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La terre promise

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Pour avoir la réponse à cette question qu'il se posait plus anxieusement tandis que le train courait loin de Palerme, et que ce matin voilé éclairait la mer mouvante, violette ou grise tour à tour, les montagnes nues et brunâtres, les vastes plaines peuplées de citronniers et d'oliviers, il lui eût fallu entrer, avec Mme Scilly, à cette même heure, dans la chambre d'Henriette. La lumière de ce jour mélancolique — un de ces jours où il y a comme de l'adieu dans l'air — s'harmonisait à la pâleur du visage souffrant de la jeune fille. Ses beaux yeux bleus brûlaient de ce feu d'une sombre fièvre, qui décelait mieux que cette pâleur la révolution morale à laquelle le pauvre être se trouvait en proie. La comtesse, qui s'était demandé toute la nuit quelle phrase assez tendre elle prononcerait pour faire parler sa douce malade, se sentit incapable, comme la veille, de provoquer cette confidence lorsqu'elle eut rencontré ces yeux. Le regard d'Henriette avait changé. Vingt-quatre heures plus tôt les saintes clartés de la plus entière ignorance rayonnaient dans ces prunelles. D'autres pensées s'en échappaient maintenant. La mère s'assit au chevet où reposait cette tête blonde sur laquelle sa sollicitude avait veillé des années, et elle n'osait seulement pas en scruter la souffrance! Comme elle l'avait dit la veille à celui qu'elle espérait toujours continuer d'appeler son fils, elle se rendait compte que sa fille avait tout entendu, sans deviner ce que cette jeune, cette candide intelligence avait compris. Et comment ne pas hésiter devant des paroles à prononcer, si différentes de celles qui s'étaient depuis des années échangées entre elles deux? Elles étaient pourtant inévitables, ces paroles, car le caractère incomplet à la fois et définitif de la révélation infligée si soudainement à la jeune fille ne lui permettait pas de demeurer sur cette affolante et indistincte évidence. Mme Scilly ne s'était pas trompée, la pauvre enfant était bien incapable de venir surprendre par un espionnage clandestin les secrets même qui intéressaient le plus vivement sa passion pour son fiancé. Si elle s'était arrêtée, sans avancer, derrière le battant entr'ouvert de la porte du salon, c'est qu'elle avait entendu, à ce moment même, la voix de l'homme à qui l'engageait la plus sainte des promesses, prononcer ces terribles mots: «J'ai douté de l'enfant, j'ai cru que je n'étais pas son père...» et le reste avait suivi, ne lui permettant aucun doute sur le mensonge continu où cet homme l'avait fait vivre depuis ces dernières semaines. Mais ce qui l'avait comme foudroyée de cette horreur dont ses yeux continuaient d'exprimer la fièvre intense, ç'avait été ce brutal, cet affreux contact de son naïf esprit avec les réalités de la vie passionnelle qui demeurent une indéchiffrable énigme pour la fille la moins réservée, tant qu'elle est vierge, à plus forte raison pour une jeune personne gardée comme elle l'avait été. Seulement elle avait plus de vingt ans, et à cet âge, l'innocence la plus entière n'est pas une ignorance absolue. C'est là un phénomène de demi-lueur si délicat, si indéterminé, qu'il en est presque indéfinissable. Comment traduire en termes précis ce vague instinct du sexe, ce retentissement obscur éveillé dans le cerveau par tout un travail inconscient qui s'accomplit à travers cet organisme encore endormi et cependant complet? Comment doser par une analyse assez subtile chacun des éléments d'initiation que représente autour de la créature la plus enveloppée de modestie le mariage d'une amie intime, par exemple, chez laquelle elle continue d'aller en visite comme auparavant, dans la chambre de laquelle elle entre, avec qui elle cause en libre et pleine confiance, qu'elle voit devenir mère enfin? Tout cet ensemble de choses féminines se résume pour la jeune fille en un pressentiment qui va quelquefois jusqu'à l'épouvante. Cela fait dans ces âmes trop tendres, trop vibrantes, comme un frisson autour de l'idée de ces rapports mystérieux entre l'homme et la femme d'où naîtra une nouvelle existence, cet enfant qui éveille à l'avance le cœur de la mère dans le sein de la vierge. Quant aux égarements de l'amour hors du mariage, la plupart ne les soupçonnent même pas, ou si quelque hasard dangereux de conversation et de lecture leur a fait comprendre qu'une femme peut manquer à ses devoirs, ce sont bien plutôt des imprudences de coquetterie qu'elles imaginent, et non pas des aventures du genre de celle que Francis avait résumée en quelques phrases, trop lucides pour laisser place au doute, et cependant trop chargées de signification cachée pour que la pensée d'Henriette ne reculât pas d'épouvante. Ce qui ajoutait à cette épouvante, c'était le souvenir du cri de douleur par lequel sa mère avait répondu à la confession de Francis: «Si elle m'interroge, que lui répondrai-je?...» Ce gémissement de Mme Scilly poursuivait la jeune fille. Elle en était à ce point où l'on ne peut physiquement supporter l'idée que ceux qui nous entourent nous mentent pour nous ménager. Et cependant, à qui s'adresser pour comprendre tout à fait cette horrible confidence qu'elle avait surprise, sinon à cette loyale et bonne mère qu'elle voyait, par cette matinée de brumes, assise silencieusement à côté de son lit? Un tel silence était rempli de cette tendresse dont Henriette avait eu d'innombrables preuves. N'en était-ce pas une de plus que ce respect de sa douleur, que cette pitié caressante qui l'enveloppait sans vouloir toucher à aucun des points meurtris de son être? Et voici que la comtesse vit avec une indicible émotion ces yeux bleus, dont la muette détresse l'effrayait tant, se tourner vers elle avec une expression qu'elle n'y avait plus retrouvée depuis la veille. Elle ne s'y méprit pas une minute: la subite rougeur revenue sur ce visage tourmenté annonçait que ce cœur comme noué de chagrin allait s'ouvrir. Que répondrait-elle? Dans ses méditations de la nuit et de ce commencement de matinée sa volonté s'était fixée sur le seul parti qui pût lui permettre d'influencer cette âme malade. Elle s'était décidée à répondre simplement et franchement à toutes les questions que lui poserait la jeune fille. Elle ne les aurait pas provoquées, car les réponses allaient beaucoup lui coûter. Mais c'était son devoir de ne pas s'y dérober si elle voulait secourir avec efficacité cette créature si cruellement ébranlée.

— «Maman,» avait commencé Henriette, «vous n'avez pas cru, n'est-ce pas, que j'aie manqué à la délicatesse?... Vous m'aviez laissée seule. J'ai eu peur de la conversation qui allait se tenir si près de moi, à cause de moi. J'ai voulu l'empêcher... Je suis allée jusqu'à la porte que j'ai ouverte sans frapper, comme toujours. Vous ne m'avez pas entendue, et alors il m'a été impossible d'avancer... Je tremblais tellement que je me suis appuyée contre le mur. Mes jambes étaient comme brisées...»

Elle avait de nouveau fermé les yeux, et sa bouche avait frémi au souvenir que cette scène évoquait en elle. La mère lui caressa ses blonds cheveux d'une main lente et douce, en lui disant:

— «Tu n'as pas besoin de te justifier. Je te connais trop bien pour avoir jamais pensé que tu avais cédé à un mouvement bas... Et puis, tu y aurais cédé, que je ne me sentirais guère la force de te gronder. Tu en aurais été déjà trop punie. Mon Dieu!» ajouta-t-elle, «je savais que je t'aimais plus que tout au monde. Je ne savais pas combien, avant de t'avoir prise contre moi sur le seuil de cette chambre où tu venais d'être frappée... Tu vois, je ne t'ai rien demandé. J'ai respecté ta peine. Je la respecterai encore. Je ne veux que te soigner comme tu le désires. Souviens-toi seulement que je suis là...»

— «Chère mère,» répondit la jeune fille en prenant entre ses mains brûlantes la main de celle qui lui parlait ainsi. Puis, après un silence, d'une voix basse, comme honteuse et de nouveau avec la pourpre de l'émotion sur sa joue: «Chère mère, il a dît que cette petite Adèle était sa fille...»

— «Tu l'as entendu,» fit la comtesse qui voyait que la pauvre créature n'osait pas formuler la question qui lui brûlait le cœur. «C'est une chose affreuse qu'une femme puisse être mariée et devenir ainsi mère d'un enfant qui n'est pas l'enfant de son mari... Mais quand tu seras entrée dans le monde, tu verras que cette chose affreuse se rencontre trop souvent. Toi qui es si bonne chrétienne, rappelle-toi et aujourd'hui et dans l'avenir le mot que Notre-Seigneur a dit à la femme adultère: «Je ne vous condamne pas non plus...»

— «Cependant,» reprit Henriette, «cette petite Adèle porte le nom d'un autre homme. Elle m'a parlé de lui, ce soir de Noël, quand elle m'a demandé si je croyais qu'elle le reconnaîtrait après la mort... Si cet homme vivait, il la croirait sa fille?...»

— «Sans doute,» dit Mme Scilly.

— «Et la mère saurait que cet homme n'est pas le père de cette enfant, et elle ne le lui dirait pas? Elle laisserait cet homme embrasser cette petite fille devant elle? Quand l'enfant fait sa prière du soir maintenant, elle doit lui dire de prier pour son père, comme vous me disiez à moi de prier pour le mien?... Elle n'a pas peur de Dieu qui sait tout... Quelle horrible femme!...»

— «Elle en souffre sans doute beaucoup,» répondit la comtesse, «comme elle souffrirait beaucoup de voir le mari qu'elle a trahi embrasser cette petite fille. Tu vois bien qu'elle n'est pas vraiment mauvaise, puisqu'elle a mené, depuis qu'elle est veuve et libre, une vie qui semble avoir été irréprochable. Si tu savais combien de malheureuses s'engagent sur le chemin de l'amour défendu avec un aveuglement qui leur vient de leur milieu, des fausses maximes de la société, d'une absence de religion, d'un mauvais exemple, des duretés de leur mari aussi?... Et puis, quand elles ouvrent les yeux sur les conséquences de leur faiblesse, elles sont perdues, et c'est trop tard...»

— «Elles ne peuvent pourtant pas s'aveugler au point de ne pas se rendre compte qu'il leur faudra mentir...,» répondit Henriette. «Et quand une femme aurait ces excuses que vous dites, est-ce qu'un homme les a?... Mme Raffraye n'avait pas quitté son mari, n'est-ce pas?...»

— «Non,» reprit la mère.

— «Et lui,» demanda la jeune fille à voix tout à fait basse, «est-ce qu'il connaissait ce mari?...»

— «Il n'en a point parlé,» dit la mère, «mais c'est bien certain...»

— «Il allait chez lui? Il lui donnait la main? Il s'asseyait à sa table?...»

— «Ne te torture pas à de pareilles imaginations,» reprit Mme Scilly, «tu sais qu'il a été très coupable, que cela te suffise. N'attache pas ton esprit à tous ces détails qui ne sauraient que te faire du mal en t'empêchant d'être charitable et d'être juste...»

— «Je ne peux pas,» s'écria la jeune fille avec un accent où se révélait la sombre ardeur de la passion la plus douloureuse. «Je ne peux pas. Je les vois trop... Je les vois se disant qu'ils s'aimaient... Je les vois...» Elle ferma les yeux avec un battement affolé de ses paupières. La seule image physique dont son innocence pût nourrir sa jalousie venait de s'offrir à sa pensée: celle de Francis embrassant Pauline, et elle répétait: «Il lui disait qu'il l'aimait, comme à moi. Et il savait qu'elle trahissait, qu'elle mentait. Comment peut-on aimer ce que l'on méprise? Et il l'aimait cependant, il l'a dit. Ah! je ne m'étonne plus s'il a été capable de me mentir comme il l'a fait pendant des jours, puisqu'il a été capable de ressentir des sentiments si bas, si honteux, si vils...»

— «Si douloureux aussi...,» interrompit la mère. «Ce mépris dans l'amour, dont tu parles, c'est le châtiment des passions criminelles, et un châtiment terrible. Tu l'as entendu aussi confesser que ce mépris l'avait amené à douter de cette femme et le doute sur cette femme l'a conduit à douter de l'enfant, de son enfant... Il s'est dit qu'ayant trahi son mari pour lui, elle devait le trahir lui-même. — Il n'a pas cru qu'il fût le père de cette fille qui porte sur son visage cette ressemblance si étonnante qu'elle t'a saisie, comme elle l'a saisi quand il l'a vue. Mais c'est un hasard qu'une telle ressemblance et si terrassante. C'est un hasard que cette rencontre après tant d'années. Pense à ces années et au poignard qu'il avait dans le cœur chaque fois qu'il se souvenait de cette petite fille et qu'il lui fallait se dire: je ne saurai jamais si elle est ma fille. Pense à ses remords quand il l'a su et ce qu'a été pour lui cette rencontre, quel supplice quand ç'aurait pu, quand ç'aurait dû être une telle joie. Souviens-toi de son trouble dans ce soir de Noël auquel tu viens de faire allusion... Ce n'est pas pour le défendre que je te rappelle tout cela, c'est pour te montrer que si ses fautes ont été grandes, l'expiation a été grande aussi et qu'il a droit à la pitié que je voudrais te voir lui donner comme je la lui ai donnée. C'est avoir payé pleinement sa dette, je te le jure, que d'avoir acquis l'évidence de sa paternité comme il l'a acquise...»

— «Ah! maman,» s'écria Henriette avec plus de douleur encore, «vous venez de toucher à la place la plus malade... Cela me désespère qu'il m'ait menti, cela me désespère qu'il ait pu aimer une femme indigne. Je lui pardonnerais et l'un et l'autre. J'admettrais qu'il a voulu m'épargner un chagrin. J'admettrais qu'il a subi dans sa jeunesse des entraînements que je ne comprends pas. Je suis une ignorante, je le sais. J'admettrais qu'en le jugeant avec trop de sévérité je suis injuste. Mais sur ce point je ne peux pas être injuste. Non. Je ne suis pas injuste. Il n'y a pas d'entraînement qui explique cette monstrueuse chose que pendant ces années il n'ait seulement jamais vu, jamais essayé de voir cette petite fille. Vous avez prononcé un mot terrible contre lui. Vous avez dit que le hasard l'a fait se rencontrer avec elle... Le hasard! Est-ce qu'il n'aurait pas dû épuiser toutes les chances de savoir la vérité plutôt que de courir ce risque épouvantable d'abandonner son enfant? Lui que je mettais si haut! Lui que je croyais la délicatesse et la noblesse mêmes, devoir penser de lui qu'il a sur la conscience cette cruauté vis-à-vis d'un pauvre petit être!... Il y a des gens du peuple qui adoptent des enfants déposés dans la rue par des parents barbares, et lui, il n'a même pas cherché à vérifier des doutes qu'un regard aurait dissipés! Il vous l'a déclaré lui-même que ce regard avait suffi.»

