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La tombe de fer

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XIV

Après ce jour, Rose resta également bienveillante pour moi, et j'avais lieu d'être content de l'affection qu'elle me témoignait; mais, malgré la résolution que j'avais prise de chasser de vains rêves, quelque chose manquait à mon bonheur. Une inquiétude secrète descendait comme un brouillard dans mon esprit. Le sentiment du devoir me donnait la force de cacher aux yeux de Rose et de ses parents cette mélancolie qui m'envahissait, mais non point de la surmonter entièrement.

L'amitié que Rose me témoignait et nos conversations les plus intimes ne s'écartaient jamais des règles de la plus stricte convenance, et jamais elle ne prononçait mon nom sans y ajouter le mot cérémonieux de monsieur. Son langage, toujours affable, était entouré d'une politesse trop étudiée pour être jamais familière et confiante.

Quant à moi, qui m'étais condamné au respect et à la déférence, et m'étais fait une loi de ne pas aller au delà, il est facile de comprendre que son exemple m'imposait une réserve plus grande encore.

La conséquence de notre position respective fut que je ne me sentais plus tenté d'aller chez mes bienfaiteurs qu'autant que le devoir me le commandait. En revanche, je m'occupai davantage de ma statue, qui me représentait la vraie, la simple, la douce Rose, et qui me rendait ma soeur d'autrefois, ma chère petite mère! Le plus souvent, il se passait une quinzaine de jours entre chacune de mes visites à la maison de M. Pavelyn; car, autant que possible, je ne m'y montrais que le dimanche, jour qui, depuis des années, était celui où je ne manquais point de dîner chez mes bienfaiteurs.

Après trois mois de cette réserve, un changement radical se fit peu à peu et presque insensiblement dans la manière d'être de Rose à mon égard. Il y avait plus de sensibilité dans ses paroles, plus de cordialité dans son sourire; elle commençait, me semblait-il, à désirer ma présence, et paraissait contente chaque fois qu'elle me voyait venir chez son père. Elle insinua même à ses parents de m'imposer comme un devoir une visite tous les huit jours.

Il lui vint une envie singulière de chanter au piano avec moi, et elle m'apprit les plus beaux airs qui étaient en vogue alors. Ma voix, disait-elle, avait quelque chose d'expressif, de sympathique, de pénétrant, qui lui plaisait. Souvent mon nom lui échappait sans qu'il fût précédé du mot monsieur; mais, chaque fois, comme si elle était confuse de son oubli, elle se reprenait immédiatement, et répétait mon nom accompagné du mot voulu par la stricte politesse.

Il arrivait aussi que je voyais ses yeux fixés sur moi avec un regard étrange, dont la profondeur et la fermeté me faisaient frissonner sans que je comprisse pourquoi. J'essayais d'expliquer cette impression par la raison que ces regards étaient les mêmes que ceux qui brillaient dans les yeux de Rose lorsque nous étions enfants. Ce n'était donc qu'un souvenir qui me troublait....

Si Rose était toujours gaie et enjouée en ma présence, elle tombait par moments dans une inexplicable tristesse, et, au milieu de nos entretiens, elle s'absorbait dans d'étranges rêveries. Ses parents l'accusaient, en riant, de bizarrerie, et disaient que souvent elle se laissait aller à des songeries silencieuses pendant de longues heures, puis qu'elle s'abandonnait à des transports de joie tout à fait singuliers pour retomber immédiatement dans une mélancolie tout aussi inexpliquée. Ils croyaient que leur fille regrettait le beau climat et le ciel bleu de Marseille; mais Rose, sans repousser absolument cette supposition, affirmait cependant qu'elle n'avait pas la moindre envie de quitter de nouveau sa ville natale.

Ainsi se rapprocha le mois qui amenait le jour anniversaire de la naissance de Rose. Ma statue était entièrement achevée, et j'avais déjà fait les préparatifs nécessaires pour la mouler en plâtre.

Lorsque mon travail fut avancé à ce point que je commençai à enlever au ciseau et à l'ébauchoir les lignes saillantes produites par les jointures du moule, ma chambre et l'escalier de la maison où j'étais logé furent tellement remplis de plâtre, que maître Jean en parla à M. Pavelyn, et lui dit que, depuis plusieurs mois, j'avais travaillé, pour ainsi dire sans boire ni manger, à une double statue, et qu'en ce moment je salissais sa maison autant que si dix maçons y travaillaient.

La description que maître Jean, mon hôte, fit de mes statues et de ce qu'elles représentaient, piqua tellement la curiosité de M. Pavelyn, qu'il voulut apprendre de moi-même à quoi j'avais travaillé si longtemps en secret.

Je lui avouai la chose telle qu'elle était, en ajoutant que je voulais offrir à Rose ma première oeuvre d'art, et que je lui avais caché ce projet pour la surprendre plus agréablement en lui donnant ma composition tout achevée, si mon oeuvre obtenait son approbation, comme je l'espérais.

Mon protecteur fut charmé d'apprendre que j'avais assez de confiance en mes forces pour exécuter seul une création à moi, sans consulter mes maîtres ni mes amis, et sans invoquer leur secours. Il parut très-impatient de juger par ses propres yeux du succès de mes efforts; il prenait tant d'intérêt à ce premier essai, il attachait tant de prix à ce premier produit de mon art, qu'il n'y eu pas mis plus d'amour-propre s'il l'avait entrepris avec moi, et s'il y avait travaillé de ses mains.

Je dus lui promettre de le mener à mon atelier aussitôt que mes statues seraient tout à fait sorties du moule, et que j'y aurais mis la dernière main.

Quelques jours plus tard, je conduisis M. Pavelyn dans ma chambre, et je lui montrai mon groupe achevé, placé sur un piédestal de bois, et éclairé en plein par le jour de ma fenêtre.

Il regarda mon oeuvre pendant quelques minutes, sans rien dire. Mon coeur commençait déjà à se serrer à la pensée que ce silence était peut-être un signe de désapprobation,—lorsque tout à coup M. Pavelyn me prit la main, la pressa avec force, et me dit avec l'accent d'une émotion sincère:

—Léon, tu n'as pas seulement créé une belle oeuvre d'art, mais, ce qui vaut mieux, tu es un bon et brave garçon. Ah! je ne me trompe pas sur le sens de ta composition. L'ange de la protection qui s'élève au-dessus du groupe, c'est ma fille, n'est-ce pas? Par un sentiment de délicatesse, tu as reproduit les traits de son visage tels qu'ils étaient à l'époque où nous avons acheté le château de Bodeghem. Elle est parfaitement ressemblante; il me semble que toute cette, époque revit sous mes yeux. Et ce petit garçon qui courbe la tête, qui est-il? Léon, tu as trop d'humilité; mais avoir fait de ta première création une marque de reconnaissance, c'est un acte qui t'honore. Léon, je suis content de toi.

Alors il se mit à énumérer en détail les mérites qu'il croyait découvrir dans mon oeuvre; son affection pour moi lui faisait assurément exagérer ses éloges; car d'après lui, j'avais produit un chef-d'oeuvre.

Je l'écoutais avec un joyeux battement de coeur et des larmes de bonheur dans les yeux. Elle est si douce et si séduisante la première approbation qu'un artiste reçoit comme le gage d'une future renommée! Mon bienfaiteur admirait l'ouvrage de mes mains.

J'étais donc bien véritablement un artiste, peut-être encore hésitant et inhabile, mais un artiste cependant!

M. Pavelyn prétendait que ma composition était assez remarquable pour mériter d'être exposée publiquement, et il regrettait que, dans le cours de cette année, il n'y eût point d'exposition. Au milieu de ses réflexions, il se frappa le front tout à coup, et s'écria avec joie:

—Ah! l'heureuse idée! J'y suis, écoute.... J'ai l'intention de donner cet hiver une grande soirée pour fêter le retour de ma fille, ou plutôt pour la produire dans le monde. Pourquoi ne la fixerais-je pas au jour anniversaire de la naissance de Rose? L'après-dînée, tu lui feras présent de ton groupe. Je ferai préparer par les tapissiers, au fond de notre grand salon, une niche où l'on pourra placer ton oeuvre. Le soir, elle sera le plus bel ornement de ma fête, et tous mes amis et connaissances, l'élite du commerce anversois, apprécieront et admireront ton talent.

Je hasardai quelques objections, et je tâchai de faire comprendre à mon protecteur que j'étais trop jeune et trop inexpérimenté pour me soumettre déjà au jugement du public; mais la chose était arrêtée dans son esprit, et son idée lui souriait trop pour qu'il y renonçât.

Avant de me quitter, il prit toutes les dispositions relatives à l'exposition de ma statue, et lorsqu'il descendit l'escalier, il m'envoya encore des félicitations et des paroles d'encouragement.

Lorsque je rentrai dans ma chambre, je levai les mains et les yeux au ciel, en remerciant Dieu de cette faveur inespérée.

Je restai longtemps en contemplation devant ma statue: je m'en rapprochais, je m'en éloignais; je tournais à l'entour, je bégayais des mots sans suite, je riais, je dansais.... Dans mon ravissement je croyais en effet découvrir dans mon oeuvre une foule de beautés qui m'avaient échappé d'abord, et je n'étais pas loin d'éprouver la même admiration que M. Pavelyn.

Enfin ma chambre devint trop étroite pour me permettre de donner carrière aux élans de la joie qui débordait de mon coeur.

Je descendis l'escalier quatre à quatre, et je m'élançai dans la rue. Ma poitrine était gonflée; je marchais la tête levée et l'éclat de la fierté dans les yeux. Il me semblait que tous les passants devaient savoir qu'ils rencontraient un artiste. Dans mon agitation presque enfantine j'étais étonné de voir la plupart d'entre eux passer leur chemin sans même jeter un regard sur moi. Quoi qu'il en fût, je ressentais un bonheur ineffable, et je continuais à me promener avec ivresse, jusqu'au moment où l'heure de la classe du soir m'appela à l'Académie.

Mes camarades me trouvèrent maussade et ennuyeux, parce que je ne faisais pas attention à ce qui se disait autour de moi, et que je ne répondais point à leurs questions.

J'étais trop profondément plongé dans mes douces rêveries. Ce qui me troublait, c'était un heureux secret que je ne pouvais point profaner en le révélant à qui que ce fût.


XV

Le jour si ardemment désiré était enfin venu; encore quelques heures, et la brillante soirée allait commencer.

Mon groupe avait été transporté dans la maison de mon protecteur, et deux ouvriers étaient occupés à le placer sur un beau piédestal, d'après mes indications.

M. Pavelyn, qui était présent à ce travail, se frottait les mains de joie, et montrait une extrême impatience, parce que je l'empêchais d'aller chercher tout de suite sa fille et sa femme, sous prétexte que j'avais ça et là quelques corrections à faire à ma statue.

J'étais en proie à des transes mortelles; tout semblait trembler en moi; j'avais peine à reprendre haleine; ma gorge était sèche, et quoique je sentisse l'émotion me brûler les joues, une sueur froide mouillait mon front.

Moment solennel! Celle qui m'avait fait artiste allait jeter les yeux sur ma création.

Elle qui était et avait toujours été le but unique de toutes mes pensées, de mon espoir et de mon orgueil, elle allait me juger!

Son arrêt étoufferait-il la foi dans mon coeur, ou me donnerait-il des forces et un courage surnaturels?

Que ma statue était belle et saisissante dans la niche somptueuse où elle s'élevait maintenant au fond du salon! Comme elle ressortait bien sur la tenture de velours d'un rouge brun devant laquelle elle était placée! Comme elle éclipsait, par son éclatante blancheur, la splendeur des riches ornements d'or qui l'entouraient de tous côtés!

En vérité, baignées ainsi dans une vive lumière, et caressées par le reflet vermeil de la tenture de velours, mes figures paraissaient animées; on eût dit que le sang circulait dans leurs veines et qu'une vapeur éthérée, un fluide mystérieux, quelque chose d'impalpable et de transparent les entourait. Le regard des spectateurs devait être surpris et charmé au premier coup d'oeil.

J'avais donc cent chances contre une que la première impression de mon oeuvre sur l'esprit de Rose serait favorable. Quelle récompense! quel gage d'un glorieux avenir!

Tandis que je m'oubliais dans l'admiration naïve de mes statues, M. Pavelyn fit sortir du salon les ouvriers, et il les suivit en me criant qu'il allait chercher sa femme et sa fille.

Je me pris à trembler comme un coupable qui attend son juge. L'arrêt qui allait être prononcé ne devait-il pas décider de ma vie? Pouvais-je avoir foi en moi-même, lors même que le monde entier m'eût applaudi, si l'approbation de Rose manquait à mon talent?

J'étais tellement ému en la voyant paraître dans le salon, que je sentis tout mon sang refluer violemment vers mon coeur, et que, le visage pâle comme un linge, je fus obligé de m'appuyer contre un meuble, pour ne point succomber à mon inexprimable émotion.

Rose s'approcha de ma statue et la contempla longtemps sans rien dire, tandis que M. Pavelyn lui expliquait que c'était un présent que je lui offrais, et faisait remarquer à sa femme et à sa fille que les traits de l'ange de la protection, comme il l'appelait, n'étaient autre que ceux d'une petite fille dont la pitié avait doté le pays d'un artiste distingué.

Rose n'entendait probablement pas les paroles de son père. Elle regardait mon oeuvre avec ses grands yeux bleus tout ouverts.

Je voyais sa poitrine s'élever et descendre; je voyais l'émotion monter à ses joues en nuages roses....

—Eh bien, que penses-tu de ce chef-d'oeuvre, Rose? On dirait qu'il te frappe de mutisme. C'est bien, n'est-ce pas?

Rose me jeta un long regard, un regard si profond, que les battements de mon coeur s'arrêtèrent. Elle paraissait me demander quelque chose ... mais quoi?

—Ne sais-tu donc plus parler du tout? lui dit son père en riant. Voyons, dis-nous ce que tu penses du premier ouvrage de Léon.

—Ah! c'est trop beau, beaucoup trop beau! balbutia-t-elle.

Une rougeur plus vive colora son front, et, toute confuse de son émotion, elle se détourna de moi en appuyant ses mains sur ses yeux.

Dire ce que j'éprouvais est impossible.

J'étais étourdi; tout se confondait dans mon esprit; mon coeur débordait de bonheur, et je voyais devant mes yeux troublés toute une moisson de lauriers et de palmes qui s'étendait vers moi.

Je voyais l'avenir s'ouvrir et la foule enthousiaste applaudir de ses mille mains l'artiste que le suffrage de Rose, comme une parole magique, avait rendu capable d'enfanter des merveilles.

Enfin notre émotion se calma un peu, grâce aux observations plaisantes de M. et madame Pavelyn.

Alors on parla avec plus de détails de ma composition, et, pour surcroît de bonheur, j'entendis deux ou trois fois encore sortir de la bouche de Rose le témoignage de son admiration.

Elle ne me parlait guère cependant, et paraissait en proie à des pensées absorbantes; mais ses yeux brillaient d'un éclat singulier, et, chaque fois que son regard s'arrêtait sur moi, j'étais remué jusqu'au fond de l'âme par une sensation inconnue.

Le temps se passa avec la rapidité de l'éclair; nous n'avions même pas remarqué que la lumière du jour diminuait, et que le crépuscule commençait à tomber.

M. Pavelyn était joyeux et fier de mon ouvrage. Il parlait tout seul et esquissait avec complaisance l'avenir que sa protection m'avait préparé. Il ne m'abandonnerait pas avant que j'eusse acquis la fortune et la renommée; beaucoup de jeunes artistes se voyaient arrêtés dans leur carrière par la nécessité de travailler de trop bonne heure pour gagner de l'argent; mais il débarrasserait mon chemin de cette barrière, et me fournirait les moyens de ne m'occuper que de véritables oeuvres d'art.

L'arrivée des ouvriers et des domestiques qui venaient éclairer les salons avertit M. Pavelyn qu'il était temps pour lui et ces dames d'aller achever leur toilette; et il m'engagea à rentrer chez moi sur-le-champ, afin de m'apprêter également pour la soirée.


XVI

Lorsque je revins dans la maison de mon protecteur, un grand nombre d'invités étaient déjà arrivés. A mon entrée, je fus ébloui par la richesse de la toilette des dames: tout ce que je voyais était soie, dentelles, or et pierreries.

J'aurais certainement hésité à me mêler à des personnes que leur fortune plaçait si fort au-dessus de moi; mais M. Pavelyn me prit par la main, et, tout en me présentant à la société comme l'auteur de sa belle statue, il m'amena devant mon oeuvre, qui était entourée d'un cercle de spectateurs.

Chacun m'adressa des paroles d'encouragement; quelques personnes m'exprimèrent plus chaudement que les antres leur admiration pour ce premier début; toutes me félicitèrent et me prédirent une carrière brillante. Pendant assez longtemps, je fus l'objet de l'attention générale.

Rose s'était aussi approchée de ma statue. Elle paraissait recueillir avec plus de satisfaction que moi-même les louanges qui tombaient des lèvres des assistants, et chaque fois que l'un d'eux s'écriait: «C'est magnifique! c'est parfait!» la joie éclatait dans ses yeux, et un doux sourire illuminait son visage.

Que Rose était belle ce jour-là! Dans la couronne de ses boucles blondes s'épanouissaient des roses blanches dans le calice desquelles resplendissaient des étincelles de diamants. Autour de son cou serpentait un collier de perles d'Orient aux reflets nacrés; une robe de satin semé d'argent dessinait sa taille svelte, et flottait derrière elle en plis onduleux. Un flot de dentelles transparentes l'enveloppait comme d'une vapeur de neige; mais ce qu'il y avait de plus séduisant et de plus beau en elle, c'étaient ses grands yeux bleus, l'aimable sourire qui entr'ouvrait ses lèvres, la distinction de ses traits délicats, et l'élégance de sa taille de reine.

Chaque fois que je la regardais, un frisson d'admiration et de respect parcourait mes veines. Elle faisait sur mon esprit le même effet qu'une créature surnaturelle, éblouissante de beauté et de majesté, qui serait apparue à mes yeux. Aussi, j'osais à peine jeter sur elle un regard furtif, même pendant qu'elle prenait une part, si sincère à mon bonheur, en causant de ma statue avec les invités.

La plupart des personnes présentes m'avaient déjà vu dans la maison de M. Pavelyn, et savaient que j'étais son protégé.

Je ne souffrais donc pas de le voir raconter et répéter avec mille détails, à tous ceux qui voulaient l'entendre, comment il avait découvert en moi d'heureuses dispositions; et comment, grâce à sa seule perspicacité, la Belgique compterait bientôt un éminent sculpteur de plus.

Près de mon oeuvre, je me sentais assez grand pour ne pas désirer une plus noble origine; et même, quand M. Pavelyn, dans l'enthousiasme de son récit, déclara que j'étais le fils d'un sabotier, cette révélation ne me blessa point.

Elle fit cependant une impression pénible sur Rose, car elle frémit en entendant prononcer le mot fatal, et la rougeur du dépit ou de la honte colora son front.

L'effet ne fut pas moins défavorable sur la société, car un silence embarrassant succéda à l'animation de la conversation. Bien des lèvres se pincèrent dédaigneusement, et j'entendis derrière moi la voix d'une demoiselle qui murmurait à l'oreille de son voisin:

—Un sabotier? un jeune homme si habile? C'est vraiment dommage.

Insensiblement, l'attention des invités se détourna de ma statue, et l'on commença à se répandre dans les salons.

Les dames quittèrent les premières le cercle des curieux, et prirent place sur des sièges rangés le long des murs.

Deux ou trois messieurs seulement restèrent à causer avec moi de mon oeuvre et de l'art en général. L'un d'eux, était un homme d'un goût délicat et d'une science profonde; il ne faisait pas comme les deux autres, qui me louaient sans savoir pourquoi, et me froissaient par leur insupportable ton de protection; au contraire, il analysa ma composition sous mes yeux, devina mes intentions, et pénétra, à mon grand étonnement, les raisons des formes particulières que j'avais trouvées à mes figures. L'éloge, dans sa bouche, me remplit d'orgueil, parce que j'avais la conviction que son sentiment était fondé sur une véritable connaissance. Lorsqu'il critiqua quelques parties de mon groupe, il le fit avec tant de délicatesse, que sa critique m'éleva à mes propres yeux, parce qu'elle me prouva qu'il me jugeait assez artiste pour être en garde contre la prétention d'une perfection impossible.

Ma conversation avec le vieux monsieur dura longtemps, mais pas assez longtemps pour moi, cependant, car elle me devenait une source inépuisable d'encouragement et de foi, en même temps qu'elle augmentait mon amour de l'art.

Aussi, c'est avec regret que je vis cet entretien instructif interrompu par l'approche de trois ou quatre personnes qui vinrent chercher le vieux monsieur et l'emmenèrent vers une vieille dame, à côté de laquelle il s'assit sans s'inquiéter de moi davantage.

Alors, me trouvant tout à fait seul à côté d'un groupe de messieurs qui causaient, je laissai mes yeux errer dans le vaste salon. Quels flots de soie et de dentelles, quel étincellement de diamants, d'or et de pierreries que toutes ces dames rangées le long du mur! Qu'elles étaient charmantes, les figures de ces jeunes femmes épanouies comme de fraîches fleurs au printemps de la vie! Mais pourtant aucune n'était aussi belle que Rose Pavelyn.

D'autres que moi devaient être pénétrés de de cette idée; car, tandis qu'auprès des autres dames se trouvaient à peine un ou deux messieurs pour leur présenter leurs devoirs de politesse, autour de Rose se formait tout un cercle de charmants cavaliers dont l'empressement était un hommage rendu à sa beauté.

Entre tous, je distinguai un jeune homme remarquable par la distinction de ses traits, par l'élégance de ses vêtements, et par la grâce de ses manières, qui, plus que les autres, s'efforçait de captiver l'attention de Rose.

Un frisson glacial parcourut mes membres, comme si la vue de ce beau jeune homme m'avait effrayé. Une tristesse morne assombrit mon esprit. Mon coeur s'élança vers Rose avec violence: j'aurais voulu me trouver parmi les jeunes gens qui lui adressaient leurs galanteries; il me semblait que j'avais bien quelque droit de prendre ma part de l'éclat qui rayonnait dans ses yeux, du joyeux sourire qui se jouait sur ses lèvres, des paroles aimables avec lesquelles elle remerciait ses adorateurs charmés.

Mais tous ces jeune gens étaient les fils des plus riches maisons d'Anvers, et aucun d'eux peut-être ne possédait pas moins d'un million. Qu'étais-je, au contraire, moi? Un pauvre garçon, le fils d'un sabotier,—M. Pavelyn venait de le dire,—et, pour toute fortune, je ne possédais qu'un coeur sensible, une foi profonde dans l'art, et quelque espérance d'un avenir glorieux.

Je reconnus clairement que, pour ce monde de la richesse matérielle, qui m'avait admis dans son sein comme son protégé, avec une sorte de pitié, je n'étais qu'une créature humble et inférieure, et que mon devoir me défendait sévèrement de m'y donner la moindre importance.

Aussi, j'étais bien fermement décidé à me tenir autant que possible éloigné de Rose, pour ne blesser qui que ce fût et ne courir dans le chemin de personne. Néanmoins, le sentiment de mon infériorité m'était pénible, et plus d'une fois je me mordis les lèvres lorsqu'un mouvement autour de Rose ou les gestes de ses adorateurs me faisaient croire qu'ils étaient transportés par un mot spirituel, ou par le charme de sa conversation.

Je n'osais toujours point tourner les yeux vers l'endroit où elle se trouvait; peut-être eut-on pu lire sur mon visage altéré ce qui se passait en moi; et cette attention de ma part n'eût-elle point semblé une injure pour la fille de mes bienfaiteurs?

Cette crainte fit que je me tournai tout à fait d'un autre côté, et que je résolus de diriger mes regards vers une autre partie de la salle. Mais bientôt je succombai à l'attraction puissante qu'elle exerçait sur mon âme, et mes yeux se portèrent de nouveau vers l'endroit où elle était assise.

