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La tombe de fer

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XXIX

Il y avait deux mois que je travaillais avec mes camarades à l'achèvement du grand autel.

Un jour, le sculpteur me fit appeler dans son atelier particulier. Il me montra un modèle de plâtre—qu'à son ancre symbolique on pouvait reconnaître pour une personnification de l'Espérance,—et me dit de l'examiner avec attention, parce qu'il désirait avoir mon avis.

—Eh bien, demanda-t-il après quelques instants, que pensez-vous de cette statue?

—Telle qu'elle est comprise, je la trouve extrêmement belle, répondis-je d'un ton craintif.

—Telle qu'elle est comprise? répéta-t-il. Il y a donc une restriction? Voyons, parlez franchement; je ne vous ai pas appelé ici pour recevoir vos éloges, il manque quelque chose à cette ébauche. Si vous pouvez trouver ce que c'est, vous me rendrez service; car cela commence à m'ennuyer terriblement.

—Mon talent est trop borné, murmurai-je, pour que j'ose critiquer une si belle oeuvre; cependant je reconnais que, si j'avais dû l'entreprendre moi-même, mon imagination me l'eût fait concevoir moins bien sans doute, mais autrement.

—Mais comment l'auriez-vous conçue? C'est précisément là ce que je veux savoir, s'écria mon maître avec impatience.

Je lui expliquai que, d'après moi, la beauté corporelle que les Grecs ont recherchée, répondait sans doute à leurs moeurs et à leur religion; que le christianisme, regardant le corps comme poussière, avait plutôt pour but, dans l'art, de traduire les émotions de l'âme immortelle. L'ébauche de la statue de l'Espérance, si elle était mon ouvrage, ne ressemblerait donc pas tant à une divinité grecque; je la ferais plus humaine, trop humaine probablement.

Mon maître paraissait écouter mes paroles avec plaisir Il m'arracha encore une remarque sur l'expression du visage de sa statue. D'abord, je tâchai de lui faire comprendre, avec la plus grande réserve, que je trouvais l'expression trop calme, trop froide, et manquant d'élan vers celui qui est la source de toute espérance. Insensiblement je me laissai entraîner par mon sentiment; on avait touché une des cordes de mon coeur, qui n'en demandait pas tant pour vibrer avec violence. Je représentai l'espérance comme l'unique source de toute foi, de toute religion, de toute joie;—car, si le Créateur n'avait pas mis au coeur de l'homme l'étincelle lumineuse de l'espérance, où celui-ci trouverait-il la raison et la force de supporter les sacrifices, les douleurs et la travail de la vie, s'il ne savait pas qu'un être suprême lui tiendra compte de ses labeurs et de ses souffrances?

Mon maître fut vivement touché de mon langage enthousiaste, et, tout en me disant que je me laissais peut-être exalter jusqu'à l'exagération, il me serra la main avec une satisfaction sincère.

Il m'expliqua pourquoi cette ébauche l'ennuyait, comme il me l'avait dit. Un banquier excessivement riche, possesseur d'un magnifique cabinet d'objets d'art, lui avait commandé la statue de marbre de l'Espérance, pour être placée au milieu de plusieurs chefs-d'oeuvre de sculpture. Ce banquier, originaire d'Allemagne, était un homme très-religieux. Il avait sur l'art d'autres idées que celles qui sont reçues en France. Plusieurs fois déjà, il était venu voir le modèle ébauché, et, chaque fois, il s'en était montré mécontent, malgré les nombreuses modifications que mon maître y avait faites. Le banquier avait à peu près les mêmes idées que moi sur les exigences de ce que nous appelons l'art chrétien, et cela étonnait grandement mon maître. Quoiqu'il en soit, mon maître tenait beaucoup à satisfaire le riche amateur, et il me pria instamment de lui dire d'une façon plus précise et plus détaillée comment je croyais que la pose, l'expression et les formes de sa statue devaient être pour répondre au voeu du banquier.

Je parlai si longtemps et je conseillai tant de changements, qu'à la fin aucune des parties de sa composition n'avait échappé à mes critiques, cependant comme je parlais avec beaucoup de respect, ma franchise ne blessa pas le sculpteur. Il secoua la tête d'un air pensif, et dit:

—Vous autres, hommes du Nord, vous comprenez l'art autrement que nous le comprenons en France aujourd'hui. Qui a tort? Qui a raison? Nous laisserons la question pendante. En tous cas, je me fais vieux, et ce n'est pas à mon âge que l'on change son esprit et ses yeux. Il m'est impossible de satisfaire le banquier; et cependant je serais profondément désolé si je devais perdre quelque chose de son estime et de sa haute protection.

Il y eut un moment de silence.

—Mais, mon brave garçon, demanda tout à coup mon maître, si je vous priais de faire une maquette d'après vos idées, y mettriez-vous le cachet de vos sentiments sur l'art chrétien?

—J'ose l'espérer, quant à l'idée du moins, répondis-je. Quant aux formes et aux proportions des différentes parties, votre main de maître devrait les corriger; car, en ce point, je suis encore novice et inexpérimenté.

—Ah! c'est naturellement ainsi que je l'entends, s'écria le sculpteur. Demain je pars pour Bordeaux avec toutes les pièces de l'autel achevé. Pour le placer dans l'église, je serai au moins huit jours absent. Il y a là-haut, au troisième étage, une petite chambre où je travaille quelquefois. J'y ferai monter de la terre glaise. C'est là que vous ferez votre ébauche. Il y a une sonnette; l'apprenti viendra à votre appel pour recevoir vos ordres. Vous garderez sur vous la clef de cette chambre. Je défendrai que personne vienne vous déranger. Vous profiterez de votre temps, et vous avancerez votre maquette autant que vous pourrez. Je suis curieux de voir de quoi vous êtes capable.... Ainsi c'est dit, n'est-ce pas, demain vous vous mettrez à l'oeuvre? Et vous me ferez une Espérance chrétienne.

Je promis de faire de mon mieux pour mériter son approbation.

Le lendemain, je pétrissais l'argile avec passion, car j'étais si exalté, et je voyais mon idéal si net et si vivant devant mes yeux que je jugeai inutile de modeler une ébauche en petit pour me guider dans mon travail.

Quelle serait ma statue? Où trouverais-je mon inspiration? Mais qui, sur la terre, avait, comme moi, vu l'Espérance incarnée en une créature humaine? Rose! Rose avec son doigt tendu vers le ciel, avec toute son âme dans ses yeux, avec son visage rayonnant et illuminé par la foi en une vie meilleure, levé vers Dieu, la source de toute espérance!—Oh! j'étais encore artiste! Toute la vivacité de mon esprit m'était revenue; je ne pensais plus qu'à ma création, et je me sentis si heureux et si grand, que, sans m'en apercevoir, je mouillai de larmes de joie l'argile que je pétrissais sous mes doigts fiévreux. Et, comment en eût-il été autrement? Ce que je faisais c'était l'incarnation de mon amour, de ma croyance, de mon espoir! Rose était là, devant moi; comme l'ange inspirateur de l'artiste! Et moi, en travaillant, je me sentais plus près d'elle, et en communication plus intime avec son âme que dans mes rêves les plus trompeurs. Aussi l'argile se façonnait comme par enchantement entre mes mains. J'aurais eu vingt bras, que je n'eusse pas pu travailler plus vite!

