtels et de plus célèbres, et à quel moment? Quand il se trouvait là dans ce coin retiré du monde où il avait le droit de se croire bien caché, auprès d'une jeune fille qu'il aimait, dont il était aimé, qu'il allait épouser... L'idée d'attribuer cette présence à quelque plan d'action inconnue et redoutable devait venir et vint aussitôt au jeune homme, dont la sensibilité naturellement très vive était encore surexcitée par le ravissement de cette promenade de la matinée. Cette folle idée s'empara de lui, dans le temps qu'il mit à monter jusque chez lui, avec la peur et le demi-égarement d'une panique irraisonnée, maladive, irrésistible. Ce fut au point qu'il avait le visage tout altéré quand il entra dans le salon particulier où il prenait tous ses repas, en compagnie de Mme Scilly et de sa fiancée. Il lui fallut subir la sollicitude inquiète de cette dernière, — il lui fallut, pour la première fois, dissimuler et attribuer son changement de physionomie et d'humeur à une migraine causée par le soleil, lui qui, depuis des jours, vivait avec Henriette cœur à cœur, dans une communion si constante de leurs pensées! Il lui fallut voir sur ce doux et tendre visage la plus amoureuse inquiétude, et l'impression de malaise que lui donna cette nécessité de mentir jointe à l'anxiété dont il se sentait invinciblement dévoré lui fut si insupportable qu'il dut se retirer dans sa chambre pour toute l'après-midi, sous le prétexte de son indisposition grandissante. Il voulait à tout prix ramasser sa pensée et regarder bien en face les données du problème que lui posait, d'une manière pour lui tragique, cette arrivée soudaine et dont il n'admettait pas une minute qu'elle ne fût point intentionnelle. Mais comment faire cet examen sans évoquer tous les événements, toutes les sensations aussi d'un passé qui contrastait trop cruellement avec celui dont la mère d'Henriette avait caressé dans sa rêverie, quelques heures plus tôt, les délicates et naïves images? Ah! Quelle tristesse de sentir l'âcre amertume d'un coupable et mauvais amour que l'on a voulu, que l'on a cru fini, nous inonder à nouveau l'âme à l'instant même où cette âme s'enivrait, jusqu'à l'extase, des joies d'un autre amour, tout lumière et tout espérance!

— «Et cependant,» gémissait Francis, une fois seul et libre de s'abandonner au cours de ses souvenirs, «après tant d'années, est-ce que je ne dois pas être aussi mort pour elle qu'elle est morte pour moi?...»

II

UNE ANCIENNE MAÎTRESSE

ant d'années! Les journaux pliés sous leur bande, que le coude du jeune homme froissait durant cette après-midi commencée sur une impression si douloureuse, portaient en effet la date de 1886, et c'était en avril 1877 qu'il avait parlé à Pauline Raffraye pour la dernière fois. D'autre part, il l'avait rencontrée pour la première fois vers la fin de l'hiver 1876. Douze mois de sa vie à peine tenaient dans ce souvenir de femme. Mais les amours qui laissent après eux une cicatrice ineffacée ne sont pas toujours ceux qui ont duré le plus longtemps, ni ceux qui abondèrent en incidents romanesques ou tragiques. Quand une maîtresse a blessé une certaine place profonde et malade de notre cœur, elle a beau n'avoir eu de nous que quelques semaines, elle nous demeure inoubliable et à jamais vivante. Nous mettons entre elle et nous la distance, le temps, d'autres visages, d'autres caresses, d'autres joies, d'autres douleurs. Rien n'y fait. Nous l'avons dans le sang, comme dit une énergique et si juste expression du peuple. Il faut ajouter que cette première rencontre de Francis Nayrac avec Pauline Raffraye s'était accomplie dans des conditions particulièrement dangereuses pour lui. Il avait alors vingt-cinq ans. Ayant perdu très jeune son père et sa mère, toutes ses affections de famille s'étaient reportées sur une sœur unique, Mme Julie Archambault, mal mariée et peu heureuse. Cette sœur, son aînée de quatre ans, l'avait élevé, dans cette période difficile de la fin de l'adolescence où la tendresse ne sert de rien quand elle n'est pas accompagnée par un sens très juste des lois vraies du monde social. Julie commença par vouloir garder son frère auprès d'elle. Il fit donc son droit aussitôt à sa sortie du collège, reculée d'une année à cause de la guerre, et il eut des aventures très banales, vulgaires, qu'elle sut et qui lui firent peur. Elle pensa que la fortune et l'oisiveté allaient le perdre, et elle considéra comme un grand sacrifice, mais nécessaire, de l'occuper et de l'occuper loin de Paris. Les tristes expériences de son mariage lui donnaient ce préjugé contre cette capitale qui est aussi fréquent chez certaines femmes très honnêtes que le préjugé contraire peut l'être chez certains boulevardiers. Elle se trompait. Si la facilité de plaisir qui se rencontre dans cette ville est funeste à beaucoup de jeunes gens, trop entraînables ou trop vaniteux, la solitude morale et intellectuelle de la province ou de l'étranger est plus funeste à quelques autres, prédisposés déjà aux abus de la vie imaginative et sentimentale. Ce fut toute l'histoire de Francis. À Paris, ses premiers désordres l'eussent vite lassé et l'honnêteté profonde de sa nature l'aurait poussé aussitôt à ranger son existence dans ce qui reste la chance la plus probable du bonheur: le mariage jeune. Entré sur les conseils, presque sur l'injonction de sa sœur, dans la carrière diplomatique pour laquelle il n'avait aucune espèce de goût, il fut pour son malheur attaché d'abord à une des légations les plus retirées d'Allemagne. En 1876, il venait donc de passer deux années à Munich, presque absolument replié sur lui-même, occupé à lire, à rêver, à attendre la vie au lieu de commencer de vivre, dans une autre oisiveté, celle des chancelleries, où la fréquentation forcée et continue des collègues exaspère encore l'isolement intérieur quand elle ne produit pas l'amitié. Ces deux années eurent pour résultat de développer en lui un état très particulier qui se rencontre, mais passagèrement, chez un petit nombre de jeunes hommes destinés pour la plupart à devenir des artistes ou des écrivains, et, d'une manière plus fixe, chez beaucoup de jeunes femmes, mécontentes de leur sort ou dépourvues de stricts devoirs. Cet état, bien plus redoutable pour la sage hygiène de l'avenir que ne le sont de banales débauches, a été profondément défini d'un mot célèbre par le plus humain et le plus troublé des Pères de l'Église. Il consiste à trop aimer à aimer, — maladie inoffensive quand elle est courte, périlleuse et féconde en conséquences funestes lorsqu'elle se prolonge. Celui qui aime ainsi à aimer se complaît dans le mirage de romans à vide que la réalité, semble-t-il, dissipera aussitôt. En fait, il s'habitue peu à peu à juger insignifiant tout ce qui ne se rapporte pas de près ou de loin aux passions de l'amour. Les intérêts et les devoirs de son métier reculent dans sa pensée à une place secondaire. Le rêve généreux et viril de fonder une famille, celui de servir une haute cause idéale de science, d'art ou de politique, celui plus personnel de se distinguer par des triomphes de carrière, — ces divers principes de robuste activité s'affaiblissent, s'étiolent, disparaissent pour laisser la place à la constante préoccupation de l'indéfini lendemain sentimental. Quand arrivera-t-il, ce lendemain, et quel sera-t-il? Celui qui aime à aimer emploie des journées, des semaines, des mois à prendre et reprendre ce problème, dramatisant les passions par avance, épuisant leurs joies et leurs douleurs avant de les avoir éprouvées, se raffinant et se blasant à la fois, jusqu'à ce qu'il parvienne par cette débauche de la rêverie, par cette folie du libertinage intellectuel, à un mélange unique de corruption et de naïveté. Les nuances les plus subtiles de la galanterie lui sont familières; il n'ignore rien des roueries de la séduction, rien des complexités dont les théoriciens du cœur ont étalé les anatomies. En même temps il garde comme une virginité d'émotion réelle qui tient à l'âge, à l'innocence physique de ses jours et de ses nuits. Francis en était là, de sa crise de jeunesse, compliquée chez lui du souvenir de ses sensualités précoces, lorsque sa sœur Julie Archambault rencontra Pauline Raffraye, très mal mariée elle aussi, et elles se lièrent d'une de ces amitiés enthousiastes, comme la communauté d'un triste destin, le besoin de confidences et de sympathie, la sensation de l'hostilité ou de l'indifférence du monde en créent si aisément, si rapidement entre deux femmes jeunes, désœuvrées et délaissées. Les lettres de Julie étaient pour Francis les grands événements de son exil. Elle écrivait avec tant de grâce dans l'esprit et elle comprenait si bien, avec une telle indulgence, certaines choses subtiles du cœur de son frère, celles qu'il pouvait lui dire. À partir de ce moment, ces lettres furent pleines de Pauline, comme dans les conversations de Julie avec Pauline sans cesse il était question de Francis. Le hasard redoubla la curiosité que Mme Raffraye et Nayrac devaient naturellement ressentir l'un pour l'autre. Lors des deux voyages que le jeune homme fit à Paris, après que sa sœur fut devenue l'amie préférée de Pauline, cette dernière était absente. Puis une circonstance qui eût suffi à troubler deux êtres absolument indifférents les rapprocha. Mme Archambault fut emportée en quelques jours par une fièvre typhoïde, et dans cette chambre d'agonisante, Francis, revenu d'Allemagne en toute hâte, aperçut pour la première fois la svelte silhouette de Pauline, ses cheveux châtains, son beau visage un peu trop pâle, mais animé par des yeux clairs presque gris, d'une si attirante tristesse. De tous temps les poètes se sont accordés avec les physiologistes pour marquer le lien mystérieux qui unit les émotions de la mort à celles de l'amour. Est-il besoin de faire appel aux énigmatiques puissances de la nature pour constater que chez les femmes vraiment tendres le plus dangereux auxiliaire de la chute est la pitié, comme le désespoir d'une perte irréparable est pour l'homme le plus compliqué un irrésistible conseiller d'éloquence simple? Francis et Pauline pleurèrent ensemble. Elle le vit souffrir et elle le plaignit. Il la vit le plaindre et il en fut pénétré. Elle était si jolie, si fine. Ses rapports étaient si tristes avec Raffraye, banal et brutal viveur, qui, l'ayant épousée pour son argent, était aussitôt retourné aux filles, après un de ces drames d'alcôve qui laissent chez une jeune femme une inexprimable rancune. Trouver alors chez un autre homme de caressantes, de délicates manières, une intelligence des nuances du cœur à demi féminine, voir souvent cet homme dans une familiarité émue que l'on ne pense pas à se reprocher, parce que le principe en est si noble, — c'est une épreuve redoutable et un péril très grand. Julie était morte au mois de mars. Au mois de mai, Francis n'avait pas quitté Paris. Il avait obtenu du ministère un congé illimité. Il était l'amant de Mme Raffraye.


