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La terre promise

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— «Henriette a raison,» se répétait Francis à lui-même une heure plus tard. «C'est trop triste...» Seulement ces mots, qui pour la jeune fille ne représentaient rien de précis, se traduisaient pour lui en des images d'une affreuse netteté. Il voyait Pauline mourir. Quoique, depuis le moment où il s'était rencontré avec Adèle, son ancienne maîtresse eût reculé comme au second plan de ses préoccupations, cette idée lui donnait une sorte de frisson unique, celui qui nous prend devant l'agonie d'une chair que nous sentîmes palpiter contre notre chair avec les profondes énergies mystérieuses de l'amour. Oui, Pauline mourrait bientôt, très tôt, sans doute là-bas, à son retour au pays, après quelqu'une de ces fausses convalescences que le tiède soleil du Midi donne aux poitrinaires. La petite Adèle serait là, qui verrait, elle, réellement, ce spectacle horrible, qu'il avait contemplé lui aussi, encore si jeune, au chevet du lit de mort de sa mère. Comme elles sont courtes, ces heures où nous avons devant nos yeux le masque pâle, immobile, muet, de ce qui fut un visage vivant et tendre, le miroir pour nous d'une âme qui nous chérissait! Comme elles sont courtes, et quelle place elles prennent dans notre souvenir, dans cette légende de mélancolie qui nous accompagne ensuite à travers nos joies les plus heureuses! Qu'il est dur que cette légende commence si vite et par une vision semblable!... On ne laisserait certainement pas Adèle seule dans cette campagne déserte avec sa vieille Annette et les autres domestiques. On l'emmènerait... Mais où, et qui? Quels personnages inconnus se cachaient derrière cet «on,» indéfini et menaçant comme le sort? Sans doute cette tante de Besançon, à laquelle la petite avait fait allusion, la recueillerait. Cette parente serait-elle une bonne seconde mère? Même si elle était bonne, comprendrait-elle ce cœur d'enfant auquel les gâteries d'autrefois auraient donné un tel besoin d'une caresse continue, d'une atmosphère constamment douce et chaude? Et si cette tante n'était pas bonne, si Adèle tombait tout à coup, du paradis d'affection où elle avait grandi, dans ce pire des enfers, l'hostilité de la famille?... Francis venait de trop intimement, de trop profondément s'unir en pensée à la vibrante et passionnée nature de sa fille, il l'avait sentie trop pareille à lui, pour que toutes les souffrances probables d'une telle transplantation ne lui fussent pas rendues immédiatement perceptibles. Ce frêle organisme y résisterait-il? Tout ne lui serait-il pas meurtrissure et blessure? La petite irait et viendrait, gardant au fond de ses yeux bruns, agrandis encore par la maigreur de son pauvre visage, cette horrible expression de martyre qui devrait faire se relever de sa tombe une mère ou un père. Et la mère ne se relèverait pas!... — Et le père?... — Si Adèle vivait malgré cette épreuve, si elle atteignait ainsi ses dix-huit ans, qui se chargerait de la marier, de lui choisir un compagnon d'avenir vraiment digne d'elle? En admettant que cette tante fût une bonne, une très bonne tutrice, elle n'aurait qu'une pensée, établir sa pupille le plus tôt possible. C'est une trop lourde responsabilité qu'une orpheline, et dont les meilleurs se débarrassent avec un tel soulagement. Adèle épouserait donc n'importe qui, un Raffraye peut-être, quelque homme brutal, cynique et dur, qui ferait d'elle ce que l'autre avait fait de sa mère... Cette suite d'imaginations fut si cruelle à Francis, qu'il se prit la tête dans ses mains, et il se mit à pleurer, à pleurer sa fille, à se pleurer, — elle d'être ainsi la victime exposée à de si tragiques hasards, l'enfant endormie sur le bord du redoutable abîme de la vie, — lui-même d'être son père, de le croire, de le savoir, de le sentir et de ne rien pouvoir pour elle.


Mais ne pouvait-il vraiment rien? Les nombreux raisonnements dont il s'était fortifié contre toutes ses tentations pendant sa nuit de Monreale et au cours de son pénible examen de conscience s'appuyaient sur un seul point, admis aussitôt: les devoirs que sa paternité soudain reconnue lui imposait envers l'enfant n'étaient pas conciliables avec les devoirs que ses fiançailles lui avaient fait contracter envers Henriette. Il fallait choisir. Il avait choisi ceux qui lui paraissaient emporter avec eux la moindre souffrance pour ces deux êtres si chers. Mais ces devoirs n'étaient-ils vraiment pas conciliables? L'image lui revint du tableau qu'il avait eu sous les yeux ce soir même: Henriette prenant la main d'Adèle et leur sourire échangé. Que disait-il, ce sourire donné et rendu, sinon que ces deux créatures étaient faites pour s'aimer, ces deux âmes pour se comprendre, la jeune fille pour être la grande amie de la petite fille? Elles s'étaient connues, et aussitôt elles avaient commencé de se plaire. Avait-il été coupable de ne pas se jeter immédiatement au travers de cette sympathie naissante, en demandant par exemple à Henriette de quitter le salon aussitôt, comme elle le lui avait offert? Évidemment non. Serait-il coupable s'il ne s'opposait pas davantage à ce que cette sympathie grandît, s'il laissait les circonstances accomplir leur jeu inévitable? La vie commune de l'hôtel ne manquerait pas d'amener d'autres rencontres. Henriette et Adèle se reverraient. Elles se plairaient plus encore. Durant sa nuit d'honnêteté intransigeante, Francis se fût dit qu'il devait à tout prix empêcher cette intimité. Maintenant qu'il s'était trop rapproché de l'enfant, il écoutait la voix du sophisme, toujours prête à plaider dans les intelligences incertaines. Cette voix dangereuse, la savante complice de nos faiblesses sentimentales, lui murmurait le terrible mot qui sert de prétexte à tant de lâchetés et d'hypocrisies: «Est-ce mentir que de se taire?...» Ce silence suffisait cependant pour que des relations s'établissent entre sa fille et sa fiancée, où il n'entrerait pour rien et qui lui seraient d'une telle douceur. Il contemplerait l'enfant, il l'approcherait, il lui parlerait sans avoir à s'en cacher comme d'un crime!... Mais un pareil état de choses entraînait une autre conséquence nécessaire: si Adèle devenait, à un degré quelconque, la familière des dames Scilly, Pauline Raffraye les connaîtrait aussi... Quelle répulsion cette idée avait soulevée en lui la première fois qu'il avait imaginé ce spectacle pour lui monstrueux: cette criminelle complice de son adultère assise auprès d'Henriette et de la comtesse, ces deux honnêtes femmes s'intéressant à cette malheureuse, lui parlant, la plaignant, l'embrassant peut-être!... Fallait-il que cette soirée passée auprès de la petite Adèle eût jeté le désarroi dans tout son cœur, pour qu'il plaidât en ce moment contre cette répulsion, éprouvée encore tout à l'heure quand il avait constaté combien l'enfant chérissait sa mère! Mais Pauline, en effet, n'était-elle pas estimable en tant que mère? Sa tendresse de neuf années pour la douce petite fille ne méritait-elle point qu'il oubliât ses noires trahisons, qu'il les lui pardonnât enfin?... Ah! Que ne pardonnerait-il pas pour être certain qu'il acquerrait la possibilité de ne jamais perdre de vue l'enfant? C'était le résultat qu'il entrevoyait par delà toutes ces arguties de sa conscience. Si des relations se nouaient à Palerme entre les deux familles, ces relations continueraient, du moins par correspondance, une fois de retour en France. Il aurait une chance de savoir comment vivrait Adèle, quoi qu'il arrivât, une chance par conséquent de diminuer sa souffrance si elle souffrait, de l'aider si elle avait besoin d'aide. Il était si sûr d'avance que la noblesse de ce but excuserait aux yeux d'Henriette ce qu'il y aurait eu d'un peu incorrect dans les moyens, quand elle saurait la vérité. Car, une fois mariés, il la lui dirait, il se donnait sa parole de la lui dire, trouvant dans cette volonté bien arrêtée une absolution devant lui-même. S'il eût été moins enivré du roman insensé qu'il se racontait ainsi par avance, il aurait reconnu qu'il raisonnait comme ces infidèles dépositaires qui dépensent une somme prise dans une caisse en se jurant de la rendre ce soir, demain, dans huit jours. En toute matière, qu'il s'agisse d'argent ou de sentiment, la probité se reconnaît à ce signe qu'elle ne comporte ni les transactions ni les nuances. Il l'avait bien senti dans sa méditation du premier soir. Mais la fibre paternelle venait d'être touchée trop fortement, et cela, après des journées trop complaisamment passées à se regarder souffrir. Il n'avait plus la force de marcher dans le droit et simple chemin, et il s'en justifiait, comme nous nous justifions tous, avec cette excuse du moins qu'il était pris entre deux des plus puissants sentiments du cœur de l'homme, et qui ne s'excluent pas l'un l'autre: la paternité et l'amour. Et il continuait de caresser le projet chimérique qui devait lui permettre de les satisfaire tous les deux. Il se demandait ce que penserait Mme Raffraye quand elle saurait qu'Adèle avait causé durant cette soirée avec Henriette. Il s'était à ce point livré aux folies de sa vision d'avenir, que ce lui fut comme le sursaut d'un réveil de se dire: «Pauline a déjà refusé de me répondre. Elle a interdit à ses femmes de chambre de dîner à la même table que les domestiques de Mme Scilly. Elle ne veut aucune espèce de rapport avec nous. Elle défendra à la bonne de laisser la petite nous parler.» — Il disait déjà «nous,» en pensant aux relations possibles avec Adèle! — «Et puis,» ajouta-t-il, «si elle accepte de faire la connaissance de Mme Scilly et si elle raconte, même sans mauvais calcul, qu'elle a été l'amie de ma sœur?...» Ces réflexions, la longue suite de ces rêveries, l'angoisse de perdre l'unique occasion qu'il eût de mieux revoir la petite fille, le désir de prouver à son ancienne maîtresse que sa rancune n'existait plus, les mille sentiments confus enfin qui l'agitaient se résolurent dans la décision qu'il eût certes prévue le moins, quelques heures plus tôt. Il voulut faire une nouvelle tentative pour se rapprocher, non plus de la femme qui lui avait fait si mal ou dont il redoutait la vengeance, mais de la mère inquiète et tendre qui ne pourrait pas refuser pour sa fille si jeune, si dépourvue de défense, le plus désintéressé, le plus sincère des dévouements, le plus légitime. Il essaya de mettre un peu de tout cela entre les lignes d'un billet adressé à Mme Raffraye, — billet plus difficile à composer que le premier, et il n'eut cependant aucun brouillon à déchirer ni à raturer. Un trop puissant désir le dominait à cette minute pour qu'il ne trouvât pas aussitôt le mot le plus juste, le plus capable de toucher celle à laquelle il avait la déraisonnable inconséquence d'écrire. Fallait-il que la démence de l'émotion ressentie eût été et fût profonde pour que sa main n'hésitât pas à tracer les phrases suivantes:

«24 décembre.

«C'est encore moi qui vous écris, bien que le premier billet que je vous ai envoyé, voici des semaines, soit demeuré sans réponse. J'ai trop compris ce que signifiait ce silence, et vous savez avec quel scrupule j'ai respecté votre volonté. Vous savez aussi, vous ne pouvez pas ne pas savoir qu'entre mon premier billet et celui-ci des rencontres ont survenu, dont je ne chercherai pas à vous cacher qu'elles m'ont profondément bouleversé. Vous avez été l'amie de ma chère Julie, et c'est au nom de cette douce morte que je me mettais si loyalement, si simplement l'autre jour à votre disposition pour vous épargner les menus soucis d'une arrivée en terre étrangère. C'est encore en son nom que je vous supplie de me recevoir, comme elle vous en supplierait elle-même, en son nom et en celui du charmant petit être en qui j'ai retrouvé sa grâce, sa délicatesse, sa sensibilité trop fine, toute son enfance, jusqu'à ses traits. — Ce que j'ai à vous dire, votre génie de mère l'a sans doute deviné déjà. Écoutez votre cœur qui vous affirme certainement que la pensée d'une fragile, d'une innocente et attendrissante créature comme est Adèle ne peut pas être mêlée à des souvenirs d'irritation et d'amertume. Les vrais dévouements sont toujours rares. Vous ne voudrez pas, en refusant de me voir, risquer d'en repousser un qui ne réclame aucun droit, sinon celui de vous assurer que sous les mots de ce billet il tient plus d'émotion que ne vous en exprime votre respectueux

«Francis Nayrac.»

Le jeune homme lut et relut cette page, énigmatique pour toute autre, mais dont chaque syllabe devait avoir pour la mère d'Adèle une signification aussi claire que s'il lui eût écrit en toutes lettres la vérité de leur situation réciproque. Ne connaissant plus rien de Pauline depuis des années que les sentiments d'amère rancune qu'il lui gardait, persuadé qu'elle l'avait trahi et qu'elle méritait les pires duretés, il se trouva naïvement très généreux d'effacer ainsi ses griefs, et il ne douta point qu'elle n'en fût touchée. Il relut ce billet le lendemain matin, en se réveillant d'un sommeil hanté par des rêves où il avait revu la petite fille mêlée à mille scènes inexprimablement troublées et confuses. Il eut de nouveau l'impression que sa démarche remuerait la mère, qu'elle en serait attendrie, vaincue, et, comme le remords de nos duplicités ne s'étourdit pas aussi vite que le voudrait notre conscience, il s'empressa de faire mettre l'enveloppe au nom de Mme Raffraye chez le concierge du Continental avant d'avoir revu sa fiancée. Il avait cependant la conscience de ne rien lui prendre. Il ne l'avait jamais plus aimée que depuis qu'il l'avait vue qui regardait l'enfant avec des yeux si doux, si tendres. Ne lui pardonnaient-ils point, ces yeux, par avance, ce qu'il ferait pour être bon à cette pauvre petite, — qui n'avait pas demandé à vivre?

VII

PAULINE RAFFRAYE

andis que cette scène très simple dans ses détails, et presque tragique par son retentissement sur un cœur d'homme déjà si ébranlé, se jouait au rez-de-chaussée de l'hôtel, parmi le brouhaha des conversations, sous la lumière confondue des globes électriques et des innombrables bougies de l'arbre de Noël, chef-d'œuvre de Don Ciccio, Pauline Raffraye, couchée et plus souffrante qu'à l'ordinaire, attendait sa fille, sans se douter qu'un nouvel épisode actuellement imprévu s'ajoutait soudain à ce qui avait été, à ce qui restait le drame meurtrier de sa vie. Rien dans cette chambre de hasard ne dénonçait, la terrible maladie contre laquelle la jeune femme était venue demander des forces au soleil africain de Palerme. La fine nature de la mourante, révélée déjà par les traits délicats de son visage, en ce moment immobiles de fatigue et de songerie au milieu de ses oreillers, se reconnaissait encore dans cet art de dissimuler l'odieux appareil de ses misères physiques. Bien qu'elle ne reçût aucune autre visite dans cette chambre que celles de sa petite Adèle et du docteur, elle gardait la coquetterie de ce qu'elle appelait en plaisantant «son coin d'hôpital.» Les tresses toujours épaisses de ses cheveux châtains, comme rayées par places de touffes blanches, étaient aussi soigneusement nattées et nouées de rubans, la transparente batiste de ses coussins se doublait d'une soie aussi joliment rose ou bleue, elle drapait ses maigres épaules d'un crêpe de Chine aussi souple, aussi parfumé, enfin la dentelle qui terminait ses manches retombait sur ses pauvres poignets fragiles en plis aussi coquettement disposés que si elle eût été, non plus la condamnée d'aujourd'hui, mais l'amoureuse et l'élégante d'autrefois. À la place du hideux déploiement de fioles et de linges souillés qui déshonore des chambres pareilles, le marbre de la table, auprès d'elle, se voilait d'un tapis de soie et montrait une lampe voilée elle-même d'un abat-jour souple. Une photographie d'Adèle dans un cadre d'émail était auprès, des anémones dans un vase d'argent ciselé et un vaporisateur à moitié vide, dont la présence expliquait le léger arome ambré de l'atmosphère. On eût deviné, à ces riens, un de ces tendres esprits de femme dont la résistance à la douleur se hausse jusqu'à l'héroïsme par le désir passionné de ne pas abdiquer la royauté du charme, — instinct si touchant, comme toutes les impuissantes protestations de la faiblesse et de la beauté contre la barbarie de la vie! Il l'était plus encore ici, car c'était la mère qui se sentait mortellement atteinte, et elle voulait laisser à son enfant, au lieu d'une vision de laideur et d'épouvante, cette image de souffrance et de grâce à la fois, le souvenir d'une femme pâlissante, consumée, mais sans dégradation. Et combien elle l'aimait, cette enfant, les cinq ou six portraits épars dans la chambre, sans compter celui qu'elle gardait près d'elle, le disaient assez. C'était encore de sa fille qu'elle s'occupait durant cette veillée de Noël employée en partie à préparer des cadeaux destinés aux petits souliers qu'à son retour Adèle poserait dans le coin de la cheminée. Elle venait d'envelopper ainsi et de confier à Catherine, celle des deux femmes de chambre demeurée auprès d'elle, toute une suite de menus paquets liés de faveurs. Ils contenaient à la fois des gâteries de jeune fille, telles qu'une pendule de voyage, et de toute petite fille, telles qu'une chaise à bascule, pour une poupée. Mais Adèle, élevée dans des conditions si particulières, n'était-elle pas un peu une grande personne par sa sensibilité précocement éveillée et par ses soucis, qui la rendaient parfois trop pensive, en même temps que la spontanéité de son naturel y mélangeait l'enfantillage de la neuvième année? Sans doute, ces petits soins de tendresse avaient éveillé chez la mère une de ces crises du souvenir comme nous en subissons à de certaines dates, car elle avait demandé à Catherine un coffret qui ne la quittait jamais, et elle en avait tiré deux grandes enveloppes de cuir fermées avec une serrure. De feuilleter seulement les lettres que contenaient ces enveloppes avait fait passer dans ses beaux yeux gris cernés d'un tel halo de lassitude une tristesse plus grande, et elle avait refermé cette correspondance pour ouvrir tour à tour les deux volumes qu'elle gardait à son chevet, — et l'un était le Nouveau Testament, l'autre l'Imitation! Certes, Francis Nayrac, avec le mépris féroce qu'il se croyait le droit de porter à son ancienne maîtresse, eût été bien étonné de la voir en train de chercher dans ces pages d'austère consolation les phrases qui versent un baume sur les blessures saignantes du cœur. Elle relisait les versets divins: «Je vous ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi. Vous aurez des afflictions dans le monde, mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde...» Elle se répétait avec le solitaire: «Les malheureux! Ils sentiront à la fin combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!...» Elle les avait souvent redits, ces mots qui sonnent le glas de toutes les affections mortelles, depuis des années. Ce fut sur eux, ce soir encore, qu'elle posa le livre. L'écho lui en avait résonné trop avant dans le cœur. Elle y avait trouvé ramassées, en un cri trop aigu, les émotions de sa jeunesse si horriblement déçue, que lui infligeait toujours un simple coup d'œil jeté sur ces papiers d'autrefois. Elle ne pouvait cependant se décider ni à les détruire ni à les reléguer hors de sa portée! Ah! ces feuilles, si souvent maniées, avec leur écriture déjà jaunie, comme Francis fut demeuré épouvanté s'il en avait seulement lu quelques-unes, au hasard!... C'étaient d'abord ses lettres à lui, puis quelques mots d'Armand de Querne, enfin une longue correspondance avec François Vernantes, — bref toutes les pièces du procès d'infamie qu'il avait fait à la Pauline Raffraye de 1877. Mais ce dossier de leur commune histoire, au lieu de prouver les trahisons dont il s'était cru si sûr, attestait que l'imprudente et malheureuse femme ne lui avait jamais menti. Non, elle n'avait pas eu d'amant avant lui. Elle n'en avait pas eu d'autre pendant leur liaison. Elle n'en avait pas eu après leur rupture. Les sept ou huit billets d'Armand démontraient qu'il n'y avait eu réellement entre eux qu'une légère, qu'une innocente familiarité de monde. Les fréquentes et longues lettres de Vernantes révélaient une amitié romanesque, sans la moindre nuance de passion ou de galanterie, toute en estime et en tendres respects de la part de l'ami, en reconnaissance émue et en fine direction spirituelle de la part de l'amie. C'était la condamnation de Francis que ces pages, et la réhabilitation de Pauline, une preuve, hélas! après tant d'autres, que la jalousie torturante d'un homme et la révolte d'une femme outragée sont de tout puissants artisans de malentendus entre les êtres les plus sincèrement épris. Elles disaient cela, ces lettres, et qu'en suppliciant cette femme par ses dégradantes défiances, en la soupçonnant sur des étourderies d'attitude, en l'outrageant sur des racontars de salon, en l'abandonnant enfin sur l'équivoque ressemblance d'une silhouette aperçue à une porte, Nayrac avait commis la plus atroce, la plus irréparable des iniquités. Si elle avait refusé de consigner de Querne à sa porte dès la première sommation, ç'avait été par une trop naturelle ignorance du danger vers lequel elle courait. Si, plus tard, elle avait tenu tête à son amant à l'occasion de Vernantes, ç'avait été par cette rancune exaspérée qu'un excès d'injustice éveille chez une créature passionnée. Si elle ne s'était défendue que par l'indignation et par le silence quand Francis était venu, l'insulte à la bouche, proclamer qu'il l'avait vue, la veille, entrer voilée chez ce même Vernantes, ç'avait été par horreur contre cette cruelle, cette féroce partialité qui ne lui faisait pas une seconde le crédit d'admettre qu'elle pût être innocente. Elle l'était cependant. Elle avait dû, quoique indisposée, sortir ce jour-là qui s'était trouvé aussi celui où une maîtresse quelconque, à peu près de sa taille et portant comme elle le manteau de la saison, avait eu un rendez-vous dans le rez-de-chaussée de la rue Murillo. Une aussi misérable rencontre de circonstances, une analogie de lignes et de mise, — voilà donc d'où avaient dépendu son honneur et son bonheur! Oui, ce peu avait suffi pour que celui qui prétendait l'aimer s'avilît et l'avilît jusqu'à la frapper. Elle en frissonnait de haine en y pensant et en remettant dans leurs enveloppes ces feuillets, qu'il lui eût suffi de montrer pour se justifier. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait? Pourquoi, si elle n'était pas coupable, l'avait-elle laissé partir, cet amant qu'elle aimait? Pourquoi ne l'avait-elle pas rappelé, alors que, devenue veuve, elle s'était trouvée enceinte, et sûre, bien sûre que la petite fille était de lui? Pourquoi n'avait-elle jamais, avec les années qui passaient, tenté une autre démarche qui lavât du moins son légitime orgueil d'amante des affronts qu'elle avait dû subir?...