Cependant, lorsque j'eus entièrement modelé ma statue avec son caractère propre, mais encore grossièrement ébauché, une difficulté que j'avais vainement essayé d'écarter m'effraya. Non-seulement ma statue avait l'attitude solennelle et l'expression enthousiaste de Rose au moment où elle m'avait dit adieu jusque dans le ciel; mais c'était si exactement sa figure, que ma main avait involontairement imprimé, sur ses traits et dans ses membres amaigris, le sceau de la langueur. Ma statue était donc trop grêle de formes et trop maigre.

Je luttai longtemps pour corriger ce défaut; enfin je réussis en partie, et mon ébauche acquit une certaine rondeur, suffisante du moins pour lui ôter son apparence maladive.

Alors je me mis à travailler avec plus de confiance et plus d'ardeur, et je poussai si vivement l'exécution, que je passai presque tout le huitième jour à contempler mon oeuvre avec ravissement, ne voyant plus aucune correction à y faire.

Mon maître était revenu dans l'après-midi. Je reconnus sa voix dans l'escalier, et j'attendis, coeur palpitant, qu'il ouvrit la porte de ma chambre. Quel serait son jugement?

Enfin il parut, et s'écria aussitôt qu'il me vit:

—Eh bien, mon garçon, a-t-on réussi? a-t-on bien travaillé? Voyons comment vous comprenez l'Espérance chrétienne.

A ces mots, il s'approcha de ma statue; mais il recula, frappé d'un sentiment dont je ne pus me rendre compte, et la considéra un instant en se parlant à lui-même.—Puis il s'élança vers moi, me prit la main, la serra avec force, et dit d'une voix émue:

—Mais vous êtes un artiste, vous! un grand artiste! Les formes sont un peu grêles; mais cela ne fait rien, je les corrigerai. Vous avez trop d'inspiration et trop de talent pour ne pas acquérir, avec le temps, une grande célébrité. Pauvre garçon! vous perdez votre temps ici, à tailler le bois et la pierre pour gagner un morceau de pain! Cela n'est pas juste; à chacun selon son mérite; je vous procurerai les moyens de vous faire connaître.... Et, en attendant, je double dès aujourd'hui votre salaire. Tant que vous resterez ici, vous ne serez pas mon ouvrier, vous serez mon ami; nous causerons de l'art ensemble; j'apporterai mon expérience, et vous, l'enthousiasme de votre coeur jeune et chaud. Nous y gagnerons tous les deux.

Je remerciai mon généreux maître, les larmes aux yeux; mais il ne me laissa pas le temps d'exprimer ce que je sentais.

—Je cours chez le banquier, s'écria-t-il. Il faut qu'il vienne, qu'il vienne à l'instant. Il serait bien difficile s'il n'était pas content, cette fois. S'il est chez lui, je le ramène avec moi. Jetez ces morceaux d'argile, et laissez descendre un peu le rideau; votre statue ne reçoit pas assez de lumière.

À ces mots, il descendit l'escalier quatre à quatre, me laissant en proie à une émotion d'orgueil et de joie.

Après une demi-heure d'attente, j'entendis un bruit de pas qui montaient à l'étage où se trouvait mon atelier. Je me retirai dans un coin de la chambre pour ne gêner personne, et je m'assis devant une table en faisant semblant de dessiner.

J'entendis un cri d'admiration poussé par le banquier, qui dit à mon maître:

—C'est superbe! je vous félicite. Vous avez enfin compris mieux que moi ce que je désirais. Recevez mes sincères remerciements. Oh! la nature vit! Et quelle expression, quel élan vers Dieu! Oui, oui! c'est ainsi qu'il faut représenter l'Espérance des chrétiens....

—Et si je vous disais que je ne suis pas l'auteur de cette statue? répliqua mon maître.

—Que voulez-vous dire? demanda le banquier surpris.

—J'y changerai bien quelque chose, répondit le sculpteur. Elle est trop maigre, et il y a, çà et là, de petits détails qui doivent être corrigés; mais je ne veux pas m'attribuer le mérite d'autrui. L'auteur de la statue que vous admirez est le jeune homme que vous voyez dessiner à cette table.

Et, se tournant vers moi, il me cria:

—Venez ici, mon ami, et recevez vous-même les éloges qui vous appartiennent légitimement.

J'obéis. Le banquier s'avança vers moi et se mit à me louer chaleureusement et à vanter mon oeuvre. Ému et confus, je tenais les yeux baissés; mais mon maître me frappa vivement sur l'épaule, et s'écria:

—Ah! monsieur Léon, vous êtes là comme une timide jeune fille. Levez la tête et regardez hardiment devant vous, comme un artiste tel que vous a le droit de le faire.

Le banquier se gratta le front en murmurant:

—Monsieur Léon? Ce serait étrange! qui sait? En effet; maître, je connais tous vos élèves, mais ce jeune homme, je ne l'ai pas encore vu ici.—Vous vous nommez donc Léon? demanda-t-il en s'adressant à moi. Excusez mon indiscrétion, je vous prie. Quelle est votre patrie? quelle ville habitent vos parents? quel est votre nom de famille?

Je répondis à ses questions avec franchise.

C'est merveilleux! dit-il. Sans cette statue, je ne vous aurais peut-être jamais trouvé. Cependant il y a quinze jours que je vous fais chercher dans tous les ateliers et les musées de Paris. Mais qui se fût imaginé que je vous trouverais dans une maison où je connais tout le monde? J'ai une lettre pour vous, une lettre très-pressée. Elle est d'un riche négociant d'Anvers. Mais vous devez le connaître: M. Pavelyn est son nom. Je ne sais ce qu'il vous veut, mais il me supplie de ne pas perdre un instant pour vous remettre sa lettre, si je vous découvre. Je lui ai promis de ne rien négliger pour satisfaire son ardent désir. Je vais envoyer immédiatement mon domestique, qui m'attend en bas, demander la lettre à mon premier commis. Il ira en voiture, et sera de retour en un instant.

Il descendit pour donner ses ordres, puis remonta sur-le-champ dans l'atelier. Il regarda encore ma statue, loua en particulier chacun des mérites qu'il croyait y découvrir, causa avec moi de l'art païen, de l'art gothique et de l'art moderne, et me promit sa puissante protection.

Il fut interrompu par l'arrivée de son valet, qui lui présenta une lettre cachetée, qu'il me remit immédiatement.

C'était bien M. Pavelyn qui avait écrit mon nom sur l'enveloppe. J'étais tremblant et pâle d'une curiosité inquiète en ouvrant la lettre.... Mais, dès que j'en eus parcouru les deux premières lignes, un voile descendit devant mes yeux; je poussai un cri déchirant; mes jambes se dérobèrent sous moi, et je m'affaissai au pied de ma statue.

Mon maître me prit dans ses bras; le valet qui avait apporté la lettre prit de l'eau dans un vase, et se disposait à mouiller mon front. Mais je n'étais pas tout à fait évanoui, et je fis signe qu'on me laissât respirer un peu. Je ne pouvais croire l'écrit qui gisait tout ouvert à mes pieds, et mon premier mouvement fut de le reprendre et d'y porter les yeux de nouveau. Je lus à voix haute les affreuses paroles qui m'avaient fait succomber à ma douleur et à mon épouvante:

«Venez, venez vite, Léon! hélas! elle marche d'un pas rapide vers la mort. Un seul espoir nous reste: votre présence peut encore, peut-être, lui sauver la vie. Venez! ma pauvre Rose vous appelle jour et nuit!»