Tristes amours, et qui, commencées dans les larmes et dans une atmosphère de mort, devaient continuer dans les larmes aussi, la torture intime, les pensées amères, et finir sur la haine honteuse que l'adultère fait trop naturellement sortir de ses ténèbres! Aujourd'hui encore, et après des mois et des mois, quand Francis avait su la présence inattendue de Pauline, c'est la mémoire de cette haine qui l'avait secoué d'un tel frisson, tant il en avait eu le cœur empoisonné jusque dans les fibres les plus secrètes, et, en y songeant, comme il faisait dans cette après-midi de solitude, il n'arrivait même pas à comprendre la raison profonde des étranges troubles auxquels avait abouti presque aussitôt l'espérance, coupable sans doute, mais pourtant si haute, lui semblait-il à distance, de ce début de tendresse. Malgré cette perspective du temps qui permet de tout pardonner, parce qu'elle permet de discerner l'élément de fatalité mêlé aux plus réfléchis de nos actes, il ne se rendait pas compte qu'un malentendu, en apparence insignifiant, en réalité irrémédiable, avait voué par avance cet amour aux crises les plus douloureuses. Pauline et Francis s'étaient en effet aimés, idolâtrés, possédés, avant, pour ainsi dire, de se connaître l'un l'autre. Leurs cœurs s'étaient donnés et leurs personnes, avant qu'ils eussent acquis une notion exacte sur leurs caractères. La jeune femme ne savait du jeune homme que les traits dont lui avait parlé Julie. Elle avait vu en lui un frère désespéré, un isolé sans bonheur, un romanesque resté sans roman. Il était tout cela, mais aussi une sensibilité infiniment complexe et blessable, une imagination corrompue, défiante déjà et tourmentée, un soupçonneux et un inquiet, un esprit horriblement gâté par l'abus de la réflexion et de la rêverie, enfin une âme maladroite au bonheur, dans laquelle une passion mêlée de sensualité devait tourner à la jalousie avec une effrayante facilité. Lui-même, qu'avait-il vu dans Pauline? La douce confidente d'une sœur chérie, une enfant liée toute jeune et avant de savoir rien de la vie à une meurtrière, à une imbrisable chaîne, une créature froissée et mutilée dans ses meilleures délicatesses, dans ses plus généreuses susceptibilités. Et elle était bien tout cela, mais aussi une femme du monde, riche, élégante, touchée de frivolité, habituée depuis ses six années d'un mauvais ménage à l'étourdissement des sorties continuelles, dîners, visites, spectacles, — stériles plaisirs qui deviennent des besoins quand ils permettent de fuir un intérieur détesté! Enfin c'était, pour avouer la vérité entière, une de ces coquettes naïvement vaniteuses, qui veulent briller parce qu'elles veulent plaire, et que cet innocent désir entraîne trop souvent, dans une société un peu libre, à ces riens de familiarité si aisés à calomnier. Il semblait qu'avec l'invasion d'un sentiment nouveau ces petits défauts dussent disparaître, et il en eût été ainsi sous l'influence d'un amant plus logique et plus simple que Francis. Ils s'exagérèrent au contraire à cause de ce qu'il y avait peut-être de meilleur dans son caractère. Il n'était pas fait, malgré la corruption sentimentale où sa rêverie s'était trop complu, pour être l'amant de la femme d'un autre. Il avait été très chrétien dans sa première jeunesse, et, par un contraste étrange, mais assez fréquent, tout en ne rêvant qu'à l'amour depuis des années, et en ne le concevant guère que sous ses formes défendues, il avait gardé au fond de lui une espèce d'appréhension des choses de la chair, un intime besoin d'harmonie entre sa conscience et ses passions. Cette singularité est commune à la plupart des hommes qui furent vraiment pieux. Ils restent toujours prêts à souffrir de la faute que la femme la plus aimée commet, même en leur faveur. Les compromis d'honnêteté que l'adultère suppose leur sont intolérables, et ils ne se prêtent qu'avec une secrète révolte aux combinaisons commodes qui font du ménage à trois la solution la plus confortable du problème amoureux et conjugal. Francis y mêla tout de suite un peu de cette folle jalousie de l'amant pour le mari, sentiment auquel il avait trop pensé par avance pour s'en épargner la torture. S'il consentit donc à venir en visite chez Mme Raffraye, il lui fut impossible d'accepter une intimité quelconque avec Albéric Raffraye. Il s'arrangea pour ne presque jamais rencontrer cet homme qu'il trompait en le méprisant, mais qu'il trompait tout de même et d'une manière irréparable. Il en résulta que leur liaison fut dominée par une anomalie que Nayrac jugea très naturelle et qui en marquait la condamnation certaine. Cet amour demeura pour Pauline, qui estima davantage son amant de ses délicats scrupules, quelque chose d'à-côté, si l'on peut dire. Ce lui fut une oasis de tendresse où elle entrait comme dans un rêve, d'où elle sortait pour retomber dans une réalité d'autant plus insupportable que le rêve avait été plus doux et plus beau. Il lui arrivait alors ce qui arrive à toutes les femmes dans cette situation, et c'est bien aussi pourquoi la plupart des amants ont l'instinct de préférer la cruelle familiarité du foyer qu'ils déshonorent à cette périlleuse dualité d'habitudes chez leur maîtresse. Au retour de ses rendez-vous avec Nayrac, Mme Raffraye devait retrouver et retrouvait sa maison avec horreur, le visage et la vulgarité d'âme de son mari avec une pire rancune, et, encore frémissante des baisers de celui qu'elle aimait, ce devait lui être et ce lui fut aussitôt un besoin plus irrésistible qu'auparavant de fuir cette maison, de fuir cet homme, et de se plonger dans ce tourbillon du monde qui ne touchait à rien de son cher roman. — Elle le croyait du moins, l'imprudente! Il n'y avait cependant pas plus de quatre semaines qu'elle s'était donnée à Francis, et déjà ce dernier souffrait de cette complication forcée d'existence que sa maîtresse acceptait sans effort, où elle se complaisait même. Car, si elle était amoureuse, elle était jeune aussi, et le bonheur de son amour, en exaltant toutes les forces de son être, avait eu pour premier résultat d'aviver en elle la soif, si naturelle à vingt-cinq ans, de mouvement et de plaisirs. Il y a deux manières également vraies pour une femme de porter dans le monde un cher et coupable secret: en être accablée et souffrir de tout ce qui n'est pas lui, en être enivrée et se plaire à tout à cause de la musique intérieure dont on est enchantée. Quoique les hommes se refusent le plus souvent à croire sincère cette seconde sorte d'amour, elle existe, et c'était, pour le malheur de Francis, celle de Pauline. Elle lui était donc venue, à un de leurs rendez-vous, un peu migraineuse d'un bal où elle était restée assez tard la veille.

— «Pourquoi n'es-tu pas rentrée plus tôt?» lui dit-il, entre deux baisers, sur un ton d'amical reproche.

— «Que veux-tu?» répondit-elle. «Je me suis laissé entraîner. Et puis,» ajouta-t-elle en flattant de ses doigts les cheveux du jeune homme, «je savais que je te verrais aujourd'hui, et je ne pouvais pas supporter l'attente. Elle me donnait la fièvre, et j'ai dansé, dansé... Tu m'aurais aimée. J'étais si jolie, je sentais que l'on me trouvait si jolie!...»

— «Mais,» reprit-il en déguisant une émotion pénible sous un demi-sourire et avec un air de plaisanterie, «tu n'as pas l'idée que je pourrais être jaloux?...» Il n'acheva pas. Il venait de la voir en pensée, les épaules nues, — ces épaules dont, à cette minute même, car ils étaient dans les bras l'un de l'autre, il respirait le parfum intime, dont il caressait la beauté, — et, dans le même éclair de vision, il avait aperçu des regards, des souffles, des désirs d'hommes autour de cette gorge idolâtrée.

— «Jaloux, et de quoi?...» répondit-elle.

Elle avait, pour poser cette question, des yeux si tendrement effarouchés, une surprise si évidemment sincère, qu'il la serra contre lui presque avec délire, comme pour étouffer dans cette étreinte le funeste démon qu'il venait de sentir passer entre la pauvre femme et son cœur. Quand elle fut partie, ce jour-là, il demeura longtemps le visage enfoncé dans l'oreiller, qui gardait encore la forme imprimée de cette chère tête, l'arome de ses longs et souples cheveux. Il se sentait en proie à une mortelle tristesse. Le démon avait déjà reparu à la minute même de ce départ. N'avait-elle pas regardé l'heure à un moment donné, et ne s'était-elle pas arrachée d'auprès de lui en disant:

— «Je m'oublie et je dois être prête si tôt aujourd'hui! Nous dînons à sept heures pour aller au théâtre tout de suite après...»