Ah! Pourquoi? La réponse à cette question était tout entière dans les lettres de Francis, dans la frénésie de brutalité morale qu'elles manifestaient, dans l'injustice presque barbare qui s'y respirait à chaque ligne. S'il en eût relu quelques-unes seulement, comme Pauline venait de le faire, il eût compris par quels degrés cette femme, martyre de sa folle jalousie, en était arrivée à ce point de rébellion intérieure où l'on ne se défend plus. On n'en a plus ni la force ni même le désir. Il y a dans le soupçon, porté jusqu'à un certain point et prolongé pendant une certaine période, une sorte de puissance meurtrière et paralysante pour l'être qui en est l'objet. Ce n'était pas une fois, c'était vingt que Nayrac avait dit devant sa maîtresse des phrases telles que celles-ci: «Une correspondance? Qu'est-ce que cela prouve? Quel est l'homme qui refuse à une coquine de lui écrire une trentaine de pages plus ou moins antidatées, si elle les lui demande, pour un mari ou pour le prochain amant?...» Lorsqu'une femme conserve dans la place la plus douloureuse de sa mémoire la pointe empoisonnée de paroles semblables, lorsqu'elle a vu la source de la défiance jaillir sans cesse, aux moindres occasions, dans un cœur implacable, lorsqu'elle a constaté qu'elle ne gagnait aucun terrain sur cette défiance et que c'était toujours, toujours à recommencer, un infini découragement la terrasse, qui ne la quitte que pour céder le champ aux pires fureurs de la rancune et de l'indignation. Tel était le secret de l'imbrisable silence où se renfermait Pauline depuis la terrible dernière scène qui avait consommé une rupture commencée tant de jours auparavant. Elle ne s'était plus défendue. À quoi bon? Si elle gardait cette correspondance, si elle l'avait feuilletée par ce soir de Noël, c'était uniquement pour y retremper sa haine toujours vivante contre ce misérable qu'elle avait retrouvé sur son chemin, par le plus inattendu, par le plus dur des hasards. Et il allait se marier, prendre la vie de cette charmante Mlle Scilly, qu'il suffisait presque d'avoir aperçue au passage pour l'aimer! Si pourtant cette jeune fille et sa mère savaient la vérité de ce caractère, si elles connaissaient l'infamie de sa conduite envers la pauvre maîtresse de sa vingt-cinquième année, et dans quelles conditions d'affreuse angoisse morale il l'avait abandonnée, à la veille d'accoucher, et si malheureuse, que penseraient ces deux femmes du cœur de cet homme? Il suffirait cependant, pour les éclairer, de leur montrer ces lettres qu'elle avait eu le tort de relire ce soir, non point qu'elle fût tentée une seconde par une si basse vengeance; mais, après des années, elle ne pouvait, sans un sursaut de dégoût, penser au traitement que lui avait infligé son bourreau, et elle redisait, en repoussant le coffret, la phrase amère:

— «Combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!...» Elle ajoutait: «À quoi me sert de reprendre tous ces souvenirs?... C'est le voisinage de cet homme qui en est la cause. Heureusement, ce sont les tout derniers jours...»

Dès la première heure, en effet, où elle avait su la présence de son ancien amant dans l'hôtel, de rester sous le même toit lui avait paru insupportable. À ce moment même, — oh! la triste ironie des ignorances réciproques sur lesquelles se terminent presque tous les amours! — le jeune homme se demandait par quels procédés il déjouerait la scélératesse et les ruses qu'il appréhendait de sa part, à elle. Un sentiment avait empêché Pauline Raffraye de changer d'hôtel, qui s'expliquait par la suite entière de cette tragédie morale. Il se reproduit chez tous ceux qui ont subi comme elle une trop outrageante méconnaissance de leur caractère. Elle avait jugé qu'en s'en allant elle paraîtrait rougir devant celui qu'elle considérait comme son mortel ennemi. Il lui avait semblé que de se retirer ainsi constituait une espèce de honteux aveu, une lâche désertion, et elle était restée. Puis, la rencontre avec Francis dans le jardin du Continental et le regard jeté par lui sur l'enfant avaient fait peur à la mère. Elle n'avait pas douté une minute qu'il n'eût retrouvé sur le visage d'Adèle cette ressemblance effrayante qui faisait qu'elle-même enfermait sous clef les portraits de son amie morte. Devant une si indiscutable évidence d'hérédité, — une de ces évidences qui sont quelquefois le supplice d'une femme adultère durant une longue vie, — Francis avait dû reconnaître son sang. Il se savait le père de la petite fille. Pauline avait prévu, dès le premier jour, que cette confrontation aurait lieu. Puis elle avait conclu, avec une grande tristesse: «Cela non plus ne lui fera rien.» Elle n'avait échangé qu'un coup d'œil avec le jeune homme et elle avait compris qu'il était bouleversé. Une appréhension affreusement pénible l'avait saisie alors, à la pensée que ce trouble pouvait aboutir à une tentative de rapprochement. Quoique ni le lendemain de cette rencontre, ni pendant les jours qui suivirent, Nayrac n'eût manifesté par un signe quelconque une pareille intention, la mère s'était sentie si mal à l'aise sous le coup de cette menace, que la rancunière fierté de la femme avait cédé. Elle s'était résolue à quitter l'hôtel et à louer, pour le reste de l'hiver, une petite villa que son médecin, la seule personne qu'elle vît à Palerme, lui avait indiquée à une extrémité du Jardin Anglais, dans le quartier par conséquent le plus éloigné du bord de la mer et du Continental. La nécessité de quelques réparations indispensables et le renouvellement partiel du mobilier avaient seuls retardé son installation, qui aurait lieu avant la fin de la semaine. Une fois chez elle, gardée par ses deux servantes et par un ménage du pays que le docteur lui procurait pour la cuisine et la voiture, aucune sorte de rapports ne serait plus possible entre elle et Francis, elle en était bien certaine, ni surtout entre Francis et l'enfant. Sa crainte que le jeune homme parlât seulement à la petite fille était si forte, qu'empêchée par sa faiblesse d'accompagner cette dernière, elle avait hésité à la laisser descendre au Christmas-tree du cavalier Renda. Puis elle s'était dit que Francis Nayrac, s'il assistait aussi à cette réunion, s'y trouverait enchaîné par la présence de sa fiancée et de Mme Scilly. Elle avait vu Adèle si désireuse de cette fête, et les occasions de divertissement étaient si rares dans leur mélancolique existence, qu'elle avait consenti à l'envoyer. Maintenant il était dix heures. L'enfant allait remonter et la mère souriait d'avance au plaisir qu'aurait goûté sa fille, en se répétant:

— «Nous aurons eu toutes les deux notre Noël, un peu de distraction pour elle, et pour moi sa gaieté...»


Elle en était là de ses rêveries, égarées entre les réminiscences de son triste passé et l'espoir d'un séjour plus calme dans la villa Cyané, — c'était le nom que le propriétaire avait donné à cette petite maison, par souvenir de Syracuse, sa patrie, et de la source dédiée à la nymphe aux yeux couleur du bleu des bluets, qui fut changée en fontaine pour avoir trop pleuré Proserpine. Cette délicate légende de l'antiquité romanesque avait tant plu à Pauline Raffraye!... — Elle entendit la porte de l'étroit vestibule qui précédait sa chambre à coucher s'ouvrir de ce mouvement doux, si contraire à l'habituelle brusquerie des enfants, et elle y reconnut la manière d'Adèle. Une précoce sollicitude pour sa mère faisait de cette petite fille, dans cet âge de vivacité où le geste suit la pensée avec une violence toute spontanée, une mignonne fée silencieuse, une elfe au pas à peine appuyé, qui allait, qui venait, sans jamais révéler sa présence par un bruit trop fort et dont pussent souffrir les nerfs de la malade. Cette surveillance continue, presque involontaire, de ses moindres gestes, était une caresse déjà pour la mère. Il semblait que l'enfant prît comme un soin d'annoncer son approche par une grâce d'attention et de ménagement. Un coup presque timide frappé à la seconde porte, et Adèle entra dans la chambre à coucher, avec une tendresse que disaient et ses prunelles brunes et son fin visage, et son sourire et tout son être d'où il émanait comme une idolâtrie. À cette expression, dont elle s'illuminait chaque fois qu'elle revenait après une absence longue ou courte, il était visible qu'elle ne vivait pas seulement pour sa mère. Elle vivait de sa mère. Quoiqu'elle arrivât d'un spectacle qui l'avait intéressée sincèrement et qu'elle tînt dans ses bras la poupée sicilienne dont elle était amoureuse, son premier instinct ne fut pas de parler d'elle-même ni des sensations qu'elle venait d'éprouver. Elle alla droit au lit en courant à peine; elle prit la blanche main que Mme Raffraye lui tendait, — cette main comme vide de sang et si amaigrie que les bagues trop larges glissaient autour des doigts fluets, — elle y appuya un long, un passionné baiser, tandis que son regard aimant fixait, caressait le pâle visage où sa rentrée avait ramené comme un reflet de jeunesse, et elle interrogeait:

— «Nous ne sommes pas restées trop longtemps?... Tu ne t'es pas ennuyée après moi?... Demande à Annette si je ne suis pas partie aussitôt qu'elle m'a dit l'heure?...»

— «Aussitôt,» insista la vieille bonne qui était entrée avec l'enfant. Son immobilité familière prouvait qu'elle était habituée à passer des heures en tiers entre la mère et la fille, non pas comme une servante, mais comme une humble amie, comme le chien qui se couche à vos pieds sans que vous y fassiez presque attention. Ce droit à la présence est le seul prix du dévouement qui éclaire son obscur regard, — dévouement instinctif, animal, silencieux!... Ce sont les seuls que supportent auprès d'elles les destinées brisées. Et la petite continuait:

— «Dis, si tu te sens tout à fait bien? As-tu déjà dormi un peu?...»

— «Je suis très bien,» répondit la mère. «Que je t'embrasse d'abord, et puis assieds-toi là pour me raconter ta soirée. T'es-tu amusée?...»

— «Oh! beaucoup! beaucoup!...» reprit l'enfant, et ses yeux quittèrent la malade pour fixer dans l'espace l'image du tableau qu'elle venait de contempler en réalité, et qui se transformait déjà en une grandiose vision de féerie, grâce à la magie de son enfantine mémoire. «Figure-toi,» racontait-elle, «qu'il y avait une foule, mais une foule, mille personnes peut-être... et au milieu du salon un arbre aussi haut que le vieux sapin du parc à Molamboz, et des bougies sur cet arbre, je ne sais pas, moi, plus de mille aussi, et des musiciens, de vrais acteurs, mis comme des pantins, qui dansaient en chantant, et un bonhomme Noël qui ressemblait au père Jean-Claude de chez nous et qui m'a apporté cette fille... Je vais la mettre à dormir avec l'autre cette nuit. Comme cela je serai sûre qu'elles seront bonnes amies demain... Et puis...» Elle s'arrêta quelques secondes. Ce mot d'amie, par une naturelle association d'idées, lui rappelait tout à coup le souvenir de sa voisine. «J'oubliais de te dire,» ajouta-t-elle, «que j'étais à côté d'une demoiselle si gentille!... tu te souviendras, je t'en ai parlé l'autre jour, celle que j'avais vue dans le jardin...»

— «Oui,» interrompit Annette avec un léger embarras. Elle savait trop que Mme Raffraye n'aimait guère les connaissances de hasard. «Madame l'a bien rencontrée aussi. C'est cette demoiselle de Paris qui passe l'hiver ici avec sa mère et son prétendu... On s'est trouvé placé à côté d'elle, parce qu'il faut dire à Madame qu'on vous donnait vos fauteuils et qu'on ne pouvait pas changer comme on voulait...»

— «J'espère que tu n'as pas été indiscrète?» questionna Pauline en s'adressant à la petite fille. Elle venait de sentir comme une main lui serrer physiquement le cœur. L'image de la fiancée de Francis Nayrac, assise auprès d'Adèle, lui fut une impression si douloureuse et si imprévue, que sa voix trembla dans cette simple demande, et la petite fille répondit avec une soudaine rougeur à ses joues trop minces:

— «Je crois que non, maman. Mais...» Et elle s'arrêta, comme embarrassée.

— «Cette demoiselle t'a parlé?» interrogea de nouveau la mère.

— «Oui,» dit Adèle, «je sais que ce n'est pas bien de causer avec des personnes que l'on ne connaît pas... Seulement, celle-là, c'est comme si on l'avait toujours connue...»

— «Et que t'a-t-elle demandé?» continua Mme Raffraye.

— «Comment tu allais, d'abord,» dit l'enfant de plus en plus troublée. Par quelle mystérieuse correspondance éprouvait-elle, sans qu'elle s'en rendît compte, le contre-coup immédiat des moindres émotions que subissait sa mère? Cette dernière la comparait souvent à ces larges anémones violettes qu'elle affectionnait entre toutes et dont elle avait un bouquet auprès de sa lampe en ce moment encore, frêles et vivantes fleurs ouvertes ou refermées selon que le soleil les enveloppe ou les abandonne. Elle était, elle, la lumière dont s'épanouissait son enfant. Sauf ce petit tremblement quasi imperceptible de la voix, rien n'avait trahi son déplaisir. Sa main avait continué de boucler les cheveux de la petite, sa bouche de lui sourire, ses yeux de la regarder avec leur tendresse accoutumée, et Adèle avait deviné que cette conversation avec sa voisine durant la fête d'en bas causait à la malade une contrariété profonde. Elle continuait cependant:

— «Et puis elle m'a parlé de Molamboz et de notre arbre de Noël, l'année passée, et puis de Françoise et d'Annette, et puis nous avons parlé de sa mère, à elle, qui était là. Elle m'a raconté qu'en deux mois Palerme l'avait guérie...» Elle se tut. Sa délicatesse lui faisait craindre d'en dire plus long, car le souvenir de son père — de celui qu'elle croyait son père — lui paraissait, dans ses timides divinations d'enfant trop tendre, devoir être de nouveau pénible à sa chère malade. Elle était trop franche cependant pour mentir, et elle ajouta, donnant, avec une câline finesse de petite femme, un tour plus touchant à une idée trop triste: «Nous avons aussi causé du paradis et de ceux qui nous y attendent... Tu comprends?...» Et, prenant de ses deux mains la main qui flattait toujours ses boucles: «Tu n'es pas fâchée, maman?...» conclut-elle.

— «Non, mon petit être...,» dit Pauline, et malgré son trouble elle se sentit prise de pitié pour l'anxiété de ces tendres yeux qui lui révélaient, une fois de plus, une âme visionnaire à force d'amour. Mais cette conversation avec Mlle Scilly n'était rien encore à côté d'une autre qu'elle redoutait trop, et elle insista: «Tu n'as parlé qu'à cette demoiselle?...»

— «Rien qu'à elle,» répondit l'enfant, «Pourquoi me demandes-tu cela?»

— «Pour être sûre que tu as été très sage,» fit la mère, «et maintenant va coucher ta nouvelle fille et te coucher toi-même...» Elle souriait de nouveau en renvoyant Adèle sur cette phrase de badinage. Aussitôt seule, l'émotion remplaça ce rire trompeur sur sa bouche redevenue amère, et elle dit presque à voix haute: «Allons, il n'a pas osé. Une fois de plus j'aurai eu peur pour rien...» Mais si elle avait pris, comme cela lui arrivait quelquefois, pour suivre les progrès de sa misère physique, le miroir à main caché sous les oreillers, elle y eût aperçu des traits décomposés qui démentaient ce soupir de soulagement et cette fausse sécurité. Pensive, elle éteignit sa lampe pour dormir, et à peine dans les ténèbres son imagination commença de travailler sur le simple récit qu'elle venait d'entendre, avec une intensité qui ne lui permit pas le sommeil. Ses dix années de solitude lui avaient trop supprimé cette sensation de l'événement inattendu, qui rend la vie sociale presque intolérable à ceux qui s'en sont une fois affranchis. Elle se démontra bien que ce nouveau hasard de rencontre n'était qu'une conséquence naturelle de cet autre hasard autrement extraordinaire, quoique au demeurant très naturel aussi: sa présence dans le même hôtel que son ancien amant, dans ce caravansérail cosmopolite où ils s'étaient retrouvés. Inquiète comme elle était depuis trois semaines sur les intentions possibles de Nayrac, au point de s'être décidée à ce fatigant déménagement, elle se demanda soudain si cette conversation de Mlle Scilly avec Adèle ne marquait pas la première étape d'un plan de campagne calculé. Cet homme qui avait été son bourreau et qui la savait si révoltée contre lui, n'était-il pas capable d'avoir tout aménagé pour que Mlle Scilly rencontrât la petite fille, — et dans quel but?... Ici sa raison se confondait, pauvre raison troublée par le souvenir d'une injustice de tant d'années, envahie par la fièvre, épuisée par l'abus de la rêverie, ébranlée surtout par l'épouvante irritée que la présence de son ancien amant, presque à côté d'elle, lui infligeait depuis ces dernières semaines. Elle entrevoyait des complications de projets aussi extravagantes que ténébreuses, allant jusqu'à concevoir comme probable que Francis tenterait de lui enlever son enfant. Tel était l'excès de son anxiété, qu'elle ne put dompter qu'au matin, grâce à l'empoisonnement du chloral, honteux esclavage qu'elle avait subi autrefois, dans l'agonie de ses mauvais jours. Le passionné désir de vivre pour Adèle l'en avait arrachée, et elle s'y sentait retomber depuis que la cruauté de ce voisinage lui était imposée quotidiennement. Que devint-elle, lorsque, au sortir de cet obscur et presque douloureux sommeil, on lui remit son courrier du matin et qu'elle aperçut l'écriture de Francis sur une enveloppe? Par la fenêtre qu'une des femmes de chambre ouvrait en ce moment, le jour entrait et le soleil, et un morceau de l'azur du vaste ciel clair. Adèle se précipitait, elle aussi, portant dans ses bras, pêle-mêle, la pendule, la chaise, les dix petits cadeaux trouvés à côté de ses souliers. Elle riait de son joli rire, gai comme cette lumière et comme cette matinée. Que pouvaient et ce ciel bleu et ce radieux soleil, et la joie même de la petite fille, contre l'émotion à la fois effrayée et indignée qu'éprouvait la malade à la lecture de ce billet, où Nayrac avait cru mettre du tact et de la générosité?

— «Mon instinct de mère ne m'avait pas trompée,» pensa-t-elle. «Il veut se rapprocher de sa fille. Mais elle est à moi, à moi seule... Il ne l'aime pas. Il n'a pas le droit de l'aimer. Il ne s'en fera pas aimer. Je ne veux pas qu'il l'aime...» Et, prenant tout à coup Adèle dans ses bras, et la serrant contre son cœur d'une étreinte affolée, elle se mit à la couvrir de baisers, et elle lui disait: «Tu m'aimes, n'est-ce pas? Répète-le-moi. Répète que tu es heureuse d'être avec moi ici, que tu seras plus heureuse encore quand nous serons toutes deux seules, dans une maison rien qu'à nous, avec un jardin rien qu'à nous. Et puis, quand je serai guérie, n'est-ce pas que cela te fera plaisir de rentrer à Molamboz avec moi, toujours avec moi, rien qu'avec moi?...»

— «Toujours avec toi,» répondit l'enfant, dont le visage exprima une joie profonde, et qui, achevant de monter du fauteuil où elle s'était agenouillée jusqu'au lit de sa mère, s'y assit, et, tapie contre la maigre épaule de la malade, elle reprit à voix basse: — «Quand je serai grande, tu sais bien que je ne me marierai pas, pour rester avec toi toujours, rien qu'avec toi...» En répétant textuellement les paroles de sa mère, elle semblait comprendre ce qu'elle ne pouvait ni savoir, ni même soupçonner, que la pauvre femme redoutait une troisième présence entre elles deux. Jamais Pauline n'avait mieux senti par quel magnétisme cette précoce et singulière enfant lui était unie ni quel miracle d'amour faisait se répercuter les moindres mouvements de son cœur vieilli dans ce tout jeune cœur. Elle cessa de parler, mais elle pressa de nouveau Adèle d'une étreinte prolongée et passionnée qui embrassait à la fois, dans la grande fille d'aujourd'hui, tous les êtres qu'elle avait connus et aimés dans cet être si à elle. Oui, elle embrassait ainsi la chétive et misérable créature d'abord, triste rejeton d'un triste amour, dont elle s'était dit avant sa naissance qu'elle allait la haïr de la haine qu'elle portait au père. Puis elle avait entendu l'enfant gémir, elle lui avait donné son sein, et à la première goutte de son lait que cette petite bouche avait aspirée, elle avait senti une communion sacrée unir cette chair sortie d'elle à sa chair. Elle avait revécu pour pouvoir soutenir cette fragile vie!... Et elle embrassait encore, dans ce baiser du matin de Noël, l'Adèle de trois ans qui commençait de parler et de courir, et qui, jouant au printemps dans le vaste parc de Molamboz, avait toujours le gracieux instinct de tendre à sa mère les fraîches fleurs qu'elle cueillait, comme pour offrir, comme pour rendre à l'abandonnée, à la vaincue, la jeunesse, l'espérance, la joie, tout ce qui sourit, tout ce qui enchante, tout ce qui promet... Elle embrassait l'Adèle de six ans qui déjà priait auprès d'elle et pour elle, et qui, les mains jointes, le soir, à genoux dans sa longue chemise blanche, ressemblait à ces statuettes d'anges que la naïveté de la foi n'a jamais cessé d'évoquer sur les tombeaux. La douce petite n'était-elle pas agenouillée en effet sur le tombeau d'une Pauline Raffraye à jamais morte, de la femme qui avait cherché le bonheur dans la passion et qui n'avait rencontré sur les mauvais chemins que honte et que désespoir? Toutes ces filles qu'elle avait aimées l'une après l'autre dans sa fille, la malade les étreignait dans ce baiser, comme pour s'assurer que personne ne pouvait les lui prendre. Elle les serrait contre elle, avec cette plénitude de la complète possession d'une autre âme, — chimère que nous poursuivons tous à travers toutes les tendresses. La réalisons-nous jamais, sinon auprès de nos enfants lorsque nous ne les avons jamais quittés? De telles sensations sont trop puissantes pour ne pas nous donner le courage de défendre contre n'importe quel danger ces chères créatures pendant qu'elles sont à nous. Quand, après avoir encore causé quelques minutes, Adèle sortit de la chambre, Pauline avait reconquis le sang-froid qu'il lui fallait pour discuter la conduite à tenir envers Francis, longuement, précisément, lucidement.