Il se fit par hasard une ouverture dans le cercle de jeunes gens qui se pressaient autour d'elle. Elle me vit; nos yeux se rencontrèrent. Un sourire d'une douceur ineffable, une expression de joie et d'amitié rayonna vers moi; elle me fit de la main un signe si amical et si charmant, que tous les jeunes gens me regardèrent avec étonnement. Le cercle se referma.

Il se passa en moi quelque chose d'étrange; je levai la tête avec fierté, et il me sembla que j'avais grandi; je respirai à longs traits, et, pendant que la joie inondait mon coeur, je promenai mes yeux avec assurance sur la foule des invités, comme si ce simple sourire de Rose m'avait fait plus noble et plus riche qu'eux tous.

Alors aussi je trouvai assez de force sur moi-même pour accomplir ce que je croyais mon devoir: je détournai mes yeux de Rose et résolus de ne plus l'exposer au danger d'éveiller, d'une façon défavorable peut-être, l'attention de la société par les témoignages de son amitié pour moi. C'était assez de son sourire pour que je n'eusse plus à désirer d'autres encouragements. Mon embarras avait disparu, et je me sentais tout à fait libre et léger d'esprit.

Alors je m'aperçus que je n'avais pas encore quitté ma première place, et que j'étais resté debout près de ma statue, immobile comme une sentinelle. J'imitai la plupart des assistants, je me promenai lentement à travers le salon, sans vanité, mais aussi sans trop d'humilité.

Dans un coin était assise, au milieu de plusieurs autres personnes, une vieille dame qui m'adressa la parole, et qui, après quelques compliments échangés, m'offrit un siège à côté d'elle, pour causer un peu de mon art et de ma statue, comme elle disait.

Je fus enchanté de trouver un prétexte pour m'asseoir, car je commençais à me fatiguer d'être debout.

La vieille dame était une femme d'esprit qui avait beaucoup voyagé et beaucoup lu; elle me montra un grand amour de l'art, et me parla avec une vive admiration des magnifiques sculptures de l'Italie, des chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et de Canova. Elle m'indiqua aussi, avec une sagacité qui attestait une science véritable, les plus belles parties de ma statue, et exprima, la conviction que j'étais appelé à un brillant avenir. Une jolie demoiselle, qui était assise à côté d'elle, se mêla à notre conversation, et me charma par la poésie de son langage et par la séduisante douceur de sa voix. C'était la fille cadette de la vieille dame, et celle-ci me la présenta comme une excellente musicienne.

J'étais heureux pendant cet entretien avec les deux dames, et j'oubliai, de même qu'elles, sans doute, la distance qu'il y avait entre nos positions respectives dans le monde.

Je causais ainsi depuis une demi-heure à peu près, sans songer à autre chose, lorsque, par hasard, je tournai la tête vers Rose. Le cercle des jeunes gens qui l'entouraient s'était éclairci, et je pouvais maintenant la voir sans obstacle. Ses yeux étaient fixés sur moi; mais il y avait, me semblait-il, quelque chose de triste et de douloureux dans son regard. Nul sourire ne vint, cette fois, éclairer son visage; au contraire, ses lèvres se serrèrent, comme si elle voulait m'adresser un reproche; mais elle détourna les yeux sur-le-champ.

Je me trompais probablement quant à l'expression que je croyais avoir lue sur les traits de Rose. Pourquoi eût-elle été triste au milieu de cette fête joyeuse? Peut-être était-elle sous l'influence d'un de ces accès de mélancolie auxquels elle était sujette. Quoi qu'il en soit, je n'eus pas le temps d'y songer plus longuement en cet instant, car les sons du piano se firent entendre, et peu après la voix sonore d'une jeune chanteuse retentit dans le salon, et captiva irrésistiblement mon attention par son expression pleine de sentiment et sa délicieuse harmonie.

Un jeune homme succéda à la chanteuse, et mérita également les suffrages de la compagnie.

Tandis que je causais musique et chant avec les dames, je remarquai que beaucoup de personnes, et même M. Pavelyn, engageaient Rose à se laisser conduire au piano. Elle paraissait refuser. Son père vint à moi et me pria de joindre mes efforts aux siens pour décider Rose à chanter. Il croyait que, si je voulais consentir à exécuter le grand duo que nous étions habitués à chanter ensemble, elle ne résisterait pas plus longtemps au désir général.

Je suivis mon protecteur, et je proposai à Rose d'aller ensemble au piano et de chanter avec moi son duo préféré. Le beau jeune homme, qui n'avait pas cessé de se tenir à ses côtés, joignit ses instances aux miennes. Rose répondit qu'elle ne se sentait pas bien, que la chaleur du salon l'incommodait, qu'elle n'était pas disposée à chanter, et qu'elle saurait gré à la compagnie de vouloir bien l'excuser.

Je voyais sur son visage une tristesse profonde, quelque chose d'amer et de découragé qui me fit croire à la sincérité de ses paroles. Néanmoins, j'insistai encore, croyant que le chant dissiperait peut-être sa mélancolie.

Mais alors Rose me dit avec l'accent d'une souffrance plus vive:

—C'est cruel de me tourmenter ainsi, monsieur. Mademoiselle Pauline Vanden Berge est une excellente musicienne. Ne le savez-vous pas! Elle a une plus belle voix que moi, et elle sait bien le duo. Pourquoi ne lui demandez-vous pas de chanter avec vous?... Mais, par pitié, laissez-moi en paix.

Je fus péniblement affecté du ton douloureux des paroles de Rose; mais M. Pavelyn ne me laissa pas le temps d'exprimer mes regrets; contrarié du refus de Rose, il me conduisit directement vers la demoiselle à côté de laquelle j'avais été si longtemps assis, et la supplia de vouloir bien chanter avec moi le duo désigné.

J'essayai de m'excuser et je fis quelque résistance; car je n'avais qu'une connaissance très-superficielle de la musique, et je courais risque de me rendre ridicule en trahissant mon ignorance; mais mademoiselle Vanden Berge se montra si empressée, et M. Pavelyn m'engagea si instamment, que, presque sans le savoir, je me trouvai devant le piano, à côté de la jolie chanteuse. À mon grand étonnement, le duo alla passablement bien, et, après les premières notes, je me sentis stimulé par l'aisance et la sonorité de ma voix. Quand le morceau fut achevé, l'auditoire nous applaudit avec une satisfaction visible, et chacun, y compris mademoiselle Vanden Berge, me félicita de l'expression et de la pureté de ma voix.

Lorsque j'eus ramené ma partenaire à sa place, je m'approchai de Rose. Elle aussi me dit que j'avais chanté d'une façon remarquable, et mieux que jamais; mais aussi, ajouta-t-elle, la voix de mademoiselle Vanden Berge se mariait si bien à la mienne!

Comme la même tristesse se peignait toujours sur son visage, je m'efforçai de la consoler et de lui rendre courage en lui disant que son indisposition ne tarderait pas à se passer.

J'appelai un valet pour lui faire offrir un rafraîchissement, et je lui conseillai de sortir quelques instants du salon pour prendre l'air. Elle refusa tout avec une sorte de langueur, et ne me cacha pas que le plus grand plaisir que je pusse lui faire serait de ne plus lui parler de cela et ne pas l'importuner davantage.

Dans l'intervalle, le piano avait fait entendre les premières mesures d'une valse, et déjà quelques couples, invités par ce prélude, s'apprêtaient à danser. Beaucoup de jeunes gens accoururent vers Rose, et se disputèrent l'honneur de danser la première valse avec elle.

Je fus repoussé, et je reculai à pas lents et tout pensif jusqu'au fond de la salle, pour ne pas gêner les danseurs.

Une grande tristesse descendit peu à peu dans mon esprit.

Je ne m'affligeais pas seulement de savoir Rose indisposée et obligée de se priver du plaisir de prendre part à la danse, mais il y avait dans le ton des paroles qu'elle m'avait adressées quelque chose dont je cherchais vainement à pénétrer la signification.

Je restai longtemps plongé dans mes réflexions, et j'avais presque oublié toute cette jeunesse qui s'amusait sous mes yeux. Les valses et les quadrilles se succédaient sans relâche sans que j'eusse pu dire combien de fois le piano avait interrompu ses joyeux accords.

La vieille madame Vanden Berge s'approcha de moi avec sa fille, et toutes deux se mirent à me plaisanter sur ma sombre rêverie. Elles m'assurèrent qu'elles s'étaient engagées à me faire danser bon gré mal gré. Ces coeurs généreux s'imaginaient que mon humilité m'empêchait d'inviter aucune des dames présentes, et que mon isolement, au milieu de cette nombreuse compagnie, devait m'embarrasser et me chagriner. C'était par bonté d'âme qu'elles étaient venues à moi pour me tirer de cet embarras.

J'eus beau m'en défendre, il n'y avait pas moyens de refuser. Il fallut faire danser la jolie mademoiselle Vanden Berge: elle-même me le demandait et il eût été impoli de décliner une si flatteuse invitation. D'ailleurs, quelques jeunes gens qui m'entouraient avaient l'air de rire de ce qu'ils appelaient ma sauvagerie ou mon manque d'usage.

Je conduisis donc mademoiselle Vanden Berge à la danse. De la place où je me trouvais, dans la rangée des danseurs, je ne pouvais pas voir Rose sans tourner la tête avec affectation.

J'avais le coeur gros, et, loin de trouver du plaisir dans l'aimable conversation de ma danseuse, je m'ennuyais horriblement. Néanmoins, par politesse, je fis de mon mieux pour cacher cette fâcheuse disposition de mon esprit et je dansai, du moins en apparence, aussi gaiement que les autres.

Poussé par une irrésistible curiosité à connaître quel était le jeune homme qui, sans le savoir, m'avait fait au coeur une blessure profonde, je demandai à ma danseuse qui il était. Elle me dit qu'il se nommait Conrad de Somerghem, et qu'il était le fils d'un riche banquier de la rue de l'Empereur. Ces détails augmentèrent mon inquiétude, et me firent redouter je ne sais quel danger.

Aussitôt que la dernière note du piano m'eut rendu ma liberté, et que j'eus remercié mademoiselle Vanden Berge de l'honneur qu'elle m'avait accordé, je fis quelques pas dans le salon pour me rapprocher de Rose. La chaise où elle avait été assise était vide, et, lorsque, après avoir enfin regardé autour de moi, je demandai à M. Pavelyn où était Rose, il me répondit avec un léger mécontentement:

—Elle s'est retirée dans sa chambre. Je ne sais pas ce qu'elle a; c'est encore un caprice, un accès de mélancolie. Demain ce sera fini. Fais comme si tu n'avais pas remarqué la disparition de ma fille, sinon son absence nuirait à l'entrain de la fête.

J'errai encore quelque temps d'un bout à l'autre de la salle, plein de tristesse et en proie à une certaine inquiétude, comme si j'eusse été assailli par la crainte vague d'un malheur imminent.

Enfin mon coeur se serra si fort au milieu de la gaieté générale, que j'insistai à diverses reprises auprès de M. Pavelyn pour qu'il me permît de partir, ce qu'il finit par m'accorder.

Lorsque je passai le seuil de la porte, et que je mis le pied dans la rue, un long soupir souleva ma poitrine, et je pressai le pas dans la nuit pour m'éloigner du bruit de la fête et pour être seul avec mes douloureuses pensées.


XVII

Lorsque je me présentai le lendemain chez mon bienfaiteur pour m'informer de la santé de sa fille, je rencontrai M. Pavelyn sur le seuil de sa porte, prêt à sortir.

Il me dit que l'indisposition de sa fille n'avait pas eu de suites, comme il l'avait prévu d'ailleurs. Rose semblait un peu triste et fatiguée; mais elle n'était pas réellement malade, ainsi que je pouvais m'en convaincre en la voyant à son piano.

En achevant ces mots, il sortit.

J'ouvris la porte et je me trouvai dans un salon contigu à la pièce où Rose et ses parents avaient l'habitude de se tenir. Les sons du piano frappèrent mon oreille, et me firent une impression si profonde, que je m'arrêtai pour écouter, immobile....

Ce que Rose jouait sur le clavier n'était autre chose que la mélodie du grand duo que nous avions chanté si souvent ensemble. C'était une mélodie vive et gaie, qui réjouissait l'esprit et chassait la mélancolie. En ce moment, au contraire, elle ressemblait à la plainte d'une âme désolée. La mesure était lente et traînante; les notes, frappées sans force, chantaient plaintivement, comme si la main d'un artiste plongé dans une tristesse profonde eût parcouru lentement et distraitement le clavier.

Cette musique étrange me fit frissonner. Quel chagrin inconnu y avait-il dans le coeur de Rose, pour qu'un chant joyeux se transformât sous ses doigts en une plainte touchante?

J'ouvris la porte, et j'entrai. Rose était toute seule.

Mon apparition lui causa une émotion visible; son front se couvrit d'une vive rougeur, à laquelle succéda une pâleur extrême.

Mon entrée lui avait fait peur. Il y avait un secret entre elle et moi. Probablement j'avais surpris dans cette mélodie plaintive une émotion qu'elle voulait tenir cachée.

Maîtrisant avec peine mes impressions, je lui parlai de son indisposition de la veille, et lui exprimai ma joie de la trouver tout à fait rétablie. Elle parut très-embarrassée, et ne répondît que par des paroles confuses; mais tout à coup elle se leva, et me priant de l'excuser, parce qu'elle avait quelque chose à dire à la bonne, elle tira la cordon de la sonnette.

Je ne pus entendre l'ordre qu'elle donna tout bas à la servante; mais un instant après madame Pavelyn entra dans la chambre et demanda avec une visible inquiétude:

—Tu me fais appeler, Rose? n'es-tu pas bien portante?

—C'est que, maman, je ne sais pas.... J'ai un violent mal de tête, je me sens indisposée, répondit Rose.

—Va dans ta chambre, mon enfant: le repos te remettra, dit madame Pavelyn.

—Non, non, mère, ce n'est pas si grave, dit Rose; mais je t'en prie, reste auprès de moi!

Madame Pavelyn, moitié triste et moitié souriante, prit un siège et se mit à parler de l'indisposition de sa fille, à l'encourager et à la consoler, en lui disant que c'était une chose très-ordinaire et qui ne pouvait être considérée comme menaçant sérieusement sa santé. Puis l'entretien tomba sur la soirée. Rose avait, en présence de sa mère, repris un peu d'assurance et un peu de liberté d'esprit. Elle prononça quelque mots d'un ton que je n'avais jamais découvert dans sa voix. Elle montra une indifférence presque complète lorsque sa mère parla de ma statue, et, quand elle en trouvait l'occasion, elle me témoignait une politesse si cérémonieuse, que la tournure de ses phrases semblait me faire comprendre avec une sorte d'affectation qu'elle était aigrie contre moi. L'amertume étrange de sa voix, chaque fois qu'elle m'appelait «monsieur Wolvenaer», eût même pu faire croire qu'elle voulait m'humilier ou me blesser.

Pour moi, je souffrais si cruellement; et j'eusse versé des pleurs, si un profond dépit, une amertume secrète ne m'avaient donné la force de me contenir. Le respect et la conscience de ma véritable position à l'égard de mes bienfaiteurs me firent supporter cette douloureuse épreuve sans donner aucun signe de mécontentement ou de fierté blessée.

Je cherchai même un prétexte pour m'en aller, et j'abrégeai ma visite autant que les convenances le permettaient.

Au moment où je prenais mon chapeau pour sortir, Rose me salua en s'inclinant profondément, et, tandis que les mots cérémonieux, de «monsieur Wolvenaer» tombaient de ses lèvres, elle me lança un regard perçant, si plein de reproches, qu'on eût dit qu'elle me jurait une haine éternelle.

Une fois dans la rue, je marchai la tête basse, sans avoir conscience de ce qui se passait autour de moi, et tout étourdi par les pensées qui envahissaient mon cerveau.

Il y avait déjà longtemps que j'étais seul dans ma chambre, et les ténèbres régnaient toujours dans mon esprit. Peut-être repoussais-je la clarté qui, pareille à un fugitif éclair, se faisait parfois dans mes idées. En effet, un abîme de malheurs était béant devant mes pieds, et j'avais peur de la lumière qui pouvait m'en faire sonder la profondeur.

J'avais devant les yeux l'image du jeune homme qui n'avait pas quitté Rose pendant toute la durée de la fête.

Je lisais sur ses traits le désir de plaire, et dans les yeux et sur les lèvres de Rose, la flamme et le sourire qui attestaient qu'elle acceptait ses hommages avec un bonheur extrême.

Rose aimait! Ses bizarreries inexplicables, sa mélancolie, sa sensibilité nerveuse n'avaient d'autre cause que le trouble de son coeur, qui s'était ouvert à une passion envahissante, et luttait vainement contre l'ardeur d'un premier amour....

C'était donc vrai! un homme avait touché le coeur de Rose, et ce penchant pour cet homme était si puissant et y avait pris tant de place, qu'il en avait chassé le sentiment de l'amitié. L'amour d'un autre homme s'était donc élevé, comme une barrière infranchissable, entre elle et son malheureux protégé. Et, quoique les souvenirs de notre passé parussent me donner quelque droit à partager son affection avec le nouvel élu de son coeur, elle me refusait cette part pour donner son âme tout entière à celui qu'elle préférait. Oui, elle me haïrait, elle devait me haïr, elle me haïssait déjà. Ses yeux ne m'avaient-ils pas lancé un sanglant reproche, comme une déclaration d'inimitié éternelle?

Que la vie de l'homme est pleine de vicissitudes et dominée par la plus cruelle fatalité!

Cette soirée, où j'avais exposé ma première oeuvre d'art; où j'avais, en présence de Rose, recueilli les éloges les plus flatteurs; qui devait être pour moi le point de départ de ma réputation future,—cette soirée allait, au contraire, être la cause du malheur de ma vie; elle allait m'ôter tout mon courage et toute ma foi, faire peser sur moi la haine de Rose comme une malédiction, étouffer tous mes souvenirs, et séparer violemment et pour toujours mon passé de mon avenir.

C'est avec de pareilles réflexions que je croyais me tromper moi-même sur la véritable nature de mes sentiments et de mon émotion extraordinaire.

Je croyais n'être que triste et découragé; mes yeux étaient restés secs.

Je sentais sur mon front le froid d'une pâleur mortelle; mes dents étaient serrées convulsivement, et parfois, sans le savoir, je fermais les poings par une contraction si nerveuse, que je faisais craquer les phalanges de mes doigts.

Si j'avais pu repousser plus longtemps la clarté qui descendait peu à peu dans mon esprit, et qui finit par dissiper entièrement les ténèbres de ma pensée! Mais non! ma raison, comme un accusateur impitoyable, m'arrachait le bandeau et me forçait de regarder au fond de mon propre coeur....

Un cri d'horreur et de désespoir sortit de ma poitrine; je cachai mon visage dans mes mains, et un torrent de larmes brûlantes ruissela à travers mes doigts. Il n'y avait plus d'illusion, de doute possible.

J'aimais la fille de mes bienfaiteurs!

Je l'aimais depuis longtemps avec toute la force et toute l'ardeur d'un amour sans bornes. Cet amour, né dans mon enfance, avait vécu et grandi avec moi. Il avait été la cause de mon goût pour les arts, de mon ambition, de ma foi dans l'avenir.... Ma pauvre mère! elle, avait prévu que son fils se rendrait coupable et malheureux par son orgueil insensé! Quelle ingratitude! Un enfant de paysans, le fils d'un sabotier, est tiré de la misère par la générosité de personnes riches; on lui donne des moyens de développer son intelligence et de se distinguer dans le monde comme artiste.... Et lui, pour récompense d'une pareille bonté, il outrage ses bienfaiteurs, il ose lever les yeux jusque sur leur fille jusque sur leur unique enfant!

Ces pensées me firent frémir et m'arrachèrent d'abondantes larmes. Une fois même, je levai les mains au ciel en priant Dieu de me pardonner ma coupable passion et de me donner le courage de résister à ma faiblesse.

Quel était mon devoir en cette conjoncture? Que devais-je faire? Aller finir ma vie dans une ville lointaine, dans un pays étranger? Mais comment expliquer cette disparition à mes parents et à M. Pavelyn? Fallait-il me rendre coupable aux yeux de mes bienfaiteurs, d'une lâche ingratitude, et emporter leur malédiction? D'ailleurs, les concours de l'Académie allaient bientôt commencer: M. Pavelyn, mes parents, mes condisciples mêmes ne doutaient pas que je n'obtinsse les premiers prix. Cette victoire devait décider de mon avenir, et écarter beaucoup d'obstacles de mon chemin.

Je ne pouvais renoncer à la chance de remporter le prix d'honneur à l'Académie; car, si j'étais en proie à un sentiment qui me dominait complètement et me faisait cruellement souffrir, l'amour de l'art et le désir de me distinguer par là dans le monde étaient néanmoins assez vivaces en moi pour n'être point étouffés par la crainte d'un malheur imminent.

Je parvins enfin à envisager ma position arec plus de calme.

J'aimais Rose, il est vrai, et je sentais que cet amour durerait aussi longtemps que les battements de mon coeur; mais je pouvais le tenir caché dans mon sein comme un secret dont aucun signe, aucun mot ne laisserait soupçonner l'existence. Il n'y aurait donc alors ni ingratitude, ni injure dans mon amour pour Rose, puisque personne au monde, excepté moi, ne saurait quel sentiment avait pris possession de mon âme. Je frémissais bien à l'idée qu'en présence de Rose je ne resterais pas maître de moi, et que je trahirais peut-être involontairement les mouvements de mon coeur. Mais alors je me disais que Rose me haïssait; et je me réjouissais en songeant que cette disposition hostile me donnerait la force de conserver mon secret avec un soin pieux; je me cuirasserais d'un respect inébranlable, je serais réservé, prudent et simplement poli, et j'éviterais ainsi toutes les occasions d'éveiller le plus léger soupçon dans l'esprit de Rose ou de n'importe qui.

Si je pouvais accomplir fidèlement cette résolution, il n'y avait pas grand danger dans le sentiment qui s'était révélé en moi.... Et peut-être puiserais-je dans l'énergie de ma volonté et dans son aversion pour moi la force nécessaire pour triompher de mon fol amour.

Pendant quelques instants je souris à cette idée, à demi consolé; mais insensiblement je retombai dans une douleur muette et sans bornes. Le voile magique qui, depuis mon enfance avait entouré ma vie, était déchiré en lambeaux! Rose me haïssait!


XVIII

Il se passa douze jours avant que j'osasse risquer de me présenter dans la maison de M. Pavelyn. Dans l'intervalle, mon hôte m'avait dit plus d'une fois que Rose n'était pas malade.

Je ne pouvais donc pas retarder plus longtemps ma visite sans m'exposer au danger d'expliquer mon absence, puisque le dimanche où je devais aller dîner chez mes protecteurs était arrivé.

Je me présentai avec préméditation chez M. Pavelyn à l'heure où l'on avait coutume de se mettre à table.

Je trouvai par conséquent toute la famille réunie. Rose était très-mélancolique; cependant je ne remarquai pas en elle d'autres signes d'aigreur qu'une froideur extrême, et une certaine affectation à ne pas m'adresser directement la parole. Elle évitait ostensiblement de causer avec moi, et tenait le plus souvent les yeux baissés ou fixés sur sa mère. À part cela, elle ne paraissait nullement embarrassée, et causait avec une entière liberté d'esprit. Elle ne prononça qu'une seule fois mon nom; mais la formule cérémonieuse de «monsieur Wolvenaer» ne sonna pas avec la même amertume que la dernière fois que je l'avais entendu sortir de sa bouche.

Il va de soi que je ne pouvais rien faire pour relever la conversation tombée, ni pour l'égayer par des plaisanteries ou des traits d'esprit. Je fis bien tous mes efforts pour paraître gai; mais chaque fois, mes pensées m'emportaient bien loin, et je retombais dans une insurmontable mélancolie.

