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La tombe de fer

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The Project Gutenberg eBook of La tombe de fer

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Title: La tombe de fer

Author: Hendrik Conscience

Release date: December 6, 2005 [eBook #17242]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Frank van Drogen, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TOMBE DE FER ***

COLLECTION MICHEL LÉVY


OEUVRES COMPLÈTES

DE

HENRI CONSCIENCE

LA TOMBE DE FER

PAR

HENRI CONSCIENCE

NOUVELLE ÉDITION

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1878


PROLOGUE

Chapitres: I,   II,   III,   IV,   V,   VI,   VII,   VIII,   IX,   X,   XI,   XII,   XIII,   XIV,   XV,   XVI,   XVII,   XVIII,   XIX,   XX,   XXI,   XXII,   XXIII,   XXIV,   XXV,   XXVI,   XXVII,   XXVIII,   XXIX,   XXX,   XXXI,   XXXII,   XXXIII

CONCLUSION


PROLOGUE

La classe du village était finie....

Voilà Mieken, la jolie enfant blonde, qui s'en retourne à la maison avec son ardoise sous le bras. Son voisin Janneken, tête frisée aux cheveux noirs, marche à côté d'elle.[1]

[Note 1: Mieken et Janneken, petite Marie, petit Jean.]

Chemin faissant, ils cueillent dans le seigle des bluets bleus et des coquelicots rouges.

Ils s'asseoient sur le seuil de pierre fruste à l'entrée du cimetière.

Janneken tresse une couronne avec les fleurs. La petite fille trouve que cela dure trop longtemps et témoigne son impatience de posséder la couronne....

Mais Janneken travaille avec une attention sérieuse. Sans savoir ce qui le pousse, il arrange et entremêle les fleurs, cherche l'harmonie des couleurs et essaie de temps à autre la couronne sur la tête de sa gentille compagne.

Un sentiment d'amitié ou d'amour a-t-il fait déjà de l'enfant un artiste précoce?

Derrière ces innocents amis s'étend le champ de l'éternel repos, avec son silence que rien ne trouble, avec ses tombes verdoyantes et ses croix renversées....

L'humble petite église s'élève au-dessus du champ des morts. Sa vieille tour, lourde et massive à la base, ressemble à un vieillard pleurant sur ses enfants qui ne sont plus; mais bientôt ses formes deviennent plus sveltes, et elle s'élance vers le ciel comme une aiguille et montre l'étoile d'or de l'espérance scintillant au-dessus des générations qui dorment dans le sein de la terre.

Le soleil répand sa joyeuse lumière sur le cimetière; les fleurs se balancent sur les tombes au souffle du vent chaud du midi; les oiseaux chantent dans les tilleuls qui ombragent le gazon bénit; des papillons bigarrés voltigent au-dessus des petites croix de bois.... Mais rien ne trouble le silence solennel ni la religieuse solitude du jardin des morts.

Janneken a achevé son oeuvre. Sur la tête de Mieken rayonne la couronne rouge et bleue qu'il a tressée pour elle.

Tous deux entrent dans le sentier qui serpente à travers le cimetière.

Janneken voit une marguerite blanche briller comme une étoile d'argent sur une tombe. Il fait un saut de côté, arrache la fleur de sa tige et la fixe sur le front de son amie.

C'est le joyau le plus précieux dans le diadème d'une reine,—reine dont la royauté naissante est la vie, dont le sceptre est la beauté, dont les trésors sont la candeur et la foi....

Mieken s'avance toute joyeuse, ses yeux bleus brillent d'un orgueil enfantin et mêlent leur doux éclat à celui des bluets qui s'agitent sur son front.

Mais elle s'arrête et regarde en souriant une petite croix de bois dont la fraîche guirlande de fleurs indique une tombe nouvellement fermée.

—La couronne que tu portes est bien plus belle, dit Janneken.

—C'est là qu'est enterrée la petite Lotte, du charron, dit la petite fille, rêveuse.

—Malheureuse petite Lotte! répond le petit garçon; elle ne pourra plus aller à l'école avec nous.

—Mais elle est au ciel, n'est-ce pas?

—Oui, elle est au ciel, la pauvre fille!

—Pourquoi es-tu donc triste de ce que la petite Lotte est au ciel? demanda Mieken étonnée. Elle est si bien au ciel! On peut s'y promener du matin au soir avec les jolis petits anges, on y reçoit des friandises à plein tablier, tous les jours y sont des dimanches, on y joue et on y chante sans cesse; et quand on est fatigué de jouer, la bon Dieu vous prend sur ses genoux et vous endort en vous embrassant!

—Oui, oui, il doit faire bon au ciel, soupire Janneken, absorbée dans ses pensées.

—J'ai vu Lotte, lorsqu'elle était déjà devenue un petit ange, et qu'elle dormait un long sommeil avant d'aller au ciel, reprend Mieken. Ah! qu'elle était belle! Elle avait une belle robe blanche, et sa figure et ses mains étaient encore plus blanches que sa robe; elle portait sur ses cheveux une couronne de fleurs d'or et d'argent, avec des petites étoiles et des perles, comme l'Enfant Jésus dans l'église.[2] Et Lotte souriait si doucement dans son sommeil, qu'on eût dit qu'elle rêvait déjà du ciel. Je ne vis pas ses ailes, mais sa mère me dit qu'elles étaient repliées sous son dos afin de se reposer pour le long voyage.... Car le ciel est bien loin, bien loin d'ici, Janneken!

[Note 2: Dans certaines parties de la Belgique, c'est la coutume de parer d'une couronne de fleurs artificielles le front des enfants mort.]

—Viens, Mieken, murmura le petit garçon en l'éloignant avec la main de la petite tombe. Je ne voudrais pas mourir tout de même, car je ne pourrais plus jouer avec toi.

Mais, si nous pouvions aller au ciel ensemble, ce serait bien ainsi, n'est-ce pas?

—Non, non, ne parle plus de cela, répliqua Janneken avec tristesse. Cela me fait peine. Ah! Mieken, n'es-tu donc pas contente sur la terre?

Ils s'approchèrent de l'autre côté de l'église.

Il y a là, contre le mur, un petit enclos fermé d'une grille de fer établie pour protéger une tombe contre les pieds des passants. Une porte à serrure est ménagée dans la grille, et, à deux pas de là, est un banc en bois de chêne dont la surface est polie par un long usage.

Dans l'enclos, pas de pierre portant le nom du mort chéri; mais le sol est couvert de fleurs délicieuses. Il est visible qu'une main pieuse les soigne et les arrose; car, tandis que dans le reste du cimetière, le gazon est à demi grillé par la chaleur de l'été, les fleurs de la tombe montrent une fraîcheur et une vitalité surprenantes.

—Tiens! s'écrie la petite fille, encore de nouvelles fleurs sur la tombe de fer.... Des fleurs sorties de terre et écloses en une seule nuit; c'est étrange, n'est-ce pas? Des fleurs qu'on ne trouve nulle part, ni dans les prés, ni dans les champs, ni dans les bois!

—O innocente Mieken! c'est toujours l'ermite qui les plante là!

—Oui. Alors, que signifie ce banc usé? c'est la dame blanche qui vient s'asseoir toutes les nuits sur le banc, prés de la tombe de fer, jusqu'à ce que les coqs chantent?

—Non, c'est le vieil ermite qui vient prier tous les jours sur le banc.

—Mais qui peut être enterré là, Janneken? Ma mère na le sait pas.

—Je l'ai demandé à mon père. C'est une vilaine histoire que je ne puis comprendre. Je crois que l'ermite a été marié avec une femme qui était déjà morte....

—Vois, Janneken, la belle fleur! interrompit la petite fille en admiration; avec des feuilles jaunes comme de l'or et un cœur rouge comme du sang....

Le petit garçon regarda de tous côtés avec défiance et dit:

—Je cueillerais bien cette fleur pour l'ajouter à ta couronne, Mieken; mais j'ai peur que l'ermite ne me voie.

—Non, non, ne la cueille pas, dit l'enfant effrayée. La dame blanche le saurait.

Mais Janneken se pencha au-dessus du grillage de fer et s'allongea pour saisir la belle fleur.

—Fuis, fuis, voilà l'ermite! s'écria Mieken.

Et les deux enfants s'élancèrent effrayés hors du cimetière.


I

Par une belle journée d'été, je cheminais, le bâton de voyage à la main, le long d'une des chaussées, qui, d'Anvers, se dirigent vers la Campine. J'étais las de rêver et de jouir du spectacle de la nature; car la longue route avait fatigué mes membres, et la chaleur étouffante avait émoussé la sensibilité de mon cerveau.

Ce n'était pas que j'eusse fait une longue journée de marche, ni précipité mon pas de manière à épuiser mes forces. J'étais parti de la ville le matin de bonne heure et j'avais marché, je m'étais assis au bord de la route, j'avais causé avec des gens de l'auberge; j'avais cueilli des herbes et effeuillé des fleurs, et, ainsi rêvant, flânant et jouant avec un plaisir enfantin, je n'avais fait que trois lieues de chemin quand le soleil commençait déjà à descendre vers l'horizon.

Ce fut avec use véritable satisfaction que j'entendis derrière moi un bruit lointain de roues, et que je distinguai, dans un nuage dépoussière lumineux, la gigantesque masse noire qui m'annonçait l'arrivée de la diligence.

Lorsque la lourde voiture s'approcha enfin de l'endroit où je me trouvais, je fis un signe au conducteur qui, de loin, m'avait déjà envoyé un salut amical, comme à une vieille connaissance.

Il arrêta ses chevaux, ouvrit la diligence et répondit à ma question télégraphique:

—Il y a encore place dans le coupé. Où allons-nous par ce temps étouffant?

—Descendez-moi au chemin de Bodeghem.

—Bien, monsieur.... En route!

Je sautai dans la diligence, et, avant que je fusse assis, les chevaux avaient repris leur trot cadencé.

Il n'y avait qu'un voyageur dans le coupé; un vieillard à cheveux gris qui avait répondu à mon salut par un «bonjour, monsieur», prononcé à voix basse, presque sans me regarder, et semblait peu porté à la conversation.

Pendant un certain temps, je regardai par la portière, contemplant distraitement les arbres qui défilaient rapidement les uns après les autres devant les glaces delà diligence.

Mais bientôt un retour de curiosité reporta mon attention sur mon compagnon de voyage, et, comme il tenait la tête et le regard baissés, je pus l'observer et l'examiner à loisir.

Il n'y avait rien de bien remarquable en lui. Il paraissait avoir passé la soixantaine; ses cheveux étaient blancs comme l'argent, et son dos me parut légèrement voûté. Les traits de son visage étaient doux et portaient les traces d'une beauté flétrie. Ses vêtements simples, mais riches, étaient ceux d'un homme qui appartient à la bonne bourgeoisie.—L'immobilité de ses yeux grands ouverts, un sourire qui se jouait parfois sur ses lèvres, et le pli de la réflexion au-dessus de ses sourcils indiquaient qu'il était préoccupé en ce moment d'une pensée absorbante.

Ce qui attira plus particulièrement mon attention, c'est un petit bloc d'albâtre placé à côté de lui sur le banc. Comme cet objet, encore informe, ressemblait assez bien au socle d'une pendule, et que je voyais trois ou quatre instruments en acier d'une forme particulière sortir en partie d'un papier placé près du morceau d'albâtre, je crus ne pas me tromper en concluant que mon compagnon de voyage devait être un horloger.

Après un long silence, je me hasardai à lui adresser cette phrase banale:

—Il fait bien chaud aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur?

Il sursauta comme s'il s'éveillait d'un rêve, se tourna vers moi et répondit avec un sourire aimable:

—En effet, il fait très-chaud, monsieur.

Puis il détourna les yeux de nouveau et reprit sa position première.

Je ne me sentais pas grande envie de faire plus ample connaissance avec un homme qui était si avare de ses paroles et si peu porté à la conversation. D'ailleurs, son visage, que je venais seulement de voir entièrement, m'avait inspiré une sorte de respect, à cause de la majesté empreinte dans tous ses traits, où se lisaient les signes du génie et du sentiment.

Je me blottis dans un coin de la diligence, je fermai les yeux, et je rêvai tant et si bien, que je finis par m'assoupir.

—Les voyageurs pour Bodeghem! cria le conducteur en ouvrant la portière.

Je sautai sur la chaussée et payai ma place. Le conducteur remonta sur son siège, fouetta ses chevaux, et me cria en guise d'adieu:

—Bon voyage, monsieur Conscience! et ne racontez pas trop de fables sur la tombe de fer.

Tout étonné, je suivis des yeux le conducteur. Qui pouvait avoir révélé le but de mon voyage, puisque, tout le long de ma route, je n'en avais dit mot à personne?

Une voix qui prononçait mon nom derrière moi me fit retourner la tête.

Je vis s'approcher, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres, et son bloc d'albâtre sous le bras, mon singulier compagnon de la diligence. Il était sans doute descendu après moi sans que je l'eusse remarqué.

Il me salua d'un air cordial, et me dit:

—Vous êtes M. Conscience, le chantre de notre humble Campine? Excusez mon importunité et permettez-moi de vous serrer la main; il y a si longtemps que je souhaitais de vous voir....

Je balbutiai quelques paroles pour remercier le bon vieillard de son amabilité.

—Et vous allez à Bodeghem? demanda-t-il.

—Oui; mais je n'y resterai pas longtemps; je compte être à Benkelhout avant ce soir, pour y passer la nuit.

—J'aurai du moins le bonheur d'être votre compagnon de route, et peut-être votre guide jusqu'à Bodeghem; car vous n'êtes pas encore venu dans notre pauvre petit village oublié?

—Non, monsieur, pas encore, et c'est avec plaisir que je profiterai de votre obligeance, à condition que vous me permettrez de vous décharger de cette pierre.

—N'y faites pas attention: mes cheveux son blancs, et mon dos commence à se voûter, mais les jambes et le cœur sont encore bons.

J'insistai pour porter la pierre, en invoquant son grand âge, mes forces plus juvéniles et le respect que l'on doit à la vieillesse; mais il s'excusa et se défendit avec ténacité; enfin, je lui pris son fardeau presque de force et l'obligeai ainsi de me suivre sur la route sablonneuse.

Pour mettre un terme aux témoignages de son regret, je lui demandai:

—Ce bloc d'albâtre est destiné, sans doute, à la base d'une pendule? Monsieur est probablement horloger?

—Horloger? répondit-il en riant. Non, je suis sculpteur.

—Vraiment! je suis donc en compagnie d'un artiste? J'en suis charmé.

—Un amateur, monsieur.

—Et vous demeurez à Bodeghem depuis longtemps déjà?

—Depuis au moins quarante ans.

—Peut-être votre nom ne m'est-il pas inconnu.

Le vieillard secoua la tête, et répondit après une pause:

—Vous êtes encore trop jeune, monsieur, pour connaître mon nom. Ce n'est pas que, dans le monde des arts, on n'ait fait quelque bruit autour de ce nom; mais cela ne dura pas longtemps; plus de trente ans se sont écoulés depuis.

—N'avez-vous jamais exposé quelqu'une de vos œuvres? demandai-je.

—Une seule fois. C'était en 1824. Il y avait un grand mouvement dans le domaine des arts, parce que la paix donnait l'essor à toutes les forces vives de la nation. Malheureusement, chacun était assujetti à ces règles étroites que la prétendue école de David avait tracées comme des conditions de la beauté; on voulait imiter en tout l'antiquité grecque, mais on ne lui avait emprunté que l'apparence et les formes matérielles, et, faute d'une âme qui pût animer les créations de la nouvelle école, on avait eu recours aux poses théâtrales et aux gestes exagérés. Toute figure, peinte ou sculptée, qui n'était pas roide, solennelle et sans âme, ne pouvait trouver grâce aux yeux d'un public dont le goût était perverti. C'est dans ces circonstances que j'exposai ma première œuvre.

—C'était une statue couchée, en marbre: une jeune fille, étendue sur son lit de mort, tenant encore le crucifix dans des mains jointes, comme la mort l'avait surprise. J'avais éclairé les traits sans vie de ma statue d'un joyeux sourire, d'une expression de confiance, d'espoir et de béatitude. Mon but était de fixer sur le marbre le moment suprême où l'âme quitte le corps et le force cependant encore à manifester la joie que lui fait éprouver la certitude d'une vie meilleure. Cette œuvre, que j'avais nommée le Pressentiment de l'éternité, souleva une sorte d'émeute parmi les artistes. La plupart se déchaînèrent contre moi avec une espèce de fureur et critiquèrent ma statue comme le fruit d'un esprit malade, et comme une hérésie contre les préceptes alors en honneur. En effet, les formes de ma statue étaient maigres, délicates, fines et rêveuses: la forme matérielle était sacrifiée à l'expression morale d'une idée ou d'un sentiment. Il y eut aussi beaucoup de personnes qui parurent admirer mon œuvre, et qui m'encouragèrent en me disant que j'étais prédestiné à faire une révolution dans l'école, et à élever l'art chrétien au-dessus de l'art païen; mais plus je trouvai de défenseurs, plus je vis s'élever contre moi d'ennemis acharnés. Si la lutte s'était bornée à la discussion des défauts et des mérites de ma statue, je n'y eusse point succombé; mais mes adversaires, aveuglés par la passion, se mirent à chercher dans mon passé des prétextes pour me livrer à la risée du public. Ils firent, sans le vouloir, saigner mon cœur par de profondes blessures, et profanèrent des souvenirs qui m'étaient plus chers que la vie. Depuis ce moment, j'ai eu peur de la publicité, et je n'ai plus jamais rien exposé.

Il y avait dans les paroles du vieillard, un calme touchant et une émouvante sérénité. En ce moment, sa figure me parut si noble et si majestueuse, que j'en fus profondément ému, et ce ne fut qu'après un moment de réflexion que je lui demandai:

—Et ne travaillez-vous plus du tout, maintenant?

—Je travaille encore de temps en temps, dit-il. Il me serait impossible de m'en abstenir, lors même que je le voudrais. L'art est devenu pour mon cœur un besoin impérieux, parce qu'il est la baguette magique avec laquelle j'évoque les plus douces pensées de mon passé, et me transporte dans le printemps de ma vie.

Le chemin était devenu très-sablonneux, et nous avancions à grand'peine. Cela interrompit notre conversation pendant quelques minutes. Lorsque je pus reprendre ma place à côté du vieillard, je lui demandai:

—Si je ne me trompe, vous avez lu quelques-uns de mes ouvrages. Vous aimez donc la littérature?

—Je ne lis pas beaucoup, répondit-il; cependant Je possède la plupart de vos œuvres.

—Et ont-elles su vous plaire?

—Vos récits de la Campine, et vos esquisses morales surtout; oui, plus que vous ne sauriez vous l'imaginer. Il en est que j'ai relus plus de dix fois. Ce ne sont pas les histoires mêmes qui me font encore plaisir après plusieurs lectures; c'est le ton, une sorte d'harmonie secrète qui s'accorde avec mon humeur et qui me ravit.

Je regardai le vieillard d'un oeil interrogateur pour obtenir de plus amples explications.

—Dans les récits dont je veux parler, dit-il, régnent une sorte de simplicité naïve, de douce sensibilité et d'inébranlable espérance: un sentiment sincère d'admiration de la nature, de reconnaissance envers Dieu, et d'amour de l'humanité. Ces lectures m'ont souvent touché vivement, mais elles ne me fatiguent pas; et quand j'ai fini un de ces ouvrage, je me sens consolé, je suis plus croyant, plus aimant, et je me réjouis au fond du coeur en découvrant que des cordes si tendres et si pures, qu'on croirait propres aux seuls enfants, vibrent et résonnent encore dans mon âme. Je bégayai quelques excuses et m'efforçai de faire avouer au vieillard qu'il louait mes ouvrages plus qu'ils ne le méritaient, probablement par un sentiment de bienveillance ou de sympathie. Mais il repoussa cette excuse et reprit en forme de conclusion:

—C'est vrai, chaque homme sent d'une manière qui lui est propre, qui peut être innée en lui, mais qui provient cependant des sensations de sa jeunesse et des événements qui ont dominé sa vie. Je ne puis donc pas prétendre que chacun doit nécessairement sentir comme moi. Quoi qu'il en soit, n'eussé-je trouvé dans vos ouvrages que la religion du souvenir et la loi dans un avenir meilleur, cela aurait suffi pour me les faire aimer. Il y a, en outre, des raisons que je ne puis vous dire.

Nous nous trouvions en ce moment près de deux ou trois paysans qui venaient à notre rencontre sur la route. Nous gardâmes le silence jusqu'à ce qu'ils nous eussent croisés. Alors le vieillard me demanda:

—Vous ne ferez que traverser Bodeghem, pour aller ce soir loger à Benkelhout? Ce n'est donc pas un dessein particulier qui vous amène dans notre petit village?

—Si fait. J'avais l'intention de prendre, en passant, quelques renseignements sur une chose qui m'a été racontée; mais, puisque vous êtes si bon et si serviable, pourquoi ne vous demanderais-je pas ce que je désire savoir? Il y a dans le cimetière de Bodeghem une tombe de fer, n'est-ce pas?

—Il y a, en effet, une tombe que les villageois naïfs appellent la tombe de fer, parce qu'elle est entourée d'un grillage; mais cette tombe n'offre rien de remarquable.

La voix du vieillard me parut avoir tout à fait changé de ton; elle était retenue et sèche comme s'il avait voulu éloigner ou abréger la conversation.

—Il pousse toujours des fleurs nouvelles sur cette tombe? demandai-je.

—Il y pousse toujours des fleurs, répéta-t-il.

—Il y a un banc de bois près de la tombe, et ce banc est usé, parce qu'un esprit, la dame blanche, vient s'y asseoir toutes les nuits depuis des années?

—Un conte d'enfant, dit le vieillard avec un sourire sur les lèvres.

—Je sais bien, monsieur, que ce ne peut être qu'un conte; mais, du moins, il y a quelqu'un qui soigne les fleurs sur la tombe; car c'est sans doute aussi une fable que ces fleurs sortant d'elles-mêmes de terre?