— «Il ne peut rien faire,» conclut-elle après une méditation débarrassée cette fois de la fièvre hallucinante qui l'avait, durant la nuit, harcelée de folles hypothèses. «Ma fille est à moi de par les lois, comme ma maison, comme mon argent. Si cet homme est pris de remords maintenant, tant mieux. Qu'il souffre à son tour, ce n'est que justice. Je n'ai même pas à lui répondre. La vraie réponse c'est d'activer notre déménagement... Si celle-là ne suffit pas, s'il s'acharne à notre poursuite, je lui montrerai qu'il n'a plus devant lui la femme faible d'il y a neuf ans... C'est une mère contre laquelle il lui faudra lutter, et, s'il ne sait pas ce que vaut la volonté d'une mère, je le lui apprendrai...»

Le coup de fouet de cette résolution, où l'intensité de l'amour maternel avait pour auxiliaire les profondes rancunes de la femme autrefois outragée, rendit à la malade cette énergie physique qui lui manquait depuis des jours. Elle voulut, le matin même, aller en personne à la villa Cyané pour constater de ses yeux l'avancement des travaux. Elle eût pu s'y installer dans les vingt-quatre heures, n'était le retard de la fête. Après avoir parlé à l'homme chargé de la garde et lui avoir donné des instructions plus pressantes encore, elle rentra pour recommander aux femmes de chambre qu'elles préparassent les malles aussitôt, afin de n'attendre pas même une matinée de plus, même une heure dans cet hôtel maintenant détesté, quand la villa serait prête. Ni ce jour-là, ni le lendemain, elle ne quitta sa fille d'un pas, sous ce prétexte justement qu'Annette et Catherine se trouvaient occupées à ce hâtif emballage. Elle la conduisit elle-même à la promenade, bien sûre qu'en sa compagnie personne n'aborderait, ne regarderait seulement son enfant. Elle devait avoir trop vite la preuve que ses forces ne lui permettaient pas cette surveillance quotidienne, dont sa jalousie maternelle de ce moment lui faisait presque un besoin. Cette fête de Noël, dont les premières heures avaient été marquées pour elle d'une telle émotion, à cause de la lettre de Francis Nayrac, était tombée un mercredi. Elle devait entrer dans sa villa définitivement le samedi. D'être sortie, deux jours de suite, le matin et après le déjeuner, l'avait épuisée à un tel point que le vendredi elle se sentit trop faible, fût-ce pour une promenade en voiture, d'autant plus qu'un Sirocco s'était levé, un de ces vents que le voisinage trop proche de l'Afrique rend si cruels en Sicile. Ils semblent rouler avec eux toute l'asphyxie brûlante du désert. Après avoir gardé Adèle la matinée entière dans sa chambre, et la trouvant un peu pâle, elle pensa qu'elle ne l'exposerait à aucune rencontre si elle l'envoyait avec le coupé jusqu'à la villa sous la conduite des deux servantes, qui devaient y donner un dernier coup d'œil. Elle eut cependant la précaution de prévenir Annette, à qui elle dit son mécontentement pour la conversation de l'autre soir, et elle ajouta:

— «J'ai mes raisons pour que vous ne permettiez pas à ces dames en particulier de parler avec Adèle...»

— «J'obéirai à Madame,» répondit la vieille fille avec une physionomie de caniche grondé. L'appréhension d'une nouvelle faute à confesser se mélangeait dans la brave créature au regret de la première. «Mais alors,» continua-t-elle, «Madame sera peut-être fâchée. On ne savait pas. Ces dames avaient l'air si bien... Enfin il faut que je déclare à Madame que je n'ai pas cru mal faire en disant à la femme de chambre de ces dames que nous quittons demain...»


Quoique cet innocent bavardage lui fût en effet souverainement désagréable, parce que l'écho pouvait en parvenir jusqu'à Francis et lui apprendre trop tôt leur départ, Pauline calma de son mieux le remords de la fidèle bonne. Il révélait une si absolue soumission. Elle se reprocha de n'avoir point, dès le premier jour de son arrivée et par un morbide scrupule, donné cet ordre précis à la vieille fille. Elle était si sûre de ce dévouement qui ne discutait pas, qui ne cherchait pas de motifs aux instructions reçues. Mais quand il s'agit de volontés qui touchent de trop près aux mystères les plus douloureux de notre vie, de seulement les énoncer devient quelquefois un effort auquel nous ne nous résignons qu'à la dernière extrémité. Depuis la lettre reçue l'autre matin, Pauline était arrivée à cette extrémité. Du moins elle vit partir sa fille et ses deux gardiennes sans la moindre appréhension. Elle était bien certaine que son désir, cette fois, serait accompli, et que, dans une heure, la petite lui reviendrait, ayant pris un peu d'air dans l'assez vaste jardin attenant au villino. Et elle-même, elle commença d'utiliser cette heure de complète solitude, en procédant à de petits arrangements plus personnels. Elle allait, enveloppant des cadres, déchirant des factures, jetant au feu quelques papiers et ne s'apercevant pas du temps qui passait, quand il lui sembla entendre que l'on frappait à la porte du salon, puis que cette porte s'ouvrait et se refermait. Elle se dit que sans doute quelque domestique apportait un paquet ou bien une lettre. De sa chambre elle demanda qui était là, et, comme on ne répondait point, cette idée absurde lui traversa l'esprit, que Francis Nayrac, ne recevant pas de réponse à sa lettre et ayant appris qu'elle quittait l'hôtel, avait vu sortir la petite et les deux bonnes, puis qu'il avait voulu profiter de sa solitude pour la forcer à une explication. Mais non! Une pareille audace et si contraire à ce que doit un homme bien élevé n'était pas possible, même de lui. Elle haussa les épaules à la chimère de sa propre imagination, et elle demanda de nouveau: «Qui est là?...» Pas de réponse encore. Elle pensa que, bien plutôt, un des locataires de l'hôtel s'était, comme il arrive, trompé de chambre, et que, s'apercevant de son erreur, il avait refermé la porte aussitôt après l'avoir ouverte. À tout hasard, elle voulut vérifier par elle-même et elle passa dans le salon... — Francis Nayrac était devant elle!...


Le jeune homme se tenait debout, la main appuyée sur une table où la petite Adèle avait disposé les cadeaux reçus trois jours auparavant. Si Pauline avait gardé à travers le saisissement dont elle était secouée toute entière la force d'observer et de raisonner, elle aurait trouvé dans un détail bien vulgaire, mais bien significatif, la preuve du coup de folie qui l'avait précipité à cette démarche insensée. Il était monté chez elle sans chapeau. Évidemment il avait su le très prochain départ de Mme Raffraye. Il avait aperçu les deux femmes de chambre s'en allant avec la petite fille, et il était venu, sûr de la trouver seule, non pas pour la menacer, comme elle pouvait s'y attendre, et pas davantage pour engager avec elle une conversation d'habileté ou de diplomatie. Son visage contracté, ses yeux douloureux, ses lèvres tremblantes, tout dans sa personne disait qu'il ne voulait rien, qu'il ne projetait rien. Une irrésistible impulsion lui avait fait prendre le seul moyen d'obtenir, d'arracher à Pauline... quoi? Un aveu, une promesse, une espérance? Il l'ignorait lui-même. À un certain degré de fièvre intérieure, l'on devient malade si l'on n'agit point, si quelque démarche frénétique ne traduit point au dehors le mouvement d'idées dont on est comme dévoré. La passion paternelle, si étrangement entrée dans ce cœur par le coup de foudre d'une saisissante reconnaissance, l'avait déjà exalté jusqu'à ce degré-là. Mais cette passion soudaine et ses ravages, cette solitaire et silencieuse agonie d'une âme déchirée entre la plus chère espérance d'avenir et l'apparition d'un grand devoir méconnu dans le passé, tous les épisodes follement rapides de cette silencieuse tragédie intérieure, Pauline ne pouvait pas les deviner rien qu'à la vue de cet homme qu'elle avait tant appris à redouter. Elle comprit seulement qu'il se permettait la plus monstrueuse violation de sa liberté, et ce fut d'un accent où vibraient toutes les énergies de la colère et de la fierté qu'elle lui dit:

— «Vous allez sortir, monsieur, et tout de suite... Ou bien je sonne. Je suis ici chez moi et je ne veux pas vous recevoir... Allez-vous-en...»

Tandis qu'elle lançait cette brutale injonction qu'accompagnait un regard plus dur encore, Francis avait frissonné, comme si, arrivé dans cet appartement sous le coup d'un véritable accès de somnambulisme, cette violence l'eût soudain rappelé à la sensation de la réalité. Il serra le bord de la table sur laquelle il s'appuyait, pour s'empêcher de tomber. Mais il continua de se taire et il ne fit pas un mouvement du côté de la porte. Avec une énergie plus implacable, Pauline répéta: — «Vous allez sortir...» — et, sans le quitter de ses terribles yeux, la main tendue, d'un pas décidé, elle marcha vers le coin de la chambre où se trouvait le timbre électrique. Quelques secondes de plus, et elle sonnait. Cette fois, il ne lui laissa pas le temps d'agir, et, d'un geste tout ensemble brusque et suppliant, il lui prit le bras pour l'arrêter:

— «Non,» disait-il, «vous n'appellerez pas. Vous ne me défendrez pas de vous parler. De quoi avez-vous peur?... Vous voyez bien que je ne suis pas venu ici dans des idées de vengeance... Cinq minutes seulement, je ne vous demande que cinq minutes et puis je m'en irai... Mais pas avant de vous avoir parlé!... C'est vrai que je n'avais pas le droit de forcer votre porte... Vous partez. Vous n'avez pas répondu à ma lettre. Je n'ai pas pu supporter de ne pas m'être expliqué avec vous avant ce départ. Il faut que vous m'écoutiez. Il le faut... Vous m'avez fait tant de mal dans ma vie. Vous ne me ferez pas encore celui de me refuser cet entretien... Vous me le devez, voyez-vous, quand ce ne serait que par justice et pour que je vous pardonne toutes mes misères...»

Au moment où le jeune homme avait saisi le bras de Mme Raffraye, cette dernière s'était dégagée, en reculant de quelques pas, comme si ce contact lui infligeait un trop douloureux frémissement d'horreur. Puis elle était demeurée immobile, sans plus essayer de couper court immédiatement à cette conversation. Elle avait pourtant été d'une entière bonne foi en menaçant Francis et en s'élançant pour sonner. Elle eût sans doute contraint le jeune homme à partir, comme elle le lui avait enjoint tout de suite, soit par quelque cri, soit en se retirant dans sa chambre, dont la porte restait ouverte derrière elle, s'il s'était contenté de la supplier. Mais il avait mêlé à cette supplication des phrases qui touchaient ce cœur de femme à une place trop ulcérée et depuis trop d'années. Il avait parlé comme une victime, lui, le bourreau; comme un juge, lui, le coupable! «Je ne viens pas avec des idées de vengeance!... Vous m'avez fait tant de mal!... Pour que je vous pardonne!...» Il avait osé proférer ces mots. À les entendre, Pauline avait senti tressaillir et palpiter en elle cet impérieux, cet irrésistible appétit d'équité qui soulève toute créature humaine contre la calomnie. Cette révolte fut plus forte en elle que la prudence et que le parti pris, et elle répondit:

— «Ainsi, vous en êtes encore là, à me parler de vengeance, du mal que je vous ai fait, de pardon, — de votre pardon!... Vous le voyez bien que nous n'avons rien à nous dire. Quand un homme a traité une femme comme vous m'avez traitée, il s'est pour toujours interdit tout rapport avec elle... Si je méritais vos outrages, je suis une misérable et vous n'avez rien à faire chez moi. Si je ne les méritais pas, c'est vous qui êtes un misérable, et je ne veux pas de vous ici. Mais allez-vous-en, monsieur. Je vous répète que je vous ordonne de vous en aller...»

Elle s'était animée en parlant, et un peu de sang avait rosé son pâle visage. L'éclat redoublé de ses yeux gris avait éclairé sa physionomie d'ordinaire comme ternie par la souffrance. Francis eut un instant l'hallucination d'avoir devant lui la Pauline Raffraye d'autrefois, dont l'orgueil affrontait si âprement le sien. Lui-même, le flot de haine qui l'inondait de fiel la veille encore, faillit lui rejaillir aux lèvres en paroles atroces. Mais sa pensée lui représenta l'enfant, et il répondit, il eut le courage de répondre:

— «Pardonnez-moi si je vous ai froissée en quelque chose. Dieu m'est témoin que je ne suis pas venu réveiller ce qui doit être mort pour nous deux. Ma lettre vous le disait, et je vous le répète. Ce n'est ni de vous ni de moi que je voulais vous entretenir. C'est d'une autre personne...» et il ajouta, presque à voix basse; «C'est d'Adèle, c'est de notre fille...»

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Le cri de la mère l'interrompit. Elle s'avançait vers lui d'un mouvement si sauvage, qu'à son tour il recula, malgré lui.

— «Taisez-vous,» lui disait-elle, «taisez-vous. Ne prononcez pas ce nom. Je vous le défends. Ma fille est à moi, à moi seule, entendez-vous? C'est moi qui l'ai nourrie, c'est moi qui l'ai élevée, c'est moi qu'elle aime... Est-ce qu'elle vous connaît, vous? Est-ce qu'elle vous a vu seulement, vous? Est-ce que pendant dix ans vous avez essayé une seule fois de vous rapprocher d'elle, vous? Qu'est-ce que vous venez faire dans notre vie, maintenant?...» Et, avec une ironie plus âpre encore: «Vous oubliez ce que vous avez cru, ce que vous croyez encore de moi, ce que vous m'offriez de me pardonner tout à l'heure avec tant de générosité. Quand une femme sort de chez un amant pour courir chez un autre, et quand on le sait comme vous l'avez su, de manière à la jeter là, comme une chose qui dégoûte, sans un regret, sans un remords, est-ce qu'on s'intéresse à l'enfant de cette femme? On les laisse toutes deux dans la boue, comme vous m'avez écrit de Marseille. Et j'y reste, dans cette boue, mais avec ma fille...»

— «Ah!» reprit Francis, d'une voix plus basse encore et avec l'accent d'un infini découragement, «la haine encore, toujours la haine! Ah! Que c'est triste!... Et moi, j'arrive à vous le cœur plein de cette certitude que j'ai lue sur le visage de cette pauvre enfant qui devrait être en dehors de toutes ces rancunes, tout effacer entre nous, tout apaiser... Car c'est ma fille aussi, à moi. Je vous défie de le nier, et vous le nieriez que je saurais que vous mentez. Mais vous ne le nierez pas. Il y a des évidences qui ne permettent pas le doute. Et vous me parlez comme à un ennemi, comme à un bourreau!... Est-ce d'un méchant homme, cependant, je vous le demande, d'avoir cédé du premier jour à cette voix du sang contre laquelle je n'ai pas discuté une heure, je vous jure? Est-ce d'un homme cruel, d'avoir ouvert tout mon être à ce sentiment de paternité, lorsque, dans ce jardin, j'ai reconnu sur cette chère petite figure cette ressemblance, cette identité avec Julie?... Mon Dieu! Il eût été presque naturel que, dans les circonstances où je me trouvais, où je me trouve, je voulusse demeurer étranger, absolument étranger, à son avenir, même en la sachant ma fille. Je l'aurais dû, je crois. Je l'ai tenté... Je n'ai pas pu. Je ne peux pas. C'est cela que j'ai tenu à vous dire tout simplement... Et j'ajouterai: nous nous sommes bien misérablement aimés, nous nous sommes bien déchirés, bien détruits l'un l'autre. Si je vous ai fait souffrir, j'ai tant souffert par vous!... Oublions-le, pour ne plus rien savoir, sinon que vous avez été une très bonne mère et que je suis prêt, moi, non pas à revendiquer mes droits de père, mais à en accepter le plus humble devoir, celui de ne plus jamais perdre Adèle de vue. Si c'est un rêve que d'avoir souhaité des relations possibles entre nous, ce n'est pas celui d'un homme vindicatif, avouez-le... Oui, je rêvais que cette rencontre en Sicile, si étrange qu'elle m'a donné l'impression d'une destinée, d'une Providence, servît de point de départ à des rapports nouveaux entre nous et vraiment dignes de ce que doit apporter de réconciliation la présence innocente d'une enfant. Ce voisinage les rendait si faciles, ces rapports! Il m'aurait tout naturellement permis d'être là plus tard, dans l'ombre, si jamais Adèle avait besoin d'un protecteur... Sa grâce est si unique! N'avez-vous pas compris qu'elle n'a pas touché que mon cœur?...»

— «Ainsi, c'est vrai, c'est bien vrai, vous avez rêvé cela!...» fit Pauline. Elle avait maintenant dans la voix, non plus la colère de tout à l'heure, mais une amertume affreuse, et Francis y eût discerné, s'il eût pu lire jusqu'au fond de cette âme en détresse, la haine irréfléchie, instinctive, passionnée, qu'elle portait à son mariage, — la preuve, par conséquent, que tant de rancune accumulée ne l'avait pas guérie entièrement de lui. — «... Vous avez osé rêver cela, cette monstruosité, ma fille et moi entre vous et...» Elle ne prononça pas de nom, mais, tragique, les coins de ses lèvres relevés et comme jouissant de venger ses propres blessures en enfonçant un couteau dans le cœur de son ancien amant: «Jamais,» insista-t-elle, «cela ne sera jamais, jamais, entendez-vous? Oui, elle est votre fille, et elle est morte pour vous. Oui, c'est le vivant portrait de Julie, je le sais comme vous, et je sais aussi que vous ne la reverrez plus jamais, jamais. Et tant mieux si vous êtes sincère, car vous souffrirez. Oui, il y a une destinée dans notre rencontre. Oui, la Providence a voulu que justice se fît. Comment! Vous auriez eu derrière vous, dans votre passé, ce crime d'avoir égorgé une malheureuse qui croyait en vous, elle, avec toute sa jeunesse, avec toute sa naïveté, de l'avoir séduite pour l'insulter ensuite, la brutaliser, la calomnier, l'abandonner. Vous auriez été l'assassin de ma vie, de mon bonheur, de ma conscience, de tout ce que j'avais en moi de noble et de tendre, et vous auriez été heureux!... Non! Non! cela ne sera pas. De nous deux c'est moi qui ai trop souffert, c'est à votre tour...»

— «Et moi je vais vous dire aussi de vous taire et que vous n'avez pas le droit de me parler de la sorte,» s'écria Francis. Cette attitude de martyre qu'il considérait comme la plus abominable des hypocrisies l'indignait de nouveau, au point de lui ôter la maîtrise de lui-même, et, mélangeant ses anciennes fureurs d'amant trahi à ses tendresses paternelles d'à présent, il continuait: «Ah! Que vous êtes bien la même que j'ai connue, toute en orgueil, et toute en mensonges! Et vous ne comprenez pas qu'en me repoussant de cette manière, c'est à l'enfant que vous risquez de faire du tort?... Vous lui en avez fait pourtant assez en la privant, par vos trahisons, d'un père qui n'eût été pour elle que dévouement et qu'amour. Et s'il ne l'a pas été, s'il lui a fallu pour reconnaître sa fille presque un miracle, à qui la faute?...»

— «À vous,» répondit Pauline, «à vous seul... Vous me dites que je suis toujours la même, et vous ne vous apercevez pas que c'est vous qui n'avez pas changé, vous dont l'infâme brutalité d'homme vient encore me martyriser, m'outrager, sans que vous ayez seulement pour excuse cette honteuse jalousie d'autrefois... Et j'aurai vécu dix ans comme j'ai vécu, abîmée de désespoir dans ma solitude, usant ma jeunesse à pleurer, pour retrouver devant moi cette même horrible calomnie... Non. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai pas trahi. Non, je n'ai pas mérité cette insulte!... Mais regardez-moi donc en face, si vous l'osez. Est-ce que j'ai les yeux, la voix, la figure d'une femme qui ment? Cela se reconnaît pourtant, la vérité. Cela doit se reconnaître, ou Dieu ne serait pas Dieu... Est-ce que j'ai intérêt à vous mentir, aujourd'hui, puisque c'est la dernière fois que nous nous serons parlé et que je vous chasse, entendez-vous, que je vous chasse?... Mais je la dirai, je la gémirai, je la crierai, cette vérité. Non, je ne vous ai jamais menti; non, je n'avais jamais été coquette même avec de Querne. Non, mon amitié pour ce pauvre Vernantes n'était pas coupable. Non, je ne suis pas allée chez lui comme vous m'en avez accusée. Non, non. Ce n'était pas moi la femme que vous avez vue descendre à sa porte. Ce n'était pas moi! Ce n'était pas moi!...» répéta-t-elle, et elle ajouta avec une sombre mélancolie: «Je suis bien malade, je peux m'en aller demain, dans six mois, dans un an. On ne ment pas si près de la mort. Je vous le jure, j'étais innocente...»

Il y a dans les affirmations d'une créature humaine aussi voisine en effet de l'autre rivage, du mystérieux et redoutable pays où nous attend le Juge que l'on ne trompe pas, lui, une solennité et comme une force souveraine contre laquelle on peut se redresser plus tard. Sur le moment on la subit, quelque preuve qu'on ait à lui opposer. Francis venait tout à l'heure encore d'accabler Pauline sous le poids d'un mépris qu'il croyait absolument justifié. C'était l'honneur même de sa vie sentimentale qui était en jeu, et cependant la sincérité de cette femme lui apparut comme si évidente, comme si terrassante, qu'il ne trouva rien à répondre, sinon, avec une angoisse redoublée et qu'il ne dissimula point, ces quelques mots:

— «Si c'était vrai, comment m'avez-vous laissé partir? Comment ne m'avez-vous pas répondu? Comment ne m'avez-vous pas rappelé? Comment ne m'avez-vous pas parlé il y a neuf ans comme vous me parlez aujourd'hui?...»