M. Pavelyn se plaignit de nous deux. Pour ce qui regardait Rose, il pouvait l'excuser, parce qu'elle n'était pas tout à fait bien portante, comme l'indiquait sa visible pâleur; mais moi qui n'avais aucune raison d'être triste, ou maussade, je faisais mal, disait-il, d'augmenter par mon silence la tristesse de sa fille, au lieu de la consoler par une conversation animée.

Dès que le dîner fut fini, M. Pavelyn voulut me faire chanter avec Rose sous prétexte que rien n'égaye l'esprit comme le chant. Mais Rose refusa de se mettre au piano; elle paraissait même craindre la musique; car lorsque, pour complaire à M. Pavelyn, je me disposai à chanter—bien à contre-coeur,—Rose déclara qu'elle se sentait incapable de supporter les accents de ma voix et les sons du piano. Elle avait mal à la tête, disait-elle, et ses nerfs agités étaient d'une sensibilité extrême.

Après s'être donné beaucoup de peine pour rendre à Rose sa bonne humeur, M. Pavelyn vit que ses efforts resteraient infructueux. Il appela la servante avec une impatience mal déguisée, et lui ordonna d'avancer la table à jeu en me priant de faire avec lui une partie d'échecs, comme nous avions l'habitude de le faire tous les dimanches, mais seulement assez tard dans la soirée.

À peine avions-nous commencé à jouer, que madame Pavelyn nous annonça qu'à la prière de sa fille, elle et Rose allaient se promener un peu, pour prendre l'air. En passant elles iraient peut-être faire une visite chez le banquier de la rue de l'Empereur, pour permettre à Rose de souhaiter le bonjour à son amie Émilie. Il était donc bien possible qu'elles y fussent retenues. Elles priaient M. Pavelyn, si elles restaient un peu tard, de vouloir bien faire atteler la voiture et les envoyer chercher.

Pendant que j'étais assis devant l'échiquier, calculant en apparence les chances du jeu, je songeais au départ de Rose. Elle allait dans la rue de l'Empereur, dans la maison même où demeurait le jeune homme qui m'avait ravi son affection pour toujours! Elle allait passer une partie de la journée en compagnie de Conrad de Somerghem! L'idée que son départ n'avait d'autre but que de m'humilier, me blessa profondément. Elle allait se promener par un temps froid et désagréable, parce qu'elle ne voulait pas rester où j'étais! Elle avait conçu tant d'aversion pour moi qu'elle ne pouvait plus supporter ma présence! On ne pouvait pas témoigner plus clairement sa haine!...

Distrait par ces pensées, je jouais comme un enfant ignorant. D'abord, M. Pavelyn rit de ma distraction; mais à la seconde bévue que je commis, il s'impatienta, et me reprocha mon inattention avec une sévérité qui me rappela au sentiment du devoir, et dès lors je fis un effort surhumain pour concentrer toute mon attention sur le jeu.

Par bonheur, je gagnai la première partie; mais je perdis la deuxième et la troisième.

Nous cessâmes de jouer; la brièveté des journées d'hiver faisait tomber la nuit de bonne heure, et l'obscurité commençait à se faire dans la chambre.

M. Pavelyn approcha son fauteuil du feu et se mit à causer avec moi de choses et d'autres.

Il me parla du prochain concours de l'Académie, et m'engagea à réunir tous mes efforts pour obtenir la médaille d'or. D'après lui, le prix d'honneur pouvait difficilement m'échapper; néanmoins, il croyait que je ne devais pas avoir une confiance trop aveugle en mon succès. Il me conjura donc de ne rien négliger pour sortir victorieux de la lutte; il me pria de lui procurer cette satisfaction comme une marque de ma reconnaissance, et comme une récompense de tout ce qu'il avait fait pour moi depuis mon enfance.

Je fus profondément touché du bienveillant intérêt que me témoignait mon bienfaiteur, et je promis de lui apporter la palme qu'il désirait, dussé-je pour cela tenter l'impossible.

Nous parlâmes aussi de Rose. Il se plaignit de l'inexplicable mélancolie qui, depuis quelque temps, avait assombri son esprit, et menaçait même de miner sa santé. Quatre fois depuis huit jours, sa mère l'avait surprise, dans la solitude de sa chambre, avec les yeux pleins de larmes; elle était toujours de mauvaise humeur, et quoique douce et calme, maussade et désagréable pour tout le monde. On avait insisté pour savoir si elle désirait ou souhaitait quelque chose; mais elle prétendait n'avoir aucun désir, et croyait qu'une indisposition nerveuse était la seule cause de son malaise et de sa mélancolie obstinée.

M. Pavelyn n'était pas sans crainte; il savait que, dans son adolescence, sa fille avait eu une santé très-délicate, et que, même à présent, elle n'avait pas de forces à perdre. Il me dit qu'à la première occasion, il irait à Bruxelles consulter un médecin célèbre sur l'état de Rose; mais il ne voulait rien en dire à celle-ci, ni amener chez lui des médecins de la ville, de crainte de l'effrayer, elle et sa mère.

Quand mon entretien fut épuisé sur ce sujet, je demandai à mon protecteur la permission de le quitter. Il m'avait dit d'ailleurs qu'il avait l'intention d'aller rejoindre sa femme et sa fille, si elles n'étaient pas rentrées à la nuit tombante. Il me serra la main, et, en guise de salut, m'adressa encore quelques paroles d'encouragement afin de me recommander de faire tout mon possible pour réussir dans le prochain concours de l'Académie.


XIX

Depuis lors, la manière d'être de Rose envers moi ne changea plus; elle demeura également froide, et saisit tontes les occasions de s'éloigner lorsque je me trouvais chez ses parents. Cependant elle n'oubliait jamais les règles de la politesse, et semblait prendre peu à peu la force de cacher le sentiment de haine qui l'animait contre moi, de sorte que, quand elle devait m'adresser la parole, elle le faisait avec une amabilité toute particulière; néanmoins, ce n'était que de la politesse; je ne pouvais me tromper sur le sentiment désagréable qu'elle avait conçu contre moi.

Elle était habituellement fort pâle et maigrissait visiblement. Ses parents qui l'avaient toujours sous leurs yeux, ne remarquaient peut-être pas que ses joues commençaient à perdre de leur rondeur; mais moi qui ne rendais visite à son père qu'une fois tous les quinze jours, j'observai facilement les effets de l'amour qui était né dans son coeur le jour de cette fatale soirée, et qui avait empoisonné ma vie à venir.

Non, le sort n'est pas juste, et il n'y a pas, comme on le dit, une compensation à toutes les contrariétés dans l'existence humaine. Qu'il était heureux et grand, celui dont l'image régnait ainsi dans l'âme de Rose! qu'il devait être heureux, l'homme choisi par elle, l'objet de son chaste mais ardent amour! Pour être à sa place, j'aurais je crois, renoncé à ce que j'avais de plus cher au monde, à toute autre espérance, même à mon art! Non seulement j'étais écrasé sous le poids de sa haine, non-seulement je la voyais dépérir d'amour pour un autre, mais, moi, humble créature que j'étais, je ne pouvais pas même élever les yeux jusqu'à elle du fond de mon infériorité! La jalousie qui me consumait était une passion coupable, et, quoique je fusse résolu à garder mon secret jusque dans la tombe, quoique personne sur la terre ne connût la cruelle blessure qui saignait dans mon coeur, quoique sa haine m'interdît toute espérance, cependant, dans le plus profond de mon âme, je ne pouvais étouffer l'amour dont je conservais l'impénétrable secret, et que les lois du monde, la reconnaissance et les bienfaits reçus me commandaient d'arracher de mon coeur. Ma vie était devenue un affreux combat une lutte acharnée contre des pensées ennemies.

Je tombai bientôt dans une sombre incertitude; il me semblait que je me détestais moi-même; et, souvent lorsque j'étais seul, songeant à mon impuissance et à ma lâcheté, je me frappais rudement le front comme pour exercer une juste vengeance.

Ah! j'étais malheureux, malheureux plus qu'on ne pourrait le concevoir. Rose avait été le but unique de ma vie. Perdre son affection, pour moi, c'était mourir. Je croyais toutefois que je finirais par triompher de ma faiblesse, ou que le temps fermerait la blessure de mon coeur. La lutte vaine épuisait mes forces: je maigrissais, et j'avais le pressentiment d'une maladie prochaine.

Chez mes protecteurs, j'expliquais ma pâleur par la fatigue de mes études constantes pour me préparer au au concours de l'académie et je disais vrai en partie.

M. Pavelyn me conseilla de modérer un peu cet enthousiasme, et Rose elle-même, peut-être par un reste de pitié, essaya aussi de me faire comprendre que je ne pouvais pas compromettre ma santé.

Enfin les concours l'Académie s'ouvrirent; d'abord les concours inférieurs, tels que la composition, l'expression, la perspective et l'anatomie, auxquels je ne devais plus prendre part, parce que, l'année précédente, j'avais obtenu la première ou la seconde place dans ces différentes branches. La médaille d'or, la couronne d'honneur dans la classe de la sculpture étaient le prix du concours de modelage d'après nature, qui était le dernier et devait durer six jours.

L'approche de cette lutte décisive, l'incertitude du succès de mes ardents efforts, le chagrin qui me rongeait le coeur comme un ver mortel, tout cela brisait mes forces et me faisait défaillir.

C'était le matin du jour fixé pour le commencement du concours de modelage d'après nature; ce concours devait s'ouvrir à six heures du soir; les concurrents devaient consacrer six soirées de deux heures chacune à la reproduction de chaque modèle. Il y avait donc dix-huit ou vingt jours pour les trois épreuves prescrites.

Dans mon empressement à ne rien négliger et à appeler à mon aide toutes les chances de succès, j'étais assis de très-bonne heure dans ma chambre, et j'étudiais, d'après une petite figure anatomique, la musculature du corps humain. Insensiblement une étrange sensation de froid se répandit dans tous mes membres; je sentis un violent mal de tête, et des frissons nerveux m'agitèrent de la tête aux pieds. D'abord, je ne savais pas ce qui m'arrivait; j'eus peur de voir se réaliser mon pressentiment d'une longue et dangereuse maladie qui me tiendrait peut-être longtemps sur mon lit.

Je ne pourrais donc pas prendre part au concours, et je verrais m'échapper la médaille d'or. Bientôt je fus pris d'un tremblement général; mes mains et mes jambes s'agitaient avec tant de force, que tout ce que je touchais pour m'y appuyer tremblait visiblement.

Je compris que je souffrais de la fièvre, qui régnait alors assez fréquemment à Anvers. Ce n'était que la fièvre! Peut-être cette indisposition ne m'empêcherait-elle pas de concourir pour le grand prix. Cette idée calma mon inquiétude, et je me mis au lit à moitié consolé.

La fièvre suivit son cours habituel. Après une bonne heure de frissons glacés, la chaleur de la réaction fit bouillir mon sang et mon cerveau, jusqu'au moment où je tombai enfin dans le repos de l'épuisement, et sentis que l'accès était passé.

En ce moment, la voix de mon hôtesse vint m'avertir que le dîner était servi.

Je répondis que je n'avais pas envie de manger; qu'elle me rendrait un service en me faisant un peu de thé et en conservant mon dîner sur le feu.

Je parvins à lui faire croire que mon indisposition n'avait rien de grave. Elle m'apporta le breuvage rafraîchissant, en ajoutant que le dîner serait prêt à l'heure qui me conviendrait, puis elle me laissa en paix.

Quelle que fût ma fatigue, et bien que résistant à peine à mon envie de dormir, je me levai et je m'habillai. À mesure que la journée s'avançait, je sentais mes forces revenir, et, à la tombée du soir, je me rendis à l'Académie, où je commençai, avec beaucoup de courage, et presque avec gaieté, mon modelage d'après un modèle vivant. Il me semblait bien que mes yeux n'étaient pas très-clairs et que la fièvre avait laissé un peu d'étourdissement dans mon cerveau; mais je surmontai cette gêne à force de volonté, et lorsque les deux heures furent écoulées, je rentrai chez moi tout à fait content de mon ouvrage.

La fièvre me laissa tranquille toute une journée, puis elle revint presque à la même heure.

Je cachai autant que possible la gravité de ma maladie à maître Jean et à sa femme, et les priai de n'en rien dire à mes protecteurs, afin de ne pas les inquiéter inutilement.

J'espérais toujours que la fièvre cesserait après quelques accès, et je craignais d'ailleurs que M. Pavelyn, s'il me savait malade, ne n'empêchât de prendre part au concours de l'Académie.

Lorsque j'eus souffert ainsi cinq ou six accès, et que je fus sensiblement amaigri, tant par la maladie, que par mon travail, maître Jean me déclara qu'il ne pouvait pas cacher plus longtemps mon état à M. Pavelyn.

Je le tranquillisai en lui promettant d'aller le lendemain chez mes bienfaiteurs et de les informer moi-même de mon indisposition.

Le lendemain, je me présentai en effet dans la maison M. Pavelyn. Il poussa un cri d'étonnement dès qu'il aperçut mon visage pâle et mes joues creuses; Rose me considéra d'abord avec un regard singulier, triste et amer comme un reproche; puis elle baissa subitement la tête, et, si je n'avais été certain de son aversion pour moi, j'aurais pu croire que les traces de la maladie sur mon visage l'avaient frappée d'une profonde émotion.

J'expliquai la cause de mon amaigrissement, et je parlai de la fièvre comme d'un mal sans importance et qui se passerait bien tout seul, aussitôt que la fin du concours m'accorderait le repos nécessaire. M. Pavelyn me plaignait avec une sympathie véritable; il me loua de mon grand courage, mais il tenait trop à mon triomphe probable pour m'engager à me retirer du concours.

L'attitude de Rose en ce moment m'étonna. Elle essaya de me faire comprendre que j'avais grand tort de sacrifier ainsi ma santé à l'espoir incertain d'une victoire dont je pouvais me passer facilement.

J'étais, croyait-elle, un artiste assez puissant pour m'ouvrir une carrière brillante sans le secours de ce succès. Et, comme son père, et moi surtout, nous nous efforcions de combattre ses raisons, elle se fâcha très-fort; une amertume et un dépit croissants se montrèrent! dans ses paroles, jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant plus résister à l'agitation de ses nerfs elle sortit de la salle, la figure cachée dans ses mains, pour aller s'enfermer dans sa chambre. Sa mère la suivit en silence.

J'étais tout à fait abattu et ne savais plus que décider.

Quoique Rose me donnât des signes d'aversion et ne pût décidément plus rien souffrir de moi, je fus péniblement frappé au coeur en reconnaissant que son système nerveux était atteint d'une sensibilité maladive.

J'avais surpris dans sa voix un accent inexplicable de douloureuse impatience, quelque chose de plaintif et de désespéré qui m'avait effrayé.

M. Pavelyn essaya de me rassurer en me disant que l'emportement et l'humeur de Rose ne devaient pas m'étonner; ce n'était autre chose que la suite de l'agitation de ses nerfs. Demain, elle en demanderait pardon comme d'habitude et reconnaîtrait son tort.

D'après mon protecteur, je ne devais pas me retirer du concours à moins que je ne reconnusse moi-même mon impuissance. Il me laissait donc tout à fait libre. Mais, comme, malgré la fièvre, j'avais déjà concouru pendant dix jours, il n'y avait nulle raison de croire que je ne pourrais pas aller jusqu'au bout.

M. Pavelyn promit en outre de m'envoyer un excellent médecin, qui déciderait, dans tous les cas, si ma participation au concours pouvait en effet m'être fatale.

Je retournai chez moi la tête remplie de pensés tristes, mais fermement résolu à subir jusqu'au bout les épreuves du concours, le docteur lui-même dût-il me le défendre. Mon triomphe devait être pour mon protecteur une récompense de ses bienfaits; quand mon nom serait proclamé par toute la ville comme celui d'un artiste auquel un glorieux avenir était promis, alors le fils du sabotier pourrait peut-être sortir un peu de son humble infériorité. Folle pensée qui me troublait! Mais il était riche et considéré dans le monde, celui qui m'avait ravi la lumière de ma vie.


XX

Je n'étais pas depuis plus d'une heure dans ma chambre, lorsque le docteur se présenta.

Après quelques questions sur la durée de mon mal, il me dit qu'il y avait beaucoup de fièvres malignes à Anvers, quoique ce ne fût pas la saison des fièvres. Néanmoins, il crut pouvoir me prédire que mon indisposition aurait disparu dans une dizaine de jours. Il me prescrivit un mélange de quinquina et de racines amères, qu'il me vanta comme presque infaillible contre la fièvre des polders anversois. Il me promit de revenir, quoiqu'il le jugeât inutile; mais c'était le désir de M. Pavelyn, qui l'avait chargé de ma guérison.

Le lendemain était mon jour de fièvre. Dès le matin de bonne heure, la femme de maître Jean monta et descendit l'escalier sous toute sorte de prétextes. Elle apporta auprès de mon lit des confitures et des sirops, me demanda avec une tendre pitié si je me sentais bien, et me témoigna tant d'intérêt, que je ne pus comprendre comment cette vieille femme, si indifférente d'ordinaire, était devenue tout à coup aussi sensible à mes souffrances qu'une mère qui veille au chevet de son fils malade.

Durant quatre jours, mon étonnement alla croissant; car les soins dont m'entourait dame Pétronille étaient vraiment extraordinaires. Rien ne semblait assez bon pour moi; le parquet que je foulais était trop rude pour mes pieds, la brave femme avait, contre mon gré, couvert le plancher de mon atelier de tous les morceaux de tapis qu'elle avait pu rassembler. Pendant toute la journée, elle venait voir si j'entretenais bien soigneusement le feu dans le poêle, et si elle voyait la moindre petite fente dans la porte ou dans la fenêtre, elle la bouchait hermétiquement, pour me préserver des courants d'air.

À force d'insister pour connaître les raisons de cette sollicitude peu commune, je finis par décider Pétronille à parler.

Rose, Rose l'avait priée, les larmes aux yeux, d'avoir soin de moi et de me surveiller comme une mère surveille son enfant! Ainsi, malgré son amour pour un autre, son coeur avait gardé une place à la pitié pour les souffrances de son ami d'enfance!

Cette pensée me combla de joie et me fit sourire pendant toute une demi-journée; mais insensiblement je me roidis contre l'espérance insensée qui m'agitait, et je me persuadai que le rêve bienheureux où s'égarait mon âme n'était qu'une vaine illusion.

Que Rose eût pitié de ma maladie, cela n'était-il pas tout naturel? Avais-je jamais douté de sa bonté innée et de la générosité de son coeur? Mais pouvais-je espérer qu'il lui fût possible de me rendre son affection, maintenant qu'un autre, un autre qu'elle aimait, était venu se placer entre elle et moi? Quoi qu'il en soit, malgré mes efforts pour me désenchanter moi-même, et bien que le nom de Conrad de Somerghem bourdonnât sans cesse à mes oreilles, la confidence de la vieille femme me laissa une douce incertitude et une grande consolation.

Les remèdes que le docteur m'avait prescrits n'arrêtèrent pas la fièvre. Au contraire, la maladie parut redoubler de violence par l'effet des médicaments, et cependant le médecin me prédisait une guérison prochaine, parce que les derniers accès de fièvre s'étaient déclarés plus tard que d'habitude et avaient duré près de deux heures de moins.

J'allais tous les jours à l'Académie, et j'y travaillais avec une ardeur et une passion qui contribuaient probablement beaucoup à aggraver ma maladie et à épuiser mes forces. Heureusement, jusqu'alors les accès de la fièvre avaient commencé assez tôt dans la journée pour me laisser un peu de repos et de présence d'esprit vers l'heure où je devais aller à l'Académie. A la fin, mon épuisement était si grand et la maigreur de mes joues si frappante, que je reculais avec frayeur chaque fois que je me regardais dans un miroir.

Je n'osais pas cacher plus longtemps mon indisposition à mes parents, et d'ailleurs j'éprouvais un désir ardent de voir ma mère.

Je lui écrivis, en des termes très-rassurants, que j'avais un peu de fièvre et que je ne pourrais pas aller le dimanche suivant à Bodeghem comme je l'avais promis: non pas tant à cause de mon indisposition, que parce que le concours de l'Académie me fatiguait extrêmement; je la tranquillisai autant que possible, tout en la suppliant de venir me voir le dimanche à Anvers, et en ajoutant que je lui serais très-reconnaissant de cette marque d'amour.

J'écrivis cette lettre le vendredi; elle devait donc la recevoir le lendemain à midi, et, par conséquent, assez à temps pour se préparer à venir en ville le dimanche.

Le samedi, la troisième épreuve du concours devait être terminée. À cause de l'affaiblissement de mes forces, j'étais resté un peu en retard, et il me fallait, pendant ces deux dernières heures, travailler sans relâche pour achever une troisième composition.

C'était mon jour de fièvre; cela m'inquiétait, car je savais par expérience qu'après un accès du mal, je n'avais pas la conception aussi nette ni l'esprit aussi clair que d'habitude.

À mon grand étonnement, je ne sentis pas de fièvre de toute la journée, et, quand vint le soir, comme je m'apprêtais à aller à l'Académie, je sautai de joie, dans la conviction que je pourrais mettre la dernière main à mon travail avec toute la plénitude de mes moyens....

Mais à peine avais-je ôté mon habit de travail, pour me laver les mains et le visage, que je fus pris d'un frisson qui me parcourut l'épine dorsale comme un filet d'eau glacée.

Je compris! La fièvre était là. En ce moment!

Aggravé par ma frayeur, l'accès de fièvre se manifesta immédiatement dans toute sa force.

Je sentais déjà trembler mes lèvres.—Me laisserais-je abattre par la maladie, et renoncerais-je au triomphe si ardemment désiré? Succomberais-je au moment même où ma main semblait près de toucher la couronne de laurier? Oh! non, non; il fallait continuer la lutte, dût la mort même se trouver sur mon chemin pour me retenir!

Agité comme un insensé, je m'habillai tant bien que mal, je descendis l'escalier en courant et je m'élançai dans la rue. Il faisait presque noir, heureusement!

Je pouvais donc échapper à l'attention des passants. Comme ils eussent été étonnés si, en plein jour, ils avaient vu un jeune homme, la pâleur de la mort sur les joues, claquant des dents, chancelant sur ses jambes comme un homme ivre, se cramponnant avec ses mains tremblantes aux barreaux des fenêtres, et se traînant le long des maisons, comme s'il allait tomber dans une faiblesse mortelle.

Je parvins cependant à l'Académie au moment où mes concurrents prenaient place autour du modèle vivant. Mon état leur inspira une profonde compassion. Tous m'entourèrent et m'engagèrent vivement à retourner chez moi; ils voulaient même, disaient-ils, signer tous ensemble une supplique afin de prier les juges du concours de juger mon oeuvre inachevée comme si elle était tout à fait terminée.

Je fus extrêmement reconnaissant de cette marque de générosité et d'affection vraie; mais je repoussai tous ces conseils, même ceux des professeurs, et je me mis à ma place pour commencer mon travail, quoique mes mains eussent peine à tenir l'ébauchoir.

La volonté de l'homme est une puissance sans bornes; je fis tant d'efforts sur moi-même, que je domptai les frissons de la fièvre, et, malgré mon étourdissement et la confusion de mon esprit, mon travail avança si bien qu'il était achevé au moment où la cloche de l'Académie, sonnant huit heures, vint annoncer que le concours était clos. Mais alors mes nerfs se détendirent et la fièvre me reprit avec violence inouïe. Tout devint obscur devant mes yeux; je m'appuyai sur un banc et je faillis tomber par terre, sans force.

Deux de mes camarades me prirent sous les bras; et, suivis de cinq ou six autres, qui me plaignaient avec une tendre compassion ils me conduisirent dans ma demeure et ne me quittèrent que lorsque je fus couché.


XXI

Dame Pétronille veilla auprès de mon lit jusqu'à ce que l'accès fût tout à fait passé; alors, après l'avoir rassurée sur mon état, j'exigeai qu'elle allât prendre son repos. Sa chambre n'était séparée de la mienne que par une mince cloison: si j'avais besoin de quelque chose, je frapperais pour l'avertir.

À peine était-elle partie, que je tombai dans un profond sommeil qui fut troublé toute la nuit par mille rêves effrayants.

