La vie de Rossini, tome I
La plaisanterie forcée du journaliste poltron qui voudrait bien terminer l'affaire à l'amiable:
Con quel che resta ucciso
Io poi mi battero,
est délicieuse en musique.
Le chant
Ecco i soliti saluti,
pendant que les deux amis, qui ont pris les épées apportées sur des plats d'argent par deux laquais en grande livrée, font les saluts d'usage dans les salles d'armes, est parfait. Les idées qu'il réveille ont juste le degré de sérieux nécessaire pour tromper un homme d'esprit rendu bête par la peur.
Ce terzetto, délicieux partout, eut un succès fou en Italie, où, presque dans chaque ville, il faisait plaisanterie ad hominem contre le journaliste officiel qui, malgré ses hautes protections, voit toujours fondre sur lui de temps à autre quelques-uns de ces orages de coups de bâton dont Scapin se moque. A Milan, où tout le monde se connaît, le succès fut plus fou qu'ailleurs: l'acteur qui jouait don Marforio s'était procuré un habit complet que toute la ville avait vu porter par le journaliste protégé de la police.
La Pietra del paragone finit par un grand air comme l'Italiana in Algeri. La Marcolini voulut paraître sous des habits d'homme, et Rossini fit arranger par le poëte que Clarice se déguiserait en capitaine de hussards, toujours pour arracher au comte l'aveu de son amour.
Personne à Milan, pas même le journaliste plaisanté, ne s'avisa de trouver absurde qu'une jeune dame romaine, de la première distinction, s'amusât à prendre l'uniforme de capitaine de hussards et eût l'idée de venir saluer le public le sabre à la main, à la tête de sa troupe. Si la Marcolini l'avait exigé, Rossini l'eût fait chanter à cheval. L'air est fort beau; mais ce n'est qu'un grand air de bravoure; et au moment où l'intérêt devrait être le plus vif, la passion manque, l'imagination ne sait plus où se prendre pour être électrisée, et l'on finit pauvrement par applaudir des roulades comme dans un concert.
A Milan, Rossini vola l'idée de ses crescendo, depuis si célèbres, à un compositeur nommé Joseph Mosca, qui se mit dans une grande colère.
CHAPITRE V
LA CONSCRIPTION ET L'ENVIE.
Après tant de succès, Rossini alla revoir Pesaro et sa famille à laquelle il est passionnément attaché. Il n'a écrit de sa vie qu'à une seule personne, c'est sa mère, et il adresse sans façon ses lettres:
All'ornatissima signora Rossini, madre
del celebre maestro.
in Bologna.
Tel est le caractère de l'homme; moitié au sérieux, moitié en se moquant, il avoue la gloire qui l'entoure et ne songe guère à la petite modestie d'académie; c'est ce qui me fait croire qu'à Paris il n'aurait pas de succès personnel. Heureux par son génie au milieu du peuple le plus sensible de l'univers, enivré d'hommages au sortir de l'enfance, il croit en sa propre gloire, et ne voit pas pourquoi un homme tel que Rossini ne serait pas naturellement et sans concession au même rang qu'un général de division ou qu'un ministre. Ils ont gagné un gros lot à la loterie de l'ambition; lui, il a gagné un gros lot à la loterie de la nature. Cette phrase est de Rossini, je la lui ai entendu dire à Rome, en 1819, un soir qu'il faisait attendre la société du prince Chigi.
Vers le temps de son voyage à Pesaro, il eut un nouveau succès alors bien rare; les terribles lois de la conscription s'abaissèrent devant son génie naissant. Le ministre de l'intérieur du royaume d'Italie osa proposer une exception en sa faveur au prince Eugène; et le prince, malgré la peur affreuse que lui faisaient les lettres de Paris, céda à la voix publique. Rossini, dégagé du métier de soldat, alla à Bologne; il y était attendu par des aventures du même genre que celles de Milan, l'enthousiasme du public et l'amour des plus belles.
Les rigoristes de Bologne, célèbres en Italie, et qui jouent en musique à peu près le même rôle que les membres de l'Académie française pour les trois unités, lui reprochèrent avec raison de faire quelquefois des fautes contre les règles de la composition. Il en convint. «Je n'aurais pas tant de fautes à me reprocher, dit-il aux pauvres rigoristes, si je lisais deux fois mon manuscrit; mais vous savez que j'ai à peine six semaines pour composer un opéra; je m'amuse pendant le premier mois. Et quand voulez-vous que je m'amuse, si ce n'est à mon âge et avec mes succès? Voulez-vous que j'attende d'être vieux et envieux? Enfin arrivent les quinze derniers jours; j'écris tous les matins un duetto ou un air, que l'on répète le soir. Comment voulez-vous que je m'aperçoive d'une faute de grammaire dans les accompagnements (l'instrumentazione)?»
On fit grand bruit dans les cercles de Bologne de ces fautes de grammaire. Des pédants prétendirent jadis que Voltaire ne savait pas l'orthographe.—Tant pis pour l'orthographe, dit Rivarol.
A Bologne, M. Gherardi répondait aux déclamations des pédants, qui reprochaient amèrement à Rossini des infractions nombreuses aux règles de la composition: «Qui a fait ces règles? sont-ce des gens supérieurs en génie à l'auteur de Tancrède? Une sottise, parce qu'elle est antique et que tous les maîtres d'école l'enseignent, cesse-t-elle d'être une sottise?
«Examinons ces prétendues règles: et d'abord qu'est-ce que des règles que l'on peut enfreindre sans que le public s'en aperçoive et sans que ses plaisirs en soient le moins du monde diminués?»
Je crois qu'à Paris M. Berton, de l'Institut, a renouvelé cette querelle[41]. Le fait est qu'on ne remarque nullement ces fautes en entendant les opéras de Rossini. C'est comme si l'on faisait un crime à Voltaire de ne pas employer les mêmes coupes de phrase et les mêmes tours que La Bruyère et Montesquieu. Le second de ces grands écrivains disait: «Un membre de l'Académie française écrit comme on écrit, un homme d'esprit écrit comme il écrit.»
Il fallait un prétexte à l'envie d'une cinquantaine de compositeurs connus, qui venaient de se voir anéantis en quelques mois par les œuvres d'un étourdi de vingt ans. Ces sortes de reproches, soutenus par une classe, font toujours un certain effet et ils seront reproduits tant qu'on applaudira Rossini. La discussion des fautes d'orthographe occuperait quarante pages et ennuierait mortellement; je la supprime. Le seul exposé technique des objections des pédants remplirait dix feuillets. Le lecteur peut aller à Feydeau un jour où l'on donne Montano et Stéphanie, et le lendemain venir au Tancrède. M. Berton apparemment n'est pas tombé dans ces fautes de composition qu'il reproche avec tant de hauteur à M. Rossini: eh bien! je prie le lecteur de répondre la main sur la conscience; quelle est la différence des deux ouvrages?
Il y a dans chaque ville d'Italie vingt croque-notes, qui pour un sequin, se seraient chargés de corriger toutes les fautes de langue d'un opéra de Rossini. J'ai ouï faire une autre objection: les pauvres d'esprit, en lisant ses partitions, se scandalisent de ce qu'il ne tire pas un meilleur parti de ses idées. C'est l'avare qui traite de fou l'homme riche et heureux qui jette un louis à une petite paysanne en échange d'un bouquet de roses. Il n'est pas donné à tout le monde de comprendre les plaisirs de l'étourderie.
A Bologne, le pauvre Rossini eut un embarras plus sérieux que celui des pédants: sa maîtresse de Milan, abandonnant son palais, son mari, ses enfants, sa réputation, arriva un beau matin dans sa petite chambre d'auberge plus que modeste. Le premier moment fut de la plus belle tendresse; mais bientôt parut aussi la femme la plus célèbre et la plus jolie de Bologne (la princesse C....). Rossini se moqua de toutes deux, leur chanta un air bouffe, et les planta là; il n'est pas fort pour l'amour-passion.
CHAPITRE VI
L'IMPRESARIO ET SON THÉATRE
De Bologne, qui est le quartier général de la musique en Italie, Rossini fut engagé pour toutes les villes où se trouve un théâtre. On faisait partout aux impresari la condition de faire écrire un opéra par Rossini. On lui donnait en général mille francs par opéra, et il en faisait quatre ou cinq tous les ans.
Voici le mécanisme des théâtres d'Italie: un entrepreneur (et c'est très souvent le patricien le plus riche d'une petite ville; ce rôle donne de la considération et des plaisirs, mais ordinairement il est ruineux), un riche patricien, dis-je, prend l'entreprise du théâtre de la ville où il brille; il forme une troupe, toujours composée de la prima donna, le tenore[42], le basso cantante, le basso buffo, une seconde femme et un troisième bouffe. L'imprésario engage un maestro (compositeur), qui lui fait un opéra nouveau, en ayant soin de calculer ses airs pour la voix des sujets qui doivent les chanter. L'imprésario achète le poëme (libretto); c'est une dépense de 60 ou 80 francs. L'auteur est quelque malheureux abbé, parasite dans quelque maison riche du pays. Le rôle si comique du parasite, si bien peint par Térence, est encore dans toute sa gloire en Lombardie, où la plus petite ville a cinq ou six maisons de cent mille livres de rente. L'imprésario, qui est le chef d'une de ces maisons, remet le soin de toutes les affaires financières de son théâtre à un régisseur, qui est d'ordinaire l'avocat archifripon qui lui sert d'intendant; et lui, l'imprésario, devient amoureux de la prima donna: le grand objet de curiosité dans la petite ville est de savoir s'il lui donnera le bras en public.
La troupe, ainsi organisée, donne enfin sa première représentation, après un mois d'intrigues burlesques et qui font la nouvelle du pays. Cette prima recita fait le plus grand événement public pour la petite ville, et tel que je n'en trouve point à lui comparer à Paris. Huit à dix mille personnes discutent pendant trois semaines les beautés et les défauts de l'opéra avec toute la force d'attention qu'ils ont reçue du ciel, et surtout avec toute la force de leurs poumons. Cette première représentation, quand elle n'est pas interrompue par une esclandre, est ordinairement suivie de vingt ou trente autres, après quoi la troupe se disperse. Cela s'appelle en général une saison (una stagione). La meilleure saison est celle du carnaval. Les chanteurs qui ne sont pas engagés (scriturati) se tiennent communément à Bologne ou à Milan; là ils ont des agents de théâtre qui s'occupent de les placer et de les voler.
Après cette petite description des mœurs théâtrales, le lecteur se fera tout de suite une idée de la vie singulière et sans analogue en France que Rossini mena de 1810 à 1816. Il parcourut successivement toutes les villes d'Italie, passant deux ou trois mois dans chacune. A son arrivée, il était reçu, fêté, porté aux nues par les dilettanti du pays; les quinze ou vingt premiers jours se passaient à recevoir des dîners et à hausser les épaules de la bêtise du libretto. Rossini, outre qu'il a dans l'esprit un feu étonnant, a été élevé par sa première maîtresse (la comtesse P*** de Pesaro), dans la lecture de l'Arioste, des comédies de Machiavel, des Fiabe de Gozzi, des poëmes de Buratti, et sent fort bien les sottises d'un libretto. Tu mi hai dato versi, ma non situazioni, lui ai-je entendu dire plusieurs fois au poëte crotté qui se confond en excuses et deux heures après lui apporte un sonnet, umiliato alla gloria del più gran maestro d'Italia e del mondo.