— «Comment?» gémit-elle, «Mais est-ce que je pouvais? Mais vous avez donc tout oublié, et cet outrage quotidien de vos soupçons pendant des mois, et votre doute meurtrier, et le reste!... Vous avez oublié que vous m'avez frappée, oui, frappée comme une fille!... On perd courage devant un certain excès de cruauté. Et puis, est-ce que vous m'auriez crue? Est-ce que vous me croyez? Est-ce que vous me croirez dans une heure? Est-ce qu'il y a des preuves? Est-ce qu'on lutte contre des fatalités comme celle qui m'a fait sortir le jour même où vous avez vu cette créature entrer chez l'ami dont vous aviez la folie d'être jaloux? Une ressemblance de démarche et un manteau!... Voilà les raisons qui vous ont suffi, à vous, pour m'accuser du plus ignoble dévergondage, pour mépriser, pour fouler aux pieds mon pauvre amour... J'ai désespéré, voilà tout. Et lorsque je me suis vue sur le point d'être mère, et seule, toute seule, à jamais seule, est-ce que je pouvais m'abaisser à vous rappeler? Vous n'auriez pas cru à votre sang... Vous y croyez, dites-vous aujourd'hui. Ah! C'est trop tard... Vous avez tout souillé, tout brisé, tout flétri, tout tué... Par pitié, allez-vous-en... Je vous en supplie, allez-vous-en. Je ne peux plus le supporter...»

Elle avait pâli en prononçant ces dernières paroles, d'une pâleur de morte. Elle mit les deux mains sur sa poitrine, comme si elle voulait en arracher réellement un couteau dont la pointe la déchirait. Elle dit: «Que je me sens mal!...» Francis n'eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle s'était évanouie. Les secousses de cet entretien avaient été trop fortes pour cet organisme épuisé. Le jeune homme affolé la prit dans ses bras pour la soulever de terre et la porter sur son lit. Même dans son trouble épouvanté, ce lui fut une impression navrante que de sentir le dépérissement de ce pauvre corps qu'il avait porté de la même manière à d'autres heures, si jeune alors, si souple, si frémissant de passion et de volupté. Il entra dans la chambre de la malade avec ce fardeau d'agonie, et il était dans l'alcôve à disposer des oreillers sous ces cheveux dont il maniait les masses pâlissantes, à battre les paumes de ces mains moites d'une humidité froide, à frotter ces tempes jaunies et maigries, quand il entendit, lui aussi, ce même bruit d'une porte ouverte et refermée dans le salon, qui à son entrée avait fait peur à Pauline et qui lui fit à lui une peur pire encore. Qui était-ce? Il avait vu Adèle et les deux femmes de chambre sortir, et la certitude de trouver Mme Raffraye seule l'avait décidé à l'audace de cette dangereuse démarche. Il eut une seconde cette affreuse inquiétude qu'Henriette avait su qu'il était là et qu'elle était montée. Il l'avait quittée sur le prétexte si gauche d'une lettre à écrire, et elle l'avait suivi d'un si étrange regard. Mais non, c'était la petite Adèle qui avait raccourci un peu sa promenade à cause de la violence du Sirocco et de la poussière aveuglante que ce vent soulève. Elle arrivait toute joyeuse de rentrer plus tôt, accompagnée d'Annette. Elle passa en courant du salon dans la chambre à coucher dont la porte était demeurée ouverte. Elle vit Mme Raffraye sur le lit, au chevet le jeune homme qu'elle reconnut pour l'avoir eu presque à côté d'elle dans la soirée de l'avant-veille. Elle jeta un cri de terreur et elle appela sa mère en se précipitant vers elle, avec des baisers passionnés que la malade sentit à travers sa défaillance, car ils lui rendirent la force de se relever à demi. Elle prit, elle aussi, sa fille entre ses bras, par un geste de protection jalouse, et ce réveil de la maternité fut si puissant qu'il lui donna l'énergie de sauver ce qu'elle pouvait sauver d'une situation tragique. Car, regardant en face Francis, dont les traits décomposés trahissaient l'angoisse, elle lui dit, pour lui donner la force de se dominer et lui fournir un prétexte qui expliquât sa présence:

— «Je vous remercie, monsieur, de m'avoir aidée à rentrer. Sans votre aide je n'aurais jamais pu remonter cet escalier... Annette, voulez-vous reconduire Monsieur?...»


Et elle eut l'énergie de sourire et d'incliner sa tête en signe de remerciement et d'adieu, — quel sourire, quel remerciement et quel adieu!

VIII

LES DIVINATIONS D'UNE JEUNE FILLE

uand Francis était entré dans l'appartement de Mme Raffraye, il comprenait bien qu'il marchait au-devant d'une scène terrible, et il n'espérait guère que cette scène s'achevât sur cette réconciliation qu'avait proposée sa lettre. Il s'était décidé à cette démarche, instinctivement, follement, un peu comme un duelliste qui, lassé d'une attente trop longue, fonce en avant au risque de se clouer lui-même au fer de son ennemi, beaucoup comme un malade d'esprit qui veut, coûte que coûte, secouer une intolérable obsession. Il traversait une de ces crises où l'on étouffe de silence, où l'âme et presque le corps éprouvent une soif de parole égale à cette soif d'air, angoisse horrible des commencements d'asphyxie. Quoiqu'il ne doutât pas que la petite Adèle ne fût sa fille, un impérieux besoin le consumait de se le faire dire par celle qui, seule, le savait absolument, et peut-être cet autre besoin contradictoire d'infliger à cette femme, dont il n'avait jamais vaincu l'orgueil, l'aveu des anciennes trahisons. Et puis, qui sait? À voir combien il était sincère, quel dévouement il apportait à la petite fille, combien discret, combien résigné à l'effacement, la mère ne se laisserait-elle pas toucher? Or voici qu'il sortait de cet entretien, blessé, lui, d'une nouvelle blessure. Voici que cette porte de la chambre de Pauline se refermait sur une évidence plus douloureuse que celle de l'autre jour, lorsqu'il était venu dans le jardin regarder Adèle et qu'une ressemblance aussi effrayante qu'inattendue lui avait arraché ce cri intérieur: «C'est ma fille!...» Certes, il avait alors senti comme un poids de fatalité s'abattre sur lui, mais sa conscience ne lui avait rien reproché. Il avait eu, il s'était cru du moins le droit de rejeter sur sa perfide maîtresse l'entière responsabilité de l'abandon où il avait laissé leur enfant. Si, au contraire, Pauline était réellement innocente, s'il l'avait accusée, jugée, exécutée en se trompant, qu'était-il lui-même? Quelle besogne de bourreau accomplissait-il depuis tant d'années, avec cette excuse sans doute que, bourreau de sa propre destinée d'abord, il ne frappait sa victime qu'à travers son propre cœur? Est-ce une excuse quand on assassine? C'était cette impression d'un assassinat que lui donnait le souvenir de ce corps détruit qu'il avait tenu entre ses bras si affreusement léger et consumé, — squelette misérable en qui palpitait encore juste assez d'existence pour souffrir et pour agoniser! Cette image allait devenir la forme vivante de son remords. Elle l'était déjà tandis qu'il descendait l'escalier du côté de l'étage d'en bas, la tête nue, les jambes flageolantes, et les conditions particulièrement cruelles où se jouait cette tragédie intime voulaient qu'il fût à peine à deux pas de sa fiancée, que cette fiancée l'attendît à ce moment même. Cette fois l'épreuve était trop forte. Cette conversation avec Pauline ne lui avait pas laissé une énergie qui lui permît de dissimuler. Il lui sembla que la jeune fille, si naïve fût-elle, lirait dans tout son être le bouleversement dont il était secoué, que Mme Scilly le devinerait aussi. Échapper aux interrogations pressantes de ces deux femmes, à cette minute, il ne le pouvait plus. Il eût été bien simple de leur répéter le récit que Pauline avait eu la présence d'esprit, presque héroïque, d'imaginer par amour pour sa fille. N'avait-il pas accumulé de nouveau, depuis ces quelques jours, trahisons sur trahisons, réticences sur réticences? Il faut rendre à ce malheureux homme, perfide par faiblesse, mais loyal par nature, cette justice que ce dernier mensonge lui fit horreur. C'eût été mêler d'une manière trop honteuse les relations qu'il venait de reprendre avec son ancienne maîtresse au roman trop flétri, trop souillé déjà de son nouvel amour. Hélas! Cette délicatesse devait être la cause de sa perte, tant il est vrai qu'une fois entré dans les chemins de la ruse, on ne s'arrête pas à moitié route. Il faut ou ne tromper jamais ou tromper toujours et partout. Pour l'instant il préféra avoir recours au procédé le moins courageux, le plus naturel aussi à une âme épuisée d'émotions comme était la sienne. Il s'enfuit, afin de reculer l'inévitable explication. Le temps de gagner sa chambre, d'y prendre son chapeau, de descendre l'escalier du premier étage, et il était déjà hors de l'hôtel. Il trouverait un motif plausible à son absence dans une heure, dans deux heures, quand il rentrerait, maître enfin de sa sensibilité. Tout lui semblait préférable à une confrontation immédiate avec sa fiancée, alors qu'il avait la voix de l'autre dans les oreilles, devant les yeux ce pâle visage, dans ses bras le frisson de l'étreinte par laquelle il avait soutenu la pauvre créature, et dans son âme cette épouvante d'un irrésistible, d'un violent assaut de remords.

Tandis qu'il s'en allait, par cette après-midi, le long des rues de la ville si lumineuse d'ordinaire, et qu'enveloppait en ce moment un aveuglant et mobile nuage de chaleur poussiéreuse, l'inquiétude grandissait de minute en minute dans le cœur de celle qu'il fuyait de cette fuite imprudente et passionnée. Il ne s'était pas trompé en croyant observer que Mlle Scilly le suivait, lors de sa sortie du salon, avec une expression étrange dans son ardent regard. Mais, si l'idée fixe l'eût moins absorbé depuis le fatal matin où il avait lu le nom de Mme Raffraye sur la liste des voyageurs dans le vestibule du Continental, ce n'est pas un regard pareil à celui-là, c'est vingt, c'est trente qu'il aurait surpris dans les prunelles bleues d'Henriette. Ces beaux yeux si clairs, si transparents, lui eussent été un douloureux miroir où il aurait lu l'éveil progressif d'un sentiment si nouveau pour celle qui l'éprouvait, qu'elle le subissait sans l'admettre. Il s'était calomnié en s'applaudissant durant ces derniers jours pour son triste talent à jouer la comédie devant cette chère âme à lui. Il n'était pas plus capable d'une pareille perfection d'hypocrisie, qu'elle n'était capable de ce complet aveuglement. Il l'aimait trop et elle l'aimait trop. Ce sentiment qui grandissait en elle depuis ces quelques semaines, ce n'était pas le soupçon. Elle était simple et droite. Elle avait toujours vécu dans un milieu simple et droit. Où aurait-elle appris à se défier? Non. C'était une épouvante anxieuse devant une altération de ses rapports avec son fiancé si réelle et si indéfinissable à la fois! Elle en demeurait douloureusement confondue et déconcertée, comme il arrive dans les crises d'amour aux vraies jeunes filles, chez lesquelles la sensibilité est aussi vive que celle d'une femme, et l'ignorance des dessous de la vie aussi totale que celle d'un enfant. Mais est-il besoin de comprendre quelles causes profondes changent le cœur de ce que l'on aime pour souffrir de cette métamorphose? Henriette Scilly ne savait pas que la jeunesse de presque tout homme a subi l'épreuve de quelque passion coupable, elle ignorait que les plus délicats sont justement ceux qui engagent dans leurs fautes le plus d'eux-mêmes et qui gardent les cicatrices les plus profondes, les plus aisées à se rouvrir. Mais elle savait que, durant des mois, elle avait vu la physionomie de Francis rayonnante de sincérité heureuse, et que maintenant il flottait sans cesse dans son regard une flamme de fièvre, dans son sourire une inquiétude et dans tout son être une visible souffrance. Elle ne savait pas qu'un homme peut mentir à une femme qu'il aime et l'aimer autant, l'aimer davantage, avec une ardeur avivée par le remords. Mais elle savait que depuis quelque temps la tendresse de son ami n'avait plus cette douceur égale, cette manifestation harmonieuse, ce je ne sais quoi de constant et de paisible qui l'enveloppait comme une atmosphère. Il lui semblait que, depuis ces dernières semaines, tantôt il était absent d'elle auprès d'elle, et tantôt préoccupé d'elle avec une frénésie qui lui faisait presque peur. C'étaient les moments où le malheureux essayait, avec le plus de bonne foi, de mettre sa douce fiancée entre lui et ses fantômes, en se la rendant plus présente, plus vivante encore, par des serrements de mains plus prolongés, par une contemplation plus fixe, par une caresse plus enveloppante. Henriette ne savait pas non plus qu'une certaine amertume de langage, une certaine cruauté de jugement dans l'interprétation des caractères veulent que l'on plaigne celui qui cause et qui pense ainsi, parce qu'elles attestent d'ordinaire l'élancement caché d'une plaie intérieure. Mais elle savait que l'adorable communauté d'idées et d'impressions, dont elle et Francis avaient parlé durant leur dernière promenade heureuse de la villa Tasca, était comme suspendue. Ils ne pensaient plus, ils ne sentaient plus à l'unisson. Sans cesse maintenant elle discernait dans sa manière de plaisanter, quand il se forçait à jouer la gaieté, un filet d'ironie qui lui faisait mal. Autrefois, quand le nom d'une de leurs connaissances parisiennes tombait dans la conversation, il l'accueillait avec une indulgence qu'elle avait prise pour un signe d'infinie bonté, quoique ce n'eût jamais été que la souriante indifférence habituelle aux heureux et aux amoureux. Aujourd'hui les mots persifleurs ou sévères lui arrivaient naturellement, et dans sa façon aiguë de souligner, ici un ridicule, là une équivoque d'intention, il laissait transparaître le libertin désenchanté qu'il était avant le renouveau de son pur amour, qu'il redevenait par un rappel trop puissant de Pauline et des anciennes douleurs. Il semblait alors à Henriette que derrière le Francis Nayrac qu'elle connaissait, qu'elle aimait, en se complaisant dans cet amour, en s'y caressant toute l'âme, un autre Francis se dissimulait qu'elle ne connaissait pas, et contre le cœur de qui elle allait se meurtrir, elle se meurtrissait déjà... Mais toutes ces menues impressions étaient restées des impressions. Elles n'avaient pas dépassé ce vague et incertain domaine des nuances du cœur, dont nous ne saurions affirmer qu'il n'est pas imaginaire. Aucun fait concret n'était survenu que la jeune fille eût pu articuler s'il lui avait fallu dire à son fiancé qu'il avait changé pour elle et en quoi. Aussi, dans sa grande loyauté, s'appliquait-elle à se démontrer qu'elle avait tort de sentir comme elle sentait, que cette impression de changement était une chimère maladive et produite par l'excès de son amour. Il y a une cause à tous les effets, et elle n'en voyait aucune à une pareille modification de ses rapports avec Francis. Il ne pouvait pas avoir d'inquiétudes secrètes sur la santé de Mme Scilly, qui s'améliorait visiblement. Elle-même ne s'était jamais aussi bien portée. Quant à lui, le médecin qu'elle avait consulté en secret, dans une heure d'inquiétude, l'avait pleinement rassurée. Il n'avait laissé en France ni parents très proches, ni amis trop chers desquels il dût se préoccuper. Quelques conversations d'intérêt, tenues devant elle ces derniers temps encore, prouvaient que le jeune homme n'était tourmenté par aucun souci du côté de sa fortune. Il n'était pas moins épris d'elle, pas moins désireux de voir s'approcher l'époque de leur mariage. Ses moindres paroles l'attestaient. Tout cela était indiscutable. Henriette se le répétait, obstinément, résolument. Elle appliquait sa force d'esprit à réduire à néant ses folles craintes. Puis, quand elle avait exécuté ce travail avec la plus entière bonne foi, elle retombait dans une invincible mélancolie devant l'évidence d'une métamorphose qu'elle ne pouvait ni définir, ni expliquer, ni comprendre, et qui était cependant.

Dans une pareille disposition d'âme, et quand nous nous rongeons ainsi d'anxiété à vide, le moindre événement positif et indiscutable tend à prendre des proportions presque tragiques. C'est la pointe de bistouri qui ouvre le libre passage à l'humeur accumulée dans l'abcès, — comparaison cruellement vulgaire, mais trop juste. Rien ne ressemble au travail fiévreux de tout un corps autour d'un point malade, comme le travail douloureux de toute une pensée autour d'une idée fixe. La conduite singulière de Francis durant cette après-midi de la terrible scène avec Mme Raffraye, fut cet événement décisif pour la pauvre Henriette, tendre enfant, qui devait payer si cher les mois d'extase presque surhumaine traversés depuis ses fiançailles! Dieu juste! Est-il vrai cependant que trop de bonheur soit un péché, quand c'est un bonheur permis, un bonheur dont on accepte par avance chaque devoir? Tout nous atteste pourtant qu'il en est ainsi dans ce monde de la chute où même les plus purs semblent porter dès leur naissance le poids d'une expiation. Quoique la jeune fille fût habituée depuis ces dernières semaines aux inégalités de son fiancé, elle avait d'abord été bouleversée de le voir entrer brusquement dans le salon commun, aller et venir, sans presque répondre à ce qu'elle lui disait, le visage contracté, les yeux comme hagards. Il venait de rencontrer Adèle Raffraye et les deux bonnes dans le vestibule, et il se demandait s'il monterait ou non chez Pauline. — Puis il était parti aussi brusquement, en alléguant une correspondance en retard, d'une telle manière qu'Henriette avait senti qu'il lui mentait. Une demi-heure s'était passée, une heure, une heure et demie, deux heures. Il ne rentrait pas. Elle pria Vincent d'aller l'appeler. Le valet de chambre revint dire que M. Nayrac était sorti. L'inquiétude d'Henriette s'exalta au point qu'elle envoya demander au concierge depuis combien de temps. Elle espérait que Francis, en s'en allant, aurait laissé une recommandation peut-être oubliée. Non. Il avait quitté l'hôtel à pied, sans rien dire, dans la direction de la ville, vers les deux heures et demie, et il en était plus de quatre. Ce qui ajoutait à l'inquiétude de la jeune fille, c'était de voir cette inquiétude partagée par sa mère, qui avait demandé à plusieurs reprises déjà ce que faisait Francis. Même à travers son trouble, la gracieuse enfant chérissait trop passionnément son fiancé pour ne pas souffrir une souffrance de plus à l'idée qu'il aurait à subir un interrogatoire de Mme Scilly, et son amour lui suggéra de répondre enfin:

— «Nous sommes à la veille du jour de l'an... Il aura sans doute voulu nous préparer quelque surprise...» Puis, caressante: «Je vous en prie, mère, ne lui laissez pas voir que nous avons été tourmentées. Vous savez comme il en serait peiné...»

— «Sois tranquille,» répondit Mme Scilly, «je ne le gronderai pas, bien qu'il le mérite, avec ou sans surprise... Ah!» dit-elle encore sans se douter de l'ironie contenue dans ces derniers mots, «comme tu l'aimes, et que c'est heureux qu'il t'aime aussi! Tu souffrirais trop!...»

Grâce à ce délicat dévouement de sa fiancée, qu'il ne devait jamais savoir, une scène pénible fut donc épargnée à Nayrac, quand vers les six heures il se retrouva dans le petit salon où tout son bonheur avait tenu si longtemps. Rien n'avait changé du tableau d'intimité qui suffisait, quelques semaines plus tôt, à exorciser les funestes images soulevées par l'arrivée de Pauline Raffraye à Palerme. Les mêmes lampes posées aux mêmes places éclairaient de leur clarté doucement atténuée le même retrait en rotonde protégé par le haut paravent, et ce décor d'étoffes aux nuances passées, de plantes vertes, de fleurs méridionales, encadrait les deux mêmes visages de femme, sur lesquels le jeune homme pouvait lire la même tendre sollicitude. Mais le charme n'était plus assez fort pour triompher maintenant de ses tumultes intérieurs. Hélas! Il ne la sentit même pas en ce moment-là, cette magie de sa récente et déjà si lointaine félicité. Il revenait de sa longue et folle promenade à travers la ville et la campagne, ayant pris une résolution qui lui interdisait ces attendrissements. Il avait compris que, s'il voulait échapper à ce cauchemar dont la fièvre augmentait pour lui à chaque journée, il devait quitter Palerme, et tout de suite. Il ne pouvait plus, honnêtement, sincèrement, répondre de lui-même après sa démarche de l'après-midi, et, surtout, ayant entendu le cri de révolte qu'il avait entendu. Ce cri lui avait percé le cœur trop avant pour qu'il n'éprouvât pas ce besoin de souffrir seul et en liberté, — unique soulagement de certaines misères morales qui sont sans remède. Lors de son arrivée en Sicile, il avait été à peu près convenu que son séjour se prolongerait jusqu'au 20 ou 25 janvier. On était au 27 décembre. Il fallait que le 2 janvier, aussitôt la fête du nouvel an passée, il fût en mer, et arraché à une situation aussi dégradante que douloureuse, en attendant qu'elle devînt tragique. Une fois loin, les choses reprendraient leur place naturelle dans sa pensée. C'en était du moins la seule chance. Cette nécessité d'un départ immédiat lui était apparue si évidente, qu'il avait donné à ce projet un commencement d'exécution, en allant aussitôt chez le médecin de Mme Scilly arracher à cet homme un ordre de changement de climat, si c'était possible. Il avait raconté là les quelques symptômes qu'il avait jugés les plus propres à déterminer une indication pareille. Le docteur avait-il été sa dupe? C'est ce qu'il ne devait jamais savoir, ce personnage étant un de ces Siciliens à l'énigmatique et subtil visage, où le flegme oriental se mélange à toute la finesse italienne. Mais il frémit d'entendre cette phrase par laquelle se termina cette mensongère consultation: — «Vous aurez d'autant moins de peine à faire accepter à ces dames la nécessité de votre départ, que Mlle Scilly était très inquiète de votre santé. Elle m'en a parlé encore l'autre matin...»