Je me vis d'abord dans un temple magnifique retentissant du chant des prêtres et des accords de la plus douce musique; des nuages d'encens remplissaient le saint lieu.

Je souffrais un cruel martyre, et je pleurais à chaudes larmes; car devant l'autel était agenouillée une jeune femme dont la tête était ceinte de la couronne de mariage, et, à côté d'elle, un jeune homme en habit de marié.

Comme mon coeur se glaça de désespoir et d'épouvante lorsque le oui fatal tomba des lèvres de Rose, et que la bénédiction du prêtre l'enchaîna pour toujours à l'ennemi.

Cependant, lorsqu'elle quitta l'autel et passa devant moi au bras de son époux, je levai sur elle des regards plaintifs: mon âme implora un peu de pitié pour ma souffrance mortelle; mais Rose me jeta un coup d'oeil plein de haine, et son mari un regard plein d'un mépris triomphant.

Un cri d'angoisse s'échappa de ma poitrine et retentit dans le temple... et je m'éveillai, le front trempé d'une sueur froide.

Lorsque je m'assoupis de nouveau et que mes yeux se fermèrent, je me trouvai dans la maison de M. Pavelyn. C'était le jour où les juges du concours devaient s'assembler, et nous attendions leur sentence avec confiance. Tout à coup l'appariteur de l'Académie se présente; de joyeuses acclamations le saluent et devancent l'annonce de mon triomphe; mais il fait connaître qu'un autre concurrent a mérité la palme, et que je n'ai obtenu que la dixième place.

Mon bienfaiteur m'accuse de négligence et de présomption; il me retire sa protection. Rose déclare qu'il ne peut plus y avoir rien de commun entre elle et un homme qui n'a ni assez de courage ni assez de génie pour s'élever jusqu'à elle par son art. La tête basse, le coeur brisé, et mourant de honte, je quitte la maison de ceux qui furent mes bienfaiteurs. Ils me chassent! Leur arrêt: «Vous n'êtes pas un artiste!» retentit derrière moi comme une malédiction....

Il me fallut plus d'une heure pour surmonter l'impression pénible que cette vision m'avait causée. Cependant je finis par m'endormir de nouveau; alors mon imagination me transporta dans mon village natal. Comment mes parents avaient-ils pénétré le secret de mon coeur, je n'en sais rien; mais je voyais le regard de mon père enflammé de colère et le visage de ma mère mouillé de larmes. Tous deux me reprochaient le fol orgueil qui m'avait conduit jusqu'à la plus lâche ingratitude.

J'avais osé lever les yeux sur la fille de mes protecteurs, j'avais dissipé toutes les forces de mon âme à caresser ce sentiment coupable et manqué ainsi le but des bienfaits reçus.... Dieu m'avait puni en me ravissant la lumière de l'esprit et le feu du génie. Ma mère se plaignait d'un ton plein d'amertume de ce que je l'eusse rendue malheureuse, et mon père, emporté par une colère furieuse, me frappait de sa malédiction....

Quelle nuit, hélas! remplie de visions épouvantables et me présageant des malheurs dont la seule possibilité me faisait trembler en plein jour.

Je craignais le sommeil, qui, chaque fois, me replongeait dans ces rêves, et je faisais de pénibles efforts pour tenir mes yeux ouverts; mais, après une longue lutte, je sentis défaillir mes forces: je succombai de nouveau, et, vaincu, je laissai tomber ma tête alourdie sur l'oreiller.

Sans doute, mon imagination avait épuisé la série des spectres qui pouvaient m'effrayer; car, dès ce moment, mon sommeil ne fut plus troublé ni interrompu par des songes; et, lorsque je fus éveillé, très-tard dans la matinée, par le bruit que dame Pétronille faisait dans ma chambre, je ne me sentais pas bien malade; mais j'étais extrêmement fatigué, et mon esprit restait assombri d'une grande tristesse.

Après avoir bu une couple de tasses de thé et apaisé les plaintes de mon estomac en mangeant quelques tranches de pain, j'essayai de nouveau de m'endormir; mais en ce moment la porte s'ouvrit, et ma mère, qui avait quitté son village à la pointe du jour, entra dans ma chambre.

Les larmes jaillirent de ses yeux; elle me serra dans ses bras avec un cri d'inquiétude et de compassion, n'interrompant ses baisers que pour me reprocher de ne pas lui avoir donné plus tôt connaissance de ma maladie. Ma maigreur et la pâleur de mes joues l'épouvantaient et la faisaient pleurer abondamment, chaque fois qu'elle levait la tête pour me regarder.

Je l'embrassai avec une reconnaissance infinie, et je tâchai de lui faire comprendre que je n'avais pas autre chose que la fièvre; que cette fièvre, tout en faisant maigrir le malade en peu de temps, n'était ni dangereuse ni difficile à guérir; que je serais même rétabli, depuis longtemps, si le concours de l'Académie ne m'avait agité et fatigué outre mesure. Pour dissiper ses craintes et pour la consoler, je feignis d'être gai, j'affectai de rire et de plaisanter, afin de lui faire croire qu'elle avait tort de s'inquiéter de mon état.

Ma mère résista d'abord à tous mes efforts; mais peu à peu elle se rassura, et ses larmes cessèrent de couler. Nous nous mîmes alors à causer plus librement de différentes choses; de l'espérance que j'avais de sortir triomphant de la lutte, de mon père, de mes soeurs, de M. Pavelyn et de Rose.

À mesure que se dissipait la tristesse de ma mère, ma mélancolie augmentait; je n'éprouvais plus le besoin de paraître gai; et d'ailleurs la conversation, en roulant sur Rose, rouvrit la plaie de mon coeur et frappa mon esprit d'un insurmontable abattement. Ma mère conclut, de mes plaintes vagues et des réticences de mes paroles, que je voulais lui cacher quelque chose d'important.

Je ne sus pas résister plus longtemps à ses tendres instances, et je finis par lui avouer la véritable cause de mon chagrin et probablement aussi de ma maladie; je lui dis que depuis quelque temps Rose me portait une haine inexplicable et fuyait ma présence, qu'elle ne me parlait qu'avec amertume et que souvent elle m'humiliait avec intention.

Je n'osai pas lui avouer que mon coeur était dévoré d'un amour secret; car j'avais honte de cette passion coupable, et je savais que le moindre soupçon d'un pareil égarement eût désespéré ma mère;—mais je lui rappelai en termes chaleureux que Rose avait abrité mon enfance sous l'ombrage protecteur de son amitié, et qu'elle était la seule cause de tous les événements qui avaient changé ma vie. Que sa haine me rendit malheureux, c'était une chose dont ma mère ne pouvait pas douter, à ce que je croyais, et il n'était pas étonnant que cette haine, jointe à d'autres causes d'inquiétude, m'eût troublé l'esprit et m'eût rendu malade.

Ma bonne mère secoua la tête avec incrédulité, et sourit même en entendant mon explication; elle traita ma douleur de rêve absurde et sans fondement; peut-être, sans le savoir, avais-je donné à Rose quelques raisons d'un dépit passager, mais ma mère prétendait avoir des preuves incontestables que mademoiselle Pavelyn me portait toujours la même affection qu'auparavant. Il n'y avait pas cinq semaines que Rose, par un jour de clair soleil, était allée à Bodeghem avec sa mère.

Je savais cela; j'avais vu avec beaucoup de peine que mademoiselle Pavelyn ne m'avait rien dit de ce voyage, et que madame Pavelyn seule m'avait apporté les bons souhaits de mes parents.

Ma mère me raconta avec une sorte de joyeux enthousiasme que Rose, au lieu de profiter du beau temps, avait passé toute cette journée auprès d'elle, et lui avait témoigné plus d'amitié et d'affection que jamais; que cent fois elle avait recommencé à parler de moi, de la noblesse de mon caractère, du brillant avenir qui m'attendait, et du bonheur qu'elle éprouvait à songer qu'elle avait contribué en quelque chose à m'assurer un sort heureux en ce monde. Oui, Rose avait avoué que tous les soirs elle adressait au ciel une ardente prière pour qu'il m'accordât la palme dans le concours de l'Académie.

J'écoutais avec étonnement. La voix de ma mère me semblait douce comme une musique enchanteresse, et mon coeur battait avec force en entendant son récit;—mais ce n'était qu'une illusion passagère; car, dès qu'elle cessait de parler, l'image d'un fier et beau jeune homme se dressait devant mes yeux, et la fatale réalité m'apparaissait de nouveau.

Je confiai à ma mère que, depuis peu de temps, une vive inclination s'était déclarée dans le coeur de Rose pour un jeune homme d'une haute naissance et d'une grande fortune, que l'amour avait étouffé en elle l'amitié, et que, sans que je susse pourquoi, elle avait commencé à me haïr depuis le moment où un autre sentiment plus vif et plus puissant s'était emparé de son coeur. Pour confirmer ma confidence, je racontai tout ce qui m'était arrivé depuis lors; comment, en toute circonstance, Rose me parlait avec aigreur et dépit, comment elle me blessait avec intention et saisissait tous les prétextes pour sortir de chez elle chaque fois que je m'y trouvais.

Je racontai tout cela d'un ton si désolé et en insistant si fort sur les détails qui prouvaient l'aversion de Rose pour moi, que ma mère en vint à douter de ce qu'elle devait croire. Elle supposa même que ma crainte pouvait être fondée, et me consola de son mieux en me faisant espérer que l'état maladif de Rose était peut-être la seule cause du peu d'amitié qu'elle me témoignait, chose qui lui paraissait à peu près certaine, puisque, d'après mon explication, M. et madame Pavelyn se plaignaient également de la mélancolie de leur fille; en outre, elle me rappela que j'étais devenu un homme, et qu'il ne pouvait plus y avoir entre mademoiselle Pavelyn et moi la même confiance que lorsque nous étions tous les deux de candides enfants.

Après que ma mère eut passé quelques heures auprès de mon lit, elle se leva et me dit qu'elle ne pouvait pas retourner à Bodeghem avant d'avoir été rendre ses devoirs à M. et madame Pavelyn. Elle pouvait rester encore une partie de la matinée avec moi; mais elle espérait que, si elle pouvait voir Rose et lui parler, elle apprendrait d'elle que les torts dont je me plaignais étaient purement imaginaires, sinon pour le tout, du moins en partie; s'il en était ainsi, elle m'apporterait cette consolation avec une grande joie, et, en tout cas, elle reviendrait encore causer quelque temps avec moi.

Dès que ma mère fat partie, des idées étranges s'emparèrent de mon esprit. Rose, lors de sa dernière visite à Bodeghem, avait comblé ma mère de marques d'affection et d'un amour presque filial; elle avait parlé avec enthousiasme de mon avenir, de la noblesse de mon caractère, et ajouté que tous les soirs elle priait Dieu pour qu'il me fit sortir vainqueur du concours.

Je ne me rappelais plus vers quelle époque Rose était allée à Bodeghem, aussi longtemps que ma mère était restée près de moi, je m'étais efforcé de lui prouver que j'avais des raisons de croire à la haine de Rose contre moi; mais maintenant, resté seul, je me mis à interroger ma mémoire, et je supputai si exactement les jours et les événements, que j'arrivai à une conclusion imprévue qui fit que je me dressai dans mon lit avec un cri de joyeuse incertitude. Ne m'étais-je pas trompé? Cela était-il possible? Mais comment résister à l'évidente vérité? Au moment où Rose, en présence de ma mère, montrait pour moi une si vive affection et un intérêt si grand, il y avait neuf jours déjà que la fatale soirée était passée! Que fallait-il croire? L'amour avait-il laissé dans son coeur une large place à l'amitié? Mon chagrin n'était-il réellement qu'un mauvais rêve? Mais alors comment expliquer sa conduite envers moi? Oh! non, non, je ne pouvais pas ouvrir mon coeur à cet espoir décevant; N'avais-je pas vu plus d'une fois les yeux de Rose s'animer contre moi du feu de la haine! Sa voix, lorsqu'elle s'adressait à moi, ne trahissait-elle pas l'amertume, le dépit, et peut-être même le dédain? et cependant pourquoi, elle, la franchise et la bonté même, eût-elle été tromper inutilement ma pauvre mère?

Longtemps mon esprit craintif flotta entre la joie et l'inquiétude, entre la douleur et l'espérance, jusqu'au moment où je reconnus de nouveau le pas de ma mère qui montait l'escalier.

Elle ouvrit la porte et entra doucement, croyant sans doute que j'étais assoupi. Un voile de tristesse couvrait son visage, et je vis à son regard morne qu'elle était profondément affligée.

—N'est-ce pas, ma mère, demandai-je avec une amère ironie, n'est-ce pas, je ne me suis pas trompé? Vous aussi, vous êtes convaincue que Rose me hait.

Elle secoua négativement la tête et poussa un douloureux soupir.

Je lui pris la main, et je tâchai de dissiper sa tristesse, en l'exhortant à prendre patience; la perte de l'affection de celle qui avait été jusqu'alors la providence de ma vie pouvait bien me désoler pendant quelque temps; mais, à la fin, l'homme s'habitue à son sort, quelque pénible qu'il soit; et moi aussi, je finirais par me consoler peu à peu.

Ma mère, sans me répondre, se mit à pleurer abondamment; ses larmes roulaient silencieusement sur ses joues, pareilles à des perles humides.

—C'est pis encore que je ne l'avais cru, n'est-ce pas? dis-je. Peut-être votre amour pour moi exagère-t-il le mal que vous avez découvert; mais ne pleurez pas, ma mère, je trouverai la force de surmonter mon chagrin. Nous avons du moins cette consolation que je n'ai rien fait pour mériter la haine de mademoiselle Pavelyn.

Ma mère mit sa main sur ma bouche, et s'écria avec angoisse:

—Tais-toi, tais-toi, Léon, tu blasphèmes!

Je la regardai avec stupéfaction, et demandai en balbutiant l'explication de ces étonnantes paroles.

Elle parut redouter l'explication que j'implorais, et garda un moment le silence, en me considérant avec des yeux si pleins de compassion, que je me mis à trembler sous son regard.

Enfin elle répondit à mes instances pour connaître la cause de ses larmes:

—Ah! Léon, plût à Dieu que Rose te hait! Mon coeur maternel ne serait pas déchiré en ce moment par le pressentiment d'un terrible malheur. Comment est-il possible que tu te sois trompé ainsi toi-même?... Faut-il que ce soit moi, ta mère, qui t'arrache le bandeau? Hélas, je n'ose pas! Et cependant, c'est un devoir de te montrer le danger qui te menace.

—Que voulez-vous dire? Quel est le sens de vos paroles, ma mère? m'écriai-je. Parlez, parlez, vous me faites frémir! Un terrible malheur!

Ma mère poussa un soupir étouffé; elle luttait visiblement contre le désir de me faire la confidence que je demandais.

Enfin elle approcha sa bouche tout près de mon oreille, et répondit sans cesser de pleurer:

—Léon, mon pauvre fils, un grand malheur te menace! tu crois que Rose te hait depuis que son coeur s'est ouvert à l'amour?

Et, baissant la voix davantage, elle murmura d'une façon à peine intelligible:

—S'il est vrai qu'elle a de l'amour pour quelqu'un, si elle aime un homme, ce n'est assurément personne, personne que....

—Que qui? m'écriai-je tremblant de crainte et d'espoir.

—Personne que toi, mon malheureux enfant!

On eût dit que cette révélation avait suspendu la vie en moi pendant un instant; je ne parlais pas, je ne respirais pas, je tenais les yeux fermés pour m'abandonner tout entier aux mille pensées tumultueuses que cette nouvelle faisait tourbillonner dans mon cerveau.

Lorsque je rouvris les yeux, ma mère tenait sa figure cachée dans ses mains et pleurait en silence. Je rassemblai toute ma force d'âme et fis un violent effort sur moi-même pour surmonter mon émotion.

—Ma mère, ma chère mère! dis-je, vous vous êtes assurément trompée.... Ce que vous croyez est impossible. Avez-vous vu Rose?

—J'ai passé une demi-heure seule avec elle.

—Et c'est elle-même qui vous a dit de pareilles choses?

—Non, Léon; nous n'avons parlé de rien de semblable.

—Vous voyez bien, ma mère, vous vous inquiétez à tort. Rose a été sans doute très-aimable avec vous, et, pour vous faire plaisir, elle a également parlé de moi avec bonté. Je crois conclure de vos paroles qu'elle ne m'est pas encore devenue tout à fait hostile. Cet espoir, m'est une douce consolation dans mon chagrin.

Un triste sourire plissa les lèvres de ma mère; elle semblait refuser d'accueillir mes doutes. Toutefois, après beaucoup d'efforts de ma part pour ébranler sa conviction, elle admit la supposition qu'elle pouvait s'être trompée sur le sens des paroles de mademoiselle Pavelyn; et, en effet, celle-ci ne lui avait rien dit de positif. Alors, ma mère se mit à me montrer quelle source de chagrin et d'humiliation allait s'ouvrir pour M. et madame Pavelyn si ses soupçons étaient fondés; elle me rappela un à un tous les bienfaits qu'ils m'avaient prodigués depuis mon enfance, et tenta de me faire comprendre qu'il était de mon devoir, devant Dieu et devant mes généreux protecteurs, d'ôter à l'égarement du coeur de Rose tout aliment et toute occasion de se développer, s'il était vrai que son amitié pour moi se fût changée en un autre sentiment. D'après elle, je devais rendre mes visites chez M. Pavelyn aussi rares que le permettraient la plus stricte politesse et les limites extrêmes des convenances. Et, dussé-je courir le risque d'irriter Rose contre moi, il fallait me montrer froid et peu expansif avec elle.

Pendant que ma mère, avec une tendresse touchante, s'efforçait ainsi de m'armer contre le danger qui me menaçait, j'eus plusieurs fois envie de la laisser lire dans mon coeur, de lui demander des forces contre ma propre faiblesse; mais, chaque fois je reculai avec terreur devant cette révélation, qui eût sans doute comblé ma mère d'inquiétude et de douleur. D'ailleurs, mon père eût appris par elle que je m'étais laissé entraîner vers un sentiment qui ne pouvait avoir à ses yeux d'autre source qu'un fol orgueil et une lâche ingratitude. Dans sa sévérité et dans sa loyauté d'honnête homme, il se serait certainement cru obligé d'avertir immédiatement M. Pavelyn, et de venir lui dire que j'étais devenu indigne de son estime et de sa protection. C'eût été le comble du malheur, aussi bien pour mes protecteurs que pour moi. Mon secret devait rester enseveli au fond de mon coeur, et, si je pouvais le garder jusque sur mon lit de mort, quel autre que moi seul en aurait à souffrir.

Je ne dis donc rien à ma mère qui pût lui faire soupçonner le moins du monde mon amour pour Rose, et je promis de suivre en tout son conseil, comme je l'avais déjà suivi, d'ailleurs, depuis la fatale soirée.

Ma mère exigea que je lui écrivisse encore vers la fin de la semaine; elle me dit que, si la fièvre ne me quittait pas, maintenant que le concours était passé, elle m'enverrait mon père pour délibérer avec moi si je ne ferais pas mieux d'aller à Bodeghem jusqu'à mon entière guérison.

Elle m'embrassa encore une fois, me parla avec une confiance qu'elle n'avait pas elle-même, et me quitta enfin en se retournant vingt fois pour me dire adieu.

Après son départ, j'oubliai le monde entier pour me plonger dans la contemplation de mon bonheur.

Je m'étais donc trompé ce n'était pas le fils du riche banquier, ce n'était pas M. Conrad de Somerghem qui possédait l'amour de Rose; non, non, moi, moi seul j'étais aimé!

Elle était coupable peut-être, la joie qui m'égarait jusqu'à la folie, qui me faisait rire et qui faisait battre mon coeur comme si le ciel se fût ouvert pour me recevoir; mais j'étais devenu aveugle.

Je ne voyais que son amour; je n'entendais que la voix de ma mère qui me répétait:

—S'il y a un homme sur la terre qui soit aimé de Rose, ce n'est pas un autre que toi, mon fils, Léon Wolvenaer!

Ma poitrine se gonflait d'orgueil, mon coeur sautait de joie; quelque chose me donnait la certitude que j'étais complètement guéri de ma maladie. Alors, mon sang circula avec une force inconnue dans mes veines; je sautai à bas de mon lit, car j'avais besoin de mouvement et d'espace.

Un moment, mon esprit fut traversé par la pensée que je me préparais au plus amer désenchantement, que ma mère s'était trompée, et qu'à ma première visite dans la maison de M. Pavelyn, mon illusion s'évanouirait comme un vain rêve; mais cela n'amoindrit pas ma joie, car ce doute même était déjà un bonheur inexprimable!


XXII

Le lendemain, mon exaltation était déjà bien calmée. D'abord je m'étais laissé aller à cette idée enchanteresse, que Rose aurait jamais pu m'aimer; mais insensiblement une réaction violente s'était produite en moi contre ma propre émotion. Mon esprit, si ardent qu'il eût été à espérer le retour de l'affection de Rose, se mit à invoquer les unes après les autres toutes les raisons qui pouvaient me prouver que ma mère avait pu se tromper; et, à la fin, je tombai dans un doute affligeant qui m'était plus pénible que la certitude même de la haine de Rose.

Assailli et pourchassé par mes pensées inquiètes, je sortis de ma demeure aussitôt que le soleil eut paru sur l'horizon, et j'errai autour de la ville, dans les campagnes solitaires, rêvant, parlant et gesticulant, comme si j'avais voulu démontrer une douloureuse vérité à un compagnon invisible.

J'errai ainsi trois ou quatre jours, ne songeant à rien au monde qu'au parti que j'avais à prendre, et dont la délibération laborieuse absorbait toutes les forces de mon âme.—La fièvre m'avait quitté.

Suivant le conseil de ma mère, je voulais, même au risque de déplaire à M. Pavelyn, éviter autant que possible toutes les occasions de me trouver en présence de Rose. Cependant je me sentais irrésistiblement poussé à manquer à cette promesse. Qu'est-ce qui pouvait jeter un peu de lumière sur mon affreuse incertitude? Comment pourrais-je reconnaître mon devoir, si je ne m'assurais point, par une visite à la maison de mon bienfaiteur, s'il y avait réellement quelque changement dans les dispositions de Rose à mon égard?

Je résolus de céder encore une fois au désir de mon coeur; après cela, je ne m'approcherais plus jamais de Rose, sans y être absolument forcé.

Je résistai encore une couple de jours à une envie qui n'était pas tout à fait justifiée à mes propres yeux; puis je me présentai, tremblant d'émotion et de crainte, dans la maison de M. Pavelyn.

Rose me montra une froideur plus grande encore qu'à l'ordinaire; à peine daigna-t-elle me saluer, et je n'étais en sa présence que depuis quelques minutes, lorsque déjà elle inventa des prétextes pour sortir de l'appartement; il va sans dire qu'elle ne prit aucune part à ma conversation avec ses parents. Elle se détourna constamment de moi et se comporta absolument comme si elle ne se fût pas aperçue que j'étais là. Je me sentis profondément blessé, car, je ne pouvais le méconnaître, sa haine contre moi était devenue beaucoup plus évidente qu'auparavant. L'amertume et la mauvaise humeur pouvaient être les suites passagères d'une indisposition nerveuse; mais la complète indifférence qu'elle me témoignait maintenant n'était-elle pas un signe certain de mépris et d'aversion?

Lorsque, ma visite terminée, je sortis de chez M. Pavelyn, j'étais affreusement triste. Mon coeur n'était agité cependant d'aucun mouvement violent; au contraire, je courbais la tête avec résignation sous le poids du désenchantement, et j'acceptais sans murmurer mon triste sort.

Souvent, quand je me retrouvais seul dans ma chambre, mes yeux laissaient encore échapper des larmes; mais je comprimais immédiatement ce réveil de ma douleur comme le signe d'une tristesse sans espoir et sans but.