Qu'ils étaient innocents, ces quelques mots! Pourtant Francis n'oubliait pas comme ils l'avaient laissé, par cette fin d'après-midi et dans le crépuscule, sur une impression pénible. Vainement s'était-il avoué cette innocence, et que lui-même avait désiré, exigé qu'elle ne changeât rien aux habitudes de sa vie mondaine, afin de ne pas éveiller la curiosité et le soupçon. Vainement s'était-il démontré combien Pauline avait été véritable et simple avec lui, combien peu coquette. Vainement avait-il relu les lettres où Julie lui parlait de son amie, se contraignant de songer à leurs communes larmes au chevet de leur douce morte. Il avait douté du cœur de sa maîtresse, et si le doute sur un cœur de femme est toujours fatal à l'avenir d'un sentiment, il l'est davantage quand il s'applique à quelqu'un avec qui l'on ne passe que des heures éparses, et venant de quelqu'un qui s'est noirci à l'avance le cœur par des rêveries et par des lectures désenchantantes. Et puis, Francis ne s'en rendait pas compte, comme tous ceux en qui l'imagination a comme émoussé la fleur de la sensibilité, peut-être avait-il besoin de souffrir pour sentir. — Affreuse disposition morale qui conduit ceux qu'elle possède à exaspérer en eux les moindres blessures! — Il lui avait semblé qu'il aimait sa maîtresse plus qu'elle ne l'aimait. Sans s'être formulé cette première défiance avec cette netteté, il s'était demandé si elle éprouvait pour lui une passion aussi profonde qu'elle le disait. Il avait souffert qu'elle ne fût pas à lui davantage encore, et, tout en comprenant que de prendre un ombrage pour de pareilles misères était insensé, il s'était senti absurdement, injustement, enfantinement jaloux en effet, jaloux à vide, et sans raison distincte, de ce monde avec lequel il la partageait. Que la route est rapide d'une défiance de cet ordre à d'autres plus précises, et qu'il faut peu de temps pour transformer dans un cœur inquiet la vague souffrance d'un mécontentement sans objet en une douleur positive, la peur d'une déception en une sécheresse, cette sécheresse elle-même en un injurieux soupçon! Francis se rappelait si bien comme il avait lutté contre son propre orgueil pour ne pas se livrer, dans les semaines suivantes, à une tentation continue, celle d'une déshonorante enquête sur les personnes qui formaient la société de Pauline. Puis il y avait cédé, lui posant tantôt une question, tantôt une autre: — «Où avait-elle dîné et avec qui?... — Quelles visites avait-elle faites et qui avait-elle rencontré?...» Aujourd'hui qu'il n'était plus brûlé de cette honteuse fièvre, il rougissait encore de cette inquisition douloureuse et timide, par laquelle il avait peu à peu envenimé une plaie d'abord si légère, jusqu'à l'instant où l'inévitable conflit avait éclaté entre eux. Quoique cette scène n'eût pas duré plus de quelques instants, avec quelle netteté il se la rappelait! Comme un tournant de route change soudain tout le paysage, il se rendait compte que tout leur amour avait changé au premier nom propre prononcé entre lui et Pauline, qui avait fixé, comme cristallisé, les éléments flottants de sa défiance. C'était de nouveau à un de leurs rendez-vous, et au coin de sa cheminée, dans la garçonnière de hasard qu'il avait à demi installée après la mort de sa sœur. Il ne se doutait guère qu'il n'achèverait jamais de la meubler et qu'il la quitterait si vite pour n'y plus retrouver le spectre de pareilles heures. Ils avaient été, ce jour-là, particulièrement heureux. Pauline était gaie et rieuse, avec une enfantine malice dans ses yeux clairs, et voici que d'elle-même elle se mit à détailler sa soirée de la veille. Elle s'était trouvée à table chez une de ses amies à côté d'un certain baron Armand de Querne qui cherchait sans doute à se rapprocher d'elle, car il se faisait inviter depuis quelque temps un peu dans tous les endroits où elle allait.

— «Je crois,» dit-elle, «qu'il aurait bien l'idée de me faire la cour. Il n'ose pas, — et que cela m'amuse de le voir tourner autour de compliments qu'il ne sait pas finir! Il a de l'esprit, et il ne devine pas que je suis gardée par mon cher bonheur...»

— «J'espère,» répondit Francis, «que vous n'allez plus le recevoir...»

— «Moi,» fit-elle, «et pourquoi cela? Pour avoir l'air d'en avoir peur et le rendre tout à fait amoureux? Tu peux en croire mon tact de femme. Dans ces sortes de choses, le vrai moyen pour nous est de take no notice, comme disent les Anglais...» Puis, comme il se taisait, elle le regarda avec des yeux tristes, cette fois, et ce fut d'une voix un peu altérée qu'elle ajouta: — «Mon ami, est-ce que tu n'as pas confiance en moi?» Et, comme il continuait à se taire, elle reprit, avec un accent qu'il ne lui connaissait pas: — «Je t'en conjure, mon Francis, ne m'inflige jamais cet affront... J'ai commis une si grande faute en me donnant à toi! Ah! Ne me fais jamais penser que tu ne m'estimes pas à cause de cela. Je souffrirais tant que j'en deviendrais mauvaise. Notre bonheur est à ce prix: que tu saches bien comme les choses sont et que je t'aime pour toujours et uniquement. Si tu en doutais, vois-tu, je serais désespérée, parce que je ne pourrais rien te prouver, séparés comme nous sommes...»

— «Si je te demandais pourtant de me sacrifier quelqu'un?» avait-il insisté.

— «Te sacrifier quelqu'un? Mais je ne pourrais pas,» avait-elle répondu en se forçant à sourire. «Il faudrait que je tinsse à qui que ce fût en dehors de toi, et ce n'est pas possible...»

— «Tu me comprends parfaitement...,» avait-il repris, froissé malgré lui par cette manière d'éluder sa question. Ces souplesses féminines, si voisines de la ruse, irritent tant l'homme qu'elles ne charment pas. Et il avait continué: — «Je veux dire: si je te demandais de fermer ta porte à quelqu'un, à ce M. de Querne, par exemple?»

— «Naturellement, j'obéirais si je pouvais,» avait-elle repris en haussant les épaules; «mais tu ne me le demanderas pas. Ce serait tant m'insulter, tant m'humilier...»

Devant cette simplicité de défense, Francis n'avait pas prolongé ce petit combat. Puis il avait, comme tous les jaloux, discuté avec lui-même, indéfiniment, les moindres mots, les moindres intonations de voix, toutes les nuances du visage de sa maîtresse, tandis qu'elle se dérobait. Car elle s'était dérobée. Il ne lui faisait pas le crédit de se mettre à sa place et de se demander ce qu'elle pensait de lui, comment elle comprenait son caractère à lui, ce qu'elle en savait, et, par conséquent, quel retentissement de semblables paroles éveillaient en elle. Il ne voyait qu'une chose: pourquoi ne lui avait-elle pas répondu, tout uniment, qu'il ordonnât et qu'elle obéirait? Quand on commence de souffrir, on a de ces despotismes presque monstrueux auxquels les femmes qui aiment se soumettent, — quand elles n'ont pas vingt-six ans. Il faut avoir vécu pour comprendre qu'il n'y a pas de légers malentendus en amour, et il faut avoir vécu ainsi pour se rendre compte du degré où s'exalte chez certains hommes la folie du soupçon, la fièvre si douloureuse de la défiance. Hélas! Tant qu'il y aura d'imprudentes Desdémones pour sourire, sans penser à mal, à Cassio qui les salue, il y aura des Othellos pour détruire leur commun bonheur à cause de cet innocent sourire, et il n'est pas besoin pour cela d'un traître à côté de nous qui nous injecte le venin de la calomnie. Nous sommes si vite nos propres Yagos et plus ingénieux que l'autre à nous torturer, à nous lier sur la roue du supplice. Francis appartenait à cette race malheureuse d'amants qui ont sans cesse besoin d'évidence. L'ironie du sort veut qu'ils soient aussi les plus trompés; car, s'ils rencontrent une coquine, elle excelle à leur donner des preuves matérielles toujours faciles à combiner, et, s'ils se heurtent à une femme fière, ils la blessent si profondément qu'elle en devient mauvaise, comme Pauline l'avait dit dans l'ingénuité de son cœur, sans vraiment savoir quelle funeste prophétie elle énonçait. Le jeune homme était donc sous l'impression non dissipée de ce malaise intime, lorsqu'il alla, trois jours après ce pénible entretien, rendre visite à Mme Raffraye, chez elle. Ces visites étaient devenues plus rares depuis qu'elle était sa maîtresse, et il les faisait d'ordinaire après le déjeuner, à un moment où il savait que la porte de la jeune femme était ouverte. Il était par conséquent très naturel qu'il ne la rencontrât pas seule. Il n'était pas moins naturel, après ce qu'elle lui avait dit l'autre jour, que la même idée de visite fût venue au baron de Querne. Ce fut à ce dernier que se heurta par hasard Francis. Un peu d'embarras dans l'attitude et dans le regard de Pauline, un peu de familiarité dans la conversation de la part d'Armand, et des allusions à de menus événements de leur société que Nayrac ignorait, — il n'en fallut pas davantage pour qu'une fois demeurés en tête-à-tête, les deux amants se trouvassent vis-à-vis l'un de l'autre dans un silence gros de tempêtes. Pauline essaya de le rompre la première en se levant, et, s'approchant de Francis pour lui prendre la main:

— «Que vous êtes gentil d'être venu!» dit-elle. «Je ne m'attendais pas à cette bonne surprise.»

— «Je m'en suis bien aperçu,» répondit-il durement en se dérobant à cette caresse amicale.

— «Comment me parles-tu ainsi?» dit-elle avec tristesse. «Je comprends bien. C'est parce que tu as trouvé chez moi M. de Querne? Mais, si j'avais consigné ma porte, on ne t'aurait pas reçu non plus et nous n'aurions pas ces quelques minutes à nous. Ne me les gâte pas, ne nous les gâte pas...»

— «Pourquoi aviez-vous l'air si troublé alors?» reprit-il.

— «Ah!» dit-elle, «j'ai deviné tout de suite que tu serais mécontent, et injuste, — si injuste!» ajouta-t-elle. Elle fronça ses beaux sourcils bruns. Ses yeux d'un gris si clair pâlirent encore et lancèrent un regard d'irritation. Un peu de sang colora ses joues, et elle continua, dure à son tour et avec une visible émotion: — «Je vous ai déjà dit qu'il ne fallait pas me faire cet outrage, Francis. Je vous aime, je n'ai jamais aimé que vous. Si je ne vous étais pas fidèle, je serais la dernière des créatures. Je veux, entendez-vous, je veux que vous m'estimiez, que vous ayez confiance en moi...»