Après quinze ou vingt jours de cette vie dissipée, Rossini commence à refuser les dîners et les soirées musicales, et il prétend s'occuper sérieusement à étudier les voix de ses acteurs; il les fait chanter au piano, et on le voit obligé de mutiler les plus belles idées du monde, parce que le tenore ne peut pas atteindre à la note dont sa pensée avait besoin, ou parce que la prima donna chante toujours faux dans le passage de tel ton à tel autre. Quelquefois, dans toute la troupe, il n'y a que le basso qui puisse chanter.
Enfin, vingt jours avant la première représentation, Rossini, connaissant bien les voix de ses chanteurs, se met à écrire. Il se lève tard, compose au milieu de la conversation de ses nouveaux amis, qui, quoi qu'il fasse, ne le quittent pas un instant de toute la journée. Il va dîner avec eux à l'Osteria, et souvent souper; il rentre fort tard, et ses amis le reconduisent jusqu'à sa porte en chantant à tue-tête de la musique qu'il improvise, quelquefois un miserere, au grand scandale des dévots du quartier. Il rentre enfin, et c'est à cette époque de la journée, vers les trois heures du matin, que lui sont venues ses idées les plus brillantes. Il les écrit à la hâte et sans piano, sur de petits bouts de papier, et le lendemain il les arrange, les instrumente, pour parler son langage, en causant avec ses amis. Figurez-vous un esprit vif, ardent, que toutes choses frappent, qui tire parti de tout, qui ne s'embarrasse de rien. Ainsi, dernièrement, composant son Moïse, quelqu'un lui dit: «Vous faites chanter des Hébreux, les ferez-vous naziller comme à la synagogue?» Cette idée le frappe, et sur-le-champ il compose un chœur magnifique qui commence en effet par certaines combinaisons de sons qui rappellent un peu la synagogue juive. Une seule chose à ma connaissance peut paralyser ce génie brillant, toujours créateur, toujours en action, c'est la présence d'un pédant qui vient lui parler gloire et théorie et l'accabler de compliments savants. Alors il prend de l'humeur et se permet des plaisanteries souvent plus remarquables par leur énergie grotesque que par la mesure parfaite et l'atticisme. En Italie, comme il n'y a point eu de cour dédaigneuse s'amusant à épurer la langue, et que personne ne s'avise de songer à son rang avant que de rire, le nombre des choses réputées grossières ou ignobles est infiniment restreint; de là, la couleur particulière de la poésie de Monti; cela est noble, cela est sublime, et cependant cela ne rappelle nullement les scrupules et les timidités sottes d'un hôtel de Rambouillet. C'est le contraire de M. l'abbé Delille; le mot noble n'a pas le même sens en Italie et en France.
Rossini dit un jour à un pédant, monsignore de son métier, qui l'avait relancé jusque dans sa petite chambre d'auberge et qui l'empêchait de se lever: «Ella mi vanta per mia gloria, etc.» «Vous voulez bien me parler de ma gloire: savez-vous, monseigneur, quel est mon véritable titre à l'immortalité? c'est d'être le plus bel homme de mon siècle. Canova m'a dit qu'il compte me prendre un jour pour modèle pour une statue d'Achille.» A ces mots, il saute de son lit et paraît aux yeux du monsignore (prélat romain) en costume d'Achille, ce qui est un grand manque de respect en ce pays-là.
«Voyez-vous cette jambe, voyez-vous ce bras? continue-t-il: quand on est fait de cette façon, je pense qu'on est sûr de l'immortalité...» Je supprime la suite du discours; une fois lancé dans la mauvaise plaisanterie, il s'exalte par le son de ses paroles et par le rire fou que lui donnent ses propres idées; il improvise des sottises à l'infini, il devient outrageant, et rien ne peut l'arrêter. Le monsignore pédant en fut bientôt réduit à prendre la fuite.
Composer n'est rien, à ce que dit Rossini; l'ennuyeux, c'est de faire répéter. C'est dans ce triste moment que le pauvre maestro endure le supplice d'entendre défigurer, dans tous les tons de la voix humaine, ses plus belles idées, ses cantilènes les plus brillantes ou les plus suaves. Il y a de quoi se siffler soi-même, dit Rossini. Il sort triste des répétitions, il est dégoûté de ce qu'il admirait la veille.
Mais ces séances, si pénibles pour le jeune compositeur, sont à mes yeux le triomphe de la sensibilité italienne; c'est là que rassemblés autour d'un mauvais piano écloppé, dans le taudis qu'on appelle le ridotto du théâtre de quelque petite ville, telle que Reggio ou Velletri, j'ai vu huit ou dix pauvres diables d'acteurs répéter au bruit de la cuisine et du tourne-broche du voisin; je les ai vus éprouver et rendre admirablement les impressions les plus fugitives et les plus entraînantes que puisse donner la musique; c'est là que l'homme du nord, étonné, voit des ignorants, incapables de jouer une valse sur le piano, ou de dire quelle est la différence d'un ton à un autre, chanter et accompagner par instinct, et avec un brio admirable, la musique la plus singulière et la plus originale, que le maestro recompose et arrange sous leurs yeux à mesure qu'ils la chantent. Ils font cent fautes; mais en musique, toutes les fautes qui sont faites par excès de verve sont bientôt pardonnées, comme en amour toutes les fautes qui viennent de trop aimer. Au reste, ces séances qui m'ont charmé, moi ignorant, auraient sans doute scandalisé M. Berton de l'Institut.
L'homme de bonne foi, étranger à l'Italie, reconnaît sur-le-champ que rien n'est absurde comme de vouloir faire des compositeurs et des chanteurs loin du Vésuve[43]. Dans ces pays du beau, l'enfant à la mamelle entend chanter, et ce n'est pas précisément des airs comme Malbrouk ou C'est l'amour, l'amour. Sous un climat brûlant, sous une tyrannie sans pitié, où parler est si dangereux, le désespoir ou le bonheur s'expriment plus naturellement par un chant plaintif que par une lettre. On ne parle que de musique; on n'ose avoir une opinion et la discuter avec feu et franchise que sur la musique; on ne lit et l'on n'écrit qu'une seule chose, ce sont des sonnets satiriques en dialecte de pays[44] contre le gouverneur de la ville; et le gouverneur, à la première occasion, fait coffrer comme carbonari tous les poëtes de l'endroit. Ceci est à la lettre, sans exagération aucune, et j'écrirais vingt noms si la prudence le permettait. Réciter le sonnet burlesque contre le gouverneur ou le souverain, est beaucoup moins dangereux que discuter un principe politique ou un trait d'histoire. L'abbé ou le Cav. di M., qui fait le rôle d'espion, étant de la plus drôle d'ignorance, s'il répète au chef de la police, d'ordinaire homme d'esprit et renégat libéral, quelque raisonnement qui se tienne debout et qui ait l'apparence du sens commun, à l'instant la preuve de la police est faite, et il est clair que l'espion ne calomnie pas. Le préfet de police vous fait appeler et vous dit gravement: Vous déclarez la guerre au gouvernement de mon maître, vous vous permettez de parler, pescano in quel che dite[45].
Réciter le sonnet satirique à la mode est au contraire un péché dont tout le monde se rend coupable, et dont tout le monde peut être accusé calomnieusement; cela ne passe pas la portée connue de l'espion.
Nous avons laissé Rossini faisant répéter son opéra à un mauvais piano, dans le ridotto de quelque petit théâtre d'une ville du troisième ordre, comme Pavie ou Imola. Si cette petite salle obscure est le sanctuaire du génie musical et de l'enthousiasme des arts sans forfanterie et sans nulle idée au monde de comédie; en revanche aussi, toutes les prétentions et les disputes les plus grotesques de l'amour-propre le plus incroyable et le plus naïf s'étalent à l'envi autour de ce méchant piano. Quelquefois il y périt; on le brise à coups de poing, et l'on finit par s'en jeter les morceaux à la tête. Je conseille à tout voyageur en Italie, sensible aux arts, de se donner ce spectacle. Cet intérieur de la troupe fait la conversation de toute la ville, qui attend son plaisir ou son ennui, pendant le mois le plus brillant de l'année, de la réussite ou de la chute de l'opéra nouveau. Une petite ville, dans cet état d'ivresse, oublie l'existence du reste du monde; c'est durant ces incertitudes que l'imprésario joue un rôle admirable pour son amour-propre, et qu'il est à la lettre le premier homme du pays. J'ai vu des banquiers avares ne pas regretter d'avoir acheté ce rôle flatteur par la perte de quinze cents louis. Le poëte Sografi a fait un acte charmant sur les aventures et les prétentions d'une troupe d'opéra. Il y a le rôle d'un ténor allemand qui n'entend pas un mot d'italien, qui est à mourir de rire. Cela est digne de Regnard ou de Shakspeare. La vérité est si outrée, c'est une si drôle de chose que des chanteurs italiens disputant sur les intérêts de leur gloire, enivrés qu'ils sont par les accents divins d'une musique passionnée, que l'embarras du poëte a été de diminuer, d'affaiblir des trois quarts et de ramener aux limites du vraisemblable, la vérité et la nature, bien loin de les charger. La vérité la plus vraie eût paru comme une caricature dépourvue de toute vraisemblance.
Marchesi (fameux soprano de Milan) ne voulait plus chanter, dans les dernières années de sa carrière théâtrale, à moins qu'au commencement de l'opéra sa première entrée n'eût lieu à cheval, ou du haut d'une colline. Dans tous les cas, le bouquet de plumes blanches qui se balançait sur son casque, devait avoir au moins six pieds de haut.
Crivelli, encore aujourd'hui, refuse de chanter son premier air, s'il n'y trouve pas la parole felice ognora, sur laquelle il lui est commode de faire des roulades.
Mais revenons à la ville d'Italie que nous avons laissée dans l'anxiété, et l'on peut dire dans l'agitation qui précède le jour de la première représentation de son opéra.
Cette soirée décisive arrive enfin. Le maestro se place au piano; la salle est aussi pleine qu'elle puisse l'être. On est accouru de vingt milles à la ronde. Les curieux campent dans leurs calèches au milieu des rues; toutes les auberges sont combles dès la veille; et l'on y est d'une insolence rare. Toutes les occupations ont cessé. Au moment de la représentation, la ville a l'air d'un désert. Toutes les passions, toutes les incertitudes, toute la vie d'une population entière est concentrée dans la salle.
L'ouverture commence: on entendrait voler une mouche. Elle finit, et là éclate un vacarme épouvantable. Elle est portée aux nues, ou sifflée ou plutôt hurlée sans miséricorde. Ce n'est plus, comme à Paris, des vanités inquiètes, interrogeant de l'œil la vanité du voisin[46]; ce sont des énergumènes cherchant, à force de hurlements, de trépignements, de coups de cannes contre le dossier des banquettes, à faire triompher leur manière de sentir, et surtout voulant prouver qu'elle est la seule bonne; car il n'y a rien au monde d'intolérant comme l'homme sensible. Dès que vous voyez dans les arts un homme modéré et raisonnable, parlez-lui bien vite d'économie politique ou d'histoire, il sera magistrat distingué, bon médecin, bon mari, excellent académicien, tout ce que vous voudrez enfin, excepté un homme fait pour sentir la musique ou la peinture.