Ainsi Henriette s'apercevait des crises d'agitation qu'il subissait. Il n'était que temps d'abandonner Palerme, avant qu'elle songeât à les expliquer par leur véritable cause ou par une cause seulement approchante. Pour le moment, cette observation de la jeune fille avait l'avantage de faciliter la mise en œuvre de sa ruse. Il avait donc pleine confiance dans la réussite lorsque, à son arrivée dans le salon, où l'attendaient ces deux femmes dont il se savait tant aimé, il commença:

— «Vous avez dû être bien inquiètes de moi? Il faut me pardonner... Je me suis senti très souffrant, j'ai cru que l'air me remettrait, j'ai voulu marcher. J'ai marché, marché... Mon malaise ne passait pas, et comme il dure depuis plusieurs jours, je vous ai obéi.» Il se tourna vers Henriette pour dire cette fin de phrase: «Je suis allé chez le professeur Teresi. Il devait rentrer, m'a dit son domestique, d'un moment à l'autre, et puis je l'ai attendu plus d'une heure...»

— «Avez-vous pu le voir, au moins, et bien causer avec lui?» demanda Mme Scilly.

— «Heureusement,» reprit le jeune homme, «ou plutôt,» ajouta-t-il, «malheureusement!...» La mère et la fille levèrent toutes deux la tête avec une appréhension qui augmenta son remords, et il continuait, s'adressant cette fois à la comtesse:

— «Tranquillisez-vous, il ne m'a pas trouvé de maladie grave... Mais je crois bien que c'est pire... Il paraît que je suis seulement sous une mauvaise influence, comme ils disent ici, et que, dans ces climats, il ne faut pas trop jouer avec cela de peur de prendre les fièvres. Enfin, le docteur est d'avis que je devrais abréger plutôt mon séjour ici...»

— «Vous allez partir!...» s'écria Henriette.

— «Je crois qu'il le faut...,» répondit-il.

— «Et quand?» demanda-t-elle.

— «Naturellement pas avant le 1er janvier, je n'ai pas voulu entendre parler de commencer cette année sans vous; mais le médecin pense que le 2, le 3 au plus tard, ce serait sage de me décider, plus que sage, indispensable...»

La jeune fille le regardait tandis qu'il parlait. Il ne put soutenir la plainte muette de ces deux beaux yeux où il n'avait jamais lu tant d'angoisse. Ce fut une impression physique, pareille à celle qu'il eût éprouvée s'il avait tordu le bras de la délicate créature, et si l'os avait crié en se brisant. Cette volonté de départ, qui, tout à l'heure et dans le tourbillonnement de sa pensée solitaire, lui était apparue comme le devoir même, lui sembla cette fois si dure, si cruelle, qu'il se fit horreur. Mais le coup était porté, il ne pouvait plus reculer. Il ne lui restait qu'à rassurer de son mieux les inquiétudes d'Henriette. Que serait-il devenu s'il avait deviné que ces inquiétudes n'étaient pas causées par une crainte au sujet de sa santé? Pour la première fois depuis qu'il avait passé à cette main confiante la bague de fiancée, elle venait de douter de lui. Elle ne le croyait pas, et il était cependant bien sincère en insistant:

— «C'est si triste pour moi de perdre ces quelques beaux jours. Ce n'est qu'une séparation de deux mois. Comme elle est dure!...»


Non, Henriette ne le croyait pas. Il eut beau prodiguer durant toute la soirée des phrases pareilles et lui témoigner une tendresse qui, elle du moins, n'était pas feinte, il n'arriva pas à dissiper le reflet de mélancolie dont ce transparent visage s'était comme teinté à la nouvelle de ce départ inattendu. Il n'arriva pas davantage à éteindre la première petite flamme de lucidité qui s'était allumée dans ce cœur et qui allait s'y développer en un incendie soudain de passion et de jalousie. Et, durant toute cette soirée, il continua de ne pas s'apercevoir qu'il avait devant lui le premier soupçon et le premier silence de la jeune fille. L'instinct de l'amour est si fort, ses intuitions irraisonnées sont si puissantes, qu'Henriette avait lu le mensonge dans la physionomie et sur les lèvres de Francis aussi certainement que si elle avait assisté à sa délibération intime de toute l'après-midi. Elle savait qu'il ne lui disait pas la vérité. Elle savait qu'il s'en allait de Palerme pour un motif tout autre que cette prétendue maladie. Mais lequel? Quand elle fut rentrée dans sa chambre, livrée à elle-même, avec toute sa nuit pour tourner et retourner ce problème qui venait de s'imposer à son cœur d'une manière si foudroyante, comme elle pleura! Comme elle lutta contre ce qui était déjà pour elle une irréfutable évidence! Comme elle voulut se persuader qu'elle calomniait son aimé en le supposant capable d'une telle duplicité! Ah! Ces révoltes contre le soupçon, qui a pu aimer et ne pas les connaître? Elles n'empêchent pas que l'on ne continue à soupçonner une fois que l'on a été conduit de déceptions en déceptions sur la route de la défiance, à ce carrefour fatal où l'on sait que l'on est trompé. Et quand nous savons cela, par cette divination qui ressemble au flair d'un animal, tant elle est inconsciente et irrésistible, il nous faut à tout prix savoir aussi comment nous sommes trompés, dussions-nous en mourir. Certes, l'innocente et candide jeune fille était entièrement dépourvue des armes qu'une telle défiance trouve d'ordinaire à son service. L'art des questions adroites et des savantes enquêtes n'était pas le sien, et elle était encore moins capable de ces procédés brutaux qui déshonorent la passion en assouvissant du moins cette frénésie de vérité; épier des démarches, violer le secret d'une correspondance, faire parler des inférieurs. Elle n'avait pour servir sa jalousie que cette sensibilité déjà si vive, avivée encore par de longues journées de malaise, cet art douloureux de percevoir par le cœur des nuances que son esprit n'eût pas discernées, qu'il était impuissant à interpréter et à même admettre. La nuit qui suivit l'annonce du tout prochain départ de son fiancé se passa donc pour elle à se démontrer que, dans l'espace de cette après-midi, aucun événement nouveau n'avait pu décider Francis à ce départ, à moins qu'il n'eût été rappelé par une dépêche dont il n'avait point parlé. Les lettres, en effet, étaient arrivées le matin. On les avait apportées comme d'habitude pêle-mêle au salon. Comme d'habitude, le jeune homme avait ouvert les siennes aussitôt, et visiblement sans y prendre le moindre intérêt. Visiblement aussi, ce matin-là, il était, sinon gai, du moins très calme. Il avait changé dans l'éclair d'un instant que le souvenir d'Henriette précisait à cinq minutes près, comme si, dans l'intervalle qui avait séparé leur déjeuner et sa rentrée au commun salon, le coup d'une nouvelle inattendue l'avait bouleversé. Cette hypothèse d'un télégramme était si logique, elle cadrait si complètement avec les autres données, que la jeune fille s'y était arrêtée malgré elle. Francis était ressorti pour répondre. Il avait voulu porter lui-même cette réponse au bureau de la via Macqueda. C'était justement dans cette rue que demeurait le professeur Teresi, ce même docteur qui quelques jours auparavant la rassurait sur la santé de son fiancé, avec une bonne humeur si confiante. Et en deux fois quarante-huit heures, sans qu'aucun symptôme nouveau se fût produit, il déclarait que le jeune homme devait quitter Palerme immédiatement! Était-ce possible cependant qu'une semblable entente eût eu lieu entre deux personnes qu'elle était habituée à tant estimer? Henriette eut beau se répondre: «Non,» avec l'énergie d'une créature jeune et sincère, pour qui le doute sur une âme humaine quelconque est une douleur et un désespoir le doute sur une âme aimée, elle ne triompha point de cette souveraine évidence du cœur qui lui avait fait se dire à l'entrée de Francis dans le salon: «Il va mentir,» et à sa première phrase: «Il ment.» Lorsqu'elle le retrouva le lendemain, après cette nuit de torturante insomnie, le premier regard qu'ils échangèrent lui renouvela cette évidence de la trahison de son fiancé avec une intensité plus cruelle encore. Il lui mentait. Comment? En quoi? Pourquoi? Cette seconde intuition lui devint si affreuse qu'elle eût certainement dit son agonie à Francis s'il ne se fût pas appliqué toute la journée à éviter le tête-à-tête avec elle. La malheureuse enfant se borna donc, durant les longues heures de ce jour, à étudier le visage de celui qu'elle aimait tant, avec cette attention passionnée d'une femme qui se sent trompée. Elle avait cette surexcitation de tout l'être qui erre, pour ainsi dire, sur le bord de la vérité, qui la devine, qui la respire, qui n'aura de repos qu'après l'avoir vue, après l'avoir palpée. Il semble que dans des moments pareils la délicatesse des sens soit portée à un degré presque surnaturel, tant ils sont aigus. Une jeune fille alors, et la plus ignorante, a le coup d'œil d'un observateur professionnel, d'un physiologiste ou d'un confesseur, pour saisir le moindre passage d'idée ou d'émotion sur le masque de la personne qu'elle observe ainsi. Mais jusqu'à l'instant où ils s'assirent tous les trois, sa mère, Francis et elle, à la table du dîner, Henriette n'avait rien surpris dans l'attitude et sur la physionomie de son fiancé, sinon un souci constant de lui adoucir l'amertume de la brutale séparation, et voici que, vers le milieu de ce dîner, commencé, pour elle, dans la persistante angoisse de cette énigme qui la fuyait, la fuyait toujours, un incident se produisit, très simple, très naturel, dont la portée devait être incalculable. Il venait de passer entre les trois convives quelques minutes d'un de ces silences comme il en était tant tombé sur leur intimité depuis ces quelques jours. La comtesse le rompit en disant:

— «Il paraît que la mère de cette jolie petite Adèle est au plus mal... Elle avait loué une villa au Jardin Anglais, et elle devait s'y installer aujourd'hui... Elle n'a pas pu...»

À toute autre minute, le tressaillement dont Francis fut secoué à cette phrase n'eût probablement pas été remarqué de la jeune fille. Mais dans la disposition nerveuse où elle se trouvait, il était impossible que ce signe d'un trouble profond lui échappât. Les mains du jeune homme avaient tremblé. Les traits de son visage s'étaient comme crispés. Il avait fixé Mme Scilly d'un regard étrangement scrutateur. Enfin, pour ceux qui connaissaient comme Henriette les moindres inflexions de sa voix, il y avait un étouffement d'émotion dans l'accent dont il répondit. Car il voulut répondre, tant il lui importait de couper court au moindre éveil de soupçon, quelque invraisemblable que fût cet éveil. Il était si sûr que Pauline, telle qu'il la connaissait, s'était arrangée pour que sa femme de chambre ne racontât devant personne l'événement de la veille. Mais, c'est une remarque banale, depuis qu'il y a des coupables et qu'ils se cachent, la conscience de la faute pousse celui qui l'a commise à des excès de dissimulation toujours voisins de l'imprudence. Qu'il eût mieux valu pour Francis se taire que de prononcer, avec l'accent dont il les prononça, ces mots insignifiants: — «Pauvre femme! Est-ce qu'on vous a dit quand elle a été reprise?... La petite fille n'avait-elle pas prétendu l'autre jour que sa mère allait mieux?...»

— «Au degré où elle est malade,» fit la comtesse, «quelques jours suffisent pour tout changer...»

— «A-t-elle du moins un bon médecin?» interrogea-t-il encore.

— «Je ne sais pas,» reprit Mme Scilly, «elle a eu Teresi dans les tout premiers commencements de son séjour. Puis elle l'a quitté brusquement pour l'Anglais que recommande votre ennemi Don Ciccio...»

Ce nom de l'hôtelier anglomane servit de prétexte à Francis pour détourner d'un autre côté cette conversation dont chaque mot, presque chaque syllabe, lui était cruelle. Il avait repris la pleine possession de lui-même. Mais l'ombre projetée soudain sur tout son être par la phrase de la comtesse, avait été aussi visible à Henriette que l'était, sur la blanche nappe brillante de cristaux, l'ombre du bras de Vincent en train de faire le service de la table. D'entendre mentionner Mme Raffraye et sa maladie avait bouleversé le jeune homme. C'était là pourtant un fait si nouveau, si peu en rapport avec ses plus folles pensées des derniers temps, que la jeune fille l'observa sans en rien conclure. Si elle avait été une femme, cette remarque se fût aussitôt associée au souvenir de la ressemblance singulière constatée dès le premier jour entre la petite Adèle et le portrait de Julie Nayrac au même âge. Une étincelle eût sans doute jailli de ce rapprochement qui lui eût illuminé les ténébreux dessous de la tragédie où elle jouait à son insu le rôle d'une innocente victime, d'une Iphigénie vouée au martyre pour l'expiation de fautes qui n'ont pas été les siennes! Mais elle n'était femme encore que par sa délicate susceptibilité d'impression, et, si l'émoi où le nom de leur voisine inconnue avait jeté Francis lui parut un mystère à joindre aux autres mystères dont elle se sentait enveloppée, oppressée plutôt et accablée, il n'en fut pas davantage pour ce soir-là.


Le lendemain elle se leva après une autre nuit d'anxiété, si péniblement troublée de nouveau qu'elle se résolut d'employer le seul remède que sa pieuse naïveté imaginât au chagrin dont elle était remplie. Elle voulut se confesser et communier. Elle avait pour directeur à Palerme un missionnaire français qui se trouvait à la cathédrale chaque matin. Elle se rendit donc au Dôme avec sa femme de chambre dès les sept heures et demie, comptant être rentrée assez tôt pour le réveil de sa mère. Dans son désarroi intérieur, elle n'avait pas réfléchi que c'était le dimanche, et le seul jour où le père Mongeron ne fût pas là. Cette contrariété fut assez forte pour qu'elle assistât à la messe dans des dispositions qui ne lui procurèrent pas la tranquillité habituelle dont s'accompagnait l'accomplissement de ses devoirs religieux. Elle revenait donc, peu contente d'elle-même, et, afin de tromper par un peu d'air l'énervement qui la gagnait, elle s'était décidée à marcher, d'autant plus que le vent de ces derniers jours ayant nettoyé le ciel de ses nuages, le commencement de cette matinée s'annonçait comme splendide. La jeune fille suivait le bord de la Marina et elle regardait l'horizon du golfe qui, encore bouleversé de la veille, crispait ses innombrables vagues crêtées d'écume. Mais elle ne pouvait pas plus s'absorber dans ce paysage qu'elle n'avait pu tout à l'heure s'absorber dans sa prière. La naïve facilité qu'elle avait à l'ordinaire de s'harmoniser avec les choses, de ne faire qu'un, pour ainsi dire, avec elles, était comme paralysée par cette préoccupation continue de son fiancé, de ce changement inexplicable d'humeur, de ce départ. Aussi fut-elle réveillée comme d'un songe par la voix de la vieille Marguerite, qui lui dit tout d'un coup:

— «Nous allons avoir des nouvelles de cette pauvre Mme Raffraye. Voici Mlle Adèle qui vient sur notre trottoir avec Annette...»

Henriette aperçut en effet l'enfant qui était environ à trente pas, et aussitôt elle vit avec stupeur la bonne prendre la main de la petite et l'entraîner à travers la chaussée sur l'autre trottoir, celui qui longe la divine terrasse du palais Butera. Ce mouvement si brusque avait une si indiscutable signification, que Marguerite s'arrêta une seconde comme stupéfiée, et elle dit à sa maîtresse:

— «On croirait qu'elles ont peur de nous...»

— «Es-tu sûre qu'elles nous aient vues?...» dit Henriette.

— «Sûre comme vous êtes là, mademoiselle,» répondit la femme de chambre, qui ajouta: «Peut-être que Mme Raffraye est plus mal et que ça les ennuie de donner des nouvelles, ou qu'elles sont pressées d'arriver pour leur messe...»

Quoique ni l'une ni l'autre de ces deux raisons ne parût valable à Henriette, elle ne les releva point. Déjà si péniblement disposée, elle avait éprouvé devant l'étrange procédé de la bonne d'Adèle Raffraye une surprise qui tout de suite lui avait suggéré cette idée: «Cette fille n'agirait pas ainsi d'elle-même. Elle obéit à des ordres... Mme Raffraye serait donc mécontente que l'enfant ait causé avec nous l'autre soir?...» Elle tomba alors dans une de ces profondes rêveries où il s'élabore dans notre esprit d'inconscients raisonnements fondés sur d'inconscientes mais invincibles associations d'idées. L'observation de la veille sur le trouble où le nom de cette femme avait jeté Francis lui revint à la mémoire. Quoiqu'elle n'imaginât en aucune manière quel lien pouvait unir ces deux faits, leur coexistence dans son esprit aboutit à un accroissement bien particulier de son malaise moral. Car une fois revenue auprès de sa mère et de son fiancé, elle n'osa pas mentionner ce petit épisode comme elle eût fait dans toute autre circonstance. Si on l'avait interrogée, elle n'eût peut-être pas su dire devant quoi elle reculait. En réalité, il lui eût été presque insupportable de surprendre, à cette occasion, un nouveau tressaillement de Francis, et, sans s'expliquer pourquoi, elle était sûre qu'elle le surprendrait. Cette matinée se passa pour elle ainsi, jusque vers les onze heures et demie, à lutter contre la déraisonnable obsession des indistinctes, des confuses méfiances soulevées dans sa pensée. Vers ce moment, comme elle se trouvait seule, Mme Scilly étant allée de son côté à la messe accompagnée de Francis, il lui arriva, tout naturellement, de mettre le front pour rêver contre celle des fenêtres du salon qui donnait sur le jardin. Elle aperçut dans une des allées la petite Adèle qui jouait, selon son habitude des belles matinées. Les boucles des cheveux de l'enfant brillaient sous le clair soleil qui souriait sur les palmiers toujours verts et sur les roses toujours nouvelles du verdoyant enclos. Comme Henriette avait aimé ce pur rayonnement de lumière autour de son bonheur, comme elle en sentait déjà l'ironie indifférente autour de son inquiétude! Mais ce n'est pas à la mélancolie de ce contraste qu'elle s'arrêta à cette minute. Tandis qu'elle suivait d'un regard distrait les mouvements de la petite fille, cette idée la saisit subitement qu'elle pouvait du moins vérifier une de ses impressions pénibles, celle de ce matin, si singulière et qui l'avait tant troublée. Elle n'avait qu'à descendre dans ce jardin pour savoir aussitôt si elle s'était trompée ou si réellement Mme Raffraye avait défendu à sa fille de lui parier. Le simple fait qu'un pareil projet se présentât de lui-même à cet esprit, instinctivement très réservé et très calme, témoignait du travail accompli déjà par cette imagination de l'inconnu, parmi toutes les douleurs de l'amour la plus meurtrière. Peut-être aussi Henriette se sentait-elle dévorée par cet impérieux besoin d'agir, qui à de certains moments d'extrême tension nerveuse nous précipite vers n'importe quelle démarche, comme si l'application de toute notre volonté sur un point quelconque, mais positif et précis, devait soulager notre angoisse. À coup sûr, si elle n'eût pas été entraînée par un intime mouvement d'une grande violence, elle eût hésité très longtemps avant de se hasarder, comme elle fit tout d'un coup, à descendre seule en bas. Comme si elle avait voulu se donner une excuse à elle-même, elle prit sur un rayon de l'étagère un volume de roman anglais emprunté à la bibliothèque de l'hôtel. Deux minutes plus tard, elle entrait dans le grand salon vide, où se trouvait cette bibliothèque. Dans un des coins, l'arbre de Noël tendait ses branches aujourd'hui éteintes. Le temps de poser le livre sur un rayon et elle franchit la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin. Adèle était justement dans la grande allée en face, occupée à un jeu qui l'absorbait si complètement, qu'elle n'entendit pas cette approche. Henriette, elle aussi, se rappela s'être amusée avec la même folle ardeur à ce jeu «des épingles» connu de toutes les petites filles, et qui consiste à les chasser, ces épingles, hors d'un cercle tracé par terre, à coups de balle élastique. La balle rebondissait, leste et agile, sous la paume de la main ouverte d'Adèle, et la petite suivait cette balle de tout son joli corps, et ses yeux brillaient, ses minces narines s'ouvraient, tout son visage exprimait une joie de vivre qui se changea en un sursaut de demi-terreur lorsqu'elle aperçut Mlle Scilly debout devant elle. Très rouge et sans rien dire, elle se baissa pour ramasser les divers outils de son jeu, en jetant un regard afin d'implorer une protection du côté de sa bonne, qui n'était pas la fidèle Annette, malheureusement, — car celle-là eût certes empêché le dangereux entretien qui se préparait, au lieu que Catherine n'avait reçu de Mme Raffraye aucune recommandation spéciale. Un peu sourde d'ailleurs et abîmée comme elle l'était dans son ouvrage, elle n'observait même pas que sa petite maîtresse causait avec Henriette, et cette dernière disait:

— «Bonjour, mademoiselle Adèle. J'ai su que votre maman avait été plus souffrante. J'espère qu'elle est mieux aujourd'hui...»

— «Beaucoup mieux, je vous remercie, mademoiselle,» dit l'enfant. Le souvenir du mécontentement de sa mère l'autre soir et des admonestations d'Annette le matin l'auraient empêchée de répondre, si elle n'avait pas ressenti pour la jeune fille cette sympathie d'admiration qui lui rendait la froideur trop difficile. Son embarras était tel que les épingles échappaient de ses petits doigts tremblants à mesure qu'elle les saisissait.

— «Voulez-vous que je vous aide?» reprit Henriette. «À moins que vous n'ayez encore peur de moi. Je croyais que nous étions devenues amies le soir de Noël...»

Sa voix s'était faite si douce que l'enfant ne put se retenir de lever les yeux. Son tendre petit cœur était visiblement remué de sentiments contradictoires, et comme elle ne savait pas mentir, elle répondit avec une simplicité touchante:

— «C'est que je serai grondée quand je raconterai que nous nous sommes parlé... Maman n'aime pas que je cause comme l'autre soir...»

— «Hé bien!» dit Henriette, «il faut obéir à votre maman... Adieu!» Elle savait ce qu'elle voulait savoir et elle n'était pas plus avancée! Que Mme Raffraye interdît à sa fille toute familiarité avec des étrangers, quel rapport y avait-il entre cette défense trop naturelle et le départ de Francis? Elle ne se doutait guère qu'elle avait été trop bien servie par son funeste instinct en voulant à tout prix se rapprocher d'Adèle. Elle allait l'apprendre trop tôt. Comme elle faisait mine de s'en aller après avoir répété: «Adieu!» la douce petite lui prit la main comme pour la retenir quelques secondes encore, et elle lui dit avec une insistance câline:

— «Vous êtes fâchée?...»