Comme mon compagnon ne répondait pas immédiatement à ma question, je lui dis:

—Il y a quelques jours, une paysanne de ces environs vint me demander conseil pour obtenir la grâce de son fils, qui avait été condamné à une forte amende pour un délit de chasse. Je la fis causer.—C'est ainsi que j'ai surpris toutes les particularités de la vie simple des paysans.—Elle m'a parlé de la tombe de fer, des fleurs qui se renouvellent toujours, de la dame blanche, et d'un ermite qui reste à prier des journées entières près de la tombe. Soyez assez bon pour me dire ce qu'il y a de vrai dans le récit de la paysanne.

—La chose est toute simple, répondit mon compagnon. L'homme que l'on appelle l'ermite, parce qu'il vit solitaire, soigne et orne la tombe d'une personne qui lui fut plus chère que la lumière de ses yeux. En vivant ainsi, depuis la séparation fatale, près d'un tombeau, et en concentrant toute son affection sur ce tombeau, il triomphe de la mort même; car qui peut dire que l'épouse que la tombe croyait lui ravir l'ait quitté réellement, quand il la voit à chaque instant, quand elle renaît cent fois par jour dans sa pensée?

Je regardai le vieillard avec étonnement: ses yeux brillaient d'un éclat étrange et soc visage rayonnait d'enthousiasme.

Il remarqua l'impression que ses paroles avaient faite sur moi et surmonta son émotion. Il montra du doigt le chemin et me dit d'un ton plus calme:

—Voilà notre petite église. Si nous avions suivi la traverse, nous pourrions déjà apercevoir de loin la tombe de fer.

Je ne fis presque pas attention à ce qu'il me montrait, et je demandai d'un air rêveur:

—Une épouse, dites-vous, monsieur? C'est donc une femme mariée qui repose sous la tombe de fer?

—Une vierge pure comme les lis avant de se faner, murmura-t-il.

—Mais mariée?

—Vierge et épouse, en effet.

Je ne savais que penser du ton solennel avec lequel le vieillard avait prononcé ces derniers mots. Je commençais à être en proie à une singulière émotion. Je m'imaginais que la tombe de fer devait cacher une histoire touchante, et ma curiosité était piquée au plus haut point.

Assurément, le vieillard devina que j'allais insister pour obtenir une explication plus précise, il me prit le bloc d'albâtre avant que je pusse soupçonner son intention; et, comme je m'efforçais de continuer à porter le fardeau, il m'assura que, du moins dans le village, il devait refuser mon aide, et échappa, à mon grand dépit, aux questions qui se pressaient déjà sur mes lèvres. Il marcha vers l'entrée du cimetière en disant:

—Venez, je vous montrerai la tombe de fer. Voyez là-bas, près du mur de l'église, ces fleurs derrière ce grillage, c'est la tombe de fer.

Je, m'approchai de l'endroit désigné et je regardai avec étonnement dans le petit enclos. Je cherchai vainement une pierre ou un signe quelconque qui m'apprît le nom de cette morte tant regrettée. Rien que des fleurs, mais des fleurs si belles, si rares, et assorties avec un sentiment si profond de la forme et de la couleur, que la main d'un amant pouvait seule atteindre à ce degré d'harmonie. Pour moi, il était indubitable que l'ermite—si réellement un ermite veillait sur la tombe—devait être jeune et bercé encore par les plus douces illusions de la vie. Mais, en regardant le banc de bois aminci par l'usage, je commençai à revenir de ma première idée.

—Depuis combien de temps ce banc est-il là? demandai-je au vieillard.

—Depuis quarante ans.

—C'est assurément l'ermite qui l'a usé ainsi en s'y asseyant ou s'y agenouillant pour prier?

—C'est l'ermite, répondit mon guide.

—Mais cela dépasse les forces humaines! m'écriai-je avec admiration. S'asseoir pendant, quarante ans près d'une tombe! Si c'est de l'amour, quel sentiment profond, immense, infini! Le sacrifice, le dévouement, la fusion d'une âme qui vit sur la terre avec une âme qui habite déjà le ciel! On pourrait appeler cela de i'idolâtrie, si cette aspiration vers le ciel n'attestait pas une foi robuste en la bonté divine et dans la félicité d'un avenir sans fin. Vivre pour une morte et avec une morte!

—Elle n'est pas morte, murmura le vieillard.

—Pas morte? répétai-je. Quels mystères, quels prodiges cachent donc ces fleurs?

—Vous feignez de ne pas me comprendre, monsieur, dit le vieillard avec un accent calme et profond; votre coeur m'a pourtant si bien compris! Morte? Mais pendant que je vous parle, je la vois, elle me sourit, j'entends sa voix; elle me crie du milieu de ses fleurs; «Le temps devient court: j'attends, j'attends!»

—Elle vous attend! m'écriai-je avec stupeur. Est-ce donc vous qui avez usé ainsi ce banc de bois?

—Nul autre que moi.

—L'ermite?...

—Est le vieillard que le hasard vous a donné pour guide, le sculpteur dont vous avez porté l'albâtre, sans savoir quel souvenir sacré il y taillera.... Mais venez avec moi, ne me demandez plus rien. Voyez là, derrière le mur du cimetière, c'est ma demeure; suivez-moi, je vous dirai des choses que nul autre que vous n'a jamais sues aussi bien que vous allez les savoir.

Je me laissai conduire hors du cimetière, sans rien dire. Chemin faisant, le vieillard reprit:

—Depuis que ce tombeau de fer est là, je n'ai jamais épanché les sentiments de mon coeur dans le sein de personne. Je vous aime parce que, dans vos ouvrages, je vous ai trouvé capable de comprendre une vie que les autres nomment une longue folie. Mon passage sur la terre touche à sa fin: un pressentiment secret me dit que je la verrai bientôt autrement que par le souvenir. Recevez la confidence de ce que j'ai espéré et souffert, et, lorsque je reposerai à côté d'elle dans le tombeau, racontez alors mon humble et triste vie, si vous croyez qu'elle vaille la peine d'être écrite.

Il s'arrêta derrière le mur du cimetière et sonna à la porte d'une maison à façade blanche, dont les fenêtres étaient fermées par des volets verts. Une vieille servante ouvrit, et, pendant que nous entrions, le vieillard dit:

—Catherine, voici un ami qui dînera avec moi. Mettez un second couvert.

La servante s'éloigna sans mot dire.

Je voulus m'excuser de l'embarras que ma présence causait au vieillard et à sa vieille servante; mais il me prit la main et me conduisit au fond de sa maison, dans une grande chambre qui prenait jour sur un vaste jardin tout émaillé de fleurs. L'aspect de cette chambre m'étonna. J'aurais pu me croire transporté par enchantement dans une salle d'étude de l'Académie d'Anvers, car elle contenait une multitude d'objets que j'avais eus plus d'une fois entre les mains, ou dont j'avais vu les pareils des centaines de fois.

—Jetez un rapide coup d'oeil sur ces objets, me dit le vieillard. Ils jouent tous un rôle plus ou moins important dans l'histoire que je vais vous raconter; mais ne me demandez pas maintenant une explication à leur sujet. Ce serait du temps perdu, et cela m'obligerait à des répétitions fastidieuses.

Pourtant, je n'avais jamais vu ce que mon hôte me montra tout d'abord, et je n'y pus trouver aucune signification. Sur une table se trouvaient toutes sortes de figures informes de chiens, de vaches, d'oiseaux, de chevaux et d'autres animaux, très-grossièrement taillés au couteau dans du bois blanc. Sur un morceau de velours bleu s'étalaient deux ou trois figures assez rares, à côté d'une de ces boîtes d'opale où les femmes mettent des pastilles de menthe ou des dragées de citron. On y voyait aussi un couteau à manche de nacre, et plusieurs médailles d'or et d'argent avec des rubans verts fanés.

En faisant le tour de la chambre, je vis successivement le long des murs toutes les études ordinaires des jeunes élèves de l'académie d'Anvers: des nez, des oreilles, des mains, des têtes, puis des figures entières; plus loin, tout cela se trouvait reproduit en terre glaise séchée, puis aussi en plâtre.

Je ne vis qu'une seule composition caractéristique; au bout de cette chambre. L'artiste y attachait sans doute beaucoup de prix, car il l'avait enfermée dans une armoire vitrée pour la garder de la poussière et de l'humidité. C'était un groupe en plâtre représentant une jeune femme qui pose la main gauche sur la tête d'un enfant; tandis que l'autre, étendue en avant, semble montrer à cet enfant la route de l'avenir. Dans le sourire protecteur de la femme, et dans l'expression reconnaissante des traits de l'enfant, il y avait un sentiment profond et presque mystérieux qui m'émut et me fit rêver.

Après avoir regardé quelque temps en silence cette oeuvre singulière, je dis à mon hôte:

—Cette statue n'est pas une création de fantaisie, quoiqu'elle ne soit pas conçue non plus d'après les règles classiques. La nature seule a été le modèle de l'artiste. N'est-il pas vrai, monsieur, cette femme a vécu?

—Elle a vécu, répéta le vieillard avec un soupir dont le son étrange me surprit.

—Quoi! m'écriai-je, je vois l'image de la femme qui repose...?

—Qui repose sous la tombe de fer;

—Elle était donc belle?

—Belle comme le rêve éternel des poètes.

Je me tus, craignant d'attrister le vieillard par mes questions indiscrètes.

Il alla au fond de la chambre, ouvrit une grande porta et dit:

—Jusqu'à présent vous n'avez vu que les études de l'élève: souvenirs qui font ma vie, pourtant: Entrez, vous pourrez juger aussi l'artiste. Ce serait une véritable joie pour lui si ses oeuvres pouvaient lui assurer votre approbation ou du moins votre sympathie.

La salle où il me fit entrer était éclairée par le haut un grand nombre de statues de marbre et d'albâtre dont la vue me frappa d'admiration au premier coup d'oeil.

Toutes ces oeuvres étaient évidemment l'expression d'une même pensée reproduite sous des formes diverses. Il n'y en avait aucune qui ne parlât de la mort et de la résurrection à une vie meilleure. C'était un ange aux ailes déployées qui portait vers sa céleste patrie une jeune fille endormie;—c'était le génie de l'immortalité ouvrant une tombe et montrant à l'âme réveillée le chemin de la lumière;—c'était cette même jeune fille se dressant à moitié hors d'une tombe, et étendant les mains avec un sourire de désir, comme si elle appelait quelqu'un;—c'était un jeune garçon agenouillé sur une pierre tumulaire, et tenant embrassée une ancre symbolique;—c'était l'oiseau Phénix, s'élevant avec des forces nouvelles du bûcher qui a consumé sa dépouille vieillie;—c'étaient enfin beaucoup de figures représentant sous une forme saisissante l'image de la vie future après la mort.

Toutes ces compositions respiraient la sincérité profonde du sentiment de leur auteur, et semblaient vivre, non point par la perfection de leur forme corporelle, mais par quelque chose de plus élevé, par l'empreinte de l'âme que l'artiste avait imprimée dans toutes les parties de son oeuvre, en y versant un reflet de sa propre âme. Les formes des statues étaient à la vérité grêles et maigres, mais il y avait dans l'ensemble de ces créations une expression de pensée si parfaite, des proportions si harmonieuses, tant de naturel et néanmoins tant de poésie, qu'en les regardant je me sentis comme transporté dans un monde de pensées mystiques et presque surhumaines.

—Que tout cela est beau! m'écriai-je enthousiasmé. Monsieur, vous ne devez pas tenir plus longtemps cachés ces chefs-d'oeuvre sublimes. Enrichissez d'un nom illustre le livre d'or de votre patrie, ajoutez un brillant fleuron à sa couronne artistique!

Il sourit à mon exclamation; l'impression favorable que son talent avait produite sur moi parut lui faire plaisir; mais une sorte de raillerie ironique brillait dans son regard, comme pour me taxer d'exagération.

—Je dis la vérité, croyez-moi, repris-je. Exposez vos ouvrages, et un cri d'admiration s'élèvera de la foule des artistes. S'ils ont été égarés autrefois par l'admiration exclusive des formes extérieures, il y a aujourd'hui une grande tendance vers des idées moins plastiques; l'art se tourne vers l'expression des pensées, des sentiments et des plus nobles aspirations de l'homme. Non, non, ne privez pas l'école flamande de si parfaits modèles.

Le vieillard avait courbé la tête et murmurait en se parlant à lui-même:

—Livrer en pâture à la foule mes souvenirs, tous les battements de mon coeur? Permettre à la malveillance de soulever le voile de ma vie, et appeler la raillerie sur tout ce qui est sacré pour moi?...

En ce moment, la vieille servante ouvrit la porte et annonça que le dîner était servi.

—Venez, monsieur, me dit le sculpteur, visiblement satisfait de cette interruption. La table de l'ermite ne vous offrira pas de mets recherchés; mais il y en aura assez pour restaurer les forces d'un homme qui, comme vous, aime la vie de campagne.

Nous nous mîmes à table, nous mangeâmes assez rapidement deux ou trois bons plats, auxquels je fis honneur, d'autant plus que la présence de la servante m'empêchait de parler de ce qui occupait mon esprit.

Après le repas, le vieillard me conduisit dans une serre assez spacieuse. Je sus ainsi d'où venaient les fleurs exotiques et rares qui croissaient sur la tombe de fer.

Après avoir traversé cette, serre, nous entrâmes dans un jardin délicieux, émaillé de mille fleurs charmantes; ce qui me fit dire en riant que bien des gens voudraient être ermites dans un pareil ermitage.

Mais le vieillard, sans répondre à ma, plaisanterie, me conduisit sous un berceau de clématite et de chèvre feuille, s'assit sur un banc, me montra une place à côté de lui et dit:

—Vous logerez chez moi.... Pas d'excuses; mon histoire est plus longue que vous ne croyez. Si vous voulez la connaître tout entière, il faut vous soumettre à cette nécessité. Ce n'est pas une gêne pour moi; la servante a déjà reçu l'ordre de préparer votre chambre. Vous n'en dormirez pas plus mal qu'à l'Aigle, où vous aviez l'intention de passer la nuit. C'est donc convenu; vous serez l'hôte de l'ermite. Armez-vous de patience, et pardonnez à un vieillard, qui ne vit que par ses souvenirs, s'il vous raconte parfois des particularités ou des sensations puériles qui n'ont d'importance que pour lui seul. En un mot, souffrez que mon récit me fasse revivre encore une fois dans le passé. Après cette prière, je commence mon histoire sans autre préambule.


II

À un quart de lieue d'ici, près d'un clair ruisseau, s'élève une toute petite ferme nommée la Maison d'eau et entourée de bois et de prairies.

Elle était habitée, il y a cinquante ans, par maître Wolvenaer, un sabotier connu des boutiquiers de la ville pour les jolies chaussures de bois qu'il savait tailler. Son état, lui procurait, à la sueur de son front, assez de bénéfices pour subvenir aux besoins d'une nombreuse famille; car il n'avait pas moins de six enfants, encore tous en bas âge.

Comme il tenait en fermage un petit lopin de terre, et que sa femme vaquait le plus souvent aux travaux des champs, il y avait dans la maison, du sabotier une sorte de bien-être ou du moins d'aisance.

Assurément le laborieux artisan eût été tout à fait heureux si une cause incessante de tristesse n'avait assombri son horizon. Parmi ses six enfants, il y en avait un,—un garçon de onze ans,—qui se faisait remarquer par une beauté extraordinaire. Il avait des cheveux noirs bouclés, des yeux bruns étincelants, et des traits d'une remarquable pureté.... Mais le pauvre enfant ne savait point parler. Dans les premiers mois de sa naissance, il était tombé de son berceau la tête en avant. Il avait eu des convulsions affreuses, et lutté longtemps contre la mort. On crut que dans cet accident la langue avait été frappée de paralysie; car, quoiqu'il ne pût articuler aucun son distinct, il entendait cependant fort bien.

Le sabotier était mon père; l'enfant muet n'était autre que moi qui vous parle en ce moment.

Mon père m'aimait et me plaignait de tout son coeur. Souvent, quand je me tenais en silence à côté de son établi, il interrompait tout à coup son travail et fixait sur moi un regard profond plein de tristesse et de pitié. Alors je l'embrassais avec reconnaissance, et je tâchais de le consoler par gestes de mon malheureux sort. Mais, au lieu d'adoucir son chagrin, le plus souvent mes caresses ne réussissaient qu'à le faire pleurer. En effet, je faisais des efforts surhumains pour parler; mais il n'entendait sortir de ma gorge que des cris rauques et perçants, des sons inarticulés et sauvages qui lui déchiraient l'âme. D'ailleurs, comme tous les muets, j'étais d'une sensibilité extrême, et mes moindres gestes, mes moindres mouvements pour exprimer ce que je pensais ou ce que j'éprouvais, étaient violents et exagérés comme ceux d'un insensé.

Mes parents se demandaient si l'accident dont j'avais été victime n'avait pas troublé mon cerveau: mes frères et soeurs me croyaient innocent, c'est-à-dire à peu près idiot; les enfants du village avaient peur du petit sauvage de la Maison d'eau et m'appelaient le fou.

Si jeune que je fusse, j'étais profondément blessé d'être ainsi méconnu de tout le monde. Lorsque en menant paître nos vaches, j'étais assis solitaire, pendant de longues journées, au bord de la prairie, il m'arrivait parfois de pleurer amèrement pendant des heures entières; parce que je ne pouvais point parler, et que les autres enfants, avec qui j'eusse tant aimer de jouer, se moquaient de moi et m'évitaient à cause de mon infirmité! Je me sentais la force de prouver que je ne méritais pas le nom de fou; j'avais soif d'amitié, et même d'estime, et peut-être y avait-il en moi une sorte d'orgueil qui m'inspirait un désir maladif de me distinguer par l'une ou l'autre qualité.

Peut-être trouverait-on dans cette aspiration confuse de mon esprit la raison du travail singulier dont je m'occupais sans cesse. Jamais je n'allais à la prairie sans avoir dans ma poche quelques petits morceaux de saule. Je m'appliquais à y tailler avec mon couteau des images de bêtes et de gens, et souvent je restais des journées entières absorbé dans mon travail, la sueur au front. Si je réussissais, d'après mon idée, à tirer du bois une figure plus ou moins ressemblante, je sautais, je dansais et je riais comme si j'avais remporté quelque victoire; mais si, malgré mes efforts, aucune figure reconnaissable n'apparaissait sous mon couteau, je laissais tomber mon oeuvre avec découragement, et je me tordais les bras de dépit et de chagrin.

Mon père, quand je lui montrais mes figures de bois, levait les épaules avec une triste compassion. La vanité singulière que je paraissais tirer de mes grossières et ridicules ébauches le chagrinait comme s'il eût vu une raison de plus pour douter de la clarté de mon intelligence.

Quant à moi, il me suffisait que ma mère sourit quelquefois à mon travail, que mes soeurs s'amusassent à jouer avec mes figures, et qu'aucun de mes deux frères, plus âgés que moi cependant, ne sût en faire autant.

Un jour, j'avais travaillé avec ardeur, depuis le matin jusque bien avant dans l'après-midi, à imiter la figure de notre vieux curé. Lorsque je regarde aujourd'hui ce pitoyable essai, il me ferait rougir de honte si un souvenir précieux et sacré pour moi n'y était attaché;—Mais alors il me sembla si bien réussi, que j'en fus transporté de joie et que, en ramenant les vaches à l'étable, je tirai au moins cent fois de ma poche l'informe figure pour l'admirer. Que le corps et les vêtements ressemblassent de près ou de loin à ceux du curé, ce n'était pas cela qui m'inquiétait; mais j'avais imité facilement son tricorne, et cela, du moins, était reconnaissable au premier coup d'oeil.

De crainte que mes soeurs ne voulussent jouer avec ma petite statuette, je la tins cachée et ne la montrai pas en rentrant au logis.

Je m'assis dans un coin de la chambre, la main dans la poche, caressant mon chef-d'oeuvre, et plongé dans de douces pensées.

Mon père était allé à la ville pour les affaires de son commerce; ma mère, mes frères et mes soeurs étaient à la maison et parlaient du propriétaire de notre ferme. Ils avaient appris qu'il était l'acquéreur du château de Bodeghem, et que ce jour même, il était venu au village dans une belle voiture pour visiter sa nouvelle propriété.

Ma mère parlait à voix basse, pour ne pas éveiller l'attention de l'innocent muet; car il ne savait que se taire et rester immobile, ou crier comme un possédé.

Pendant que ma mère causait de cette importante nouvelle, la porte s'ouvrit tout à coup, et une dame richement vêtue entra dans notre demeure, tenant à la main une petite demoiselle qui avait à peine une année de moins que moi.

Cette dame était la femme de notre propriétaire, et elle connaissait très-bien ma mère, pour avoir reçu plusieurs fois de ses mains le prix de son fermage. Aussi se mit-elle à lui parler familièrement de la maison de campagne que son mari venait d'acheter, ajoutant que désormais elle aurait plus d'une fois l'occasion, durant la belle saison, d'aller voir les gens qui habitaient les fermes que M. Pavelyn, son mari, possédait dans les environs.

Mes frères et soeurs écoutaient curieusement ce que disait cette dame.

Pour moi, j'avais sauté sur mes pieds, et je me tenais debout, comme frappé d'immobilité, devant la petite demoiselle. Mes membres tremblaient, mes yeux brillaient d'admiration, mon coeur battait violemment, et, pour la première fois de ma vie, l'émotion qui m'agitait ne se manifesta point par des cris sauvages.

L'apparition d'un ange, tel que je pouvais le concevoir d'après les descriptions de ma mère, ne m'eût pas plus profondément remué; car un ange ne pouvait être plus beau que cette enfant ne l'était à mes yeux. Son front et ses joues étaient blancs et polis comme l'albâtre. Ses petites lèvres étaient fraîches et vermeilles comme des feuilles de rose; ses yeux bleus et profonds comme l'azur du ciel pendant une claire journée d'été. Autour de l'ovale régulier de son joli visage, ses cheveux blonds, épais et soyeux, tombaient en boucles abondantes. Elle était vêtue de soie et de satin; elle avait un collier de corail, des bracelets d'or, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers rouges.