— «Il a encore cette excuse,» dit la mère, «que cette petite fille n'avait pas besoin de lui, que même il n'avait pas, qu'il n'a pas le droit de s'en occuper. La mère était là...»

— «Et si cette mère avait été mauvaise pour cette enfant? Si elle avait été ruinée et toutes deux réduites à la misère? Si elle était morte et la petite livrée à des étrangers cruels? Si...»

— «Tu n'as pas le droit d'imaginer des hypothèses pareilles,» interrompit Mme Scilly. «Nous ignorons absolument ce qu'il aurait fait si cette enfant, au lieu d'être riche et gâtée, avait été pauvre et malheureuse...»

— «Ah!» dit Henriette, «il ne l'aurait même pas su.»

Cette fois la comtesse ne répondit pas. Les jugements ainsi portés par sa fille avaient cette rigueur intransigeante contre laquelle il est très difficile de protester, même quand on la trouve excessive, par scrupule de toucher à cette fleur de moralité qui fait la force et la grâce en même temps des âmes vraiment droites. La mère savait ce qu'elle voulait savoir. Henriette avait bien tout entendu de la confession de son fiancé, tout entendu et tout compris dans la mesure où son ignorance de la vie physiologique le lui permettait, et la révolte de sa jeune loyauté la rendait implacable pour les compromis de sens moral que cette triste aventure supposait. L'amour seul, avec sa générosité irrésistible, pouvait triompher de cette indignation et seul guérir une conscience pure atteinte au plus vif, au plus profond de son rêve de noblesse et de loyauté. Mais en ce moment cet amour ne se faisait sentir à ce cœur blessé que par la souffrance. Mme Scilly en eut la preuve lorsqu'elle voulut reprendre cet entretien après un silence, non plus afin de défendre Francis auprès de la jeune fille, mais pour la prévenir de la résolution qu'elle avait cru devoir adopter:

— «Ne remuons pas toute cette misère,» recommença-t-elle. «Laisse-moi seulement te mettre au courant de ce que j'ai fait... Le docteur Teresi avait ordonné de t'éviter la plus légère émotion. J'ai pensé qu'il valait mieux pour M. Nayrac et pour toi de ne pas vous rencontrer dans les conditions particulièrement étroites de notre vie d'hôtel, et je lui ai demandé de s'en aller...»

— «Il est parti...,» dit Henriette, et ses traits traduisirent un surcroît d'émotion qui fut pour la mère une première espérance de ce pardon auquel sa sagesse avait souhaité aussitôt amener sa fille. Elle lui répondit en la calmant d'une nouvelle caresse:

— «Il n'est pas retourné à Paris, bien entendu. Il est à Catane, où il attend ce que tu décideras de vos relations à venir... Je lui ai dit que je te parlerais comme je t'ai parlé, et que tu resterais libre de rompre votre mariage si tu ne peux plus retrouver en toi les sentiments qui t'ont portée vers lui. Quoique ce soit une chose bien grave que de dénoncer des fiançailles aussi avancées que les tiennes, je te le répète à toi aussi, tu en restes libre, absolument libre... Je ne ferai que lui transmettre ta réponse, devant laquelle il s'incline d'avance sans protester, comme je m'inclinerai moi-même... Je te demande seulement que cette réponse ne soit pas immédiate. Quand il s'agit d'un parti à prendre qui pèsera sur toute l'existence, la réflexion n'est jamais trop mûrie. Tu réfléchiras... Aujourd'hui,» ajouta-t-elle en embrassant sa fille tendrement, «ne parlons plus de ce qui ne peut que nous peiner davantage en y revenant toujours... Tu es trop souffrante, je ne veux que te soigner, te dorloter, t'aimer comme si tu étais encore la petite fille qui travaillait sagement à sa table devant la fenêtre de la salle d'études. Te la rappelles-tu, et comme tu m'obéissais quand je te disais d'avoir du courage pour tes leçons? Et je te dis maintenant avec la même tendresse d'avoir un peu de courage pour ta santé. Ne m'obéiras-tu pas comme autrefois?...»

— «Je l'aurai, chère mère, ce courage,» répondit la jeune fille en mettant son front contre la bouche de sa mère et en l'y appuyant comme pour prolonger l'influence bienfaisante de ce baiser, «je vous obéirai en tout, mais vous ne pouvez cependant pas vouloir que je ne sois point désespérée de devoir penser ce que je pense de celui que j'ai tant aimé?...»

XI

LA VOIE DOULOUREUSE

algré cette exhortation de vaillance que Mme Scilly avait adressée à Henriette, la pauvre femme ne fut pas beaucoup moins triste que sa fille durant l'après-midi et la journée qui suivirent. D'abord elle ne voyait aucun changement survenu dans cet étrange état nerveux de la malade qui n'avait, depuis le commencement de sa crise, ni mangé, ni dormi, ni pleuré. Il semblait que toutes les fonctions fussent suspendues dans cet organisme, comme frappé d'un coup trop fort par la soudaineté de la funeste révélation. Mme Scilly demeurait épouvantée devant le visible déconcertement du médecin, et elle appréhendait que cette secousse aussi cruelle qu'inattendue n'eût atteint la vie de son enfant dans sa source profonde. Elle savait, pour avoir eu tant de peine à reconquérir un peu d'énergie lors de sa plus grande épreuve, que le chagrin tue quelquefois, d'une manière aussi lente, aussi sûre que le plus meurtrier poison. Puis la date elle-même augmentait sa mélancolie, cette fin d'année qu'elle s'était attendue à passer dans le rayonnement d'un bonheur qui lui manquait autant que le soleil, — car la pluie s'était mise à tomber, une de ces pluies comme il en tombe dans ces contrées de l'extrême Midi, une cataracte d'eau démesurée et intarissable. — Quel accompagnement que cette monotone rumeur de déluge aux impressions qu'infligeait à la mère inquiète la correspondance du jour de l'an qui commençait d'arriver! C'étaient des lettres de leurs amies de Paris, toutes pleines de ces souhaits dont la simplicité n'est que banale lorsque nous nous trouvons les recevoir dans une situation d'esprit et de cœur ordinaire. Mais quand nous portons au dedans de nous une plaie cachée, ces vœux de félicité nous sont une ironie qui la fait si aisément saigner! Ces lettres parlaient à Mme Scilly de la paix morale qu'assurait à sa convalescence la joie profonde des deux fiancés. Elles l'enviaient, ces lettres imprudentes, d'avoir pu donner à sa fille le cadre lumineux de ce tiède pays autour de ses saintes amours. Dans ces lettres comme dans les dépêches qui les accompagnaient, le mot de bonheur passait et repassait sans cesse. Le monde, que les misanthropes accusent d'être si complaisamment cruel, ne l'est jamais plus qu'aux heures où il ne soupçonne pas sa cruauté? La comtesse l'éprouva durant ces deux journées avec une telle force qu'elle voulut épargner cette émotion à sa fille en ne lui donnant rien à lire encore de ces billets ou des télégrammes. D'ailleurs Henriette ne les demanda pas. Il semblait que la sensation du temps fût abolie en elle, et le regard fixe qui continuait de brûler dans ses yeux ne voyait même pas un écrin au chiffre F N posé sur sa commode et qui enfermait le cadeau qu'elle avait voulu tenir tout préparé pour Francis. Quoique cet étrange oubli des dates fût en un certain sens un bienfait, il augmentait l'épouvante de la comtesse. Elle en était, au matin du 1er janvier, à se demander si elle devait ou non rappeler sa fille au sentiment de la réalité en lui souhaitant elle-même cette fête, ou bien la laisser dans cette sorte d'oubli absorbé de toutes choses, quand un incident facile à prévoir vint la décider à une nouvelle tentative en faveur du jeune homme. Elle reçut de lui, dès la première heure, une lettre qu'il avait dû envoyer de Catane par un messager spécial, car elle ne portait pas le timbre de la poste. Avec cette lettre toute remplie des plaintes que Mme Scilly avait pu pressentir, était une boîte longue et plate, sur laquelle il avait inscrit le nom et l'adresse de celle dont il ne savait même plus si elle était encore sa fiancée. La mère enleva le couvercle d'une main tremblante à la fois et curieuse. Un arome de fleurs emplit la chambre, et elle vit, couchée dans un lit de larges violettes, une de ces frêles statuettes de terre cuite, chef-d'œuvre de l'art antique, comme elle se rappela en avoir admiré quelques-unes en compagnie des deux jeunes gens au musée de Palerme. C'était l'image d'une femme drapée et qui penchait, avec une grâce délicate, presque souffrante, sa tête un peu petite et chargée d'une couronne. La ligne mince du svelte corps apparaissait à travers le voile. Un demi-sourire flottait autour de la joue et des fines lèvres. Des traces d'un coloris presque effacé nuançaient les plis du vêtement de leurs teintes douces, et cette forme exquise, qui révélait un songe de beauté caressé par des yeux fermés depuis plus de vingt siècles, semblait plus touchante encore, soutenue, enveloppée, bercée par les sombres et odorantes corolles de ces fleurs toutes jeunes. Il y avait dans cette simple manière d'offrir cet objet si rare un rappel si tendre des heures les plus pures d'une intimité déjà bien lointaine! Mme Scilly, qui n'avait eu pourtant de cette intimité que son réchauffant reflet, sentit profondément cette tendresse. Elle resta longtemps à relire la lettre tour à tour et à regarder la fragile statuette Sicilienne. Enfin elle dit à voix haute: «Il faut essayer...» Et prenant la boîte et son couvercle, elle vint les déposer sans rien dire dans la chambre et sur le lit d'Henriette. Cette dernière reconnut sur un de ces deux objets l'écriture de Francis. En même temps, elle aperçut la couleur claire de la terre cuite dans son linceul de fleurs, et le sourire de la fine tête un peu penchée lui arriva presque à la même seconde que le parfum des violettes. Le souvenir se fit trop présent des bonheurs qu'elle avait goûtés avec son fiancé dans cette douce Sicile. C'était leur symbole si discret, si humble, si pénétrant! Les épaisses et fraîches violettes lui parlaient de leurs promenades dans les jardins, du sortilège dont les avait enlacés la magie de cet hiver méridional, et la fragile statuette y mélangeait l'évocation de l'éveil qui s'était fait dans son intelligence de jeune fille, à rencontrer pour la première fois dans cette île, où Platon fut esclave, les reliques toujours vivantes de l'art le plus noble qui ait jamais paré d'idéal la vie humaine. Comme elle avait aimé cette nature, cet art, ces jardins fleuris de violettes pareilles à celles-ci, de roses, de mimosas, de narcisses, et ces salles de musée dans lesquelles s'amoncellent les bas-reliefs, les bronzes, les débris des temples, fragments sacrés où palpite toujours une âme de beauté! Oui, comme elle avait aimé ce pays de lumière! Comme elle l'avait aimé, parce qu'elle y aimait celui qu'elle s'était choisi pour compagnon de toute sa vie! Et maintenant c'en était fait de ce bonheur. Elle eut alors, devant l'évidence du contraste entre ce passé si récent et ses chagrins actuels, un tel accès de tristesse que les larmes lui vinrent pour la première fois depuis ces deux cruelles journées, et, à travers ces larmes, toujours elle voyait la gracieuse statuette lui sourire et toujours elle respirait l'arome des caressantes fleurs, jusqu'à ce qu'elle repoussa le funeste cadeau en gémissant:

— «Ah! cela fait trop mal! C'est trop souffrir!...»

— «Pleure, mon enfant,» répondait Mme Scilly, «pleure et n'essaye pas de retenir tes larmes... Pleure sur toi, pleure sur lui, et tu le plaindras et tu lui pardonneras, et vous serez sauvés...»