— «Pas du tout,» répondit Henriette avec «un sourire un peu forcé.

— «Si, vous êtes fâchée,» insista l'enfant. Puis, après une hésitation, elle ajouta: «Il ne faut pas en vouloir à maman. Elle ne vous connaissait pas... Maintenant ce sera peut-être changé,» et tendrement: «alors j'aimerais bien être votre amie...»

Il y avait dans cette phrase un tour trop énigmatique pour que la jeune fille n'en fût point frappée. Elle répondit:

— «Pourquoi changé? Votre maman ne nous connaît pas davantage, et comme vous vous en allez?...»

— «Oui,» dit finement Adèle, «mais maman sait bien que vous êtes sa fiancée...» Le souvenir du jeune homme qu'elle avait vu penché sur le lit de sa mère évanouie et que cette dernière avait remercié comme un sauveur ne quittait plus sa pensée depuis ces deux derniers jours, et dans son ingénuité confiante elle demanda: «Est-ce que vous l'attendez? Il va venir?...»

Il y a pour toute âme délicate un scrupule insurmontable à surprendre sur la bouche d'un enfant des secrets dont cette innocence ne soupçonne pas la portée. Mais, si Henriette Scilly était d'une nature trop fine pour ne pas éprouver ce scrupule, elle était aussi trop tourmentée d'incertitudes depuis des jours et des jours, et il lui était impossible de ne pas désirer connaître, n'importe comment, à quelles circonstances, d'elle ignorées, la petite venait de faire allusion.

— «Je ne sais pas bien de qui vous voulez parler,» dit-elle: «vous me demandez si j'attends mon fiancé, M. Francis Nayrac?...»

— «Oui,» répliqua la petite fille, qui se répéta deux ou trois fois à elle-même tout bas comme pour se graver ces syllabes dans la tête: «Francis Nayrac, Francis Nayrac...»

— «Je ne l'attends pas,» reprit Henriette, et elle ajouta, le cœur déchiré par sa propre question: «Alors vous avez fait sa connaissance? Vous lui avez parlé?...»

— «Oh! non,» dit Adèle, «j'ai été trop effrayée quand je suis rentrée et que j'ai vu maman sur son lit, si pâle, si pâle, comme ceci...» et elle abaissa ses paupières sur ses jolis yeux qui avaient vu cette scène dont la révélation bouleversait celle qui l'écoutait, et elle continuait avec l'inconsciente cruauté de son ignorance et de son âge: «Et lui, il était aussi effrayé que moi, il tremblait comme ceci... Il doit être bien bon...»

— «C'était avant-hier, n'est-ce pas?...» demanda Henriette.

— «Oui, avant-hier,» dit la petite fille, qui, toute saisie de la voix altérée avec laquelle cette question lui fut posée, reprit à son tour: «Vous êtes encore fâchée, et contre moi?...»

— «Vers deux heures?...» continua Mlle Scilly.

— «Puisque vous le savez, pourquoi me le demandez-vous?... Maintenant vous me faites peur...,» dit Adèle de plus en plus étonnée par l'inexplicable trouble où son récit jetait la fiancée de Francis. Malgré l'intensité de ce trouble, cette dernière eut le sentiment que la conversation ne pouvait se prolonger. Elle allait, ou fondre en larmes, là, devant la petite, ou lui poser des questions honteuses. Elle eut l'énergie de se dominer, et doucement:

— «Non, je ne suis pas fâchée... Si on vous gronde, dites bien que c'est moi qui vous ai parlé... Et puis profitez de ce beau matin...»

Elle ne put pas prononcer une parole de plus. Elle avait trop mal. Ce qu'elle venait d'apprendre sur Francis dépassait trop follement toutes ses imaginations. L'idée qu'il s'était trouvé au chevet de Mme Raffraye évanouie, tremblant d'épouvante, et qu'il s'en était tu, lui paraissait si invraisemblable, si monstrueuse plutôt, enfin la coïncidence entre cette aventure qu'il avait tenue si étrangement cachée et son départ subit l'angoissait d'une manière si pénible, qu'elle fut sur le point de sortir, d'aller au-devant de lui, pour provoquer une explication tout de suite. Et cependant, cette explication dont elle avait besoin comme de respirer, elle l'attendit jusqu'à deux heures, par cet instinct de délicatesse qui atteste, dans les crises de passion, une naturelle magnanimité. Tout inintelligible, toute douloureuse que lui fût la dissimulation de son fiancé, dont elle venait d'acquérir une preuve aussi soudaine qu'irréfutable, elle l'estimait trop complètement pour croire qu'il eût eu de coupables raisons de se taire. Une créature jeune et vraie comme elle était, porte en elle-même une vertu de confiance qui la rend quelquefois dupe, mais cette confiance la préserve des vilenies et la revêt d'une beauté morale si supérieure aux misères de la prudence humaine, qu'il vaut mieux être trompé ainsi. Durant le temps qui s'écoula entre sa rentrée dans le salon et celle de Francis, Henriette réfléchit que le motif qu'il avait eu de se taire devait tenir à des fibres bien intimes de son cœur. Elle le chérissait, ce cœur, autant qu'elle l'estimait. Elle sentit que ce serait une dureté affreuse de forcer le jeune homme à parler devant la comtesse. Elle eut le courage de contenir sa fièvre intérieure quand elle le vit, et elle s'assit à table comme tous les jours, avec un visage qu'elle s'efforça de rendre paisible, et elle dut subir de la part de son fiancé et de sa mère ces petites gronderies amicales sur un plat refusé ou un verre de vin non touché, qui sont le tendre enfantillage des intimités de ce genre. — Quelle ironie encore quand on a sur l'âme le poids qu'elle y avait! — Elle dut surtout écouter, sans crier, ce dialogue échangé à une certaine minute, à côté d'elle qui savait ce qu'elle savait: — «Marguerite m'a donné de meilleures nouvelles de notre pauvre voisine...,» disait Mme Scilly.

— «Est-ce qu'elle pourra s'installer bientôt dans sa villa?...» demandait Francis. Que cette indifférence avec laquelle il parlait de cette femme, comme si elle lui eût été absolument inconnue, déchira le cœur d'Henriette! Une pareille comédie est le pire des mensonges, le mensonge en actions, le mensonge de tout l'être. Et regarder mentir ce qu'on aime, savoir que derrière ces yeux idolâtrés habite une pensée que l'on vous cache, derrière ce front adoré une âme qui vous trahit, et assister à cette hypocrisie sans un mot de protestation, quel martyre! Ce ne fut que bien tard après le déjeuner et quand sa mère se fut retirée pour mettre sa correspondance au courant, qu'elle put enfin donner libre cours à sa passion, et elle dit à Francis qui se préparait, lui aussi, à sortir:

— «Restez, j'ai à vous parler...»

IX

LES DIVINATIONS D'UNE JEUNE FILLE (Suite)

a passion avec laquelle Henriette venait de prononcer ces mots l'avait secouée tout entière. Elle dut s'asseoir, tant ses pauvres jambes tremblaient. Francis, debout devant elle, la regardait, en proie lui-même à la sensation la plus amère pour les hommes comme lui, pour ces êtres faibles et tendres qui n'ont ni le courage des entières loyautés, ni celui des trahisons sans remords. Il voyait, il sentait souffrir un cœur dévoué, un cœur percé par lui et qui allait se montrer, il le comprenait, dans la sincérité ingénue de cette souffrance. Lorsque cette sensation nous vient d'une femme que nous n'aimons plus, elle est déjà si intolérable que beaucoup, parmi les amants de cette race, ont reculé des années une rupture qu'ils désiraient avec les cruelles énergies de la jeunesse, plutôt que d'entendre ce cri d'une agonie dont ils étaient les bourreaux. Mais quand nous l'aimons, cette femme qui souffre par nous, et d'un amour passionné, quand la voix qui gémit vers nous est celle d'une créature idolâtrée, cette plainte va chercher dans l'arrière-fond de notre personne la plus secrète fibre et la plus blessable. Il n'est pas de résolution alors, si raisonnée soit-elle, qui tienne contre le besoin fou d'apaiser ce soupir, d'essuyer ces larmes, de panser cette plaie que nous ne pouvons pas supporter de voir saigner. Ce ne fut qu'une minute, et déjà Francis s'était mis à genoux devant sa fiancée, il lui prenait les mains, il les lui serrait, il la suppliait:

— «Calmez-vous, Henriette,» disait-il, «si vous m'aimez. Vous me faites trop de mal... Mon Dieu! Comme je vous sens tremblante et tourmentée et à cause de moi!... Regardez-moi, voyez comme je vous aime cependant. Écoutez comme je vous parle avec tout mon cœur. Parlez-moi aussi avec le vôtre... C'est mon départ qui vous désespère? Mais croyez-vous qu'il ne me désespère pas moi-même? D'être loin de vous me sera si dur, que je ne pourrai jamais m'y décider si je dois penser que je vous laisse dans un pareil chagrin... Mon Dieu! Elle ne me répond pas!» s'écria-t-il comme elle continuait de se taire et qu'elle tremblait davantage encore. Et oubliant ses réflexions de la veille» oubliant ses conflits intimes, ses combats, son martyre, oubliant ses récentes fautes et la certitude de ses fautes prochaines pour ne plus apercevoir que la possibilité de rallumer dans ces prunelles douloureusement fixes un éclair de joie: «Voulez-vous que je ne parte pas,» reprit-il, «que je demeure avec vous jusqu'à la date que nous avions fixée?... Après tout, je ne suis pas malade. Je ne le serai pas. Pourvu que vous soyez heureuse, que vous me souriiez comme autrefois, je retrouverai toute ma force, toute ma santé... Si c'est cela que vous vouliez me demander, prononcez un mot, un seul, et c'est promis. Je reste... Mais ne tremblez plus, ne souffrez plus. Ne souffre plus, mon unique amour...»

Il avait parlé, non pas avec tout son cœur comme il avait dit, mais avec les parties les plus humaines de son cœur et les plus nobles. Spontanément, presque involontairement, follement, il s'était jeté au-devant de la prière qu'il avait cru lire sur la bouche d'Henriette sans même qu'elle l'eût formulée. Délicate et frémissante bouche et qui lui donna le sourire qu'il implorait, il ne soupçonnait pas quelle réponse allait en sortir! Les deux mains d'Henriette se dégagèrent. À son tour elle saisit Francis, lui prenant la tête et se penchant sur lui pour le regarder, elle aussi, avec la sauvage ardeur que les premières souffrances et l'éveil de la passion avaient allumée dans son être, jusque-là si équilibré, si harmonieux. Une infinie reconnaissance émanait de son visage ému pour la preuve qu'elle recevait et que sa naïveté prenait pour une preuve de tendresse. Puis avec la douceur de cette gratitude dans sa voix et dans son geste:

— «Merci, Francis, mon Francis,» dit-elle enfin. «Ah! Quel poids vous m'avez enlevé de là.» Et elle montra sa poitrine. «Comme vous êtes bon pour moi! Comme vous m'aimez! C'est donc vrai? Vous n'aviez pas pour me quitter une autre raison que vous ne vouliez pas que je sache?... Mais vous partirez comme le docteur vous a prescrit de partir,» insista-t-elle en souriant de nouveau, et, avec un rien de coquetterie fière, elle ajouta: «Je ne suis pas une femme si peu courageuse, et du moment que votre santé exige que vous vous en alliez, je me croirais bien lâche de ne pas accepter bravement cette séparation... Vous vous êtes trompé sur moi si vous avez pensé que je vous ai retenu pour vous demander de vous sacrifier à ce qui serait le plus misérable des égoïsmes... Ce n'est pas tant de ce départ que je souffrais. C'était surtout de ne pas en savoir le vrai motif, de croire du moins que je ne le savais pas. C'était surtout de ne pas vous comprendre... C'est trop affreux de douter quand on aime!...»

— «À mon tour je ne vous comprends pas,» interrompit le jeune homme. L'évidence venait de s'imposer à lui que des soupçons avaient traversé l'esprit d'Henriette. Il en frémit tout d'un coup jusque dans la racine de son être. Il n'eut pas le temps, d'ailleurs, d'hésiter sur la nature de ces soupçons, car la loyale jeune fille, et qui n'avait jamais menti, n'essaya pas une seconde de ruser avec son fiancé.

— «Naturellement vous ne pouvez pas me comprendre,» répondit-elle à l'interjection de Francis avec un nouveau sourire, «j'ai été folle... Je le sens maintenant que je vous ai retrouvé. Car je vous ai retrouvé... Vous m'avez fait chaud à tout le cœur en me parlant comme vous m'avez parlé. Vous avez déchiré ce voile que je sentais flotter entre nous depuis quelques jours. C'est si étrange à dire: il me semblait que vous n'étiez plus vous. Enfin, je savais que vous ne me disiez pas toute la vérité, mais vous me la direz maintenant, n'est-ce pas? Vous m'expliquerez ce que vous m'avez caché et pourquoi vous me l'avez caché? Et c'en sera fini de ce cauchemar... Il m'a tant tourmenté ces derniers jours, que si vous aviez dû vous en aller sans que nous eussions eu cette conversation, je ne sais ce que je serais devenue. Je souffrais trop!...»

— «Que faut-il que je vous explique?» dit Francis d'une voix presque éteinte, et il ajouta: «Interrogez-moi,» avec un trouble trop significatif pour que la jeune fille ne sentît pas se briser du coup l'élan passionné qui l'avait soulevée vers l'espérance d'un complet renouveau de leur intimité.

— «Comme vous venez encore de me parler autrement!» dit-elle. «Puisque vous m'aimez, ne pouviez-vous m'épargner cette douleur de vous questionner?... C'est si dur d'avoir l'air de se défier...» Et, mettant à ce discours une énergie où se révélait la force de caractère que les êtres très droits trouvent toujours à leur service dans les moments difficiles: «Mais c'est vrai que je me suis défiée. J'ai passé la journée d'hier à vous regarder comme je ne vous avais jamais regardé, tant cette idée que vous n'étiez pas sincère avec moi me bouleversait! Vous m'aviez quittée si mal ce vendredi. Vous étiez rentré si tard avec un visage... qui mentait...» Sa voix se fit forte pour prononcer le mot terrible et pour continuer: «Ah! pardonnez-moi, il faut que je vous dise tout ce que j'ai là, toutes les misères auxquelles cette impression m'a entraînée... Tout d'un coup maman a parlé devant vous de notre voisine d'en haut..., de cette Mme Raffraye, la mère de notre adorable petite amie. J'ai cru vous voir tressaillir. Vous savez, j'étais dans une de ces dispositions où les moindres choses vous semblent des signes et grandissent, grandissent... Je suis demeurée très étonnée que vous parussiez troublé par le nom de cette femme que vous ne connaissiez pas. Je n'y aurais pourtant pas pensé davantage si je n'avais, ce matin, rencontré cette petite Adèle avec sa bonne. Il m'a semblé cette fois qu'elle m'évitait, comme si Mme Raffraye avait recommandé que son enfant ne me parlât point... C'était une idée insensée. Je ne sais pas comment j'ai mis ensemble cette défense et l'émotion que j'avais observée ou cru observer en vous... Enfin, tout à l'heure j'étais seule... J'ai vu cette enfant qui jouait dans le jardin et je n'ai pas pu me retenir de descendre afin de lui parler, afin de savoir... Dieu! Que j'ai honte!» ajouta-t-elle en se prenant le front dans ses deux mains. «Oui, je suis descendue, je lui ai parlé, et ce qu'elle m'a dit a fini de m'affoler au point que j'ai voulu avoir cette conversation avec vous, là, tout de suite. Je vous en conjure, Francis, ne me laissez pas dans cette angoisse! Quelle que soie la raison que vous ayez eue pour nous cacher, à maman et à moi, que vous connaissiez Mme Raffraye, que vous l'aviez secourue dans sa crise, dites-la-moi, cette raison... Pensez que je suis votre fiancée, que je vais être votre femme, que j'ai le droit de tout savoir de vous, comme vous avez celui de tout savoir de moi... Mais ce n'est pas au nom de ce droit que je vous parle, c'est au nom de notre amour, au nom de notre chère intimité, au nom de ma peine... Je vous le répète, j'en ai eu trop quand je vous ai soupçonné de me mentir...»

À mesure qu'elle racontait, avec cette éloquence de l'accent qui prête de l'éloquence aussi aux termes les plus simples, cette touchante et naïve histoire, ses douloureuses susceptibilités de cœur, ses luttes, ses trop perspicaces divinations, cette démarche pour elle presque coupable, elle pouvait voir la pâleur de la mort envahir le visage de Francis et une invincible terreur décomposer ses traits si contractés depuis quelques jours. Ce qu'il avait le plus redouté, la découverte par Henriette d'une relation quelconque entre lui et Pauline, s'était donc réalisé. Et cette découverte, si périlleuse pour l'avenir de son bonheur, quel en avait été l'instrument? Cette innocente enfant, abandonnée par lui depuis tant d'années, cette gracieuse et tendre petite fille, — sa fille, — dont la seule présence sous le même toit que lui l'avait bouleversé, dont la seule vue l'avait comme déraciné de la résolution à laquelle il se tenait si énergiquement attaché depuis tant d'années. Qu'elle fût encore la cause inconsciente de cet épisode décisif dans la tragédie où il se trouvait engagé, c'était de quoi lui infliger d'une manière trop forte ce frisson d'une fatalité expiatrice qui le remuait à chaque nouvel incident depuis plusieurs semaines. — Ah! Jamais comme aujourd'hui! — Non, jamais il n'avait senti à ce degré son impuissance à s'échapper de ce passé qui refluait sur lui toujours, comme la marée reflue sur le malheureux qu'elle a une fois surpris, le renversant d'un coup de lame quand il se relève, l'enveloppant de houle quand il court, l'aveuglant d'écume quand il cherche un rocher où s'appuyer, l'assourdissant de clameurs quand il appelle. Fut-ce l'impression subie ainsi d'une inévitable destinée, qui paralysa chez le jeune homme l'énergie d'une dernière défense? Fut-ce la mortelle lassitude de l'hypocrisie, qui, devant certaines enquêtes trop pressantes, nous fait renoncer en quelques minutes au bénéfice de longs et savants mensonges? Fut-ce l'horreur de tromper davantage un être aussi droit, aussi loyal, aussi désarmé que venait de se montrer Henriette? Fut-ce l'impossibilité de se défendre sans mêler Pauline à cette défense? Fut-ce enfin l'évidence d'une catastrophe certaine et dans laquelle il pouvait du moins sauver, par un suprême retour de franchise, ce qui lui restait d'honneur sentimental? Toujours est-il qu'au lieu de s'acharner à d'inutiles et dégradantes protestations, il répondit d'une voix devenue sourde, âpre et brève:

— «Il est parfaitement vrai que je connais la personne dont vous venez de me parler, parfaitement vrai que je me suis trouvé dans sa chambre avant-hier, occupé à la secourir, et parfaitement vrai aussi que je devais vous le dire, à votre mère et à vous... Quant à la raison qui m'en a empêché, n'insistez pas pour que je vous la donne. Je ne vous la donnerai pas. Je ne peux pas vous la donner...»

— «Vous ne pouvez pas!...» répéta Henriette. «Et c'est vous qui tremblez maintenant, vous qui pâlissez, vous qui avez peur!... Il faut donc qu'elle soit bien grave, cette raison? Elle vous touche de bien près pour que je vous voie dans cet état?... Mon Dieu!» ajouta-t-elle, «cette folie me reprend. Je vous en supplie, Francis, à mains jointes!... Jurez-moi du moins que vous ne connaissiez pas cette personne avant ce jour-là, que vous ne l'aviez pas rencontrée autrefois. Jurez-le-moi. Je vous croirai. Je ne vous demanderai plus rien... Je supporterai tout, mais pas cette idée...»

— «Je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous répondre,» fit le jeune homme.

— «Ainsi, vous la connaissiez!...» continua Henriette avec égarement, «Elle est arrivée ici. Nous en avons parlé devant vous et vous vous êtes tu. Nous avons rencontré sa fille, j'ai causé de sa mère avec cette enfant devant vous et vous vous êtes tu... Je me le rappelle maintenant, c'est depuis le séjour de cette femme à Palerme que vous avez commencé de changer... Ah! mon bon Dieu,» s'écria-t-elle en serrant ses mains l'une contre l'autre dans un geste de désespoir, «faites-moi la grâce que je ne devienne pas jalouse... C'est trop honteux...»

— «Dominez-vous, Henriette,» interrompit le jeune homme avec épouvante, «je vous en supplie. J'entends votre mère qui ouvre la porte. Je ferai tout mon possible pour vous parler, je vous le promets... Mais, par grâce, pas devant elle!...»