Je n'en lus pas davantage. Avec un nouveau cri, j'arrachai ma blouse grise, et je saisis mes vêtements.

—Mais qu'avez-vous? que voulez-vous faire? s'écria mon maître, effrayé de la violence de mes mouvements.

—Partir, je dois partir! m'écriai-je. Elle meurt! elle m'appelle! Adieu!

—Elle meurt? Qui? demanda-t-on.

—Là-bas! elle! l'Espérance ... ma statue! hurlai-je comme un fou.

Mon maître se plaça devant la porte et me barra le passage.

—Pauvre garçon! dit-il; je ne puis vous laisser partir ainsi; votre cerveau est dérangé.

Je lui dis d'un ton suppliant et les mains jointes:

—Oh! non, non, vous vous trompez: je ne suis pas fou. Jugez, jugez vous-même! J'étais un pauvre enfant muet; un autre enfant, la fille de gens riches, m'a tiré de la misère, m'a instruit, et a fait de moi un artiste. Devenue femme, elle a aimé son protégé avec tant de passion, qu'elle paie de sa vie ce malheureux amour! Peut-être en ce moment est-elle étendue sur son lit de mort, elle m'appelle pour la sauver, pour lui fermer les yeux.... Et je ne volerais pas à son appel de détresse? Ah! je vous en prie, je vous en conjure, laissez-moi partir!

—Je comprends, répondit mon maître, les yeux mouillés de larmes; mais vous ne retournerez pas du moins à Anvers à pied; avez-vous de l'argent?

—De l'argent? balbutiai-je frappé de cette question. De l'argent? Dans ma chambre ... trop peu, peut-être.

Le généreux artiste tira quelques napoléons de sa poche, me les glissa dans la main et dit:

—Tenez, que Dieu vous protège pendant le voyage. Partez le plus vite possible; nous compterons après.

À peine vis-je la porte ouverte devant moi, que je me précipitai dans l'escalier en poussant un cri de joie, et je m'élançai dans la rue....

Deux heures après, j'étais dans la chaise de poste qui devait me ramener en Belgique.


XXX

Après un voyage rapide, quoique terriblement lent au gré de ma fiévreuse impatience, j'arrivai à Anvers dans l'après-midi. Je m'élançai hors de la chaise de poste avant qu'elle fût complètement arrêtée, et courus tout d'une haleine jusqu'à la maison de M. Pavelyn; mais là, j'appris par un domestique que, depuis une dizaine de jours, toute la famille s'était rendue au château de Bodeghem, dans l'espoir que l'air de la campagne fortifierait un peu la malade.

Sans perdre un instant, je courus chez un loueur de voitures et fis atteler deux bons chevaux à une légère calèche; je lui promis double salaire ... et, un quart d'heure après, nous brûlions le pavé de la grande route de Bodeghem avec la rapidité du vent.

Je fis arrêter la voiture devant la grille du château, je jetai une pièce d'or au cocher, et je sautai dans le jardin. À la porte du château, un domestique me salua avec un cri de joie: il me conduisit dans le vestibule en toute hâte, et, sans dire un mot, ouvrit la porte d'une chambre et s'écria:

—Voici M. Léon!

Trois ou quatre voix répondirent par un cri de joie à cette annonce. Je vis Rose se lever en sursaut de son fauteuil de malade tout chargé de coussins; je vis ma mère qui tenait une des mains de la pauvre malade; je vis M. et madame Pavelyn dont le visage s'illuminait de joie à mon apparition.... Mais Rose! hélas! comme la maladie l'avait changée! Ces joues creuses, ces yeux vitreux, ces lèvres bleues! Il était donc vrai que la mort avait marqué sa victime; je n'étais venu que pour la voir mourir!

À cette affreuse pensée, je fus frappé d'un désespoir immense; je sentis mes jambes se dérober sons moi; j'essayai de parler; mais on eût dit que j'étais redevenu muet.

Je remuais vainement les lèvres; aucun son ne sortait de ma bouche.... Un torrent de larmes s'échappa de mes yeux, et je me laissai tomber sur une chaise, anéanti et sans force, la tête cachée dans mes mains appuyées sur le bord de la table.

J'entendais la douce et faible voix de Rose m'adresser des paroles consolatrices; je sentais les bras de ma mère qui s'efforçaient de me faire lever la tête pour un tendre baiser. M. Pavelyn me serrait la main et tâchait de me tirer de la douleur où j'étais plongé par les témoignages de la plus vive affection; mais je restai insensible à tout, et ne répondis que par des sanglots, jusqu'au moment où Rose murmura à mon oreille avec l'accent de la plus ardente prière:

—Léon, merci pour vos larmes; mais ayez du moins pitié de ma pauvre mère. Vous lui déchirez cruellement le coeur! Pour l'amour de moi, montrez-vous courageux et rassuré sur mon sort!

Ces paroles ma rappelèrent un peu à moi-même; je fis un effort pour surmonter ma douleur, et je levai la tête. Tandis que des larmes silencieuses coulaient encore de mes yeux, j'essayai d'expliquer ma vive émotion par le sentiment de bonheur ineffable dont la vue de mes bienfaiteurs et de ma mère avait agité mon âme....

Mais Rose interrompit cette explication embarrassée, et dit en me montrant une chaise à côté d'elle:

—Venez, Léon, asseyez-vous à côté de moi. Je ne puis pas causer avec vous de si loin, cela me fatigue la poitrine.

Quand je lui eus obéi, elle me regarda avec un sourire radieux, et plongea dans mes yeux un regard d'une singulière profondeur. L'amour et le bonheur éclairaient son pâle visage; mais cette quiétude, cette joie, sur ses traits flétris, me frappèrent d'une angoisse nouvelle, et je penchai la tête sur ma poitrine.

—Cela vous fait beaucoup de peine de me voir malade, me dit-elle d'une voix calme et gaie. Ah! si vous n'étiez pas venu, je n'aurais peut-être pas eu la force ni le courage d'espérer une vie plus longue; mais, maintenant que vous voilà, je me sens déjà beaucoup mieux. Mon coeur bat plus librement; il y a quelque chose, un sentiment secret du retour de mes forces, qui me donne la certitude que j'échapperai à la consomption. Vous verrez: dès demain, je veux me promener au jardin avec vous et avec ma bonne mère; nous parlerons de notre enfance; nous évoquerons nos plus doux souvenirs; nous jouirons du beau temps, et nous admirerons la beauté de la bienfaisante nature. Ainsi j'oublierai ma maladie, je reprendrai des forces, et je reviendrai insensiblement à la santé. Oui, oui, Léon, j'en suis sûre; le bon Dieu vous a destiné à me rendre deux fois la vie. Votre vue seule suffit pour me guérir. Prenez donc courage, vous tous qui m'aimez si tendrement; car la lumière de la délivrance a lui pour moi.

Ces paroles, dites avec l'accent d'une ferme conviction, firent une profonde impression sur moi et sur ses parents. Je commençai à chanceler dans ma terrible croyance; le joyeux sourire qui éclaira mon visage trahit le doux espoir qui était descendu dans mon coeur.

Rose parla encore pendant quelque temps avec la même confiance exaltée, jusqu'à ce qu'elle ne vît plus de larmes dans les yeux de sa mère et qu'elle crût avoir effacé l'impression de mon désespoir. Alors elle se mit à m'interroger sur mon voyage, et voulut savoir avec les moindres détails, comment j'avais vécu pendant ma longue absence, et ce qui m'était arrivé.