En disant ces mots, la mère avait presque un éclair de joie sur son visage. Elle sentait qu'avec ces larmes l'affolement s'en allait de ce cœur noué d'une si cruelle contraction intime. La vie revenait, comme elle revient après une chute de cinquante pieds, quand l'homme, d'abord étourdi, hébété, comme tué de la secousse, recommence à se remuer; le premier cri que lui arrache la douleur de son mouvement est aussi un cri de renaissance... À quoi comparer, en effet, sinon à une subite et mortelle descente au fond d'un abîme, ces heurts que la réalité inflige à l'âme, précipitée par une révélation soudaine de toute la hauteur de son idéal? Entre le Francis qu'avait imaginé, admiré, aimé Henriette et celui qu'une brutale confidence lui avait montré si faible, si coupable, si lâche, entre le monde de chimères où elle avait plané et la misère morale où elle se débattait maintenant, n'y avait-il pas toute la distance qui sépare l'illusion et l'expérience, l'enthousiasme et le dégoût, l'exaltation et le désenchantement, profondeur d'abîme aussi terrible que celles des plus monstrueux gouffres des Alpes? C'est notre histoire commune et notre grande épreuve à tous que ce passage, quand il nous faut quitter l'univers de visions sublimes où se complut notre élan premier pour descendre dans cet univers de conditions médiocres où nous devons agir. Mais d'ordinaire cette chute nous est ménagée par une série de menues déceptions successives, et ce n'est pas d'un rêve très élevé que nous tombons. Le sort n'avait pas voulu qu'il en fût ainsi pour Henriette, qu'aucune transition n'avait préparée à voir son horizon d'espérance disparaître tout entier d'un coup. Ce qu'elle pleurait en ce moment, la joue appuyée sur la main de sa mère, longuement, indéfiniment, c'était un de ces songes qui eussent fait sourire, même dans son honnête et simple milieu, ses plus innocentes compagnes de visite et de bals de l'année précédente, tant il enveloppait de naïveté. Mais s'il y a une naïveté enfantine et qui mérite ce sourire parce qu'elle suppose la présomption, il en est une autre qui mériterait de s'appeler autrement parce qu'elle est faite d'une modeste croyance à l'absolue bonne foi de ceux qui nous entourent. C'était ce songe que pleurait Henriette, celui d'un mariage avec un homme qui n'eût jamais aimé qu'elle, comme elle n'avait jamais aimé, comme elle n'aimerait jamais que lui; — le songe de lentes, de douces années, passées, jusqu'à la mort, auprès d'un ami qui n'eût pour elle de secret, ni dans le présent, ni dans le passé, comme elle-même n'avait et n'aurait aucun secret pour lui; — le songe d'un constant abandon à une conscience qui guiderait la sienne, à un esprit dont toutes les idées seraient aussi ses idées, dans les moindres pensées duquel elle trouverait sans cesse une raison de l'aimer davantage. Ce songe, elle avait cru le réaliser, elle l'avait réalisé, tant Francis s'était, sincèrement et par besoin de lui plaire, modelé tout entier sur les désirs de sa fiancée. L'appétit d'émotion sentimentale qui était le trait dominant de ce singulier caractère l'avait instinctivement plié aux manières d'être grâce auxquelles Henriette et lui éprouveraient les plus complètes, les plus profondes voluptés d'âme. Hélas! Plus il avait été accompli dans l'art de lui plaire, plus elle devait pleurer maintenant, plus elle devait apercevoir cette nature d'homme, qu'elle avait jugée si conforme à son rêve, sous un jour affreux de monstruosité morale. À toute la hideur que prenait pour ses yeux virginaux cette triste mais banale histoire d'un adultère et d'une rupture, une autre hideur se joignait, celle d'une comédie infâme jouée par celui qui, continuant son rôle d'hypocrite, imaginait cette délicate manière de se rappeler à elle en lui envoyant cette fine statuette parmi ces fleurs. Et à sa mère qui continuait de la bercer avec des paroles de pitié consolante elle répondait, manifestant par le seul cri de révolte qu'elle dût jamais proférer, le tragique ébranlement dont nous secoue notre première forte impression de l'iniquité de la vie:

— «Non. C'est trop souffrir, et je ne l'ai pas mérité... Si j'avais été une mauvaise fille, si j'avais voulu me fiancer malgré vous, maman, ou bien si je m'étais mariée pour une fortune, pour un titre, avec cette unique idée d'aller dans le monde et de m'amuser, alors j'aurais été punie, et c'était juste!... Mais le bon Dieu, qui sait tout, sait aussi que j'avais un si ferme propos de faire mon devoir. Il n'est donc pas le bon Dieu puisqu'il me frappe si durement?...»

— «Que je suis peinée de t'entendre parler ainsi,» interrompit la mère, «ou plutôt de te voir sentir d'une manière pareille! Et sais-tu si, tout au contraire, l'épreuve que tu traverses en ce moment n'est pas un bienfait? Oui, un bienfait... Suppose que vous eussiez rencontré cette femme et cette petite fille, Francis et toi, une fois mariés, et que tu eusses appris alors ce que tu as appris avant-hier? Ne te plaindrais-tu point de n'avoir pas eu cette triste révélation quand tu étais libre encore, avant de t'être engagée pour toujours?...»

— «Avant ou après,» dit la jeune fille, «en quoi l'injustice serait-elle moindre? Qu'ai-je fait pour mériter d'être atteinte dans ce que j'avais de plus cher au monde, dans cet amour qui était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance?...»

— «Il l'était trop sans doute, ma pauvre enfant,» répondit la mère d'une voix profonde. «Que serais-je devenue, que serais-tu devenue toi-même, si j'avais eu le malheur, il y a quinze ans, de penser ce que tu penses aujourd'hui, lorsque j'étais au chevet du lit de mort de qui tu sais? Et lui aussi, il était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance. Il était davantage encore puisque tu étais sa fille, et que j'avais besoin de son appui pour t'élever... J'ai triomphé du désespoir cependant, parce que je croyais, et quelle différence y a-t-il, en effet, entre croire et ne pas croire, entre avoir de la religion et n'en avoir pas, si cette religion ne nous sert de rien dans nos peines? Lorsque tu dis le matin et le soir: «Notre Père,» que signifient pour toi ces mots, si tu ne penses pas que celui à qui tu parles ainsi s'occupe de toi avec une sollicitude égale à celle qu'aurait ton père, s'il vivait? Quand tu dis: «Que votre volonté soit faite...» qu'est-ce que cela signifie encore, si tu te révoltes à la première épreuve, et si tu t'établis comme le juge de cette volonté divine? Quand tu lis dans l'Évangile que tous les cheveux de notre tête sont comptés, quel sens attaches-tu à cette phrase, si tu n'admets pas que rien n'arrive qui n'ait été permis, pesé, ordonné là-haut?... Je te disais de te laisser aller à pleurer tout à l'heure, et je te dis maintenant de te laisser aller à prier. Oui, prions ensemble pour que tu ne sentes plus jamais comme je viens de te voir sentir. Prions pour que tu comprennes de nouveau que la main de Dieu est dans tout cela... Elle est partout, et tu le sais bien. Prions pour qu'il te fasse la grâce de seulement t'en souvenir...»

En faisant ainsi appel aux sentiments religieux de sa fille, la comtesse manquait à un programme qu'elle s'était imposé depuis des années. La différence qui séparait leurs deux caractères ne s'était nulle part manifestée plus vivement que sur ce point si personnel et si intime. Chez Mme Scilly, le principe constant de la vie était la raison. Très sincèrement croyante et très pieuse, elle ne connaissait pas cette fièvre de tout l'être qui donne aux croyants qu'elle possède une soif et une faim de martyre. Pour elle, la religion était une règle, un soutien de son existence morale, une fortifiante et consolante espérance. Chez Henriette, qui tenait cette disposition de son père, de cet héroïque soldat, petit-fils lui-même d'un héros, le principe était l'enthousiasme. Elle appartenait à la race de ces âmes qui transportent toute leur sensibilité dans les idées auxquelles elles se donnent. Le mysticisme est la forme que la religion revêt presque nécessairement dans de telles âmes, car c'est en cela qu'il consiste par essence, dans le pouvoir d'aimer de tout notre cœur ce que nous croyons avec tout notre esprit. Quoique Mme Scilly n'eût pas démêlé aussi nettement cette diversité de structure mentale qui la séparait de sa fille, elle avait constaté chez cette dernière et vers la quinzième année des symptômes d'exaltation trop significatifs pour n'en avoir pas été un peu effrayée. À cette époque-là Henriette n'avait-elle pas caressé le projet de prendre le voile, avec une telle insistance que la comtesse s'était depuis lors efforcée sans cesse de modérer, ou plutôt d'assagir en elle cette trop brûlante ardeur de piété? Ç'avait été une des raisons pour lesquelles elle s'était tant réjouie des fiançailles qui écartaient définitivement cette perspective toujours redoutée de l'entrée au couvent. Quelle mère, à moins d'appartenir à cette tribu sacrée où se recrutent les Monique, a jamais donné sa fille à Dieu, même quand elle croit absolument, sans la lui disputer par une invincible révolte de la tendresse humaine? Mais comment la comtesse aurait-elle retrouvé ses craintes de jadis en entendant s'échapper de la poitrine étouffée de son enfant ce cri de doute, presque de blasphème, arraché par la douleur? Elle n'avait donc pas hésité à toucher, pour la première fois, au ressort de l'émotion religieuse, si puissant dans cette nature. Elle ne comprit pas quel danger il y avait à diriger de ce côté, dans un pareil moment, les brûlantes énergies de cette âme romanesque, soudain bouleversée dans ce qui faisait depuis dix mois l'axe de son existence morale. Quand elle eut parlé, au contraire, elle se félicita tout bas de voir l'effet immédiat qu'avait produit sur ce cœur malade cet appel au seul sentiment qui pût lutter contre un tel chagrin d'amour blessé. Elle voulut augmenter cette impression en joignant l'acte aux paroles, et elle fit ce que sa fille faisait chaque soir auprès de son lit à elle, depuis des années. Elle s'agenouilla et elle dit à haute voix la sublime prière dont elle avait rappelé le début, puis la Salutation angélique, et cette litanie où il est demandé au Sauveur de nous soulager au nom de ses travaux et de ses langueurs, au nom de son agonie et de sa passion, au nom de sa croix et de son abandon, et elle-même, la mère, elle sentait s'insinuer dans les replis de son être tourmenté la grande paix reposante qu'elle souhaitait à sa fille, d'autant plus qu'au moment où elle se relevait de cette prière, celle-ci lui dit:

— «Que vous m'avez fait de bien, maman! Vous m'avez sauvée de moi-même... Je sens que vous avez eu raison de me remettre en face de celui qui ne trompe pas...»

— «Et moi,» s'écria la mère en l'embrassant, «j'ai retrouvé ma fille...»

La joie profonde que la comtesse traduisait par ce cri et par ce baiser ne devait pas durer longtemps. Dès l'après-midi de ce premier jour de l'an, commencé sur cette espérance d'un décisif apaisement, elle put distinguer dans l'arrière-fond du regard de la malade quelque chose d'impénétrable qui lui fit demander, avec un renouveau d'inquiétude:

— «Tu ne te sens pas plus mal?»

— «Non, maman,» répondit Henriette, et elle ajouta: «Au contraire, je n'ai jamais été aussi bien depuis des jours...»

Ces mots énigmatiques, bien loin de rassurer la comtesse, éveillèrent sa défiance au point qu'elle ne perdit pas de vue un seul des mouvements, une seule des expressions de physionomie de sa fille, ni pendant cette fin de journée, ni le lendemain qu'Henriette put passer hors de son lit. Quoique le docteur eût diagnostiqué une disparition définitive de fièvre, et quoique toutes les phrases de la jeune fille, comme toute sa personne, respirassent une espèce de sérénité, la mère continuait d'avoir peur devant cette flamme allumée dans l'arrière-fond de ces yeux, et devant cette sensation d'inexplicable contre laquelle elle se heurtait d'autant plus qu'ayant voulu reparler de Francis, le soir de ce second jour, elle n'avait obtenu que des paroles évasives:

— «Je vous en conjure, maman, ne touchons pas à ce sujet. Vous m'avez demandé de vous donner une réponse réfléchie. Quand ma résolution sera prise, je vous la dirai; mais d'en reparler maintenant, ce serait trop risquer de m'enlever ce calme que vous m'avez rendu...»


Mme Scilly n'osa pas dire que c'était précisément ce calme qui l'effrayait et l'étrange soudaineté d'une volte-face qu'elle n'avait ni espérée si complète, ni redoutée si mystérieuse. Une fois de plus son instinct maternel avait raison, en lui faisant pressentir dans cette âme passionnée une résolution contraire à ce pardon que tout lui faisait désirer. Elle avait appris le déménagement de Mme Raffraye, et, d'autre part, une nouvelle lettre venue de Francis lui montrait dans le jeune homme une si profonde mélancolie, une si vraie tendresse pour Henriette. — Mais elle avait touché une corde dont les vibrations n'étaient pas aussi faciles à gouverner qu'elle l'avait supposé, et elle allait s'en apercevoir trop tard. Les paroles éloquentes qu'elle avait prononcées pour rappeler à la révoltée ce qui fait l'essence même et comme la moelle du dogme chrétien, à savoir la confiance en un Père céleste, avaient tout de suite déterminé chez la jeune fille ce mouvement de repentir si naturel aux cœurs qui croient absolument lorsque la passion les a, pour un instant, égarés hors de leur foi. Henriette avait donc appliqué toute sa force à prier avec sa mère, non pas seulement des lèvres, mais de tout son être. C'est avec une sensibilité ébranlée jusque dès sa plus intime profondeur qu'elle avait récité la suite de ses supplications à l'homme de douleurs, derrière lesquelles se cache cet autre dogme: le rachat des péchés du monde par l'holocauste de l'agneau, l'expiation des fautes et des crimes par le sang de l'innocente et volontaire hostie, le salut de l'impureté par le martyre de celui qui fut la pureté même. Tandis que la litanie se déroulait si mélancolique et si consolante, voici que l'aube d'une idée s'était levée sur cette âme meurtrie, qui allait grandir et l'illuminer tout entière. Il lui avait semblé tout d'un coup entrevoir une interprétation surnaturelle aux événements qui venaient de la torturer. De quoi s'était-elle plainte avec la colère d'une révolte impie, sinon d'être frappée quoique innocente et pour des fautes qu'elle n'avait pas commises? Que lui avait-on enseigné au contraire depuis qu'elle avait commencé de recevoir le bienfait de la doctrine chrétienne? Que notre premier devoir est de nous modeler sur la haute victime, sur l'exemplaire d'humanité divinisée dont le Crucifié a voulu être l'incarnation toujours imitable, et c'est à cet instant que cette lueur, dont sa mère s'épouvanta, avait commencé de s'allumer dans son cœur et au fond de ses yeux. Elle avait conçu la possibilité d'un projet, grâce auquel tout s'éclairerait des ténèbres où elle venait de se débattre si douloureusement, et la possibilité d'expier pour ce fiancé qu'elle jugeait si coupable, si criminel — et qu'elle aimait!