— «Ne vous arrangez pas alors pour me rendre cette confiance impossible,» s'était-il écrié.

— «Moi?...» avait-elle repris. «Moi? C'est moi qui te rends la confiance impossible?... Voyons, tu ne crois pas que je me laisse faire la cour par M. de Querne?...»

— «Si,» avait-il répondu brutalement, «je le crois.»

— «Tu le crois!» avait-elle répété, comme écrasée de stupeur, «Tu le crois!... Et il n'y a pas deux mois que nous nous aimons! Hé bien!» avait-elle continué avec fureur, «croyez ce que vous voudrez. Ah! C'est trop honteux!»

L'arrivée d'un autre visiteur avait empêché cette explication de se prolonger. Dans la maladive disposition où il se trouvait, Francis avait ressenti une impression plus amère encore à voir sa maîtresse jouer aussitôt son rôle de femme du monde, sourire au nouveau venu, plaisanter, causer avec une affectation où elle soulageait sa colère nerveuse. Il n'y avait, lui, discerné qu'un pouvoir de comédie qui lui avait fait horreur. Ils se réconcilièrent cependant, très vite, car ils s'aimaient. Mais la défiance était entrée trop avant dans le cœur du jeune homme, et elle continua de grandir avec l'effrayante rapidité que met cette plante maudite à nous envahir. Ce qu'il y a de terrible dans l'adultère et son châtiment immédiat, c'est que l'amant ne saurait lutter contre la preuve constante d'immoralité que lui apporte sa maîtresse, par ce simple fait qu'elle est sa maîtresse. Toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation le sentent bien. La plupart s'y résignent d'autant plus aisément que les misères de l'égoïsme masculin leur donnent vite beau jeu pour répondre à ce mépris par un mépris semblable. D'ailleurs, ce qu'elles demandent aux intrigues répétées où elles se complaisent, n'est-ce pas l'émotion? C'en est une encore, et palpitante, d'être brutalisée de reproches menaçants par celui que le désir jettera tout à l'heure dans vos bras. Mais d'autres ont l'horreur de cette tyrannie et se cabrent aussitôt contre elle avec fureur, soit qu'elles en souffrent sincèrement comme d'une insulte, soit qu'elles aperçoivent dans cette révolte la garantie dernière de leur liberté. Pauline n'avait pas voulu céder au premier assaut de jalousie que lui avait livré Francis. Elle ne céda pas davantage au second. Quand ils s'étaient réconciliés, il lui avait juré de ne plus lui reparler d'Armand de Querne. Il lui avait prodigué toutes les promesses de confiance, affolé de la retrouver si douce, si jolie, si frémissante de volupté sur son cœur. Puis il ne sut pas tenir son serment. Il lui reparla de son rival, ou de celui qu'il croyait tel, avec insinuation et sans insister, et il lui en reparla encore, mais brutalement. Et une seconde fois elle lui tint tête, et à partir de ce moment les scènes entre eux commencèrent de succéder aux scènes, lui s'exaspérant aux plus insultantes hypothèses, aux plus despotiques exigences, et ne comprenant pas l'obstination indignée qu'elle opposait au déchaînement de sa frénésie. Quand elle lui eut enfin cédé, après la plus atroce de ces discussions, il était trop tard. Il s'était prononcé entre eux de ces phrases qui déshonorent à jamais une liaison. L'amant s'y est trop montré dans la férocité de sa jalousie, la maîtresse s'y est laissé trop meurtrir. Trop de rancune a été déposée dans ces deux pauvres cœurs.


Cette exécution absolue de son rival, arrachée après ce très douloureux effort, ne fut même pas suivie pour le jeune homme par quelques semaines d'un entier repos. Que Mme Raffraye eût fermé sa porte à de Querne, c'était bien une preuve. Même si elle avait été coquette avec Armand, elle préférait Francis. Mais ces preuves-là emportent toujours avec elles cette amertume qu'elles n'abolissent pas le doute sur le passé, sur la période où nous étions jaloux sans que l'on nous cédât encore. Nous n'avons pas assisté à l'entretien à la suite duquel notre maîtresse a consommé une rupture que nous constatons sans être certains que nous en connaissons les secrets détails. Elle nous dit bien les paroles qu'elle a prononcées. Pauline, par exemple, prétendait n'avoir eu qu'à s'adresser à la délicatesse de M. de Querne en arguant de la jalousie de son mari. Mais comment savoir si elle ne taisait rien? Même la possibilité d'une telle conversation ne supposait-elle pas un mystère entre elle et Armand? Francis trouva ainsi, comme toutes les victimes de la misérable manie qui le possédait, un principe nouveau de douleur dans le triomphe même de sa tyrannique méfiance. Il ne savait pas, il ne pouvait pas savoir si Pauline n'avait pas été la maîtresse de cet homme qu'il avait tant soupçonné et qu'elle lui avait sacrifié, — mais dans quelles conditions? Quand on en est à cette halte dans le chemin de croix du soupçon, le calvaire devient vraiment trop dur à gravir. Qu'il vaudrait mieux se fuir l'un l'autre et souffrir du moins séparés! C'est payer trop cher les criminels bonheurs de l'amour dans la faute que de les acheter au prix d'une torturante incertitude. Et comment en sortir? On veut se persuader alors que, si l'on suivait sa maîtresse, jour par jour, presque heure par heure, si on la regardait vivre et sentir, on arriverait à un jugement sur elle, motivé, lucide, définitif, comme celui d'un indifférent, et l'on fait ce que fit Nayrac. Malgré son deuil encore trop récent, il retourna dans le monde pour y rencontrer Pauline. C'était à peu près la plus malheureuse imprudence qu'il pût commettre dans la crise de sensibilité suraiguë et morbide qu'il traversait. Aussi les plus cruels souvenirs de cette cruelle liaison se rapportaient-ils à cette période. Il la voyait dans un salon, parée, gaie et souriante, avec cette espèce d'atmosphère d'amabilité autour d'elle que dégage une femme jeune, jolie, qui plaît et qui sent qu'elle plaît, qui a des peines à étourdir et qui les étourdit. Ce lui était un supplice que ce spectacle, et un autre que de la trouver au contraire triste et absorbée. Dans le premier cas, il se sentait en proie à une sorte de rage irraisonnée et indomptable qui avait toujours pour effet de développer chez Mme Raffraye comme un délire de coquetterie sombre et presque désespéré. Dans le second, des remords trop âcres noyaient son cœur d'amant tyrannique et qui voudrait pourtant le bonheur de ce qu'il martyrise. L'une et l'autre impression exaspérait en lui l'inquiétude. L'une et l'autre le portait à enivrer son misérable amour avec ce vin des sens dont les dernières et funestes gouttes distillent en nous un si honteux appétit de férocité. Lui, l'amant romanesque, compliqué, qui avait passé sa première jeunesse à rêver de subtiles émotions, il effrayait sa pauvre amie maintenant par l'âpreté de sa fougue sensuelle. À chacun de leurs rendez-vous, c'étaient entre eux des étreintes sans paroles, des baisers violents et sans douceur, la palpitation éperdue de deux êtres qui cherchent l'oubli, et quel oubli! Celui d'eux-mêmes, celui de l'amour dont ils souffrent en s'en grisant! — Et ils oubliaient, en effet, mais pour se réveiller de ces folies avec cette amertume irritable qui est la rançon fatale de nos dégradations, lui plus soupçonneux, elle plus révoltée. À ces minutes-là, les moindres discussions s'exaltent en querelles, la bravade suit l'outrage et le provoque. Ce sont des bouffées outrageantes de soupçon à propos de tout. Les plus innocentes gaietés deviennent des crimes: avoir dansé deux fois avec le même danseur, avoir causé trop longtemps en aparté avec celui-ci, avoir eu celui-là à déjeuner. Être sortie plusieurs fois avec une amie, c'est l'avoir pour complice de quelque intrigue. Ne plus voir telle autre, c'est avoir eu quelque secrète rivalité avec elle. Depuis des siècles et des siècles, la verve des auteurs comiques s'exerce sur les mesquineries infinies des disputes de ce genre. Elle s'exercera des siècles encore sans guérir la rage des jaloux et sans y accoutumer la fierté révoltée des femmes qui leur tiennent tête. Et cependant les prunelles brillent, les lèvres tremblent, la voix se fait mordante, et, après s'être donnés l'un à l'autre avec la fougue de deux amants à qui les heures sont comptées, on se sépare sur des cris de rupture, poussés avec toute la colère de la vengeance. Oui, que de fois s'étaient-ils quittés ainsi, sans même se toucher la main!

— «Croyez ce que vous voudrez,» lui répétait-elle avec les mêmes mots, le même tragique entêtement, le même regard haineux qu'à la première insulte; «je ne veux plus rien savoir de vous. Vous ne me traiteriez pas autrement si j'étais une fille...»

— «Et moi j'en ai assez de vos mensonges, car vous me mentez, vous me mentez, vous me mentez toujours...»

Elle le regardait sans relever cette nouvelle insulte. Elle répétait: — «Oui, croyez ce que vous voudrez.» Et elle s'en allait, pour le rappeler ou être rappelée presque aussitôt. Ces retours, déshonorants pour elle et pour lui, étaient pourtant les seuls touchants souvenirs qu'il gardât de cette affreuse époque. Il se revoyait ainsi, un soir, à la fin d'une belle journée de janvier passée bien tristement, et son arrivée à elle, qui, n'ayant pu y tenir, s'était échappée de sa maison, amaigrie, frissonnante, si pâle, pour implorer une réconciliation, et elle gémissait:

— «Notre amour est donc maudit!... Je te promets de te céder en tout, mais crois en moi, je t'en supplie, crois en moi...»