Tout en elle m'étonnait et me frappait d'une admiration croissante, même sa pâleur, sa délicatesse maladive, car cette délicatesse même la fit passer à mes yeux pour une créature supérieure, d'une essence infiniment au-dessus de celle des robustes et gros enfants de notre village.

La petite fille me regarda pendant quelques minutes avec ses yeux bleus profonds, comme pour me demander l'explication de ma singulière attitude. Puis un sourire tranquille et doux entr'ouvrit ses lèvres. Ce sourire pénétra dans mon coeur comme un rayon de lumière et m'arracha un cri sauvage. Je sautai en arrière et levai les bras au ciel, comme si le sourire de la jeune fille était quelque chose de miraculeux qui me fit perdre l'esprit.

Mon cri étrange attira l'attention de la dame.

—Qu'a donc ce petit garçon? demanda-t-elle à ma mère.

—C'est notre petit Léon. Ne faites pas attention au bruit qu'il fait, madame Pavelyn. Il est muet et fait de vains efforts pour parler.

En achevant ces mots, elle porta le doigt à son front pour faire comprendre qu'il fallait m'excuser parce que je ne possédais pas tout mon bon sens, et que j'étais innocent.

Souvent déjà j'avais surpris des signes semblables faits par mon père ou ma mère, et je savais fort bien ce qu'ils voulaient dire. Cela m'avait toujours fait de la peine; mais, en ce moment, devant la créature angélique qui me regardait, cette pantomime humiliante me blessa comme si j'avais été frappé au coeur d'un coup de couteau. Aussi le son qui s'éleva de ma poitrine n'était pas un cri, c'était une plainte douce et profonde, une sorte de prière pour implorer la pitié. Je courbai la tête et me mis à pleurer.

—Un si joli petit garçon! c'est bien malheureux, vraiment, murmura la dame.

Et se tournant vers la petite demoiselle, elle ajouta:

—Rose, ce pauvre enfant est muet. Il aimerait tant parler! Mais c'est parce qu'il ne la peut pas qu'il pleure si amèrement. Donne-lui la main, Rose; une marque de pitié le consolera.

Encouragé par l'intérêt de la dame, je levai la tête. Je vis venir à moi la noble enfant, avec le même sourire enchanteur qui m'avait déjà si profondément ému.

Elle me prit la main, la serra et la caressa, tandis que sa bouche murmurait des paroles qui résonnaient à mes oreilles comme une musique céleste.

Je jetai sur mes frères et mes soeurs un regard de fierté; cette marque d'amitié que la petite demoiselle venait de me donner, me vengeait de leur dédain et avait rempli mon coeur de joie et de courage.

Assurément, la compatissante enfant sut lire dans mon regard étincelant l'expression d'une gratitude infinie; car elle me serra la main avec plus d'amitié et me dit d'un ton si doux, que je me mis à trembler de tous mes membres:

—Vous vous appelez Léon? C'est un joli nom. Ah! quel dommage que vous ne sachiez point parler!

L'émotion m'arracha quelques cris confus.

—Il ne faut pas crier ainsi, reprit-elle; cela est laid. N'apprendrez-vous jamais à parler, pauvre petit Léon? jamais?

Je ne savate pas ce qui se passait en moi, il me semblait qu'en ce moment je me fusse laissé couper la main pour pouvoir dire un mot un seul mot intelligible. Je fus pris d'une violente convulsion; mes membres se tordirent, mon visage devint bleu. Je ne criai pas, mais je fis un effort surhumain pour prononcer le nom charmant de celle qui, deux fois, avait dit le mien avec tant d'amitié.

Quelque chose se déchira dans ma gorge, et le nom de Rose! Rose! retentit par deux fois, clair et sonore, dans la chambre.

Épuisé par cet effort gigantesque, je me laissai tomber sur une chaise, et j'y restai étendu, le sourire du bonheur et de l'extase sur la figure.

—Oh! Dieu soit loué, mon fils a parlé! s'écria ma mère, les larmes aux yeux.

Elle accourut vers moi, me prit la main et me supplia de répéter encore une fois les mots que j'avais prononcés; mais je sentis bien, après de longs efforts infructueux, que je ne serais plus capable d'une si violente tension de mes forces.

Cependant j'étais enchanté du succès obtenu, et j'essayai de faire comprendre par signes que j'avais confiance et que j'espérais bien pouvoir apprendre à parler. Je ne cessais de montrer la jolie demoiselle, et je joignais les mains devant elle pour faire entendre que c'était à elle que je serais redevable de la parole, du bonheur de ma vie, et je la remerciai comme un ange envoyé de Dieu pour rapporter l'espoir et la délivrance.

Rose était visiblement touchée de ces marques de reconnaissance, et une joie sincère brillait dans ses yeux bleus. Sans doute il était doux à son coeur compatissant de croire que sa présence avait été un bienfait pour un pauvre enfant comme moi.

Elle tira sa mère par son châle pour l'obliger à se baisser, lui dit quelque chose à l'oreille, et, sur un signe affirmatif, elle s'approcha de moi.

Elle mit la main dans sa poche et en tira une petite boîte d'une pierre blanche, transparente et couverte de fleurs et d'étoiles d'or et d'argent. Elle me glissa cet objet dans la main en disant:

—Tenez, Léon, ceci est pour vous. Il y a là-dedans du sucre qui vous plaira fort. Il faut faire tout votre possible pour apprendre à parler, et, quand vous le saurez, je vous donnerai de plus belles choses encore.

L'aimable enfant n'avait assurément d'autre intention que de me consoler. Elle me disait ces douces paroles par charité pure, et comme une aumône faite à un malheureux. Mais sa pitié fit sur moi une impression plus profonde qu'elle n'eût pu s'y attendre. Ses paroles tombèrent une à une, comme une rosée bienfaisante, sur mon coeur oppressé, et se gravèrent en traits ineffaçables dans mon souvenir. J'en fus si touché, que je continuai à tourner et à retourner machinalement dans mes mains sa jolie petite boîte, et je ne remarquai même pas que ma mère me la prit pour l'admirer à son tour.

Alors je revins à moi, et j'essayai de faire comprendre à la jolie demoiselle combien j'étais triste de ne pouvoir rien faire pour la remercier de son cadeau. Je tirai de ma poche la figure du curé et la mis dans la main de ma bienfaitrice, en lui disant par gestes que je l'avais taillée moi-même et que je la lui donnais en échange de sa boîte.

La dame, en voyant cet objet informe, parut surprise de ma simplicité. Ma mère m'excusa en disant que je m'occupais pendant des jours entiers à tailler de petites statuettes, et que, naturellement, je croyais que cela valait quelque chose. Mes frères et mes soeurs se mirent à rire de ma présomption.

Rose regardait sans rien dire mon pauvre cadeau, mettait le bonhomme debout sur sa main, le retournait et avait l'air de s'en amuser beaucoup.

Que m'importait que tout le monde se moquât de mon ouvrage, si elle seule, qui s'était faite ma protectrice, le jugeait digne de son attention? Aussi, un sentiment de joie ineffable inonda mon coeur lorsque Rose refusa de se laisser prendre l'image du curé par ma mère, et dit à la sienne:

—Non, je vous en prie, laissez-moi la conserver. Ce pauvre petit garçon l'a faite lui-même, et c'est vraiment joli. Je la montrerai à mon père, et je jouerai avec, ce soir.

—Voilà bien les enfants, fermière Wolvenaer! dit la dame en haussant les épaules. Donnez-leur des jouets et des poupées qui ont coûté beaucoup d'argent, et ils préfèrent s'amuser d'une chose sans valeur; puis, au bout de quelques heures, le joujou est oublié et abandonné, et ils n'y pensent plus.

Mes yeux contrits et mes signes demandèrent à Rose si tel serait aussi le sort de mon humble présent. Un signe de tête me tranquillisa. Elle m'avait compris, et son geste me promettait qu'elle conserverait mon petit curé.

—Portez-vous bien, dit la dame; il est temps que nous partions. M. Pavelyn nous attendrait. Peut-être la voiture est-elle déjà prête. Vous comprenez que, cette année, nous n'habiterons pas le château; car il est tout à fait vide; il doit être restauré, repeint et meublé. Il ne sera prêt qu'au printemps. Alors je reviendrai vous voir, car j'aime à me trouver au milieu des villageois. Aujourd'hui, nous ne sommes venus que pour visiter le château.... Rose, nous partons. Donne encore ta main à ce pauvre Léon en signe d'adieu, et retournons auprès de ton père.

Il était facile de lire sur mon visage que l'annonce de ce départ précipité m'affligeait. Rose me serra la main encore une fois, et me dit à l'oreille:—Il ne faut pas être triste, Léon. Apprenez bien vite à parler, alors je reviendrai, et faites encore de semblables figures pour moi; j'en serai bien contente.

Je mis mes deux mains devant mes yeux pour ne pas la voir partir.

Je restai si longtemps dans cette position, que ma mère se mit à me gronder durement de mon impolitesse, et me menaça de faire connaître à mon père ma conduite déraisonnable.


III

Il serait difficile de vous dire la vive impression que la visite de la petite demoiselle avait faite sur mon esprit. Mes parents mêmes avaient peine à reconnaître en moi leur petit sauvage. Mes idées avaient pris une certaine gravité, et il était bien rare qu'un de ces cris sans nom qui m'échappaient si souvent autrefois, sortît de ma bouche. Quand j'étais à la maison, je me blottissais ordinairement dans un coin de la chambre, et j'y restais assis, immobile et silencieux, le regard perdu dans l'espace. J'avais sans cesse devant les yeux la tendre et blanche apparition qui me souriait, me serrait la main et murmurait amicalement à mon oreille: «Apprenez bien vite à parler, alors je reviendrai.»

Je ne jouais presque plus avec mes frères et mes soeurs, je fuyais les autres enfants du village. Penser à elle était l'unique occupation de mon esprit, répéter sans cesse dans mon coeur ses douces paroles suffisait à ma vie.

Je crains, monsieur, que vous ne m'accusiez, à part vous, d'exagération. Une pareille profondeur de sentiment chez un enfant de onze ans ne vous paraît assurément pas naturelle? Cependant, vous qui, plus que tout autre, avez conservé vivants les souvenirs de votre enfance, vous devez avoir reconnu que le coeur d'un enfant se laisse toucher plus facilement et plus profondément que celui d'une personne chez qui la raison et l'expérience ont émoussé plus ou moins la sensibilité. Il est vrai que les émotions de l'enfant sont ordinairement plus fugitives; mais, moi, l'absence de la parole me plaçait dans une situation toute particulière en me réduisant à une méditation solitaire. Les mêmes pensées se représentaient cent fois à mon esprit, et, par cette réaction continuelle de mon âme sur elle-même, mon sentiment acquit une profondeur qui eût pu paraître outrée et maladive chez un enfant doué de la parole.

Quoi qu'il en soit, les témoignages de tendre pitié que m'avait donnés la jolie petite demoiselle m'avaient rempli d'une grande fierté; et—que ce fût l'orgueil, la reconnaissance, ou une secrète sympathie qui me troublât—toujours est-il que, soir et matin, et même pendant la nuit, l'image de ma bienfaitrice se plaçait devant mes yeux, et toutes les forces de mon âme semblaient s'être concentrées sur cette seule pensée.

Cette distraction singulière et le regard incertain de mes yeux étaient considérés par mes parents comme de fâcheux symptômes, et ils ne doutaient pas que ma raison ne fût menacée d'une faiblesse incurable.

Plus d'une fois, quand ils exprimaient cette crainte, je m'efforçai de leur faire comprendre qu'ils se trompaient; mais alors je criais et je hurlais comme auparavant. Cela ne faisait qu'augmenter leur peine; et, comme mes propres cris m'étaient désagréables maintenant, je pris en aversion ces inutiles efforts pour me faire comprendre par la parole.

Tout se passa entre mes parents et moi de la même façon qu'avant la visite de madame Pavelyn. Bientôt on ne s'occupa presque plus de moi; et, pour épargner autant que possible à mon père la vue pénible de son fils innocent, ma mère m'envoyait à la prairie avec les vaches pendant des journées entières.

Là, dans une solitude complète, je pouvais réfléchir et rêver depuis l'aube du jour jusqu'à ce que la nuit tombante me rappelât à la maison. Mais je ne passais pas mes journées dans l'oisiveté, ma bienfaitrice m'avait dit deux choses: «Apprenez bien vite à parler, et faites-moi encore des figures.»

Ce dernier voeu, je pouvais facilement l'accomplir; mais le premier! apprendre à parler!

Son désir était une loi dont l'inflexibilité m'effrayait et à laquelle, pourtant, je voulais obéir, dût ma gorge se déchirer sous mes efforts.

Pendant deux longs mois, je m'efforçai constamment de répéter encore une fois son nom; je faisais toutes sortes de grimaces, je contractais mes lèvres, je me remplissais la bouche de petits morceaux de bois, je tirais rudement ma langue rebelle; mais quoique la sueur perlât sur mon front, son nom chéri ne voulut point sortir de mon gosier, ni distinctement, ni plus ou moins mal articulé.—Chose étonnante, j'entendais bien, et je pouvais même juger de la justesse et de la valeur des sons produits; il n'y avait aucun mouvement de la voix humaine que je fusse incapable d'exécuter quelquefois par hasard, aucune lettre que je ne pusse prononcer. Mais on eût dit que les nerfs de l'appareil vocal s'étaient brouillés en moi, et ne pouvaient obéir à ma volonté. Quand je voulais prononcer une lettre ou un mot, il me venait d'autres sons aux lèvres. Et quoique je me préparasse souvent pendant des heures entières avant de pousser un son, avec la certitude que, cette fois, du moins, ma voix ne tromperait pas mes efforts, chaque fois j'étais frappé de la même déception amère.

Je n'exagère point en vous disant que cent fois j'ai versé des larmes, que je me suis arraché les cheveux, et que je me suis roulé convulsivement par terre avec un désespoir et une rage qui ressemblaient, en effet, à la folie la plus complète.

Peu à peu, il me fallut reconnaître mon impuissance et perdre décidément tout espoir d'apprendre à parler. Alors je devins triste, découragé et languissant. Le sentiment de fierté qu'avait fait naître en moi la compassion de Rose m'avait fait croire un instant que j'aurais la force de me tirer de l'abaissement. Cette consolante, cette radieuse perspective s'était refermée devant mes yeux. Un nuage sombre avait voilé l'étoile scintillante qui éclairait mon avenir. Je resterais éternellement le muet innocent, la malheureuse créature qui ne pouvait pas même exprimer sa reconnaissance à ceux qui la plaignaient.

Je restai près d'un mois anéanti par cette effroyable conviction. Enfin, lorsque la dernière étincelle d'espérance fut éteinte en moi, j'acceptai mon triste sort avec résignation, et un peu de paix rentra dans mon âme.

Alors je recommençai à tailler des figurines de bois de saule, mais non plus par orgueil, ni avec l'espoir de me distinguer en quelque point des autres enfants; non, je n'étais mû que par un sentiment passif de reconnaissance et de devoir. Je savais que mon travail serait agréable à la charitable petite demoiselle; c'était là le seul mobile de mon activité.

En peu de temps, j'avais fabriqué un certain nombre de statuettes. Il y avait des figurines que je désignais sous le nom de vaches, de chevaux, de moutons et de porcs, quoiqu'elles ressemblassent toutes singulièrement les unes aux autres; il y avait aussi des maisons, des églises, des oiseaux et des hommes; mais ce qui me plaisait le mieux, ce que je regardais avec complaisance, c'était une figure de garde champêtre, avec son grand chapeau sur la tête et son sabre reluisant dans la main.

J'avais, après beaucoup d'instances, obtenu de ma mère la clef d'un tiroir de notre commode. J'y serrai mes petits chefs-d'oeuvre, pour ne les en retirer qu'au moment où Rose reviendrait à Bodeghem. Personne ne pouvait voir ces produits de mon art. Elle seule, pour qui je les avais faits, devait les recevoir de mes mains avant que personne les eût touchés.

Ainsi les mois se passèrent, ainsi vint l'hiver qui devait précéder son retour.

Vers la nouvelle année, ma mère devait aller à la ville payer le terme échu de notre fermage. A force de prières et de supplications, je la décidai à prendre avec elle la figurine du garde champêtre, et à me promettre qu'elle la donnerait à la petite fille de notre propriétaire.

Durant l'absence de ma mère, je fus étrangement agité: je courais autour de la maison et dans les champs, poussé par une grande inquiétude. Que dirait Rose de mon ouvrage? Sourirait-elle, et serait-elle contente de mon envoi? Dans tous les cas, ma mère lui parlerait de moi, et, de son côté, elle dirait quelque chose à mon adresse. Il me semblait, dans mon attente anxieuse, que j'entendais Rose prononcer mon nom;—car ce ne pouvait être une autre voix que la sienne, ce timbre argentin qui résonnait au fond de mon âme, et me faisait tressaillir et regarder autour de moi, comme si je l'entendais murmurer d'une voix compatissante: «Pauvre petit Léon!»

Dans l'après-midi, j'étais sur la chaussée, à plus d'une demi-lieue de notre demeure, pour voir si ma mère ne revenait pas encore. Dès que je l'aperçus, je courus à sa rencontre, et lui demandai, les bras tendus et les yeux étincelants, comment on avait reçu là-bas mon petit garde champêtre.

M. Pavelyn avait examiné la statuette avec curiosité, et en avait ri de bon coeur; Rose s'était montrée satisfaite et m'avait fait remercier de mon cadeau; elle avait ajouté qu'au printemps prochain, elle viendrait au château avec ses parents, et qu'elle serait heureuse d'avoir beaucoup de ces petites figures pour s'en amuser.

Ma joie était inexprimable; emporté par mon émotion, je me mis à sauter et à crier comme je le faisais autrefois....

Quelques paroles de ma mère me calmèrent subitement, et firent tomber toute ma joie. Rose avait demandé si le pauvre Léon ne savait pas encore parler. Cette question me rappela au sentiment de mon impuissance et à la conscience de mon malheur.

Hélas! la bonne Rose m'avait dit: «Vous devez apprendre à parler»; et moi, pauvre déshérité de ce monde, j'étais toujours aussi muet que lors de sa visite chez nous. J'eusse sacrifié la moitié de ma vie pour pouvoir accomplir son ordre charitable; mais il ne m'était pas donné de lui offrir cette preuve de ma gratitude.

Je courbai la tête, et marchai silencieusement dans le sentier sablonneux, tenant ma mère par la main, et, bien que, pour relever mon courage, elle me racontât beaucoup d'autres choses de la gentille petite demoiselle, elle ne parvint pas à me consoler.


IV

Les gelées avaient cessé, et le dégel avait fait disparaître la neige de nos campagnes. Le printemps allait venir, et, avec lui, l'angélique créature qui, depuis sept mois, vivait dans toutes mes pensées.

Dans mon impatience, je me promenais tous les matins par les bois et les chemins pour voir si les plantes printanières ne donnaient pas encore signe de réveil. J'épiais les bourgeons des aunes et des coudriers qui devaient germer sous les premiers rayons du soleil rajeuni; j'attendais avec un désir impatient la première feuille de l'anémone des bois, qui se montre avant toutes les autres au pied des jeunes chênes; je suivais du regard les oiseaux, pour découvrir dans leur bec le fétu de paille, gage de leur confiance dans le retour du beau temps.

Après beaucoup de nuits froides, l'air devint plus doux, et, à ma grande joie, je remarquai les signes de plus en plus sensibles du réveil de la nature. Bientôt les violettes parfumèrent la berge des fossés du côté du midi: les boutons d'or dorèrent la prairie, et des milliers de pâquerettes firent briller leurs étoiles d'argent sur le velours de l'herbe tendre. Puis fleurirent l'épine noire, le fraisier et la lychnide. Les arbres et les arbrisseaux déployaient petit à petit leur feuillage, et le seringat montrait déjà les boutons des touffes de fleurs blanches qui devaient remplir de leur doux parfum la fraîche atmosphère du mois de mai.

Le moment si longtemps attendu n'était donc plus loin; chaque jour, Rose pouvait quitter la ville et venir demeurer au château; car il faisait un temps doux et un clair soleil qui invitaient irrésistiblement à s'aller promener aux champs.

Pauvre insensé que j'étais! au lieu de sentir ma joie redoubler, je sentais, au contraire, mon courage tomber et une inquiétude secrète descendre dans mon coeur, à mesure que le moment désiré approchait.

Elle me demanderait: «Ne savez-vous pas encore parler»? et moi, le rouge de la honte au front, le coeur plein de dépit et de chagrin, il me faudrait lui répondre par signes que j'étais muet comme auparavant. Une fois que cette idée naquit en moi, ma crainte augmenta rapidement et dans des proportions insensées, parce que rien ne venait la combattre. Je pâlissais quelquefois tout à coup, quand mon esprit agité faisait surgir devant mes yeux l'image de la petite Rose; je tremblais en entendant tomber de ses lèvres la fatale question: «Ne savez-vous pas encore parler»?

Je redevins triste, solitaire, et plongé dans de pénibles rêveries.

Jusqu'à ce moment, je m'étais appliqué avec ardeur à tailler des figurines. Comme mon tiroir en était plein depuis longtemps, j'avais donné les moins réussies à mes soeurs, et j'en avais fait de nouvelles, et de meilleures, à mon avis.

Mais, en ce moment, mon découragement allait si loin, que je n'avais plus ni la force ni l'envie de poursuivre mon travail, et que, pendant plus de deux semaines, je gardai dans ma poche la clef du tiroir, sans y toucher.