Expier! — De la minute où ce mot se fut prononcé dans la conscience d'Henriette, il fit comme point fixe devant sa pensée, et toutes ses idées se mirent à graviter autour de cette vague et flottante formule où se résumait une aspiration au sacrifice encore vague et flottante aussi, mais dont le développement s'accomplit en elle avec la rapide et irrésistible logique de tels sentiments. Dès l'abord et toute remuée encore du discours que lui avait tenu sa mère, la jeune fille traduisit ce mot par cet autre: se résigner. Oui, se résigner, souffrir ce qu'elle souffrait courageusement, et offrir cette souffrance à Dieu comme payement de la dette contractée par Francis! Durant les toutes premières heures qui suivirent sa conversation avec Mme Scilly, elle s'appliqua à n'écarter aucune des images qui lui faisaient le plus saigner le cœur, et chaque fois que le va-et-vient de son esprit lui rappelait un des épisodes de ces derniers jours plus particulièrement douloureux, elle s'efforçait de se le représenter avec détails au lieu de l'éviter. Elle s'enfonçait, elle se retournait cette pointe dans l'âme, et elle pensait: «Dieu me voit. Il sait comme j'ai mal. Il voit comme j'accepte, comme je bénis ce mal pour que j'efface ce que doit ce malheureux!...» Mentalement, elle faisait alors une prière, et c'étaient les minutes où elle souriait à la comtesse, de ce sourire de martyre dont cette tendre mère s'épouvanta aussitôt. Elle obtint de la sorte une espèce de détente nerveuse, et elle put dormir, pendant la nuit, de ce sommeil réparateur qui lui était refusé depuis qu'elle avait entendu la terrible confession de son fiancé. Lorsqu'elle se réveilla pour retrouver dans un sursaut de souffrance le sentiment exact de sa situation, elle se redit le même mot qu'elle s'était murmuré à elle-même la veille en s'endormant: «Expier! Je dois expier pour lui!...» Mais soit que son cerveau reposé fût plus capable d'aller jusqu'au terme de ses idées, soit que la nécessité de donner bientôt à sa mère une réponse positive lui apparût plus clairement, elle ne se contenta point d'interpréter d'une manière aussi confuse cette formule de son sacrifice... Expier? Elle voulait expier? Suffisait-il pour cela de souffrir? En se contraignant, comme elle avait fait la veille, de penser aux épisodes qui avaient déterminé la crise actuelle, son imagination se figura avec plus de netteté les personnes qui s'y trouvaient associées, cette Mme Raffraye que Francis avait aimée et cette enfant qui était la leur. Elle vit cette femme avec la maigreur consumée de son visage, sa pâleur, la ligne émaciée de sa silhouette. Cette ancienne complice de son fiancé allait peut-être mourir, dans quelle solitude et dans quel désespoir! Qui l'avait cependant réduite à cette extrémité de misère, sinon Francis, en la suppliciant comme il l'avait avoué lui-même, en l'abandonnant ensuite et refusant de croire qu'il était le père de la petite fille? Et cette dernière, cette fragile et sensible créature, qui s'occuperait d'elle une fois orpheline? À qui cependant incomberaient les responsabilités de son sort au cas où elle deviendrait entièrement malheureuse, sinon à Francis encore? N'était-il pas son père? Ne lui avait-il pas donné la vie dans des conditions qui l'engageaient vis-à-vis d'elle d'une manière d'autant plus étroite que la pauvre enfant était exposée à plus de dangers? En regard de ces images de mélancolie, Henriette évoqua malgré elle une autre image, celle que serait son intérieur si elle pardonnait à son fiancé. Elle se vit mariée, auprès de lui. Elle sentit qu'elle ne goûterait certes plus l'idéal bonheur qu'elle s'était promis autrefois, mais ce serait du bonheur tout de même, puisqu'elle l'aurait à elle, et la présence de celui qu'on aime, si douloureuse soit-elle, emporte par elle seule une joie plus forte que les pires soucis. Expier? Que parlait-elle d'une expiation possible du moment que ni elle, ni son fiancé ne réparaient rien du mal que le jeune homme avait causé? — Le réparer? Comment? — Il n'existait au monde qu'un moyen, et Henriette n'eut qu'à l'entrevoir, ce moyen, pour que son cœur se rejetât tout entier en arrière et que sa volonté chancelât devant l'énormité du plus grand effort qui puisse être imposé à une âme de femme amoureuse.

— «Non,» gémissait-elle, «je ne peux pas. Vous ne me demandez pas cela, mon Dieu!... Vous n'auriez pas permis que je l'aimasse comme je l'aime, pour vouloir que je le donne à une autre!...»

Ce qu'elle repoussait, en effet, avec ce mouvement d'horreur, c'était cette vision soudain aperçue: Francis effaçant lui-même tout ce qu'il pouvait effacer des funestes conséquences de ses anciennes fautes, de son adultère et de son abandon, — Francis, son Francis, occupant auprès de la petite Adèle l'unique place qui l'autoriserait à dire à cette enfant: «Ma fille,» et à s'inquiéter d'elle vraiment comme un père, — Francis dévouant sa vie à panser les blessures qu'il avait infligées à Pauline Raffraye, avec le titre qu'il avait le droit de prendre maintenant qu'elle était libre. Cette vision d'un mariage entre cette femme qu'elle haïssait malgré elle, de toute la jalousie rétrospective d'un amour passionné, et cet homme qu'elle continuait de chérir malgré le mépris, était si intolérable qu'Henriette faillit retomber dans ce désespoir furieux contre lequel sa foi seule avait prévalu. La visite du médecin, qui la trouva cependant assez reposée pour lui permettre de se lever, vint interrompre cette méditation que la jeune fille devait reprendre, attirée précisément par l'excès de souffrance qu'une pareille image enveloppait. Le premier signe auquel se reconnaît la grande exaltation mystique est celui-là: cet appétit de se meurtrir, cette frénésie de mutiler en soi la nature, que le solitaire du moyen-âge exprimait dans cette parole de sanglante extase: «Tout est dans la croix, et tout consiste à mourir.» Quoique Henriette ne fût qu'une simple jeune fille et qu'elle traversât un drame moral que beaucoup d'autres ont traversé sans y sombrer, elle se trouvait dans une disposition pareille à celle qui a inspiré ce cri sublime à un moine affamé d'agonie. — «Comme je suis lâche et faible!» se dit-elle tout à coup. «La question n'est pas de savoir si je serai ou non plus malheureuse encore que je ne le suis. J'ai été choisie pour être l'instrument du salut de Francis. Je le serai...» C'est dans cette hypothèse d'une prédestination providentielle que cette âme exaltée avait déjà transformé le conseil de simple et pieuse résignation donné par sa mère, et elle eut le courage de revenir en pensée à cet étrange, à ce douloureux projet contre lequel s'était une première fois insurgé tout son cœur. «Si je n'étais pas là, cependant,» songeait-elle, «si Francis avait rencontré Mme Raffraye et la petite fille, il y a deux ans par exemple, n'emploierait-il pas lui-même tous ses efforts pour avoir le droit de s'occuper d'elle? Ne serait-ce pas son devoir? Entre ce devoir et lui, qu'y a-t-il maintenant? Une promesse envers moi qu'il n'aurait jamais faite, que je n'aurais jamais acceptée si j'avais su ce que je sais aujourd'hui...» L'amour, qui ne se rend pas à des raisonnements, élevait alors sa voix. Elle se disait: «Si je me sacrifie pourtant, et si ce sacrifice est inutile? Si je me décide à rompre nos fiançailles irréparablement, afin qu'il puisse se donner tout entier à cette femme et à cette petite fille retrouvées par un miracle, et si cette femme le repousse, comme elle l'a déjà repoussé?...» Cette idée la remplit, malgré elle, d'une sorte de joie qui se transforma aussitôt en remords. C'est le second symptôme de la fièvre mystique, que ce scrupule épouvanté devant l'espoir. La moindre perspective de douceur nous apparaît comme une criminelle concession, quand notre âme veut, suivant cette autre parole de la plus enthousiaste des saintes, «souffrir ou mourir.» Henriette eût été soumise à la plus coupable des tentations, qu'elle n'aurait pas lutté contre cette tentation avec plus d'ardeur qu'elle n'en mit à combattre cet élan si naturel de son cœur, qui l'avait fait s'attarder un instant avec complaisance à l'idée d'un obstacle infranchissable dressé indépendamment d'elle entre Francis et Pauline Raffraye. «Non,» conclut-elle en employant, mais dans un sens bien différent, les termes mêmes qu'avait employés sa mère, «la main de Dieu est dans tout cela, et il n'est pas possible que le sacrifice qu'il m'aura si visiblement inspiré soit perdu... C'est à lui que je dois demander de me soutenir et d'achever l'œuvre d'expiation qu'il m'a tracée d'une manière trop nette pour que je recule... Que j'aie seulement la force de sortir afin d'aller me confesser et communier, et nous serons tous sauvés!...»

C'était encore une des expressions de Mme Scilly, mais prise aussi dans une bien autre signification. Ce désir de s'approcher de la sainte table et la certitude d'y recevoir un secours surnaturel furent tellement intenses, que le matin du troisième jour le docteur Teresi trouva sa malade debout, habillée de manière à pouvoir sortir, et, quand elle lui demanda la permission d'aller à l'église, il la lui accorda à la plus grande surprise de la comtesse:

— «Elle reviendra guérie,» répondit-il aux objections de cette dernière lorsqu'ils furent seuls. «Elle s'est suggéré d'être malade. Elle va se suggérer d'être bien portante. Il ne faut jamais contrarier le système nerveux quand il se décide à se soigner lui-même...»


Pour le physiologiste, le drame moral où avaient failli sombrer la raison et la foi d'Henriette n'était que cela: un accident de névrose en train de passer ainsi qu'il était venu, par un phénomène d'hypnotisme subjectif, comme il eût dit certainement si la mère avait été capable de comprendre les singularités de la terminologie scientifique moderne. La faiblesse de telles hypothèses est qu'elles n'expliquent rien de ce qui constitue le fond même de la vie de l'âme. Comment certaines idées possèdent-elles une vertu d'ennoblissement et de consolation? Pourquoi nous tournons-nous vers elles à de certains moments, et non à d'autres? Quel est le principe de cet héroïsme intérieur qui fait les martyrs? Que se passe-t-il dans la prière et qu'est-ce que cette grâce, que ce don de la paix profonde qui nous rend heureux dans le brisement des instincts fondamentaux de l'être humain? La science, de quelque nom qu'elle s'appelle, qui réduit l'existence morale à un mécanisme, en est encore à répondre à ces questions. Elle détermine des suites d'idées. Elle précise des conditions physiques. Puis elle se trouve obligée, en toute sincérité, de dire qu'elle ignore, devant des phénomènes qui ne tiennent cependant ni de la folie ni de la maladie, puisqu'ils s'accompagnent de l'équilibre entier de la raison, de l'absolue lucidité intellectuelle et quelquefois du complet rétablissement physique, comme ceux que produit dans les âmes croyantes la pratique de certains sacrements. Quand Henriette se trouva dans le coin de la chapelle du Dôme, où elle avait voulu communier, agenouillée, le front dans ses mains, avec cette impression d'une conscience lavée par l'absolution de ses moindres péchés, avec cette autre, plus forte, souveraine, de s'être nourrie de la chair et du sang de son Dieu, il se fit en elle comme un ruissellement de lumière. Le flot d'une infinie tendresse l'envahit, et dans cet état d'indicible ferveur, avec ce sentiment d'une présence en elle, étrangère à elle et unie à elle, qui la prenait toujours après la communion, elle fut comme ravie dans la joie d'une de ces demi-visions qui tiennent le milieu entre la pensée habituelle et l'extase! Ce fut dans le champ de son optique intérieure une apparition presque aussitôt évanouie, mais qui devait suffire à donner à cette âme la force de ne plus trembler... Elle vit la face ensanglantée du Sauveur, l'épaule sacrée qui pliait sous la croix et la marche vers le funeste calvaire. «Le Seigneur se retourna et regarda Pierre,» dit une des phrases les plus touchantes du saint livre, et il lui sembla qu'elle aussi, les yeux du divin maître se tournaient vers elle et qu'elle y lisait la certitude. Bien qu'ils ne fussent accompagnés d'aucune parole, ces regards parlaient distinctement. Ils lui disaient que le rachat de l'âme de son bien-aimé lui était accordé. Ils lui promettaient que ses larmes, que son amour, que son dévouement ne seraient pas prodigués en vain... La vision s'effaça. Mais la résolution de la jeune fille était prise, et prise avec une joie si profonde qu'elle trompa, pour une fois, la perspicacité de sa mère. Quand Henriette rentra de l'église, un tel rayonnement émanait d'elle que la comtesse l'embrassa en lui disant:

— «Que je suis heureuse, je vois que tu as pardonné!...»

— «Oui, maman, c'est vrai, j'ai pardonné.»

— «Alors,» insista la mère, «je peux écrire à qui tu sais qu'il revienne?»

— «Vous m'avez laissée la maîtresse de ma décision,» dit la jeune fille sans répondre directement, «elle est prise en effet, et pour toujours. Mais ce n'est pas celle que vous venez de comprendre... J'ai pardonné à M. Nayrac, mais je ne serai jamais sa femme...»

— «C'est impossible que tu me parles de la sorte,» s'écria la mère, «tu l'aimes, je l'ai trop constaté. Il t'aime. Je l'ai constaté aussi. Il n'y a entre vous qu'une faute de son passé qui ne peut cependant pas détruire tout votre avenir...»

— «Je vous répète que je ne serai jamais sa femme,» dit Henriette, «aussi vrai que je ne garde rien sur le cœur contre lui. Vous voyez. Je vous parle sans exaltation, sans fièvre, sans révolte, sans rancune... Mais c'est une volonté irrévocable...»

La mère demeura une minute silencieuse. Elle comprenait bien qu'elle avait devant elle une de ces énergies avec lesquelles on ne discute pas. Elle en était étonnée à la fois et terrassée, comme il arrive quand on se heurte à des partis pris dont on sent la profondeur sans en comprendre le principe. Elle eut peur, si elle questionnait davantage sa fille, de l'entendre prononcer d'autres paroles, et elle dit:

— «Je t'ai laissée libre en effet, mais si je te demande d'attendre encore huit jours pour annoncer cette rupture à Francis?...»

— «Autant de jours que vous voudrez, maman,» répondit Henriette; «j'aurai seulement plus souffert, parce que j'avoue que de rester à Palerme au milieu de tant de souvenirs me sera cruel. Mais j'accepte tout de même. Je vous demanderai à mon tour deux choses, si vous voulez m'être bonne comme toujours...»

— «Lesquelles, ma pauvre enfant?» dit Mme Scilly. «Tu sais si bien que pour te voir heureuse je donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang...»

— «Eh bien,» reprit la jeune fille, «la première est que nous quittions la Sicile au terme de ces huit jours...»

— «Je le veux bien,» répondit la mère; «on m'avait donné à choisir entre Palerme et Alger. Nous prendrons le bateau qui va d'ici à Tunis. C'est un voyage très facile, maintenant que je suis remise, et je comprends trop bien que tu ne puisses plus te plaire ici, où moi-même je me sentirais mal à l'aise... Et l'autre demande?...»

— «Je voudrais,» dit Henriette, «joindre une lettre à celle que vous écrirez à M. Nayrac pour lui annoncer que je lui rends sa parole...»