A chaque air de l'opéra nouveau, après un silence parfait, recommence le vacarme épouvantable: le mugissement d'une mer en courroux ne vous en donnerait qu'une idée peu exacte.
On entend juger distinctement le chanteur et le compositeur. On crie: bravo Davide, brava Pisaroni; ou bien toute la salle retentit des cris: bravo maestro! Rossini se lève de sa place au piano, sa belle figure prend l'expression de la gravité, chose rare chez lui; il fait trois saluts, est couvert d'applaudissements, assourdi de cris singuliers; on lui crie des phrases entières de louanges: ensuite l'on passe à un autre morceau.
Rossini paraît au piano durant les trois premières représentations de son opéra nouveau; après quoi, il reçoit ses soixante-dix sequins (huit cents francs), prend part à un grand dîner d'adieu qui lui est donné par ses nouveaux amis, c'est-à-dire par toute la ville, et part en voiturin, avec un porte-manteau beaucoup plus rempli de papiers de musique que d'effets, pour aller recommencer le même rôle, à quarante milles de là, dans une ville voisine. Ordinairement, il écrit à sa mère le soir de la première représentation, et lui envoie, pour elle et pour son vieux père, les deux tiers de la petite somme qu'il a reçue. Il part avec huit ou dix sequins, mais le plus gai des hommes, et, chemin faisant, ne manque pas de mystifier quelque sot si le hasard lui fait la grâce de lui en envoyer. Une fois, comme il se rendait en voiturin d'Ancône à Reggio, il se donna pour un maître de musique ennemi mortel de Rossini, et passa tout le temps du voyage à faire chanter de la musique exécrable, qu'il composait à l'instant, sur les paroles connues de ses airs les plus célèbres, musique qu'il faisait bafouer comme étant celle des prétendus chefs d'œuvre de cet animal nommé Rossini, que les gens de mauvais goût avaient la sottise de porter aux nues. Il n'y a nulle fatuité à lui de mettre ainsi le discours sur la musique; en Italie c'est la conversation la plus à la mode; et après un mot sur Napoléon, c'est toujours le propos auquel on revient.
CHAPITRE VII
GUERRE DE L'HARMONIE CONTRE LA MÉLODIE
Je demande la permission de placer ici une digression qui abrégera beaucoup les discussions auxquelles nous allons être conduits par la vie orageuse que Rossini va mener, et par les succès disputés qui formèrent son lot aussitôt que les pédants l'eurent honoré de leur haine, et que tous les compositeurs quelconques, grands et petits, se furent ligués contre lui.
L'envie une fois réveillée à Bologne contre Rossini, ne lui permit plus d'obtenir les succès faciles de sa première jeunesse.
Rossini se moque des pédants; mais s'il eut toujours assez de mépris pour les individus, l'espèce tout entière ne laissa pas que d'avoir beaucoup d'influence sur ses ouvrages, et une influence fatale.
Pour éclaircir l'idée, assez obscure, que les littérateurs de toutes les nations se sont faite du mot goût, on en est souvent revenu à la signification simple de ce mot. Les plaisirs du goût, dans le sens propre, sont ceux que sent un enfant auquel sa mère vient de donner une belle pêche.
Je m'empare, au profit de l'art musical, de ce joli enfant, si joyeux en ouvrant sa belle pêche: le goût des sucreries et des saveurs douces disparaîtra bientôt chez lui; je le vois, à peine arrivé à seize ans, s'abreuver de bière avec délices, et cependant cette liqueur est d'un goût assez âpre, et qui offense d'abord, mais elle a beaucoup de piquant. Les sucreries sembleraient fades à ce jeune écolier que je vois demander de la bière avec tant d'empressement, en quittant une partie de barres.
Quelques années plus tard, ce n'est plus seulement la bière qui lui plaît; l'éloignement qu'il éprouve pour ce qu'il appelle les saveurs insipides, lui fait demander un mets allemand, le saur-craut; ce mot baroque veut dire choux aigre. Il y a loin de là à la pêche, dont le parfum délicieux faisait son bonheur à trois ans. Pour terminer ma comparaison par des noms plus nobles, je rappellerai que le grand Frédéric, l'ami de Voltaire, parvenu à un âge avancé, avait un tel goût pour la cuisine fortement assaisonnée et les épices, que l'honneur de dîner à la table du roi était devenu une corvée pour les jeunes officiers français que la mode faisait courir aux revues de Potsdam.
A mesure que l'homme vieillit, il perd le goût des fruits et des sucreries, qui charmaient son enfance, et contracte celui des choses piquantes et fortes. Boire de l'eau-de-vie serait un supplice pour un marmot de six ans, s'il n'était pas tout fier de faire usage du verre de papa.
Cette soif toujours croissante pour les aliments d'un goût piquant, cet éloignement pour ceux qui n'ont qu'une saveur douce et suave, voilà l'image, peut-être un peu trop vulgaire, mais d'ailleurs fort exacte, des révolutions de la musique de l'an 1730 à l'année 1823. Je compare la mélodie simple et charmante pour l'oreille, aux fruits parfumés et doux qui font tant de plaisir dans l'enfance. L'harmonie, au contraire, représente les mets piquants, âpres, fortement assaisonnés, dont le goût blasé éprouve le besoin en avançant dans la vie. C'est vers l'an 1730 que les Leo[47], les Vinci[48], les Pergolèse[49], inventèrent, à Naples, les chants les plus doux, les mélodies les plus suaves, les cantilènes les plus voluptueuses dont il ait été donné à l'oreille humaine d'avoir la jouissance.
Je supprime les détails historiques, qui, en arrêtant l'attention, diminueraient la clarté du point de vue général que je veux faire remarquer au lecteur.
De 1730 à 1823, le peuple musical, semblable à un jeune enfant qui devient un brillant jeune homme, et ensuite un vieillard un peu blasé, s'est toujours éloigné du genre doux et suave, pour courir au genre piquant et fort. On pourrait dire qu'il a laissé les pêches et leur délicieux parfum pour demander du saur-craut, des sauces épicées et du kirsch waser, aux grands compositeurs chargés de ses plaisirs, et qu'il paie avec de la gloire. Toutes ces comparaisons ne sont pas bien nobles, je l'avoue, mais elles me semblent claires.
Cette révolution, qui occupe un intervalle de quatre-vingt-dix ans dans les annales de l'esprit humain, a eu des périodes différentes et successives. Où s'arrêtera-t-elle? Je l'ignore: tout ce que je sais, c'est qu'à chaque période (et chacune d'elles a duré douze ou quinze ans, à peu près le temps qu'un grand compositeur est à la mode) à chaque période, dis-je, on a cru être arrivé au terme de la révolution.
Moi-même, je suis probablement aussi dupe de mes sensations, qu'aucun de mes devanciers, en proclamant que la perfection de l'union de la mélodie antique avec l'harmonie moderne, c'est le style de Tancrède. Je suis la dupe d'un magicien qui a donné les plaisirs les plus vifs à ma première jeunesse, et, par contre-coup, je suis injuste envers la Gazza ladra et Otello, qui me présentent des sensations moins douces, moins enchanteresses, mais plus piquantes et peut-être plus fortes.
Je prie le lecteur d'avoir cette profession de foi sous les yeux, toutes les fois que je me sers des mots délicieux, sublime, parfait. Dans les moments de froide philosophie et de respect pour les gens secs, je sens bien tout le ridicule dont ces mots sont susceptibles, mais je les emploie pour abréger.
On dit en France, pour indiquer une nuance d'opinion: c'est un patriote de 89; je me dénonce moi-même comme étant un Rossiniste de 1815. Ce fut l'année où l'on admira le plus en Italie le style et la musique de Tancrède[50].
Un amateur de 1780, préférant à tout, comme de juste, le style de Paisiello et de Cimarosa, trouverait probablement Tancrède aussi bruyant et aussi surchargé d'effets d'orchestre que me semblent l'être Otello et la Gazza ladra.
Loin de prétendre à une impartialité ridicule et impossible dans les arts, je proclame hardiment un principe qui me semble, du reste, tout à fait à la mode: je me déclare partial. L'impartialité dans les arts est, comme la raison en amour, le partage des cœurs froids ou faiblement épris. Je suis donc partial autant que peut l'être un bon homme de lettres. La différence, c'est que je ne veux faire pendre personne, pas même M. Maria Weber, l'auteur du Freyschütz, l'opéra allemand qui fait fureur dans ce moment aux rives de la Sprée et de l'Oder.
Un partisan du Freyschütz verra en moi un bon homme impossible à ennuyer, et qui a ses raisons pour admirer le genre simple. Il m'appliquera la phrase que je fais plus ou moins jolie, suivant que je suis plus ou moins bien né, et dont je me sers pour énoncer mon opinion sur les gens que charmait, vers l'an 1750, un opéra comique de Galuppi, avec ses longs récitatifs.
Je crois que pour être clair, je n'ai rien de mieux à faire que de placer ici la liste des enchanteurs qui ont passé successivement en Italie pour avoir atteint le dernier terme de l'art et la perfection du vrai beau.
A chaque nouveau génie qui paraissait, il s'engageait une dispute générale fort vive, et surtout impossible à terminer, entre les gens de quarante ans qui avaient vu de meilleurs temps, et les jeunes gens de vingt; car un homme de talent écrit toujours dans le style (dans le mélange proportionnel de mélodie et d'harmonie) qu'il trouve à la mode à son entrée dans le monde[51].
Voici la liste des grands artistes dont le nom a successivement servi d'anathèmes pour leurs successeurs immédiats: [Pg 169]
| Porpora brilla en | [52]1710. | |
| Durante | 1718. | |
| Leo | 1725. | |
| Galuppi, surnommé il Buranello, parce qu'il était de la petite île de Burano, à une portée de canon de Venise | 1728. | |
| Pergolèse | 1730. | |
| Vinci | 1730. | |
| Hasse | 1730. | |
| Jomelli | 1739. | |
| Logroscino, l'inventeur des finales | 1739. | |
| Guglielmi, créateur de l'opéra buffa | 1752. | |
| Piccini | 1753. | |
| Sacchini | 1760. | |
| Sarti | 1755. | |
| Paisiello | 1766. | |
| Anfossi | 1761. | |
| Traetta | 1763. | |
| Zingarelli | 1778. | |
| Mayer | 1800. | |
| Cimarosa | 1790. | |
| Mosca | 1800. | |
| Paër | 1802. | |
| Pavesi | 1802. | |
| Generali | 1800. | |
| Rossini | ] | 1812. |
| Mozart | ||
Je mets ces deux grands noms ensemble, par l'effet combiné de l'éloignement des lieux, de la difficulté de lire Mozart, et du mépris des Italiens pour les artistes étrangers: on peut dire que Mozart et Rossini ont débuté ensemble en Italie vers l'an 1812.
Aujourd'hui il y a un maestro qui fait oublier l'auteur de Tancrède: c'est celui de la Gazza ladra, de Zelmire, de Sémiramis, de Mosè, d'Otello; c'est le Rossini de 1820[53].