De pareilles larmes déçoivent-elles, et de pareils cris, et des baisers comme celui qu'elle lui avait donné en tombant sur son cœur, et ces sanglots et cette visible maladie? Par moments et lorsqu'il n'était pas sous l'influence de cette cruelle manie qui lui étreignait le cerveau d'un cercle d'images affolantes et qui lui faisait voir sa maîtresse le trahissant avec l'un ou avec l'autre, le dépérissement de ce pauvre corps touchait Francis aux larmes lui aussi. Il n'y avait pas un an que durait le drame de ces misérables amours, et Pauline lui semblait quelquefois une autre femme, tant ses yeux s'étaient creusés, ses joues amincies, tant sa pâleur s'était encore décolorée, tant surtout la facile et enfantine humeur qu'elle avait jadis, même dans la tristesse, avait cédé la place à je ne sais quoi de sombre, de violent, de presque tragique. Mais ce n'était qu'un éclair, et l'amant tourmenté se disait qu'il avait mal vu sa maîtresse autrefois, qu'elle lui jouait la comédie alors, et qu'elle était maintenant la vraie Pauline, avec un masque de femme consumée, — par quoi? Et il se répondait que c'était sans doute le remords de ses perfidies, la lutte d'une âme en proie à ses sens, le vice peut-être. Dans les égarements de sa jalousie, il allait jusqu'à lui donner des dix et des quinze amants, à penser d'elle véritablement comme d'une fille, et, chose affreuse, à l'aimer tout de même, à la désirer davantage, avec une âcreté de passion qui confinait à la douleur. Oui, il l'accusait de déportements monstrueux. Et cependant si elle avait eu des torts positifs vis-à-vis de lui, ç'avait été avec le seul de Querne, et encore n'avait-il pas tenu les preuves de cette infamie. Hélas! A-t-on jamais de ces preuves? Et puis, il ne pouvait pas douter d'une autre intrigue, et qui, celle-là, avait abouti à l'irréparable rupture. Vers la fin du mois de février de cette fatale année 1877, un homme était revenu à Paris, après un long voyage en Orient, dont le nom avait été souvent prononcé entre Pauline et Francis durant cette absence. Ce personnage, — mort depuis et connu de quelques curieux de lettres par des fragments posthumes d'un étrange journal intime, — s'appelait François Vernantes. C'était un cousin éloigné de Raffraye. La jeune femme n'en parlait jamais qu'avec une voix émue et comme du seul ami qu'elle eût rencontré à la plus détestable période de son mariage. Pourquoi Nayrac s'était-il formé de ce consolateur de sa maîtresse une image morose, et pourquoi demeura-t-il fort étonné lorsque, présenté à Vernantes par Mme Raffraye, il se trouva devant un garçon de moins de quarante ans, d'une physionomie et d'une tournure bien jeunes pour ce rôle de confident désintéressé? Les relations sont toujours difficiles entre l'amant d'une femme et un ami très intime de cette femme, même lorsque l'amant se considère comme bien assuré que cet ami n'a jamais été qu'un ami. Lorsque l'amant est à l'égard de sa maîtresse dans une crise de doute sans cesse renaissante, comment tolérerait-il, sans en souffrir jusqu'à la folie, une de ces relations où le degré de l'intimité reste toujours mystérieux? Il était donc inévitable que Francis Nayrac devînt jaloux de Vernantes. Mais, comme s'il pressentait que cette jalousie-là marquerait la fin de son amour, il ne s'y était pas abandonné tout de suite. Sa maîtresse avait d'ailleurs pris soin de devancer cette crise nouvelle en lui parlant, la veille du retour de son ancien ami, de manière à ne laisser entre eux aucun point obscur.

— «Il est très intime dans notre maison,» avait-elle dit. «Il m'est bien nécessaire. C'est le seul de mes amis qui soit aussi l'ami de mon mari. Je vous en préviens,» avait-elle ajouté avec un sourire triste, «pour que vous m'épargniez et que vous vous épargniez des chagrins à son sujet... À quoi bon? Vous ne croyez pas en moi. Pourquoi y croiriez-vous dans cette circonstance?... J'en mourrais que vous n'y croiriez pas...»

Francis la revoyait, lui parlant ainsi, et il se revoyait se taisant. Lorsqu'il tombe entre deux amants de ces phrases que tous deux sentent trop vraies, c'est comme une lumière qui se répand à la fois sur leur passé et sur leur avenir, et ils en demeurent comme épouvantés. Tous deux savent bien que de prévoir les misères vers lesquelles ils sont entraînés ne les empêchera pas d'y être entraînés, et ils forment, quand même et sincèrement, des résolutions qu'ils tiendraient si les maladies du cœur ne comportaient pas des lois logiques contre lesquelles les plus fermes raisonnements demeurent inefficaces. Deux semaines s'écoulèrent ainsi, et sans que Nayrac parût prendre ombrage de la visible familiarité qui unissait le nouveau venu ou mieux le revenant à Mme Raffraye. Sur trois visites pourtant qu'il avait faites à cette dernière durant cette quinzaine, deux fois il avait rencontré Vernantes. Sur deux fois qu'il avait dîné en ville dans les mêmes maisons que Pauline, les deux fois Vernantes était un des convives. Il avait eu deux rendez-vous avec Pauline, et, des questions qu'il lui avaient posées, il résultait tantôt qu'elle avait eu Vernantes à déjeuner chez elle la veille, tantôt qu'elle allait l'avoir le lendemain, qu'elle était allée ou qu'elle irait au théâtre avec lui. À chacun de ces menus faits, sans portée isolément, mais bien significatifs dans leur ensemble, Francis avait senti grandir son antipathie. Elle était d'autant plus forte qu'il y avait entre Vernantes et lui une certaine ressemblance de nature, une communauté de tempérament. Ces sortes d'analogies constituent le plus violent principe de rivalité. Il n'était pas jusqu'à la demi-identité de leurs prénoms qui ne fût pour Francis un aliment d'irritation passionnée... Bref, l'accès de jalousie avait éclaté, malgré les résolutions prises et les promesses données, d'autant plus violent qu'il avait été plus reculé, et il avait abouti à cette même implacable alternative posée à Pauline: — «Ou lui, ou moi. Ou vous ne recevrez plus M. Vernantes, ou je ne mettrai plus les pieds chez vous...» Francis s'était heurté alors à une résistance de sa maîtresse, si invinciblement exprimée qu'une première rupture avait suivi. Il était demeuré dix jours sans la voir, sans que Pauline fît l'ombre d'un geste pour se rapprocher de lui. Il avait cédé le premier, — quelle misère! — et il était revenu pour trouver une femme ulcérée et qui lui avait dit: «C'est la dernière fois que je vous pardonne...,» qui avait osé le lui dire! Un pardon d'elle, à lui! Son sang bouillonnait encore d'indignation lorsqu'il se répétait cette parole et que tout de suite il songeait aux faits qui avaient déterminé enfin son énergie. Le premier était d'un ordre très simple, mais il en est d'un cœur souffrant comme d'un corps malade où les plus vulgaires accidents provoquent des complications mortelles. Comme il se trouvait en visite chez une certaine Mme de Sermoise, cette personne, aussi renommée pour sa méchanceté que pour le ridicule de ses prétentions littéraires, se prit à parler assez longuement de Vernantes, dont le nom venait d'être prononcé, et, après en avoir tracé un portrait fort malveillant, elle conclut:

— «Enfin, le voilà retombé dans les fers de cette petite Mme Raffraye. C'était bien la peine de la fuir si loin pour revenir comme il était parti. Mais c'est la vieille histoire des amoureux: on se prend, on se quitte, on se reprend, on se requitte... Et le mari ne voit jamais rien. Quelle comédie!...»

Des phrases pareilles, il s'en prononce par centaines à Paris et à chaque heure du jour, depuis le matin où l'on se promène au Bois, en médisant, jusqu'à l'heure où l'on sort de l'Opéra, et ceux qui les entendent n'y attachent pas plus d'importance que ceux qui les débitent. Mais, quand vous soupçonnez votre maîtresse d'une perfidie, un pareil propos tombe sur votre soupçon, comme du vitriol sur une plaie. Vous agonisez de ne pas savoir la vérité, et voici que d'autres ont l'air de la savoir, eux, cette vérité. D'autres? Mais tous, oui, tous, depuis cette femme indifférente qui vient de vous percer le cœur, jusqu'au clubman qui l'écoute sans étonnement. Vous n'y résistez pas alors. Il vous faut interroger quelqu'un, au risque de déshonorer votre sentiment à vos propres yeux par une telle enquête. Vous parlez de votre rival à celui-ci, à celui-là, d'un air détaché, quand de le nommer fait saigner en vous les places les plus envenimées du cœur. L'un vous répond des phrases qui n'ont aucun rapport avec votre passion. L'autre vous donne des détails que vous connaissez déjà. Et vous ne vous arrêtez qu'après être tombé sur un mot qui achève de vous désespérer. C'est ainsi qu'après avoir insinué de son mieux dans dix occasions sa demande: «C'est un bien joli homme que Vernantes, avec qui est-il donc?...» Francis finit par se faire répondre par un viveur quelconque du cercle de la rue Royale:

— «Vernantes? Il travaille dans les femmes mariées. Je crois qu'il avait la petite Raffraye à l'époque. On l'a beaucoup dit...»