Pour m'engager à en faire le récit circonstancié, elle prétendit qu'il n'y avait pas de meilleur moyen, pour guérir un malade, que de lui faire oublier sa maladie. Pendant que je parlais, elle m'interrompit souvent par de joyeuses observations et de fines reparties, et se montra si gaie, que je finis par croire que je m'étais effrayé à tort, et qu'il n'y avait aucune raison de désespérer d'une prompte guérison.

M. et madame Pavelyn écoutaient, les yeux brillants de bonheur; et il était visible qu'ils s'abandonnaient plus encore que moi à cette douce espérance.

Mon bienfaiteur prit part à la conversation; il fut extrêmement affectueux et me montra à différentes reprises que, malgré son chagrin, il n'avait cessé de m'aimer.

Comme j'étais arrivé à Bodeghem très-tard dans l'après-midi, le crépuscule du soir commençait déjà à obscurcir la clarté du jour, pendant que nous oubliions nos peines et nos inquiétudes dans une conversation pleine de charme et de consolation. Rose nous étonnait par sa vivacité, son courage et sa gaieté. Ses lèvres avaient repris leurs fraîches couleurs par la circulation d'un sang plus chaud; ses yeux brillaient de joie; il y avait dans ses paroles et dans ses gestes tant de liberté d'esprit et tant de force, qu'il ne restait plus en elle d'autres symptômes de maladie que l'extrême maigreur de ses joues et de ses membres.

En ce moment survint le docteur, qui venait faire sa visite habituelle. Lui aussi parut stupéfait du changement favorable qu'il remarqua sur la physionomie de Rose, et il secoua la tête en souriant.

Après m'avoir cordialement souhaité la bienvenue, comme à une vieille connaissance, il s'approcha de la malade et lui tâta le pouls pendant quelques minutes.

Puis il dit d'une voix qui trahissait une certaine inquiétude:

—Quelle agitation dans le sang! Cette force nouvelle est étonnante. Espérons; une réaction favorable va peut-être se déclarer; mais, si nous ne faisions pas cesser cette émotion trop vive, maintenant qu'il en est temps encore, elle pourrait devenir funeste. Mademoiselle Rose est très-fatiguée, quoiqu'elle n'en ait pas l'air. Il faut qu'elle prenne du repos. Ainsi, monsieur Léon, vous qui avez plus de force sur vous-même, quittez-la maintenant. Et vous, mademoiselle, remettez à demain le plaisir de causer avec lui. Alors vous serez probablement assez forte pour reprendre, sans vous fatiguer outre mesure, l'entretien que mon devoir m'oblige à faire cesser.

Nous avions tous la conviction que le docteur nous donnait un conseil très-sage; car, maintenant que notre attention était éveillée, nous ne pouvions méconnaître que Rose fût dans un état d'agitation extrême.

Ma mère prit pour prétexte que mon père, qui était allé dans un village voisin pour acheter du bois, serait probablement de retour à la maison, et que je ne pouvais lui laisser ignorer plus longtemps mon retour.

Rose me supplia à mains jointes de revenir la voir le lendemain de très-bonne heure. Ses yeux bleus faisaient rayonner sur moi un sourire d'une douceur céleste. M. Pavelyn me serra encore la main. Je marchai consolé et presque heureux, à côté de ma mère, vers notre demeure.


XXXI

Le lendemain, après une nuit agitée par des rêves pleins d'espoir et d'inquiétude, je me levai aux premières lueurs du matin; mais, si vif que fût mon désir d'être auprès de Rose, je restai avec mes parents pour leur parler de ma fuite et de ma position.

Je sentais, et ma mère me l'avait bien fait comprendre, que Rose avait été très-fatiguée, et que je ne pouvais pas la priver d'un repos si nécessaire par une visite trop matinale.

Neuf heures sonnaient au clocher du village quand j'osai me diriger vers le château.

En entrant dans le jardin, je vis de loin Rose assise avec sa mère sous l'ombrage d'un tilleul touffu. Cette preuve que les émotions de la veille ne lui avaient pas été fatales me rendit si joyeux, que je poussai un cri de triomphe.

Tandis que j'exprimais ma joie et mon espoir, Rose me fit signe de m'asseoir à côte d'elle.

Madame Pavelyn, après avoir échangé quelques paroles avec nous, se leva et s'éloigna sous prétexte d'aller chercher quelque chose dans la maison.

Dès qu'elle eut disparu, Rose me dit:

—Léon, j'ai prié ma mère de me laisser seule avec vous. Hier, je n'ai pas pu causer librement avec vous; parlons un peu à coeur ouvert. Dites-moi, pendant cette triste absence, avez-vous pensé à moi, beaucoup pensé à moi?

—Ô Rose, soupirai-je, en quoi peut consister ma vie, sinon à penser à vous, à vous seule, jour et nuit? Votre doute me fait peine....

—Non, non, soyez tranquille, Léon, répliqua-t-elle en souriant. J'ai tort de vous demander cela; car je sais ce que vous avez souffert, et à quelles pensées votre esprit a été en proie. Mon âme vous a accompagné dans votre voyage; j'ai vu couler vos larmes dans la solitude; j'ai entendu vos lèvres murmurer mon nom; je vous ai vu sourire à mon image qui se plaçait devant vos yeux. Ne vous étonnez pas de cela, Léon. Pour compter les battements de votre coeur, si loin, que vous fussiez, je n'avais qu'à poser la main sur mon propre coeur, et je suis certaine que ses moindres pulsations avaient un écho dans le vôtre. Nos deux existences n'en font qu'une.

Tremblant d'émotion, je joignis les mains et balbutiai des paroles d'ardente reconnaissance.

La voix de Rose était si douce, le contentement illuminait sa pâle figure d'un éclat si charmant, que ses paroles tombaient sur mon coeur palpitant comme les gouttes d'une bienfaisante rosée.

Il devait y avoir dans l'esprit de Rose des idées qu'elle ne disait pas; au lieu de répondre à ce que je lui disais, elle me demanda tout à coup:

—Et si la maladie m'avait emportée avant votre retour, Léon, vous auriez toujours pensé à votre pauvre amie d'enfance, n'est-ce pas? et vous auriez attendu avec impatience que Dieu vous rappelât à lui, pour pouvoir reposer à côté d'elle dans le cimetière?

—Oh! ne dites pas de si horribles choses, m'écriai-je. Vous êtes déjà beaucoup mieux aujourd'hui, vous guérirez, n'en doutez pas; mais vous devez faire un peu d'efforts, Rose, pour chasser de votre esprit cette crainte sans fondement. Faites-le du moins par pitié pour moi.

—J'ai eu dernièrement un rêve étrange, dit-elle, un rêve qui n'a pas duré plus de la moitié de la nuit, et qui, cependant, m'a fait vivre vingt ans et plus dans l'avenir. J'étais morte.... Non, ne vous agitez pas, Léon: ce n'était qu'une vision dans mon sommeil.... Moi aussi, j'avais pleuré, j'avais frémi à l'idée de la mort, parce que je croyais qu'elle allait me séparer pour toujours de tout ce qui m'est cher sur la terre. Comme je m'étais trompée! Du sein de Dieu, le regard de mon âme s'étendait jusqu'aux dernières limites de l'univers. Mon existence était devenue si puissante, si perfectionnée et si multiple, que mon âme, sans quitter le ciel, pouvait vivre au milieu de mes parents et de mes amis désolés. C'était ici, dans ce petit coin du monde où se trouve mon cher Bodeghem, que mon âme avait jeté les yeux. Ma tombe était derrière la petite église. J'y voyais quelqu'un, quelqu'un que j'avais peut-être trop aimé sur la terre, semer les fleurs du souvenir sur mes restes mortels, et je le voyais ainsi tous les jours pendant plusieurs années. Souvent je me tenais à côté de lui; je n'entendais pas seulement ce qu'il disait, mais je percevais les moindres émotions de son coeur aussi distinctement que s'il me les eût clairement décrites. Lui aussi avait conscience de ma présence, car ses yeux me suivaient pendant qu'il souriait à mon ombre invisible, et, quand je me sentais envie de le consoler, de lui donner confiance dans la réunion éternelle de nos deux âmes, il répondait à mon inspiration secrète comme si des lèvres matérielles eussent parlé à son entendement. La mort n'avait pas séparé l'âme déjà bienheureuse de l'âme encore souffrante!