J'avais rassemblé assez de forces pour suivre fidèlement le conseil de ma mère; non-seulement, durant quinze jours, je ne me montrai pas chez M. Pavelyn, mais j'évitai même de passer par les rues où je courais risque de rencontrer quelqu'un de sa famille, et j'inventai une excuse pour ne pas dîner chez lui le dimanche suivant.

Heureusement, mon esprit fut un peu distrait de ses rêveries importunes qui m'épuisaient, par une chose qui me tenait fort à coeur, quoique, depuis quelques jours, je l'eusse presque tout à fait oubliée.

Un de mes camarades de l'Académie était venu me voir et avait passé une partie de l'après-midi avec moi. Les examinateurs, m'avait-il dit, se réunissaient tous les matins, depuis une semaine, et ils avaient déjà jugé les compositions de plusieurs concours inférieurs. Chaque jour, ils pouvaient prononcer leur décision sur le concours de modelage d'après nature; cela dépendait de la rapidité de leur travail. Dans tous les cas, vers la fin de la semaine, j'apprendrais la nouvelle de mon triomphe, à ce que croyait mon camarade, car il ne doutait pas que je ne fusse proclamé vainqueur.

Cet élève appartenait, comme moi, à la classe d'après nature, et suivait les cours de dessin pour se préparer à la peinture historique. C'était un garçon jovial, plein de passion pour l'art et de foi dans la vie. Il me décrivit, avec gaieté l'honneur insigne qui allait m'être décerné: on me couronnerait de lauriers au milieu des applaudissements de milliers de spectateurs; le commandant en chef de la garnison me passerait au cou la médaille d'or; le préfet—c'est ainsi qu'on nommait le gouverneur dans ce temps-là—conduirait les lauréats des classes supérieures dans sa voiture à son hôtel, et les réunirait à sa table avec les principaux notables de la ville.

Mon camarade, emporté par la chaleur de son imagination enthousiaste, me prédit la plus brillante carrière et fit miroiter devant mes yeux, non-seulement l'éclat de la renommée, mais aussi les trésors d'une fortune qui devait être infailliblement le fruit de mes hautes dispositions. Il me montra les souverains me comblant de leurs faveurs, et moi-même habitant un palais, adoré et respecté de toute la nation comme une des gloires de la patrie.

Je me laissai entraîner par ces prédictions, non pas jusqu'à espérer qu'un sort si brillant serait peut-être un jour le mien, mais son langage coloré et son noble enthousiasme relevèrent mon courage et me firent envisager l'avenir avec confiance et même avec orgueil.

Lorsqu'il m'eut quitté, la réflexion ne fit qu'augmenter les bonnes dispositions que ce nouvel ordre d'idées avait fait naître en moi, et je m'écriai avec un geste énergique:

—Eh bien, puisque celle pour qui mon coeur bat depuis mon enfance n'a pour moi que de la haine, concentrons toutes les forces de notre amour sur cette autre idole de mon âme: sur l'art!

Depuis lors, je me sentis fort et consolé; et, bien que, de temps en temps, la froide figure de Rose vînt se placer devant mes yeux, et courbât mon front sous un nuage de tristesse, je croyais pouvoir me flatter que j'avais découvert dans l'amour de la science le moyen d'étouffer peu à peu un autre sentiment qui me rongeait le coeur comme un ver cruel.

Cette disposition nouvelle rasséréna tellement mon esprit, que, le lendemain matin, je pris, pour la première fois depuis le commencement du concours, un morceau de terre glaise, que je pétris de diverses manières, suivant l'inspiration de ma fantaisie.

Enfin mon idée s'était arrêtée plus particulièrement sur l'exécution d'un petit groupe dont la composition me souriait, parce qu'il était l'expression de ma situation présente. C'était un jeune homme entre l'Amour et l'Art, et qui, attiré et séduit par tous les deux, finit par repousser la couronne de roses de l'Amour, pour prendre la couronne de laurier de l'Art.

Pendant que je travaillais en silence, pour donner à ce groupe les formes propres à l'expression finale de ma pensée, la porte de ma chambre s'ouvrit brusquement, et, avant que j'eusse pu faire un pas pour voir qui venait me déranger si mal à propos et avec si peu de gêne, M. Pavelyn me serra dans ses bras en me félicitant joyeusement de ma victoire. Il n'y avait pas une demi-heure que les juges du concours d'après nature avaient fait connaître leur décision. Mon généreux protecteur, qui, depuis longtemps, avait promis à l'appariteur de l'Académie une bonne récompense afin d'apprendre le premier l'heureuse nouvelle, avait reçu immédiatement avis de la décision solennelle, et il était accouru tout d'une haleine pour saluer l'heureux vainqueur, l'artiste qui lui devait son talent et son succès.

Les larmes jaillirent de mes yeux, non pas tant de joie à cause de mon triomphe, que d'émotion à cause de la tendre amitié de M. Pavelyn. Il était plus content que moi; une fierté rayonnante étincelait dans ses yeux, et il se réjouissait avec une sincérité aussi grande que s'il avait obtenu lui-même la couronne de laurier.

Après le premier épanchement de sa joie, il dit qu'il avait résolu depuis longtemps de me faire un cadeau si j'obtenais le grand prix de l'Académie. Ce cadeau, il me l'offrit sur-le-champ. C'était une montre d'or, avec une chaîne d'or et une clef dans laquelle était enchâssée une pierre précieuse.

Tremblant d'émotion à la vue de ce riche présent, vivement touché de la généreuse délicatesse avec laquelle il m'était offert, emporté par un mouvement irréfléchi de reconnaissance, je me jetai au cou de mon bienfaiteur et je l'embrassai en pleurant avec la même tendresse que s'il eût été mon père.

C'était la première fois de ma vie que je me laissais aller à un pareil mouvement. À peine eus-je serré M. Pavelyn contre ma poitrine, que je reculai, dans la crainte que ma hardiesse n'eût blessé mon protecteur; mais il me considérait avec des yeux humides, et paraissait ému à ne pouvoir parler.

Après un instant de silence, il me prit la main et dit:

—Léon, tu as un noble coeur; je donnerais la moitié de ma fortune pour que Dieu m'eût accordé un fils avec un coeur comme le tien. Mais il m'a permis du moins de te protéger comme un père, d'assurer ton bonheur en ce monde. Je me tiens pour suffisamment récompensé par ta reconnaissance et par l'espoir d'avoir donné à ma patrie un artiste distingué. Je vais te quitter, mon fils; de pareilles émotions ne me font pas de bien; et, d'ailleurs, tu dois écrire immédiatement à tes parents pour leur annoncer ton triomphe. Viens, cette après-midi, à trois heures, après la fin de la Bourse; alors nous serons plus calmes. J'ai donné l'ordre d'apprêter la table comme pour un festin. Rose paraît maintenant un peu plus courageuse et plus gaie; la nouvelle de ton succès l'a rendue joyeuse. Allons, à cette après-midi; nous boirons un bon verre à ton premier prix, et nous passerons gaiement quelques heures.

Il me secoua encore une fois la main et descendit l'escalier.

Je demeurai un instant debout près de la porte de ma chambre, le front dans mes mains, me demandant si je n'étais pas le jouet d'un rêve; mais ce doute ne fut qu'un éclair. Un sourire de béatitude éclaira mon visage, et, levant les mains au ciel, je courus, en louant Dieu, autour de ma chambre, comme un insensé qui ne sait plus ce qu'il fait. Ce qui me rendait fou de joie, ce c'était pas la nouvelle de mon triomphe; sans doute, ce bonheur eût suffi pour me causer la plus vive satisfaction; mais, malgré ma raison et malgré ma volonté, mon pauvre coeur était si avide de tout ce qui pouvait le rapprocher de Rose, que, parmi toutes les raisons que j'avais d'être heureux, il n'appréciait que celle qui pouvait jeter un rayon de lumière dans son morne désespoir.

M. Pavelyn n'avait-il pas dit qu'il aurait donné la moitié de sa fortune pour que Dieu lui eût accordé un fils tel que moi? Étranges et mystérieuses paroles! Rose s'était réjouie de mon triomphe! Dieu, dans sa bonté infinie, avait-il résolu de me combler en un seul jour de plus de bonheur que n'en peut supporter un faible mortel?

Je fus tiré de ces pensées confuses par l'arrivée de maître Jean et de dame Pétronille, qui avaient appris de M. Pavelyn que je venais de remporter le grand prix de l'Académie, et qui apparurent dans ma chambre, avec une bouteille de vin blanc et trois verres, pour boire à la santé du primus.

Avant que la bouteille fût vidée, l'appariteur de l'Académie vint m'apporter l'avis officiel de la décision des juges; immédiatement après, trois ou quatre de mes camarades accoururent dans ma chambre; et, comme la nouvelle de ma victoire s'était répandue rapidement dans toute la ville, tous mes amis et connaissances vinrent successivement m'apporter leurs félicitations. À peine, au milieu de toutes ces allées et venues, trouvai-je le temps d'écrire en toute hâte à mes parents; et, lorsque approcha l'heure où je devais me rendre chez M. Pavelyn, je fus obligé d'interdire ma porte aux visiteurs pour être libre de consacrer quelques minutes à ma toilette.

Je sortis de ma chambre le coeur joyeux et l'esprit léger. Toutes ces félicitations et tous ces compliments m'avaient rehaussé à mes propres yeux; ce que M. Pavelyn n'avait dit m'avait aussi rempli d'estime pour moi-même, et il me semblait que, bien qu'il ne pût jamais y avoir égalité entre le fils d'un humble paysan et la fille de ses bienfaiteurs, la distance entre elle et lui était singulièrement rapprochée par le triomphe de l'artiste. Mais, comme tous mes châteaux en Espagne tombèrent en ruine à mon premier pas dans la maison de mes protecteurs! Rose était devenue malade tout à coup, et se trouvait au lit; cette fois, il n'était pas question d'une indisposition imaginaire, ni d'une bizarrerie d'humeur; on avait fait chercher le médecin, et il avait déclaré que Rose était atteinte d'une légère fièvre.

Madame Pavelyn, après m'avoir félicité, nous quitta pour aller veiller auprès du lit de sa fille; elle ne prit point part au dîner, et ne parut qu'une seule fois au salon, pour nous dire que Rose n'allait pas plus mal, et qu'elle semblait dormir paisiblement.

M. Pavelyn était inquiet de l'état de son enfant; ce qu'il disait n'était pas de nature à me tirer de la tristesse qui assombrissait mon esprit. Le festin qu'il avait fait servir en mon honneur ne fut donc pas gai; il ne parla pas beaucoup, absorbé qu'il était dans des pensées inquiètes. Rose était-elle, en effet, réellement malade? Hélas! cette crainte me faisait trembler et pâlir! Avait-elle feint cette indisposition pour éviter ma présence et pour n'être pas obligée de me féliciter? Quoi qu'il en fût et quelque direction que je donnasse à mes réflexions, de tous côtés je ne voyais que des motifs de chagrin et d'angoisse. Aussi, lorsque je quittai mon protecteur, j'avais le coeur plus serré et l'esprit plus abattu que si le prix de l'académie m'eût échappé.


XXIII

Deux jours après, j'appris de maître Jean, mon hôte, que l'indisposition de Rose ne devait pas avoir eu de suites, puisqu'il l'avait vue revenir de l'église avec la femme de chambre.

J'avais donc des raisons de croire qu'elle n'avait feint cette maladie que pour ne pas assister au festin donné en mon honneur.

Cette idée me blessa vivement, et je pris la résolution de ne plus faire un pas de longtemps pour voir Rose. Mais, après avoir lutté contre moi-même pendant deux semaines, ma volonté défaillit, et je me rendis chez son père. Rose était partie pour Bodeghem avec sa mère; M. Pavelyn devait aller les y rejoindre le surlendemain, et ils resteraient probablement ensemble au château, afin de jouir du printemps, jusqu'au jour fixé pour la distribution solennelle des prix de l'Académie.

Mon protecteur me demanda si je voulais l'accompagner à Bodeghem.

J'en mourais d'envie, et le coeur me battait rien que d'y songer; mais je réfléchis que Rose voudrait probablement revenir en ville aussitôt qu'elle me verrait paraître à Bodeghem.

Je l'obligerais donc à quitter le château; et, d'ailleurs, priverais-je ma mère du plaisir qu'elle trouvait dans la compagnie de Rose!

Je refusai donc sous de vains prétextes, et je laissai M. Pavelyn partir seul pour Bodeghem.

La famille de mes bienfaiteurs resta très-longtemps au château sans donner aucun avis de son retour.

J'avais parfois la crainte que Rose ne trouvât un motif pour ne pas assister à la distribution des prix. Mais, alors, je réfléchissais que, pour rien au monde, M. Pavelyn ne renoncerait au plaisir de voir couronner son protégé devant des milliers de personnes, et je conservai l'espoir qu'il ne permettrait pas à Rose de manquer à cette solennité.

Le jour de la distribution des prix arriva enfin. Une vaste salle, que l'on appelait la Sodalité, était disposée et décorée avec beaucoup de luxe pour cette cérémonie. Le long des murs flottaient des draperies de velours rouge, relevées de distance en distance par des aigles impériales dont les serres étendues tenaient des branches de laurier, comme si elles voulaient couronner les vainqueurs au nom de leur puissant souverain. Dans chaque coin s'élevait une gigantesque statue de la Renommée, la trompette à la bouche, proclamant le nom de ceux pour qui la carrière des arts allait s'ouvrir sous de favorables auspices; au fond de la salle, sur une estrade, se trouvaient les autorités du département et de la ville: le préfet et le sous-préfet, le maire, le président de la cour impériale, une foule de généraux et de fonctionnaires civils, tellement chamarrés d'or et de décorations, que la vue de cette richesse éblouissait les yeux et faisait battre le coeur d'admiration et de respect. Au fond de l'estrade, on voyait une nombreuse musique militaire qui, déjà avant le commencement de la cérémonie, faisait retentir la salle du son belliqueux des fanfares et des roulements des tambours. Toute la salle était remplie de spectateurs de tous les états: en avant, sur des fauteuils et des banquettes de velours, étaient assis les membres des principales familles d'Anvers, la noblesse, les riches propriétaires et les négociants notables avec leurs femmes et leurs filles; plus loin, les bons bourgeois, et plus loin encore, la classe ouvrière, que l'on pouvait reconnaître aux blouses bleues des hommes et aux bonnets blancs des femmes.

Sur ces milliers de visages de riches et de pauvres brillaient une joyeuse attente et une vive animation; on eût pu croire que chacun des spectateurs était venu là pour applaudir au triomphe d'un fils chéri; car tel est le peuple à Anvers: le moindre ouvrier comprend et aime les arts et s'intéresse à la renommée de l'école anversoise.

Les élèves qui avaient remporté les prix, et qui devaient être appelés tour à tour pour aller recevoir leurs médailles des mains du préfet, étaient assis sur des bancs à part, au côté gauche de la salle.

De la place où je me trouvais, je ne pouvais pas bien voir ce qui se passait à l'entrée de la salle; dix fois par minute, je me levais de mon banc pour promener mes regards impatients sur le public. Tant que l'affluence des spectateurs avait duré sans interruption, j'avais nourri l'espoir de voir bientôt paraître mes bienfaiteurs; mais, maintenant que la musique avait déjà commencé l'ouverture qui devait précéder la distribution des prix, mon coeur se serrait et je me sentais pâlir; ils n'étaient pas encore venus! En me levant, je pouvais voir que les sièges qu'on avait réservés pour eux au premier rang des spectateurs restaient toujours vides.

Ainsi, ni M. Pavelyn, ni sa femme, ni sa fille n'assisteraient à mon triomphe! Quelle valeur pouvaient avoir pour moi les applaudissements du monde entier, si lui, mon bienfaiteur, si elle, qui m'avait fait artiste, ne les entendaient pas? Hélas! Rose avait refusé de venir à la distribution des prix: ma crainte s'était donc réalisée!

Les derniers accords de la musique s'éteignirent.... Un long soupir souleva ma poitrine, comme si mon coeur était soulagé d'un poids écrasant.

Je voyais M. et madame Pavelyn ... et Rose! Dieu merci, mon pressentiment m'avait trompé!

Un doux sourire éclaira ma physionomie; je frémis de bonheur; la salle de fête se remplit pour moi de tous les rayons que mon âme ravie répandait sur tout ce que mes yeux pouvaient atteindre.

Comme Rose était assise entre ses parents, au premier rang, je ne voyais pas sa figure; mais je pouvais, en regardant entre les rangs des spectateurs, tenir mon regard fixé sur elle. Il me sembla bientôt qu'un courant de fluide invisible s'établissait entre elle et moi pour nous mettre en communication secrète; je croyais entendre son coeur battre à l'unisson du mien....

Je fus tiré de ce rêve étrange par la voix de M. le préfet, qui prononça un discours éloquent sur la noble et utile mission des arts dans la société, et qui fit l'éloge de ceux qui consacrent leur vie avec dévouement à l'illustration de la patrie et de l'humanité. Après quoi, les sons de la musique se mêlèrent aux applaudissements des auditeurs, et la distribution des prix commença. Vingt élèves au moins devaient être appelés tour à tour sur l'estrade; car toutes les classes de l'Académie, jusqu'à la dernière, avaient concouru. Un grand nombre de ces vainqueurs étaient des enfants que l'on voulait encourager en leur donnant une branche de laurier ou un beau livre. Ce n'était que pour les classes supérieures des trois branches principales que les prix avaient une valeur sérieuse, parce qu'ils étaient un signe que les vainqueurs qui allaient entrer dans la carrière des arts étaient armés de toutes les forces et de toutes les chances de réussite que l'enseignement académique peut donner à des élèves intelligents et laborieux. D'abord, on devait distribuer les prix du concours d'architecture, puis ceux de la classe de dessin et de peinture, et enfin, pour terminer, ceux de la classe de sculpture; par conséquent, puisque l'on commençait chaque fois par les classes inférieures, la médaille d'or que j'avais méritée devait être distribuée la dernière, et mon couronnement devait clôturer la cérémonie.

Pendant que les élèves appelés montaient tour à tour sur l'estrade et recevaient leurs prix au milieu des félicitations générales et des accords de la musique, je ne quittais pas Rose des yeux; elle applaudissait chaque lauréat; je la voyais battre des mains avec force, et, lorsque le premier prix d'architecture fut délivré, je crus distinguer, à travers le bruit de mille acclamations, sa voix douce qui criait avec enthousiasme:

—Bravo! bravo! bravo!

D'abord, je fus enchanté de voir que Rose prenait si franchement part à l'émotion générale; je pouvais donc espérer qu'elle ne me refuserait pas ses applaudissements. Être applaudi par Rose, entendre son cri de joie retentir à mes oreilles! Quel bonheur, quel éloge pouvait être comparé à un pareil suffrage?

Peu à peu cependant, un sentiment d'inquiétude se glissa dans mon coeur; si Rose continuait ainsi à encourager, à applaudir chaque élève couronné, ses mains ne se fatigueraient-elles pas? et son enthousiasme ne se refroidirait-il pas pour le moment où je serais sur l'estrade, lui demandant une part de ses félicitations? La cérémonie durait si longtemps et on couronnait tant de lauréats, que je commençais à compter, avec une jalousie inquiète, chaque battement de mains de Rose, comme si j'eusse cru que la moindre marque de son approbation, fût un vol qui m'était fait. Enfin, mon nom fut appelé, et je montai l'escalier, le coeur palpitant, jusque devant M. le préfet, qui m'attendait debout et se mit a m'adresser une courte allocution.

Je n'entendis pas ce qu'il me disait. Mon oeil fixe ne quittait pas la place où Rose était assise: je voulais voir quelle impression mon triomphe produisait sur elle; mais, tandis que M. et madame Pavelyn me regardaient avec le sourire du bonheur et de la fierté dans les yeux, Rose tenait le front baissé; elle avait laissé retomber le voile de dentelles de son chapeau et cachait son visage. En un pareil moment même, elle me refusait les applaudissements qu'elle avait si libéralement prodigués aux autres!

Je fus si cruellement frappé par cette amère désillusion, que je restai presque insensible à ce qui se passait autour de moi. Le maire de la ville suspendit la médaille d'or à mon cou et m'embrassa; M. le préfet posa la couronne de laurier sur ma tête et donna le signal des applaudissements. La musique retentit, les joyeuses acclamations s'élevèrent comme un tonnerre du sein de la foule, et des acclamations dix fois répétées remplirent la salle.... Mais Rose ne bougeait pas!

La poitrine oppressée, les yeux obscurcis, pleurant intérieurement et chancelant sur mes jambes, je descendis de l'estrade et je me disposai à retourner à ma place, mais M. Pavelyn s'élança en avant, me prit la main, et, par un mouvement joyeux, m'entraînât auprès de sa femme. Là, il me serra dans ses bras avec orgueil, sous les yeux de tout le public.

Madame Pavelyn me pressa les mains, et tous deux me comblèrent des marques les plus vives de leur intérêt et leur affection.

—Allons, Rose, dit le père à sa fille, qui n'avait pas encore levé les yeux sur moi, maîtrise ton émotion, mon enfant. Léon pourrait bien croire que tu restes insensible à son beau triomphe; donne-lui au moins la main pour lui prouver que, du fond du coeur, tu prends part à son succès.

En disant ces mots, il leva le voile de dentelles qui cachait te visage de Rose!... Ciel! elle pleurait!...

J'osais à peine en croire mes yeux; elle avait applaudi avec joie les autres vainqueurs; mon triomphe faisait couler des larmes d'attendrissement sur ses joues!

Elle se leva lentement et jeta un seul regard dans mes yeux, mais un long regard où toute son âme semblait se répandre, une plainte, une prière, un rayon d'affection sans bornes, une révélation qui arrêta le sang dans mes veines et me fit devenir plus pâle qu'un cadavre.

Obéissant à l'invitation de son père, elle mit sa main dans la mienne sans dire un mot; sa main tremblait comme si la fièvre agitait ses nerfs, et cette main, quoique froide comme glace, me brûla les doigts et me fit frissonner au contact d'un courant magnétique qui s'établit entre elle et moi.

Ô mon Dieu! j'avais lu dans son coeur comme dans un livre ouvert! il n'y avait plus moyen de douter, ses yeux me l'avaient dit assez clairement; ma mère ne s'était donc pas trompée: aimé de celle qui était la source de ma foi et le but de ma vie!

Jusque-là, M. et madame Pavelyn avaient considéré ma stupeur et les larmes de Rose comme une suite naturelle de l'émotion que nous avait causée mon couronnement solennel; mais qui sait si nous n'eussions point trahi pour tout le monde ce que nos yeux s'étaient dit dans ce regard que je n'oublierai jamais, si la divine Providence ne nous eût gardés de cette disgrâce?

Les autorités et les notables avaient quitté leur place, la musique avait cessé de jouer, et la salle était presque tout à fait vide. Deux ou trois professeurs vinrent m'annoncer que le préfet venait de monter dans sa voiture, et qu'il n'était pas poli à moi de faire attendre le chef du département. En disant ces mots, ils me prirent par les bras, et, me laissant à peine le temps de m'excuser auprès de mes bienfaiteurs, ils m'entraînèrent vers la sortie de la salle. Chemin faisant je retournai la tête encore une fois: mes yeux rencontrèrent ceux de Rose: je ne m'étais pas trompé, j'étais bien l'homme le plus heureux de la terre!

Je montai en voiture d'un pied léger. M. le préfet me fit, en riant, d'aimables reproches, me dit de m'asseoir à côté de lui, et donna le signal du départ. La voiture était une calèche de gala, traînée par quatre beaux chevaux. Il y avait sur le siège deux laquais galonnés, en grande livrée, et, derrière la voiture, deux chasseurs avec des plumets verts à leur chapeau. Il y avait dans la voiture, outre M. le préfet, les trois lauréats des classes supérieures d'architecture, de dessin et de peinture; mais, comme il avait plu à M. le préfet de me faire asseoir à côté de lui, j'avais l'air d'être quelque chose de plus que mes camarades. Nous avions gardé la couronne de laurier sur la tête, comme c'était l'usage, et la médaille d'or brillait sur notre poitrine.