Ce coupable cri par lequel il invitait la jeune fille à se cacher de sa mère, fut la dernière lâcheté que Francis devait avoir à se reprocher. Il faut dire, à son excuse, qu'il était physiquement et moralement à bout de forces et qu'il se sentait incapable de repousser en ce moment l'inquisition de la comtesse ajoutée à celle d'Henriette. Il ne s'était pas trompé, c'était bien Mme Scilly qui entrait, tenant à la main une lettre qu'elle venait d'écrire. Elle croyait Francis et sa fille retirés chacun dans sa chambre, comme c'était l'habitude, presque la règle de leur intimité à cet instant de la journée. Elle demeura donc surprise de les trouver silencieux en face l'un de l'autre, visiblement gênés par elle, et haletants sous l'émotion de leur entretien brisé. Elle n'avait pas entendu leurs dernières paroles, mais leur attitude suffisait pour lui faire comprendre qu'elle arrivait au milieu d'une scène. Et quel motif avait pu la provoquer, cette scène, sinon une plainte d'Henriette sur le départ précipité de Francis? Mme Scilly les en gronda tous les deux, et aussitôt, avec d'autant plus de tendresse qu'elle avait, dans son caressant esprit de mère indulgente, imaginé un moyen de rendre à sa fille ces deux ou trois semaines qu'elle semblait tant regretter:

— «Je vois que mes deux enfants n'ont pas été sages,» dit-elle en secouant sa tête grisonnante. «Dans quel état je vous retrouve, pour un quart d'heure que je vous ai laissés, et vous saviez que vous ne deviez pas rester seuls. Votre punition sera de vous confesser... De quoi parliez-vous, ou plutôt sur quoi vous querelliez-vous?... Tu ne réponds pas, Henriette, et vous, Francis, vous vous taisez... Comme si je n'avais pas déjà deviné ce que vous n'osez pas me dire! Toi, Henriette, tu faisais ce que je t'ai tant défendu l'autre jour. Tu n'étais pas raisonnable et tu lui reprochais son départ, et lui, il te désespérait davantage en se désespérant de son côté, et vous aviez tort tous les deux... Je voulais vous faire une petite surprise,» continua-t-elle en montrant sa lettre, «et je venais d'écrire à Girgenti afin d'y retenir un appartement pour le 3... Vous ne comprenez point? Quand je vous ai vus tous deux si malheureux de ce départ, dès avant-hier, j'ai voulu parler, moi aussi, au docteur Teresi. Je l'ai fait causer ce matin même. Il m'a dit que vous étiez souffrant, mon pauvre Francis, mais que l'imagination entrait pour la moitié dans votre souffrance. Il est d'avis qu'un déplacement, quel qu'il soit, suffira amplement pour vous remettre. Au lieu de vous laisser partir seul pour Paris, c'est nous qui partons avec vous pour ce tour de Sicile qui nous a déjà tentés et que le docteur me permet. Nous voyons Girgenti, Catane, Taormina, Syracuse, et nous gagnons de la sorte le 20 ou le 25. Vous ne serez ni l'un ni l'autre frustrés d'un jour. Si cette combinaison ne remet pas un peu de gaieté sur ces deux figures d'enterrement, c'est que vous avez bien envie de vous faire souffrir l'un l'autre. Allons, souriez-vous en me souriant et que ce soit fini...»

Le contraste était trop poignant entre l'état moral des deux fiancés et le ton de simple bonhomie avec lequel la comtesse avait formulé cette proposition d'un voyage, autrefois leur secret désir, puis dont ils n'avaient pas voulu parler par égard pour la santé de leur chère malade. Pour Francis surtout, ce discours de celle qui l'appelait son enfant fut trop cruel à écouter. Il venait d'y retrouver cette simplicité familiale d'esprit, de cœur et d'existence qui lui était, depuis six mois, un enchantement; comme il retrouva tous les dangers de sa situation présente dans l'accès de sensibilité nerveuse par laquelle Henriette répondit aux phrases si tendres de sa mère. Elles avaient touché trop profondément la pauvre fille, encore affolée par la conversation de tout à l'heure. Elle se prit soudain à éclater en sanglots, et elle se jeta dans les bras de la comtesse en criant de désespoir à travers ses brûlantes larmes:

— «Que vous êtes bonne, maman, et que je vous aime!... Mais je ne peux pas supporter plus longtemps ce chagrin... Ah! je suis trop, trop malheureuse...»

— «Quel chagrin?» disait la mère. «Trop malheureuse? Qu'as-tu donc? Francis, qu'a-t-elle donc?...» Et elle pressait, elle berçait sa fille contre son cœur. Elle lui prodiguait les mots de tendresse, jusqu'à ce qu'elle vit que cette crise de larmes et de douleur menaçait de se prolonger. Elle dit alors à Nayrac, en forçant Henriette à marcher, en la portant plutôt qu'elle ne la soutenait: «Ouvrez-moi, mon ami. Je vais la conduire à sa chambre et la faire un peu reposer sur son lit... Vous m'attendez, n'est-ce pas?...»

Quand il eut refermé la porte qui du salon conduisait à la chambre de Mme Scilly, laquelle communiquait elle-même avec la chambre d'Henriette, le jeune homme se laissa tomber comme vaincu sur une chaise, et il songea, le coude appuyé à la table où tant de fois il avait contemplé Henriette en train de se pencher sur un billet ou sur un livre, avec l'or de ses beaux cheveux blonds qui brillait dans le soleil. Et maintenant elle était dans une pièce toute voisine, qui se serrait sans doute avec plus de tendresse qu'elle n'avait fait en sa présence contre le cœur de sa mère, et elle lui racontait, à cette mère soudain épouvantée, à la suite de quel entretien d'un si étrange mystère ce désespoir l'avait prise. Encore quelques battements de la pendule que Francis entendait en ce moment remplir de son bruit régulier le silence du salon, et la comtesse serait là devant lui qui l'interrogerait comme Henriette l'avait interrogé. Que répondrait-il? Refuserait-il une seconde fois de s'expliquer ou bien imaginerait-il un nouveau mensonge? Il y en avait un qui le sauverait, mais bien infâme. Il pouvait dire qu'il avait connu Mme Raffraye autrefois, qu'il la savait une femme peu recommandable, qu'il n'avait jamais voulu renouer ses relations avec elle à cause de cela, et pour ne point lui permettre d'entrer elle-même en relations avec Mme Scilly. Il accuserait ainsi Pauline, alors précisément qu'il venait d'être bouleversé jusqu'au fond de son être par son cri de révolte et d'innocence! Et serait-il seulement sauvé? Ne devrait-il pas, et tout de suite, greffer sur ce mensonge un autre mensonge? Il faudrait expliquer pourquoi et comment il s'était trouvé dans la chambre de la malade. Qu'il était las de ces tromperies dont chacune produisait à son tour une nouvelle nécessité de tromper encore! Qu'il était las surtout de sentir qu'il ne doublerait ce cap dangereux, s'il le doublait, que pour retrouver de l'autre côté la tempête de son propre cœur! Depuis qu'il avait pris sa résolution de partir, il l'avait trop éprouvé, la plaie dont il souffrait ne se fermerait pas par la distance, cette plaie ouverte en lui par la subite et foudroyante sensation de sa paternité. Il avait déjà en pensée, et dès la première minute de cette résolution, amèrement souffert à l'idée qu'il ne reverrait plus jamais la petite Adèle, comme il avait souffert, comme il souffrait, de l'étrange remords dont l'avait accablé la protestation d'innocence si poignante de son ancienne maîtresse. On dit cependant que tout s'abolit dans un cœur qui aime, — oui, tout, excepté cet amour. Il l'avait cru, lui aussi, autrefois, dans la période enivrée de ses chères fiançailles, et voici qu'à cet instant même où il se demandait, avec une angoisse affolée, comment il allait défendre son amour, il ne pouvait s'empêcher de tenir compte d'autres émotions, inconciliables avec cet amour. Il eut alors, devant l'évidence du désarroi de son être moral, un sursaut d'horreur pour lui-même. Il se rappela qu'à quarante-huit heures de distance il avait vu pleurer avec un désespoir pareil Pauline et Henriette, la misérable complice de ses égarements d'autrefois et la virginale amie de ses nouveaux jours. Et il gémit en se prenant le visage dans ses mains: «Je ne sais donc que faire souffrir!...» Quelles conditions pour se débattre et dissimuler quand la comtesse reviendrait lui poser les inévitables questions qui mettraient au jour l'incohérence douloureuse de ces dernières semaines! Mais déjà le temps avait marché. La porte du salon se rouvrait et Mme Scilly était devant le jeune homme qui relevait la tête pour l'écouter parler de sa voix toujours indulgente et si confiante, encore à ce moment:

— «Henriette est plus calme. J'ai pu la laisser seule... Mais, Francis, comme je vous gronderais, si je ne vous voyais pas si remué vous-même! Je vous l'ai répété souvent: vous ne la ménagerez jamais assez. Elle est si follement sensible, et pas très forte... Que lui aviez-vous dit qui ait pu la mettre dans cet état?...»

— «Elle ne vous l'a donc pas raconté elle-même?...» interrogea Francis.

— «Non,» répondit la mère. «Je n'ai pas obtenu d'elle un seul mot, sinon parmi des sanglots, à croire qu'elle allait être brisée, cette phrase toujours et toujours: — C'est fini. Mon Dieu! c'est fini... — Qu'est-ce qui est fini? questionnais-je, et pourquoi? — Alors elle s'arrêtait de me parler. Je voyais qu'elle faisait un effort surhumain pour se dominer, et, quand je l'ai quittée, toute sa pensée n'était que pour vous. Elle m'a suppliée de ne rien vous reprocher, de ne rien vous demander... Comme elle vous aime et comme vous seriez coupable si vous la rendiez malheureuse!...»

Ainsi, même dans cette agonie de son chagrin, la tendre enfant avait trouvé la force de se préoccuper de lui. Elle avait obéi à son injonction de ne pas livrer son secret à sa mère. Et cette mère, quelle inépuisable bonté, quelle croyance en lui elle lui montrait, quand il méritait si peu l'une et l'autre! Aucun soupçon qu'il pût être coupable d'une faute un peu grave n'avait seulement effleuré son esprit, et il était si coupable cependant, il avait manqué d'une manière si perfide au pacte de loyauté conclu entre eux par ses fiançailles! Mais elle continuait tout simplement:

— «Voyons, Francis, vous ne devez pas tous les deux finir cette année, votre première année, sur des scènes semblables... S'il y a un malentendu de vous à elle, il faut qu'il s'efface... Il le faut aussi pour moi.» ajouta-t-elle d'une voix plus émue. «De voir Henriette comme je l'ai laissée et de vous voir comme je vous retrouve m'aurait bien vite fait perdre ce que j'ai repris de force par vous autant que par ce soleil, parce que je vous savais, que je vous sentais heureux. Je vous aime tant, elle et vous. Je vous unis dans une affection si vraie. J'ai un peu droit à votre bonheur... Allons, confessez-vous,» conclut-elle en prenant la main du jeune homme et en la lui serrant.

— «Si je pouvais!...» s'écria-t-il avec un accent déchirant. Lorsqu'on étouffe de silence comme lui et depuis des jours, une sympathie exprimée avec cette délicatesse nous remue trop profondément! Elle nous entre trop avant dans le cœur. Nous avons un tel besoin d'être plaints, que ce cœur s'ouvre tout entier pour recevoir cette pitié qui lui arrive, et, ainsi ouvert, l'aveu que nous voulions le plus retenir s'en échappe, comme les larmes tombent des yeux, irrésistiblement. Quant a Mme Scilly, ce cri jeté par Francis acheva de lui faire comprendre qu'il ne s'agissait pas entre les deux jeunes gens d'une de ces querelles d'amoureux, dont les chagrins puérils font sourire et soupirer à la fois les personnes de son âge. Un drame intime se jouait entre eux, qu'elle ne soupçonnait même pas. Elle s'assit auprès du jeune homme sans lâcher sa main et elle insista, car elle sentait, avec son instinct de femme, qu'il allait s'abandonner, à condition qu'elle trouvât, pour lui prendre son secret, les mots vraiment justes:

— «Si vous pouviez!... Mais n'êtes-vous pas mon fils? Ne suis-je pas votre mère?... J'en ai pour vous toute la tendresse. J'en aurai pour vous toute l'indulgence. Si elle était là, votre véritable mère, garderiez-vous ce pli sur votre front, cette tristesse dans vos yeux, ce silence sur votre bouche, ce poids sur votre cœur?... Non, vous lui diriez: Mère, je souffre, et elle vous panserait, elle vous bercerait, elle vous guérirait.»

— «Ne me parlez pas ainsi,» dit le jeune homme en se levant et en dégageant sa main, «cela me fait trop de mal. Vous ne savez pas ce que vous me demandez. Vous ne me connaissez pas, ni la nature de ces secrets que vous croyez pouvoir plaindre... Laissez-moi m'en-aller, fuir Palerme, fuir Henriette, vous fuir, tout fuir. C'est ma seule chance de rester un homme d'honneur...»

— «Non,» répondit la comtesse en se levant à son tour, «vous n'agiriez pas en homme d'honneur si vous ne me parliez pas maintenant avec franchise. Et moi aussi j'ai trop mal, et vous ne pouvez pas me laisser avec cette inquiétude que vous venez d'éveiller en moi... Quand vous m'avez demandé la main d'Henriette et que je vous ai dit oui, rappelez-vous avec quelle estime je vous ai accueilli, avec quelle confiance. Vous ai-je questionné sur quoi que ce soit? J'étais sûre, comme je suis sûre maintenant, que s'il y avait eu quelque obstacle à l'honnêteté absolue de votre mariage, vous me l'auriez dit. Si un événement quelconque est survenu, capable de vous arracher des cris comme celui que vous avez jeté, vous devez le déclarer aujourd'hui à la mère de votre fiancée. On ne se marie pas avec des secrets sur la conscience d'une si douloureuse gravité... Vous parlez d'honneur. Il est tout entier, cet honneur, dans la franchise absolue à certaines heures et dans certaines situations. C'est cette franchise que j'ai le droit de réclamer de vous et je la réclame...»

Elle avait parlé avec l'autorité d'une mère soudainement atteinte dans ce qu'elle a de plus précieux au monde, l'avenir de sa fille. Car les paroles insensées de Francis avaient fini de l'épouvanter. Le rappel qu'elle avait fait de leur entretien six mois auparavant, à l'époque de la demande en mariage, alla frapper le jeune homme dans les portions les plus délicates de son sens moral. Cette âme, obsédée de sentiments contradictoires, agonisante d'incertitude, bourrelée de remords, se retourna tout entière d'un coup, comme il arrive aux caractères à portions faibles et à portions nobles dont ces volte-face subites sont la dernière fierté. Tandis que Mme Scilly parlait, il s'était mis à marcher dans le salon. Il s'arrêta tout d'un coup, et tristement:

— «Vous avez raison,» dit-il, «l'honneur est tout entier dans la franchise, et voilà près d'un mois que j'y manque vis-à-vis de vous et d'Henriette. C'est pour n'y pas manquer davantage que je voulais partir. Mais aujourd'hui c'est vrai, vous ne pouvez pas me laisser m'en aller et je ne peux pas m'en aller ainsi. Vous venez de me parler d'un jour sacré pour moi, celui où je vous ai demandé Henriette. Ce jour-là, du moins, sachez-le, je n'ai pas manqué à cet honneur. Je l'aimais. Elle m'aimait. Je sentais palpiter en moi toutes les forces de l'espérance et du dévouement. Je me croyais libre de recommencer ma vie.» Il ajouta, avec un visible et douloureux effort: «Je ne l'étais pas...» Il se tut, puis sur un geste de Mme Scilly: «Oh!» continua-t-il, «je ne trahissais, je n'abandonnais personne en voulant me marier. Croyez que je me suis trop respecté, que j'ai trop respecté votre fille pour avoir, dans un si court espace de temps, passé d'une rupture à des fiançailles... Je n'avais eu dans ma vie, avant de rencontrer Henriette, qu'un seul sentiment digne de ce nom d'amour. Oui, j'avais aimé passionnément, follement, une femme qui ne m'était plus de rien, que je croyais ne m'être plus de rien. Il y avait des années entre cette passion et moi... J'étais sincère, bien sincère, en me croyant dégagé de tout devoir envers elle, surtout après ce qu'elle m'avait fait souffrir...»

— «Ne continuez pas,» interrompit la comtesse, «c'est l'éternelle histoire des jeunes gens. Vous avez eu une liaison indigne de vous. Cette créature a su que vous alliez vous marier. Elle avait des lettres de vous entre les mains. Elle vous a menacé de me les envoyer, de les envoyer à Henriette. Vous savez cette chère petite infiniment sensible. Vous me croyez très sévère. Vous avez pris peur. Vous avez perdu la tête et vous avez voulu courir à Paris lui racheter votre correspondance... Vous ai-je raconté votre histoire, ou presque?... Ce sont de tristes faiblesses que celles de la vingt-cinquième année, pour vous autres hommes. Mais vous n'aviez ni votre mère, ni votre père, et du moment qu'il n'y a pas d'enfant, pas d'être innocent qui porte le poids de cette faute... Car s'il y avait eu un enfant, vous me l'auriez dit, cela je le sais...»

Elle affirmait ainsi, la noble femme, une certitude qu'elle était loin d'avoir à ce degré, car elle avait fixé Francis avec angoisse en prononçant ces derniers mots. Il secoua la tête avec une mélancolie plus grande encore, et il reprit:

— «Vous voudriez m'éviter le chagrin d'un aveu détaillé, je vous en remercie. Mais j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Il y a un enfant, une petite fille, et la mère était mariée... Vous voyez bien que j'avais raison de vous dire tout à l'heure que vous ne soupçonniez pas la nature du secret que vous me demandiez. Vous voyez bien que vous ne me connaissiez pas, ni mon passé. Une pareille aventure est simple et banale dans le monde où j'ai vécu. Je comprends que les mensonges et les trahisons qu'elle suppose fassent horreur à une sainte comme vous l'êtes. Et pourtant si je pouvais vous raconter par le détail ces funestes amours, leurs amertumes, les défiances et les jalousies dont j'ai été empoisonné pendant des années, les scènes sur lesquelles ma maîtresse et moi nous sommes séparés, je vous le jure, vous me plaindriez plus encore que vous ne me condamneriez. J'ai douté d'elle. Je suis arrivé à la persuasion qu'elle m'avait trahi. Je l'ai quittée. Je vous le répète, des années étaient tombées sur cette passion. Je ne dirai pas que je l'avais oubliée, mais certes j'étais de bien bonne foi en la croyant pour toujours finie...»

— «Et vous venez de dire qu'il y a une enfant?» interrompit la comtesse.

— «Je vous ai dit que j'avais douté de la mère,» répondit-il, «j'ai douté de l'enfant, ou plutôt non, j'ai été persuadé que je n'étais pas son père.»

— «Et maintenant?...»

— «Maintenant, je sais que je suis son père...»

— «Et c'est dernièrement que vous avez acquis la preuve de cette paternité?...»

— «Il y a quelques semaines.»

— «Ici, alors?...»

— «Ici...»

— «Vous êtes donc entré de nouveau en relations avec cette femme?...»

— «Oui,» répondit le jeune homme.

— «Et vous avez pu faire cela!» s'écria Mme Scilly en joignant ses mains, «quand vous viviez auprès de nous, auprès de moi qui vous ai donné ce que j'ai de plus cher au monde, auprès de cet ange de pureté qui vous a donné, elle, tout son cœur!... Mais quel homme êtes-vous en effet pour n'avoir pas compris qu'à la première lettre reçue de cette femme vous deviez me parler?...»

— «Elle ne m'a pas écrit,» dit Francis.

— «Alors... elle est venue à Palerme... Vous l'avez vue?...»

— «Oui,» répondit-il.

— «Dans cet hôtel?...»

— «Dans cet hôtel...»

Ils se regardèrent une minute de nouveau, sans plus parler, lui, avec des yeux presque suppliants, qui lui demandaient de deviner ce qu'il souffrait trop de dire, elle, avec un regard épouvanté de deviner réellement. La comtesse rompit la première ce cruel silence:

— «Non,» dit-elle, «ce n'est pourtant pas possible... Vous n'auriez pas laissé Henriette parler à cette petite comme elle a fait, si ç'avait été votre fille...» Et comme Francis baissait la tête, elle s'écria: «Ainsi, cette femme, c'est Mme Raffraye. Cette enfant, c'est... Ah! la malheureuse!...»

— «Vous savez tout maintenant,» répondit le jeune homme, «et vous pouvez comprendre mon agonie de ces dernières semaines. Quand j'ai vu ce nom: Pauline Raffraye, sur la liste des étrangers affichés dans le vestibule de l'hôtel, j'ai pensé devenir fou de terreur. J'ai cru qu'elle venait ici pour se jeter entre Henriette et moi, pour m'arracher à mes saintes, à mes pures amours, au nom de ce triste passé. Après tout, elle avait été ma maîtresse et je l'avais quittée brutalement... Elle pouvait vouloir se venger. J'ai eu l'idée de vous parler alors comme je vous parle aujourd'hui. Je n'ai pas osé. Vous me disiez tout à l'heure que je vous croyais sévère. C'est vrai, et c'est vrai surtout que je vous respectais trop profondément. La pensée seule de vous raconter l'histoire de cet horrible adultère me répugnait tant!... Puis j'ai vu que Mme Raffraye vous évitait. J'ai compris qu'elle se trouvait à Palerme et dans notre hôtel par un de ces invraisemblables hasards qui vous font croire à une destinée. Elle en souffrait évidemment autant que moi. J'ai jugé l'aveu inutile. Je me sentais si fort de mon culte pour Henriette! D'ailleurs, je n'avais jamais vu l'enfant. Cette petite fille était née après notre rupture. Je vous répète que je ne me croyais pas son père. Toutefois, c'est vrai, je n'étais pas absolument sûr que je ne l'étais pas... Et voici qu'un jour j'ai su, par Henriette même, que cette petite fille, dont je n'avais jamais voulu m'occuper, à cause de ce doute et de cette horrible possibilité, ressemblait à ma sœur d'une ressemblance frappante. Vous pensez si j'ai été remué. Je l'ai vue, cette petite fille. J'ai vu mon sang. Ç'a été une de ces révélations foudroyantes qui envahissent d'un coup tout le cœur. Vous ne pouvez pas vous rappeler. Je vous avais quittées sur le prétexte d'aller à la Banque, je me suis fait conduire droit au jardin de l'hôtel en bas... J'y suis entré haletant d'une curiosité défiante, j'en suis sorti convaincu. C'était ma fille!... Depuis ce moment, c'en a été fait de mon bonheur. J'ai lutté, lutté afin de ne pas revoir cette enfant, pour qui je ne pouvais rien. Je l'ai revue. J'ai voulu revoir la mère. Quelle scène et dans laquelle j'ai entendu, avec une agonie de remords qui a fini de m'affoler, cette femme que j'ai aimée, ah! éperdument, protester de son innocence, avec quel accent!... Si elle n'a pas été coupable, si je l'ai condamnée sur des apparences, qu'ai-je fait?... Cette idée m'a été un nouveau couteau enfoncé dans la place la plus blessée de mon cœur... C'est alors que je me suis décidé à m'en aller. Et je serais parti, et sauvé peut-être, si cette inévitable destinée n'avait voulu que ce matin même Henriette, pendant que nous étions à la messe, causât, avec qui? avec la petite Adèle qui lui a tout naïvement révélé ma présence chez sa mère... Quand je l'ai entendue là, tout à l'heure, qui me demandait pourquoi je lui ai caché cette visite, quand j'ai vu que l'instinct de son amour avait pénétré mon trouble de ces cinq affreuses semaines, quand j'ai constaté que tous ces mensonges, tous ces débats intérieurs, toutes ces luttes n'avaient pas empêché la rencontre fatale et irréparable entre mon présent et mon passé, entre ma chère fiancée et celle que vous appelés si bien la malheureuse, alors j'ai perdu la force de me défendre davantage... J'ai encore eu le courage, par dernière honnêteté, de ne pas mentir tout en refusant de répondre... Ah! madame, aidez-moi. Maintenant que vous savez toutes mes fautes et toutes mes douleurs, que votre génie de mère empêche du moins que le contre-coup n'arrive jusqu'à Henriette!...»