Ce fut bien pis encore lorsque mon père, revenant un lundi du marché, nous annonça que, le samedi suivant, M. Pavelyn, sa femme et sa petite fille viendraient au château. Dès ce moment, on eût dit qu'un mal secret me travaillait les nerfs. Il m'arrivait de pâlir et de frissonner vingt fois en une heure, sans cause apparente. Ma mère me croyait malade, et elle me faisait de la tisane avec des herbes du printemps qui sont bonnes contre la fièvre. Je buvais le remède sans dire la cause de ma singulière agitation; mais, dès que je le pouvais, je courais bien loin de la maison, et je me cachais dans les bois, comme si cette solitude pouvait me délivrer de cette terrible question: «Ne savez-vous pas encore parler?» qui raisonnait sans cesse à mon oreille, et me poursuivait comme une accusation.

Je ne sais comment expliquer cela; mais, tout en redoutant l'arrivée de Rose beaucoup plus que je ne la désirais, tout en me réfugiant dans les bois pour n'être pas présent lors de sa visite chez nous, je me sentais entraîné, malgré moi, dans les environs du château et dans le chemin qu'elle devait suivre pour venir à notre ferme. Il est bien vrai qu'après quelques instants je m'enfuyais; mais chaque fois, je revenais à la même place, presque sans en avoir conscience.

Un certain jour—c'était le 20 mai de l'année 1806—j'avais erré dans les bois depuis l'aube du jour, et j'étais arrivé enfin dans l'avenue du château. Après avoir regardé longtemps les bâtiments, derrière les bosquets de seringats, je m'étais retourné; j'avais appuyé ma tête entre un tronc d'arbre, et je regardais la terre, plongé dans de douloureuses réflexions.

Je ne sais pas combien je restai de temps ainsi; mais je fus réveillé tout à coup par le son argentin d'une voix qui criait de loin avec un accent de joie:

—Léon! Léon!

C'était la voix de Rose, la même voix qui me parlait toujours dans mes rêves. Aussi, je ne m'empressais pas de tourner la tête, car je croyais à une nouvelle illusion de mes sens.

Je fus saisi d'un tremblement violent. Je vis Rose, Rose elle-même, qui, entre un beau monsieur et une belle dame, et suivie d'une bonne, sortait du jardin da château et entrait dans l'avenue.

Elle tirait le monsieur par la main pour courir vers moi; mais le monsieur, qui était son père, la retint jusqu'au moment où elle ne fut plus qu'à quatre ou cinq pas de moi; alors il ne put contenir plus longtemps l'impatience de sa fille.—Elle bondit en avant, et saisit ma main tremblante; j'étais blême, et je voyais déjà avec inquiétude sortir de ses lèvres la question; si redoutée.

En effet, ses premiers mots furent:

—Eh bien, Léon, savez-vous parler?

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine, et mes larmes silencieuses lui apprirent que j'étais muet comme auparavant.

—Pauvre Léon! dit l'excellente enfant. Il ne faut pas pleurer pour cela.... Prenez courage; l'année dernière, vous avez su prononcer mon nom. Vous apprendrez à parler petit à petit.

Dans l'intervalle, ses parents s'étaient rapprochés de nous. Son père mit sa main sur ma tête et me força, par un doux mouvement, à lever les yeux vers lui. Il dit avec un accent plein de bienveillance:

—C'est donc là le petit garçon du sabotier qui t'a donné le petit curé et le petit garde champêtre? De beaux yeux, des cheveux superbes: c'est un joli enfant.—Et tu ne sais point parler du tout? me demanda-t-il. Un garçon adroit et leste comme toi serait muet et resterait muet? Ce serait certainement un grand malheur.... Et pourquoi pleures-tu, petit? Quelqu'un t'a-t-il fait du mal?

—Non, mon père, il pleure, parce qu'il ne sait pas parler, dit la petite demoiselle en soupirant.

—Eh bien, puisqu'il entend et qu'il a pu prononcer ton nom, il ne doit pas lui être impossible d'apprendre à parler. Si l'on voulait se donner un peu de peine.... Mais ces enfants de paysans, on les laisse courir à l'abandon, et, par eux-mêmes, ils n'apprécient pas la valeur de la parole.

En entendant ces mots, je ne pus me retenir davantage; l'accusation qu'ils contenaient me blessa cruellement. J'essayai, par toutes sortes de gestes et de cris inarticulés, de démontrer au père de Rose que la bonne volonté ne m'avait pas manqué, et que, pendant des mois, j'avais fait vraiment tous mes efforts pour répéter encore une fois le nom de sa fille.

Il me regarda avec étonnement, mais avec une bienveillance évidente; mes yeux étincelaient; mes mouvements étaient pleins d'énergie, et j'expliquai, par des signes intelligibles, que je me laisserais volontiers couper le bras gauche en échange du don de la parole. Il me prit les mains, comprima mes gestes et m'obligea à me tenir tranquille; puis je l'entendis qui disait à la dame:

—Malheureux petit garçon, n'est-ce pas? C'est un bel enfant, et bien intéressant! Et la femme Wolvenaer prétend qu'il y a quelque chose de dérangé dans sa cervelle? Non, non, elle se trompe assurément. Cet enfant n'est pas idiot du tout; au contraire, il a l'esprit net et éveillé.

Le regard que mes yeux lancèrent au père de Rose rayonnait sans doute d'une reconnaissance bien sincère, car je remarquai que le compatissant monsieur en fut profondément touché.

Je me sentais tout à fait consolé, et plein d'un nouveau courage, et je me disposais à exprimer ma gratitude par de nouveaux signes; mais Rose avait repris ma main et me demanda si j'avais taillé des statuettes pour elle.

Je comptai rapidement sur mes doigts, j'ouvris les bras tout grands et je tournai ma clef sous ses yeux, pour lui faire comprendre que j'en avais sculpté beaucoup, tout un tas, et qu'elles étaient à la maison enfermées dans une armoire.

Rose, en proie à une vive curiosité, pria instamment ses parents de se hâter, pour qu'elle pût voir plus tôt les petites figures.

Ses parents cédèrent à son désir; quelques instants après, M. Pavelyn entrait avec sa famille dans notre humble demeure.

Sans faire attention aux saluts et aux cérémonies de mes parents, je m'élançai vers la commode; je tirai le tiroir qui renfermait mon travail de six mois, et je me mis à étaler toutes mes figurines sur notre grande table.

Je les arrangeai les unes à la suite des autres, processionnellement, comme une caravane d'hommes et de bêtes en voyage. Il y en avait tant, que le cortège finit par couvrir toute la table, et qu'il ne resta plus de place pour mes petites maisons et mes églises.

Un étonnement croissant se lisait dans les yeux de la petite demoiselle, et, lorsqu'elle put embrasser d'un seul coup d'oeil toute cette richesse et que je lui fis signe que tout cela lui appartenait, elle se mit abattre des mains et à sauter de joie. Cette joie me rendit extrêmement heureux et me fit croire que j'avais fait des choses réellement admirables, puisque j'avais atteint si complètement le but de mes efforts.

J'expliquai longuement à Rose, par toute sorte de mines et de gestes, ce que représentait chacune de mes petites figures. Je poussais les vaches sur la table, je faisais galoper les chevaux, je remplissais l'office du berger rassemblant ses moutons et les ramenant à l'étable, je plaçais les oiseaux les uns après les autres sur le faîte des maisons et le clocher des églises, comme s'ils s'y fussent perchés de leur propre vol.

Rose, ouvrant ses grands yeux bleus, regardait sans rien dire les petites scènes que je jouais devant elle; mais elle semblait ravie d'une joie enfantine. Un sentiment de bonheur infini inondait mon coeur. Mes parents étaient en conversation avec M. et madame Pavelyn, et mes frères et soeurs écoutaient ce qui se disait. Rose et moi nous n'étions occupés que de nous; elle ne prêtait attention qu'à mes figurines et à mes jeux....

La sueur perlait sur mon front à cause des efforts que je faisais pour lui faire comprendre clairement par signes ce que je voulais exprimer. Je venais de lui montrer un chasseur qui abat un lièvre et le chien qui va chercher le gibier touché. Puis je simulai un combat entre deux soldats en leur faisant pousser leurs grands sabres l'un contre l'autre. Je jouai sans doute cette scène d'une manière très-vive et très-compréhensible, car Rose paraissait émue et effrayée; mais quand l'un de mes soldats fut renversé par son ennemi, et que, dans sa chute, il fit tomber toute une rangée de vaches, de chevaux, et même d'arbres et de liaisons, nous poussâmes tous deux un long éclat de rire, et Rose dansa de plaisir; pour augmenter encore sa joie, je me mis à courir et à sauter autour de la table en poussant des cris sauvages.

Le bruit que nous faisions interrompit la conversation des parents de Rose avec mon père. Ils nous regardèrent un instant avec satisfaction et parurent charmés de voir que leur fille s'amusait si franchement et rougissait de plaisir.

Le monsieur s'approcha de la table, prit çà et là quelques-unes des plus singulières ou peut-être des meilleures petites figures, les examina avec bienveillance et hocha la tête d'un air content; puis il me frappa sur l'épaule en disant:

—As-tu fait tout cela seul? Bravo, mon petit garçon! Ce n'est certes pas très-beau; mais il y a quelque chose; il y a un certain esprit dans ces deux gendarmes qui s'avancent là-bas avec leurs longues jambes. Et que vas-tu faire de toute cette légion d'hommes et de bêtes?

Je montrai du doigt sa fille.

—Tout cela est pour moi, mon père, s'écria Rose. Ah! comme je vais pouvoir jouer! Léon m'apprendra comment ils doivent marcher les uns derrière les autres, chacun à son rang, comme ils sont là maintenant.

—Mais, Rose, objecta le père, pourquoi dépouiller ce pauvre enfant de tous ses joujoux?

Je courus à la muraille pour prendre un panier en osier, j'y rassemblai mes figurines et je le tendis à Rose. Elle hésitait à accepter mon cadeau et regardait son père d'un air interrogateur. Je prévoyais un refus et je frémissais de crainte; mais je joignis les mains devant M. et madame Pavelyn d'un air si suppliant, et dans mes yeux brillants se lisait une prière si ardente, qu'ils appelèrent leur bonne, qui était restée près de la porte, et lui remirent le panier qui contenait mes oeuvres. Je levai les bras au ciel en signe de joie et je poussai un cri de triomphe.

Notre propriétaire s'entretint encore un instant de Rose et de moi avec mes parents. Ce que je pus saisir de leurs paroles dites à voix basse, c'est que leur fille était d'une santé délicate et que l'air des champs lui ferait du bien.

Ils exprimaient aussi la satisfaction qu'ils éprouvaient à voir Rose, qui ordinairement montrait si peu d'ardeur au jeu, s'amuser de si bon coeur et avec tant d'animation.

Après cette conversation, M. Pavelyn me prit la main et me dit d'un ton fort aimable:

—Nous devons partir maintenant, Léon; mais viens demain au château, vers une heure; Rose te fera aussi un cadeau en échange de tes petites figures. C'est une chose que nous avons apportée de la ville pour toi. Tu dîneras avec nous, et tu pourras jouer et courir avec Rose dans le beau jardin. Adieu, mon bon petit garçon.

—Léon, Léon, s'écria la petite fille en sortant, à demain, à demain! Oh! comme nous nous amuserons!

Je tombai tout tremblant sur une chaise.—Quoi! je dînerais au château, à la même table que Rose! Ses parents me témoignaient autant d'amitié et de compassion qu'elle-même! Moi, le muet, j'étais donc choisi et préféré entre mes frères et soeurs?—Demain! demain!


V

Combien mon sommeil fut agité cette nuit-là. Cent fois je rêvai que, la main dans celle de Rose, je jouais dans un beau jardin, beau comme le paradis, que ma mère m'avait souvent décrit. Mous courions, nous dansions, nous sautions, et nous nous amusions avec un plaisir et une béatitude inexprimables. Rose me disait mille douces et tendres paroles, et moi, malheureux! dans mon rêve, j'avais le don de la parole, et je lui témoignais ma reconnaissance en un langage clair et plein de sentiment.

Puis la scène changeait de nouveau; j'étais assis à une grande table et je mangeais des mets si succulents et de si appétissantes friandises, que nos boudins gras de la kermesse et les meilleurs sucreries de la boutique du sacristain n'étaient que de la Saint-Jean auprès d'un pareil régal.

D'autres fois, mon imagination s'évertuait à résoudre l'énigme qui occupait mon esprit et piquait ma curiosité depuis la veille. Rose m'avait promis un cadeau en échange de mes figurines. Quel pouvait être ce cadeau? il m'était impossible de faire une supposition probable. Je pensais bien à un grand cheval de bois, à une belle cravate, à un grand gâteau, et à beaucoup d'autres choses; mais ma raison me disait que je me trompais assurément.

Abusé par mon impatience, je me levai au milieu de la nuit, croyant que c'était déjà le matin; mais ma mère me renvoya dans mon lit. Enfin, le jour commença à poindre. A peine avions-nous pris le café, que j'importunai ma mère pour qu'elle fit ma toilette et sortît de la commode mes habits du dimanche. Elle eut peine à me faire comprendre que je ne devais aller au château qu'après midi, et que j'avais encore une demi-journée à attendre. Je restai longtemps assis dans un coin de la chambre, l'oeil fixé sur l'aiguille de l'horloge. Après que j'eus essayé deux ou trois fois, par mes cris impatients, de convaincre ma mère que l'horloge était arrêtée et qu'elle devait la faire marcher, elle me prit par l'épaule, et me mit à la porte, en me défendant de remettre les pieds dans la maison avant que midi sonnât au clocher.

J'errai dans les bois et dans les champs, je revins dans le village, je tournai autour de l'église, et je regardai avec dépit l'aiguille paresseuse du cadran, jusqu'à ce qu'enfin le premier coup de midi retentit dans les airs et me fit pousser un cri de joie.

Lorsque je revins à la maison, on était à table chez nous. Je pris ma place accoutumée à côté de mon père; mais mon assiette resta vide, bien entendu, puisque je devais dîner au château. Mes parents parlaient en riant des mets succulents que je goûterais ce jour-là; mes frères et mes soeurs restaient silencieux et me considéraient d'un regard peu amical. L'épaisse bouillie paraissait leur être moins agréable encore que d'habitude, et plus d'une fois ils laissèrent retomber la cuiller dans leur assiette avec découragement, lorsque mon père parlait en plaisantant d'oiseaux rôtis et de châteaux de massepains. Pour moi, je ne faisais guère attention à ce qui se disait; ces descriptions alléchantes ne m'intéressaient point; je ne voyais que le sourire qui, sur l'aimable visage de Rose, rayonnait délicieusement vers moi.

Dès que le dîner fut fini, ma mère me prit sur ses genoux, et commença à me déshabiller. Elle me lava avec de l'eau chaude et du savon, et mouilla mes cheveux pour mieux les faire friser. Cela dura longtemps avant que ma toilette fût achevée, car je devais être aussi beau que possible, quoique mon père prétendît qu'il était absurde de me revêtir de mes habits de fête pour aller jouer.

Avant de me laisser partir, ma mère me plaça devant elle, et me dit d'un air grave et sévère comment je devais me comporter au château, et ce que je pouvais faire et ne pas faire. Elle n'oublia rien: je devais soigneusement essuyer mes pieds aux paillassons que je verrais devant les portes; je devais ôter ma casquette et saluer, me moucher dans le mouchoir qu'elle avait mis dans la poche de mon pantalon; je ne pouvais pas crier ni faire de gestes, et, si l'on me donnait quelque chose, je ne devais pas manquer de me baiser la main, non-seulement parce que cela était poli, mais encore parce que, ne sachant point parler, je n'avais pas d'autre moyen de témoigner ma reconnaissance.

Une heure sonnait à la tour lorsque ma mère me donna le baiser d'adieu, et que, frémissant d'impatience, je m'élançai hors de la maison.

Je courus tout d'une haleine à travers le village et l'avenue du château; mais, lorsque j'approchai de la grille ouverte et que je n'aperçus personne dans ce jardin, je fus pris d'une frayeur secrète. J'entrai cependant dans le vaste jardin à pas lents et indécis, regardant de tous côtés si je ne voyais personne.—Qu'elle était belle la perspective qui se déployait devant mes yeux étonnés! Une large pelouse, pareille à une prairie s'étendait de tous côtés jusqu'au pied des grands arbres. Au milieu du gazon vert coulait une eau claire que j'aurais prise pour le même ruisseau qui passait à côté de notre maison; mais elle était plus large et plus profonde. Un pont arrondi comme un arc gigantesque s'élançait d'un bord à l'autre. Ce pont était formé de branches de chêne admirablement entrelacées, et il me parut que je n'oserais jamais le traverser, de peur qu'il ne se rompît sous mon poids.

Autour du jardin s'élevaient de grands arbres, serrés comme une forêt impénétrable; au pied de ces grands arbres, les lilas croissaient en si grande abondance, que leurs fleurs empourprées, entouraient tout le jardin comme une immense guirlande et parfumaient l'air de l'odeur la plus délicieuse.—Partout où je promenais mes regards, le long des sentiers et dans les massifs, je voyais des fleurs ou des plantes qui m'étaient totalement inconnues, et qui m'étonnaient par leurs formes bizarres et leurs brillantes couleurs.

La solitude complète et le silence solennel qui y régnait me firent peur. Je ne m'approchai du château que pas à pas. Mon coeur battait dans ma poitrine, et assurément je n'eusse pas osé aller plus loin; mais une porte s'ouvrit tout à coup, et Rose accourut toute joyeuse à ma rencontre. Elle me prit par la main, m'entraîna vers le bâtiment et dit en me grondant:

—Pourquoi restes-tu si longtemps? Ce n'est pas bien à toi, Léon. Nous avons déjà commencé à dîner. Mon père pourrait être fâché.

Elle lut sur mon visage que ces paroles me faisaient peur.

—Allons, allons! s'écria-t-elle, c'est pour rire que je dis cela. Il ne faut pas avoir peur; sois gai. Ah! comme nous allons tout à l'heure jouer et courir dans le beau jardin, n'est-ce pas? Quel dommage que tu ne saches point parler! Mais, c'est égal, je te comprends bien.

Ma bienfaitrice me conduisit dans le bâtiment et me fit traverser un long vestibule. Me souvenant des leçons de ma mère, j'essuyais mes pieds à tous les paillassons que je rencontrais sur mon passage, si bien que Rose s'écriait en plaisantant:

—Mais, Léon, qu'as-tu donc aux pieds? Finis donc, c'est assez.

Au bout du vestibule se tenait un homme dont les habits étaient galonnés d'argent. J'ôtai ma casquette et je le saluai avec un respect craintif; mais lui, sans dire mot, ouvrit un des battants de la porte devant laquelle il se tenait.

Je vis une grande salle dont les murs étincelaient de baguettes d'or. Les parents de Rose étaient assis autour d'une table. Je restai debout sur le seuil de la porte, ma casquette à la main, entendant à peine les paroles de bienvenue que m'adressaient M. et madame Pavelyn.

Rose me conduisit à une chaise, près de la table, et m'obligea à m'y asseoir. La tête me tournait; je tenais les yeux baissés, confus et tremblant.

Un domestique m'attacha une grande serviette blanche devant la poitrine, de façon que je pouvais à peine remuer les bras.

Les parents de Rose, et même le domestique, semblaient s'amuser beaucoup de mon embarras et riaient tout bas. La compatissante petite fille seule tâchait de m'encourager en m'adressant de douces paroles.

M. et madame Pavelyn se mirent à rire plus franchement encore lorsque je baisai ma main pour remercier le domestique, qui avait placé un morceau de pain à côté de mon assiette.

J'étais tout à fait troublé; la sueur perlait sur mon front et le coeur me battait si fort que j'avais peine à reprendre haleine. La soupe fumait devant moi dans mon assiette et chacun m'engageait à manger. Mais j'étais étourdi, et je contemplais mon assiette d'un oeil hébété.

Rose eut pitié de ma confusion, et vint à mon secours. Elle avança sa chaise aussi près que possible de la mienne, arrangea plus commodément la serviette autour de mon cou et me mit la cuiller dans la main. D'abord j'obéis machinalement à ce qu'elle me disait; mais ensuite, grâce à l'amabilité de ses paroles encourageantes je m'enhardis un peu. Elle veillait comme une bonne petite mère sur son gauche protégé. Elle fit couper ma viande par le domestique, me nomma les plats, et me dit quel goût ils avaient, me montra comment je devais tenir ma fourchette et placer les os de volaille sur le bord de mon assiette, et comment il fallait m'essuyer les mains et les lèvres avec ma serviette. En un mot, elle m'apprit à manger convenablement, avec une attention délicate et une tendre sollicitude qui pénétrèrent mon coeur de reconnaissance.

Il y avait des tartes et des sucreries d'une douceur extrême et d'un parfum exquis; mais je ne sentais presque pas le goût de ce que je mangeais. La richesse du salon où je me trouvais, l'or qui brillait sur les murs, les glaces qui multipliaient tout, et où le regard se perdait dans un lointain infini, tout cela m'écrasait par sa grandeur et son éclat. Une chose surtout excitait mon admiration, et attirait irrésistiblement mon regard. C'était une grande statue blanche qui se trouvait à ma gauche, sur un grand piédestal, contre le mur. Je ne pouvais me rendre compte de ce qu'elle représentait. C'était un homme à moitié nu qui ne touchait la terre que de la pointe du pied, et qui paraissait vouloir s'élancer dans les airs. Il avait deux petites ailes derrière la tête et deux ailes à chaque pied; il tenait dans sa main droite deux serpents entrelacés.

Déjà Rose, voyant mon étonnement, m'avait dit que cette statue représentait le dieu Mercure; mais, comme ma mère, en me faisant réciter mon catéchisme, ne m'avait jamais parlé d'un dieu semblable, l'explication ne m'apprit rien. Ce n'était pas, d'ailleurs, la signification de la statue que mes yeux cherchaient dans cette oeuvre d'art. J'étais étonné qu'on pût imiter si bien, par le bois ou la pierre, le corps et la figure de l'homme, qu'ils semblaient vivre; car plus d'une fois j'avais baissé la tête en frissonnant, craignant que ce dieu inconnu ne sautât sur moi. J'examinai aussi avec une attention curieuse comment la statue était faite, et je m'efforçai d'en graver les formes dans ma mémoire, comme si jamais il m'eût été possible de tailler dans le bois de saule, avec mon couteau, quelque chose qui y ressemblât.