Je supplie que l'on me permette une seconde comparaison.
Voyez deux rivières majestueuses prendre leur source en des contrées éloignées, parcourir des régions fort différentes, et cependant finir par confondre leurs eaux: tels sont le Rhône et la Saône. Le Rhône tombe des glaciers du mont Saint-Gothard, entre la Suisse et l'Italie. La Saône prend sa source dans le nord de la France; le Rhône parcourt en bondissant la vallée étroite et pittoresque du Valais; la Saône arrose les fertiles campagnes de la Bourgogne. Ces grands cours d'eau viennent enfin se réunir sous les murs de Lyon, pour former ce fleuve majestueux et rapide, le plus beau de France, qui va passer si vivement sous les arcades du pont Saint-Esprit, et faire trembler le plus hardi nautonier.
Telle est l'histoire des deux écoles de musique, l'allemande et l'italienne; elles ont pris naissance en lieux bien distants, Dresde et Naples. Alexandre Scarlatti créa l'école d'Italie, Bach créa l'école allemande[54].
Ces deux grands courants d'opinions et de plaisirs différents, représentés aujourd'hui par Rossini et Weber, vont probablement se confondre pour ne former qu'une seule école; et leur réunion à jamais mémorable doit peut-être avoir lieu sous nos yeux, dans ce Paris qui, malgré les censeurs et les rigueurs, est plus que jamais la capitale de l'Europe[55].
Placés par le hasard au point de la réunion, debout sur le promontoire élevé qui sépare encore ces courants majestueux, observons les derniers mouvements de leurs ondes immenses, et les derniers tourbillons qu'elles forment avant de se réunir à jamais.
D'un côté je vois Rossini donnant Zelmire à Vienne en 1823; de l'autre je vois Maria Weber triompher le même jour à Berlin avec le Freyschütz.
Dans l'école italienne de 1815, et dans l'opéra de Tancrède, que je prends comme le représentant de cette école, afin d'éviter toute idée vague ou obscure, les accompagnements ne nuisent pas au chant.
Rossini trouva ce juste degré de clair-obscur harmonique qui irrite doucement l'oreille sans la fatiguer. En me servant du mot irriter, j'ai parlé le langage des physiologistes. L'expérience prouve que l'oreille a toujours besoin (en Europe du moins) de se reposer sur un accord parfait; tout accord dissonant lui déplaît, l'irrite (ici faire une expérience sur le piano voisin), et lui donne le besoin de revenir à l'accord parfait.
CHAPITRE VIII
IRRUPTION DES CŒURS SECS.—IDÉOLOGIE DE LA MUSIQUE
L'harmonie doit-elle se faire remarquer par elle-même, et détourner notre attention de la mélodie, ou simplement augmenter l'effet de celle-ci?
J'avoue que je suis pour ce dernier parti. Je vois que dans les beaux-arts, les grands effets sont produits, en général, par une seule chose extrêmement belle, et non par la réunion de plusieurs choses médiocrement touchantes. Le cœur humain n'a que des émotions peu vives lorsque ses jouissances sont entremêlées de la nécessité de choisir entre deux plaisirs de nature différente. Si je sens le besoin d'entendre de l'harmonie magnifique, je vais à une symphonie de Haydn, de Mozart ou de Beethoven; je vais au Mariage secret, ou au Roi Théodore, si j'aime la mélodie. Si je désire jouir de ces deux plaisirs réunis autant que possible je vais voir à la Scala, Don Juan ou Tancrède. J'avoue que si je pénètre plus avant dans la nuit de l'harmonie, la musique a moins de charmes pour moi.
Il faut un tour de force pour être incorrect en écrivant une phrase de mélodie; rien n'est au contraire plus facile que de faire des fautes en notant dix mesures d'harmonie.
La science est nécessaire pour écrire de l'harmonie. Voilà la nécessité fatale qui a donné prétexte aux sots et aux pédants de toutes les couleurs, pour s'immiscer dans la musique.
Sans vouloir faire contre les savants une mauvaise épigramme, les gens qui connaissent le monde avoueront avec moi que si aujourd'hui l'Histoire de Charles XII de Voltaire se présentait incognito à l'Académie des Inscriptions pour avoir le prix, les savants académiciens ne seraient frappés, dans ce charmant ouvrage, que de quelques inexactitudes de détail, et certes il serait malheureux: tel paraît, aux yeux des pédants en musique, un ouvrage de Rossini. Je leur rends justice; ils sont de bonne foi quand ils l'injurient[56].
La science du chant, telle qu'elle est aujourd'hui au Conservatoire de Paris, enseigne à produire une suite de mots bien enchaînés d'après les règles de la syntaxe; mais du reste, ces mois n'offrent aucun sens.
Rossini, au contraire, opprimé qu'il était par le nombre et la vivacité des sentiments et des nuances de sentiment qui se présentaient à la fois à son esprit, a fait quelques petites fautes de grammaire. Dans ses partitions originales il les a presque toujours notées avec une croix +, en écrivant à côté: Per soddisfazione de' pedanti. Un élève, après six mois de Conservatoire, voit ces négligences, qui souvent sont des essais.
Il nous reste à donner un coup d'œil à l'état actuel de la grammaire musicale. Ces fautes de Rossini sont-elles de véritables fautes? Qui a fait cette grammaire? sont-ce des gens supérieurs en génie à Rossini? Il ne s'agit pas ici, comme pour les langues, de noter avec une scrupuleuse fidélité les usages d'une nation; les gens qui ont écrit la langue musicale sont en trop petit nombre pour qu'il y ait, à proprement parler, un usage général. La musique attend son Lavoisier. Cet homme de génie fera des expériences sur le cœur humain et sur l'organe de l'ouïe lui-même. Tout le monde sait que le bruit d'une scie que l'on aiguise, d'un morceau de liège que l'on coupe, de deux orgues de Barbarie jouant des airs différents, ou simplement d'un papier que l'on chiffonne, suffit pour mettre aux abois certaines personnes à nerfs délicats.
Il y a des oppositions ou des accords de sons dont les effets agréables sont aussi marqués que l'est, dans un sens opposé, le cri du liège que l'on coupe ou du papier que l'on chiffonne.
Le Lavoisier de la musique, auquel j'accorde libéralement un cœur très sensible à ces effets, se livrera à plusieurs années d'expériences, après quoi il déduira de ses expériences les règles de la musique.
Dans son ouvrage, au mot colère, il nous présentera les vingt cantilènes qui lui semblent exprimer le mieux le sentiment de la colère; il en fera de même pour la jalousie, l'amour heureux, les tourments de l'absence, etc.
Souvent l'accompagnement rappelle à notre imagination une nuance de sentiment que la voix seule ne pourrait pas exprimer.
L'homme supérieur dont j'invoque la présence donnera les airs qu'il aura choisis comme exprimant le mieux la colère, avec leurs accompagnements. Font-ils plus d'effets avec ou sans accompagnements? Jusqu'à quel point peut-on compliquer ces accompagnements?
Toutes ces grandes questions, résolues par des expériences, établiront enfin une véritable théorie de la musique, basée sur la nature du cœur humain en Europe, et sur les habitudes de l'oreille.
La plupart des règles qui oppriment dans ce moment le génie des musiciens, ressemblent à la philosophie de Platon ou de Kant; ce sont des billevesées mathématiques inventées avec plus ou moins d'esprit et d'imagination, mais dont chacune a grand besoin d'être soumise au creuset de l'expérience[57]. Ce sont des règles impérieuses qui ne sont appuyées sur rien[58], ce sont des conséquences qui ne partent d'aucun principe; mais par malheur il en est de l'autorité de ces règles comme de celle des rois; elles sont environnées de beaucoup de gens en crédit, qui ont le plus grand intérêt du monde à soutenir leur infaillibilité. Si l'on ébranle le respect pour les règles, si l'on a la scandaleuse témérité de vouloir examiner le droit qu'elles ont d'être des règles, que deviendra l'importance et la vanité d'un professeur au Conservatoire?
Voulez-vous savoir ce qui arrive aux plus spirituels d'entre eux?
Les esprits justes, M. Cherubini par exemple, arrivés à une certaine époque de leur carrière, s'aperçoivent qu'il y a absence de fondements dans l'édifice qu'ils élèvent; la peur les saisit; ils quittent l'étude du langage du cœur pour s'enfoncer dans un examen philosophique. Au lieu d'élever de belles colonnes ou des portiques élégants, ils perdent le temps de leur jeunesse à pousser en terre des fouilles profondes. Quand enfin ils sortent tout poudreux de ces tranchées obscures, leur tête est surchargée de vérités mathématiques; mais le beau temps de la jeunesse est passé, et leur cœur se trouve vide des sentiments dont la présence met en état d'écrire de la musique, comme le duetto d'Armide:
Amor possente nome.
Il y a des accords qui sont d'un effet évident, d'une expression pour ainsi dire parlante: il ne faut que les entendre une fois pour convenir de leur qualité. C'est une expérience que je conseille fort aux amateurs qui ont une âme. Le précipice dont ils ont à se garder, c'est l'impatience naturelle à tous les hommes, qui leur fera prendre le roman de la science pour son histoire.
Rien n'est pénible comme d'examiner, de douter, quand on a des plaisirs. Plus ceux de la musique sont entraînants et voluptueux, et plus les doutes sont pénibles et odieux. Dans cette position de l'âme, la moindre théorie brillante séduit et entraîne[59]. Comme en idéologie il faut savoir à chaque instant retenir notre intelligence qui veut courir; de même, dans la théorie des arts, il faut retenir l'âme, qui sans cesse veut jouir et non examiner[60].
Il est un autre écueil, c'est celui contre lequel vont faire naufrage les âmes sèches[61]. Lorsqu'elles se mettent à la chasse des vérités sur cette matière, elles perdent la vue à moitié route, et prennent misérablement le difficile pour le beau.
N'est-ce point ainsi qu'a fini un des plus savants génies musicaux de l'époque actuelle?
On sent bien que je ne puis m'avancer que jusqu'au bord de ces grandes questions. Je ne puis en esquisser tout au plus que la partie morale, que celle qui est fondée sur les rapports que ces problèmes ont avec les passions du cœur humain et les habitudes de notre imagination européenne.
Comme il faut commencer une fois, peut-être un jour oserai-je donner au public un ouvrage scientifique sur ces grandes vérités. Outre qu'il sera fort malaisé à comprendre, j'ai peur qu'il ne soit fort ridicule. Je voudrais qu'il me fût possible de n'admettre à la lecture de cet ouvrage que les gens qui viennent de pleurer à Otello.
Je vais présenter quelques conséquences intelligibles de la science dans son état actuel. Les vérités les plus démontrées sont encore mêlées avec les assertions les plus téméraires et les moins prouvées. En raisonnant juste, d'après une telle science, on arrive sans cesse à des conséquences absurdes, et que la plus petite épinette suffit pour démentir.