— «Il en sera encore comme tu le désires,» répliqua la comtesse, «mais j'espère, malgré toi, que j'enverrai à Catane une tout autre lettre, et que nous serons trois à partir pour Alger...»

— «Je sais que non,» répondit la jeune fille; et, comme elle prenait la main de sa mère pour la baiser en signe de remerciement, cette dernière put voir qu'elle n'avait plus à son doigt le bleu saphir de sa bague de fiançailles.

XII

PARMI LES RUINES

uit jours! Huit fois vingt-quatre de ces heures comme il en passait depuis qu'il avait quitté Palerme dans l'agonie de la plus mortelle inquiétude, voilà ce qu'annonçait à Francis la lettre qu'il reçut de Mme Scilly au lendemain de cette nouvelle explication échangée entre la mère et la fille. Mais cette incertitude, c'était encore de l'espérance, et le jeune homme était sincère en répondant comme il répondit: «Je vous remercie d'avoir plaidé ma cause avec tant d'amitié, que vous m'avez déjà gagné cette semaine. Je sais si bien quel avocat j'aurai en vous durant ces journées dont je vais essayer de supporter l'horrible anxiété. J'y réussirai. On a toujours plus de force qu'on ne croit pour être malheureux, surtout quand au terme de ce malheur il y a encore cette possibilité d'une telle consolation...» Tout son cœur tenait dans ces quelques phrases, avec le mélange de découragement et de vaillance, de résignation et de fièvre, qui lui aurait rendu insupportable tout autre cadre autour de sa peine que celui de l'étrange ville où les circonstances l'emprisonnaient. Il devait au contraire se rappeler plus tard, avec une certaine douceur, ses longues et solitaires promenades dans cette sauvage campagne des environs de Catane, qui se développe entre le pied du colossal volcan et le bord de la mer. Tant il est vrai que, même dans nos plus mortelles crises, nous demeurons sensibles au mystérieux accord ou au désaccord de la nature environnante avec notre état intérieur. Autant l'horizon de Palerme, si paisible, si riant, lui avait été un supplice au cours de ses luttes morales et durant ses obsédantes angoisses, autant cette farouche contrée Etnéenne s'harmonisait avec ses pensées de maintenant, et dans cette harmonie il goûtait, non pas un apaisement à cette fièvre d'attente dont il était consumé, mais cette sorte d'endormement que procure la solitude devant un paysage où nous retrouvons le symbole de notre désolation intime. Il quittait Catane en voiture et il jetait au cocher un nom quelconque, sûr de rencontrer une place où s'arrêter et rêver longtemps. Autour de lui, et sitôt la voiture hors de la ville, toutes choses racontaient le drame formidable des éruptions anciennes et récentes. C'étaient de noirs écueils, bavure de lave vomie par la montagne jusque dans la mer, contre lesquels brisait monotonement la lame bleue. C'étaient des vallées où des aloès et des cactus colossaux poussaient, dans un amas de sombres rochers, fleuve de feu aujourd'hui refroidi en une coulée de scories démesurées et chaotiques. C'étaient des ceps de vigne gros comme de jeunes chênes et plantés dans des carrés de cendre noire. Et toujours ce sable et la lave, cette lave et le sable alternaient, attestant le travail ininterrompu du Mongibello, comme dit le patois des Siciliens demeuré à demi arabe. Sur ce sol de désastres, agité sans cesse par le frisson du tremblement de terre, une végétation violente d'orangers, de citronniers et de châtaigniers grandissait de toutes parts, des jardins fleurissaient, des villas blanchissaient, comme pour révéler la lutte obstinée de la vie contre la formidable et monstrueuse bouche de feu que le jeune homme apercevait, dans les jours clairs, toute chargée de fumée par-dessus l'immaculée blancheur des neiges. Durant des lieues et des lieues il allait ainsi, dispersant son âme dans ces horizons toujours convulsés, où il lisait l'œuvre séculaire des grandes puissances irrésistibles de la nature, et, par une analogie à laquelle il s'abandonnait douloureusement, le tragique aspect de ce coin de terre lui représentait l'image gigantesque de ce qu'était en petit sa propre destinée. Comme sur ces jardins fleuris de roses, sur ces bosquets d'arbres chargés de fruits, sur ces villas claires, le fleuve de feu roule tout d'un coup, desséchant les plantes et les bois de sa brûlante haleine, noyant les maisons de sa masse liquide, étendant une nappe de lave stérile à la place où le travail humain rêvait de se faire un abri heureux et paisible, ainsi des abîmes d'un passé qu'il croyait à jamais éteint, un flot de sentiments destructeurs avait jailli, dévorant tout, dévastant l'oasis où il souhaitait de reposer sa fin de jeunesse; et les déserts de roches sauvages où il se plaisait à s'égarer n'étaient pas plus désolés que l'avenir qu'il entrevoyait, si le funeste sort achevait son travail de ruine. Il trouvait, dans la sensation de cette étrange et presque surnaturelle correspondance entre ce pays et ses désastres de cœur, une volupté amère qu'il se plaisait à redoubler en s'enfonçant dans une solitude plus farouche encore. Il abandonnait la voiture et il marchait jusqu'à quelque point d'où il pût apercevoir la montagne à la fois et la ligne de la mer, et là, couché sur un des blocs lancés autrefois par le volcan, ayant autour de lui ce panorama de destruction, il songeait, songeait indéfiniment.

Que de souvenirs l'assiégeaient dans ces minutes-là! Il les regardait avec cette espèce de dédoublement que les vastes horizons de nature favorisent d'une façon si particulière. Il lui semblait presque assister en pensée aux actions d'un autre, tant il percevait avec une lucidité et une acuité surprenantes le long enchaînement logique de ses actions et de ses passions. En même temps il éprouvait devant le tableau ainsi déroulé de ses jours une sorte de sentiment nouveau pour lui et qui marque en effet chez tous les hommes le point précis où la vie tourne, où nous commençons vraiment de voir la descente fatale, notre jeunesse finie, la vieillesse si voisine, et l'autre rivage. Il se rendait compte qu'il avait vécu, qu'il avait eu son lot, bon ou mauvais, au jeu étrange de l'existence, qu'il en avait connu ce qu'elle peut donner d'émotions amères ou douces, et surtout qu'il avait amassé sur sa tête assez de responsabilités pour suffire à ce qui lui restait d'années. Combien encore? Depuis les quelques mois qu'il aimait Henriette, il avait oublié, dans l'ivresse de son renouveau intérieur, les expériences passionnelles traversées autrefois. Son existence d'adultère et de libertin s'était évanouie pour laisser la place seulement au fiancé respectueux et ravi, à l'adorateur pieux d'une vierge pieuse. Il avait cru de bonne foi s'être désaltéré à une Jouvence libératrice. Quelle illusion et comment avait-il pu même la concevoir quand il était si vieux, si chargé du poids de ces souvenirs qui se faisaient si nets en ce moment, presque si palpables! Il réfléchissait alors aux événements qui l'avaient brusquement acculé à sa situation actuelle. Ce qu'il y avait en eux d'impossible à prévoir était précisément ce qui lui donnait la plus forte impression qu'une incompréhensible puissance les avait dirigés l'un après l'autre. Cette sensation subie, durant sa nuit de Monreale, d'une mystérieuse justice toujours à la veille de frapper les coupables bonheurs, le reprenait avec plus de force encore. En vain sa raison se révoltait-elle contre une semblable idée. On n'est pas impunément le fils d'une époque où c'est un lieu commun de la philosophie et de la science que la négation de toute cause providentielle dans les affaires du monde. Combien davantage dans les humbles et obscures destinées individuelles! Francis s'appliquait à se démontrer que des hasards seuls après d'autres hasards avaient gouverné la suite des circonstances contraires où il s'était débattu. C'était un hasard que la comtesse Scilly et Mme Raffraye eussent été atteintes toutes les deux du même mal; un hasard que deux médecins, à cent lieues de distance, eussent choisi le même séjour d'hiver parmi vingt autres pour ces deux malades; un hasard que des indications de guide eussent réuni les deux femmes dans le même hôtel; un hasard que la ressemblance de la petite Adèle avec sa sœur Julie fût effrayante jusqu'à l'hallucination. C'était un hasard que les soupçons d'Henriette eussent été provoqués et confirmés comme ils l'avaient été par la rencontre dans le jardin avec la petite fille, puis par cette conversation entre la comtesse et lui surprise d'une manière si foudroyante. Il ne pouvait cependant pas supposer que chacune des mailles de ce réseau de faits eût été nouée par une volonté supérieure en train de veiller à une distribution de douleurs qui n'était même pas équitable, puisque son innocente fiancée n'avait commis, elle, aucune faute. Il raisonnait de la sorte, puis il retrouvait en lui, aussi invincible et aussi intacte, cette impression que ce mot de hasard lui servait seulement à déguiser son ignorance des causes véritables et secrètes dont le jeu avait gouverné ce détour subit de son existence. Une fois écarté le point particulier qui concernait Henriette, n'était-il pas contraint de reconnaître qu'il n'avait, lui, rien subi que de mérité? Que signifie le mot de hasard quand, parmi l'innombrable série des événements possibles, ceux-là seulement se produisent qui se produiraient si un juge souverain était chargé de les répartir? Qu'avaient-ils fait, ces hasards successifs, sinon de mettre face à face son présent et son passé, l'homme qu'il rêvait, qu'il souhaitait de devenir, et l'homme qu'il avait été? Il n'avait eu devant lui que ses propres actions, incarnées d'une part dans la femme dont il avait été l'amant et dans la fille d'autre part qui était née de leur liaison. Et cette femme n'avait pas poursuivi un plan de vengeance, cette fille ignorait qu'il fût son père. Elles avaient paru, et leur présence avait suffi pour que les actions d'autrefois, et dont il s'était cru à jamais dégagé, se dressassent aussi devant lui... C'est donc vrai que l'on ne refait pas sa vie? C'est donc vrai que notre passé nous poursuit sans cesse dans notre avenir? Est-on coupable cependant, lorsqu'on s'est tant condamné soi-même, tant débattu contre la souillure intérieure, oui, est-on coupable de désirer se rajeunir en rencontrant dans un être pur et simple, précisément ce que l'on n'a plus, ce que l'on n'aura jamais plus en soi? Quels sont les hommes qui arrivent au mariage, ayant vécu de manière à ne pas rougir devant leur fiancée si elle est ce qu'était Henriette, vraiment une fiancée, l'être à qui l'on peut dire du fond de son cœur: «C'est toi que je cherchais à travers mes égarements?...» Dans ces méditations d'une sincérité égale à celle qu'il aurait eue devant la mort, Francis se rendait compte qu'il n'avait pas le droit de se comparer à ces autres hommes. Les anomalies de ses fiançailles lui étaient aussi claires maintenant qu'elles lui avaient été cachées au moment même où il s'engageait avec la jeune fille. Sans doute il avait été bien sincère en s'attachant à Henriette, mais un peu de son passé se cachait dans la résolution qu'il avait prise de lier sa jeunesse finissante à cette jeunesse commençante. Il y avait eu dans la fièvre avec laquelle il s'était engagé à la jeune fille comme une fuite de ses trop vivants souvenirs. Il l'avait moins aimée, qu'il n'avait aimé à l'aimer. Ç'avait été, avec une fougue qui l'avait étourdi lui-même, une nouvelle, une dernière espérance du rêveur romanesque qu'il était au temps où il avait rencontré Pauline. Il restait bien le même rêveur, malgré ses trente-cinq ans. Ce qui l'avait précipité vers Henriette, c'était bien le même appétit d'émotion, le même désir passionné de sentir qui l'avait jadis précipité vers l'autre. Il avait marché vers le mariage, comme jadis vers l'adultère, poussé par cet amour de l'amour qui dans les deux circonstances avait aboli en lui tout scrupule. Il n'hésitait plus à se condamner, en reconnaissant qu'il n'avait jamais eu le droit de se fiancer sans avoir conquis la preuve définitive, d'abord qu'il n'avait plus dans son cœur même la place pour une rancune ou pour un remords à l'égard de Pauline, ensuite et surtout qu'il n'avait aucun devoir vis-à-vis de la petite Adèle. Ah! Comme il avait agi autrement! Son crime vis-à-vis d'Henriette était là, dans cette inconscience où il avait voulu se plonger. Il avait fait les ténèbres en lui sur les portions misérables de son cœur et qui l'auraient forcé à reconnaître qu'il n'était pas certain de son absolue indépendance. Hélas! Il n'était même pas certain de son indifférence. Il le comprenait maintenant, mais trop tard: certaines maladies morales condamnent ceux qui en sont les victimes à ne pas en infliger le contre-coup à d'autres êtres. Son âme sans discipline morale, dépourvue de volonté, flottante à toutes les impressions, avait perdu ce pouvoir de se dominer qui permet les contrats loyaux et irrévocables. Il en résultait que cette âme, pareille à certains organismes consumés, était incapable de refermer ses plaies comme ils sont incapables de refermer les leurs. Il l'avait trop constaté à la première épreuve: à la place où Pauline l'avait touché autrefois, la blessure saignait toujours. Aurait-il de même subi d'une manière si étrange cet éveil de sa paternité à la seule vue d'Adèle, si depuis des années il n'eût gardé à cette place aussi une autre blessure toujours saignante? L'incohérence de sa vie sentimentale lui causait alors, quand il descendait à cette profondeur dans sa conscience, un frisson d'épouvante. Il reportait ses yeux sur le vaste et formidable paysage pour s'oublier, et c'était pour se retrouver encore. Il regardait la mer de Calabre là-bas, dont la nappe bleue brillait au soleil. Des vaisseaux s'y détachaient, ouvrant leur voilure au vent qui souffle d'Afrique. Ils allaient, remués, battus par les vagues comme sa jeunesse l'avait été par les passions, et quand il avait voulu descendre du bateau qui avait tant roulé sur la haute mer, pour se construire une maison sur le rivage, il avait choisi une plage aussitôt secouée d'un tremblement de terre qui avait tout jeté à bas, et il était là, gisant parmi les décombres, avec l'attente d'une ruine plus définitive, s'il ne trouvait pas dans le pardon d'Henriette le seul recours qu'il pût espérer... Un recours, oui, mais non plus même une guérison! Lui rendrait-elle, sa pauvre fiancée, la paix du cœur vis-à-vis de la petite fille dont il se savait le père? Même la tête posée sur le cœur de sa femme, s'il l'épousait, oublierait-il le cri qu'il avait entendu s'échapper de la poitrine déchirée de Pauline, ce cri de l'être qui va mourir, qui ne ment pas, qui ne peut pas mentir, et qui proteste n'avoir pas mérité le coup dont on l'a frappé? Oublierait-il ce maigre, ce misérable corps, soulevé dans cette minute d'agonie et la preuve qu'il avait tenue de son œuvre de bourreau? Oublierait-il sa vie passée? S'oublierait-il?... Ô flamme cachée de l'âme de l'homme, la colonne de feu qui sourd des entrailles profondes du sol et qui répand la dévastation autour d'elle, produit plus d'épouvante que toi, qui ne ravages que le silence d'un cœur solitaire. Tes désastres taciturnes, et qui ne laissent pas après eux de décombres visibles, sont pourtant les plus tragiques, ceux qui protestent le plus contre cet horrible cauchemar d'un ciel vide où ne serait caché aucun Juge, aucun Consolateur!