Pendant le dîner, on avait versé du vin dans mon verre, et l'on m'en avait fait boire. La rouge liqueur me parut âcre et amère. Lorsqu'on servit le dessert, Rose me dit qu'on allait apporter du vin doux qui me plairait bien. Tandis qu'elle parlait encore, le domestique s'approcha de la table avec une bouteille tout argentée. Je regardai curieusement ce qu'il allait faire avec une espèce de pince qu'il tenait à la main....

Tout à coup, une détonation retentit, pareille à celle d'une arme à feu; et, comme Rose cachait sa figure dans ses mains en poussant un grand cri, je crus qu'il lui était arrivé malheur.

Tremblant comme un roseau; je sautai sur mes pieds; un cri de frayeur sortit de ma poitrine, et je criai distinctement:

—Rose! Rose!

—Ah! ah! le pauvre Léon a parlé de nouveau, dit la petite fille avec joie. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas, papa? Il a prononcé mon nom aussi bien et aussi distinctement qu'une personne qui sait parler.

Elle me fit comprendre en riant que cette détonation n'était pas autre chose que le bruit produit par le bouchon qui s'était échappé avec force du goulot de la bouteille, et que, par plaisanterie, elle avait fait semblant d'être effrayée. Pour calmer mon effroi, elle me mit dans la main un verre de vin mousseux, et me força de le vider presque entièrement.

Pendant ce temps, ses parents parlaient de moi et de l'étrange phénomène dont ils venaient d'être témoins. M. Pavelyn me fit essayer encore une fois de répéter le nom de sa fille; mais il fut obligé de reconnaître, lorsque j'eus fait plusieurs efforts inutiles, qu'il m'était devenu de nouveau tout à fait impossible d'articuler un son déterminé par la seule force de ma volonté.

—C'est sous l'impression de la frayeur ou d'une émotion violente que ce garçon prononce un mot par hasard, dit-il à madame Pavelyn. J'ai lu plusieurs fois que des gens muets depuis leur enfance avaient recouvré la parole sous le coup de quelque terrible événement. Pareille chose pourrait arriver au fils de maître Wolvenaer. Mais qui sait si quelque chose le frappera ou l'effrayera jamais assez profondément pour lui donner complètement et définitivement la parole?

Je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire; mais ses paroles me firent tomber dans de profondes réflexions, d'où je ne fus tiré que lorsque M. Pavelyn dit à Rose d'aller chercher son cadeau et de me le donner.

La jeune fille sortit de la chambre par une porte latérale, et rentra bientôt en me montrant un objet qui était enveloppé d'un papier. Pendant qu'elle s'approchait de moi, elle le tira de son enveloppe, puis elle le mit dans ma main. C'était une espèce de couteau fermé; mais il brillait comme de l'argent, et le manche était fait d'une sorte de coquille où la lumière faisait jouer des reflets bleus, jaunes et argentés.

Rose me le reprit; et, tout en ouvrant successivement les différentes lames qu'il portait, elle me dit:

—Léon, ceci est mon cadeau pour toutes les petites figurines que tu m'as faites. Vois, cette première lame est un grand et fort couteau avec lequel tu pourrais presque couper un petit arbre; ceci est un canif; en voici un plus petit, et puis encore un plus petit. Voici une lime ... et une scie, et une vrille, et un ciseau ... le tout solidement fait en acier anglais, fin et bien trempé, comme dit mon père. C'est maintenant que tu pourras tailler des statuettes, n'est-ce pas?... Je l'ai choisi moi-même, Léon, reprit-elle pendant que je considérais le joli couteau avec une admiration mêlée de stupeur. Ma mère voulait te donner un grand gâteau; mais je savais bien qu'un cadeau comme celui-ci te ferait plus de plaisir. Je ne me suis pas trompée, n'est-il pas vrai?

Deux larmes tombèrent sur mes joues, et je me mis à baiser mes deux mains en poussant des cris étouffés, que je ne pouvais retenir. Mes yeux parlaient sans doute en ce moment un langage bien expressif, car tous ceux qui me regardaient, même le domestique, furent profondément touchés de la reconnaissance qu'ils y lisaient.

Je tenais dans ma main le précieux cadeau de Rose; je fermais et j'ouvrais alternativement les petits couteaux, la lime et la petite scie, et déjà je m'en servais en imagination. Quelle richesse! Des outils de toute espèce! tout un atelier! Comme désormais je pourrais tailler des figures du matin au soir, pour elle, ma douce protectrice! et comme je travaillerais mieux et plus facilement avec ces instruments choisis et donnés par elle!

J'étais tellement agité par la joie et par l'admiration, que je n'entendis pas ce que M. Pavelyn me disait:

—Allons, mon garçon, reprit-il en élevant la voix, rends le beau couteau à Rose pour qu'elle le mette de côté jusqu'au moment où tu retourneras à la maison, sinon, il te ferait oublier de jouer. Allez ensemble au jardin maintenant, courez et sautez tant que vous pourrez. Le temps est doux et sain; nous prendrons le café dehors, en plein air, et nous verrons de loin si vous vous amusez comme il faut.

Je sortis de la salle avec Rose. Chemin faisant, elle prit deux petits filets de soie verte, qui étaient pendus à côté de l'escalier; elle m'en donna un, et m'expliqua que nous allions à la chasse aux papillons.

Dès que je me vis sous le ciel bleu, en pleine liberté et tout seul avec Rose, la timidité, qui pesait sur mon coeur comme un plomb, disparut, et je respirai à longs traits.

Rose me dit que, le matin, elle avait couru près de deux heures après les papillons sans pouvoir en attraper un seul; mais que, moi qui étais fort et leste, j'en prendrais bien quelques-uns pour elle.

A peine eut-elle dit ces mots, que nous vîmes deux papillons blancs sortir du bosquet de seringats et voltiger sur la pelouse. Je poussai un cri, et nous nous précipitâmes tous deux sur cette première proie de nos désirs.

Tout en dansant, en riant et en sautant, nous poursuivions les papillons; mais, soit que je ne fusse pas encore assez habile à manier le filet, soit que les petites bêtes épouvantées eussent l'adresse de nous éviter, il y avait plus d'un quart d'heure que nous courrions sans le moindre succès. La sueur mouillait nos fronts, nos joues brûlaient de plaisir et d'ardeur.

M. et madame Pavelyn, assis devant le château sur une terrasse, prenaient part à notre joie et battaient des mains chaque fois que Rose, par un bond léger, trahissait la force et le plaisir de vivre.

Enfin j'attrapai un des papillons blancs dans mon filet. Ce fut une joie et une réjouissance, comme si nous eussions trouvé un trésor. Rose courut vers ses parents, qui riaient de bon coeur de son émotion. On alla chercher une boîte, et le papillon fut piqué dedans.

M. Pavelyn dit qu'il était très-content, et que je pourrais venir jouer souvent si Rose continuait à s'amuser de si bon coeur; mais la jeune fille n'eut pas la patience d'attendre que son père eût fini de parler. Elle m'entraîna vers la pelouse en s'écriant:

—Vois, là-bas! deux papillons, trois papillons, quatre papillons! Vite! vite!

Je pris encore quelques-unes de ces pauvres petites bêtes. Chaque fois, nous les apportions à M. Pavelyn, qui feignait de partager notre joie triomphante, et qui tenait la boîte prête.

Enfin Rose parvint aussi à en prendre un, qui ouvrait et fermait ses ailes au soleil sur le tronc d'un arbre. C'était un papillon d'un rouge foncé avec des taches d'argent et d'azur.

Il est impossible de peindre la joie de Rose. Comme une biche échappée, elle traversa la pelouse et vola vers ses parents avec tant de rapidité, que je ne pouvais presque pas la suivre. Elle avait pris elle-même la resplendissante petite bête; il lui semblait que désormais aucun papillon ne pourrait lui échapper. Et, un instant après, elle courait de nouveau avec passion.

Nous continuâmes pendant longtemps cette amusante chasse. M. et madame Pavelyn étaient rentrés après avoir pris le café.

Pendant que je bondissais, le filet en l'air, devant le bosquet de seringats, Rose en poursuivant un papillon dans une direction opposée, s'était éloignée de moi.

Tout à coup j'entends un violent craquement.... Je tourne les yeux vers l'endroit d'où ce bruit étrange était parti! Ciel! quel horrible tableau! j'aperçois Rose qui tombe par-dessus l'appui brisé du pont et qui s'enfonce dans l'eau en poussant un cri de détresse!—Ma langue se déchire; le sang jaillit hors de ma bouche; je crie avec toute la force qu'un muet peut donner à ses cris; mais ce sont des paroles qui sortent de mon gosier, des paroles claires et distinctes:

—Rose, Rose! du secours, du secours! Dieu, Dieu!...

Mon exclamation perçante retentit à travers le jardin, jusque dans les appartements du château.

Je m'élance; j'ai des ailes; mes pieds brûlent la terre.... Du haut du pont, mes yeux égarés ne voient plus rien qu'un pan de la robe de ma bienfaitrice.... Sans songer que je ne sais pas nager, je saute dans l'étang à côté d'elle. L'eau me vient presque aux lèvres; mais je sens que mes pieds touchent le fond, je saisis les habillements de Rose, je prends sa tête entre mes deux mains, et je la soulève au-dessus de l'eau. Cet effort me fait enfoncer dans la vase, l'eau pénètre dans ma poitrine par le nez et par la bouche, avec l'air que j'aspire; je suffoque, et je sens mes forces m'abandonner. Alors descend en moi la certitude que je me noie, que je vais mourir; mais ce n'est pas la crainte de la mort qui empoisonne pour moi ce moment suprême: non, c'est la douloureuse pensée que Rose aussi va mourir. Même quand la dernière convulsion ranime en moi la vie, je n'éprouve aucun autre sentiment que le regret et la douleur du malheur de Rose....

Je ne sus naturellement que plus tard ce qu'il advint de nous.

Mon puissant cri de détresse avait retenti jusque dans le château. M. et madame Pavelyn, ainsi que les domestiques et les servantes, étaient sortis tout effrayés, et avaient regardé autour d'eux pour savoir ce qui était arrivé. Pendant que l'on nous cherchait devant et derrière le château, et qu'on appelait Rose à grands cris, un des domestiques s'approcha du pont et vit la robe blanche de sa jeune maîtresse qui flottait sur l'eau. Il descendit le long du bord de l'étang, repêcha Rose, qui était sans connaissance, et la porta sur la pelouse.

Madame Pavelyn, en apercevant le corps inanimé et ruisselant de sa fille, était tombée évanouie dans les bras de son mari, avec un cri de terreur mortelle; M, Pavelyn la confia aux soins d'une servante, et se précipita, à demi mort d'inquiétude, vers sa fille.

Rose, qui n'avait pas été longtemps sous l'eau; et qui avait respiré aussi longtemps que j'avais pu lui tenir la tête dehors, ne tarda pas à donner signe de vie et à rouvrir les yeux.

Le premier mot que M. Pavelyn prononça, après avoir manifesté sa joie de voir son enfant sauvée, fut mon nom. Alors le domestique qui l'avait repêchée se rappela avoir senti quelque chose sous l'eau et avoir été obligé de déchirer le tablier de Rose pour la dégager d'un objet qui semblait la retenir. Il descendit de nouveau dans l'étang, me trouva sans peine, et me déposa sur le gazon, non loin de l'endroit où l'on s'empressait pour faire revenir Rose à elle-même.

C'était une scène effroyable.... Ici, une mère qui s'était évanouie devant l'horrible conviction qu'elle avait vu le cadavre de son enfant noyée; là, un père au désespoir, rappelant par ses baisers le sentiment et la vie dans le corps inerte de sa fille; plus loin, celui d'un petit garçon étendu sans mouvement, comme si son âme l'avait abandonné pour toujours.

M. Pavelyn, malgré son émotion, n'avait point perdu sa présence d'esprit. Il avait envoyé immédiatement chez le docteur un des jardiniers qui étaient accourus, en lui recommandant de fermer la grille et de ne parler à personne dans le village de ce qui venait d'arriver. Puis il avait fait porter sa fille près de sa femme évanouie, afin de pouvoir les soigner toutes deux en même temps. Il parvint à faire sortir madame Pavelyn de son évanouissement, et avec l'aide de ses domestiques il la ramena immédiatement dans la maison, ainsi que son enfant.

Pendant ce temps, d'autres gens étaient occupés à me frictionner et à me rouler par terre; mais, malgré tous leurs efforts, je ne donnais aucun signe de vie.

Dès que M. Pavelyn eut rassuré sa femme et couché sa fille dans un lit chaud, il revint à l'endroit où l'on était en train de me souffler de la fumée de tabac dans le nez. Cet homme généreux s'agenouilla près de moi, me prit les deux mains, et essaya de me rappeler à la vie. Rose, qui avait repris tout à fait connaissance, lui avait raconté que j'avais sauté dans l'étang et soulevé sa tête au-dessus de l'eau pour l'empêcher de se noyer. Son père lui avait fait accroire que j'étais également revenu à moi, car il craignait avec raison que, dans la situation où elle se trouvait, la nouvelle de ma mort ne lui portât un coup fatal.

M. Pavelyn me fit porter dans la cuisine, parce que cette pièce était très-éloignée de la chambre à coucher de sa fille. On apporta des literies, on me déshabilla, et on me couvrit d'épaisses couvertures de laine. Le docteur arriva enfin, et employa des remèdes énergiques pour ramener la respiration et le pouls, qui avait cessé de battre. Il réussit enfin après de longs efforts. Je commençai à faire quelques mouvements, et j'ouvris les yeux. Mais je n'entendais ni ne voyais, et, quoique l'on pût dire à mon oreille, ou quelques signes que l'on me fit, je ne montrais aucune connaissance de ce qui se passait autour de moi. Alors seulement M. Pavelyn envoya une servante dire à mes parents, avec toute la prudence possible, que j'étais tombé dans l'eau, et que le froid et la frayeur m'avaient un peu dérangé.

Mes parents, craignant un plus grand malheur, accoururent au château. En me voyant en vie, ils eurent la force de surmonter leur angoisse, et exigèrent qu'on me portât dans leur demeure, pour être soigné là.

Mon père m'enveloppa dans un drap de lit et dans une couverture de laine, m'emporta à la maison dans ses bras, et me mit dans mon lit.

Grâce aux médicaments prescrits par le docteur, une violente réaction s'opéra en moi, et je fus saisi d'une fièvre qui menaça mes jours pour la seconde fois. Le docteur craignait que la chaleur de mon sang ne produisît un transport au cerveau, et ne mît brusquement fin à mes souffrances.

Je restai dans cet état jusqu'après minuit; alors la fièvre me quitta peu à peu, et je tombai bientôt dans un profond sommeil. Le docteur déclara que le plus grand danger était passé, et il crut pouvoir affirmer que l'accident n'aurait pas de suites fâcheuses pour moi. Ma mère et ma soeur aînée restèrent seules à veiller à mon chevet.


VI

Lorsque j'ouvris les yeux le lendemain, assez tard dans la matinée, j'aperçus avec stupéfaction le doux visage de Rose, qui était assise à mon chevet et tenait ma main dans la sienne.

C'était donc bien sa voix qui, en murmurant à mon oreille: «Pauvre petit Léon!» m'avait réveillé de mon long sommeil. Et d'un coup d'oeil rapide, j'aperçus aussi mes parents, mes deux soeurs, la bonne de Rose et une voisine.

D'abord je ne me rappelai rien de ce qui s'était passé, et je regardai ma protectrice avec stupeur, comme pour lui demander pourquoi elle était ainsi assise près de mon lit.

—Sois tranquille, bon Léon, me dit-elle, tu seras bientôt guéri; mais nous ne jouerons plus jamais près de l'étang.

Alors la mémoire de ce qui était arrivé me revint tout à coup; et un cri triomphant souleva ma poitrine, et je m'écriai, avec le rire d'une joie étourdie:

—Rose! vous vivez!... Ce rêve....

Il parle, il a parlé! s'écrièrent mes parents en accourant auprès de mon lit, les bras levés.

Moi, plus surpris qu'eux-mêmes en entendant mes propres paroles, je frémis et je tins la bouche close, de crainte qu'un second effort ne vînt de nouveau prouver mon impuissance, et ne me frappât du plus cruel désenchantement.

Mon père m'embrassa avec émotion.

—Léon, mon pauvre fils, oh! parle, parle encore, pour que je puisse remercier le bon Dieu, en toute confiance, de ce bienfait inattendu.

Sans détourner mon regard de Rose, je murmurai encore tout étourdi:

—Parler? Oui! Rose ... l'eau.... Pas morte.... Heureux, heureux!...

La petite fille frappa dans ses mains avec joie; mes parents pleuraient et adressaient au ciel leurs actions de grâces. Pendant ce temps, je prononçais, avec une volubilité fiévreuse, une foule de mots sans signification et sans suite, uniquement pour entendre encore le son de ma voix et m'assurer que, cette fois, le don de la parole m'était définitivement acquis. Ceux qui m'entouraient ne paraissaient pas moins étonnés que moi du babil embrouillé qui tombait de mes lèvres, et tous me considéraient avec une bienheureuse surprise, comme si un miracle s'opérait devant leurs yeux.

Enfin Rose se mit à raconter comment nous avions joué ensemble dans le jardin du château, comment j'avais sauté dans l'étang, et comment nous avions été retirés de l'eau tous les deux, par un domestique.

Mes parents, après un premier épanchement de joie, ajoutèrent quelques explications au récit de Rose, et j'appris ainsi tout ce qui s'était passé la veille.

J'avais risqué ma vie pour sauver la vie à Rose! Elle m'aimait pour cela, disait-elle, et ses parents m'étaient reconnaissants de ma reconnaissance et de mon courage. Je m'étais rendu digne de la protection de M. Pavelyn; cet événement m'avait rapproché de Rose ... et, eu outre, Dieu, sans doute pour me récompenser, m'avait doué de la parole et m'avait tiré de mon abaissement moral. J'étais si fier et si joyeux que mes yeux étincelaient d'orgueil.

J'avais encore un peu de peine à parler, et souvent mon langage était confus. Je savais bien dire les substantifs, les noms des choses et des personnes; mais l'enchaînement et la construction des mots m'embarrassaient.

Ma maladie avait eu si peu de suites, que, dès que le calme fut rentré dans mon esprit, je témoignai un grand désir de manger, et je demandai une tartine. Ma mère m'apporta un peu de pain émietté dans du lait, et il fallut me contenter de cela, quoique j'eusse assez grand'faim, me semblait-il, pour dévorer un pain de seigle tout entier. A mon désespoir, on ne me permit pas non plus de me lever, parce que le docteur l'avait défendu.

Rose causa lentement avec moi, et s'efforça, par mille démonstrations amicales, de me témoigner sa reconnaissance. Sitôt que je serais tout à fait guéri, nous irions jouer encore dans le beau jardin du château; mais je ne devais plus avoir peur de l'eau, parce que le jardinier était déjà occupé à entourer l'étang d'une palissade à claire-voie et à construire sur le pont un nouveau garde-fou d'une solidité très-rassurante.

L'aimable petite fille me quitta au bout d'une bonne demi-heure, pour aller annoncer à ses parents l'heureuse nouvelle de ma guérison. Elle revint dans l'après-midi, et m'apporta deux ou trois verres de gelée de framboise et de groseille, si rafraîchissante et si douce, que je ne me rappelais pas avoir jamais goûté rien de si bon.

Lorsqu'elle fut retournée chez elle, le docteur vint, qui dit que je pouvais me lever et commencer à manger peu à peu. D'après son opinion, j'étais tout à fait guéri.

Je passai toute la soirée de ce jour-là assis alternativement dans le giron de ma mère et sur les genoux de mon père, et je dus parler, parler encore et toujours, pour les charmer par le son de ma voix.

Lorsque ma mère m'eut couché dans mon lit avec une croix au front et un dernier baiser sur les lèvres, je m'assoupis tout doucement, et les songes les plus agréables, les plus heureux, bercèrent mon sommeil.

Le lendemain matin, je me levai comme s'il ne m'était rien arrivé, et je déjeunai avec mes frères et mes soeurs. Pendant toute la nuit, j'avais rêvé du beau couteau que Rose m'avait donné. Je me rappelai que M. Pavelyn me l'avait fait mettre de côté. Le couteau me trottait dans la tête, et j'aurais volontiers couru au château pour aller le chercher, si j'avais seulement osé risquer une pareille hardiesse.

Comme Rose ne venait pas, malgré ma longue attente, je sortis de la maison et je me promenai tout seul dans le chemin qui menait au château.

Bientôt je l'aperçus qui sortait avec sa bonne de la grille du château, et qui me faisait de loin des signes d'une joie extraordinaire. Quand elle fut près de moi, elle me prit la main, et me dit avec des transports de plaisir:

—Léon, Léon, j'ai une si bonne nouvelle!... Ah! si tu savais ce que c'est, tu sauterais de bonheur. Moi-même, j'en suis si contente pour toi, que je sens battre mon coeur. Sais-tu où nous allons? Chez ton père et ta mère. Ils doivent venir au château pour parler de toi.

—De moi? Mon père au château! murmurai-je étonné.

Elle répondit avec un grand sérieux et en baissant la voix, comme si sa bonne ne devait pas nous entendre:

—Léon, tu n'es qu'un enfant de paysan, n'est-il pas vrai? Mon père le dit, du moins. Si tu restes toujours comme tu es maintenant, tu deviendras aussi un paysan, un pauvre homme qui doit, toute sa vie, faire des sabots ou travailler dans les champs. Mon père a dit que tu méritais un meilleur sort, parce que c'est toi qui m'as empêchée de me noyer. Il compte te faire instruire et te donner une bonne éducation. C'est ce qu'il veut dire lui-même à tes parents.