Mais si vous aviez passé quatre ans à chercher des diamants dans une mine obscure, ne seriez-vous pas disposé à prendre pour des diamants superbes, et d'une aussi belle eau que le Régent, des morceaux de verre que des charlatans adroits vous feraient entrevoir au fond des sombres galeries de cette mine? L'orgueil naturel à l'homme pervertit en ce cas l'organe de la vue. Il faudrait une rare grandeur d'âme pour avouer qu'on a perdu quatre ans, et que l'on n'a jamais vu bien distinctement ce que des charlatans ou des professeurs de Conservatoire vous ont présenté à chaque journée de ces quatre ans, en vous disant: Ne voyez-vous pas bien clairement que tel accord est incompatible avec tel autre? et en vous liant à chaque fois par votre assentiment.
En compliquant les accompagnements, on diminue la liberté du chanteur; il ne lui est plus possible de songer à divers agréments qu'il lui eût été loisible de faire s'il y avait eu un moindre nombre d'accords dans l'accompagnement. Avec des accompagnements à l'allemande, le chanteur qui hasarde des agréments court risque à chaque instant de sortir de l'harmonie.
Après Tancrède, Rossini est devenu toujours plus compliqué.
Il a imité Haydn et Mozart, comme Raphaël, quelques années après être sorti de l'école du Pérugin, se mit à chercher la force sur les traces de Michel-Ange. Au lieu d'offrir aux hommes de la grâce et des plaisirs, il entreprit de leur faire peur.
L'orchestre de Rossini a fait tort de plus en plus au chant de ses acteurs. Toutefois ses accompagnements pèchent plutôt par la quantité que par la qualité, comme ceux des Allemands: j'entends que les accompagnements allemands ôtant toute liberté au chanteur, l'empêchent de faire les ornements que son génie lui aurait inspirés. Un Davide, par exemple, est impossible avec une instrumentazione allemande. Elle taquine la mélodie, comme disait Grétry; elle défend impérieusement au chanteur de se prévaloir de tous les moyens d'expression de son art. (Les couleurs qui chargent la palette de Davide sont les ornements et les fioriture de tous les genres.)
Cette différence dans la nature des accompagnements, en apparence également bruyants, distingue encore l'école allemande de l'école d'Italie[62].
Aujourd'hui un compositeur pourrait battre Rossini et le faire oublier, en écrivant dans le style de Tancrède, bien différent du style de Mosè, d'Elisabetta, de Maometto, de la Gazza ladra.
Nous verrons plus tard quelques anecdotes relatives à la cour de Naples, qui ont forcé Rossini à changer de style. Je ne pense pas que ce grand artiste donnât d'autres raisons de son changement, si par extraordinaire il voulait une fois en sa vie parler de musique d'un ton sérieux. Il pourrait alléguer cependant que plusieurs de ses derniers opéras ont été écrits pour des salles immenses et fort bruyantes. A San Carlo et à la Scala, trois mille cinq cents spectateurs sont placés commodément. Le parterre lui-même est assis fort à l'aise sur de larges banquettes à dossier que l'on renouvelle tous les deux ans. Souvent aussi Rossini a dû écrire pour des voix fatiguées. S'il les eût laissées scoperte, chantant seules, avec peu d'accompagnements, ou s'il leur eût donné à exécuter des chants larges et soutenus (spianati e sostenuti), il aurait eu à craindre que les fautes de chant ne fussent trop évidentes, trop distinctement entendues, et fatales au maestro comme au chanteur. Un jour qu'on lui reprochait à Venise l'absence de beaux chants bien développés sur des mesures lentes: «Dunque non sapete per che cani io scrivo? répondit-il. Donnez-moi des Crivelli, et vous verrez.» Il est à peu près convenu que pour les grandes salles il faut multiplier les morceaux d'ensemble. La Gazza ladra, écrite pour l'immense salle de la Scala, paraît d'un effet plus dur qu'elle ne l'est réellement, jouée dans une petite salle fort silencieuse comme Louvois, et par un orchestre qui méprise les nuances et regarde le piano comme un signe de faiblesse[63].
CHAPITRE IX
L'AURELIANO IN PALMIRA
Je ne parlerai pas beaucoup de l'Aureliano in Palmira: ma grande raison, c'est que je ne l'ai pas vu. Cet opéra fut composé pour Milan en 1814; il eut le bonheur d'être chanté par Velutti et la Corréa: la Corréa, une des plus belles voix de femme qui aient paru depuis quarante ans; Velutti, le dernier des bons castrats.
Je ne pense pas que l'Aureliano ait été donné ailleurs qu'à Milan. Je puis répondre qu'il n'a pas paru à Naples de mon temps; seulement, lors du succès de l'Élisabeth de Rossini, le parti de l'envie se mit à dire que cette musique n'était autre que celle de l'Aureliano in Palmira. Cette assertion n'était fondée qu'à l'égard de l'ouverture. Rossini, sachant bien que celle de l'Aureliano n'était pas connue des Napolitains, s'en servit sans façon.
Je ne connais de cet opéra que le duetto
entre un contralto et un soprano. J'ai eu le bonheur de l'entendre chanter cet hiver, à Paris, par deux voix comparables, si ce n'est supérieures, à tout ce que l'Italie a de plus délicat et de plus parfait. Je n'avais pas besoin de cette nouvelle preuve que la France produit de belles voix comme tous les pays du monde; seulement nos professeurs de chant ne sont pas des Crescentini, et l'on croit encore en province et dans la rue Le Peletier que chanter fort c'est chanter bien.
Ravi par l'accord parfait des voix délicieuses qui nous faisaient entendre
Se tu m'ami, o mia regina,
je me suis surpris plusieurs fois à croire que ce duetto est le plus beau que Rossini ait jamais écrit. Ce que je puis assurer, c'est qu'il produit l'effet auquel on peut reconnaître la musique sublime: il jette dans une rêverie profonde.
Lorsque, songeant à quelque souvenir de notre propre vie, et agités encore en quelque sorte par le sentiment d'autrefois, nous venons à reconnaître tout à coup le portrait de ce sentiment dans quelque cantilène de notre connaissance, nous pouvons assurer qu'elle est belle. Il me semble qu'il arrive alors une sorte de vérification de la ressemblance entre ce que le chant exprime et ce que nous avons senti, qui nous fait voir et goûter plus en détail les moindres nuances de notre sentiment, et des nuances à nous-mêmes inconnues jusqu'à ce moment. C'est par ce mécanisme, si je ne me trompe, que la musique entretient et nourrit les rêveries de l'amour malheureux.
Je n'ai vu non plus qu'une fois le Demetrio e Polibio de Rossini: c'était en 1814. Nous étions, un soir du mois de juin, à Brescia, à prendre des glaces sur les vingt-trois heures (sept heures du soir), dans le jardin de la contessina L***, sous les grands arbres qui en font un lieu de délices dans ce climat brûlant. Ce jardin, un peu élevé au-dessus du niveau de l'immense plaine de la Lombardie, est situé de manière à être couvert par l'ombre de la colline verdoyante qui s'avance sur la ville. Une femme de la société chantait à mi-voix un air qui parut aimable, car il se fit un silence général.—Quel est cet air? demanda-t-on quand elle eut cessé de chanter.—Il est de Demetrio e Polibio. C'est le fameux duetto
Questo cor ti giura affetto.
—Est-ce le Demetrio que les petites Mombelli donnent demain à Como?—Précisément; Rossini l'a écrit pour elles (1812), et avec les passages que leur père, le vieux ténor Mombelli, lui a indiqués comme étant le mieux dans la voix de ses filles.
—Est-il sûr que l'opéra soit de Rossini? dit une de ces dames. On assure que Mombelli a travaillé à la musique.—Il aura peut-être fourni à Rossini quelque ancien motif à la mode, lorsque lui, Mombelli, était célèbre, vers l'an 1780 ou 90. On dit que les petites Mombelli sont parentes de Rossini.—Pourquoi n'irions-nous pas à Como, voir l'ouverture de la salle? dit la maîtresse de la maison.—Allons à Como, répondit-on de toutes parts: et moins de demi-heure après, nous étions quatre voitures au galop des chevaux de poste sur la route de Como, en passant par Bergame. Cette route côtoie les plus belles collines qui existent peut-être en Europe. Il fallait aller vite pour arriver à Como avant que le soleil du lendemain ne fût brûlant, et c'est ce qui nous faisait braver courageusement la peur des voleurs qui se rencontrent toujours dans les environs de Brescia et de Bergame, et qui même, assure-t-on, ont des intelligences dans la première de ces deux villes. Je crois que la peur qui effrayait les femmes augmentait nos plaisirs. Sous prétexte de les distraire, nous osions nous livrer à toutes les idées singulières, inconnues sous un autre ciel, et tenant peut-être un peu de la folie que donne une belle nuit, stellata. Sous ce délicieux climat, le bleu du ciel est différent du nôtre. La suite de lacs et de montagnes couvertes de grands châtaigniers, d'orangers et d'oliviers qui s'étend de Bassano à Domo d'Ossola, est peut-être la plus belle chose qui existe au monde. Comme aucun voyageur n'a célébré ce pays, il est resté à peu près inconnu, et ce n'est pas moi qui en parlerai, de peur de paraître exagéré. Je ne crains déjà que trop qu'on m'adresse ce reproche pour tous les beaux effets que j'attribue à la musique.
Nous arrivâmes à Como à neuf heures du matin. Le soleil était déjà brûlant; mais j'étais ami de l'hôte de l'Angelo, dont l'auberge donne sur le lac (en Italie, aucune amitié n'est à négliger); il nous donna des chambres très fraîches; les vagues du lac venaient se briser au pied de nos fenêtres, à huit pieds au-dessous de nos balcons. Il y eut à l'instant des barques couvertes de voiles pour ceux d'entre nous qui voulurent se baigner; et enfin, à huit heures du soir, nous nous trouvâmes frais et dispos dans la nouvelle salle de Como, ouverte ce soir-là au public pour la première fois. La foule était immense. On était accouru des monti di Brianza, de Varese, de Bellagio, de Lecco, de Chiavena, de la Tramezina, de tous les bords du lac, à trente milles de distance. Nos trois loges nous coûtèrent 40 sequins (450 fr.), et encore fut-ce par grâce que nous les obtînmes: nous dûmes cette faveur à mon ami l'hôte de l'Angelo.
Tous les gens aisés de Como et des environs s'étaient cotisés pour élever ce théâtre, dans lequel on chantait ce soir-là pour la première fois, et qui est de l'architecture la plus belle et la plus simple. Un énorme portique, soutenu par six grandes colonnes corinthiennes à chapiteaux de bronze, forme un abri commode sous lequel les gens qui viennent au théâtre peuvent descendre de voiture: ainsi est remplie la condition d'utilité nécessaire à la beauté en architecture. Ce portique est situé sur une jolie petite place, derrière la superbe cathédrale d'ordre gothique mitigé. A la gauche de cette place s'élève la colline couverte d'arbres qui, au midi, forme la barrière du lac de Como. Nous trouvâmes que l'intérieur du théâtre répondait, par la hardiesse et la simplicité de ses lignes, à la mâle beauté de la façade. Tout cela avait été construit en trois ans par des particuliers, et dans une ville de dix mille habitants, qui voit croître de l'herbe dans la plupart de ses rues. Je me rappelai involontairement que depuis vingt ans que je passe à Dijon, j'y vois toujours le théâtre avec ses murs élevés à dix pieds au-dessus du sol. Il est vrai que Dijon a donné à la France vingt hommes d'esprit célèbres par leurs écrits: Buffon, de Brosses, Bossuet, Piron, Crébillon, etc.; mais puisque nous excellons par l'esprit, ayons-en assez pour nous contenter de la supériorité dans les lettres, et laissons le sceptre des arts à la belle Italie.