Sur notre passage, la foule s'arrêtait pour nous applaudir; les acclamations et les vivats retentissaient même au loin à notre approche. Je tenais la tête levée, et je laissais errer mes regards sur la foule avec un immense orgueil. Je me sentais si grand, qu'un roi qui passe au milieu de ses sujets ne pouvait avoir de sa supériorité un sentiment plus intime que moi en ce moment. Ceux qui me voyaient devaient croire que mon triomphe m'avait aveuglé et rendu orgueilleux.... Mais comme ils se trompaient! Ce n'était pas le lauréat de la sculpture qui, la poitrine gonflée et les yeux étincelants de fierté, semblait vouloir dominer la foule par son orgueil. Non, non, ce triomphateur superbe, c'était l'homme qui se savait aimé de Rose. Ces honneurs, ces couronnes, ces acclamations de la foule enthousiaste étaient bien suffisants pour faire tourner la tête à un jeune homme; mais ma tête à moi était ceinte de la couronne de roses de l'Amour.

Les applaudissements de l'univers entier n'étaient rien auprès du seul regard qui, des yeux de Rose, avait rayonné vers moi!

Aussitôt que nous fûmes descendus à l'hôtel de la préfecture, nous prîmes place au banquet avec les personnes les plus considérables du département. Un de mes camarades était assis à côté du maire de la ville; un autre à côté du général en chef; moi, je me trouvais à la droite du préfet, qui paraissait m'accorder un intérêt tout particulier, et qui disait tout haut que je lui plaisais beaucoup parce que j'étais un jeune homme d'un caractère gai.

Et, en effet, pendant que j'étais assis à côté de lui dans la voiture, il m'avait adressé différentes fois la parole pour m'engager à avoir confiance dans l'avenir; je lui avais répondu avec tant d'animation, avec tant de foi et de gaieté, que le brave homme, qui ne connaissait pas la source de cette exaltation, m'avait admiré comme un jeune artiste du plus heureux naturel.

Je ne comprends pas quelle force le regard de Rose m'avait donnée, et comment la certitude d'être aimé d'elle avait ouvert tout d'un coup les sources de mon intelligence et de mon imagination; mais on avait à peine fini les premiers services, que chacun s'occupait de moi, et que je tenais pour ainsi dire le dé de la conversation. Tout ce qui sortait de ma bouche était si sensé, si original de forme, si spirituel, et en même temps si plein d'amabilité, que tous les invités me donnaient la réplique à l'envie pour m'engager à continuer. Et grâce à moi, ce banquet, qui autrement eût sans doute été aussi ennuyeux que solennel, se changea en une fête joyeuse où chacun rit et s'amusa de très-bon coeur.

Certainement je n'aurais pas osé me laisser aller ainsi en présence des personnes les plus haut placées; mais tous les convives, et notamment M. le préfet, m'encourageaient et semblaient me remercier de la gaieté que je répandais comme à pleines mains sur toute la réunion.

Au dessert, je me levai, et je portai, au nom de mes compagnons de victoire, un toast à M. le préfet, le protecteur des arts dans le département de l'Escaut.

J'avais sans doute à moitié perdu la tête; mais cette folie, au lieu d'obscurcir mon esprit, remplissait au contraire mon cerveau d'une clarté admirable. En prononçant mon toast, je fus si éloquent, si heureux dans le choix de mes expressions, et je trouvai des accents si entraînants et si profondément sentis, que je tirai des larmes des yeux de tous les auditeurs, et que chacun vint me serrer la main avec attendrissement.

Lorsqu'on eut bu également à la santé du général en chef et du maire de la ville, un des invités dit que sans aucun doute, je savais chanter; je ne me fis pas longtemps prier, et je chantai un air qui avait pour titre: le Bonheur d'être aimé. Inutile d'ajouter que je ravis tout le monde, car toute mon âme vibrait dans ce chant, et, d'ailleurs, je n'avais jamais eu la voix si pure et si sonore.

Je chantai plusieurs romances; et lorsque le préfet se leva enfin pour donner le signal de la retraite, les convives les plus distingués s'empressèrent autour de moi pour me témoigner leur satisfaction et leur bienveillance.

Soit que ces louanges générales m'eussent troublé quelque peu le cerveau, soit que je fusse étourdi pour avoir pris quelques verres de champagne mousseux, lorsque je montai dans la voiture qui devait me ramener chez moi, toute la ville me parut pleine de lumières, étincelante des plus belles couleurs de l'arc-en-ciel: le monde était changé pour moi en un paradis resplendissant!

Pauvre âme, tu buvais à long traits à la coupe du plaisir, sans songer qu'au fond il restait beaucoup de fiel.... Et cependant, ô mon Dieu, si triste que soit le sort qui m'était réservé, soyez béni pour cette demi-journée de félicité!


XXIV

Comme la force de l'homme pour jouir est bornée! comme elle est immense pour souffrir! Quand une chose l'attriste, il a beau appeler à son secours toute sa raison et toute sa volonté, son chagrin le poursuivra et ne le quittera point pendant des jours, des mois entiers, et sa blessure ne cessera pas de saigner; mais qu'il voie ses souhaits les plus chers accomplis, qu'il touche au faîte des félicités humaines, et à l'instant ses forces diminuent, et son âme retourne par des fluctuations incertaines à ce sentiment de douleur qui paraît être sa destination naturelle.

La veille, j'avais nagé dans la félicité; le triomphe le plus éclatant, les applaudissements de mille adorateurs; les louanges, l'envie de tous ... la révélation de l'amour de Rose, tout cela réuni ne suffisait-il pas au bonheur de ma vie entière? et pourtant il y avait déjà plusieurs heures que j'étais assis dans ma chambre, les bras croisés sur ma poitrine et la tête courbée sous le poids de pensées pleines d'inquiétude!

Je luttai néanmoins contre le découragement qui voulait s'emparer de moi.

J'essayai de faire revivre les scènes délicieuses de la veille, je voulais entendre encore le tonnerre des applaudissements de la foule; je voulais revoir les larmes qui avaient brillé dans les yeux pleins d'amour de Rose. En un mot, j'avais peur de la tristesse qui m'envahissait, et je tâchais d'élever entre elle et moi comme un bouclier le souvenir de mon bonheur; mais, malgré tous mes efforts pour retrouver, par le souvenir, mon courage, mon enthousiasme, mon ivresse, je ne pus faire renaître dans mon imagination les sensations que j'avais éprouvées la veille. Fatigué de cette lutte inutile, je retombai sur mon siège, et je jetai avec terreur un regard en dedans de moi-même pour y chercher la raison de mon impuissance. Cette raison, c'était la voix de ma conscience, que, dans mon désir insensé d'être heureux, j'avais tâché d'étouffer.... Mais enfin je courbai la tête, vaincu, et je prêtai l'oreille malgré moi à ce que me disait ma conscience implacable.

Hélas! ma joie était de l'ingratitude, mon bonheur était un crime. Affreuse vérité!

Je n'étais rien sur la terre que par M. Pavelyn. Tout ce que je possédais, instruction, intelligence, espoir de renommée, même les habits qui me couvraient, étaient ses bienfaits! Et, non content des dons généreux que sa bonté avaient si prodigalement semés sur ma route, j'osais, au mépris de son bonheur, nourrir un penchant dont la seule révélation le frapperait de honte et d'effroi, lui et toute sa famille! Le fils du sabotier s'était senti heureux parce qu'il était aimé de Rose! Dans un si fol aveuglement, quels pouvaient être les désirs secrets de mon coeur? Horreur! Entraîner la fille de son bienfaiteur à une mésalliance et lui préparer, à elle et à ses parents, une existence empoisonnée à jamais par le chagrin d'une pareille humiliation. Ces reproches de ma conscience, malgré mes efforts pour les repousser, pesèrent peu à peu si lourdement sur mon esprit, que je me sentis bientôt écrasé sous cette douloureuse mais évidente vérité.

Je demeurai immobile, la poitrine oppressée et le visage pâle.

J'étais incapable de commettre une lâcheté, et je frémissais à la seule idée que je pourrais devenir ingrat, mais il en coûta à ma pauvre âme de bien pénibles efforts pour parvenir à étouffer l'espérance sans cesse renaissante.

Lorsqu' enfin j'eus écouté, les uns après les autres, tous les reproches de ma conscience et reconnu ma folie, l'image du devoir se dressa devant mes yeux pour exiger de moi plus qu'un renoncement passif. Il me disait, qu'il ne suffisait pas d'arracher de mon coeur jusqu'à la dernière racine de cet amour coupable, mais que je devais tuer moi-même dans le sein de Rose sa funeste inclination. Il fallait briser de mes propres mains mon espoir, ma foi, tout mon être, éteindre la seule lumière de ma vie et accepter un avenir affreux, morne et sombre comme un abîme.... Nul moyen d'échapper au sacrifice, le devoir était devant moi, impérieux, inexorable, me montrant d'un côté la reconnaissance et le respect; de l'autre, la honte et la lâcheté.

Enfin mon parti fut pris.

Je m'éloignerais de mes bienfaiteurs; j'ôterais tout aliment à l'inclination de Rose; par une absence prolongée, je lui laisserais croire non-seulement que j'étais insensible à son amour, mais encore que sa présence m'était devenue désagréable et que je la fuyais avec intention. Cruelle résolution! Si Rose aimait comme moi, quel calice amer j'allais lui faire vider jusqu'à la lie! Mais, quoique ma pitié pour ce qu'elle allait souffrir me mît les larmes aux yeux, il n'y avait rien à y faire; il fallait courber la tête sous la verge de la fatalité.

Quitter tout à coup la ville ou le pays, c'est ce que je n'osais pas faire; mais j'avais résolu de partir immédiatement pour Bodeghem, de rester longtemps, très-longtemps auprès de mes parents, afin d'habituer peu à peu mes bienfaiteurs à mon absence. Là, je pèserais mûrement, dans la solitude, ce qu'il me restait à faire, et, si je le jugeais à propos, je partirais de Bodeghem pour Bruxelles, afin de voir si je ne pourrais pas y trouver de l'ouvrage chez l'un ou l'autre sculpteur, afin de subvenir à mes besoins.

Ce que je craignais, c'était de manquer de courage pour accomplir mon pénible devoir.

Je remplis mes malles à la hâte de mon linge, de mes habits et de tout ce qui m'appartenait, comme un homme qui fait ses préparatifs pour un long voyage.

Je ferais chercher ces malles dans quelques jours par le messager de notre village, et j'écrirais à M. Pavelyn pour excuser mon départ subit en lui disant que je me sentais indisposé et fatigué, et que j'étais parti pour Bodeghem afin d'y prendre du repos et d'y recouvrer mes forces.

Pour arriver à la porte de la ville, je devais traverser la place de Meir et passer devant la demeure de M. Pavelyn; mais je ne voulais pas m'exposer au danger d'être vu ou rencontré par lui ou par Rose; car je me défiais de ma faiblesse, et je ne méconnaissais pas que le moindre événement pourrait me faire chanceler dans ma résolution. Je pris donc le parti de passer par la rue des Rennes, de traverser le cimetière Vert et de sortir de la ville par la courte rue Neuve, sans approcher de la place de Meir. Au moment où je mettais la main à la serrure, je jetai encore un long regard dans cette petite chambre qui m'avait vu devenir un homme, qui avait reçu la confidence de mes joies, de mes espérances, de mes chagrins; une larme mouilla mes paupières, et je m'arrachai avec violence de ce lieu chéri, comme un banni s'arrache des bras d'un ami qu'il ne reverra peut-être jamais.

Lorsque je me trouvai au grand air et que j'entrai dans la rue des Rennes, il pouvait être dix heures du matin. Ce triste adieu pesait lourdement sur mon coeur; un voile noir était suspendu devant mes yeux; je ne faisait aucune attention aux passants, et je marchais abîmé dans de douloureuses rêveries....

Tout à coup je m'arrêtai, mes pieds cessèrent leur mouvement; je levai la tête avec surprise et je reculai au milieu de la rue en poussant un cri plaintif: je me trouvais devant la porte de M. Pavelyn! Comment étais-je arrivé là? Ah! pendant que je me désolais, pendant que je m'abandonnais au cours de mes rêveries, l'âme de Rose, par une puissance mystérieuse, avait attiré mon âme comme l'aimant attire le fer!

Je voulus m'éloigner; mais voilà que je vois la servante qui me fait signe de la fenêtre qu'elle va m'ouvrir la porte.

Je n'ose pas fuir. Que penserait-on d'une conduite aussi inexplicable? Peut-être ferais-je mieux d'informer en quelques mots M. Pavelyn de mon départ. Pour cela, je ne dois qu'entrer et sortir.... La porte s'ouvrit, et j'entrai avec l'intention d'abréger mes adieux. La servante me conduisit jusqu'à la porte de la salle où se trouvait M. Pavelyn.

Comment il se fit qu'en ce moment je ne trahis pas mon secret, c'est ce que je ne comprends pas encore! Peut-être un découragement complet comprimait-il les mouvements tumultueux de mon coeur et les rendait-il moins visibles. Je vis devant moi une table sur laquelle un somptueux déjeuner était servi. A cette table Rose assise, et près d'elle, tout près d'elle, Conrad de Somerghem!...

Entre M. et madame Pavelyn, il y avait un gros monsieur qui devait être le père de Conrad, car les traits caractéristiques de leurs visages étaient les mêmes.

M. Pavelyn me laissa à peine le temps de saisir d'un coup d'oeil furtif la scène que j'avais devant moi. À mon apparition, il se leva tout joyeux, me serra la main et me fit asseoir à côté de lui; puis il se mit à parler avec beaucoup d'éloges de mon triomphe et de mon avenir d'artiste, en me présentant à ses convives comme un jeune homme bon, courageux et plein de gratitude.

M. Pavelyn et le vieux M. de Somerghem paraissaient très-animés, et je supposai que le vin d'Espagne que je voyais sur la table les avait mis en belle humeur. Ils parlaient sans s'arrêter et à voix haute, et m'accablaient de questions bienveillantes auxquelles ils répondaient le plus souvent eux-mêmes, sans me laisser le temps de placer un mot—heureusement! car mon attention et mes pensées étaient ailleurs.

De l'autre côté de la table se trouvait Conrad de Somerghem, le visage radieux de bonheur, il penchait la tête vers Rose et, en souriant, lui disait à l'oreille des mots que je ne pouvais entendre, mais qui trouvaient un douloureux écho dans mon coeur. Il y avait dans sa joie et dans ses gestes quelque chose de hardi, quelque chose de familier qui me faisait frémir d'indignation et me blessait comme s'il insultait celle que j'aimais plus que la lumière de mes yeux.

Rose l'écoutait avec une politesse patiente et essayait même de sourire.

Elle ne m'avait adressé qu'un seul regard. Je crus comprendre qu'elle se plaignait de la cruauté de son sort, et qu'elle implorait ma pitié pour ses souffrances.

Que se passait-il donc là? Dieu! cela pouvait-il être? Pourquoi donc les deux pères se font-ils des signes d'intelligence et de satisfaction? Pourquoi madame Pavelyn tient-elle constamment fixés sur Conrad de Somerghem ses yeux humides de larmes d'attendrissement?

Une crainte affreuse m'agitait; mon coeur battait à se rompre; je sentais approcher le moment où je ne saurais plus me contenir, et où mon terrible secret, allait m'échapper. Je me levai et dis en bégayant à M. Pavelyn que j'avais formé le projet d'aller à Bodeghem et de passer quelque temps chez mes parents, pour me remettre des suites de la fièvre et de la fatigue des concours.

Je n'avais pas voulu partir sans informer mon bienfaiteur de mes intentions, et je n'étais venu que pour lui faire mes adieux et lui présenter mes respects, ainsi qu'à sa famille.

Je le priai donc de vouloir bien me permettre de prendre congé de lui.

M. Pavelyn essaya de me faire rester; mais, comme j'insistais, il me dit que j'avais raison, en effet, d'aller chercher un peu de repos après tant d'efforts et tant d'agitation, et il m'engagea même à prolonger mon séjour à Bodeghem jusqu'au moment où je me sentirais tout à fait remis de mes fatigues. J'adressai à Rose un dernier regard, je saluai tout le monde, et je sortis du salon.

Dans l'antichambre, au moment où je me baissais pour reprendre mon chapeau et ma canne, que j'y avais déposés, je fus surpris tout à coup par une voix de femme qui parlait tout bas à mon oreille.

Je me redressai en tressaillant, et je pâlis sans doute, car la femme qui avait murmuré à mon oreille quelques paroles que je n'avais pas comprises, s'écria en riant:

—Mon Dieu, monsieur Léon, comme vous vous effrayez facilement! vous voilà blanc de peur, comme si vous aviez cru voir apparaître un spectre derrière vous!

C'était la femme de chambre de madame Pavelyn, une fille qui me portait beaucoup d'affection; cependant, en ce moment, sa présence inattendue m'avait fait de la peine, et je la regardai avec amertume.

—Allons, allons, dit-elle d'un ton léger, ne soyez pas si fâché parce que je vous ai fait tressaillir. Je voulais vous dire quelque chose, mais vous le savez déjà, n'est-ce-pas?

—La grande nouvelle! Non? N'avez-vous pas vu ce beau jeune homme là-dedans? Il est riche à millions et noble de naissance....

—Eh bien? eh bien! m'écriai-je, frémissant de crainte et d'impatience.

—Ainsi vous ne le savez pas encore? dit-elle en retenant sa voix. Rose va se marier. Ce jeune monsieur est son fiancé....

Cette nouvelle me déchira si cruellement le coeur, et il me fallut faire tant d'efforts pour cacher mon désespoir, que je me précipitai hors de la porte en poussant un éclat de rire insensé, sans savoir où je courais.

Quelques minutes après, je me trouvais de nouveau dans ma chambre, me demandant avec étonnement ce que j'y venais faire. Pourquoi m'éloigner, pourquoi quitter la ville, peut-être le pays, maintenant que Rose allait se marier, et qu'une barrière infranchissable allait se dresser entre elle et moi? Non, ce n'était pas cette idée qui m'avait ramené dans ma chambre, ce n'était que l'habitude.

À ces murailles, j'avais confié tous mes secrets, tous les battements de mon coeur; le besoin d'un épanchement solitaire m'avait ramené là; et, cette fois encore, le plancher vermoulu but mes larmes amères.

Insensiblement mon sang commença à bouillir, et bientôt une indescriptible rage sécha mes yeux. Je formai le projet d'attendre Conrad de Somerghem en plein jour dans la rue, de le traiter de lâche, de lui cracher au visage, de lui dire qu'un de nous devait mourir, et que, s'il n'était pas un ignoble poltron, il consentirait à ce que l'épée ou le pistolet décidât entre nous. Mais, alors, un sourire ironique contracta mes lèvres, car je reconnus que j'étais d'une trop basse extraction pour pouvoir espérer que M. de Somerghem accueillerait mon cartel autrement qu'avec mépris; peut-être me jetterait-on en prison comme un fou dangereux;—et, d'ailleurs, cette agression violente ne ferait-elle pas du secret de mon amour un scandale public? Et mes bienfaiteurs, et ma mère?

Je tombai anéanti sur une chaise; je cachai dans mes mains ma tête brûlante, hurlant et grinçant des dents, en reconnaissant ma complète impuissance! Je me levai en sursaut en entendant les pas d'une personne qui montait rapidement l'escalier de ma chambre. C'était dame Pétronille, qui accourut vers moi les bras tendus, en s'écriant avec joie:

—Monsieur Léon, grande nouvelle, grande nouvelle! Le savez-vous déjà? Rose va se marier.

Je la regardai avec des yeux hagards.

—Oui, oui, cette nouvelle vous surprend et vous agite, je le conçois, dit-elle. Elle m'a fait aussi beaucoup d'impression, lorsque mon mari, qui revient à l'instant de son ouvrage, me l'a apprise.

«Si j'étais à votre place, je courrais chez M. Pavelyn pour féliciter Rose. Cela leur fera beaucoup de plaisir, car c'est un très-beau mariage, et ils sont fort contents....»

Elle parlait encore, pendant que je descendais l'escalier en courant pour lui échapper.

Maître Jean fumait sa pipe sur la porte; il se retourna au bruit de mes pas et dit en riant, pendant qu'il s'écartait pour me laisser passer:

—Vous êtes si pressé? vous le savez déjà? Rose va se marier.

Mais, moi, je ne me connaissais plus; je faillis le renverser, et je m'élançai dans la rue avec une précipitation furieuse.

Les passants et les maisons, tout me criait: «Le savez-vous déjà? Rose va se marier.» Et, lorsque j'atteignis enfin la porte de la ville, et vis devant moi la rase campagne et le chemin qui devait me conduire à Bodeghem, il me sembla que la ville avait réuni toutes ses voix pour crier encore derrière moi:

—Le savez-vous déjà? Rose va se marier!


XXV

J'étais à Bodeghem. Mes parents croyaient, comme M. Pavelyn, que j'étais revenu dans mon village natal pour me rétablir de ma maladie et me reposer des fatigues du concours de l'Académie. Ma faiblesse évidente et la maigreur de mon visage donnaient une apparence de vérité à cette supposition. Certainement, si j'avais fait mon apparition dans la maison paternelle dans l'état de démence où j'avais quitté la ville, chacun, et surtout ma mère, aurait deviné qu'il m'était arrivé quelque chose d'extraordinaire, et qu'une douleur mortelle m'avait brisé le coeur; mais, après ma fuite d'Anvers, j'avais eu le temps de me calmer peu à peu. L'air frais, le calme des champs, la fatigue d'un long voyage à pied avaient dompté mes passions et laissé pénétrer dans mon esprit la lumière de la raison. Deux heures avant d'arriver au village natal, j'avais retrouvé la pleine conscience de mon devoir. J'avais résolu de nouveau d'enfermer dans mon coeur le secret de ma douleur et de le garder jusqu'au tombeau. Maintenant que Rose allait se marier, la moindre confidence de mon amour, le moindre signe même qui pouvait trahir ses sentiments ou les miens eût été une lâcheté ou une mauvaise action. Je ne pouvais rien dire, même à ma mère; sinon mon père finirait sans doute par en savoir quelque chose, et, dans son honnêteté inflexible, il m'accablerait de reproches dont mes frères et mes soeurs pourraient deviner la cause.

Je n'avais donc laissé soupçonner à personne la véritable cause de mon retour inattendu au village natal, et, comme j'étais encore pâle et maigre, je n'eus pas beaucoup de peine à faire croire à tout le monde que ma tristesse et ma taciturnité n'étaient que les suites de ma faiblesse physique.

Ma mère m'avait bien parlé du danger qu'elle m'avait montré lors de son dernier voyage à Anvers; mais je l'avais rassurée en lui disant que nous nous étions trompés tous les deux sur les dispositions de Rose à mon égard, et que, depuis, je l'avais trouvée la même qu'autrefois.

Dès ce moment, elle ne me demanda plus rien et me laissa en pleine liberté. Elle m'entoura des plus tendres soins, me prépara des tisanes qui, d'après elle, devaient me fortifier, et me força de prendre une nourriture choisie; mais il ne lui paraissait pas désagréable que je restasse des journées entières absent de la maison, et que, le soir, j'allasse me coucher avant tout le monde, pour être seul et ne pas devoir parler; car, lorsque parfois mon père me faisait des reproches au sujet de ma conduite singulière, elle me défendait en disant que le grand air, la marche et le repos pouvaient seuls me rendre la paix que j'avais perdue.

J'aurais peine à vous raconter la singulière vie que je menais à Bodeghem. J'errais sans cesse dans le château inhabité, dans les bois et dans les endroits solitaires, l'esprit assailli par un rêve qui, pareil à un nuage épais, me tenait séparé du reste du monde. J'avais beau appeler à mon secours toute ma raison et toute ma volonté pour dissiper le brouillard de mon esprit, c'était peine inutile; je ne voyais que Rose et son regard plaintif, je ne sentais que le ver du chagrin qui me rongeait le coeur, je n'entendais que ces mots effroyables: «Le savez-vous? Rose va se marier!» qui me poursuivaient sans m'accorder un instant de répit.