J'étais pâle et frémissant en écoutant les paroles de Rose. Je sentais les larmes monter de mon coeur serré à mes yeux; mais sa voix était d'un calme si solennel et si émouvant, que je surmontai ma douleur, et fixai un regard plein d'un respect mêlé d'effroi sur ses yeux étincelants. Il était évident qu'elle ne me disait point sans intention des choses si tristes et si étonnantes, et je prévoyais avec anxiété une révélation affreuse.

—Léon, dit-elle, hier vous avez frémi d'effroi au premier aspect de mon visage amaigri. Vous avez vu l'image de la mort à mes côtés, n'est-ce pas? Pourquoi craignez-vous la mort? Vous croyez à une vie meilleure, n'est-ce pas? Que le corps des hommes retourne dans le sein de la terre, les âmes qui craignent Dieu ne se reverront-elles pas dans la patrie éternelle?

Elle se tut, et parut attendre une réponse affirmative; mais je ne me sentais pas la force de parler, et, la tête penchée sur ma poitrine, je me mis à pleurer en silence.

—Pardonnez-moi, Léon, dit-elle. Si je remplis votre coeur de tristesse, c'est pour vous épargner de plus grandes souffrances au moment où mon enveloppe mortelle ne sera plus sur la terre pour vous consoler; car, Léon, quand vous dites que je guérirai, vous exprimez votre espoir, n'est-ce pas, et non votre conviction? vous me croyez cruelle et impitoyable! Si ce n'était point par compassion pour vous, ce serait par égoïsme que je parlerais ainsi. J'accepte le faible espoir de guérison que l'on s'efforce d'inspirer à la pauvre malade; mais je veux s'il plaît à Dieu de me rappeler à lui, fermer les yeux sans chanceler dans ma foi, joyeuse et triomphante dans l'impuissante mort! Vous pleurez de tristesse sur le sort qui me menace, Léon! Ah! dites-moi que, si votre crainte devait se réaliser, mon rêve deviendrait une vérité; promettez-moi de veiller sur ma tombe, de conserver vivant le souvenir de Rose jusqu'à la fin de vos jours. Laissez mon âme emporter l'espoir que le cruel oubli ne brisera jamais le lien qui l'attachait à votre âme. Dites-moi que ma mort, si je devais succomber, ne vous affligera pas; que la foi, l'inébranlable foi en une éternité de bonheur vous donnera la force de me dire adieu, au moment solennel, avec un sourire sur les lèvres, comme on prend congé d'un ami qui vous précède dans un beau voyage.

J'étais écrasé sous le poids de ma douleur; et je luttais avec désespoir contre l'idée que Rose voulait me faire admettre; et pourtant je sentais que, malgré moi, l'idée de la mort pénétrait victorieusement dans mon âme et se rendait maîtresse de mon esprit. La crainte que m'inspirait cette affreuse conviction me faisait trembler; je n'osais point parler.

Rose implora d'une voix douce et plaintive un mot d'assentiment, et me dit qu'elle n'exigeait d'autre prix pour ses longues souffrances, pour sa lutte mortelle contre son amour, pour son dépérissement, que la promesse qu'elle me resterait chère après sa mort.

Supplié avec cette insistance, je lui fis la promesse qu'elle souhaitait, et, poussé par mon exaltation croissante, j'affirmai que je ne pourrais vivre autrement que par son souvenir. Je parlai avec tant de chaleur, que je la persuadai que mon dernier soupir serait encore un élan vers elle.

Elle me prit la main et dit avec une joie extrême:

—Croyons maintenant que je puis encore guérir. Je serai tranquille, et j'aurai la force d'espérer. Quoi que Dieu décide de moi, je puis mourir: la mort ne nous séparera pas.

Dès ce moment, Rose prêta l'oreille, avec une attention surprenante, à tout ce que je lui disais pour l'encourager et pour chasser de son esprit l'idée de sa fin prochaine. Nous causâmes longtemps de notre heureuse enfance et de tout ce qui nous avait souri dans le cours de notre vie.

—Lorsque madame Pavelyn revint auprès de nous pour nous faire remarquer que le soleil était déjà très-haut et que la chaleur pourrait être nuisible à Rose, la trace de mes larmes avait disparu de mes joues, et j'avais l'esprit assez libre pour rassurer la mère de Rose, par des paroles où respirait une confiance profondément sentie.

Nous rentrâmes dans la maison.

Je restai toute la journée au château à causer avec Rose et avec ses parents de toutes les choses qui pouvaient avoir quelque intérêt pour eux, et diminuer ou dissiper leurs craintes.

Deux fois encore le hasard me laissa seul avec Rose. Chaque fois, elle s'efforça d'affermir en mon coeur sa foi illimitée dans l'impuissance de la mort. Elle devait exercer sur moi une bien grande influence, car, lorsque le soir fut venu et que Rose, qui se sentait très-fatiguée, alla se reposer, je quittai le château le sourire aux lèvres, et ce sourire n'était autre chose qu'un défi triomphant que je jetais à la mort.


XXXII

Pendant quelques jours, Rose recouvra peu à peu plus de force et de gaieté, à mesure qu'elle réussissait, à force d'assauts répétés, à me communiquer son étrange amour de la mort.

Et, en effet, quoique je conservasse encore l'espoir de la voir guérir, l'idée qu'elle pouvait mourir ne m'épouvantait pas toujours. Il y avait même des moments où, de même que Rose, je ne considérais la mort que comme un événement qui, sans interrompre la vie, affranchit l'âme de ses liens matériels et la met en possession de la puissance infinie qu'elle doit à son essence divine.

Ainsi, si Rose devait quitter la terre, elle me verrait néanmoins, elle m'entendrait, elle connaîtrait les pensées de mon coeur, elle serait avec moi, et ne me quitterait pas jusqu'au moment où je pourrais à mon tour m'endormir de l'éternel sommeil du corps.

Qu'était-ce pour moi que quelques années d'attente, si ces années restaient éclairées par la lumière du souvenir? Si j'étais soutenu dans ce court exil par la certitude de sa présence? Et combien plus grande serait notre joie, là-haut dans le ciel, en nous réunissant pour l'éternité! De semblables pensées s'élevaient sans cesse dans mon esprit. Il est bien vrai que souvent la crainte de la mort me faisait frissonner; et que, lorsque j'étais seul, des larmes jaillissaient de mes yeux; mais ce n'était que la dernière lutte de ma nature terrestre contre la crainte innée de son anéantissement.