Un officier fort aimable et très-bel homme, M. M***, aide de camp du général L., que nous rencontrâmes fort heureusement dans l'atrio du théâtre, et qui se trouva de la connaissance de ces dames, nous mit au fait de tous ces petits détails que l'on a grande envie de savoir quand on arrive dans un théâtre inconnu.
«La troupe que vous allez voir, nous dit-il, se compose d'une seule famille. Des deux sœurs Mombelli; l'une, toujours habillée en homme au théâtre, fait les rôles de musico, c'est Marianne; l'autre, Esther, à une voix plus étendue, quoique peut-être moins parfaitement suave, et remplit les rôles de prima donna. Dans Demetrio e Polibio, que la députation des amateurs de Como a choisi pour l'ouverture de leur théâtre, le vieux Mombelli, ténor autrefois célèbre, fait le rôle du roi. Celui du chef des conjurés sera rempli par un bonhomme nommé Olivieri, attaché depuis longtemps à madame Mombelli la mère, et qui, pour être utile à la famille, remplit au théâtre les rôles d'utilités, et, à la maison, est le cuisinier et le maestro di casa de la famille. Sans être jolies, les deux Mombelli ont des figures qui plaisent généralement; mais elles sont d'une vertu sauvage. On suppose que leur père, qui est un ambitieux (un dirittone), veut les marier.»
Mis ainsi au fait de la petite chronique du théâtre, nous vîmes enfin commencer Demetrio e Polibio. Je n'ai, je crois, jamais senti plus vivement que Rossini est un grand artiste. Nous étions transportés, c'est le mot propre. Chaque nouveau morceau nous présentait les chants les plus purs, les mélodies les plus suaves. Nous nous trouvâmes bientôt comme perdus dans les détours d'un jardin délicieux, tel que celui de Windsor, par exemple, et où chaque nouveau site vous semble le plus beau de tous, jusqu'à ce que, réfléchissant un peu sur votre admiration, vous vous apercevez que vous avez accordé à vingt choses différentes le titre de la plus belle.
Quoi de plus suave et de plus tendre, mais de cette tendresse fille du beau ciel d'Italie, qui ne renferme ni mélancolie ni malheur[64], et qui est évidemment l'attendrissement d'une âme forte, quoi de plus touchant que la cavatine du musico:
Pien di contento il seno?
La manière dont elle fut chantée par Marianne Mombelli, aujourd'hui madame Lambertini, nous parut le chef-d'œuvre du canto liscio e spianato (simple et pur, sans ornements ambitieux, le style de Virgile comparé à la manière de madame de Staël, où chaque phrase est chargée, à en couler à fond, de sensibilité et de philosophie). A cette distance de temps, je ne puis me rappeler l'intrigue du libretto; ce dont je me souviens comme d'une chose d'hier, c'est que, quand nous fûmes arrivés au duetto entre le soprano et le basso:
Mio figlio non sei,
Pur figlio ti chiamo,
nous cessâmes de louer la cavatine, et pensâmes que rien au monde ne pouvait mieux peindre la tendresse passionnée et aimable d'un père pour son fils. Nous nous disions: Voilà le style de Tancrède, mais cela est supérieur pour l'expression.
Notre admiration, comme celle du public, ne trouva plus de manière raisonnable de s'exprimer quand nous fûmes arrivés au quartetto:
Donami omai, Siveno.
Je ne crains pas de le dire, après un intervalle de neuf années, pendant lesquelles, faute de mieux, j'ai entendu bien de la musique, ce quartetto est un des chefs-d'œuvre de Rossini. Rien au monde n'est supérieur à ce morceau: quand Rossini n'aurait fait que ce seul quartetto, Mozart et Cimarosa reconnaîtraient un égal. Il y a, par exemple, une légèreté de touche (ce qu'en peinture on appelle fait avec rien) que je n'ai jamais vue chez Mozart.
Je me souviens que l'impression fut telle, que non-seulement on fit répéter ce morceau, mais que, suivant un antique usage, on allait le faire recommencer une troisième fois, lorsqu'un ami de la famille Mombelli vint au parterre dire aux dilettanti que les jeunes Mombelli n'avaient pas une santé très forte, et que si on voulait avoir encore une fois le quartetto, on s'exposait à leur faire manquer les autres morceaux de l'opéra. «Mais est-ce qu'il y a d'autres morceaux de cette force?»—«Certainement, répondit l'ami; il y a le duetto de l'amant et de sa maîtresse,
Questo cor ti giura amore,
et deux ou trois autres encore.» Cette raison fit son effet sur le parterre de Como, la curiosité calma les transports de l'enthousiasme le plus fou. On avait bien raison de nous annoncer le duetto
Questo cor ti giura amore;
il est impossible de peindre l'amour avec plus de grâce et moins de tristesse.
Ce qui augmentait encore le charme de ces cantilènes sublimes, c'était la grâce et la modestie des accompagnements, si j'ose ainsi parler. Ces chants étaient les premières fleurs de l'imagination de Rossini; ils ont toute la fraîcheur du matin de la vie.
Plus tard, Rossini s'est avancé dans les sombres régions du Nord, où, à côté d'un beau point de vue, se trouve l'horreur d'un précipice profond, et triste à contempler; et cette horreur fait partie intégrante de ce nouveau genre de beau[65].
Ce grand maître, en ayant recours aux contrastes pour faire effet, a conquis l'admiration des cœurs peu sensibles, et des musiciens qui sont savants à l'allemande. A l'exception de Mozart, tous les musiciens nés hors de l'Italie, réunis en un congrès, ne parviendraient jamais à faire un quartetto comme
CHAPITRE X
IL TURCO IN ITALIA
L'automne de la même année 1814, Rossini fit pour la Scala, le Turco in Italia: on demandait un pendant à l'Italiana in Algeri. Galli, qui pendant plusieurs années avait rempli d'une manière admirable le rôle du bey dans l'Italiana, fut chargé de représenter le jeune Turc qui, poussé par la tempête, débarque en Italie et devient amoureux de la première jolie femme que le hasard lui fait rencontrer. Malheureusement cette jolie femme a, non-seulement un mari (don Geronio), mais encore un amant (don Narciso), qui n'est nullement disposé à céder la place à un Turc. Donna Fiorilla, la jeune femme, coquette et légère, est ravie de plaire au bel étranger, et saisit avec empressement l'occasion de tourmenter un peu son amant et de se moquer de son mari.
La cavatine de don Geronio est d'une gaieté parfaite:
Vado in traccia d'una zingara
Che mi sappia astrologar,
Che mi dica, in confidenza,
Se col tempo e la pazienza,
Il cervello di mia moglie
Potro giungere a sanar[66].
Cette charmante cavatine est tout à fait dans le goût de Cimarosa, surtout la réponse que le pauvre don Geronio se fait à soi-même:
Ma la zingara ch'io bramo
È impossibile trovar.
Toutefois si les idées de cette cavatine sont de la famille de celles de Cimarosa, le style dans lequel elles sont présentées est fort différent. Le rôle de don Geronio est un de ceux qui ont fait la réputation du célèbre bouffe Paccini. Je me rappelle que presque chaque soir il jouait cette cavatine d'une manière différente: tantôt nous avions le mari amoureux de sa femme et désespéré de ses folies; tantôt le mari philosophe, qui se moque le premier des bizarreries de la moitié que le ciel lui a donnée. A la quatrième ou cinquième représentation, Paccini se permit une folie tellement éloignée de nos manières, que je crains que le seul récit n'en déplaise. Il faut savoir que ce soir-là, la société était fort occupée d'un pauvre époux qui était loin de prendre avec philosophie les accidents de son état. On ne parlait, dans la plupart des loges de la Scala, que des circonstances de son malheur, qu'il venait d'apercevoir le jour même. Paccini, contrarié de voir que personne ne faisait attention à l'opéra, se mit, au milieu de sa cavatine, à imiter les gestes fort connus et le désespoir du mari malheureux. Cette impertinence répréhensible eut un succès incroyable; il y eut de la progression dans les plaisirs du public. D'abord, quelques personnes seulement s'aperçurent qu'il y avait un grand rapport entre le désespoir de Paccini et celui du duc de ***. Bientôt le public tout entier reconnut les gestes et le mouchoir du pauvre duc, qu'il tenait sans cesse à la main lorsqu'il parlait de sa femme, pour essuyer les larmes du désespoir. Mais comment donner une idée de la joie universelle, lorsque le duc malheureux lui-même arriva au spectacle, et vint se placer en évidence dans la loge d'un de ses amis, fort peu élevée au-dessus du parterre? Le public en masse se retourna pour mieux jouir de sa présence. Non-seulement ce mari infortuné ne s'aperçut point du grand effet qu'il produisait, mais encore le public reconnut bientôt à ses gestes, et surtout aux mouvements piteux de son mouchoir, qu'il contait son malheur aux personnes de la loge où il venait d'arriver, et qu'il n'oubliait aucune des circonstances cruelles de la découverte qu'il avait faite la nuit précédente.
Il faut savoir combien les grandes villes d'Italie sont petites villes, sous le rapport de la chronique scandaleuse et des aventures d'amour, pour pouvoir se figurer les accès de rire convulsif qui saisirent un public vif et malin, à la vue de l'époux malheureux dans la loge, et de Paccini sur la scène, qui, les yeux fixés sur lui en chantant sa cavatine, copiait à l'instant ses moindres gestes et les exagérait d'une manière grotesque. L'orchestre oubliait d'accompagner, la police oubliait de faire cesser le scandale. Heureusement quelque personne sage entra dans la loge et parvint non sans peine, à en extraire le duc éploré.
La superbe voix de Galli se déploya avec beaucoup d'avantage dans le salut que le Turc, à peine débarqué, adresse à la belle Italie:
Bell'Italia, al fin ti miro,
Vi saluto amiche sponde!
L'auteur du libretto avait ménagé une application pour Galli, chanteur adoré à Milan, et qui paraissait pour la première fois, de retour de Barcelone, où il était allé chanter pendant un an.
Les roulements de la voix de Galli, semblables à ceux du tonnerre, firent retentir l'immense salle de la Scala; mais l'on trouva que Rossini, qui était au piano, ne s'était nullement distingué dans ce duetto. Le public le lui fit sentir en criant sans cesse bravo Galli! et pas une seule fois bravo maestro! car, aux premières représentations d'un opéra, les applaudissements accordés au chanteur et au maestro sont toujours parfaitement distincts. On sent bien qu'il n'est pas question du poëte. Il faut être littérateur français pour s'aviser de juger un opéra par le mérite des paroles.
Il me serait impossible de peindre d'une manière qui approche de la réalité, l'enthousiasme du public, lorsqu'on arriva au charmant quartetto[67]:
Siete Turco, non vi credo
Cento donne intorno avete,
Le comprate, le vendete
Quando spento è in voi l'ardor[68]
Je n'ai pu résister à la tentation de copier ces quatre vers, parce que chaque phrase, chaque mot a une grâce nouvelle dans la délicieuse musique de Rossini. Quand on l'a entendue, on ne se lasse pas de répéter ces paroles, si jolies dans la bouche d'une jeune femme, à qui elles servent de prétexte pour ne pas se laisser aimer, et qui brûle de voir réfuter son prétexte.