La violence de la passion et l'amertume du désespoir s'étaient tout à fait évanouies en moi; je ne haïssais et n'accusais personne au monde, pas même le sort cruel, pas même le futur époux de Rose, et l'image de mon rival, lorsqu'elle se présentait devant mes yeux, ne m'arrachait aucun signe de colère ni de haine. Un chagrin immense, une résignation rêveuse, une sorte d'exaltation maladive dans ma douleur, avaient remplacé en moi tous les mouvements violents du coeur. Convaincu dès lors que je n'étais pas né pour trouver jamais le bonheur dans le monde réel, je rassemblai un à un tous les souvenirs de ma vie passée, et, avec ces souvenirs, je me fis un monde imaginaire, où mon âme trouva la seule source de paix et de consolation qui pouvait encore s'ouvrir pour elle.

En me promenant dans le jardin du château je m'arrêtais sur le pont et regardais l'eau en tremblant; puis, retournant à des pensées moins tristes, je contemplais pendant des heures la pelouse qui s'étendait à côté. Je voyais dans mon esprit une petite fille délicate et jolie comme un ange, et, à côté de cette charmante créature, un pauvre petit garçon qui ne savait pas parler, mais dont les yeux, au moindre mot et au moindre sourire de la petite fille, étincelaient d'admiration, de reconnaissance et d'orgueil. Je suivais en marchant ces heureux enfants, je tremblais d'une bienheureuse émotion quand j'apercevais sur le visage de la petite fille un sourire d'amitié pour le petit garçon; j'assistais à leurs jeux quand ils traçaient un parterre de fleurs dans le petit sentier, je courais avec eux derrière les papillons, j'écoutais leurs paroles, je comptais les battements de leur coeur, et je reconnaissais avec une cruelle satisfaction qu'alors déjà une puissance fatale dominait ces innocentes créatures, et avait déposé dans leur coeur le germe d'un amour infini.—J'interrogeais les arbres, les fleurs, les oiseaux, pour faire revivre devant moi le souvenir du bonheur perdu, jusqu'à ce que le crépuscule du soir et la fatigue de mon cerveau vinssent m'avertir qu'il était temps de retourner à la maison.

D'autres fois, j'errais dans les bois, et je cherchais les arbres auxquels j'avais jadis raconté mes chagrins ou confié mes espérances; je reconnaissais tous les endroits où je m'étais assis, et je croyais voir briller encore dans l'herbe les larmes que j'y avais versées huit ans auparavant.—Dans ce temps-là, je pleurais de bonheur; le soleil de l'espoir inondait mon coeur de sa lumière! Maintenant, je n'avais plus d'espoir; ma vie était fermée par le mur sombre de l'impossibilité; c'est pour cela que je n'avais plus de larmes. Les larmes sont une plainte et une prière pour demander du secours ou de la pitié. Pourquoi me plaindrais-je ou implorerais-je la pitié, moi, à qui aucune puissance terrestre ne pouvait donner ce que mon coeur désirait; moi, dont les chagrins par leur nature même, devaient être éternels?

D'autres fois encore, je m'asseyais au bord de la prairie où l'enfant muet avait travaillé pendant des semaines et des mois à tailler des figures.—Chers trésors, avec lesquels il voulait acheter un sourire!—Je voyais l'endroit où l'enfant s'était roulé par terre dans les convulsions du désespoir, parce que sa langue lui refusait des sons intelligibles; je voyais le peuplier blanc dont l'écorce portait encore les signes mystérieux par lesquels l'enfant avait voulu exprimer une chose qu'il ne comprenait pas lui-même. Les vaches qui broutaient dans la prairie, les coups de fouet des bergers, les vapeurs argentées au-dessus des ruisseaux, la splendeur du soleil couchant, tout me rappelait les souvenirs du passé et ma belle jeunesse, et me faisait oublier ma morne douleur en montrant à mon imagination l'image d'un bonheur qui avait été, et qui ne reviendrait plus pour moi....

Il y avait déjà longtemps que j'étais à Bodeghem; ces rêveries que rien ne dérangeait, cette solitude complète, cette vie au milieu des souvenirs qui berçaient mon âme m'étaient si douces, que je n'avais pas songé une seule fois à la nécessité de me créer une existence indépendante au moyen de mon art. Quelques observations calmes, mais sévères, de mon père, me rappelèrent enfin à la conscience de ma position.

Un matin que j'allais sortir pour commencer ma promenade solitaire, mon père m'appela dans son atelier. Il me déclara que ma conduite lui semblait blâmable et d'autant moins compréhensible, que je ne disais jamais un mot au sujet de mes intentions pour l'avenir; il me dit que j'étais un homme maintenant et que je devais avoir assez de fierté pour ne vouloir pas toujours rester à la charge de M. Pavelyn. Je n'étais pas encore tout à fait guéri de mon indisposition, et mon père comprenait bien que j'eusse encore besoin de repos; mais cela ne pouvait pas m'empêcher, croyait-il, de penser à mon avenir.

Je reconnus la sagesse de son avertissement, et je promis de suivre son conseil. En effet, dès que je fus hors du village, dans les champs, je me mis à réfléchir à ce qu'il me restait à faire. Je ne voulus pas retourner à Anvers. Je ne me sentais plus poussé à me rapprocher de Rose. Elle se marierait et m'oublierait. Je souhaitais sincèrement qu'elle fût heureuse sur la terre; mais je ne la verrais plus jamais; j'étais bien convaincu que mon amour pour elle ne mourrait qu'avec moi; mais, s'il ne m'était pas donné de vivre en sa présence, je porterais sa mémoire et son image dans mon coeur jusqu'à ce que la tombe se refermât sur mon secret et sur ma souffrance. Je ne franchirais donc plus l'enceinte d'Anvers. Je ne pouvais qu'aller à Bruxelles pour y chercher de l'ouvrage chez l'un ou l'autre sculpteur; mais que dirait M. Pavelyn d'une pareille décision? La lui faire connaître serait imprudent et ridicule; car il ne me permettrait jamais d'aller travailler à la journée chez un autre artiste, ni même de chercher la fortune et la renommée dans une ville éloignée, où il ne pourrait prendre part à mes succès et me prodiguer ses encouragements.

En réfléchissant ainsi comment je pourrais exécuter mon projet sans blesser profondément mon bienfaiteur, j'étais arrivé très-loin dans les champs, et je me tenais appuyé sur le parapet d'un pont, regardant couler lentement l'eau du ruisseau; mais je ne voyais rien. Toutes les facultés de mon esprit étaient concentrées sur la question qui, pareille à une énigme insoluble, se présentait depuis une heure à mon cerveau;

Eh ce moment, j'entendis prononcer mon nom derrière moi. Je me retournai: c'était ma soeur cadette qui me cherchait et qui accourait vers moi tenant ses sabots à la main.

—Frère, s'écria-t-elle, vite! tu dois aller au château. M. Pavelyn est à Bodeghem.

—M. Pavelyn? demandai-je tremblant de surprise. Et madame ... et mademoiselle ... sont-elles avec lui?

—Il est seul, frère, tout à fait seul. Je l'ai vu descendre de voiture, et il m'a chargé de te dire qu'il voulait te parler. Ma mère m'a envoyée pour te chercher. Heureusement, le maréchal-ferrant a su me montrer par où tu étais sorti du village.

La certitude que Rose n'accompagnait pas son père avait dissipé tout à fait ma frayeur. Pendant que je retournais avec ma soeur au village, répondant çà et là un mot à son innocente conversation, mon esprit craintif essaya bien de m'inquiéter en me demandant pourquoi M. Pavelyn pouvait être venu à Bodeghem et désirait me parler; mais je me rassurai par cette réflexion que, puisque mon protecteur avait l'habitude de venir chaque semaine passer au moins une demi-journée à son château, il y avait plutôt lieu de m'étonner qu'il eût laissé s'écouler trois semaines sans y paraître. Pourquoi d'ailleurs, aujourd'hui qu'il était au village, retournerait-il à Anvers sans m'avoir vu?

À l'entrée du château, je rencontrai un domestique qui me dit que M. Pavelyn se promenait dans le jardin, et que je le trouverais probablement dans le bosquet, au bout de l'allée des hêtres, puisqu'il s'était dirigé de ce côté.

Je suivis le chemin indiqué et traversai rapidement la longue avenue des vieux hêtres. Quand j'arrivai dans le bosquet, j'aperçus mon protecteur dans le lointain; il était assis sur un banc de bois au pied d'un arbre, la tête profondément courbée, et les bras croisés sur sa poitrine, comme un homme qui est plongé dans de graves réflexions. Craignant de le surprendre désagréablement je fis du bruit pour annoncer ma présence; mais j'étais déjà tout près de lui lorsqu'il leva la tête et tourna les yeux vers moi. Un doux et aimable sourire se dessina sur ses lèvres; il me tendit la main sans se lever et me dit:

—Te voilà, mon bon Léon: je suis charmé de te voir. Comment vas-tu maintenant? Tu es encore très-maigre; l'air de la campagne ne t'a pas encore entièrement rétabli; mais avec le temps, cela viendra.

Je connaissais si bien la voix de mon protecteur, j'en avais observé si attentivement pendant toute ma vie toutes les intonations, que je fus persuadé que son coeur était rempli en ce moment d'une profonde tristesse. Mon visage trahit probablement ma pensée, car il ne me laissa pas le temps d'exprimer mon inquiétude.

—Tu lis sur mes traits que j'ai du chagrin, n'est-ce pas? dit-il. Tu ne te trompes pas, Léon; mais je me sens très-malheureux. Depuis quelque jours l'avenir me paraît sombre comme la nuit. Cependant, j'ai encore une espérance; j'ai pensé que, toi sur qui j'ai veillé comme un tendre père, tu pourrais seul peut-être, préserver ma vieillesse d'un éternel chagrin, et j'ai cru que tu ne me refuserais pas le service que je viens te demander.

Les larmes aux yeux, je l'assurai que je bénirais Dieu, s'il me permettait de prouver ma reconnaissance à mes bienfaiteurs par un sacrifice quelconque, fût-ce au prix de ma vie.

—Ce que je vais te demander est une chose bien étrange, poursuivit-il; mais elle n'exige de ta part aucun sacrifice. Je désire seulement que si tu acceptes la mission que je vais te confier, tu emploies toute ton éloquence et tu fasses tous tes efforts pour réussir; car, si cette dernière tentative devait rester vaine comme les autres, c'en serait fait pour toujours de l'espoir et du repos de ma vie. Assieds-toi là, à côté de moi, et écoute ce que je vais te dire.

Profondément ému par le ton triste et solennel de M. Pavelyn, je m'assis, sans rien dire, à côté de lui, et il commença ainsi:

—Tu sais, Léon, que Rose n'a jamais eu une forte santé. Sa mère et moi, pendant son enfance, avons toujours craint de la perdre. Aussi, combien nous avons remercié Dieu, quand elle revint de Marseille, si fraîche, si bien portante et si belle! Mais notre joie devait être de courte durée. À peine était-elle rentrée à la maison depuis quelques mois, qu'elle devint maigre et maladive. Un chagrin secret, sans cause connue, minait ses forces, et nous fûmes repris de cette crainte affreuse qui avait empoisonné une partie de notre vie. Je n'osais le dire à personne; mais une pensée horrible me poursuivait. Je voyais constamment devant mes yeux comme un fantôme qui menaçait mon enfant, l'implacable maladie que l'on appelle la phthisie.

Je pâlis, et un cri d'angoisse involontaire s'échappa de ma poitrine; mais M. Pavelyn, donnant à mon émotion son interprétation la plus naturelle, reprit sans s'arrêter:

—Je me suis rendu secrètement à Bruxelles, j'y ai consulté un médecin célèbre, qui a été jadis mon compagnon d'études. Pour mieux juger de l'état de Rose, il est venu à Anvers: il a passé toute une après-dînée avec nous, en compagnie de Rose, comme un vieil ami, qui ne voulait pas quitter Anvers sans venir me voir.

Avant qu'il nous quittât, je le conduisis dans mon cabinet pour savoir si mon horrible crainte était fondée.

Il me déclara que Rose n'était pas phthisique.

Je levai les mains au ciel avec un cri de joie.

—Oh! merci, merci! m'écriai-je étourdiment, c'eût été trop cruel.

—Tu m'interromps mal à propos, dit tristement M. Pavelyn. Plût à Dieu que la déclaration du médecin se fût arrêtée là! Mais non; il me fit comprendre que Rose, sans être atteinte d'une maladie des poumons, était cependant dangereusement malade, et que probablement elle mourrait après avoir langui longtemps, si je ne me hâtais d'avoir recours au seul moyen qui pût encore la sauver.

D'après lui, ce moyen, c'était de la marier.


XXVI

Jusqu'alors, j'avais maîtrisé mon inquiétude, et pour ainsi dire retenu mon haleine; mais alors ma poitrine s'abaissa en laissant échapper un long soupir.

—Je comprends, dit mon protecteur, que de pareilles choses t'affectent péniblement, Léon; mais laisse-moi continuer, tu verras que j'ai des raisons pour me croire doublement malheureux. Le docteur m'avait dit que le mariage, en plaçant ma fille dans d'autres conditions et dans un autre milieu, en la chargeant des soins d'un ménage, lui donnerait l'occupation et les distractions nécessaires pour la fortifier et pour calmer ses nerfs. Je devais donc chercher un époux. La tâche était difficile, parce qu'elle devait être accomplie tout de suite. Dès l'enfance de Rose, le rêve de sa mère et le mien avaient été de lui donner la position la plus brillante par un beau mariage. Sa fortune, comme notre seule héritière, et son éducation distinguée, sinon la beauté de son visage, nous donnaient le droit de nourrir une semblable ambition pour notre unique enfant. Mais comment trouver en peu de temps un époux qui réalisât notre rêve, au moins en partie? Je m'étais torturé l'esprit pendant plusieurs semaines, et je commençais à désespérer. Il y avait cependant un jeune homme que j'eusse accepté avec joie pour mon gendre; mais la fortune de ses parents était au moins quatre fois aussi grande que la mienne, et je prévoyais un refus. Je fus au comble de la joie lorsque le père du jeune homme, sur un mot vague de ma part, déclara qu'un mariage entre son fils et ma fille lui serais très-agréable, et qu'il donnait d'avance son consentement si les jeunes gens se convenaient. Le même jour son fils avait accepté la proposition avec une joie extraordinaire. Pour moi, j'étais au comble de mes voeux. Un pareil mariage! C'était une brillante alliance qui devait mêler le sang des Pavelyn au noble sang des Somerghem.—C'est du jeune M. de Somerghem que je parle; tu l'as vu lorsque tu es venu nous annoncer ton départ pour Bodeghem; tu l'as vu à notre soirée. Il n'a pas quitté Rose un seul instant.—C'est un jeune homme élégant et distingué. Haute noblesse, fortune colossale, éducation brillante, beauté de visage, il a tout pour lui. En bien, Léon, nous avons parlé à Rose de ce mariage; nous lui avons fait comprendre qu'il était nécessaire pour la sauver d'une maladie de langueur; nous l'avons suppliée de consentir en lui disant qu'elle nous donnerait une grande preuve d'amour.—Elle refuse! M. Pavelyn se tut et attendit une réponse. Pendant qu'il parlait, j'étais si profondément plongé dans mes douloureuses réflexions; la révélation de l'état menaçant de Rose m'avait porté un coup si cruel que, pour toute réponse, je répétai les derniers mots de mon interlocuteur, et murmurai d'une voix à peine intelligible:

—Elle refuse!

—Oui, Léon, reprit M. Pavelyn, elle refuse! Rien ne peut la faire changer de résolution. Je ne sais pas comment cela se fait; mais ce mariage semble lui faire horreur. Comprends-tu ce qui m'afflige si profondément? Non-seulement je ne puis pas sauver ma fille, mais ce projet de mariage est connu de toute la ville. Que penseraient les Somerghem d'un refus si offensant? Ah!... comme père, je suis menacé d'un chagrin éternel, et, comme homme, d'un insupportable affront! Toi seul, mon bon Léon, tu peux peut-être détourner de moi ce terrible malheur. Rose a pour toi une amitié sincère; tu es jeune comme elle, tu es éloquent; ta parole, pleine de sentiment, trouvera le chemin de son coeur. Fais-lui comprendre et démontre-lui qu'elle doit accepter ce mariage; c'est un service inappréciable que je te prie de me rendre. Oh! puisses-tu réussir, et je m'estimerais payé cent fois de tout ce que j'ai fait pour toi! N'est-ce pas, Léon, tu rassembleras toutes tes forces pour obtenir de Rose son consentement à ce mariage.

Depuis quelques minutes, j'avais prévu ce que M. Pavelyn allait me dire. Moi, moi-même! je devais supplier Rose d'épouser Conrad de Somerghem.... Au premier abord, cette pensée m'avait fait frissonner; mais tout à coup un retour s'était fait dans mes réflexions. Ce mariage était peut-être, en effet, le seul moyen de sauver Rose d'une consomption mortelle. L'homme dont j'avais reçu les bienfaits implorait cet effort de ma reconnaissance. Oh! il n'y avait pas à hésiter; si je ne voulais pas passer à mes propres yeux pour un être lâche, égoïste et méprisable, il fallait accomplir le sacrifice franchement et résolument. Aussi répartis-je que j'étais prêt à partir avec lui pour Anvers, afin de conseiller à Rose d'épouser M. de Somerghem.

—Mais tu feras des efforts, beaucoup d'efforts, tu puiseras dans son amitié pour toi et dans notre amour pour elle tous les arguments possibles?

—Avant de partir, je prierai Dieu pour qu'il donne du pouvoir à ma parole, répondis-je. Fiez-vous à ma gratitude et à mon ardent désir de faire tout ce qui peut vous être agréable. Vous dites que ce mariage peut sauver Rose, monsieur! pourrais-je hésiter?

—C'est une tâche difficile que je t'impose, soupira mon bienfaiteur. Tu ne connais pas Rose comme nous. C'est une fille douce et tranquille, jamais égoïste ni volontaire dans les choses ordinaires; mais, quand une fois elle a fermement décidé quelque chose, on s'aperçoit alors qu'elle est douée d'une singulière force de volonté. Souvent je m'en suis secrètement réjoui, car j'y voyais le signe d'un caractère noble et fort; mais, maintenant, nous avons malheureusement à craindre que nous ne soyons, nous et elle-même, les victimes de cette force de volonté!

M, Pavelyn s'était levé et marchait lentement dans l'avenue des hêtres. Croyant qu'il voulait me mener immédiatement à Anvers, je lui demandai un quart d'heure pour retourner dans la maison de mon père et m'habiller convenablement; mais il me dit que je devais rester à Bodeghem au moins jusqu'au lendemain; s'il me ramenait dans sa voiture, Rose soupçonnerait que son père m'avait imposé cette mission, et mes conseils perdraient beaucoup de leur poids et de leur force. Je devais venir par la diligence et faire comme si je ne savais rien. M. Pavelyn trouverait un prétexte pour faire tomber la conversation sur le mariage.

Chemin faisant, il se donna encore beaucoup de peine pour me faire sentir quel prix il attachait à ma réussite, et il me conjura de ne rien épargner pour atteindre mon but. Dès que nous approchâmes du château, il appela ses gens et leur donna l'ordre d'atteler sans retard.

Pendant qu'on attelait, il causa gaiement avec moi. Son chagrin s'était allégé par l'espoir que je détournerais de lui et de son enfant le mal qu'il redoutait. Mes paroles lui avaient inspiré cette espérance. Comme je supposais que Rose avait refusé le mariage parce qu'elle m'aimait, je ne doutais pas que, d'après mes conseils, elle ne se soumit à la nécessité reconnue, quel que pût être le sacrifice. J'avais exprimé plusieurs fois cette conviction intime, et mon bienfaiteur m'en était sincèrement reconnaissant. Au moment de monter en voiture, il me serra encore les deux mains et me dit avec un regard où brillait de nouveau la confiance:

—À demain donc, mon bon Léon; Dieu te donnera la force de remplir heureusement ta noble mission.

Je suivis des yeux la voiture, jusqu'à ce qu'elle eût tout à fait disparu à mes regards; puis je quittai le château et pris un sentier solitaire. En présence de M. Pavelyn, je n'avais pas pu réfléchir avec toute la lucidité voulue à la position nouvelle où sa démarche inattendue m'avait placé; mais, quand je fus seul et que je n'eus plus besoin de surmonter mon émotion, mon coeur se mit à battre violemment, je me sentis pâlir et mes jambes se dérober sous moi. Mon âme voulait se révolter contre le sacrifice de sa dernière espérance, mais cette lutte contre le sentiment du devoir ne fut pas longue. Bientôt j'envisageai sous un tout autre point de vue la tâche qui m'était imposée. J'aimais la fille de mes bienfaiteurs; peut-être n'avais-je pas fait ce que j'eusse dû faire pour combattre et pour étouffer cette inclination; peut-être étais-je vraiment coupable envers mes bienfaiteurs et envers Dieu. J'avais bien cherché dans ma conscience toute sorte de raisons pour excuser ma faiblesse; mais, maintenant, l'heure était venue de prouver que mon amour était assez pur et assez noble pour s'immoler au bonheur de celle qui en était l'objet. Certes, c'était une mission pénible que j'avais acceptée, et je prévoyais que bien des fois encore son coeur se serrerait d'angoisse et de douleur avant que le sacrifice fût consommé, mais j'offrirais mes souffrances à Dieu comme une punition de mon égarement, et, si j'étais coupable, il m'accorderait peut-être, avec son pardon, la paix du coeur que j'avais perdu.

Ainsi rêvant et fermement résolu à chasser toutes pensées autres que celles qui pouvaient m'encourager à accomplir franchement ma terrible tâche, je dirigeai mes pas vers la demeure de mes parents.


XXVII

Le lendemain, lorsque je descendis de la diligence à la porte de la ville et que j'entrai dans la rue qui devait me conduire immédiatement à la maison de M. Pavelyn, il me fallut rassembler toute mon énergie pour ne point défaillir au moment d'accomplir ma tâche. Jusqu'alors, j'étais parvenu à combattre mon hésitation et ma crainte; mais, maintenant que chaque pas me rapprochait du moment fatal, je sentais ma force m'abandonner. Mon coeur battait violemment, et de temps en temps un frisson glacial parcourait mes membres. Ce n'est pas que j'hésitasse dans ma résolution, ni que j'eusse quelque regret d'avoir accepté la douloureuse mission; mais il y avait en moi une puissance secrète qui luttait contre ma volonté, et dont les efforts tumultueux augmentaient à chaque instant ma frayeur et mes souffrances.

Après m'être arrêté deux ou trois fois en chemin pour maîtriser mon agitation, je crus avoir repris un peu de calme, et je sonnai hardiment à la porte de M. Pavelyn.

Comme je me présentai à l'heure convenue, M. Pavelyn épiait mon arrivée. Il vint à ma rencontre dans le vestibule, me serra la main avec joie, et m'introduisit sur-le-champ dans la chambre où sa fille était assise auprès d'une table, tenant une broderie à la main.

—Vois, Rose! s'écria-t-il gaiement, voici Léon qui vient nous voir.

Elle leva la tête de dessus son ouvrage. Son visage s'illumina de l'éclat d'une joie indescriptible, ses yeux firent rayonner vers moi un regard plein d'amour et de reconnaissance. Ma présence seule la rendait heureuse.... Pauvre victime d'un penchant défendu!

L'effet que cette démonstration, dont le sens ne pouvait m'échapper, produisit sur moi fut si profond, que je dus faire un effort pour retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Mais Rose, que mon arrivée inattendue avait surprise, se rendit immédiatement maîtresse de son émotion. Après avoir balbutié un aimable salut, elle avait repris tout son calme, et, dans ses réponses à ce que son père ou moi lui disions, il n'y avait plus rien qui pût faire soupçonner une profonde émotion.

Nous causâmes pendant quelque temps de choses presque indifférentes; puis M. Pavelyn porta la conversation sur le mariage. Il fit comme si je ne savais rien de Rose, énuméra brièvement toutes les raison qui devaient décider sa fille à accepter cette brillante alliance, et me demanda ensuite directement quelle était mon opinion sur cette affaire.