Profondément agité, quoique ne comprenant pas bien toute l'importance de cette nouvelle, je demeurai pensif et silencieux.

—N'es-tu pas content? demanda-t-elle avec un accent de reproche. Tu devrais pourtant te réjouir! L'instruction est une richesse aussi; c'est par l'instruction que maint enfant de paysan est devenu un homme remarquable dans le monde.... Et vois-tu, Léon, reprit-elle après une pause, j'aime beaucoup à jouer avec toi; cependant je regrette que tu ne sois qu'un petit paysan. Mon père te fera étudier; alors tu ne seras plus un paysan, et tu seras habillé convenablement; alors surtout, en ville comme ici, je pourrai me promener et jouer avec toi. Nous serons ensemble comme frère et soeur! n'est-ce pas beau?

Je serais son frère! cette pensée fit rouler des larmes sur mes joues; alors seulement, l'avenir promis s'ouvrit devant moi avec tout son éclat et tout son bonheur.

—Oh! c'est trop beau! m'écriai-je, Rose, ma soeur! C'est trop, c'est trop!

Nous fîmes quelques pas en silence; puis elle me dit avec calme en me parlant comme une protectrice pleine de sollicitude, ou plutôt comme une tendre mère:

—Il faut être toujours bien sage, Léon, et bien étudier, entends-tu? Je t'aiderai, je t'apprendrai tes lettres; car je sais lire comme il faut, moi, en flamand et en français. J'ai beaucoup de livres avec de belles images: le Petit-Poucet, Peau-d'âne, Gulliver dans la lune. Si tu n'apprends pas bien, je te mettrai dans le coin; mais, si tu fais bien attention et si tu es bien sage, je te donnerai des friandises et des bonbons. Ainsi tu apprendras bien vite à lire, n'est-ce pas! et ma mère m'achètera de nouveaux livres où il y aura de belles histoires. Ah! c'est alors que nous nous amuserons!

Pour toute réponse, je balbutiai quelques mots de reconnaissance. La vie qu'elle me dépeignait, et où je voyais plus loin qu'elle, me paraissait le bonheur suprême; aussi je doutais qu'elle me fût réservée.

—Ma mère voulait t'envoyer dans un bureau, lorsque tu seras grand, reprit Rose; mais mon père, qui t'aime beaucoup, Léon, dit que cela ne vaut rien. Il veut faire de toi un sculpteur. Un sculpteur est un homme qui fait des statues pareilles à ce dieu Mercure que tu as vu dans notre salle à manger: c'est un artiste; et un artiste, dit mon père, est prisé aussi haut dans le monde que l'homme le plus riche.

—Ah! devenir sculpteur, être votre frère!... m'écriai-je en levant les bras au ciel.

Nous étions près de notre maison, et nous entrâmes. Rose s'acquitta de son message. Mes parents s'habillèrent en toute hâte et furent bientôt prêts à suivre la jeune fille et sa bonne.

Depuis que Rose m'avait dit que son père voulait faire de moi un sculpteur, j'éprouvais un ardent désir de posséder le beau couteau et d'essayer tout de suite mon talent. J'en parlai à Rose, et elle me promit, en partant qu'elle le remettrait à ma mère pour me l'apporter.


VII

Lorsque mes parents revinrent du château, une joie extraordinaire brillait dans leurs yeux. Ma mère m'embrassa avec transport sur les deux joues; mon père me posa la main sur la tête avec un sentiment de fierté, et me prédît le plus beau destin.

M. Pavelyn avait demandé leur consentement pour me prendre sous sa protection; il voulait me faire étudier, me faire donner une bonne éducation, et prendre soin de moi jusqu'au moment où je pourrais faire mon chemin dans le monde comme un homme. Il voulait me récompenser par là de l'acte de dévouement qui, selon lui, avait probablement sauvé la vie à sa fille.

Longtemps mes parents s'efforcèrent de me faire comprendre tout le prix de cette faveur, et de me prémunir contre l'oubli des devoirs et les entraînements de l'orgueil. Ils me recommandèrent de me montrer toujours profondément reconnaissant envers mes généreux protecteurs; de me rappeler qu'ils étaient nos bienfaiteurs, et que je n'étais qu'un pauvre enfant de paysans; de payer leur tendre sollicitude par une application constante; de n'être jamais orgueilleux; de rester vertueux, et surtout de ne point oublier que les humbles paysans que Dieu m'avait donnés pour père et pour mère, me chérissaient tendrement et ne formaient pas de voeu plus ardent que celui de voir leur enfant heureux.

Ces derniers mots, dans la bouche de ma mère, me touchèrent profondément, et ce fut par de douces caresses et par des baisers répétés, que je chassai de son coeur la crainte qui l'attristait.

Dès le lendemain, on m'envoya à l'école du village pour recevoir les premières leçons de lecture et d'écriture.

M. Pavelyn avait fait venir le maître d'école au château, lui avait déclaré ses intentions à mon égard, et lui avait promis, en sus de la rétribution ordinaire, une bonne récompense, si, par ses soins particuliers, il me faisait faire des progrès assez rapides pour regagner le temps perdu.

Cet instituteur était un homme plein d'activité, qui ne demandait pas mieux que de trouver une occasion de montrer son savoir et sa bonne volonté. Aussi, dès ce moment, il donna autant de soins à mon instruction que si j'eusse été son propre fils.

Chaque après-midi, dès que la classe était finie, j'allais au château jouer avec Rose. Durant une couple d'heures, nous folâtrions à travers le jardin, parce que M. Pavelyn, dans l'intérêt de la santé de sa fille, nous avait prescrit cet exercice. Ensuite nous allions au château jouer un nouveau jeu, où Rose trouvait plus de plaisir qu'à tous les autres: je devais m'asseoir à une table, et répéter dans un livre ma leçon de la journée. La bonne petite fille était ma maîtresse d'école. Elle me louait et me grondait avec un sérieux qui faisait souvent rire sa mère jusqu'aux larmes; mais il y avait dans ses paroles tant d'amitié et d'encourageante douceur, que je ne quittais jamais le château le soir sans sentir plus ardent en moi le désir d'apprendre.

Grâce à ces encouragements, et avec l'aide de pareils moyens, joints à une promptitude d'esprit naturelle, je fis en peu de temps des progrès étonnants, et bientôt je commençai à lire couramment ma langue maternelle.

M. Pavelyn, que son commerce obligeait d'aller presque tous les jours à la ville, nous rapportait toutes sortes de beaux livres avec des images, et nous nous en amusions si bien que, plus d'une fois, il fallut nous chasser hors de la maison pour nous faire prendre de l'exercice.

Rose avait commencé aussi à m'apprendre le français. A cette époque, notre pays était sous la domination de l'empereur Napoléon, et c'était seulement par la langue française que l'on pouvait devenir quelque chose dans le monde. Pendant que nous jouions dans le jardin, ma petite protectrice feignait quelquefois, de ne pas comprendre le flamand. Il y avait de la prévoyance et de la générosité dans ce jeu enfantin; car il me fit apprendre insensiblement une foule de mots et même de phrases entières de la langue française avant que le maître d'école me jugeât assez avancé en flamand pour m'apprendre les premières notions d'une langue étrangère.

Rose ne m'enseignait pas seulement à lire et à comprendre le français; elle me reprenait chaque fois que je faisais un barbarisme, une faute grossière, ou que je commettais une balourdise. Elle me disait comment on doit se comporter en bonne compagnie, et ce que permet ou défend la bienséance. En un mot, tout ce qu'elle savait ou croyait savoir, elle me l'inculquait avec une douce persistance. Entre ses mains, le pauvre fils de paysans ressemblait à un morceau de cire qu'elle pétrissait et façonnait de manière à en faire une créature qui fût son égale par la distinction des goûts, la pureté du langage et le développement de l'intelligence.

Rose remplissait si fidèlement et si sérieusement son rôle de protectrice à mon égard, que madame Pavelyn l'appelait ma petite mère. Il arrivait souvent, lorsque nous étions occupés de nos livres, le soir, dans le château, et que je me hasardais à demander quelque chose à madame Pavelyn, qu'elle me répondît en plaisantant:

—Votre petite mère vous le dira; votre petite mère le sait bien.

Alors Rose levait la tête, et une fierté singulière brillait dans ses yeux. Elle était si heureuse de porter le nom de mère et d'avoir un enfant qui lui serait redevable de la lumière de son esprit et probablement du bonheur de sa vie!

Je savais alors parler très-bien et fort distinctement; on vantait même la sonorité de ma voix et la douceur de mon langage. Si, auparavant, lorsque j'étais enchaîné par les liens qui paralysaient ma langue, j'avais été un crieur furieux, maintenant j'étais devenu plus calme, et mon humeur était fort tranquille. Probablement mes études assidues avaient contribué beaucoup à donner cette gravité précoce à mon esprit enfantin; mais les exhortations quotidiennes de ma mère y avaient contribué plus que toute autre chose. Chaque fois que je sortais de la maison pour aller au château, ma mère me répétait les mêmes paroles:

—Léon, n'oublie jamais ce que tu es et ce que sont tes bienfaiteurs. Reste sage, courageux et reconnaissant, mon enfant.

Ainsi vinrent l'automne et la saison de l'année où Rose devait quitter le château avec ses parents, pour aller passer l'hiver à la ville. Avant son départ, elle me renouvela vingt fois ses recommandations, pour que je n'oubliasse point d'apprendre et d'étudier avec application. Si je remplissais convenablement ce voeu, elle m'aimerait bien, et me donnerait beaucoup de belles choses pour ma récompense.

Lorsqu'elle fut assise dans la voiture qui devait l'emporter, et que je la regardai avec des yeux pleins de larmes, elle me cria encore d'un ton moitié sérieux, moitié railleur:

—Adieu, Léon! étudie bien, et fais en sorte que ta petite mère soit contente de toi à son retour. L'hiver ne dure pas longtemps: il faut te dépêcher et apprendre bien le français, entends-tu?


VIII

Le maître d'école était fier de mes progrès surprenants, dont il s'attribuait seul le mérite. En effet, il ne pouvait savoir quelle part considérable Rose avait prise à mon instruction.

Le brave homme me citait, à plusieurs lieues à la ronde, comme une preuve de son savoir et de son activité; et il s'ensuivit qu'il s'occupa de mon instruction avec un plaisir croissant et avec un soin tout particulier.

J'avançai si bien pendant cet hiver, qu'à la prière de mes parents je tins moi-même une classe dans notre maison, et que je devins le professeur zélé de mes frères et de mes soeurs.

Le printemps s'approchait petit à petit, et les arbres déployaient leur première verdure. Chaque jour, avant et après la classe, j'allais, jusque sur la grande route, voir si Rose ne venait pas encore.

Qu'elle restait longtemps absente! Les lilas avaient fleuri, et étaient déjà flétris. Les cerises commençaient à rougir, et le château, avec ses persiennes closes, restait encore silencieux et solitaire au milieu du beau jardin!

Un jour du mois de juin, pendant que j'étais assis sur un banc dans la maison du maître d'école, parmi les autres enfants, et que j'apprenais la leçon qu'on m'avait donnée, M. Pavelyn parut tout à coup au milieu de la classe. Je poussai un cri; et, tout tremblant, je tins les yeux fixés sur la porte, dans l'espoir de voir paraître encore quelqu'un; mais je fus trompé dans mon attente.

M. Pavelyn ne fit pas attention à mon émotion. Il causa un instant tout bas avec le maître d'école, et lui demanda probablement si j'avais fait des progrès, car il me fallut montrer immédiatement tous mes cahiers. On me fit lire en français et en flamand; on me fit faire une multiplication difficile; on me fit montrer les villes et les rivières sur une carte géographique; et M. Pavelyn lui-même me fit écrire en français quelques lignes qu'il me dicta à haute voix.

Lorsque j'eus subi toutes ces épreuves d'une manière satisfaisante, le père de Rose me tapa familièrement sur l'épaule, et me dit avec beaucoup de bienveillance:

—Tu as bien étudié, mon garçon! Je suis tout à fait content de toi. Tu as bien employé ton temps, et tu t'es montré reconnaissant des soins de ton maître. Continue ainsi.... Mais pourquoi me regardes-tu si singulièrement? Tu me demandes si Rose est arrivé au château? Je t'en parlerai tout à l'heure.

En achevant ces mots, il entra avec le maître d'école dans la maison, et me laissa livré à une incertitude pénible. Rose était-elle au château, oui ou non? Elle était malade, peut-être? Qu'est-ce que son père allait me dire d'elle?

Au bout de quelques instants, M. Pavelyn rentra dans l'école et dit:

—Viens, mon garçon, suis-moi: tu as congé pour ce matin.

Je le suivis hors de l'école. Chemin faisant, il se mit à me raconter que madame Pavelyn avait été très-souffrante cet hiver, par suite d'une inflammation des bronches. Elle était partie avec Rose pour Marseille, dans le pays où croissent les oliviers, pour s'y guérir de sa maladie de poitrine. A Marseille, madame Pavelyn avait un frère qui y avait fondé une maison de commerce. Rose devait passer quelques mois avec sa mère chez son oncle et sa tante. Rose n'était ni forte ni bien portante, et le séjour d'une contrée au climat si doux ne pouvait manquer de lui faire du bien.

C'est ce que je compris du récit de M. Pavelyn. Je ne répondis rien; mais mes yeux étaient mouillés de larmes retenues avec peine. Le père de Rose le remarqua et tâcha de me consoler, en m'assurant que sa fille serait de retour avant la fin de l'année, et que je pourrais encore jouer avec elle, pendant l'été, dans le jardin du château. Il me dit beaucoup de choses aimables, m'encouragea à étudier avec ardeur, pour être à même de commencer bientôt mon apprentissage de sculpteur; et il me fit entrevoir le bel avenir qui pouvait être la récompense de mon zèle. Puis il me donna à entendre qu'il viendrait rarement au château, et seulement pour quelques heures. Cependant il me permit d'aller chaque jour, après la classe, me promener avec mes parents et jouer avec mes frères et soeurs dans son beau jardin, tant que cela me ferait plaisir. En ce moment, M. Pavelyn n'avait pas le temps d'aller voir mes parents; mais je pouvais leur annoncer qu'il irait certainement leur faire une visite la première fois qu'il reviendrait à Bodeghem.

Après ces paroles bienveillantes, il posa sa main sur ma tête, et me dit:

—Va, mon garçon, amuse-toi jusqu'à midi; sois toujours sage et studieux: je resterai ton ami, et j'aurai soin que tu ne manques de rien en ce monde.

Il me quitta, et prit un chemin qui menait à la grande ferme.

La tête basse, et arrosant de mes larmes la poussière du chemin, je me traînai jusqu'à la maison, et je racontai à mes parents, avec les signes d'une véritable tristesse, tout ce que M. Pavelyn m'avait dit. Ils essayèrent de me consoler en m'objectant que quelques mois seraient vite passés, et qu'alors je reverrais certainement Rose. Enfin je me soumis à cette contrariété avec une sorte de résignation, et je m'appliquai avec plus d'ardeur qu'auparavant à l'étude des principes de la langue française.

M. Pavelyn revint plusieurs fois pendant l'été au château et à la maison de mes parents. Il se montra plein de bienveillance pour moi, et me fit même dîner deux fois avec lui; mais si bien qu'il me traitât, sa généreuse protection ne sut point adoucir la douleur que me causait l'absence de Rose.


IX

Un dimanche après midi, je me promenais sur la grande route à une demi-lieue de notre demeure. L'automne était déjà avancé, et les arbres commençaient à perdre leur feuillage.

Depuis un mois, j'avais le coeur gros comme si je ne devais plus revoir Rose. Mon courage était tombé tout à fait; un voile de tristesse et de chagrin avait assombri mon esprit; je ne pouvais plus étudier, et le maître d'école me reprochait tous les jours mon inexpliquable distraction.

Je ne pensais plus qu'à elle du matin au soir, et, même pendant mon sommeil, je versais souvent des larmes amères. Jusque-là, j'avais écouté les consolations de ma mère; j'avais espéré tant qu'avait duré le bon temps; mais maintenant que les feuilles jaunissaient sur les arbres, que les matinées froides annonçaient l'hiver, une douloureuse incertitude avait étouffé peu à peu ma dernière lueur da confiance. Elle ne viendrait plus cette année à Bodeghem,—et, même, la reverrais-je jamais?

Telles étaient les pensées qui me poursuivaient continuellement; et, quoique je fusse bien convaincu qu'en aucun cas elle ne pouvait revenir avant le printemps suivant, il y avait quelque chose, peut-être une espérance secrète, qui me poussait à aller me promener bien loin sur la grande route, comme si mon âme voulait s'élancer à sa rencontre.

Ce jour-là, j'étais assis au bord de la chaussée, le dos tourné vers une jeune sapinière, et, plongé dans mes tristes réflexions, j'effeuillais machinalement les fleurs jaunes des chrysantèmes, lorsque tout à coup le roulement d'une voiture attira mon attention. Je sautai debout avec un cri de joyeuse surprise. C'était bien la voiture de M. Pavelyn qui arrivait dans le lointain. Mais Rose y était-elle? Pourquoi y serait-elle cette fois-ci, puisque la même voiture était si souvent venue sans elle à Bodeghem?

Tandis que je demeurais immobile, flottant entre l'espoir et le doute, la voiture avait passé. Je n'avais pas vu Rose!... Mais tout à coup la glace de la voiture s'abaissa.

—Léon! Léon! cria sa voix douce.

Et j'aperçus sa figure angélique qui me souriait, et sa main qui me désignait avec des signes de joie.

La voiture s'arrêta; je m'approchai lentement et en chancelant, quoique le cocher me criât de me dépêcher. Je tremblais, mon coeur battait violemment, et tout s'obscurcit devant mes yeux, comme si j'allais succomber à mon émotion; mais le cocher me leva de terre, me posa dans la voiture, et ferma la portière.

Alors je regardai Rose dans les yeux, j'entendis sa voix me dire avec joie:

—Voici ta petite mère de retour!

Et je sentis ses mains presser les miennes....

Malgré tout ce que me dirent d'abord M. et madame Pavelyn pour me calmer, je ne pouvais surmonter mon émotion. Ils savaient bien que c'était le retour de Rose qui m'agitait ainsi, et cette marque de gratitude envers leur fille leur faire plaisir.

Enfin les tendres paroles de Rose me rappelèrent à moi-même, et, à travers mes larmes, un sourire de bonheur rayonna vers mes bienfaiteurs.

—Mais, Léon, écoute donc ce que je te dis, s'écria Rose. Nous venons à Bodeghem pour te chercher.

Je la regardai avec stupeur.

—Oui, oui, pour te chercher: tu vas venir avec nous à Anvers. Tu auras un logement en ville, et tu deviendras sculpteur, artiste!

M. Pavelyn m'expliqua d'un ton plus calme quelle était son intention. Il ne pouvait rester au château avec sa famille que jusqu'au lendemain matin. Il causerait avec mes parents et arrangerait tout pour que je vinsse demeurer en ville avec lui. Les cours d'hiver de l'Académie venaient de s'ouvrir, et j'étais assez âgé pour ne pas perdre une année sans commencer mes études d'artiste. Quant à mes études scolaires, il me fournirait les moyens de les continuer en même temps.

J'allais devenir artiste, sculpteur! j'étais si touché, si ému de cette heureuse certitude, que, dans mon égarement, je saisis les mains de mon bienfaiteur. Je les baisai à différentes reprises, et les arrosai de larmes d'amour et de reconnaissance.

Tandis qu'il me retirait sa main, en me recommandant avec attendrissement d'être studieux et attentif, la voiture s'arrêta devant la grille du château.

Dès que nous fûmes au salon, Rose commença à m'interroger pour savoir jusqu'à quel point j'étais instruit maintenant. Elle fut bien étonnée en reconnaissant que je l'avais dépassée en plusieurs branches; mais elle fut flattée cependant d'être beaucoup plus versée que moi dans la langue française; elle me fit lire et écrire, me reprit ou me loua selon que je subis plus ou moins bien les épreuves. En un mot, elle se fit de nouveau l'angélique protectrice du pauvre fils de paysans, et, moi qui aurais voulu être son esclave toute ma vie pour la voir sans cesse, je me soumis avec autant d'humilité qu'un enfant se soumet à sa mère. Rose me parla du beau pays où fleurissaient les amandiers et les oliviers, de montagnes hautes comme le ciel et de la mer bleue de Marseille. Elle me vanta la riche nature du Midi, so ciel pur et sa température saine et vivifiante. Et, en effet, je remarquai qu'elle n'était plus aussi pâle qu'auparavant. Le hâle d'un brun clair que le soleil du Midi avait répandu sur son visage lui donnait un air de force et de santé.

En causant ainsi de ces choses admirables et de l'avenir qui s'ouvrait devant moi, nous passâmes une soirée si complètement heureuse, du moins pour moi, que j'avais oublié le monde entier pour ne voir que ses doux yeux fixés sur les miens, et pour recueillir chacune de ses paroles, comme les sons d'une musique enchanteresse.

Je fus très-étonné lorsqu'un domestique vint annoncer que neuf heures étaient sonnées au clocher du village, et qu'il était temps d'aller me coucher. Cette demi-journée n'avait pas duré une heure pour moi.

Pendant que je jouais au château avec Rose, oubliant tout, M. et madame Pavelyn étaient allés à la maison, et avaient manifesté à mes parents leur désir de m'emmener avec eux à Anvers le lendemain. Ma mère avait frémi à l'idée que son enfant la plus cher—le petit garçon que chacun admirait à cause de sa jolie figure et de ses grands yeux noirs—allait s'éloigner d'elle, pour toujours; mais les parents de Rose lui avaient fait comprendre qu'un pareil sacrifice de sa part était nécessaire à mon bonheur à venir. D'ailleurs, il fut décidé que, tous les quinze jours au moins, je viendrais à Bodeghem, tant en été qu'en hiver; M. Pavelyn promettait de payer ma place dans la diligence, à moins que, dans la belle saison, il n'eût l'occasion de m'amener dans sa voiture. Mes parents ne devaient s'inquiéter en rien des frais de mon entretien en ville, ni de mes vêtements, ni de mes menus plaisirs: M. Pavelyn pourvoirait à tout cela; et, si je restais bon et honnête, si je voulais étudier avec zèle, il me protégerait et me soutiendrait jusqu'à ce que je fusse en état de me frayer un chemin dans le monde et de me créer une position indépendante.