Enfin, sous l'influence des paroles exaltées de Rose, j'allai si loin dans cette manière d'envisager la mort et l'avenir, que je savais parler pendant des heures entières avec un calme parfait, et même avec une sorte d'heureuse quiétude, de choses qui font trembler les hommes et qui autrefois m'eussent fait défaillir d'épouvante et de douleur.

Peut-être y avait-il alors quelque chose d'outré dans cette superstition; peut-être semble-t-il inexplicable qu'en si peu de temps j'aie pu élever mon esprit à une notion surnaturelle de l'éternité; mais lors même que Rose se fût trompée, sa puissance sur moi était si absolue, qu'elle aurait pu m'inspirer une foi aveugle en des choses qui ne peuveut exister. Et quel art, quelle éloquence irrésistible n'employait-elle pas pour étouffer tous les doutes qui s'élevaient en moi! Je n'avais pas besoin de parler; elle lisait ma pensée dans mes yeux; elle pressentait mes émotions et entendait les battements de mon coeur; car elle répondait à toutes mes hésitations, combattait mon incertitude et dissipait mes doutes avant que j'eusse pu soupçonner moi-même quelles pensées allaient s'éveiller dans mon esprit.

Depuis que nos âmes étaient parvenues à un accord aussi parfait, jamais la moindre tristesse ne venait assombrir nos esprits. Il y avait dans nos entretiens quelque chose de divin, de surnaturel, qui souvent nous emportait si loin, que nous parlions comme si nos âmes étaient déjà indissolublement unies dans la patrie éternelle.

Un jour, cependant, Rose parut rêveuse et taciturne.

Quand je parvenais à faire éclore un sourire sur ses lèvres, ce signe de gaieté disparaissait immédiatement de son visage; elle semblait distraite, et il était facile de voir qu'elle n'était pas aussi bien que la veille.

Ses parents commençaient à craindre que le mieux qui s'était déclaré dans son état ne continuât point. La noble fille faisait de grands efforts sur elle-même pour affecter la gaieté et la confiance, afin de consoler sa mère. Je lus dans ses yeux qu'une pensée importune la poursuivait, et je tâchai de savoir ce qui l'inquiétait ainsi. Mais elle évita, non sans être embarrassée, de répondre à mes questions, et résista pendant deux jours à mes instances, en essayant de me faire croire que sa mélancolie était la suite d'une agitation nerveuse et maladive.

Dans la matinée du troisième jour, je la trouvai assise dans son fauteuil de malade, sous l'ombre du tilleul. Elle était seule. Je lui demandai comment elle se trouvait, et si elle avait eu un bon repos la nuit. Nous parlâmes ainsi pendant quelques instants de sa maladie; mais je m'aperçus bientôt que ses idées étaient ailleurs, et qu'elle m'écoutait avec distraction.

—Rose, soupirai-je avec un accent de triste reproche, vous avez donc des secrets pour moi? Il y a quelque chose qui vous afflige, et vous me refusez ma part de votre douleur?

—Non, Léon, répondit-elle, je n'ai pas de secrets pour vous, et j'ai voulu être seule pour vous confier les inquiétudes qui m'ont ravi la paix du coeur. Elle est bien terrible, la crainte qui depuis deux jours s'est élevée, en moi, et qui s'est changée en une terreur insurmontable. J'ai une prière à vous faire, un grand sacrifice à vous demander; vous me l'accorderez, n'est-ce pas, Léon?

Je l'assurai que rien ne me coûterait pour satisfaire ses moindres souhaits, et j'attendis avec une certaine anxiété la confidence annoncée.

—Léon, dit-elle, depuis trois jours et trois nuits une affreuse pensée se dresse comme un fantôme devant mes yeux. Notre inclination l'un pour l'autre est née dans notre coeur à notre insu. Nous l'avons combattue, nous avons lutté sans pouvoir la vaincre; nous le croyons, au moins. Mais, dans ce combat, avons-nous bien usé toutes nos forces, jusqu'à la dernière? Et s'il était vrai que, tout en luttant, nous eussions pourtant nourri et caressé en nous-même ce sentiment d'amour, nous serions coupables; le lien qui unit nos âmes ne serait qu'une faiblesse indigne, un fol égarement. Ô Léon, je vais bientôt paraître devant Dieu!

J'essayai de la tranquilliser en lui montrant la chasteté et la pureté de notre amour. Je lui prouvai avec une conviction complète qu'un pareil sentiment, dégagé de tous les désirs terrestres, ne pouvait pas être coupable, et que, si réellement nous n'avions pas lutté jusqu'au bout contre le voeu de notre coeur, Dieu, dans sa souveraine justice, ne ferait pas un crime à de pauvres créatures de leur faiblesse.

Sans me répondre, elle reprit le fil de ses pensées.

—Il y a autre chose qui m'inquiète: vous m'avez promis, Léon, de ne jamais cesser de penser à moi après ma mort;—mais, si les nécessités matérielles de la vie vous forcent à travailler, si vous devez chercher loin d'ici vos moyens d'existence, que notre humble Bodeghem ne peut pas vous offrir, comment pourrez-vous rester fidèle à mon souvenir? comment veillerez-vous sur ma tombe? Et mon âme, du haut du ciel, ne vous verra-t-elle pas errer sur la terre avec un coeur refroidi, d'où les soins de la vie auront effacé le souvenir?

Il n'était pas facile de trouver des paroles persuasives pour combattre victorieusement ces doutes.

Je renouvelai ma promesse, et lui jurai que chaque battement de mon coeur raviverait en moi son souvenir et l'espoir d'être bientôt réuni à elle dans le sein de Dieu.

Elle parut sortir d'un rêve, et s'écria:

—Léon, avant de mourir, je voudrais être votre femme....

Ces mots me firent frissonner et pâlir. Était-ce la surprise, la crainte ou la joie?

Je ne sais, mais j'étais extrêmement ému, et je m'écriai en levant les bras au ciel:

—Dieu! Rose, que dites-vous? Ma femme, vous! sur la terre?...

—Voyez-vous, Léon, reprit-elle avec un calme solennel, si la loi nous avait unis, et que la bénédiction du prêtre eût sanctifié notre amour, notre affection ne serait pas seulement légitimée aux yeux du monde, mais aussi devant Dieu, au nom duquel nous serions indissolublement unis. Alors je pourrais paraître sans crainte devant son tribunal redoutable, je pourrais vous aimer dans la patrie des âmes; et vous, vous pourriez garder ma mémoire ici-bas avec une pieuse fidélité; car je veillerais sur mon époux, et vous penseriez à l'hymen que le ciel même aurait béni.

Mon coeur battait d'enthousiasme et d'admiration. Rose serait ma femme! nos âmes recevraient le sceau ineffaçable de l'union des âmes!

—Et d'ailleurs, poursuivit Rose, ce mariage me permettrait de préserver ma mémoire de toute faiblesse dans votre coeur; car, Léon, je veux vivre dans vos pensées, sans avoir à lutter en vous contre des soins matériels. Si je devenais votre femme, vous consentiriez, n'est-ce pas, à recevoir de mes mains la dot qui vous donnerait les moyens d'être toujours fidèle à ma mémoire jusqu'au jour où sonnera l'heure de votre délivrance?

Je balbutiai quelques mots de gratitude et de bonheur; mais je lui objectai que ses parents s'accueilleraient pas avec plaisir cet étrange et triste désir.