C'était là pour Francis le second des faits qui avaient contribué à sa révolte définitive. Le troisième était d'une autre nature et moins imaginaire. Une semaine environ après s'être de nouveau convaincu que la cruauté du monde n'avait pas plus épargné l'intimité de Vernantes et de Pauline qu'elle n'épargne les autres relations de cet ordre, il avait un rendez-vous avec la jeune femme. Le matin de ce jour-là, qui était un mardi, — ah! il n'avait rien oublié: ni la date du jour, ni le ciel brumeux et brouillé qu'il faisait, ni l'heure, ni ses sensations amères, — il avait reçu un billet d'elle, où elle se dégageait sous le prétexte d'une migraine. Elle allait, disait ce petit mot, se remettre au lit pour essayer de vaincre le mal, et elle lui demandait de venir la voir le lendemain. Oui, il se souvenait. Il était demeuré jusqu'à cinq heures à se demander si cette excuse était vraie ou fausse. Enfin, il était sorti. Il s'était promené un peu au hasard, et une invincible curiosité l'avait conduit, sans presque qu'il s'en rendît compte, à travers le parc Monceau, vers la maison de la rue Murillo où habitait son rival. La pensée que sa maîtresse avait peut-être souvent passé ce seuil, et comment, lui causait un chagrin affreux. Par quelle fatalité s'était-il attardé à regarder cette porte, comme s'il eût pressenti qu'il allait enfin tenir là cette certitude, souhaitée depuis des semaines? C'était tout simple que, ne croyant qu'à demi au prétexte donné par Pauline, il la soupçonnât d'avoir déplacé leur rendez-vous pour aller à un autre. Et cependant, à une certaine minute, ce qu'il vit de cet angle de trottoir où il s'immobilisait dans un honteux et puéril espionnage, pensa le faire mourir de douleur. Un fiacre aux stores à demi baissés, de quoi cacher le visage sans faire trop remarquer la voiture, venait de s'arrêter devant la maison et d'entrer dans l'allée. Nayrac se précipita et il arriva juste à temps pour voir une femme voilée d'un double voile, qui disparaissait par la porte du rez-de-chaussée. Quoiqu'il lui eût été impossible de distinguer les traits de cette femme, il avait pu voir qu'elle était mince comme Pauline, qu'elle avait la taille de Pauline. Enfin, détail insignifiant, mais qui devait, pour Francis, servir de preuve indiscutable, comme le mouchoir du célèbre drame, elle portait un long manteau de loutre, et il crut reconnaître celui de Pauline. Son angoisse fut si forte qu'une fois le fiacre parti, il eut l'audace d'entrer, lui aussi, sous la voûte et de marcher jusqu'à cette porte du rez-de-chaussée à laquelle il sonna sans qu'on lui répondît. Dieu! Que le timbre lui faisait mal à écouter! Il allait sonner encore quand il s'entendit interpeller par le concierge qui, debout sur le pas de sa loge, lui disait, avec le visage impassible d'un complice inférieur grassement payé:

— «Monsieur Vernantes n'est pas chez lui...»

Ainsi c'était bien l'appartement de son rival! Il s'était retrouvé sur le trottoir, en proie à une de ces frénésies de soupçon qui déchaînent chez le civilisé la bête sauvage, toujours grondante au fond des troubles du sexe. Son besoin d'agir, d'en savoir un peu plus, avait été si fort, qu'il avait couru à l'hôtel de la rue François Ier qu'habitait Pauline. Que devint-il, lorsqu'on lui répondit:

— «Madame va mieux; elle a pu sortir cette après-midi!...»

Atterré de cette évidence qui grandissait devant lui de seconde en seconde, il avait eu la pensée de retourner faire le guet rue Murillo. Puis, il s'était dit: «À quoi bon? Mon coup de sonnette leur aura fait peur, et elle sera partie aussitôt que j'aurai quitté la rue. Le concierge les aura prévenus. D'ailleurs, que verrais-je? Un fiacre aux rideaux baissés qui la reprendra comme elle est venue.» Il décida qu'il valait mieux l'attendre devant la porte de son hôtel. Il verrait du moins quelle toilette elle portait... Encore une demi-heure. Comme elle fut longue!... Un coupé dévale le long de la rue, qu'il reconnaît pour être le coupé personnel de Mme Raffraye. Mais quoi! C'est l'a b c de l'adultère d'avoir quitté, puis repris la voiture officielle à une entrée de magasin ou de passage. Ne faisait-elle pas de même pour aller chez lui? Le cocher demande la porte. Les battants s'ouvrent. La voiture entre. Pauline en descend. Elle porte le même manteau!...

La scène atroce qui avait éclaté entre eux le lendemain, l'implacable audace de dédain qu'elle avait opposée à son accusation, son refus de rien justifier, sa fureur à lui et la dernière indignation qui l'avait égaré jusqu'à lever la main sur elle, — jusqu'à la frapper! — tout cet horrible et suprême épisode lui faisait battre le cœur encore aujourd'hui à seulement s'en souvenir. Et il était rentré chez lui si épouvanté de lui-même qu'il s'était dit: «Il faut partir...» Et, sur-le-champ, en vingt-quatre heures, il avait achevé les premiers préparatifs. Il était monté dans un train, comme un malfaiteur s'enfuit, rageusement, aveuglément, sans projets, sans calculs, pour être ailleurs. Il ne s'arrêta qu'à Marseille, où il eut sa dernière lâcheté. Car il écrivit de cette ville à Pauline une lettre encore, un ultimatum, qu'il mit une demi-journée à composer, griffonnant des pages de tendresse tour à tour et de malédiction, puis les déchirant pour n'envoyer enfin qu'une dizaine de phrases dont il ne savait plus rien, sinon qu'il exigeait de son infâme maîtresse cette preuve insensée: un renoncement à tout, une fuite de chez elle pour venir le rejoindre immédiatement. Terrible et déraisonnable billet qui demeura sans réponse! Huit jours après, le jeune homme était en Égypte. Là il s'embarquait pour faire le tour du monde.

— «Cette femme est mon mauvais génie,» se disait-il; «je dois l'oublier si je veux vivre, et je l'oublierai.»


C'est une des idées fausses les plus communément reçues sur l'amour qu'il abolit tout dans un cœur, et d'abord l'orgueil. Heureux les amants pour lesquels il en est ainsi! Malheureux au contraire ceux chez lesquels cet orgueil subsiste, vivant et impérieux à côté de la passion la plus sincère pourtant, la plus violente. Cette coexistence constitue une des pires maladies qui puissent nous ronger. Le voyage alors, au lieu de nous être un remède, empoisonne seulement cette double blessure. Dans la solitude des soirs, que de larmes nous versons avec la triste vanité de nous dire: «Elle ne les voit pas!...» Dans la lumière des horizons, que d'images s'évoquent, l'une nous représentant la grâce de celle que nous avons quittée, une autre sa caresse la plus douce, un geste qu'elle avait entre nos bras, ses cheveux épars sur son front, la mélancolie tendre de son regard dans les divins moments! Et aussitôt, associant à l'idée d'un rival abhorré ces souvenirs qui tiennent aux cordes les plus vivantes de notre être, une douleur nous étreint contre laquelle nous n'avons qu'un soulagement, — il est si misérable! — celui de nous répéter que nous avons rompu par notre propre volonté. Que ne donnerions-nous pas pour savoir ce que fait celle que nous croyons cependant, que nous savons infidèle, et nous nous couperions la main plutôt que de recommencer à lui écrire. Et les jours s'ajoutent aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, l'irréparable à l'irréparable, sans que nous connaissions plus jamais ce que c'est que la joie, l'abandon à l'heure qui passe, à la sensation présente et vivante. La tapisserie bariolée des villes et des paysages se déroule devant nous sans guérir notre nostalgie pour un angle de salon intime, parmi les fleurs, où se tient notre fantôme. — Si nous pouvions n'y voir que lui! — Et nous allons, nous allons toujours, multipliant les distances par les distances, rendant plus profonds encore les malentendus, ajoutant la rancune à la rancune, sans que ni ce fatal orgueil ait tué notre amour, ni l'amour notre orgueil, pour revenir, comme revint Francis, plus ulcéré qu'à l'instant du départ et plus désarmé!

Car il était revenu, après quatorze mois de ce vagabondage à la poursuite d'une guérison qu'il n'avait pas trouvée, et aussitôt, une des femmes chez lesquelles il rencontrait autrefois sa maîtresse, cette même Mme de Sermoise qui lui avait percé le cœur dans une lointaine visite, — et il y était retourné, comme un homme ruiné au jeu retourne près de la table du baccara, — lui avait appris d'étranges nouvelles. Mme Raffraye était veuve. Elle avait perdu son mari presque subitement, quelques semaines après le départ de Francis. La seule annonce de ce veuvage eût suffi à bouleverser le jeune homme. En continuant ses confidences, son interlocutrice lui apprit qu'au moment de cette mort, Pauline se trouvait enceinte et qu'une fille lui était née. La mère avait failli mourir, elle aussi, puis, à peine rétablie, elle avait quitté Paris, de mauvaises spéculations de feu Raffraye l'ayant à demi ruinée. Elle avait vendu son hôtel, ses voitures, ses chevaux, et déclaré sa volonté de vivre d'une manière définitive dans la terre du Jura où elle avait été élevée. Et la cruelle Parisienne, sans se douter qu'elle enfonçait un couteau dans Francis à la place la plus sensible, — ou bien en savourant la joie de lui faire ce mal, — avait ajouté qu'elle ne croyait guère à cette retraite, pour conclure avec un nouveau sourire:

— «Nous la verrons reparaître un de ces jours, plus coquette que jamais et devenue Mme Vernantes. Il n'en sortait plus les derniers temps, et il passe encore des semaines à Molamboz...»

— «Et dire,» songeait Francis avec une affreuse mélancolie au sortir de cet entretien, «dire que, malgré ce que j'ai vu, j'allais avoir pitié d'elle, lui écrire, sans doute! m'humilier... Non. Elle ne m'a jamais aimé. Elle a eu pour moi un caprice de sens et d'imagination... Son amant n'était pas là. Ils avaient rompu ensemble sous un prétexte quelconque, sans doute parce qu'elle l'avait trompé. J'ai fait l'intérim. Il est revenu. Elle l'a repris et elle a eu l'idée de nous garder tous les deux... La malheureuse! Si elle m'eût aimé, cet homme, qui avait été la cause de notre brouille, lui eût fait horreur, et, moi parti, elle n'eût pas pu le recevoir!...» Et il pensait encore: — «Que c'est amer pourtant, de la savoir malade, pauvre peut-être, et je ne peux rien pour elle, libre, et je ne voudrais pas lui donner mon nom.»