—Il ne peut y avoir de doute, affirmai-je: mademoiselle Rose doit donner son consentement; car un pareil mariage....

Un coup d'oeil de Rose fit expirer la parole sur mes lèvres. Elle me considérait avec étonnement, avec reproche et avec effroi; un pénible sourire errait sur ses lèvres, sourire presque imperceptible, mais convulsif comme celui d'une personne qui a reçu une blessure mortelles et qui ne veut pas se plaindre.

M. Pavelyn, remarquant mon hésitation, vint à mon secours et dit quelques mots pour m'encourager à continuer ma tâche.

Je recommençai avec douceur, mais avec résolution, à lui conseiller de se marier. Elle avait baissé la tête et paraissait m'écouter avec patience, sinon avec indifférence.

D'abord je fis valoir ta grande fortune de Conrad da Somerghem, sa haute noblesse et l'excellence de ses qualités. J'allais invoquer la raison principale et parler à Rose de sa maladie et du chagrin de ses parents, lorsque M. Pavelyn sortit de la chambre. La pauvre enfant suivi son père des yeux et me considéra avec un regard qui me fit frémir et me frappa de stupeur. Comme le langage de l'âme est admirablement clair!

Rose n'avait point parlé, et cependant j'avais compris mot pour mot ce qu'elle m'avait dit. Hélas! elle m'accusait d'avoir conspiré avec son père pour faire violence à ses sentiments. Elle me reprochait cette ruse cruelle et la blessure dont je venais volontairement de déchirer son coeur. J'étais extrêmement ému, et je bégayais quelques mots d'excuse; mais elle, avec un calme qui me dominait, me dit doucement:

—C'est bien, Léon, continuez. Accomplissez sans hésiter votre mission; je vous écouterai jusqu'au bout.

Je sentais des larmes prêtes à jaillir de mes yeux; mon coeur était serré, la pâleur de l'angoisse décolorait mon visage. Alors, la crainte me fit résister violemment à mon émotion. J'appelai à mon secours la conscience du devoir et toute l'énergie de ma volonté. Je repris d'une voix tremblante:

—Rose, vous êtes malade. Vos parents redoutent un affreux malheur! Ah! délivrez-les de l'angoisse qui abrégerait leurs jours. Ils vous ont donné la vie; toutes leurs espérances sont concentrées sur vous. Si la consomption devait leur enlever leur enfant, leur fille unique, ils mourraient de désespoir. Si c'est un sacrifice, un pénible sacrifice même que l'on exige de vous, acceptez-le, je vous en supplie, par pitié, par amour pour votre bon père, pour votre tendre mère!

Je croyais avoir fait quelque impression sur l'esprit de Rose; mais, voyant que je m'étais trompé, je m'interrompis.

—Malheureux Léon! dit-elle en soupirant, pourquoi retourner ainsi le poignard dans votre coeur et dans le mien? La consomption, dites-vous? Mais, pour accepter ce mariage, il me faudrait tuer dans mon coeur un sentiment qui est devenu ma vie même. J'aime mieux mourir de consomption! Alors, du moins, je ne profanerai pas le sentiment qui s'est emparé de mon âme; alors, du moins, je l'emporterai avec moi dans la tombe sans l'avoir souillé par une promesse parjure!

Je fus si profondément ému à cette révélation du secret de son coeur; ces affreuses paroles: consomption, mort, tombe, m'inspirèrent une telle frayeur et une si vive pitié, qu'un torrent de larmes ruissela sur mes joues. Je voulus parler, la voix s'arrêta dans mon gosier.

—Ne pleurez pas, Léon, dit Rose; la fatalité cruelle qui pèse sur nous ne peut se fléchir par des larmes. Dieu nous a refusé le bonheur sur la terre, courbons la tête avec résignation et sans nous plaindre. J'en mourrai peut-être; mais pourquoi croire qu'il ne reste plus d'espoir après la mort? N'y a-t-il donc pas une seconde vie?

Égaré, hors de moi, succombant presque à ma douleur, je m'écriai d'une voix entrecoupée par les sanglots:

—Non, non, vous ne pouvez pas mourir, Rose! Oh! Rose, écoutez-moi! Ce mariage doit briser un coeur dont chaque battement était un soupir pour vous; il doit empoisonner une vie qui ne consistait qu'à vous aimer, il doit tuer une âme qui vous adorait comme la Divinité; mais il doit aussi vous sauver de la mort qui vous menace, il doit épargner à vos parents, à mes bienfaiteurs, le plus affreux désespoir; il doit excuser notre égarement devant Dieu!... Oh! Rose, par les souvenirs de notre enfance, par tout ce que j'ai espéré et souffert, par mon amour insensé, mais sans bornes, pour celle qui m'a fait artiste, oh! je vous en conjure, laissez-vous fléchir! Accordez-moi un seul moyen de reconnaître les bienfaits de votre père, et ne m'ôtez pas l'espérance que vous resterez sur la terre pour lui fermer les yeux. Ah! voyez, Rose! voyez, je vous en supplie à genoux.... Écoutez, exaucez ma prière!

Je me laissai tomber à genoux en versant d'abondantes larmes et en tendant vers elle des mains suppliantes. Quelque chose qui me frappa de stupeur s'était passé en elle: une joie excessive brillait sur sa physionomie. Les bienheureux qui voient s'entrouvrir le ciel n'ont pas un sourire plus céleste. Pendant que je répétais ma prière avec plus d'ardeur, elle me tendit la main et me dit:

—Ah! j'en étais sûre, et cependant, je n'osais pas y croire tout à fait; maintenant, le doute est loin de moi. Merci, merci, Léon! Si Dieu a décidé de ma vie, maintenant je puis mourir!

Tout à coup je fus saisi d'une émotion terrible, je sautai debout en tremblant, et je courbai la tête en poussant un cri étouffé. Une porte s'était ouverte, et M. Pavelyn m'avait vu agenouillé aux pieds de sa fille! Cependant ce n'était pas cela qui m'agitait; car j'aurais facilement pu lui expliquer cette attitude suppliante; mais, dans le regard qu'il fixait sur moi, il y avait tant d'amertume et un courroux si sombre, quoiqu'il fût contenu, que je ne pus douter qu'il n'eût surpris le secret de mon amour pour sa fille.

Sans rien dire, M. Pavelyn tira le cordon d'une sonnette et attendit l'arrivée d'un domestique. Ce fut un moment anxieux; un silence de mort régnait dans le salon; Rose tenait ses yeux baissés; j'étais plus mort que vif, et je dus m'appuyer au marbre de la cheminée pour ne pas plier sur mes jambes chancelantes.

Une servante parut.

—Allez, dit M. Pavelyn, avertissez madame Pavelyn que Rose la prie de venir auprès d'elle sur-le-champ.

Dès que la servante eut disparu, mon protecteur, irrité, me dit d'une voix dont l'altération glaça mon sang dans mes veines:

—Venez, suivez-moi; je dois être seul avec vous.

Comme dans mon trouble et ma défaillance je ne m'empressais pas de lui obéir, il me saisit par la main et m'entraîna hors du salon. Près de la porte, je retournai la tête, dans un mouvement involontaire: c'était mon âme qui, par un dernier regard, voulait dire un éternel adieu à l'âme qu'elle aimait. Je vis Rose, debout, le doigt levé vers le ciel, comme une prophétesse; ses traits étaient illuminés; l'espérance et la foi rayonnaient dans ses yeux. Elle me montra le ciel, et je compris qu'elle me disait adieu jusque dans le sein de Dieu.

M. Pavelyn paraissait péniblement affecté de l'attitude de sa fille, car il me serrait le poignet et m'entraîna à grands pas dans une chambre retirée dont il ferma la porte derrière lui.

Je demeurai immobile à la place même où mon bienfaiteur m'avait conduit. Il croisa les bras sur sa poitrine et me regarda silencieusement; je ne pus supporter ce regard, et je me laissai tomber sur une chaise en cachant dans mes mains ma figure et mes larmes.

—Ainsi, voilà ma récompense! s'écria M. Pavelyn d'une voix altérée. Cet enfant que j'ai tiré de la pauvreté, que j'ai aimé comme un fils, que j'ai comblé de bienfaits, cet enfant était un serpent qui s'est glissé dans ma famille pour empoisonner ma vie! Le fils du sabotier, non content d'oser lever les yeux sur l'héritière de ma fortune et de mon nom, voudrait entraîner ma fille unique à partager son coupable amour! Insensé! La reconnaissance n'avait-elle donc pas assez de puissance dans votre coeur pour étouffer une pareille inclination? Ne prévoyiez-vous pas que vous alliez commettre une lâcheté et un crime! Qu'avez-vous osé croire? qu'avez-vous osé espérer? Ah! c'est une malédiction de Dieu.

J'étais pâle comme la mort; je tremblais; je me tordais les mains de désespoir; je tendais les bras vers M. Pavelyn en bégayant des paroles confuses. Mon émotion extraordinaire, mon angoisse mortelle et mon désespoir sans bornes éveillèrent quelque compassion dans le coeur de mon bienfaiteur; car ce fut avec moins de colère qu'il reprit:

—Non, ne répétez pas l'aveu de votre coupable égarement; j'ai tout entendu. Hélas! puisse le ciel vous le pardonner! Tandis que je vous prodiguais mon amitié, et que je songeais nuit et jour à votre avenir, vous parliez à mon enfant d'un amour qui devait abréger notre vie à tous, et couvrir notre tombe d'une honte ineffaçable.

La blessure sanglante que me fit cette accusation me rendit la parole; j'essayai, à travers mes sanglots, de faire comprendre à M. Pavelyn que je n'avais jamais, avant cette journée fatale, trahi par un mot ni par un signe la malheureuse passion que j'avais pour Rose. Je lui dis combien j'avais lutté et souffert; comment j'étais retourné à Bodeghem avec l'intention de ne plus fouler le pavé de la ville d'Anvers, et comment mon amaigrissement et ma fièvre n'étaient que la conséquence du combat désespéré que j'avais livré contre moi-même.—Enfin, je me jetai aux pieds de mon bienfaiteur, et, les arrosant de mes larmes, j'implorai sa pitié et son pardon. Je lui dis que je voulais fuir, fût-ce au bout de la terre; mais je le conjurai de ne pas me charger du poids de sa malédiction. Il me releva d'un geste bref et répondit:

—Malheureux, je vous ai tant aimé, que, maintenant encore, je puis croire à votre innocence! Je ne vous ferai donc plus de reproches inutiles. Personne au monde, dites-vous, ne sait rien de votre fol amour pour Rose, ni de sa faiblesse.... C'est un grand bonheur, oui, oui; car, si quelqu'un avait surpris ce terrible secret, où irais-je cacher ma honte? Comment ma femme supporterait-elle le poids de son malheur? Et Conrad de Somerghem qui se saurait repoussé pour un.... Non, je surmonte ma colère, mon indignation; c'est une consolation pour moi que, maintenant du moins, vous sentiez ce qu'un devoir inexorable exige de vous. C'est assez. Le silence, l'éternel oubli doit ensevelir ce secret; vous comprendrez, je l'espère, que vous devez quitter immédiatement cette maison. Partez, allez loin, très-loin; que personne de nous n'entende plus parler de vous. Que mon enfant surtout puisse oublier jusqu'à votre existence. Je vous en prie, je vous en supplie, Léon, si vous êtes reconnaissant de mes bienfaits, soumettez-vous de bonne volonté et avec conscience à cette nécessité.... On a besoin d'argent pour voyager; je ne veux pas que vous manquiez de rien.

À ces mots, il posa une bourse à côté de moi sur la table; mais, moi, anéanti par tant de bonté, je m'élançai vers lui, et lui pris les mains que j'arrosai de mes larmes en m'écriant:

—Oh! merci, merci! je prierai Dieu sans cesse pour qu'il vous accorde ses bénédictions! Adieu! ayez pitié de l'infortuné dont le dernier soupir sera un cri de reconnaissance pour vous. Oh! mon Dieu.... Adieu, noble coeur, généreux protecteur, adieu!

En achevant ces mots, je m'enfuis. Je me précipitai dans la rue comme un aveugle, et, poursuivi par l'angoisse et le désespoir, je courus droit devant moi, sans savoir ce que je faisais. Je sortis de la ville par la première porte qui se présenta devant moi, et lorsque j'arrivai au bout du faubourg et que je vis le monde ouvert devant moi je poussai un cri de joie, et je redoublai de vitesse, comme si chaque pas qui m'éloignait de la demeure de mon bienfaiteur devait diminuer le poids de ma honte et l'horreur de mon crime.


XXVIII

Le premier jour de ma fuite, je tombai d'épuisement près d'un village non loin de Bruxelles. Quoique j'eusse refusé le secours que m'avait offert mon protecteur, je n'étais pas sans argent. Je possédais trois napoléons d'or et quatre ou cinq francs en menue monnaie. Après quelques moments de repos, j'entrai dans le village et je cherchai une auberge. Le lendemain, au point du jour, je repris mon voyage dans la direction de la France, car je croyais que, dans ce grand pays dont je connaissais bien la langue, je trouverais mieux qu'ailleurs les moyens de me cacher et de soutenir ma vie amère sans qu'on en apprît jamais rien à Anvers.

Après avoir marché pendant quatre jours sans discontinuer, je me trouvai enfin assez loin sur la terre de France, dans un petit village aux environs de Compiègne. Maintenant qu'il y avait entre Rose et moi une distance de cinquante à soixante lieues, maintenant que je me savais éloigné de toutes les grandes routes et que je n'avais plus à craindre que l'on pût découvrir les traces de ma fuite, je ne sentais plus la nécessité de continuer mon voyage. Les gens chez qui j'étais logé ne m'inquiétaient pas par des questions indiscrètes et ne s'étonnaient pas de ma singulière taciturnité.

Il y avait autour du village beaucoup de petits vallons où l'on pouvait rêver tout à son aise, et à peu de distance s'étendait la forêt impériale de Compiègne, où les malheureux peuvent s'égarer dans la plus complète solitude avec leurs tristes pensées.

C'était le plus souvent dans les endroits les plus sombres de cette forêt que je passais mes journées, immobile pendant des heures entières, les yeux fixés sur un même point et les bras croisés sur ma poitrine; ou bien allant et venant, riant et soupirant, répandant sur le gazon la rosée de mes larmes jusqu'à ce que la cloche de midi ou l'obscurité du soir me rappelât au village.

Je pensais à ma mère, à M. Pavelyn et à mon avenir perdu: je sentais les remords de ma conscience; je voyais pleurer mes bienfaiteurs à la vue du dépérissement de leur enfant; j'entendais une malédiction sortir de leur bouche contre l'ingrat dont l'orgueil insensé était la cause du malheur de leur vie; mais, si affreux que fussent les souvenirs et les visions qui passaient devant mes yeux, je trouvai dans mon âme malade assez de force pour les chasser, et pour évoquer à leur place une autre image, une resplendissante et admirable apparition. Alors Rose s'élevait à mes yeux, des brouillards de la forêt, avec le sourire de l'espérance aux lèvres, le feu de l'enthousiasme dans le regard et me montrant du doigt le ciel, comme elle m'était apparue lors de notre fatal et éternel adieu. D'autres fois, j'écoutais une voix plaintive et je voyais à travers le feuillage l'ombre vaporeuse d'une vierge angélique. C'était l'âme de Rose qui venait me répéter l'aveu de son amour. «Plutôt mourir! plutôt mourir!» murmurait-elle à mon oreille d'une voix solennelle et touchante. Et alors, en extase et dans un oubli complet du monde, je me sentais heureux par-dessus tous les hommes, et je riais au fond de la forêt solitaire, comme un pauvre fou qui a perdu la conscience de lui-même.

Malgré le dérangement maladif de mon esprit, je songeais à ma mère avec une profonde inquiétude. Elle ne s'étonnerait pas pendant la première semaine de mon départ combien je resterais de jours à Anvers; mais enfin elle s'informerait de moi, et alors de quel coup terrible ne serait-elle point frappée en apprenant que j'avais disparu sans laisser aucune trace derrière moi! Je devais et je voulais lui écrire. Mais que lui dirais-je dans cette lettre? Je ne pouvais pas lui révéler la vérité; car je voulais accomplir avec une religieuse fidélité la promesse que j'avais faite à mon bienfaiteur. Vingt fois je me penchai sur mon papier pour commencer une lettre mensongère; mais le mensonge ne voulait pas sortir de ma plume.

Après une lutte qui dura quatre jours, je cédai enfin à l'impérieuse nécessité, et j'écrivis à ma mère. Je lui dis avec mille protestations d'amour, et en implorant son pardon, que je voulais entreprendre un voyage en France, en Allemagne et en Italie, pour compléter mon éducation d'artiste. Que j'étais parti sans lui dire adieu, de crainte que mes parents ou M. Pavelyn ne me détournassent de l'exécution d'un projet qui me poursuivait depuis plus d'une année et qui m'avait rendu malade. J'ajoutai qu'elle ne devait pas être inquiète de moi, que je lui donnerais souvent de mes nouvelles, que je penserais toujours à elle avec amour et que je reviendrais le plus tôt possible, avec la ferme volonté d'embellir ses vieux jours et de la rendre heureuse.

Pour ne pas laisser deviner à mes parents le lieu de mon séjour ou le lieu de ma fuite, je pris la voiture de poste qui passait sur la chaussée voisine, et je me fis conduire jusqu'à Reims, où je jetai ma lettre à la poste. Le soir, j'étais revenu dans le village.

Cette lettre à ma mère m'avait coûté bien des efforts incroyables; mais, maintenant qu'elle était partie et que je pouvais espérer que mes parents seraient du moins rassurés sur mon existence, je sentais mon coeur déchargé d'un poids étouffant, et mon esprit tout à fait libre de se livrer, dans un oubli complet, à ses continuelles rêveries.

Je n'aurais point, de longtemps, songé à quitter mon village, solitaire, car j'aimais la forêt de Compiègne et ses sentiers ombreux; mais je m'aperçus bientôt que mes finances étaient presque épuisées. D'ailleurs, mes singulières allures commençaient à être remarquées dans le village, et l'on me faisait des questions indiscrètes qui me déplaisaient. Il fallait donc prendre un parti et m'en aller. Paris était le seul endroit où je pusse me rendre avec l'espoir de rester inconnu et caché dans la foule, et de trouver de l'ouvrage comme sculpteur, afin d'échapper à la misère qui me menaçait.

Deux jours après, j'entrais, le bâton de voyage à la main, dans la capitale de la France. Pendant une semaine, je logeai dans un petit hôtel garni; mais alors, rappelé à l'économie par la vue de ma dernière pièce de cinq francs, je cherchai un logement moins coûteux. Je pris possession d'une petite chambre sous les combles d'une haute maison dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière le Panthéon. De là, mes yeux embrassaient tout le panorama de l'immense cité, et mon regard pouvait se perdre pendant des heures dans l'horizon brumeux, comme dans l'infini. À mes pieds grondait le roulement de milliers de voitures; au-dessus de ma tête bruissait le mouvement d'un million d'habitants; j'entendais même, dans la maison qui me servait d'asile, le chant de gens joyeux, le cri des enfants, et les appels des personnes qui montaient et descendaient l'escalier; mais tous ces bruits m'étaient étrangers, et, au milieu de Paris et de son innombrable population, je me sentais plus loin du monde et plus isolé que dans le petit village perdu près de Compiègne.

Dès la première heure de mon séjour dans cette petite chambre, elle me devint chère. Quelle autre patrie était mieux faite pour mon âme attristée, que cet étroit réduit, perdu sous le toit d'une maison qui était elle-même un petit monde, mais avec un horizon sans limites, où mes pensées pouvaient s'égarer en toute liberté?

Si la nécessité n'avait pas interrompu mes rêves, il me semble que j'aurais passé toute ma vie la tête penchée hors de ma petite fenêtre. Mais il n'y avait pas moyen d'oublier que la pauvreté se tenait à mes côtés. Je m'arrachai donc de ce lieu enchanteur, et je descendis dans la rue, pour aller demander de l'ouvrage chez les maîtres statuaires, comme je l'avais déjà fait infructueusement depuis plusieurs jours.

Ce jour-là, je devais être plus heureux. Je m'adressai à un sculpteur très-estimé, qui demeurait dans une maison de la rue de Seine, en lui disant que j'étais un jeune artiste, un premier prix de l'Académie d'Anvers, qui avait entrepris le voyage de Paris pour se perfectionner dans ses études; mais que, me trouvant sans argent, j'étais obligé de chercher de l'ouvrage pour vivre. L'humilité de mon langage lui inspira sans doute de la confiance; car il ne m'en demanda pas davantage, et me conduisit sur-le-champ dans un grand atelier où beaucoup de jeunes gens et même d'hommes faits étaient occupés à tailler dans le bois et dans la pierre différentes statues, et des ornements de toute espèce.—Il appela le chef de l'atelier, lui dit quelques mots à voix basse; puis, se tournant vers moi:

—On va vous mettre à l'épreuve, mon garçon, dit-il. Ce soir, je verrai ce que vous savez. Si je suis content, je vous donnerai de l'ouvrage. À l'oeuvre donc, et bon courage!

On m'apporta une petite ébauche en plâtre représentant un archange, et un bloc de bois de tilleul, où je devais tailler la tête de l'ange jusqu'au cou, grande quatre fois comme le modèle. On me procura en même temps tout ce qu'il me fallait: un établi, des outils, et même une blouse grise, pour ne pas souiller mes habits.

Vers le soir, j'avais presque entièrement terminé la tête d'ange. J'étais content de moi-même, car j'avais la conviction que mon essai était parfaitement réussi. Aussi, je travaillais avec tant d'ardeur, que je ne remarquai pas que depuis quelques instants le sculpteur était derrière moi, et regardait ce que je faisais.

Il me tapa sur l'épaule, et me dit avec un sourire aimable:

—Oh! oh! mon gaillard, vous osez corriger le modèle! C'est égal, j'aime cela, quand la hardiesse marche de pair avec le talent. Je suis satisfait; vous travaillerez pour moi; et, pour vous faire voir que je veux du bien à de jeunes artistes comme vous, je vous donnerai le salaire d'un premier ouvrier.

Depuis ce jour, je travaillai dans le grand atelier au milieu de nombreux compagnons. Il y avait à exécuter, pour une église de la ville de Bordeaux, un grand autel avec toutes ses statues et tous ses ornements. L'ouvrage se trouvait en retard et était pressé. C'est à cette circonstance que je devais mon admission immédiate.

Dès le premier jour de mon entrée à l'atelier, mes camarades avaient tâché de savoir qui j'étais. Au commencement, ils excusèrent ma discrétion et ma réserve; mais bientôt mon continuel silence les aigrit, et je devins de plus en plus l'objet de leurs railleries, sinon de leur haine.—Cette disposition hostile de mes camarades m'affligea; je fis tous mes efforts pour être un peu plus communicatif, et pour leur être agréable; mais j'eus beau me faire violence, je ne parvins pas à chasser les images qui, même pendant que je travaillais avec ardeur, étaient sans cesse présentes à mon esprit, et l'emportaient dans le monde des idées tristes.... Rose, toujours Rose! qui me montrait le ciel comme la patrie des pauvres bannis du bonheur, et murmurait à mon oreille: «Plutôt mourir! plutôt mourir!»

Lorsque la fin des heures de travail me rendait ma liberté, je prenais mon vol, comme un oiseau échappé de sa cage, vers la montagne Sainte-Geneviève, et je m'asseyais sur une chaise devant ma petite fenêtre, et je regardais d'un oeil vague les reflets dorés du soir, et je rêvais d'elle, de son sourire et de son aveu; ou bien je pensais à sa maladie, au chagrin de ma pauvre mère, et je pleurais, et je suppliais Dieu, les mains levées vers lui, de la protéger et de me pardonner, dans sa miséricorde infinie. Et je ne quittais ma place favorite que quand la fatigue m'obligeait à me mettre au lit pour réparer mes forces.


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