Le lendemain matin, lorsque ma mère m'eut revêtu de mes plus beaux habits et eut fait un paquet du restant de mes hardes, elle se mit à pleurer en silence et à me serrer sur son coeur avec une tendresse inquiète. Mes soeurs et mes frères pleuraient également, et moi, bien qu'heureux entre tous, je soupirais et je sanglotais sur le sein de ma mère. Des larmes de douleur et d'inquiétude coulaient dans notre demeure, comme si l'adieu que nous allions échanger devait être éternel. Mon père seul résistait à son émotion, et tâchait de nous ramener à une idée plus nette de la réalité. Il n'y voyait qu'une faveur particulière du ciel, le bonheur d'un de ses enfants, et il lui semblait qu'au lieu de pleurer, nous devions être joyeux et remercier Dieu de sa bonté.

Lorsque la voiture de M. Pavelyn s'arrêta devant notre demeure, et que le moment fatal de la séparation fut arrivé, ma mère m'étreignit de nouveau sur son coeur en murmurant à mon oreille:

—Léon, mon cher Léon, aime toujours ta pauvre mère! que l'orgueil ne te fasse jamais oublier que tu n'es qu'un pauvre enfant de paysans; respecte tes bienfaiteurs, aie Dieu devant les yeux....

Elle voulait en dire davantage, mais sa voix s'étouffa dans sa poitrine haletante.

Mes frères et mes soeurs vinrent tour à tour me donner le baiser d'adieu, et enfin mon père fit le signe de la croix sur mon front, et me donna sa bénédiction avec une simplicité solennelle.

Alors les larmes jaillirent en abondance sur mes joues, et j'eus un moment d'hésitation. J'étais prêt à courir vers ma mère, qui pleurait derrière la porte de notre maison, avec son tablier devant sa figure; je lui tendais les bras, et j'allais demander à rester avec elle; mais mon père et le domestique, pour abréger cette scène douloureuse, me portèrent dans la voiture.

Le fouet claqua ... et les chevaux entraînèrent la légère voiture avec tant de rapidité, qu'en un clin d'oeil notre maison et même le village natal avaient disparu à mes regards.


X

M. Pavelyn avait aidé un de ses plus anciens serviteurs, qui avait été le magasinier de son père, à ouvrir une boutique d'épiceries. Cet homme demeurait avec sa femme dans la rue Haute, non loin de la Grand'Place, à Anvers. Comme ils n'avaient pas d'enfants, leur maison était beaucoup trop grande pour eux, et plus d'une chambre restait inoccupée. M. Pavelyn m'avait placé chez ces bonnes gens. J'y avais deux chambres pour mon usage, une chambre à coucher, et une autre pour écrire et dessiner.

Tout ce dont je pouvais avoir besoin, habits, livres, papier, argent, ils étaient chargés de me le donner ou de me le procurer à ma première demande, aussi longtemps qu'ils n'auraient pas reçu d'autres ordres de mon protecteur. Je mangeais à leur table, et, le soir, je m'asseyais avec eux à leur foyer.

Maître Jean et sa femme Pétronille étaient de braves gens qui me témoignaient une bienveillance silencieuse. Ils accomplissaient avec une scrupuleuse exactitude ce qu'ils étaient chargés de faire pour moi; mais ils ne prenaient pas à leur pensionnaire un intérêt particulier.

Dès le second jour de mon arrivée à Anvers, un domestique de M. Pavelyn m'avait conduit à l'Académie, où l'on avait gardé une place pour moi.

J'étais dans la classe des ornements, et je dus commencer par dessiner des feuilles au trait.

Mes journées se divisaient ainsi:

Le matin, après mon déjeuner, j'allais à l'atelier d'un jeune sculpteur, chargé par M. Pavelyn de me donner des leçons, et j'y restais à dessiner des ornements jusqu'à ce que la cloche de midi m'annonçât qu'il était temps d'aller dîner. L'après-midi, j'avais deux heures pour faire mes devoirs d'écriture et pour apprendre mes leçons. Ensuite, j'allais à la maison de M. Pavelyn pour recevoir, en même temps que Rose, les leçons d'un professeur français. Nous passions le reste de la journée, jusqu'à l'heure des cours de l'Académie, à jouer et à causer, et parfois nous nous amusions au piano. Rose, qui savait déjà un peu de musique, essayait de m'apprendre les chansons qu'elle avait retenues. Elle ne chantait pas volontiers, cela lui fatiguait la poitrine; et d'ailleurs sa voix, quoique douce et pure, était très-faible. Moi, au contraire, j'avais une forte voix et des poumons solides. Quoique, par ignorance, je chantasse faux quelquefois, et que je traînasse le son comme les paysans ont coutume de le faite, Rose se plaisait à entendre ma voix sonore.... Ou peut-être ne me faisait-elle chanter si souvent que pour apprendre à son protégé ce qu'elle savait de musique?—Quoi qu'il en soit, notre vie, pour autant que nous pouvions être ensemble, était un paradis de douces jouissances et de bonheur enfantin.

Tous les quinze jours, j'allais à Bodeghem passer le dimanche et une partie du lundi avec mes parents. Ma mère, qui voyait bien que je la chérissais toujours autant, et que j'aimais à me trouver auprès d'elle, se consolait de mon absence et souriait à mon bel avenir.

Les autres dimanches, j'allais dîner chez mes bienfaiteurs, m'asseoir à table à côté de Rose, et jouer avec elle bien tard dans la soirée.

Ce que ma mère me répétait sans cesse était gravé profondément dans mon coeur. Je devais me rappeler toujours quelle distance il y avait entre mes protecteurs et moi.—Je ne l'eusse jamais oublié, car la conscience de ce devoir vivait en moi comme un sentiment pieux.

Mon extrême modestie, mon ardente gratitude, mon humilité vraie, étaient très-agréables à M. Pavelyn, et il ne cessait de me vanter à tout venant comme un enfant doué d'un excellent caractère. Souvent il me présentait à ses amis ou aux personnes qui lui rendaient visite, en leur disant que j'étais l'enfant d'un sabotier et qu'il avait résolu néanmoins de faire de moi un artiste distingué. Il y mettait son orgueil, il avait sous sa protection le fils d'un paysan,—une pauvre créature ignorante,—et il voulait en faire un sculpteur qui honorât sa patrie par des oeuvres sublimes. Il ne laissait échapper aucune occasion de proclamer le but de ses bienfaits et de prôner d'avance la carrière brillante qu'il voulait ouvrir pour moi.

En ce qui concerne madame Pavelyn, elle m'aimait parce que son enfant jouissait de ma présence et en était heureuse.

Pendant cet hiver, la mère de Rose souffrit beaucoup d'un asthme, et elle toussait continuellement. Souvent elle parlait du beau pays près de la mer Bleue, disant que l'air de Marseille seul pouvait la guérir de sa maladie; mais, d'un autre côté, elle ne pouvait consentir à vivre loin de sa fille ou à priver M. Pavelyn de la présence de son enfant.

A mesure que l'hiver avança et que les jours humides arrivèrent, la maladie de madame Pavelyn empira d'une façon inquiétante. Rose, constamment enfermée dans la maison, était redevenue pâle, et elle commençait aussi à tousser de temps en temps....

Alors M. Pavelyn prit un parti extrême. Malgré toutes les objections, il décida que sa femme irait à Marseille avec sa fille, et y resterait auprès de son frère, jusqu'à ce que la bienfaisante influence de l'air du Midi eût guéri la faiblesse de ses poumons. Rose s'y fortifierait également, croyait-il. Et, pour ne pas interrompre son éducation, on la mettrait pendant ce temps dans un des meilleurs pensionnats de Marseille. Une fois que cette décision fut bien arrêtée dans l'esprit de M. Pavelyn, il n'y eut plus à en revenir. Rose et moi, nous pleurâmes beaucoup à l'idée d'une aussi longue séparation; mais c'était pour sa santé et pour la santé de sa mère. D'ailleurs, elle devait revenir en septembre; et, si elle était bien portante, elle ne retournerait plus à Marseille. En tout cas, elle passerait tout un mois à Anvers.

Ce fut le 10 février 1808, à neuf heures du matin, que mes yeux pleins de larmes virent partir la chaise de poste qui m'enlevait de nouveau la lumière de ma vie.

Je levai vers le ciel mes mains suppliantes, et je demandai ardemment à Dieu la santé et la force pour elle.


XI

J'approchais de mes quinze ans. Par suite de ma position particulière dans le monde, j'avais beaucoup réfléchi, et éprouvé des sensations très-vives. Mon esprit et ma sensibilité s'étaient développés plus que mon âge ne le comportait naturellement. Maintenant que Rose n'était plus là, pour oublier un peu de bonheur qui me manquait chaque jour, je passais tout le temps que l'étude des arts me laissait disponible à lire des livres de toute espèce que M. Pavelyn achetait pour moi, ou que me prêtaient mes camarades de l'Académie. Rose, en partant, m'avait instamment recommandé de bien apprendre la langue française, pour que, plus tard, je n'eusse jamais à rougir, dans le monde, de mon ignorance; mais ce n'était pas le seul mobile qui me poussât à orner mon esprit de toutes les connaissances qui se trouvaient à ma portée. J'avais pressenti que Rose, demeurant maintenant dans un pensionnat renommé, reviendrait très-instruite dans toutes les branches dont se compose l'éducation. Faudrait-il qu'elle me considérât comme un garçon ignorant qui n'avait pas su profiter de la généreuse protection de son père pour devenir un homme bien élevé? Peut-être y avait-il au fond du coeur du fils du sabotier un désir secret, de devenir son égal, du moins moralement, et de rester digne de son amitié et de son estime, même lorsque l'âge aurait approfondi l'abîme que la naissance creusait entre elle et lui.

A l'Académie, je faisais de notables progrès. En un an, je passai de la classe des ornements dans celle des figures. Je me dépitais pourtant d'être obligé de rester si longtemps dans les classes de dessin; mais, si je continuais à m'appliquer avec ardeur, j'avais l'espoir de passer, à la rentrée des cours d'hiver, dans la classe de modelage.

Tous les quinze jours, j'allais dîner, comme auparavant, chez M. Pavelyn, et je devais porter avec moi mes dessins achevés, pour donner des preuves de mes progrès. Mon protecteur était content de moi et m'encourageait sans cesse par les témoignages de sa bienveillance et de sa générosité.

Ainsi le mois de septembre approcha insensiblement: Rose allait revenir!

Tous les jours j'allais sonner à la porte de M. Pavelyn pour demander à la femme de chambre s'il n'était pas arrivé de lettre.

Une après-midi, M. Pavelyn m'envoya un domestique à l'atelier de mon maître sculpteur, et me fit dire de passer chez lui.

Lorsque je parus en sa présence, il me montra, avec une tristesse mêlée de regret, une lettre de sa femme, et il m'apprit ce qu'elle contenait. Madame Pavelyn écrivait qu'elle ne se sentait pas encore bien guérie de sa maladie de poitrine, et qu'elle craignait de revenir précisément à l'entrée de l'hiver. Son mal empirerait infailliblement, croyait-elle. Elle suppliait son mari de lui permettre de rester jusqu'au printemps chez son frère, à Marseille. Cela vaudrait mieux aussi pour Rose, puisqu'elle s'instruisait à merveille, qu'elle se trouvait heureuse, et devenait chaque jour plus forte et mieux portante. Si cette longue absence faisait trop de peine à M. Pavelyn, et qu'il désirât vivement de revoir sa fille cette année, elle le priait de faire le voyage de Marseille pour se distraire et pour les venir voir. Ce serait pour tontes deux un bonheur dont, elles lui seraient reconnaissantes toute leur vie.

M. Pavelyn était fort affligé du contenu de cette lettre; mais enfin il se soumit à la nécessité: il résolut d'écrire à sa femme que son commerce ne lui permettait pas de quitter Anvers en ce moment, mais qu'il irait à Marseille au commencement du mois de mai pour chercher Rose et sa mère.

Je quittai la maison de mon protecteur le coeur plein de tristesse; ainsi, sept à huit mois devaient encore s'écouler avant qu'il me fût donné de revoir Rose! un siècle de vains désirs et de muets découragements!

Il n'y avait rien à faire, qu'à me résigner à la volonté du ciel. Ce qui contribuait un peu à rasséréner mon esprit et à distraire mes pensées, c'est que j'avais passé dans la classe de modelage, et que je commençais à façonner des formes humaines avec de l'argile. J'étais donc entré dans la carrière de la sculpture. Non-seulement j'éprouvais un grand plaisir à satisfaire ainsi mon penchant naturel, mais, dans cette classe, je travaillais au milieu d'artistes de tout âge dont le langage spirituel et la gaieté me faisaient parfois oublier la plaie de mon coeur.

A la fin du mois d'avril, M. Pavelyn partit pour Marseille. Je comptai avec une exactitude impatiente les jours et les heures de son voyage. Dans ma pensée, je le vis arriver à Marseille; une larme me tomba des yeux quand je me figurai les transports de Rose sautant au cou de son père; je l'entendais demander:

—Et comment se porte Léon?

Madame Pavelyn était décidément guérie; sa fille était devenue forte et vermeille.... Elles ne devraient donc plus retourner à Marseille!

Mais de quelle douleur et de quel désenchantement je fus frappé lorsque M. Pavelyn revint enfin! J'étais sur le seuil de leur maison au moment même où la chaise de poste s'arrêta devant la porte. Mon coeur battait violemment; j'étais pâle et tremblant d'émotion; mes yeux avides tâchaient de voir à travers les parois de la voiture. M. et madame Pavelyn descendirent.... Ils étaient seuls!

J'entrai derrière mes bienfaiteurs sans trouver une parole pour leur souhaiter la bienvenue. Madame Pavelyn, voyant mon trouble et ma pâleur, m'expliqua que Rose était restée à Marseille pour y terminer son éducation. Le séjour de cette belle contrée devait probablement améliorer et fortifier sa santé. D'ailleurs, elle était fille unique de parents très-riches, et destinée par conséquent à voir la haute société. Nulle part mieux que là où elle était maintenant, elle ne pouvait se préparer, par une éducation brillante, à faire son entrée dans le monde.

Pour me consoler, madame Pavelyn me dit que Rose avait désiré vivement la suivre à Anvers, ne fût-ce que pour me voir une fois, mais qu'on n'avait pu accéder à ce désir, parce que son père ou sa mère eût été obligé de recommencer un long voyage pour la reconduire à Marseille. M. Pavelyn irait la chercher au mois de septembre, et elle passerait six semaines de vacances dans sa ville natale.

Ces explications me furent données à la hâte, car mes protecteurs étaient fatigués, du long trajet qu'ils venaient de faire en chaise de poste, et ils montèrent immédiatement dans leur appartement pour se débarrasser de leurs habits de voyage.

Je m'enfuis chez moi, et je m'enfermai dans ma chambre. La nuit me surprit la tête couchée sur ma table, abîmé dans la douleur, et maudissant la cruauté du sort.

Pendant plusieurs jours, j'eus le coeur gros et l'esprit assombri; mais peu à peu je me laissai consoler par les bonnes paroles de M. Pavelyn, et je concentrai toutes mes forces sur mes études. J'étais déjà dans la classe des antiques; pas assez avancé toutefois pour travailler d'après ma propre inspiration; mais le langage enthousiaste et plein de foi de mes camarades m'avait rempli d'ardeur et de confiance en l'avenir. Je comprenais maintenant que l'art est un moyen d'acquérir de la gloire et de la réputation dans le monde. Je tremblais d'émotion à l'idée que, si Dieu et la nature avaient réellement fait de moi un sculpteur, je pourrais devenir presque l'égal de Rose.... Une pareille pensée me pénétrait d'une joie inexprimable, mais elle me faisait aussi trembler et pâlir, par la crainte qu'un semblable espoir ne fût l'inspiration d'un coupable orgueil.

Dans l'été de cette année, une maladie contagieuse désola certains quartiers d'Anvers. Une petite vérole d'une malignité extrême avait enlevé un grand nombre d'enfants, et même quelques hommes faits.

A la fin du mois d'août, lorsque M. Pavelyn s'apprêtait à aller chercher sa fille à Marseille, une de ses servantes fut atteinte de la petite vérole. On se hâta d'écrire à Rose qu'elle ne pouvait pas revenir cette année-là, parce qu'une maladie contagieuse sévissait à Anvers, et même dans la maison de son père. Madame Pavelyn, par un préjugé qui était encore assez répandu à cette époque, avait toujours refusé de laisser vacciner sa fille. Par conséquent, Rose était plus que les autres exposée au danger d'être atteinte du fléau.

Certes, je souffris cruellement d'être trompé de nouveau dans mon espoir, et de ne pouvoir revoir celle dont la charmante image et le sourire amical étaient toujours devant mes yeux. Mais, moi-même, j'avais eu peur en songeant qu'elle allait revenir en un moment si dangereux, et la résolution de ses parents m'avait réjoui. D'ailleurs, j'avais seize ans. J'avais donc atteint l'âge où l'esprit prend déjà quelque chose de la gravité de l'homme. La fréquentation d'artistes, souvent beaucoup plus âgés que moi, avait également contribué, pour une large part, à transformer ma naïveté d'enfant en une connaissance plus exacte et plus juste de la vie.

Comme l'absence prolongée de Rose m'avait fait faire de sérieuses réflexions sur ma position dans le monde, je compris enfin parfaitement que, dans son enfance, elle avait pu donner son amitié au fils d'un pauvre paysan, jouer familièrement avec lui, et même l'aimer comme un frère; mais que, dans un âge plus avancé, une pareille familiarité blesserait les convenances du monde et nuirait peut-être à sa considération. La seule chose que je pusse espérer, c'est qu'elle prendrait plaisir aux progrès de son protégé, et, peut-être, qu'elle aimerait encore à se rappeler les beaux moments que nous avions passés ensemble dans notre heureuse enfance.

Voilà ce que me disait ma raison, quoique mon coeur se refusât à renoncer au rêve resplendissant qui était la lumière de mon âme. Rose était toujours présente à ma pensée; non pas Rose telle qu'elle devait être aujourd'hui, mais la jolie petite demoiselle avec sa figure pâle et délicate, avec ses yeux bleus et ses petites lèvres rouges sur lesquelles était empreint un sourire d'amitié pour moi.

Ce souvenir m'était si cher, qu'à force d'y penser je tombai dans une sorte de fol égarement, et que je craignais parfois le retour de Rose. Telle qu'elle était à présent, elle ne pouvait plus, comme autrefois, accorder sa confiance et son amitié à l'humble fils de paysans, dont l'entretien et l'éducation étaient payés par son père.... Et la Rose de la réalité ne tuerait-elle pas en moi le doux souvenir de jours plus heureux? Ces souvenirs, qui vivent aujourd'hui dans tous les battements de mon coeur, ne perdraient-ils pas leur enchantement et leur charme?

Cependant je m'effrayai et m'affligeai extrêmement, lorsque je remarquai, vers la fin de l'été, que la respiration de madame Pavelyn devenait oppressée, et qu'elle toussait quelquefois.... Ma crainte se réalisa. Madame Pavelyn allait retourner à Marseille, chez son frère, pour y passer l'hiver. Donc, Rose ne reviendrait pas à la maison non plus; mais, l'automne suivant, on pourrait regarder son éducation comme tout à fait terminée, et alors elle reviendrait pour tout de bon à Anvers. Si la maladie de poitrine de madame Pavelyn n'était pas entièrement guérie alors, ce serait un signe que l'air du Midi n'y faisait pas grand'chose, et alors elle essayerait, à Anvers même, des remèdes plus efficaces.

Je me consolai de nouveau, autant que possible, du moins, et je m'efforçai d'oublier, ou plutôt d'adoucir mon chagrin par l'étude de l'art et la lecture de bons ouvrages.

A l'Académie, je modelais avec autant d'ardeur que de courage, d'après les belles statues que l'antiquité grecque a léguées à notre admiration. Dans l'atelier de mon maître, je m'exerçais à sculpter le bois et la pierre, et j'étais devenu fort habile dans cette branche.

Je n'abusais pas de la générosité de mes bienfaiteurs quoiqu'ils m'exhortassent à ne pas être trop économe, et à m'amuser parfois aussi avec mes camarades, comme le comporte la vie d'artiste, je modérais mes dépenses, et j'évitais de recourir à l'aide de mes protecteurs, comme si l'argent de ma mère suffisait à mon entretien.

M. Pavelyn avait une antipathie personnelle contre les artistes qui, par leur mise négligée, semblent attester leur manque de soin et leur ignorance des convenances sociales. Lorsqu'aux dimanches convenus, j'étais assis à table auprès de lui et qu'il remarquait dans mon costume quelque chose qui n'était pas convenable ou qui commençait à s'user, il le faisait immédiatement remplacer. Ajoutez à cela la régularité de mes traits, et vous comprendrez que je ressemblais plutôt à un fils de bonne famille qu'à un enfant de paysans, qui ne possédait rien au monde que la générosité de ses protecteurs.


XII

Depuis six mois j'avais passé de la classe des antiques dans la classe d'après nature, qui était alors le plus haut degré de l'enseignement à l'Académie d'Anvers. Encore une année, et mes études artistiques allaient être terminées.

Peu à peu s'éleva en moi un désir impérieux d'essayer dans la solitude de ma chambre ma force créatrice. Cent fois déjà j'avais ébauché en terre glaise les inspirations de ma fantaisie; mais ce n'était qu'un travail futile, destiné à être pétri de nouveau pour le modelage d'autres figures.

Cette fois, je voulais faire une oeuvre consciencieuse, lentement, en y appliquant toutes les forces de mon intelligence, et avec la perfection que mon savoir me permettait d'y donner.