Cette douleur avait été grande. Elle était finie aujourd'hui. Le jeune homme en avait porté le poids sur son cœur durant des années, sans qu'aucun événement nouveau vînt ni l'accroître ni la soulager. Il n'avait plus rien su de Pauline, sinon qu'elle continuait de vivre loin de Paris et qu'elle n'avait pas épousé son rival, puis que ce rival était mort. À peine s'il entendait parler d'elle de temps à autre. Elle avait laissé tomber toutes ses relations, une par une, et le petit clan mondain dont elle avait fait partie l'avait déjà presque oubliée, mais non pas Francis, quoiqu'il se fût imposé la règle de ne plus jamais prononcer son nom, de fuir systématiquement leurs connaissances communes d'autrefois et de s'esquiver si un détour de causerie faisait allusion à elle. Les sentiments auxquels les roueries de Pauline se trouvaient mêlées avaient été trop intenses. Il en avait trop joui d'abord et trop souffert ensuite. Il y avait surtout trop pensé. Enfin et surtout, même en la condamnant et en l'exécutant, comme il avait fait, il n'était pas absolument sorti du doute. C'est une des singularités les plus étranges de certaines jalousies que cette égale impuissance à se fixer dans la certitude de la fidélité et dans celle de la perfidie. Toutes les présomptions accumulées contre sa maîtresse n'apparaissaient pas toujours à Nayrac comme emportant la même évidence, et, parfois, il lui arrivait de plaider la cause de cette femme dont le silence à son endroit lui semblait alors une nouvelle énigme. Si pourtant le monde avait calomnié ses relations avec Vernantes, si ce n'était pas elle qu'il avait vue entrer dans le rez-de-chaussée de la rue Murillo? Si un simple hasard l'avait forcée à sortir ce jour-là, quoique souffrante? Il avait tôt fait de revenir à ce qu'il avait considéré autrefois comme une preuve suffisante pour tout y sacrifier. Mais, malgré lui, durant ces minutes-là, sa rêverie se portait invinciblement et douloureusement sur cette fille que Pauline élevait là-bas dans la solitude. Son angoisse devenait infinie alors à songer que cette fille pourrait être son enfant, à lui, même après la perfidie de sa mère. — Pourrait être! — Qu'une pareille idée est cruelle et que cela fait mal de n'être pas sûr du sang qui coule dans les veines d'une pauvre petite créature dont on se dit: — «Si pourtant c'était bien mon sang à moi! Si j'étais responsable de sa vie!...» Et il faut ajouter tout de suite: — «Je ne le saurai jamais, jamais... Elle-même n'est pas sûre du père de cette enfant!...» Quelles sources d'intarissables tristesses une trahison de femme ouvre autour d'elle! Qu'il est cruel d'être paralysé par cette idée de mensonge jusque dans ses meilleurs élans! Francis, qui n'avait plus un seul parent rapproché depuis la mort de sa sœur, se fût dévoué à cette petite fille avec délices, s'il eût cru en la mère. Au lieu de cela, il éprouvait une appréhension presque mortelle, une horreur d'agonie à penser que telle ou telle circonstance pouvait le mettre en face de ce mystère vivant qui renouvellerait ses plus douloureuses crises par sa seule présence, et il s'était arrangé pour ne même pas savoir si cette enfant vivait encore. Cette épreuve de se trouver face à face avec elle ou avec la mère lui avait été épargnée, et du moins ce funeste état d'anxiété intérieure avait eu cet avantage de le prémunir contre les entraînements habituels à son âge et à sa fortune. Comme tous ceux qui gardent en eux la brûlure cuisante d'une passion malheureuse, il avait pu se livrer de nouveau à l'étourdissement du libertinage: il eût été incapable d'une autre liaison sérieuse de monde ou de demi-monde. Aussi la médisance n'avait-elle eu aucun nom à prononcer quand la comtesse Scilly avait quêté ses renseignements. Les tristes plaisirs par lesquels il avait plus ou moins distrait son horrible mélancolie n'avaient pas eu plus d'échos que sa lointaine et trop courte histoire dans la société où il vivait, qu'il traversait plutôt, car tout de suite il avait repris du service et redemandé un poste très lointain, qu'il avait troqué presque aussitôt contre un autre, puis contre un autre, par cette incapacité de rester en place où se reconnaissent les lancinantes secousses de l'idée fixe. En revanche, cette idée fixe elle-même, la lassitude de cette existence déracinée, les rancœurs de la débauche, la sensation trop constante de la solitude morale, tout avait développé en lui l'infini besoin d'un renouveau, en même temps que ses souvenirs lui en ôtaient l'espérance. L'intense chagrin dont il avait si longtemps souffert avait élaboré en lui un autre homme, aussi dégoûté de l'amour criminel que l'autre en avait été curieux et friand, aussi désireux de la paix morale que l'autre avait souhaité les tempêtes troublées du cœur. Ç'avait été le secret de son ravissement lorsque, ayant de nouveau démissionné, d'une manière définitive cette fois, il avait rencontré Henriette et qu'il s'était pris à l'aimer. Après des années de douleur et d'égarement, il avait aperçu à l'horizon de sa seconde jeunesse cette Terre Promise, cette félicité inattendue: — l'amour avec un être sans passé et dans lequel il crût absolument, lui qui avait tant souffert du doute et de la défiance, — la passion dans la loyauté, lui qui avait tant remâché l'herbe empoisonnée de la trahison, — la joie du cœur dans une vie réglée, et doucement, divinement monotone, lui qui avait tant erré loin de tout foyer, — l'orgueil d'une famille, lui qui avait si souvent pleuré à l'idée du chemin qu'eût pris sa vie avec une certitude sur l'enfant de sa haïssable maîtresse... Ah! Qu'elle méritait bien d'être haïe, celle qui lui avait si longtemps dépravé le cœur! En repassant ainsi les phases diverses de ce long martyre, il s'abandonnait, sans le savoir, à ce mirage particulier d'imagination qui veut qu'après avoir été très malheureux à l'occasion d'une femme, nous ne sachions plus discerner dans ce malheur notre part de responsabilité. Il ne faisait plus à Pauline Raffraye le crédit de penser qu'après tout il n'avait pas tenu l'indiscutable démonstration de son infamie. De plus fortes apparences ont fait condamner tant d'innocents. Il ne se faisait pas à lui-même le reproche de ne jamais avoir contrôlé la cruauté féroce de son jugement sur elle par une enquête sur la manière dont elle vivait dans la solitude de sa campagne. Il ne savait même pas si elle restait dans cette campagne ou si elle voyageait, si elle revenait à Paris maintenant de temps à autre ou si elle avait renoncé tout à fait à ce séjour. Quoi qu'elle fasse, se disait-il, elle fait le mal. Elle lui apparaissait comme une créature d'une perversité profonde et implacable. Et voici qu'il venait d'apprendre qu'elle était là, — qu'elles étaient là, toutes deux, elle et son enfant, à deux pas de Mme Scilly et d'Henriette. Monstrueux voisinage dont l'idée l'affolait davantage à mesure qu'il prenait et reprenait ces scènes de sa vie de fautes et de souffrances, presque absolument oubliées depuis son entrée dans le doux et frais Éden de son pur amour! Et toujours il se heurtait à cette question: — «Que veut-elle?... Évidemment elle a su mon mariage prochain et mon séjour ici... Est-ce une vengeance?...» La démence de son horreur pour cette ancienne maîtresse était telle qu'il allait plus loin: — «Est-ce un projet d'exploitation? En serait-elle descendue à cette bassesse? Serait-elle venue à Palerme avec la pensée d'un chantage au moyen de l'enfant?...» Il ne trouvait plus en lui la force de faire le raisonnement bien simple que Pauline, s'étant tue des années, n'avait aucun motif pour commencer aujourd'hui à le tourmenter. Il ne voyait que cette présence et il continuait d'en être bouleversé à la folie, jusqu'à ce qu'ayant pris une photographie d'Henriette, il finit pourtant par se dire après l'avoir contemplée:

— «Ah! je l'aime. Elle m'aime. Et rien, non, rien ne pourra nous séparer!...»

Et il baisa ce portrait de son bon Ange, comme pour exorciser son mauvais génie, — longuement, tendrement, religieusement.