Elle me répondit qu'elle en avait déjà parlé à sa mère, et qu'elle était convaincue que son père y consentirait avec joie. Elle ne voulait pas me forcer, cependant, et essaya de me démontrer que c'était un grand sacrifice qu'elle exigeait de moi; que, si mon esprit avait la moindre hésitation ou entrevoyait la plus légère objection, je ne devais point accepter sa proposition, m'enchaîner pour jamais à une femme qui reposerait peut-être bientôt sous la froide terre du cimetière; mais que, si ma tendresse était assez profonde et assez dévouée pour consacrer ma vie à une morte, elle me demandait mon consentement comme la plus grande preuve d'amour que je pusse lui donner.

Ému jusqu'aux larmes, je l'assurai que je n'avais jamais osé espérer tant de bonheur, et que la bénédiction du prêtre, en sanctifiant notre amour, m'apporterait une félicité inexprimable.

Elle me regarda jusqu'au fond des yeux avec l'éclat de l'exaltation sur le visage, et reprit:

—Maintenant, Léon, vous ne verrez plus sur mon visage aucune trace de chagrin. J'attendrai avec une joyeuse espérance le moment solennel de notre mariage; et si Dieu me laisse vivre jusque-là, vienne alors l'impuissante mort! Elle ne pourra ni m'effrayer ni m'attrister, car elle ne brisera rien, elle n'affaiblira rien, elle ne séparera rien.... Venez Léon, rentrons maintenant. Après le dîner, quand vous serez parti, je parlerai à mon père de notre union prochaine. Ciel! quel bonheur, quelle joie! Marcher ainsi au bras de mon fiancé, me sentir soutenue car celui qui sera mon époux avant peu!...

Nous rentrâmes. M. et madame Pavelyn virent avec étonnement le changement qui s'était opéré en Rose. Elle ne cessait pas de sourire, et se réjouissait avec ivresse, comme si la santé lui était revenue subitement.

À midi, lorsque je quittai le château pour rentrer chez mes parents, Rose m'adressa encore un clin d'oeil pour me promettre que son voeu s'accomplirait infailliblement.


XXXIII

Rose avait, le jour même, parlé à ses parents de son désir d'être unie à moi par les liens du mariage. Son père, qui eût fait volontiers les plus grands sacrifices pour lui épargner le moindre chagrin, lui avait accordé sans aucune objection tout ce qu'elle désirait, et m'avait même supplié de ne pas refuser cette satisfaction à sa pauvre fille. Il espérait que la joie de voir s'accomplir ainsi son voeu le plus cher donnerait à Rose un nouveau courage et de nouvelles forces pour lutter victorieusement contre sa cruelle maladie.

Chose étrange, pourtant! Dès le lendemain matin, nous remarquâmes que l'état de Rose avait sensiblement empiré. Ses yeux avaient perdu leur éclat; ses lèvres étaient décolorées, et il y avait dans son regard vitreux quelque chose d'humide qui attestait un affaiblissement des forces vitales.

C'était donc vrai, ce que Rose m'avait dit plus d'une fois! L'amélioration que nous avions cru remarquer en elle n'était qu'une apparence trompeuse. Par un incroyable effort sur elle-même, elle avait rassemblé toutes les forces de son âme pour me rendre douce et familière l'idée de sa mort, et ce qu'il lui restait de cette force mourante, elle l'avait employé à nous faire consentir, ses parents et moi à son mariage.

Maintenant que ce but suprême était atteint, elle défaillait, et en une seule nuit la maladie avait repris toute se violence et se développait avec une rapidité nouvelle.

Rose, cependant, souriait et parlait gaiement. Aucune pensée triste ne jetait une ombre sur son visage; et, quoique son corps fût de plus en plus consumé par la maladie, son esprit restait calme, tranquille, et d'une étonnante vivacité.

Assurément, la certitude que Rose allait mourir ne m'effrayait plus, et je pouvais causer tranquillement avec elle, pendant des journées entières, de son départ pour une autre patrie; mais il arrivait cependant que la vue de sa pâleur cadavérique et sa toux douloureuse me faisaient frissonner malgré moi, et éveillaient en moi un sentiment de pénible compassion. Elle lisait au fond de mon coeur. Dès qu'une vague pensée d'angoisse ou de tristesse se glissait dans mon esprit, elle fixait ses yeux sur les miens avec une expression de doux reproche, et me rappelait au mépris de la mort corporelle, et à la foi la plus vive en la vie éternelle de l'âme.

M. et madame Pavelyn reconnaissaient avec la plus profonde douleur qu'ils s'étaient laissé abuser par une vaine espérance. Chaque fois qu'ils regardaient leur enfant et qu'ils voyaient, pour ainsi dire heure par heure, les progrès de la maladie, leurs larmes coulaient en abondance. Mais ils subirent insensiblement l'irrésistible influence de la confiance sans bornes de Rose et de l'inexplicable lucidité de son esprit; ils parurent enfin attendre avec une sorte de résignation la séparation fatale, et cessèrent de pleurer si amèrement.

Dans l'intervalle, les préparatifs de notre mariage furent achevés en grande hâte.

M. Pavelyn fit tout ce qui était en son pouvoir pour abréger autant que possible les formalités légales et religieuses; car, quoique Rose nous assurât qu'elle vivrait au moins assez longtemps pour atteindre le jour solennel, nous commencions à craindre que la mort ne vînt la frapper à l'improviste, avant que son dernier voeu fut rempli.

Rose voulait être belle ce jour-là, belle et gaie comme il convient à une épousée. Avec quelle joie enfantine elle nous parlait de la toilette que l'on était en train de lui faire à Anvers, des bijoux qui devaient parer ses bras et sa poitrine, et de la couronne de fleurs d'oranger qui ornerait sa tête.

Pauvre vierge, elle était comme un squelette vivant; elle ne pouvait plus se lever sans aide de son fauteuil; elle haletait péniblement pour aspirer dans ses poumons rétrécis un peu d'air frais; souvent une toux sifflante, un vrai râle menaçait de l'étouffer! il était visible que son corps souffrait d'atroces tortures ... et cependant elle parlait avec une exaltation naïve de sa belle robe de noces et de sa blanche couronne de mariée!

Son mal s'aggrava si rapidement pendant les derniers jours qui devaient précéder notre mariage, que, ses parents et moi, nous étions convaincus, hélas! qu'elle n'atteindrait pas le moment souhaité!

En effet, depuis près d'une semaine, elle n'avait pu quitter son lit; son estomac refusait toute nourriture; elle gémissait péniblement, comme si sa dernière lutte contre la mort victorieuse avait commencé, et son sommeil était sans cessé troublé par une sueur nocturne, ce terrible signe que l'âme est en travail pour se dégager des liens du corps!

Qu'elle fut affreuse pour moi, la nuit qui devait faire place au jour solennel!

Rose mourrait-elle sans voir notre amour légitimé et sanctifié par la bénédiction du prêtre?

Devait-elle entreprendre l'éternel voyage accablée de tristesse et de crainte?

Ah! si le ciel en avait décidé ainsi, que son agonie serait terrible!—Car l'imperturbable quiétude et l'admirable courage qu'elle avait montrés n'avaient leur source que dans l'espoir que Dieu pardonnerait à l'épouse légitime la faiblesse de la pauvre jeune fille. Elle exhalait son dernier souffle, son coeur ne battait pour ainsi dire plus, la main de la mort s'étendait pesante sur sa poitrine....