— «Hélas! est-ce que je le peux?» répondit Mme Scilly avec un véritable désespoir, elle aussi. «Quand elle m'interrogera, que trouverai-je à lui répondre? Et vous n'avez pas compris cela, que votre premier devoir, dans une pareille situation, était justement de tout faire pour que votre fiancée l'ignorât, que moi seule j'avais qualité pour vous y aider... Seigneur! Que vous êtes coupable! Ah! ma pauvre, ma pauvre enfant!...»

Tandis qu'elle traduisait par ces mots entrecoupés, — elle si décidée d'ordinaire, si maîtresse d'elle-même et si énergique quand il s'agissait des choses essentielles, — le bouleversement où l'avait jetée cette atroce et si soudaine confession, elle vit que la physionomie de Francis se décomposait, que ses yeux devenaient fixes et que de la main il lui montrait un objet d'épouvante. Elle se retourna dans la direction de ce geste, et elle s'aperçut que la porte qui séparait sa chambre du salon était entr'ouverte. Elle se souvint distinctement de l'avoir refermée en entrant, avec le soin d'une personne qui se prépare à un entretien confidentiel. Puis cet entretien avait commencé, et ils avaient été enveloppés, elle et Francis, dans un de ces tourbillons d'émotion qui abolissent presque l'usage des sens. Quelle main avait ouvert cette porte pendant qu'ils prononçaient des phrases dont la moindre pouvait être meurtrière pour une personne à laquelle ils pensèrent tous deux en se regardant, mais sans dire son nom? Tous deux avaient eu au même moment cette même imagination sinistre... Henriette arrivant pour empêcher tout reproche trop sévère de la comtesse à Francis, tournant le bouton de cette porte, et puis entendant les terribles aveux de son fiancé. Mais si elle les avait écoutés, ces aveux, elle, la délicatesse même, et à qui un pareil procédé pour savoir la vérité faisait certainement horreur, c'est que le saisissement des premiers mots surpris de la sorte l'avait frappée au point de lui interdire le moindre cri, le moindre geste, et tous deux, la mère innocente et le fiancé coupable, aperçurent, dans un même éclair, la possibilité d'un tragique dénouement qui les fit frémir d'une inexprimable angoisse. Cela arrive pourtant dans la réalité, qu'une certaine phrase vous tue d'un coup, aussi sûrement qu'une balle de pistolet ou qu'une pointe de poignard. Enfin, la pauvre mère fut la plus courageuse. Elle dit: «J'y vais,» et elle marcha vers cette porte. Elle la tira d'une main qui tremblait, comme si elle avait eu quatre-vingts ans, et elle vit l'image de la douleur, de l'épouvante, presque de la folie, dans la jeune fille qui se tenait appuyée contre le mur, comme paralysée d'horreur, incapable de bouger, de parler, les yeux hagards et fixes, la bouche ouverte. La mère jeta un cri et, la saisissant dans ses bras, elle l'emporta dans sa chambre avec une force soudain revenue et décuplée par l'amour. Au premier moment, le jeune homme n'essaya pas de les suivre. Il était lui-même comme rendu insensible par l'excès de son anxiété. Il entendit des bruits de sonnette, des portes ouvertes puis fermées, des pas rapides. Il ne reprit la pleine conscience de ce qui se passait qu'en voyant entrer dans le salon la femme de chambre affolée et qui cherchait un flacon de sels. Il demanda:

— «Que se passe-t-il?...»

— «Mademoiselle est bien souffrante et Vincent vient de courir chez le médecin,» lui répondit-on.

Dieu juste!... Elle n'était pas morte!

X

UNE CONSCIENCE PURE

l y a dans la survenue d'un terrible accident, lorsqu'on y avait trop pensé, comme une stupeur et une sorte d'apaisement. Francis l'avait éprouvé à cette minute où il voyait disparaître le groupe de ces deux femmes initiées d'une manière si cruelle et si soudaine aux chagrins et aux fautes de son passé. Cette étrange impression de détente, presque de repos dans l'extrême malheur, est tellement inhérente à la nature humaine qu'elle se retrouve dans les plus illustres catastrophes de l'histoire, comme dans les plus humbles misères des destinées privées. L'empereur n'en a-t-il pas donné un exemple aussi saisissant que le comportait sa magnifique personnalité, en dormant comme il fit et de si longues heures après Waterloo? C'est que l'âme la plus forte ne peut supporter indéfiniment l'agonie de l'incertitude, et les irrémédiables désastres ont ce bienfait momentané qu'ils nous en affranchissent. À quel prix? hélas! Plus tard, demain, dans quelques instants, nous la regretterons, cette incertitude qui laissait place à l'espoir. Nous dirons avec d'autres mots ce que disait ce même empereur, assis sur le rocher de Sainte-Hélène: — «Il y a tant d'années, à pareil jour, je débarquais de l'île d'Elbe. Il y avait des nuages au ciel... Je guérirais si je voyais ces nuages.» Cri sublime où s'exhale toute l'amertume et toute l'impuissance de la plus grande nostalgie qui fut jamais!... Francis, lui aussi, toutes proportions gardées entre l'écroulement du César colossal et la chute d'un modeste songe de bonheur intime, devait plus tard regretter bien souvent les âcres journées au terme desquelles il entrevoyait la possibilité au moins de garder pour lui seul le secret de ses remords et de ses angoisses. Sur le moment même il se sentit soulagé d'un poids immense. Il ne mentirait plus. Il avait quitté, pour n'y plus rentrer, le labyrinthe des honteuses hypocrisies. Il n'avait plus rien à cacher ni à la comtesse, ni à sa fiancée. Resté seul dans le salon, il se promenait de long en large et il s'étonnait du calme subit avec lequel il regardait en face une situation affreuse, mais qui avait cela pour elle d'être nette et franche. L'arrivée du professeur Teresi, qui dut traverser le salon avant d'être introduit dans la chambre d'Henriette, commença de le rendre au sentiment aigu des nouveaux dangers dont il était menacé maintenant. Le regard pénétrant du docteur Sicilien lui fut une gêne presque insupportable dès le premier abord et davantage au sortir de la consultation. Cet homme était trop fin, et trop d'indices l'avaient averti déjà pour qu'il n'eût pas deviné qu'un drame se jouait entre les deux fiancés.

— «Comment avez-vous trouvé Mlle Scilly?» lui demanda Francis afin de devancer toute question, «elle est seulement indisposée, n'est-ce pas?...»

— «Je ne pourrai me prononcer que demain,» dit le docteur. «Il y a là un état nerveux qui me déconcerte... Sur ces natures qui sont toute sensibilité, les secousses morales trop fortes agissent comme un véritable poison. Mme la comtesse m'a dit que la crise présente avait été déterminée par une mauvaise nouvelle annoncée inopinément. J'insiste auprès de vous, monsieur, comme j'ai insisté auprès de sa mère. Il faut épargner à cette enfant les plus légères émotions, s'il est possible. Sinon, vous la verriez s'en aller, jour par jour, heure par heure, je vous le répète, comme si vous l'empoisonniez...»

Ce n'étaient, ces mots, qu'une allusion vague, et ils ne dépassaient pas la limite des avertissements qu'un docteur intéressé par une malade peut se permettre de donner aux personnes appelées à surveiller cette malade. La physionomie et l'accent dont ils furent prononcés ne laissèrent aucun doute à Francis. Le médecin le croyait la cause de cette crise contre laquelle se débattait Henriette et il jugeait sa conduite avec sévérité, sans même bien la connaître. Que serait-ce de Mme Scilly qui, elle, savait exactement à quoi s'en tenir? Quelle scène allait avoir à soutenir le fiancé félon qui s'était engagé, en demandant la jeune fille, à la rendre heureuse, et il avait déjà percé le cœur de cette pauvre créature. Cette mère si tendre qui lui avait dit une heure plus tôt qu'elle était aussi sa mère à lui, par affection, presque par reconnaissance pour les sentiments qu'il inspirait à sa fille, avec quelles paroles lui parlerait-elle maintenant et de quel visage? Il n'eut pas longtemps à se poser cette redoutable question. Le professeur Teresi n'était pas sorti du salon depuis un quart d'heure que la comtesse y rentrait. Ce fut pour Nayrac la première impression douce qu'il lui eût été donné de recevoir depuis ces douloureuses semaines. Ce qu'il lut en effet sur ce visage pourtant bien soucieux, ce fut, à travers ce souci, une pitié, une profonde et généreuse pitié de femme pour l'homme coupable, mais malheureux, qu'elle avait devant elle. Non, elle n'avait pas menti en lui disant qu'elle l'aimait vraiment comme une mère aime son fils, puisque ayant le droit, presque le devoir, de le condamner d'une manière si implacable, elle trouvait encore en elle de quoi lui faire la charité, si ce n'est d'un pardon, au moins d'une sympathie, et son premier mot la lui annonçait, cette sympathie, tout simplement, tout délicatement.

— «J'ai quitté Henriette pour quelques minutes,» dit-elle, «parce que j'ai pensé que vous deviez être bien tourmenté, et que cela me faisait mal, même dans mon inquiétude... Et puis il faut que j'obtienne de vous une promesse...»

— «Ah! tout ce que vous demanderez, tout ce qu'elle demandera!...» répondit le jeune homme. «Je suis prêt à vous obéir en tout. J'y étais prêt avant que vous m'eussiez parlé comme vous venez de faire, avec cette bonté dont je vous serai reconnaissant toute ma vie...» Il prit la main de Mme Scilly pour la baiser, et, sur cette blanche et sainte main, ses larmes tombèrent, tandis qu'il continuait: «Je vous en conjure, soyez bonne encore davantage. Ne me cachez rien. Dites-moi tout ce qu'elle vous a dit. Qu'a-t-elle entendu? Que sait-elle? Que pense-t-elle?»

— «Hélas!» répliqua la mère, «je voudrais bien qu'elle m'eût parlé. Je ne serais pas en proie moi-même à cette fièvre d'inquiétude... Qu'a-t-elle entendu de votre confession? Assez pour tout savoir, j'en suis sûre. Le tremblement de tout son corps qui n'a pas cessé depuis que je l'ai prise là, dans mes bras, me le prouve trop... Que pense-t-elle? Dieu! si je le savais moi-même!... Quand j'ai essayé de l'interroger avant l'arrivée de Teresi, elle s'est mise à sangloter au lieu de me répondre, avec une telle exaltation que je me suis arrêtée, et cet excellent homme a mis tant d'insistance à prescrire le calme le plus absolu autour d'elle que je n'ai plus osé faire seulement la plus légère allusion à ce qu'elle a compris... Il n'y a que moi, voyez-vous, qui connaisse la profondeur de son innocence. Telle elle était au matin de sa première communion, telle elle était, ce matin, il y a deux heures, avant que nous eussions le malheur, vous de vous confesser à moi, et moi de vous écouter, sans nous souvenir que nous étions trop voisins d'elle... J'étais si fière de cette innocence, si fière de l'avoir gardée si blanche, si pure, si digne d'être aimée pieusement. Et quand je songe que la révélation des plus cruelles réalités de la vie lui a été infligée ainsi, quels reproches je me fais de ne pas avoir deviné qu'elle voudrait à tout prix empêcher que je ne vous questionne, et qu'elle viendrait... Ah! je la verrai toujours, comme je l'ai vue, derrière cette porte qu'elle n'avait pas eu la force de franchir après l'avoir ouverte... Nous l'aurions seulement entendue l'ouvrir! Mais non. C'eût été déjà trop tard. Un mot, un seul mot suffit pour qu'une âme soit troublée jusque dans son fond. Et je vous le répète, c'est toute votre confession qu'elle a entendue. Je l'ai lu dans ses yeux. Seigneur! Qu'en a-t-elle compris?...»

— «Mais quand vous avez prononcé mon nom, elle a répondu, cependant?...» demanda le jeune homme timidement. Cette plainte de la comtesse lui était un reproche plus cruel que si elle lui avait prodigué les pires affronts, et il essayait de l'interrompre en même temps qu'il essayait de savoir quels sentiments Henriette gardait pour lui. Tout son avenir de cœur n'en dépendait-il pas?

— «Ce qu'elle m'a répondu quand j'ai prononcé votre nom?» répéta la mère. «Rien non plus. Elle a seulement fermé les yeux avec une expression de souffrance qui ne m'a pas davantage permis d'insister... Et c'est à cause de cela,» continua-t-elle avec une visible gêne, «à cause des émotions dont votre présence serait le principe dans la crise actuelle, que je voudrais vous voir prendre une résolution momentanée...»

— «Laquelle?» interrompit Francis en tressaillant. «Vous ne me demandez pas de partir, n'est-il pas vrai? Rentrer à Paris et vous laisser dans cette situation me serait trop pénible...»

— «À Paris, non,» dit la comtesse. «Mais il faut que vous quittiez Palerme et que vous attendiez ailleurs le résultat de l'entretien que j'aurai avec Henriette. Ici nous ne pouvons ni changer nos habitudes, ni les continuer dans les conditions où nous nous trouvons aujourd'hui. Gagnez Catane demain par le premier express. Vous êtes à quelques heures. Je puis vous faire revenir du matin au soir. Voyez-vous Henriette vous sachant à deux pas d'elle, exposée à vous rencontrer si elle vient dans ce salon, préoccupée peut-être de l'idée que vous avez revu cette femme?... Pardon de vous parler si franchement, mais nous devons tout prévoir. Jamais elle ne reprendrait son équilibre. Faites ce que mon instinct de mère m'inspire de vous demander. Partez... Je n'ignore pas que c'est un grand, un dur sacrifice, mais vous y consentirez par amour pour elle...»

— «Ainsi vous espérez me rappeler,» répondit-il, «vous espérez qu'elle me pardonnera, vous ne croyez pas que j'aie perdu tous mes droits sur son cœur?... Avec cette idée, moi aussi, j'aurai la force de tout supporter. Je partirai demain, bien triste, bien anxieux, mais confiant tout de même dans ce pardon possible, puisque vous, sa mère, vous ne m'avez pas condamné...»

— «Non» mon pauvre ami,» reprit la comtesse en secouant sa tête blanchie, «ne vous faites pas de chimère et ne jugez pas ma fille d'après moi. Je n'ai ni à vous condamner, ni à vous absoudre. Je mentirais si je ne vous disais pas que vous me semblez bien coupable. Mais je vous ai trop senti souffrir pour ne pas croire que vous vous repentez d'abord, et puis que vous aimez Henriette. Qu'elle vous aime aussi avec une passion qui intéresse l'essence même de sa vie, je viens d'en avoir encore la preuve. C'est pour cela que je ne peux pas, si graves qu'aient été vos confidences, non, je ne peux pas prendre sur moi de rompre votre mariage... Par tout ce que vous m'avez dit, j'ai dû constater avec bien de la tristesse, je vous l'avoue encore, qu'en effet je ne vous connaissais pas tout entier. Si j'avais su ce que je sais, la veille du jour où vous m'avez demandé Henriette, je vous aurais répondu sans doute alors plus sévèrement qu'aujourd'hui, où ma pauvre fille vous a donné toute son âme avec une ardeur qu'elle ne soupçonne pas elle-même... Tout à l'heure, quand je la regardais en attendant le médecin, je l'ai trop compris, je l'ai trop vu... S'il y avait un devoir entre vous,» continua-t-elle après un silence, «je crois que cette douleur de ma fille ne m'empêcherait pas de vous dire à tous deux: il faut que ce devoir s'accomplisse, — et j'userais de toute mon autorité pour vous séparer. Mais ce devoir, j'avoue que je ne l'aperçois pas. Vous ne pouvez rien pour cette pauvre petite Adèle, que d'empêcher à tout prix qu'elle ne soupçonne un jour la faute de sa mère. Cette mère l'a senti comme moi, puisqu'elle ne veut plus rien savoir de vous. Il ne reste donc de ce passé que le souvenir des fautes très graves que vous avez commises, autrefois par passion et tout récemment par faiblesse. Je crois que votre sentiment pour Henriette est assez vrai, assez fort, assez noble pour racheter ces fautes et faire de vous un loyal, un honnête mari... Je le crois, mais je ne suis pas elle. Quand je vous disais tout à l'heure de ne pas vous forger de chimère, de ne pas juger ma fille d'après moi-même, je vous exprimais d'un mot tout ce que je viens d'essayer de vous faire comprendre sans vous blesser. Des fautes comme les vôtres, une femme de mon âge a trop vécu pour ne pas savoir qu'elles restent conciliables avec de belles qualités de cœur, dans notre triste société et avec l'éducation d'aujourd'hui... Henriette n'a pas mon âge...»

— «Alors, vous pensez qu'elle ne me pardonnera pas?» interrogea Francis en tremblant.

— «Je n'ai pas dit cela,» répondit la comtesse, «et j'espère au contraire que si... Mais je dois, pour être loyale avec vous, prévoir aussi le cas où il se serait fait dans ce jeune cœur un revirement irréparable, une de ces désillusions dans lesquelles tout sombre. Si elle me disait d'une certaine manière qu'elle ne veut plus être votre femme, je sens que je ne pourrais rien sur cette résolution...»

— «Mais vous me rappelleriez,» s'écria Francis, «pour me permettre de plaider ma cause, pour que je lui explique...»

— «C'est mon rôle de mère que cette explication,» interrompit Mme Scilly. «Je vous ai montré assez de sympathie et je vous en montre encore assez en ce moment pour que vous soyez bien sûr de ma sincérité quand je vous affirme que je lui dirai en votre faveur tout ce qui peut, tout ce qui doit être dit, et que vous ne pouvez pas, que vous ne devez pas dire vous-même. De vous à elle, il ne saurait y avoir que son pardon et que votre repentir, sans une parole...»

— «Je vous obéirai,» fit le jeune homme après un silence. Il reprit la main de la noble femme et il ajouta en la lui baisant de nouveau: «En vous confiant toutes mes chances de bonheur, je les confie à ce que je respecte le plus au monde...»

— «Ah!» s'écria la mère, «si vous l'aviez eue plus tôt, cette confiance, si vous m'aviez parlé dès le premier jour, que de douleurs vous auraient été épargnées, mes pauvres enfants!...»

Un pareil entretien n'était pas pour rendre facile ce départ que le jeune homme avait promis. Si entière que fût sa foi dans l'affection éloquente de Mme Scilly, il lui était bien dur de laisser ainsi se jouer la partie dont le résultat menaçait d'être pour lui si tragique, sans agir lui-même. Mais les raisons que lui avait données la comtesse exprimaient trop évidemment les nécessités de sa situation pour qu'il ne s'y soumît point. En préparant sa valise, seul, afin d'éviter les commentaires déjà trop certains du fidèle Vincent et des autres domestiques, il creusait dans sa pensée les phrases essentielles de cette conversation, et plus il les creusait, plus il en reconnaissait la vérité absolue. Non, les habitudes matérielles de leur vie commune ne lui permettaient pas de rester sous le même toit qu'Henriette malade, sans qu'il risquât de la rendre plus malade encore. Non, il ne pouvait pas plaider sa cause auprès d'elle sans prononcer des mots que sa bouche se refuserait à dire à cet être, devant l'innocence duquel il avait toujours éprouvé un religieux tremblement. Mme Scilly avait vu juste sur ces deux points et aussi sur cet autre, que ses sentiments à elle n'avaient rien de commun avec ceux qui agitaient Henriette. Dans cette âme virginale et farouche, une fois blessée à une certaine profondeur, l'amour devait plaider contre le pardon, au lieu que la comtesse avait trouvé en elle, toute chaude et jaillissante, cette source d'indulgence que les mères gardent en réserve pour ceux qu'elles savent profondément dévoués à leur fille. C'étaient ces côtés inconnus dans les sentiments de sa fiancée qui rendaient plus impossible encore la présence de Francis en ce moment. Mais c'étaient eux aussi qui achevaient de désespérer son départ. — Et puis, ce départ ne le séparait pas que d'Henriette. Assis dans sa chambre, une fois ses préparatifs finis, il songea qu'il ne reverrait sans doute plus jamais l'enfant qui venait d'être l'occasion de sa dernière et plus douloureuse faiblesse. Si Mlle Scilly lui pardonnait, l'inévitable condition de ce pardon serait assurément qu'ils quittassent Palerme tous ensemble et qu'il considérât Pauline Raffraye ainsi que la petite Adèle comme mortes pour lui. La comtesse le lui avait dit assez clairement, et que le devoir était là dans cette rupture absolue des moindres relations avec son ancienne maîtresse. Hélas! cette même voix du sang, qui avait parlé si haut en lui dans le jardin lorsqu'il avait subi l'évidence effrayante de sa paternité, protestait de nouveau à cette heure même. Il y avait place dans son cœur pour le chagrin de ne plus voir son enfant, à côté de celui de ne plus voir sa fiancée, et quand, le lendemain matin, vers les cinq heures, la voiture qui l'emportait vers la gare doubla au trot lent de ses deux chevaux la tour du Continental, le jeune homme sentit qu'aucune n'était changée parmi les émotions contradictoires qui l'avaient acculé à cette tragique impasse. La pensée de sa fille venait de lui faire autant de mal que le souvenir d'Henriette.

— «Toutes les deux!...» gémissait-il en s'enveloppant contre le froid de cette aube de décembre. «Est-ce un crime de les aimer toutes les deux? En serait-ce un si j'avais été marié avec Pauline, puis veuf, et si je me remariais avec Henriette? Non. Le crime n'est pas dans les conflits de ces deux sentiments. Il est ailleurs. Et ce conflit n'est qu'une expiation. Comme elle est dure! De plus coupables que moi sont pourtant sortis d'un mauvais passé! Et moi, voici que ce passé me poursuit, qu'il me ressaisit, qu'il m'assiège... N'en guérirai-je jamais? Non, jamais. Et à quoi bon tant souffrir, puisque je ne peux rien pour ma pauvre petite Adèle, rien, absolument rien. Mon Dieu! pourvu qu'il me soit permis du moins de pouvoir encore quelque chose pour Henriette!...»

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