Ils avaient déroulé leurs tristes heures, les huit jours annoncés par Mme Scilly, à travers ces pensées, et sauf une lettre de cette dernière qui lui disait encore de s'armer d'espérance et de courage, Francis ne savait rien de Palerme ni des scènes où se jouait son avenir. Toutes les réflexions auxquelles il s'abandonnait dans sa solitude l'enveloppaient de cette vapeur de fatalisme dont certains hommes sont d'autant plus possédés qu'il s'agit pour eux d'intérêts plus essentiels. Mais sur quel champ aurait-il pu appliquer son énergie, maintenant que le drame de sa destinée était engagé comme il l'était? Quelles paroles aurait-il prononcées, plus touchantes que celles de cette indulgente et sainte mère de qui le pardon était pour Henriette le gage le plus sûr qu'il méritait d'être plaint? Il gardait dans cette intervention de la noble femme, dont il avait tant redouté l'implacable rigueur et qui lui avait montré cette compatissante charité, une confiance presque superstitieuse, et quoique le tremblement intime de tout son être se fît plus douloureux à mesure que la semaine avançait, il espérait en effet, dans la mesure où il lui était permis d'attendre un adoucissement du sort. Cependant, lorsque le matin du huitième jour eut passé sans qu'il eût reçu un télégramme de la comtesse lui disant de revenir par le train de l'après-midi, il commença de tomber dans une si cruelle appréhension, qu'il lui fut impossible de ne pas télégraphier lui-même pour implorer une réponse par la même voie. Que devint-il en ne trouvant dans cette réponse, qui lui arriva le soir, qu'une prière d'attendre une lettre partie de Palerme le jour même? Mme Scilly ne le rappelait pas immédiatement. Elle ne lui indiquait par aucun mot la solution définitive de ses efforts auprès d'Henriette. Avait-elle donc échoué? Ou bien la jeune fille avait-elle demandé un délai plus long? Quel mystère cachait ce silence? Certes, Francis croyait s'être blasé depuis six semaines sur l'odieuse sensation de l'incertitude. Il en avait tant souffert, mais jamais comme durant cette nuit qui sépara cette dépêche de la lettre qu'elle annonçait. Quand, au lendemain de cette nuit de fièvre, il tint l'enveloppe entre ses doigts, comme il tremblait en la déchirant! Il vit qu'elle contenait un billet très court de Mme Scilly, et une seconde enveloppe ouverte, sur laquelle n'était aucune adresse. Les premiers mots de la mère de sa fiancée le bouleversèrent au point qu'il dut s'asseoir, et ce fut avec des yeux brouillés de larmes qu'il lut les quelques phrases, décisives comme un arrêt de mort, dont l'écriture trahissait l'émotion avec laquelle la pauvre femme les avait tracées:

«Je ne peux rien vous écrire aujourd'hui, mon cher Francis. Je suis désespérée. La lettre ci-jointe et que j'ai promis de vous envoyer vous dira dans quelles dispositions j'ai trouvé Henriette. Tout ce qu'une mère peut dire à une fille dont elle voudrait, au prix de son sang, changer la résolution, je le lui ai dit. Tout a échoué. Nous partons après-demain matin pour Tunis, puis Alger. Avant mon départ j'aurai la force de vous rapporter le détail de notre dernier entretien et les raisons qu'elle m'a données d'une rupture que je m'obstine à ne pouvoir accepter comme irrévocable, pas plus que je ne peux me ranger aux idées que lui inspire une exaltation religieuse dont je me reproche d'appréhender l'excès. Ce sont d'autres nouvelles que j'espérais vous envoyer, et la pensée de ce que vous éprouverez au moment où celles-ci vous arriveront me donne une émotion qui ne me permet aujourd'hui de vous dire qu'un mot, mais il est bien vrai: tout mon cœur de mère est avec vous.

«Louise S.»

Le jeune homme resta longtemps à prendre et à reprendre ces lignes si brèves, mais dans lesquelles il sentait réellement la vérité d'une affection qui devait s'être heurtée à une volonté bien inflexible pour n'avoir pas triomphé. Qu'allait-il trouver dans l'autre lettre qu'il n'osait pas ouvrir, tant il redoutait l'impression qu'allait lui donner encore, même dans son chagrin, l'évidence de la métamorphose des sentiments d'Henriette à son égard? N'allait-elle pas lui être rendue comme perceptible par la manière seule dont sa fiancée l'appellerait? Il finit par se décider cependant, et voici les pages dont la lecture acheva d'éteindre la faible lueur d'espérance qui aurait pu encore subsister en lui après le billet de la comtesse.

«Palerme, 11 janvier.

«Je viens de demander à mon crucifix le courage d'écrire ce que je dois écrire à celui dont j'ai rêvé de porter le nom, à celui que j'ai aimé comme je n'aimerai jamais plus, et je veux qu'il sache que séparée de lui par la plus irrévocable des résolutions, je ne cesserai pourtant pas de penser à lui comme à ce que j'ai de plus cher après ma mère. Je veux qu'il le sache et qu'ayant été sa fiancée je ne serai plus celle de personne ici-bas. Je lui garderai jusqu'au tombeau la foi que je lui ai jurée, quoique d'une manière qui n'est pas celle du monde. Mais je peux dire de moi-même ce que disait de ses disciples le divin ami, le consolateur dont j'ai l'image devant moi: «Je ne suis plus du monde.» Si je n'avais à remplir mon devoir envers ma sainte et douce mère, je pourrais dire ces mots avec plus de réalité encore, sinon avec plus de vérité. C'est dans cet esprit que j'essayerai d'écrire ces pages, et je désirerais qu'elles fussent lues ainsi par la personne à qui elles seront remises dans quelques heures, avec ce sentiment particulier qui rend le vœu d'une morte plus respectable et plus solennel. Peut-être ai-je le droit de demander qu'il en soit de la sorte, car, si c'est la souffrance qui donne à la mort ce caractère sacré pour tous, je crois que j'ai souffert autant qu'une créature humaine peut souffrir. Du moins je n'avais ni connu, ni seulement imaginé une telle douleur.

«Quoiqu'une telle parole soit dure à entendre et bien dure à prononcer, il faut que j'y insiste, car je dois parler comme avec moi-même, comme je parle devant ma conscience. Oui, cette douleur a été affreuse, parce que j'ai été contrainte de reconnaître tout d'un coup et sans aucune préparation, que je vivais depuis des mois dans une chimère, et que je ne connaissais rien du passé de celui que j'aimais, je peux presque dire rien de son caractère. Il avait eu, durant des années, des émotions, des joies, des chagrins dont j'ignorais tout. Il gardait en lui le souvenir d'actions dont je jugeais un honnête homme si incapable, qu'encore à l'heure présente, il me faut toutes les tristes évidences dont je suis accablée pour être certaine que c'est bien vrai, que je n'ai pas été le jouet d'un affreux rêve. Je ne le juge pas. Je ne le condamne pas. J'ai compris, par les réponses de ma mère, que la jeunesse de la plupart des hommes cache des secrets pareils. Je n'ai pas cru qu'il fût pareil à la plupart des hommes. J'étais si fière de lui, si fière de sa noblesse d'âme, si persuadée que j'aurais pu tout savoir de sa vie, dans le passé comme dans le présent, heure par heure, minute par minute, — tout en savoir et trouver toujours, dans chacune de ces révélations, un motif de l'aimer, de l'estimer, de l'admirer davantage. Ah! J'avais lu dans des livres auxquels j'aurais dû croire qu'il ne faut attendre des affections terrestres que tristesse et désolation, j'avais lu qu'il est insensé de mettre dans un autre que le Sauveur sa confiance et sa joie. Au lieu de m'appliquer ce conseil, je vous remerciais, mon Dieu, chaque jour, d'avoir rencontré uniquement dans mon existence de cœur des êtres en qui je pouvais avoir cette confiance, de qui je n'aurais jamais que de la joie. Mon cher bon Dieu! Si c'était un aveuglement d'orgueil, que j'en ai été punie! J'ai vu mentir celui que j'aimais, je l'ai vu me mentir! Je l'ai entendu confesser devant moi des actes dont la honte me poursuit avec obsession. J'ai su qu'il me trahissait depuis des semaines sans avoir même cette générosité de l'aveu qui m'eût épargné l'horreur de cette découverte. Il feignait de vivre de notre simple et paisible vie, tandis qu'à côté et en silence il en vivait une autre. Chacun de ses sourires, chacune de ses paroles, chacun de ses regards pendant plus d'un mois fût une hypocrisie. Quand il n'y aurait rien que cela entre nous, que la mémoire de ce rôle qu'il a pu soutenir des jours et des jours, remettre ma main dans la sienne comme auparavant me serait impossible. Ce n'est pas de jalousie que je souffre, quoiqu'il soit trop cruel de penser que la même bouche a dit les mêmes phrases à une autre, qu'une autre a été aimée comme l'on s'est crue aimée, et que rien, rien ne saurait effacer cela. Ma peine la plus profonde n'est pas celle-là. Elle est de ne plus estimer celui que je n'ai pas cessé d'aimer.

«Si je me suis laissée aller à me plaindre de cette peine dans ces pages destinées à la personne qui l'a causée, ce n'est pas que je me révolte. J'ai accepté ma croix. C'est par la certitude que seule cette personne peut adoucir cette peine en se conduisant de manière que je pense à elle, sinon comme je pensais auparavant, du moins autrement que je ne pense aujourd'hui. Non, je ne me révolte pas contre ma souffrance, et je crois même que je la bénirais s'il doit en sortir un bien pour trois âmes, toutes trois en péril, celles de deux coupables et une autre qui est innocente. Quoique en reprenant ma liberté vis-à-vis de celui à qui j'étais engagée je lui aie rendu la sienne, quoiqu'il ait le droit de ne pas tenir compte de ce dernier soupir que j'aurai poussé vers lui, je sais cependant que tout n'a pas été mensonge dans la tendresse qu'il disait me porter, et je suis sûre qu'il ne le méprisera pas, ce dernier et profond soupir... Il y a pour lui une route à prendre qui n'est plus la même que la mienne, mais où je le suivrais, qu'il le sache bien, de tout mon cœur, de toutes mes prières. S'il a pu croire, lorsqu'il a voulu me donner sa vie, que cette vie lui appartenait, il ne peut plus le croire aujourd'hui. Il existe une pauvre et fragile enfant, qui aurait le droit, si elle aussi savait tout, de réclamer son appui. Il existe un malheureux être dont il a été le bourreau. Il ne convient pas que j'en dise davantage, mais si j'apprenais un jour que celui qui fut mon fiancé a réparé ce qu'il pouvait encore réparer de cet horrible passé, je le répète, je bénirais le coup qui, en nous séparant, l'aurait rendu à un absolu, à un inévitable devoir. J'ai trop de confiance dans la parole: «Tout ce que vous demanderez à mon père en mon nom vous sera donné» pour n'être pas sûre qu'il en sera ainsi, et que deux âmes qui se sont fait tant de mal seront sauvées par le sentiment de leur commune responsabilité envers une autre qui est leur épreuve et qui peut être leur rachat. Oui, j'ai prié pour qu'il en fût ainsi, malgré des obstacles qui semblaient infranchissables. Le seul qui dépendît de moi est désormais levé, puisque notre mariage est définitivement rompu. Les autres le seront, je n'en veux pas douter, et ce jour-là je ne regretterai pas mes larmes. J'en ai pourtant pleuré beaucoup et de bien amères. Mais l'on donne sa vie pour sauver la vie de celui qu'on aime. Ne peut-on donner ses larmes avec une joie pareille, pour sauver ce qui est plus précieux que la vie qui passe si vite? Et c'est à ce salut que j'ai voulu que ma douleur servît. Voilà pourquoi j'ai cru qu'il me fallait écrire mes pensées et mes sentiments dans toute leur vérité. Je remercie Dieu d'en avoir eu la force.»