Rose avait accepté jadis avec amour l'ouvrage informe d'un pauvre enfant, et allumé ainsi dans son coeur le feu sacré de l'amour des arts.

Maintenant, l'enfant était devenu un sculpteur, et il était assez confiant dans sa force pour mettre la main à une création spontanée.

A qui la première oeuvre de l'artiste pouvait-elle être destinée, sinon à celle qui était la cause unique et la source de son existence intellectuelle, de son génie et de son espoir?

Comme cette pensée me soumit! Elle m'aveuglait à ce point que, quoique mes études fussent encore incomplètes, je ne doutais pas que je ne parvinsse à produira un chef-d'oeuvre, et ce chef-d'oeuvre dont les formes n'étaient que confusément dessinées dans mon cerveau, je l'admirais et je l'aimais d'avance avec une passion extraordinaire et une foi profonde.

Rose devait revenir dans deux mois; je ne pouvais avoir achevé mon oeuvre en si peu de temps; mais l'anniversaire de sa naissance tombait à la fin du mois de janvier.

C'était une occasion pour lui faire cadeau du premier fruit de mes travaux, et ainsi j'aurais assez de temps pour réaliser mon projet avec le soin le plus minutieux. Je n'en dirais rien à personne, pas même à M. Pavelyn. La joie de mes bienfaiteurs serait d'autant plus grande si je pouvais les surprendre à l'improviste par une belle oeuvre d'art bien réussie.

Après avoir longtemps rêvé et réfléchi, après avoir examiné cinquante sujets, et en avoir ébauché presque autant en terre glaise, je me décidai enfin pour un groupe qui devait représenter la Protection, et je parvins, non sans une longue étude! à arrêter une composition définitive.

Sur un socle figurant un gazon était un enfant, un petit garçon, agenouillé, la tête courbée, et dans la posture d'une créature humble et qui a besoin de secours. Son bras s'appuyait sur le dos d'un agneau endormi, et sa houlette était à ses pieds.

A côté du berger, dans une attitude grave, se tenait un autre enfant,—une petite fille,—dont la main droite était posée en signe de protection sur la tête du petit garçon, tandis que sa main gauche s'étendait dans l'espace, comme si elle voulait dire:

—Prends courage! là-bas resplendit l'étoile de ton avenir.

J'étais dominé par les souvenirs de mon enfance et par des images qui vivaient dans mes yeux. Cela m'empêcha, quelque peine que je me donnasse, de suivre les règles classiques de l'école.

Mes figures n'étaient ni assez pleines, ni assez rondes. Il y avait dans leurs proportions une maigreur, une sorte de réalisme de formes qui s'écartait de la beauté grecque, mais qui se rapprochait des formes plus immatérielles et plus poétiques du vieil art chrétien, auquel on donne à tort l'épithète d'art gothique.

A mesure que mon oeuvre avançait et que les têtes des statues que j'achevai d'abord prirent leur expression véritable, je commençai à sentir tant d'amour pour ma création, que je restais parfois des heures entières dans ma petite chambre solitaire, immobile, l'ébauchoir à la main, et tenant avec ravissement mes yeux fixés sur le visage de la jeune protectrice.

Il me semblait que ma statue vivait, qu'elle me parlait, et qu'elle avait une âme qui était en communication avec la mienne.

Une pareille folie vous fait hocher la tête? En effet, monsieur, vous devez savoir par expérience que l'esprit de l'artiste s'envole parfois si loin, qu'il franchit les limites de la réalité et se perd dans les ténèbres de l'aberration. Mais vous comprendrez aisément ce qui m'enchantait ainsi dans mon propre ouvrage.

Il y avait, dans le sourire qui rayonnait du visage de la petite fille sur le pauvre petit garçon, quelque chose de si touchant et si profondément sympathique, que je tremblais chaque fois que je regardais le sourire de ma statue.

Ce n'était pas étonnant, n'est-ce pas? Ce sourire avait la même expression qui avait illuminé le visage de Rose lorsqu'elle serra pour la première fois la main du pauvre muet dans l'humble maison de paysans.

Et faut-il ajouter que les traits du visage de ma statue n'étaient autres que ceux de l'angélique et délicate figure qui s'était gravée éternellement dans mon coeur? Oh! les années avaient sans doute bien changé Rose! je ne la reverrais plus jamais telle qu'elle était sans cesse présente à mon esprit; mais ma statue, du moins, ma chère création, la faisait revivre devant mes yeux, naïve, délicate, douce et charmante comme la caressante amie du pauvre petit Léon.


XIII

Le 3 septembre 1811, vers quatre heures de l'après-midi, je travaillais avec ardeur à ma statue, lorsqu'on frappa à la porte de ma chambre. Un domestique m'apportait la nouvelle inattendue du retour de mademoiselle Pavelyn, et il ajouta qu'elle avait manifesté le désir de me voir sans retard.

Je contins mon émotion en présence du domestique; mais, dès qu'il eut descendu les premières marches de l'escalier, je me mis à bondir dans ma chambre, en levant les mains en l'air, et à danser et à chanter de joie, comme un enfant. Rose était donc revenue! Après une si longue absence, j'allais la revoir, enfin! Encore quelques minutes, et je serais devant elle! Cette fois, ce n'était point un vain espoir, une illusion: c'était l'heureuse réalité!

Je revêtis à la hâte mes meilleurs habits, et je m'arrangeai avec soin. Il n'eût pas été poli de faire attendre Rose et de paraître indifférent. Cependant, je mis assez de temps à ma toilette. Je désirais me faire aussi beau que possible. Ce désir se justifiait suffisamment à mes propres yeux parce que c'était un jour solennel, et que M. Pavelyn serait froissé si je me présentais chez lui en costume négligé; mais le principal motif de ma coquetterie était l'impérieux besoin d'obtenir l'approbation de Rose par quelque mérite que ce fût.

Lorsqu'au bout d'un bon quart d'heure, je traversai les rues de la ville en grande toilette pour me rendre chez M. Pavelyn, mon impatience me poussait en avant, et j'avais envie de courir à toutes jambes; mais je me contins, et me forçai au contraire à marcher très-lentement.

Le sentiment des convenances s'était élevé en moi et me mettait en garde contre ma propre agitation. Il me disait que ce n'était pas la petite Rose, mais la fille de mes bienfaiteurs, mademoiselle Pavelyn, que j'allais rencontrer; il me rappelait à la réserve, au respect et à la conscience exacte de mon humble position. Je me souvins des conseils de ma mère, je résolus de modérer ma joie, et d'aborder Rose avec une politesse calme, jusqu'à ce qu'elle-même, par l'amabilité de son accueil, me donnât le droit d'épancher librement la joie que son heureux retour faisait déborder en mon coeur.

Lorsque j'approchai de la maison de M. Pavelyn, mon coeur battait violemment, et l'impatience et l'incertitude faisaient perler la sueur sur mon front.

Un domestique attendait sur le seuil de la porte. Il m'introduisit au salon ... et, là, je me trouvai tout à coup en présence de Rose, qui fit un pas vers moi, s'arrêta toute surprise, et me dit en guise de salut:

—Monsieur Léon, que vous êtes devenu grand! Je ne vous reconnais plus, maintenant.

—Mademoiselle, balbutiai-je d'une voix à peine intelligible, je remercie Dieu du fond du coeur de ce qu'il vous permet de rentrer saine et sauve dans votre patrie.

Nous étions en face l'un de l'autre à nous regarder, moi, avec des joues pâles et des yeux hagards; elle, avec une remarquable liberté d'esprit, et sans autre signe d'émotion qu'un léger sourire qui n'exprimait qu'un certain étonnement causé par le changement de ma taille et de mes traits.

Etait-ce là Rose, cette angélique enfant, dont la douce amitié avait jadis versé la lumière de l'espérance et du bonheur dans les ténèbres de mon mutisme; dont je sentais encore les tendres serrements de main, dont la petite voix argentine chantait encore à mon oreille, dont les yeux bleus rayonnaient à mon approche du doux éclat d'une fraternelle affection?—cette demoiselle, déjà aussi grande que sa mère, vêtue avec luxe, d'un port si majestueux et d'une beauté si frappante, qu'après un premier coup d'oeil, je n'osais plus lever le regard sur elle?

A mon trouble se mêlait aussi un sentiment de regret et d'amertume. En effet, je ne m'étais pas trompé: la Rose dont l'image avait vécu jusque-là dans mes rêves n'existait plus; la douce illusion de mon âme s'était évanouie pour jamais.

M. et madame Pavelyn, qui croyaient que j'étais frappé du changement survenu dans la taille de leur fille, s'amusaient de mon embarras, et m'adressèrent quelques plaisanteries amicales.

—Mais, monsieur Léon, s'écria Rose, je puis à peine maîtriser mon étonnement. Quand je quittai Anvers la dernière fois, vous étiez encore un petit garçon; vous êtes un homme maintenant!... Venez, asseyons-nous. Racontez-moi quelque chose de votre vie durant mon absence. Vous êtes content, n'est-ce pas? Vous allez toujours bien?

J'acceptai le siège qu'elle m'offrait. Sa voix était toujours aussi douce qu'auparavant; mais il y avait dans son langage un ton de légèreté, d'autorité et de protection qui, en présence de ma profonde émotion, me parut une marque d'indifférence. Cette froideur me rappela à la conscience de ma situation. Je répondis à ses questions avec réserve et avec respect; parfois aussi avec une chaleur mal contenue, surtout lorsque je trouvais l'occasion de lui exprimer ma reconnaissance, et de lui rappeler que je lui devais le bonheur de ma vie;—que si jamais je pouvais obtenir quelques succès dans la carrière des arts, acquérir quelque renommée et honorer ma patrie, je n'oublierais point que sa généreuse bonté avait décidé de mon sort en ce monde.

Mademoiselle Pavelyn paraissait écouter avec plaisir, non-seulement les témoignages de ma gratitude, mais encore tout ce que je disais. Il me fallut lui parler de mes études à l'Académie, des livres que j'avais lus, et des connaissances dont j'avais acquis par moi-même les principes.

Elle se montra franchement satisfaite des progrès de mon instruction, et me félicita de la pureté et de l'élégance de mon élocution. D'après son opinion, je pouvais me présenter maintenant dans la meilleure compagnie, avec l'assurance de n'y être jamais déplacé pour tout ce qui concernait l'esprit et les usages.

Sa voix et ses paroles avaient toujours le même ton protecteur qui me faisait sentir clairement quelle large distance le temps avait creusée entre elle et moi. Elle, qui me parlait et m'interrogeait, c'était mademoiselle Pavelyn, l'héritière d'un des plus riches négociants d'Anvers; moi, qui lui répondais humblement, j'étais le pauvre fils de paysans à qui la générosité de ses parents avait donné un peu d'éducation et quelques chances de succès dans l'avenir. Il ne pouvait pas, il ne devait pas en être autrement, je le savais bien. Néanmoins cela m'arrachait ma plus chère illusion, et ce brusque désenchantement avait fait dans mon coeur une blessure saignante. Aussi tout ce que je disais était empreint d'une tristesse résignée; il y avait dans toutes mes paroles une sorte de mélancolie douloureuse qui provoqua plus d'une remarque de la part de mademoiselle Pavelyn, mais qui résista cependant à ses encouragements.

Enfin elle cessa son interrogatoire, et commença à son tour à me faire le récit de son séjour dans le beau pays des oliviers. Elle me décrivit cette contrée avec tant d'admiration, et me parla avec tant de sentiment de la merveilleuse nature du Midi, qu'elle me fit vivre pour ainsi dire avec elle sur les côtes de la mer bleue.

Alors j'oubliai un peu mon chagrin pour écouter ses paroles enchanteresses. J'éprouvai une joie extrême, lorsque, par bonté sans doute, elle me rappela les amusements de notre naïve enfance, le beau jardin, les papillons, le pont sur l'étang, et même les petites figurines de bois qu'elle avait reçues de moi avec tant de plaisir. Je m'abîmais avec un oubli complet du présent dans le souvenir de ces temps bénis, et il me paraissait que le visage angélique de la petite Rose me souriait encore sous les traits plus sérieux de mademoiselle Pavelyn. C'était bien encore la même voix argentine, avec plus de sonorité et une plus grande richesse d'accent, toutefois; mais toujours tendre et amicale, me semblait-il. Un nouvel espoir commença à briller dans mon coeur. Peut-être m'étais-je trompé! peut-être la petite Rose, ce rêve de mon âme, n'était-elle que voilée sous une forme plus parfaite!

Mais cette pensée consolante fut bientôt étouffée en moi par l'arrivée de deux dames—une mère et sa fille qui avaient appris le retour de mademoiselle Pavelyn, et n'avaient pas pu attendre plus longtemps pour lui présenter leurs souhaits de bonheur.

Je m'étais levé, et, par respect, j'avais fait un pas en arrière. Après avoir échangé un premier salut avec Rose et sa-mère, les deux dames me saluèrent également avec une amabilité toute particulière. Il y avait tant de cordialité dans leur sourire, qu'elles se trompaient évidemment sur ma personne et mes relations avec M. Pavelyn. Pendant que Rose parlait de son séjour à Marseille, pour satisfaire la curiosité de ces dames, celles-ci me considéraient avec un visible intérêt. La plus âgée surtout me quittait à peine des yeux, et m'adressait de temps en temps la parole pour me demander mon sentiment sur ce qui se disait. Elle paraissait éprouver pour moi de la sympathie et même un certain respect, car le moindre mot qui tombait de mes lèvres lui faisait incliner la tête avec une vive approbation.

Enfin elle manifesta ouvertement le désir de me connaître.

—Monsieur Wolvenaer est statuaire, dit Rose.

—Amateur? demanda la dame.

—Non, un véritable artiste qui a donné pour but à sa vie de travailler pour la gloire de sa patrie.

La vieille dame haussa les épaules, et répondit avec un étonnement mêlé de regret:

—Je me suis trompée; je croyais que monsieur était un cousin à vous.

Sa fille s'écria avec un sourire légèrement railleur:

—Ah! monsieur est artiste? On ne le dirait pas. Combien il y a d'artistes à Anvers aujourd'hui! Avant-hier, à la soirée de M. Decock, il y en avait bien cinq ou six!

Mademoiselle Pavelyn s'aperçut certainement, à l'expression de mon visage, que les paroles des deux dames ne m'étaient pas agréables, car elle répondit avec intention:

—Cela prouve que le bon goût et l'amour des arts se répandent de plus en plus dans les hautes classes de la société anversoise. Il n'y a rien qui ennoblisse autant le commerce que la protection qu'il prête aux arts.

—Excusez-nous, ma chère demoiselle Pavelyn, répliqua la dame; vous vous méprenez sur la portée de notre observation. Ce que ma fille voulait dire était tout à fait à la louange de monsieur. En effet, si tous les artistes étaient distingués et de bonne famille, comme monsieur, leur présence serait désirable partout; mais, vous savez....

Ces derniers mots parurent affecter désagréablement M. Pavelyn, car il interrompit la dame et se mit à démontrer, avec une chaleur à peine contenue, qu'il était honorable au plus haut point pour un homme de s'élever dans le monde par ses propres forces; et il termina, comme d'habitude, en se vantant qu'il ferait de moi un artiste remarquable, quoique je fusse le fils d'un de ses fermiers, d'un pauvre sabotier.

Le rouge de la honte couvrit mon front; je serrai les dents par un mouvement nerveux; je me sentais blessé et humilié.

Cent fois, M. Pavelyn avait rappelé, en présence de ses connaissances, que mon père était un sabotier. Il le faisait dans une bonne intention, et ne manquait jamais l'occasion de montrer qu'il mettait son amour-propre à faire du fils d'un paysan un homme bien élevé et un artiste distingué.

Pourquoi donc mon coeur saignait-il maintenant à la révélation de la profession de mon père? C'était la première fois que je ressentais cette sensation. Aussi fus-je vivement choqué en découvrant en moi un pareil amour-propre, et je fis un effort violent pour surmonter mon dépit.

Les paroles de M. Pavelyn ne firent point sur l'esprit des deux dames l'effet qu'il en attendait. Dès qu'elles surent que je n'étais que son protégé, leur visage exprima soudain l'indifférence, ou quelque chose de plus désobligeant encore, et elles s'empressèrent de porter la conversation sur un autre sujet, sans me regarder davantage, absolument comme si je n'avais pas été présent.

Mon sang bouillait dans mon cerveau, et je faillis me trouver mal de chagrin et d'humiliation. Que n'eussé-je pas donné pour être en ce moment à cent lieues de Rose! Je luttais désespérément en moi-même contre les révoltes de mon orgueil blessé, qui s'indignait contre mes bienfaiteurs mêmes; mais je restai maître de mon émotion, et je ne trahis rien de ce qui se passait en moi.

Au bout d'un instant, deux messieurs entrèrent dans le salon, et les mêmes cérémonies recommencèrent. L'idée que j'allais subir une seconde fois la même humiliation me fit trembler. Sous prétexte que je dérangeais mes bienfaiteurs en ce moment, et que j'étais attendu ailleurs, je demandai à M. Pavelyn la permission de me retirer, lui promettant de renouveler ma visite dès le lendemain, dans la matinée.

La permission me fut accordée immédiatement, car j'étais de trop, en effet; mais Rose même me dit de ne pas venir le lendemain, parce qu'elle devait sortir toute la journée avec sa mère pour faire visite à des amis et à des connaissances.

Je pris mon chapeau et sortis du salon après avoir salué tout le monde.

Mademoiselle Pavelyn seule m'accompagna jusqu'à la porte. Sans doute, j'aurais dû lui savoir bon gré de cette bienveillante attention; mais la politesse de Rose était si cérémonieuse, et son salut: «Au revoir, monsieur Wolvenaer!» sonna si froidement à mon oreille, que je sortis de la maison, le cerveau étourdi et le coeur brisé.

Un flot de pensées me traversa le cerveau; je sentis l'impérieuse nécessité d'être seul pour me recueillir et débrouiller mes idées. Ma douleur faillit même déborder en pleine rue; j'avais peine à comprimer les larmes qui gonflaient mon coeur oppressé, et je n'eus pas plus tôt ouvert la porte de ma chambre, que je me laissai tomber sur une chaise et me pris à pleurer à chaudes larmes.

Je demeurai longtemps immobile, écrasé sous le poids de pénibles réflexions. Enfin, l'épanchement de la douleur rendit un peu de lucidité à mon esprit. Je commençai à m'élever contre mon inexplicable égarement et à m'accuser moi-même de folie.

Qu'avais-je espéré? qu'osais-je prétendre? Rose n'avait-elle pas été aimable avec moi? Quel droit avais-je d'exiger ou de souhaiter davantage? La profession de mon père m'avait fait rougir comme un affront! mon coeur s'était révolté contre mes bienfaiteurs! C'était donc mon orgueil qui avait été déçu! un amour-propre coupable avait donc chassé de mon coeur la reconnaissance! les exhortations de ma mère n'avaient donc point été sans cause! Ces conseils salutaires, je les avais oubliés; j'avais honte de mon humble naissance, et j'avais osé croire que l'égalité et la familiarité continueraient à exister entre le pauvre protégé et la fille de ses riches protecteurs. Insensé que j'étais! je ne le comprenais que trop maintenant: entre elle et moi, il n'y avait pas seulement la naissance, il y avait aussi le bienfait, tout un monde de distance!

Sous le poids de ces tristes pensées, je me levai brusquement et me mis à arpenter ma chambre de long en large; j'avais peur de moi-même, et je me frappais le front avec amertume. L'orgueilleuse présomption que je croyais avoir découverte en moi me semblait horrible; et si des larmes jaillissaient encore de mes yeux, elles prenaient leur source dans une sorte de rage aveugle contre moi-même.

Cette agitation finit par se calmer aussi. Alors, je me demandai ce que j'avais fait pour être jugé si sévèrement. N'avais-je pas le plus profond respect et la plus sincère reconnaissance pour mes bienfaiteurs? Me sentais-je capable de manquer jamais par un mot, ou seulement par une pensée, à ce que je leur devais? Et alors je m'écriai triomphant, avec une entière conviction:

—Non, non, plutôt mourir que de méconnaître jamais, par orgueil ou par ingratitude, les bienfaits reçus. Jamais, jamais!...

Vous souriez, monsieur. Je devine votre pensée. Vous vous dites que mon émotion pouvait bien avoir une autre cause; qu'un sentiment plus égoïste que la gratitude m'avait rendu si sensible en présence de Rose, et m'avait fait désirer si vivement son estime et son amitié. En un mot, vous supposez que j'aimais Rose, non pas seulement parce qu'elle était femme et belle. Vous vous trompez. Si le germe d'un pareil sentiment était caché dans un des replis les plus secrets de mon coeur, comme les événements futurs le démontreront, à cette époque, il y dormait encore ignoré de moi-même, et son existence influait si peu sur mes idées, que, durant ce douloureux examen de mon coeur où j'avais essayé de sonder tous les secrets de mon émotion, je n'avais ni soupçonné ni redouté la présence d'un semblable sentiment.

Enfin, j'envisageai ma position avec plus de calme, et je finis par me moquer de moi-même, comme d'un esprit simple et naïf qui s'était créé un monde d'après ses souvenirs, et qui prolongeait indéfiniment son heureuse enfance, sans voir que le temps avait, de tous côtés, fait surgir la réalité pour dissiper en lui les illusions de ce rêve obstiné.

Il était donc naturel que ce désenchantement soudain m'eût fait du mal; mais le coup ne pouvait se répéter: le bandeau était tombé maintenant, et désormais, j'envisagerais les choses sous leur jour véritable, d'un regard assuré, ainsi que le devoir et la raison l'exigeaient d'un adolescent qui allait devenir un homme.

A la suite de ces réflexions, je résolus, avec une remarquable tranquillité d'esprit, de me conduire envers mes bienfaiteurs, comme s'il n'y avait entre eux et moi d'autre lien que leur bienfait, et d'accepter mon sort tel que me l'avaient fait la bonté de Dieu et leur générosité.


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