La réponse du Turc est jolie comme un madrigal de Voltaire.
Rossini seul au monde pouvait faire cette musique, qui peint la galanterie expirante et se changeant en amour. Lorsque les paroles de Fiorilla ne sont encore que de la galanterie, l'accompagnement qui les suit exprime déjà les premières craintes de l'amour. L'extrême fraîcheur de cette cantilène sublime n'est altérée que pour esquisser les premiers traits de la passion naissante.
Comment peindre la nuance délicieuse du reproche le comprate, le vendete, répété plusieurs fois, et toujours avec un sentiment nouveau, par la voix si fine et si juste de la charmante Luigina C***! Heureuse Italie! ce n'est que là qu'on connaît l'amour.
Don Geronio, qui ne s'aperçoit que trop de la passion naissante de Fiorilla, emploie les grands moyens:
Se tu più mormori
Solo una sillaba,
Un cimiterio
Qui si farà[69].
Ces paroles sembleront choquantes à Paris, elles sont en Italie un modèle du style de libretto. Il y a un sens clair, passionné, comique, dans l'expression, et surtout sans aucune finesse à la Marivaux. Le temps que l'esprit mettrait à saisir cette finesse, à l'admirer, à l'applaudir, serait perdu pour le plaisir musical, et, ce qui est bien pis encore, en détournerait pour longtemps. Il faut juger pour sentir l'esprit; il faut oublier de juger pour avoir les illusions de la musique: ce sont deux plaisirs que l'on doit se désabuser de jamais goûter ensemble. Il faut être homme de lettres français[70] pour ne pas revenir de cette erreur, sur la simple remarque que voici: la musique répète sans cesse les mêmes mots, à chaque répétition elle donne à la même parole un sens différent. Comment nos littérateurs estimables ne comprennent-ils pas qu'une seule de ces répétitions tue le vers, la mesure, le rythme, et qu'un mot spirituel, répété ou seulement prononcé lentement, est souvent une sottise[71]?
Les vers d'un opéra n'existent que dans le libretto, et grâce à la manière dont l'imprimeur dispose les mots dans la page. Les paroles que l'oreille entend sont toujours de la prose dans les moments passionnés où le chant succède au récitatif; et jamais un aveugle ne s'aviserait d'y reconnaître des vers.
La fin du quartetto dont j'ai cité quelques mots sans esprit français mais excellents pour la musique, offre une cantilène parfaite de comique et de vérité dramatique:
Nel volto estatico
Di questo e quello,
paroles que les quatre personnages intéressés, donna Fiorilla, son amant, son mari et le Turc, chantent ensemble.
A Milan, Paccini faisait le mari, Galli le Turc, Davide l'amant qui prétend défendre ses droits contre un nouveau venu, et madame Festa donna Fiorilla: l'ensemble était parfait.
Au second acte, le duetto si piquant,
D'un bel uso di Turchia
Forse avrai novella intesa,
dans lequel le jeune Turc propose tout simplement au mari de lui vendre sa femme, est digne du charmant duetto du premier acte. Ces paroles convenaient trop au tour d'esprit de Rossini pour qu'il ne leur donnât pas un chant parfaitement dramatique. Il est impossible de réunir plus de légèreté, plus de gaieté et plus de cette grâce brillante que personne n'a su rendre comme le cygne de Pesaro. Ce duetto peut défier hardiment tous les airs de Cimarosa et de Mozart: ces grands hommes ont des choses d'un mérite égal, mais non pas supérieur. Ils n'ont rien fait qui approche du ton de légèreté de cette cantilène. C'est comme les arabesques de Raphaël aux loges du Vatican. Pour trouver un rival à Rossini, il faudrait feuilleter les partitions de Paisiello.
Probablement le lecteur qui a entendu ce duetto à Paris se moque de mon enthousiasme; je me hâte de lui faire observer qu'il faut que ce morceau soit parfaitement chanté: il y faut absolument un Galli[72]. La grâce disparaît tout à fait, pour peu que les chanteurs manquent de facilité ou de hardiesse.
La scène du bal est un autre chef-d'œuvre. Je ne sais si les gens graves qui président à l'opéra bouffon ont osé en gratifier le public de Paris, lorsqu'ils lui ont donné une édition corrigée du Turco in Italia.
Le quintetto
Oh! guardate che accidente,
Non conosco più mia moglie[73],
est peut-être ce que j'ai entendu de plus délicieux dans les opéras bouffons de Rossini; c'est que la simplicité y lutte avec la force d'expression. Mais il faut n'être pas tout à fait de sang-froid pour goûter ce genre de musique, et l'on sait que rien n'est plus offensant qu'une gaieté que l'on ne se sent pas disposé à partager; le personnage triste se venge d'ordinaire par l'exclamation: plate bouffonnerie! ou bien: farce digne des tréteaux!
On pense bien, sans que je le dise, que ce n'est pas parce qu'il était trop gai que les Milanais firent un accueil froid au nouveau chef-d'œuvre de Rossini. L'orgueil national était blessé. Ils prétendirent que Rossini s'était copié lui-même. On pouvait prendre cette liberté pour les théâtres des petites villes; mais pour la Scala, le premier théâtre du monde, répétaient avec emphase les bons Milanais, il fallait se donner la peine de faire du neuf. Quatre ans plus tard, le Turco in Italia fut redonné à Milan et reçu avec enthousiasme.
CHAPITRE XI
ROSSINI VA A NAPLES
Vers 1814, la gloire de Rossini parvint jusqu'à Naples, qui s'étonna qu'il pût y avoir au monde un grand compositeur qui ne fût pas Napolitain. Le directeur des théâtres à Naples était un M. Barbaja de Milan, garçon de café qui à force de jouer, et surtout de tailler au pharaon, et de donner à jouer, s'est fait une fortune de plusieurs millions. M. Barbaja, formé aux affaires à Milan, au milieu des fournisseurs français, faisant et défaisant leur fortune tous les six mois, à la suite de l'armée, ne manque pas d'un certain coup d'œil. Il vit sur-le-champ, à la manière dont la réputation de Rossini prenait dans le monde, que ce jeune compositeur, bon ou mauvais, à tort ou à raison, allait être l'homme du jour en musique; il prit la poste, et vint le chercher à Bologne. Rossini, accoutumé à avoir affaire à de pauvres diables d'impresari, toujours en état de banqueroute flagrante, fut étonné de voir entrer chez lui un millionnaire qui, probablement, trouverait au-dessous de sa dignité de lui escamoter vingt sequins. Ce millionnaire lui offrit un engagement qui fut accepté sur-le-champ. Plus tard à Naples, Rossini signa une scrittura de plusieurs années. Il s'engagea à composer, pour M. Barbaja, deux opéras nouveaux tous les ans; il devait, de plus, arranger la musique de tous les opéras que le Barbaja jugerait à propos de donner soit au grand théâtre de San-Carlo à Naples, soit au théâtre secondaire, nommé del Fondo. Pour tout cela, Rossini avait douze mille francs par an, et un intérêt dans les jeux tenus à ferme par M. Barbaja, intérêt qui a valu au jeune compositeur quelque trente ou quarante louis chaque année.
La direction musicale de San-Carlo et du théâtre del Fondo, dont Rossini se chargea si légèrement, est une besogne immense, un travail de manœuvre, qui l'a obligé à transposer et à rajuster, selon la portée des voix des cantatrices ou selon le crédit de leurs protecteurs, une quantité de musique incroyable. Cela seul eût suffi pour flétrir un talent mélancolique, tendre, tenant à un système nerveux en état d'exaltation; Mozart en eût été éteint. Le caractère hardi et gai de Rossini le met au-dessus de tous les obstacles comme de toutes les critiques. Il ne voit jamais dans un ennemi, qu'une occasion nouvelle de se moquer et de faire des farces, si l'on me permet pour un instant un style au niveau de ce que je raconte.
Rossini se chargea de l'immense travail qui lui était dévolu, comme Figaro, dans son Barbier, se charge des commissions qui lui pleuvent de tous les côtés. Il s'en acquittait en riant, et surtout en se moquant de tout le monde; ce qui lui a valu une foule d'ennemis, dont le plus acharné, en 1823, est M. Barbaja, auquel il a joué le mauvais tour d'épouser sa maîtresse. Cet engagement signé par Rossini, n'a fini qu'en 1822, et a eu l'influence la plus marquée sur son talent, sur son bonheur, et sur l'économie de toute sa vie.
Toujours heureux, Rossini débuta à Naples, de la manière la plus brillante, ce fut par Elisabetta regina d'Inghilterra, opera seria (fin de 1815).
Mais pour comprendre les succès de notre jeune compositeur, et surtout les inquiétudes dont il fut assiégé à son arrivée dans l'aimable Parthénope, il faut remonter très haut.
Le personnage influent à Naples est grand chasseur, grand joueur de ballon, cavalier infatigable, pêcheur intrépide; c'est un homme tout physique; il n'a peut-être qu'un seul sentiment, qui tient probablement encore à ses habitudes physiques, c'est l'amour des entreprises hardies. Du reste, également privé de cœur pour le mal comme pour le bien, c'est un être absolument sans aucune sensibilité morale d'aucune espèce, ainsi qu'il convient au vrai chasseur. On l'a dit avare, c'est une exagération; il abhorre de donner de l'argent de la main à la main, mais signe tant qu'on veut des bons sur son trésorier.
Le roi Ferdinand avait langui neuf ans en Sicile, comme emprisonné au milieu de gens qui lui parlaient parlement, finances, balance des pouvoirs et autre fatras inintelligible et contrariant. Il arrive à Naples, et voilà que l'une des plus belles choses de sa Naples chérie, une de celles qui, de loin, lui faisaient le plus regretter son séjour, le magnifique théâtre de San-Carlo, est anéanti en une nuit par le feu. Ce coup fut, dit-on, plus sensible à ce prince, que la perte d'un royaume ou celle de dix batailles. Au milieu de son désespoir, il se présente un homme qui lui dit: «Sire, cet immense théâtre que la flamme achève de dévorer, je vous le referai en neuf mois, et plus beau qu'il n'était hier.» M. Barbaja a tenu parole. En entrant dans le nouveau Saint-Charles (12 janvier 1817), le roi de Naples, pour la première fois depuis douze ans, se sentit vraiment roi. A partir de ce moment, M. Barbaja a été le premier homme du royaume. Ce premier homme du royaume, directeur des théâtres, et entrepreneur des jeux, protégeait mademoiselle Colbrand, sa première chanteuse, qui se moquait de lui toute la journée, et par conséquent le menait parfaitement. Mademoiselle Colbrand, aujourd'hui madame Rossini, a été de 1806 à 1815, une des premières chanteuses de l'Europe. En 1815, elle a commencé à avoir souvent la voix fatiguée; c'est ce que chez les chanteurs du second ordre, on appelle vulgairement chanter faux. De 1816 à 1822, mademoiselle Colbrand a ordinairement chanté au-dessus ou au-dessous du ton, et a été ce qu'on appelle partout exécrable; mais c'est ce qu'il ne fallait pas dire à Naples. Malgré ce petit inconvénient, mademoiselle Colbrand n'est pas moins restée première chanteuse du théâtre de San-Carlo, et a été constamment applaudie. Voilà, suivant moi, un des triomphes les plus flatteurs pour le despotisme. S'il est un goût dominant chez le peuple napolitain, le plus vif et le plus sensible de l'univers, c'est sans contredit celui de la musique. Hé bien, durant cinq petites années, de 1816 à 1821, ce peuple tout de feu a été vexé de la manière la plus abominable dans le plus cher de ses plaisirs. M. Barbaja était mené par sa maîtresse, qui protégeait Rossini; il payait, autour du roi, qui il fallait payer (c'est la phrase napolitaine); il était aimé de ce prince, il a fallu supporter sa maîtresse.