III

TROUBLES CROISSANTS

'être moral en nous a, comme l'être physique, son instinct de conservation, avec des fougues d'inconscience toutes pareilles et de pareilles frénésies. Le geste soudain par lequel l'homme à demi noyé enlace les membres du nageur qui peut le sauver, cet indomptable geste où passe l'énergie entière de l'existence, n'est pas plus violent ni plus irraisonné que le mouvement de cœur qui nous pousse à de certaines secondes vers une certaine personne, dont il nous faut la présence comme il faut un appui à ce malheureux qui sombre, de quoi remonter du fond de l'abîme vers une bouffée d'air respirable. L'envahissement subit de tant d'images douloureuses en pleine lumière de félicité avait été précisément cela pour Francis: — la chute subite, la descente dans un gouffre où l'épaisseur énorme de l'eau sifflante et aveuglante s'écroule sur nous, de tous les côtés. Elle nous enveloppe à droite, à gauche; elle fond sur nos pieds; elle pèse sur notre tête. Certains souvenirs sont ainsi, même quand les émotions qu'ils représentent n'ont plus sur nous qu'une influence toute réflexe et rétrospective. S'abandonner à eux, c'est descendre trop avant dans sa vie, c'est perdre pied, c'est presque se sentir mourir au cher présent, à la saine lucidité de l'impression actuelle, c'est devenir à demi fou pour quelques instants. L'élan par lequel le jeune homme sortit de sa chambre, au soir de cette cruelle après-midi, pour aller vers le salon où il était sûr de revoir Henriette, fut bien cette passionnée, cette irrésistible étreinte du salut certain. Par quelle aberration venait-il de repenser, de revivre toute une portion sombre et maudite de son existence, quand il avait, à côté de lui, pour s'en purifier, une atmosphère bénie? Il s'échapperait, il s'arracherait du funeste cauchemar où il venait de rouler, rien qu'en revoyant les yeux de sa fiancée, en écoutant sa voix, en éprouvant la sensation de sa réalité, de son souffle, de ses gestes, en la retrouvant aimante et souriante. Ce passé, dont il avait subi la hantise à nouveau pour quelques heures, qu'était-ce que l'ombre d'une ombre, le fantôme d'un fantôme? Une femme est morte pour nous quand elle ne remue plus dans notre cœur ni le désir ni la jalousie, et Francis n'était-il pas bien sûr que Pauline n'exerçait plus sur lui cette double puissance par laquelle elle l'avait esclavagé autrefois dans ses actions et si longtemps dans ses souvenirs? Il eût vu sur cette affiche de l'hôtel, à côté du nom de Mme Raffraye, celui d'un Armand de Querne ou d'un François Vernantes, en eût-il souffert une minute? Non, évidemment. De quelle hallucination étrange avait-il donc été la victime? Elle ne pouvait s'expliquer que par le coup de foudre d'une surprise absolument inattendue, tombant sur des nerfs déjà ébranlés. Il avait craint une vengeance de son ancienne maîtresse... Et laquelle? Que pouvait la malheureuse? Révéler à Henriette leur commun passé? Montrer ses lettres en admettant qu'elle les eût gardées? Soit! Qu'apprendrait de la sorte sa fiancée? Qu'il avait aimé avec un cœur sincère, droit et loyal même dans la faute, une créature de ruse et de trahison. L'honnête, la généreuse enfant trouverait là matière à souffrir sans doute, à souffrir beaucoup, mais non pas à le mépriser. C'était cependant la pire issue à laquelle les scélératesses les plus cruelles de Pauline pussent aboutir. Se servir de l'enfant? Et pourquoi faire? Lui prouverait-elle que la petite n'était pas la fille de Vernantes ou de Raffraye? Ce serait un doute odieux pour lui, mais qui ne le troublerait pas dans ce qu'il savait, dans ce qu'il avait vu. La mince et sombre silhouette de la jeune femme voilée, descendant de fiacre à la porte du criminel rez-de-chaussée, n'était pas de celles qu'un serment efface de la mémoire d'un homme, — surtout quand cet homme n'aime plus. C'est en raisonnant de la sorte, ou mieux en se forçant à ne plus raisonner sur ce sujet, tant il éprouvait un besoin presque physique d'oublier ces tristes souillures, qu'il entra dans le salon de Mme Scilly. Son obsession de terreur panique se transformait en une fièvre de tendresse qui exaltait ses forces aimantes. Il trouva une première douceur à la familiarité par laquelle Vincent, le vieux domestique de la comtesse, ancien soldat d'ordonnance du comte demeuré au service de la veuve, lui demanda de ses nouvelles, avant de lui ouvrir la porte de ce salon, pièce de forme assez bizarre et comme distribuée en deux parties distinctes. Ménagé dans la tour romantique dont l'architecte du Continental avait enjolivé l'angle de cette grande bâtisse moderne, ce salon commençait presque en couloir, puis s'épanouissait en une large rotonde. Les trois fenêtres de ce fond circulaire permettaient, par les belles journées, de regarder ainsi trois des plus vastes horizons de Palerme. La mer à droite frémissait toute bleue, avec le passage des voiles blanches et des fumeux paquebots. En face se profilaient les palais du quai, les deux ports au delà, leur forêt de mâts et le sauvage éperon rouge du mont Pellegrino. Les toits de la ville, à gauche, les dômes des églises et les tours des clochers s'étendaient jusqu'à l'horizon fermé par le cercle de montagnes qui a fait donner à la grande plaine d'orangers et de citronniers où la ville repose le surnom de «Conque d'or». À cette heure du crépuscule où les volets des trois fenêtres étaient fermés, quelle intime physionomie d'un délicieux home prenait ce retrait, encore isolé du premier couloir d'entrée par un paravent! Trois lampes l'éclairaient: la plus grande qui rayonnait au milieu, et deux petites posées, l'une sur la cheminée, l'autre sur une table mobile auprès du feu paresseusement assoupi. Des étoffes anciennes, drapées de-ci de-là sur les meubles, le rangement même de ces meubles, ici des portraits dans leurs cadres, ailleurs des livres dans un casier mobile, plus loin quelque menu bibelot, partout des fleurs: des roses, des œillets, des mimosas dorés, un palmier dans un coin, dans un autre de grands bouquets lustrés de branches d'eucalyptus, — comme la jeune fille et sa mère avaient su l'art, avec des riens, de rendre personnel ce gîte de passage, très heureusement choisi dans ce vaste caravansérail cosmopolite! On oubliait que l'on était à l'hôtel, dans une des cases d'un bâtiment aménagé par la spéculation pour une affluence de voyageurs encore à venir, si bien que de cet asile paisible les deux femmes n'entendaient aucune de ces rumeurs qui rendent pénible la promiscuité de séjours pareils. Elles étaient assises près de la cheminée quand Nayrac entra, occupées, Mme Scilly à une lecture, Henriette à une tapisserie qu'elle poursuivait sur un métier tendu devant elle, avec cette activité silencieuse et en apparence absorbée qui aide les femmes à tromper les plus dévorantes anxiétés intérieures. Ni l'une ni l'autre n'avait été avertie par le bruit de la porte assez éloignée qu'étouffait la grande portière de velours. Le jeune homme put donc rester immobile deux ou trois minutes, à contempler ce simple tableau qui contrastait tant avec les visions d'impurs rendez-vous où il venait de s'attarder. Si le bonheur n'a guère rencontré de peintres parmi la foule des poètes qui nous déroulent depuis des siècles le monotone roman de la pauvre âme humaine, c'est qu'il se contente de conditions bien naïvement innocentes. Il lui faut si peu d'éléments pour le décor de son idylle! Depuis des semaines que Francis était fiancé à Henriette, il ne s'était pas blasé sur l'intense impression de volupté d'âme éprouvée le premier soir où il avait eu sa place en tiers dans la veillée de Mme Scilly et de sa fille. Lui qui avait si longtemps erré à travers le monde, si souvent connu la mélancolie des fins de journée à bord des bateaux ou dans des solitudes d'hôtel, le cercle de clarté projeté par les lampes autour de ces deux femmes lui avait tant réchauffé le cœur, le lui réchauffait tant à cette seconde! Remué comme il venait de l'être par de si anciennes amertumes, il eût voulu demeurer des heures sur le seuil de cette porte, — des heures à se repaître l'âme de cette certitude que sa mauvaise jeunesse était très loin, et qu'il faisait partie de cette vie maintenant, si réglée, si pure, si simple, — des heures à lire sur le visage de sa fiancée le fervent amour dont il était l'objet. Pourquoi cette ombre sur ce beau front candide, ce voile sur ces chers yeux bleus, ce pli triste de cette bouche enfantine, sinon parce que la jeune fille le savait souffrant? Et ce front se leva, ces yeux l'aperçurent, cette bouche s'ouvrît dans un cri léger. Une pâleur envahit ce visage, attestant chez sa sensitive, comme il l'appelait quelquefois par une caressante raillerie, cette sensibilité trop vive en effet, cette vibration trop forte sous la moindre secousse. Mais déjà Henriette était debout, elle avait marché vers lui.

— «C'est vous, Francis,» lui disait-elle, «Comment ne vous ai-je pas entendu entrer? Il y a longtemps que vous êtes ici?...»

— «Très longtemps,» répondit-il, et lui prenant la main: «Mais pardon de vous avoir effrayée... Je devrais tant savoir que ces petites surprises vous font mal...»

— «Un doux mal cette fois,» dit-elle en riant, «si vous êtes bien,» et elle insistait: «Dites vite comment vous vous sentez maintenant. J'ai eu peur que vous n'ayez pris ces vilaines fièvres dont on nous menace toujours. Nous vous espérions pour le thé et nous n'avons pas même osé faire demander de vos nouvelles... Vincent est allé écouter à votre porte, et, comme vous ne faisiez aucun bruit, il a pensé que vous reposiez. Vous avez le feu aux mains encore...»

— «C'était un peu de fatigue causée sans doute par ce soleil,» répliqua-t-il. «Mais elle est tout à fait passée,» et sa voix se fit insistante pour répéter: «tout à fait... Ce n'est même plus la peine d'en parler. Laissez-moi m'asseoir auprès de vous et racontez-moi comment vous avez employé cette après-midi, où vous vous êtes promenées...»

— «Nulle part,» interrompit la comtesse, «Henriette n'a jamais voulu sortir. Elle a recommencé de n'être pas raisonnable en s'inquiétant comme si vous alliez être vraiment malade.»

— «Vous me calomniez, maman,» dit la jeune fille à qui étaient revenues ses fraîches couleurs, «j'avais ma correspondance en retard et j'ai écrit des lettres toute l'après-midi... Voulez-vous les voir?...»

Et très vite, sans attendre la réponse de Francis, elle avait pris, sur la table étroite où elle s'était arrangé un coin à elle auprès d'une des fenêtres, plusieurs enveloppes qu'elle lui tendait tout ouvertes. Dès les premiers jours de leurs fiançailles, elle lui avait demandé tendrement, comme une faveur d'affection, de lire les moindres billets qu'elle envoyait, — adorable instinct d'enfant amoureuse qui se donnait ainsi, sans rien réserver, avec cette prodigalité spontanée d'une âme pure qui peut tout montrer de ses pensées, qui s'enivre d'en tout montrer à celui qu'elle aime! Elle mit à présenter à Francis ces pages par lesquelles elle avait trompé l'inquiétude des heures supportées sans lui, une grâce de soumission si jeune, si pénétrante, que les mains du jeune homme tremblaient un peu en ouvrant ces lettres l'une après l'autre. Comme elle savait, sans l'avoir appris, cet art d'aller au-devant des exigences même injustes et tyranniques d'un ami, — cet art qui veut que l'on soit toujours un peu trop tôt là où le moindre retard ferait souffrir, — cet art de dire toujours la parole attendue, justement celle-là et pas une autre, — cet art de se faire aimer en aimant, seul bienfait pour une âme déjà lasse, si facile à la souffrance, si rebelle à la caresse, — cet art de plaire sans jamais blesser, que Pauline autrefois avait tant méconnu! Quelle confiance cette chère enfant avait à l'égard de son fiancé, si entière, si loyale, si ingénument touchante! Et lui, quels secrets il gardait sur son esprit, même à ce moment, surtout à ce moment! Avec quelle naïveté, dans ces lettres écrites à des amies, elle parlait de son bonheur! Comme les rappels qu'elle y faisait de son existence de jeune fille, révélaient des souvenirs d'une irréprochable candeur! Et il s'y retrouvait si aimé, aperçu dans une telle auréole d'estime, presque d'admiration, qu'il ne put pas continuer cette lecture. De véritables larmes lui vinrent, irrésistibles.

— «C'est de joie que je pleure,» murmurait-il, «c'est de voir ce que vous êtes pour moi, de trop le sentir... Toute ma vie pour vous payer de cette tendresse, ce sera encore trop peu!...»

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