«Henriette Scilly

Cette lettre naïve où la pauvre enfant avait mis tout ce qu'elle pouvait mettre de son cœur, ressemblait si peu à ce que Francis attendait, qu'il dut s'y reprendre à deux fois pour se convaincre, lui aussi, qu'il n'était pas le jouet d'un songe. Mais non. C'était bien l'écriture d'Henriette, c'étaient bien ses façons de parler un peu gauches et embarrassées quand elle avait une idée à exprimer qui lui coûtait un effort. C'était sa façon de sentir surtout, cette délicatesse souffrante qui la rendait si froissable aux moindres nuances. — Elle n'avait employé la troisième personne que pour éviter au jeune homme ce changement d'appellation qu'il avait tant appréhendé. — C'était sa ferveur religieuse, exaltée par la souffrance jusqu'à cette folie de la croix, qui, mêlée chez elle à son amour brisé, l'avait conduite à cette conception follement romanesque, à cette idée d'un mariage entre celui qu'elle aimait et son ancienne maîtresse. Elle avait raison, que de larmes elle avait dû verser pour réaliser seulement l'imagination d'un pareil projet! Quelle tendresse aussi dans cet aveu de sa passion qu'elle laissait échapper de nouveau à l'instant même où elle renonçait pour toujours aux bonheurs que cette passion lui avait donnés et pouvait lui donner encore!... Pour toujours?... À la pensée que ces pages où se révélait le charme souverain de cette âme innocente et sublime étaient aussi des pages d'adieu, Francis fut envahi d'un accès de révolte désespérée comme nous en avons tous connu devant la mort. Une de ces indomptables frénésies s'empara de lui, qui précipitent un homme sur un bateau, sur un wagon, sur un cheval. Il faut qu'il aille, qu'il dévore l'espace et le temps, qu'il arrive auprès d'une certaine personne avant une certaine heure. On marcherait pieds nus et sur des charbons brûlants, dans ces moments-là, pour ne pas manquer cette occasion d'étreindre une main, de jeter ces mots: «Ne t'en va pas, ne me laisse pas!...» Cri stérile le plus souvent et qui n'empêche pas l'inévitable séparation! Mais on veut l'avoir poussé. Francis regarda sa montre. Il était près de midi. Le train qui va de Messine à Palerme et qui s'arrête à Catane, passait dans deux heures. Il serait au Continental à dix. Les dames Scilly partaient le lendemain matin. C'était encore de quoi livrer une dernière bataille... Qu'il les trouva longues ces deux heures, et lentes les roues du wagon quand il eut pris place dans cet express Sicilien! Il eût voulu le train rapide comme le passage des oiseaux qu'il regardait voler dans le ciel par la fenêtre ouverte du compartiment où il se rongeait. Et surtout, quand la nuit une fois tombée, il n'eut plus même le déroulement monotone du paysage pour distraire sa pensée, que de funestes pressentiments le tourmentèrent, jusqu'à s'imaginer que la fatalité s'acharnant contre lui, le train déraillerait avant qu'il fût arrivé, que la voie serait interrompue! Cette espèce d'hallucination d'impatience devint si folle qu'il voulut voir un présage de réussite dans le fait seul de se retrouver sans accident sur le quai de la gare de Palerme. Enfin il était dans la même ville qu'Henriette, il allait la voir.


Il y a dans ces insensés voyages entrepris de la sorte, avec l'égarement d'une passion qui ne peut plus supporter l'absence, une minute toujours affreuse. C'est celle qui succède immédiatement à l'arrivée, alors qu'éperdus d'impatience, dévorés d'une ardeur qui touche au délire, nous nous heurtons à quelqu'un de ces petits obstacles matériels qui mettent encore une dernière et nouvelle distance entre nous et la personne vers laquelle l'amour nous précipita de cette course affolée. Pour Francis, l'énervement de ces derniers petits obstacles fut d'autant plus cruel que des subalternes s'y trouvaient mêlés. Ce fut d'abord le concierge du Continental, dont la surprise mal dissimulée fit comme une piqûre de plus dans la grande plaie saignante du cœur du jeune homme. Le drame de sa vie ne pouvait cependant avoir échappé tout entier aux serviteurs de cet hôtel, c'est-à-dire d'une maison ouverte de toutes parts aux curiosités et aux commentaires. Nayrac le savait d'avance et il en souffrit. Et davantage de se retrouver devant le vieux Vincent qu'il fit appeler aussitôt pour le prier de remettre à la comtesse un billet hâtivement griffonné. Durant ses longues et tendres fiançailles, il avait goûté une douceur intime à la familiarité de vieux domestique, avec laquelle le traitait l'ancien soldat. La contrainte et l'étonnement qu'il lut sur cette physionomie du fidèle valet de chambre renouvelèrent son horrible sensation des choses les plus vivantes et les plus délicates de son cœur jetées en pâture à des racontars d'office. Et puis quel contraste entre ses habitudes d'autrefois, quand il entrait dans le salon de Mme Scilly comme si c'eût été le sien propre, et cette obligation aujourd'hui de s'y présenter comme un étranger! Il avait regagné sa chambre pour attendre la réponse à son billet. Tandis que la servante d'étage préparait son lit et que le garçon allumait le feu, il se rappela comment, au matin de sa première arrivée, quand il venait de Paris rejoindre sa fiancée, il avait trouvé cette chambre parée de fleurs, si gaie, si coquette dans la lumière bleue du matin. Qu'elle était triste à regarder maintenant à la lueur des bougies, dans le désordre de cette rentrée improvisée! Et pourquoi Vincent tardait-il tant à revenir? Enfin le brave homme retourna pour l'avertir que la comtesse l'attendait. Que n'eût pas donné Francis pour savoir si Henriette était là?... Il ne pouvait pas même poser cette question! Mais déjà la porte de l'antichambre s'ouvrait devant lui, puis celle du salon. Cette grande pièce vide lui serra le cœur de la même façon que tout à l'heure sa chambre, mais plus douloureusement encore. Une seule lampe en éclairait la nudité, affreuse à voir à cause de son luxe criard, maintenant qu'on en avait retiré la masse des petits objets féminins qui lui donnaient une physionomie vivante. Tout avait disparu: les étoffes qui voilaient de leurs nuances passées l'éclat battant neuf du meuble rouge, les portraits qui rendaient personnel le moindre coin de table ou de console, les bibelots qui rappelaient dans ce salon de hasard l'autre salon, celui du vrai home, les livres qui aidaient à charmer la longueur des veillées, les bouquets dont le rangement révélait seul le gracieux génie d'Henriette. Au milieu de ce qui était pour Francis un véritable désert, la comtesse se tenait debout, mais seule, et le visage bouleversé d'inquiétude:

— «Ah! mon pauvre enfant,» dit-elle en s'avançant vers le jeune homme, «vous n'avez donc pas reçu nos lettres?...»

— «C'est parce que je les ai reçues que je suis venu,» répondit-il. «Je veux parler à Mlle Scilly une fois encore. Je ne peux pas me séparer d'elle ainsi, et elle ne peut pas non plus ne pas penser qu'un accusé a pourtant le droit de se défendre... Je vous en supplie, faites qu'elle m'écoute, quand ce ne serait que cinq minutes, ici, devant vous... Ensuite, je vous en donne ma parole, quoi qu'elle ait décidé, je n'essayerai plus de la fléchir, mais par pitié, cette fois encore, cette dernière fois...»

— «Hélas!» répondit la mère en secouant la tête, «je viens d'essayer, moi, tout à l'heure, quand j'ai reçu votre petit mot... Vous ne savez pas contre quelle implacable résolution je me suis de nouveau brisée. Elle m'a déclaré qu'elle ne sortirait plus de sa chambre que pour aller au bateau. Je ne peux pourtant pas, moi non plus, la contraindre à vous parler, et vous êtes trop honnête homme pour vouloir l'aborder en public et malgré elle... Écoutez, Francis,» continua-t-elle, «si j'ai vraiment été bonne pour vous comme vous me le disiez encore dans votre dernière lettre, si vous avez pour moi les sentiments de reconnaissance dont vous m'assuriez, c'est moi qui vous en supplie, laissez-nous partir sans tenter un effort pour la revoir, qui n'aboutirait qu'au plus inutile des scandales. Et j'ajoute au plus dangereux... Elle a été si souffrante! Elle est encore si nerveuse! — Ah! Ne me la tuez pas, et pour rien, car je vous le jure, et j'ai le droit de vous demander de me croire, elle mourrait avant d'être revenue sur une volonté que le temps seul a quelque chance d'amollir...»

— «Mais, du moins,» reprit le jeune homme, «m'autorisez-vous à lui écrire?... Puis-je obtenir que vous lui remettiez une lettre avant qu'elle s'en aille?...»

— «J'y ai pensé, croyez-le,» dit la mère, «et je lui ai demandé ce qu'elle ferait si elle recevait une lettre de vous. — «Je la brûlerais sans la lire,» a-t-elle répondu...»

— «Mon Dieu,» gémit-il en se laissant tomber sur une des chaises de ce salon où il avait été si heureux, «que devenir alors? Depuis ces douze jours j'ai cruellement souffert, mais je vivais d'espérance. Je n'acceptais pas cette idée que tout serait rompu entre nous, sans un mot, rien qu'un mot, un seul...»

— «Il faut espérer encore,» dit la mère, «espérer et avoir confiance en moi...»

XIII

L'AUTRE RIVAGE DE LA TERRE PROMISE

l y avait déjà cinq semaines qu'au lendemain de cet entretien la Regina Margherita, un des paquebots de la Compagnie Sicilienne qui fait le service entre Naples et Palerme puis Tunis, avait pris la mer, — une mer toute grise, à peine frissonnante, froide et comme morte, — emportant à son bord la comtesse Scilly et sa fille. Il y avait cinq semaines que Francis avait regardé, debout sur le môle, ce bateau passer, puis s'éloigner de ce mouvement uniforme et lent, comme les jours, comme les heures, et aussi cruellement irrévocable. Dieu! Voir ce que l'on aime s'en aller ainsi, et sans lui avoir répété combien on l'aime, sans un serrement de main, sans une parole! Car Henriette avait tenu sa résolution, et c'était à cette silhouette d'un navire en marche, de plus en plus diminuée jusqu'à n'être qu'un point mouvant entre le vaste abîme des flots et l'immense abîme du ciel, c'était à ce flocon de fumée éparpillé dans le muet espace que le jeune homme avait dû dire un adieu désespéré qui était un adieu aussi à ses fiançailles bénies, à ce qu'il appelait sa Terre Promise, à ce paradis une fois aperçu!... Et, après ces cinq semaines, il se retrouvait accoudé à ce même parapet de la même jetée, regardant un même paquebot sortir du même port, de ce même mouvement uniforme et monotone... C'était le soir, le soir d'un jour splendide de février, qui commençait d'assombrir tout le lumineux paysage, et dans cette fin d'après-midi la rumeur des lames brisées contre la pierre du môle se faisait plus retentissante et plus morne, tandis que sur l'eau violette, d'un violet intense presque noir, le bateau s'en allait, comme l'autre, éparpillant sa fumée dans le même taciturne espace. Mais à l'horizon l'or et la pourpre du soleil couchant déployaient la magnificence d'une féerie, — et quoique le regard dont le jeune homme accompagnait le paquebot révélât une émotion bien profonde, il y avait aussi dans le fond de ses prunelles comme un reflet de cette lointaine lumière de l'horizon, un mirage d'espérance dans une infinie mélancolie, — un peu de douceur dans ce frisson de la nuit où il allait être plongé avec la nature entière quand le jour serait tout à fait tombé et cette silhouette du bateau en marche tout à fait disparue...


Francis le regardait s'en aller, ce bateau, s'en aller toujours, comme il avait regardé l'autre, et il écoutait se plaindre les lames dont le sanglot s'accordait si bien au sanglot qui s'exhalait de ses pensées à lui devant ce nouveau départ, plus tragique encore que l'autre. Car, à bord de ce svelte vapeur qui détachait ainsi son fin gréement par le soir de ce glorieux jour de l'hiver achevé, il y avait sa fille, sa jolie et chère Adèle qu'il avait vue se tenir longtemps sur le pont, vêtue de noir, entre trois femmes dont deux étaient les fidèles servantes de Mme Raffraye. Mais la troisième n'était pas Mme Raffraye, et il avait vu aussi, avant le départ, les hommes qui chargeaient le bateau hisser sur ce pont, et descendre dans la cale un colis de forme sinistre que ne remarquait pas la petite fille retenue à cette minute dans une autre partie du bâtiment... C'était le cercueil de cette pauvre femme dont il avait été l'amant si malheureux, si coupable, par laquelle il avait tant souffert et qu'il avait tant fait souffrir, de cette femme qu'il avait condamnée avec une cruauté si implacable pendant des années et qu'il avait retrouvée juste à temps pour l'entendre crier, du bord de la tombe, vers un peu de justice... Hélas! Que pouvait-il parvenir de cette justice maintenant à la morte, pour toujours immobile, silencieuse et sourde entre les planches de ce cercueil? Les lames enveloppaient le bateau qui l'emportait maintenant, de la même plainte douce et profonde que Francis écoutait gémir sous ses pieds. Mais cette plainte n'arrivait pas à la voyageuse qui retournait dormir son sommeil éternel dans le cimetière du pays natal, — pas plus que ne lui arriverait la voix de sa fille quand sa fille l'appellerait, — pas plus que le soupir de celui qui avait été son bourreau, et qui, le front dans sa main, le cœur plein de remords, lui demandait à travers l'espace ce pardon qu'il lui avait tant refusé quand il la croyait perfide. Ah! Pourquoi l'avait-il retrouvée si tard? Il avait, lui, à cette suprême rencontre, perdu son bonheur, et elle, qu'avait-il pu lui donner sinon un empoisonnement de ses derniers jours en lui renouvelant dans leur terrible scène tout le martyre d'autrefois? Certes, elle était morte vengée, puisqu'elle avait pu savoir que le mariage de son ancien amant était rompu d'une rupture irréparable. Mais était-ce de quoi effacer ces neuf ans passés à se dévorer le cœur dans la solitude de sa retraite? Était-ce de quoi compenser tant de douleurs, ces douleurs qui avaient peu à peu consumé sa vie au point de faire d'elle ce frémissant fantôme que Francis avait tenu entre ses bras, dont il croyait sentir encore le contact, en ce moment même où il lui disait de par delà des flots, toujours et toujours plus nombreux, cet impuissant adieu d'un inutile repentir?...