Ces pensées, cette angoisse, ce désespoir passaient comme des spectres, devant mes yeux terrifiés, tandis que, dans ma cruelle insomnie, j'étais assis à côté de mon lit, arrosant de mes larmes le plancher de ma chambre. Le moindre bruit me faisait frissonner et me causait une terreur inexprimable. À chaque instant, je croyais entendre les pas d'un messager qui viendrait me dire:

—Elle est morte!

Enfin, quand le ciel s'éclaira des premières lueurs du matin, un domestique arriva.

J'épiais en tremblant les paroles sur ses lèvres, car je ne doutais pas qu'il ne vînt me broyer le coeur par l'affreuse nouvelle; mais, au contraire, je poussai un cri de joie insensé.... Rose vivait encore; elle allait mieux, même! Dieu, dans sa miséricorde, avait permis que le soleil qui devait éclairer notre hymen se levât encore pour elle!

Je m'apprêtai à la hâte pour la solennité avec un nouveau courage et une foi raffermie. Moi aussi, je devais être beau et paré comme un heureux époux. Rose l'avait voulu ainsi.

Il fallait me hâter; car, maintenant que le jour était venu, il n'y avait plus d'obstacle, et nous ne pouvions pas perdre un seul instant.

Peu après, j'étais en route pour le château, suivi de mes parents, et je montais dans la chambre de la malade, où notre union devait être célébrée.

Il y avait déjà beaucoup de personnes présentes; le maire et son secrétaire, le prêtre et son servant, les témoins et les amis.

Rose était assise dans un fauteuil à coussins. À mon apparition, elle me sourit avec une expression de béatitude céleste, en remerciant Dieu de lui avoir fait la grâce de triompher de la mort jusqu'à ce jour;—mais, moi, quoiqu'elle voulût m'arracher des paroles de joie, je ne pouvais parler, et je tenais mon regard fixé sur elle, avec une admiration stupide....

Je ne sais pas ce qui se passa en moi. Cette robe de noces, d'une blancheur immaculée, emblème de l'absence du corps matériel; cette couronne de mariée, blanche comme la neige, que mon imagination nimbait de rayons comme la couronne lumineuse d'une sainte; ces yeux, si vagues et si profonds, qu'ils semblaient me regarder du fond de l'éternité; la beauté mystique et surnaturelle de Rose en ce moment, égaraient mes sens. Ce n'était pas le corps de Rose qui était là, devant moi dans ce fauteuil; non, elle n'avait plus rien de terrestre: c'était son âme, son âme bienheureuse, qui était descendue du sein de Dieu pour remplir une promesse chère!

Quel devait être l'étonnement des assistants! Rose pénétra le trouble de mes sens, et se réjouit de me voir si plein d'espoir et de foi. Tandis que chacun se faisait violence pour ne pas pleurer, et que quelques-uns se détournaient pour cacher une larme furtive, nous nous souriions l'un à l'autre, comme si le ciel s'ouvrait à nos yeux, où brillaient le bonheur et le ravissement....

La voix du maire, qui s'était approché, tenant un écrit à la main, pour nous lire le texte de la loi, m'arracha violemment à ma douce extase. Rose, à qui mon exaltation avait prêté des forces suprêmes, se coucha sur ses coussins et écouta, la poitrine haletante et les yeux presque éteints, la voix du maire....

Enfin, lorsqu'on lui demanda si elle consentait à être ma femme, le oui fatal sortit encore clair et distinct de ses lèvres.... Mais alors elle ferma les yeux, et sa tête glissa, défaillante, sur l'appui du fauteuil....

Des cris de douleur et de pitié retentirent dans la chambre, des larmes jaillirent de tous les yeux? et chacun se précipita au secours de la mourante.

La garde-malade la prit dans ses bras et la coucha dans son lit.... J'attendais en tremblant l'annonce de sa mort. Hélas! nous étions bien mariés légitimement devant le monde; mais Dieu refuserait—il sa bénédiction à notre amour? La pauvre Rose devait-elle descendre dans la tombe sans cette dernière et suprême satisfaction?...

Mon épouvante m'avait trompé: la position horizontale qu'on venait de lui donner fit refluer vers le coeur de la malade le peu de sang qui circulait encore dans ses veines. Elle ouvrit bientôt les yeux, et dit au prêtre, par un signe, qu'elle était prête à faire entre ses mains le serment solennel.

Sans perdre de temps, le ministre du Seigneur commença à réciter sur nous les prières de l'Église. Il unit nos mains, nous fit jurer une fidélité éternelle; puis, d'un ton émouvant, qui résonna dans mon coeur comme une voix des cieux:

—Soyez bénis, dit-il: Dieu vous a inséparablement unis!

Un cri de triomphe souleva le sein de Rose. Elle m'attira vers elle, me pressa dans ses bras, et me dit dans ce premier et dernier embrassement:

—Mon noble ami, mon cher époux, maintenant j'ai vécu assez sur la terre. Je vais partir: la voix de Dieu m'appelle. Je suis heureuse. Adieu! pensez à moi, tenez votre promesse. Que l'espoir reste, la lumière de votre vie. Jusqu'à ce que l'époux et l'épouse puissent boire ensemble à la source de l'amour éternel.... Léon, Léon, adieu!

Elle parut prise d'une convulsion; je reculai, non pas de crainte, mais de respect pour le solennel mystère de la délivrance de l'âme qui allait s'accomplir.

Rose fit encore un mouvement; elle prit le crucifix placé sur son coeur, le porta à ses lèvres, leva au ciel ses yeux mourants, et demeura ainsi immobile....

Tandis que le prêtre murmurait les prières de l'Église sur la mourante, je tenais les yeux fixés sur elle comme en extase.

Ah! comme elle était belle, ce doux ange qui avait pour auréole une couronne de mariée! comme la béatitude, rayonnait sur ses traits souriants! Quel espoir, quelle foi, quelle élévation vers Dieu dans son regard immobile!

Je joignis les mains en frémissant de respect et d'admiration: la voix du prêtre résonnait dans le silence de la chambre.

—Priez, dit-il tristement, priez mes enfants; son âme est montée au ciel!

Tous tombèrent à genoux; je tombai devant le lit en levant les bras vers le souverain arbitre des destinées humaines, pour le remercier de sa bonté infinie.


CONCLUSION

J'étais resté deux jours et deux nuits dans la demeure du vieux sculpteur. Son long et triste récit avait plus d'une fois fait couler mes larmes; et avant même d'avoir entendu la fin de l'histoire de sa vie, une si profonde admiration s'était élevée en moi, que je ne pouvais plus le regarder sans être ému de vénération et de respect.

Au moment où j'allais partir, je serrai une dernière fois, avec une ardeur fébrile, les mains du vieillard, qui était pour moi la personnification vivante de l'espérance et de l'amour, et qui m'avait fait comprendre l'étonnante puissance du souvenir.

Mon chemin me conduisit à travers le cimetière: je m'arrêtai près de la tombe de fer, et je contemplai longtemps, oublieux de moi-même comme dans un rêve, ces fleurs aussi vivaces et aussi fraîches encore après quarante ans que la mémoire de celle dont elles ombrageaient les cendres....

Peu à peu, ma tête pencha plus profondément sur ma poitrine, et je répandis des larmes silencieuses sur la tombe de la douce Rose, la victime d'un amour chaste et infini....

Et, continuant ma route, je remerciai Dieu d'avoir donné à sa faible créature l'espérance qui ne meurt jamais, comme un ange gardien, et le souvenir toujours renaissant, comme une source intarissable de consolation et de force!


F. AUREAU.—IMPRIMERIE DE LAGNY.

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