Le bateau s'était éloigné encore; mais, au lieu de tourner comme avait fait l'autre, une fois arrivé en pleine mer, pour se diriger du côté de Trapani et de l'Afrique, il allait tout droit vers l'Italie et vers Naples, de plus en plus enveloppé par la pourpre du soleil couchant qui emplissait maintenant la moitié de l'immense horizon. Le contraste entre cette splendeur immortelle et la funèbre image de ce cercueil de femme emporté ainsi sur les lames sombres ne noyait pas le cœur du jeune homme de la tristesse qu'il avait éprouvée cinq semaines auparavant... Non pas qu'il eût cessé de sentir la double et saignante blessure de ses fiançailles brisées et de son remords, mais une évolution s'était faite en lui qui lui permettait de se redresser en ce moment et de regarder en face cet horizon comme il regardait sa destinée. Cinq semaines plus tôt, quand il se tenait debout à cette même place, devant le paquebot qui lui enlevait Henriette, les plus violentes révoltes de l'amour mutilé grondaient en lui. Il méditait d'agir, de poursuivre sa fiancée, de lui écrire. Il espérait, malgré l'évidence. Aujourd'hui il avait compris, il avait accepté comme une expiation de sa terrible injustice cet abandon de l'être si vrai, si tendre, si jeune, dont la lettre dernière était devenue son unique lecture depuis cette heure de séparation, — et il avait senti peu à peu une contagion de sacrifice émaner pour lui de ces pages sur lesquelles les purs yeux bleus de la jeune fille avaient tant pleuré... Il se souvenait. Après avoir vu la Regina Margherita disparaître derrière la pointe rouge du mont Pellegrino, il était rentré au Continental où il avait donné l'ordre que tout fût prêt pour son départ à lui-même, décidé qu'il était à ne pas rester une journée de plus dans ce cadre de sa joie détruite. Il avait fait porter ses bagages dans un autre hôtel. Puis il avait voulu, avant de quitter Palerme, revoir du moins sa fille une dernière fois. Il était allé à la recherche de cette villa Cyané dont on lui avait donné le nom à la poste. Il avait eu tôt fait de la découvrir, cachée parmi les arbres dans le fond du Jardin Anglais, et il avait guetté dans une des allées de ce jardin, une heure, deux heures, trois heures, jusqu'à ce qu'il eût aperçu l'enfant. Elle sortait de la maison, tenant de la main droite sa grande poupée et donnant la gauche à sa bonne. Il s'était dissimulé dans une petite allée transversale, d'où il avait pu, à travers un rideau de minces et murmurants bambous, suivre le commencement de leur promenade. À la démarche absorbée de l'enfant qui n'avait pas sa vivacité de mouvements habituelle, au souci empreint sur le visage de la vieille Annette, il s'était dit: «La mère est-elle plus mal?...» À cette question il avait senti son cœur se serrer et cette même angoisse éprouvée durant la fatale soirée de l'arbre de Noël s'emparer de lui. L'idée que sa charmante et fragile Adèle allait peut-être perdre ici, à tant de lieues de son pays, la seule protection dont fût entourée son enfance, lui avait fait trop de mal, et il lui avait été impossible de partir le soir comme il l'avait résolu. Il était rentré dans son nouvel hôtel, et il avait relu la lettre de rupture de sa fiancée. Il lui avait semblé entendre la voix de celle dont il avait perdu l'estime, revoir de nouveau ses yeux, et il avait pris la résolution de rester, pour être là en cas de malheur, comme elle lui eût certainement ordonné de le faire.

Et il était resté, et les journées avaient succédé aux journées, plus étranges encore que celles de Catane. Il n'était plus soutenu comme alors par l'attente d'un rappel auprès de cette fiancée perdue. Les lettres qu'il continuait de recevoir de Mme Scilly achevaient de l'éclairer sur la profondeur de la résolution d'Henriette. Il comprenait qu'il se trouvait en présence d'un véritable vœu, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus invincible, de plus inébranlable dans une âme religieuse, et s'il ne se résignait pas à cette certitude d'une absolue séparation, il commençait d'interpréter cette épreuve dans le sens de cette lettre singulière dont il savait par cœur les moindres phrases. Lui aussi, quoiqu'il ne se haussât point jusqu'à la clarté purifiante du dogme chrétien, il commençait de mêler un sentiment d'une mystérieuse indication providentielle à ce frisson de fatalité qui l'avait saisi dès la minute où il avait aperçu le nom de Pauline Raffraye sur la liste des étrangers dans le vestibule de l'hôtel, au sortir de cette promenade traversée d'un trop funeste pressentiment. L'idée si fortement exprimée dans la lettre d'Henriette qu'il se devait d'abord et par-dessus tout à la pauvre petite fille, envahissait peu à peu sa conscience. L'étroite allée du Jardin Anglais, parmi les bambous, les mimosas et les rosiers, d'où il pouvait surveiller la porte de la villa Cyané sans être vu, était devenue maintenant le terme de toutes ses promenades. Il y allait dès le matin et il attendait, le cœur battant, que cette porte, — une grille de fer revêtue à l'intérieur de volets mobiles en bois peint, — tournât sur ses gonds et que son Adèle parût. C'était chaque fois une nouvelle émotion à se demander: «Sa mère sera-t-elle avec elle?...» Il en avait peur. Car de revoir Pauline maintenant lui serait si dur!... Il le désirait. Car ce serait le signe qu'il y avait un moment de répit dans la terrible maladie, et puis son imagination, exaltée dans la solitude, constamment nourrie de la lettre d'Henriette, enveloppée par une atmosphère obsédante de remords et de mysticité, allait jusqu'à concevoir les songes les plus follement, les plus surhumainement romanesques. Oui, malgré les paroles échangées dans leur dernière entrevue, malgré tant d'inexprimables rancunes et d'inguérissables blessures, il concevait la possibilité que son ancienne maîtresse lui pardonnât, qu'elle consentît à l'épouser avant de mourir, pour lui laisser légalement leur fille, et il pourrait aller auprès d'Henriette avec l'enfant, purifié par cette acceptation de l'épreuve, libre enfin de s'abandonner aux tendresses qu'il sentait toujours vivantes en lui. Ah!... Rêves de démence, alors qu'il ne lui était même pas permis de se montrer sur le passage de son enfant, de peur que Pauline ne sût cette rencontre et ne lui interdit jusqu'à cette pauvre caresse du regard, cette joie dernière, cette pâture chétive et passionnée de sa paternité...


Le bateau s'éloignait toujours... La plaintive mer s'assombrissait davantage, et Francis revivait en pensée les deux toutes dernières semaines. Il se revoyait rencontrant un jour devant la porte de la villa Cyané le professeur Teresi, appelé en consultation par son collègue, le médecin ordinaire de Pauline. Quel effort il lui avait fallu pour aborder cet homme qui s'était trouvé mêlé d'une manière si étroite aux dernières scènes du drame de ses fiançailles rompues! Il avait triomphé pourtant de cette répugnance, et ç'avait été pour apprendre que le dénouement fatal approchait et que Mme Raffraye n'avait plus que quelques jours, quelques heures peut-être à vivre. Allait-elle mourir ainsi sans lui avoir pardonné? Que deviendraient ses rapports avec son enfant, avec cette fille que Pauline savait du moins être à lui? S'il pouvait lui parler une fois encore, la supplier, lui jurer qu'il donnerait toute sa vie à l'orpheline?... Mais comment être admis auprès d'une mourante quand il n'était même pas reçu à faire les visites de la plus banale politesse dans cette villa autour de laquelle il tournait maintenant, au risque d'être aperçu, des heures entières?... Il avait hasardé alors la seule tentative qui lui fût permise. À un moment, ayant vu sortir la vieille Annette, celle des deux femmes de chambre qui accompagnait Adèle lorsque la petite fille l'avait surpris au chevet du lit de Mme Raffraye, il l'avait abordée pour lui demander des nouvelles de la malade. La brave créature lui avait répondu avec des larmes, si bouleversée par l'agonie de sa maîtresse qu'elle ne lui avait même pas, de son côté, fait de questions sur Mme et Mlle Scilly... Quelle angoisse il avait éprouvée ensuite à se dire: «Pauline saura que j'ai causé avec cette domestique, et elle lui défendra de se laisser aborder désormais!...» Mais non. Il avait rencontré Annette de nouveau avec Adèle, il leur avait parlé à toutes deux cette fois et l'enfant l'avait reconnu et la vieille femme de chambre avait répondu à ses demandes. De quelle émotion il avait été remué en touchant, par un geste de complaisance qui était pour lui un geste d'amour, les cheveux bouclés et soyeux de l'enfant! Il avait voulu reconnaître une promesse de pardon dans le fait que la défense qu'il appréhendait n'eût pas eu lieu. Et c'était vrai qu'un changement s'était accompli à son égard dans le cœur de cette femme à la veille d'aller elle-même demander le pardon d'un autre Juge. Il en eut presque tout de suite une preuve, qui devait fixer dorénavant la direction de sa vie et lui donner ce renouveau d'une espérance qui faisait qu'accoudé sur le parapet du môle et regardant le bateau disparaître, il n'avait pas le cœur tout à fait brisé.


Il n'était plus, ce bateau, qu'un point dans l'espace. Mais en esprit Francis y était présent. Il voyait sa fille étendue sur la couchette de la grande cabine qu'il avait eu le droit de choisir pour elle. Pour la première fois, il lui avait rendu un de ces humbles services qu'il n'eût même pas osé concevoir comme possibles par ce matin d'il y a cinq semaines où il avait tant senti sa solitude... Et cela s'était fait bien simplement, bien tristement aussi! Quelques jours après avoir causé avec la vieille Annette et à la petite fille, il avait su l'arrivée à Palerme de cette tante d'Adèle qui habitait Besançon. Il s'était demandé avec une angoisse où se résumaient toutes les autres: «Qui est-elle?» Il l'avait vue passer dans le Jardin Anglais avec l'enfant, et il n'avait pu, tant son trouble était profond, juger de son caractère par sa physionomie. Mme de Raynal, — tel était le nom de cette sœur aînée de Mme Raffraye, — n'avait ni la sveltesse délicate, ni la beauté fine de la maîtresse torturée par Francis, mais un de ces visages unis, paisibles, presque vulgaires, qui dénoncent les lentes et longues habitudes d'une existence sans tempêtes. Derrière leurs rides honnêtes les pires étroitesses d'esprit peuvent se cacher, comme les plus rares magnificences du cœur, comme aussi une bonhomie innocente et simple. Heureusement pour l'avenir de la pauvre petite Adèle et heureusement aussi pour le jeune homme, ce dernier cas était celui de cette femme auprès de laquelle il avait osé essayer une suprême tentative aussitôt qu'il avait su la catastrophe, — la mort de Pauline arrivée enfin, après cette agonie affreuse de quinze interminables jours. Il était allé, durant cette dernière période, ne voyant plus sortir la petite fille, sonner plusieurs fois à la porte de la villa Cyané pour demander des nouvelles. Ces visites, qu'autorisait aux yeux des domestiques le service autrefois rendu à la malade dans son évanouissement, rendaient légitime la démarche qu'il fit au lendemain du tragique événement. Il eût tant voulu à cette seconde, et maintenant que Pauline était morte, se précipiter vers sa maison, s'agenouiller au pied du lit où elle reposait, lui demander le pardon auquel tant de souffrances ainsi acceptées lui donnaient droit et emmener son enfant, la voler, la reprendre plutôt, — au lieu qu'il avait dû se contenter d'écrire à la sœur de la morte un billet de banale politesse, où il se mettait, en qualité de compatriote, à sa disposition pour l'assister dans les préparatifs compliqués où elle allait se trouver engagée dans ce coin perdu d'Italie. Que devint-il lorsque la réponse lui arriva qui commençait par ces mots: «Je savais, monsieur, par ma chère morte, que vous étiez le frère de cette pauvre Julie Archambault que j'ai trop peu connue...» Quelles larmes il avait versées en lisant cette phrase si simple, mais qui lui apportait le pardon de celle qui n'était plus! Car le billet, comme il était naturel, se terminait par une prière de venir à la villa Cyané. Il allait pouvoir se rapprocher de sa fille ici d'abord, et plus tard encore, — et Pauline mourante l'avait permis...


C'était cette espérance de ne jamais plus perdre de vue tout à fait l'orpheline qui le soutenait par ce soir d'une nouvelle séparation. Dans le désarroi de ce départ et de ce deuil confondus, il avait pu être assez utile à la sœur de Pauline pour acquérir un droit à sa reconnaissance. C'était Mme de Raynal elle-même qui avait manifesté le désir qu'il s'arrêtât quelque jour à Besançon afin que leurs relations n'en restassent pas là, elle-même qui lui avait demandé de surveiller l'expédition des bagages que, dans sa fuite précipitée, elle laissait derrière elle. Il lui avait été permis au dernier moment de mettre sur la joue pâlie de sa fille un baiser dont l'émotion ne l'avait pas trahi, et il apercevait au problème douloureux dont il était le criminel martyr, cette solution suprême: l'unique objet de sa vie maintenant allait être de se rapprocher de plus en plus de la famille à qui se trouvait confiée Adèle. Il saurait s'en faire accepter lentement, discrètement, comme il convenait pour qu'aucun soupçon ne retombât jamais sur la mémoire de la morte. Il arriverait à déplacer son centre d'existence, puisqu'il était libre. Il s'installerait dans le voisinage de sa fille sous le couvert de quelque achat de campagne. Elle grandirait et il serait, lui, dans l'ombre, toujours prêt à la protéger d'une de ces protections cachées qui ne demandent rien que la joie d'être utiles... Ce ne serait pas le bonheur d'une famille avouée, — ce bonheur qu'il avait rêvé près d'Henriette. Ce ne serait pas le noble orgueil de la paternité ni ses délices permises. C'était encore plus qu'il n'avait mérité... Et voici qu'en regardant le navire qui s'enfonçait plus loin, toujours plus loin, il lui sembla qu'à la ligne extrême de l'horizon coloré des derniers feux du soleil couchant, un rivage de lumière apparaissait, — comme une falaise d'or et de pourpre vers laquelle marchait ce bateau, et c'était le symbole du nouveau rivage, de cette autre Terre Promise vers laquelle il allait marcher lui-même. L'héroïque sacrifice de la pure Henriette n'avait pas été perdu. L'homme de désir et d'émotion égoïste, celui qui ne vivait que pour sentir, fût-ce au prix de la misère des autres, achevait de mourir en lui, et, pressant sur ses lèvres la lettre reçue à Catane, qui lui avait été un talisman de rédemption, il murmura un merci du fond du cœur, avec piété, à cette créature de noblesse qui lui avait montré la voie. Il y avait dans ce baiser une espérance qu'elle consentirait peut-être un jour à l'aider de sa présence. Il y avait la certitude que si elle restait séparée de lui par son vœu, elle lui rendrait du moins l'estime dont il se sentait digne, aujourd'hui qu'il était devenu l'homme de responsabilité et de conscience, qui ne vivrait plus que pour réparer les douleurs qu'il avait causées.

Beaulieu, près Tours, Septembre 1891. — Rome, Avril 1892.

[Décoration]
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TABLE

[Décoration]

Achevé d'imprimer
le douze octobre mil huit cent quatre-vingt-douze
PAR
ALPHONSE LEMERRE
25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25
À PARIS

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