Vingt fois je me suis trouvé à San-Carlo. Mademoiselle Colbrand commençait un air; elle chantait tellement faux, qu'il était impossible d'y tenir. Je voyais mes voisins déserter le parterre, les nerfs agacés, mais sans mot dire. Qu'on nie après cela que la terreur est le principe du gouvernement despotique! et que ce principe ne fait pas des miracles! obtenir du silence de la part de Napolitains en colère! Je suivais mes voisins, nous allions faire un tour au Largo di Castello, et revenions au bout de vingt minutes voir si nous pourrions accrocher quelque duetto ou quelque morceau d'ensemble où la fatale protégée de M. Barbaja et du roi ne fît pas entendre sa superbe voix en décadence. Pendant la durée éphémère du gouvernement constitutionnel de 1821, mademoiselle Colbrand n'a osé reparaître sur la scène qu'en se faisant précéder par les plus humbles excuses; et le public, pour lui faire pièce, s'est amusé à faire une réputation à mademoiselle Chomel qui, à Naples, s'appelle Comelli, et qu'on savait sa rivale de toute manière.
CHAPITRE XII
L'ELISABETTA
Lorsque, vers la fin de 1815, Rossini arriva à Naples, et donna son Élisabeth, les choses n'en étaient pas à ce point; le public était bien loin d'abhorrer mademoiselle Colbrand; jamais peut-être cette chanteuse célèbre ne fut si belle. C'était une beauté du genre le plus imposant: de grands traits, qui, à la scène, sont superbes, une taille magnifique, un œil de feu à la circassienne, une forêt de cheveux du plus beau noir-jais, enfin l'instinct de la tragédie. Cette femme, qui, hors de la scène, a toute la dignité d'une marchande de modes, dès qu'elle paraît le front chargé du diadème, frappe d'un respect involontaire, même les gens qui viennent de la quitter au foyer.
Le château de Kenilworth, roman de sir Walter Scott, n'a paru qu'en 1820; il me dispense toutefois de donner une analyse suivie de l'Elisabetta jouée à Naples en 1815. Quel lecteur ne se rappellera pas d'abord le caractère de cette reine illustre, chez qui les faiblesses d'une jolie femme que la jeunesse quitte, viennent obscurcir de temps en temps les qualités d'un grand roi? Dans le libretto comme dans le roman, Leicester, favori d'Élisabeth, est sur le point d'être élevé au trône, et de recevoir la main de cette princesse; mais, amoureux lui-même d'une femme moins impérieuse et plus aimable, qu'il a osé épouser en secret, il espère pouvoir tromper les yeux de l'amour jaloux et armé du souverain pouvoir. Dans l'opéra, l'épouse de Leicester ne s'appelle pas Amy Robsart, mais Mathilde. Le libretto fut traduit d'un mélodrame français, par un M. Smith, Toscan établi à Naples.
Le premier duetto en mineur, entre Leicester et sa jeune épouse, est magnifique et fort original. Elisabetta était la première musique de Rossini que l'on entendait à Naples; sa grande réputation, acquise dans le nord de l'Italie, avait disposé le public napolitain à le juger avec sévérité; on peut dire que ce premier duetto
Incauta! che festi?
décida le succès de l'opéra et du maestro.
Un courtisan nommé Norfolk, jaloux du haut degré de faveur où le sentiment de la reine a placé Leicester, révèle à cette princesse le secret mariage de l'homme que son orgueil lui reproche d'aimer. Il lui apprend que son favori, qui revient victorieux de la guerre d'Écosse, et dont l'arrivée triomphale forme le commencement du premier acte, ramène avec lui sa nouvelle épouse, parmi les jeunes otages que l'Écosse envoie à Élisabeth, et que la reine vient d'admettre au nombre de ses pages. Elle vient ainsi d'attacher à sa cour sa rivale, cachée sous les vêtements d'un jeune homme. Ce moment de fureur et de malheur profond est superbe pour la musique. L'orgueil et l'amour, les deux passions qui déchirent le cœur de la reine, sont aux prises de la manière la plus cruelle. Le duetto
Con qual fulmine improviso
Mi percosse irato il cielo!
entre la reine et Norfolk, a eu autant de succès à Paris qu'à Naples. Il y a beaucoup de magnificence et de feu, ce qui est fort bien pour l'orgueil; mais l'amour n'y paraît que furieux.
La reine, hors d'elle-même, prescrit au grand-maréchal de sa cour de faire rassembler ses gardes, et de les préparer à la prompte exécution de ses ordres, quels qu'ils puissent être. Elle lui ordonne en même temps de faire paraître devant elle tous les otages écossais, et enfin d'appeler Leicester, qu'elle veut voir à l'instant. Après ces ordres rapides, donnés en peu de mots, Élisabeth reste seule. Il faut avouer que mademoiselle Colbrand était superbe en cet instant; elle ne se permettait aucun geste, elle se promenait, ne pouvant rester sans mouvement, en attendant la scène qui se prépare et l'homme qui l'a trahie; mais on voyait dans ses yeux qu'un mot allait envoyer à la mort cet amant perfide. Voilà les situations que la musique réclame.
Enfin Leicester paraît, mais les otages écossais s'avancent en même temps que lui. L'œil furieux d'Élisabeth cherche parmi ces pages l'être qu'elle doit haïr; elle a bientôt deviné Mathilde à son trouble. La passion des personnages se trahit par des mots entrecoupés. Enfin le chant commence, c'est le finale du premier acte. La reine, qui se voit trahie par tout ce qui l'entoure, parle en secret à un garde, qui bientôt reparaît avec un coussin recouvert d'un voile. Élisabeth, après un dernier regard jeté rapidement sur Mathilde et sur Leicester, écarte ce voile d'un mouvement furieux. La couronne d'Angleterre paraît sur le coussin; elle l'offre à Leicester en même temps que sa main.
Ce moment est superbe. Ce moyen, déplacé peut-être dans la tragédie, est magnifique et du plus grand effet dans l'opéra, qui réclame les choses qui parlent aux yeux.
Élisabeth, qui se complaît dans sa fureur, se dit à elle-même:
Qual colpo inaspettato
Che lor serbava il fato,
Il gelo della morte
Impallidir li fè[74].
Leicester ne reçoit pas comme il le doit l'offre de la reine; celle-ci, furieuse, saisit le jeune page et l'entraîne sur le devant de la scène; elle dit à son amant: «Voilà la perfide qui fait de toi un traître.» Mathilde et son époux se voient découverts; dans leur trouble, ils ne répondent que par des mots entrecoupés. La reine appelle ses gardes. Toute la cour suit les gardes, et se trouve assister ainsi à tous les détails de ce grand événement, et à l'éclatante disgrâce de Leicester, auquel les gardes demandent son épée.
Il était impossible d'offrir un plus beau finale à la musique; cet art divin ne peut pas peindre les fureurs de la politique; malgré lui, lorsqu'il exprime des fureurs, ce sont bientôt celles de l'amour. Ici la jalousie poussée jusqu'à la rage chez Élisabeth, le désespoir le plus profond chez Leicester, l'amour tendre et éploré dans sa jeune épouse, tout sert à souhait la musique. Il serait peu exact de dire que cette situation contribua beaucoup au succès de Rossini. A la première représentation, les Napolitains étaient ivres de bonheur. Je me souviendrai toujours de cette première soirée. C'était un jour de gala à la cour. Je remarquai que la loge de la princesse de Belmonte, dans laquelle j'assistais à la première représentation d'Élisabeth, était d'abord fort disposée à la sévérité envers ce maestro, né loin de Naples, et qui avait acquis ailleurs sa célébrité.
Comme je l'ai dit, le premier duetto en mineur, entre l'ambitieux Leicester (Nozzari) et sa jeune épouse déguisée en page (mademoiselle Dardanelli), désarma tous les cœurs. Le charmant style de Rossini acheva bien vite la séduction. On trouvait les grandes émotions de l'opéra seria, et elles n'étaient achetées par aucun moment de langueur et d'ennui.
La circonstance d'un jour de gala servit aussi le maestro. Rien ne dispose à goûter la splendeur, rien n'éloigne l'idée des chagrins solitaires et des peines de l'amour, comme les cérémonies brillantes d'un jour de fête à la cour. Or, il faut avouer que la musique d'Élisabeth est beaucoup plus magnifique que pathétique; à chaque instant les voix exécutent des batteries de clarinette, et les plus beaux morceaux ne sont souvent que de la musique de concert.
Mais que nous étions loin de toutes ces froides critiques à la première représentation! nous étions ravis: c'est le mot propre.
Arrivé à ce superbe finale du premier acte, je m'aperçois que j'ai oublié l'ouverture. Elle commença le succès de la pièce. Je me souviens que M. M***, excellent connaisseur, vint nous dire dans la loge de la princesse de Belmonte: «Cette ouverture n'est que celle de l'Aureliano in Palmira, renforcée d'harmonie.» Il s'est trouvé dans la suite que rien n'était plus exact. Lorsqu'un an plus tard, Rossini alla à Rome pour écrire le Barbier de Séville, sa paresse reprit cette même ouverture pour la troisième fois. Elle se trouve ainsi avoir à exprimer les combats de l'amour et de l'orgueil dans une des âmes les plus hautes dont l'histoire ait gardé la mémoire, et les folies du barbier Figaro. Le plus petit changement de temps suffit souvent pour donner l'accent de la plus profonde mélancolie à l'air le plus gai. Essayez de chanter en ralentissant le mouvement, l'air de Mozart: Non più andrai farfallone amoroso.
Les principaux motifs de cette ouverture, si souvent employée par Rossini, forment la péroraison du premier finale de l'Elisabetta.
CHAPITRE XIII
SUITE DE L'ELISABETH
Le second acte s'ouvre par une scène superbe. La terrible Élisabeth fait amener devant elle, par ses gardes, la tremblante Mathilde. C'est pour lui adresser ces paroles fatales:
T'inoltra, in me tu vedi
Il tuo giudice, o donna.
«La politique condamne à une mort ignominieuse une femme ennemie qui a osé s'introduire dans ma cour sous un déguisement perfide. Un reste de pitié parle encore dans mon âme. Écris, renonce aux prétendus droits que tu peux te croire sur le cœur de l'ambitieux Leicester. Reviens de ton erreur.»
Ce récitatif obligé est magnifique. A la première représentation, il serra tous les cœurs.
Il faut avoir vu mademoiselle Colbrand dans cette scène, pour comprendre le succès d'enthousiasme qu'elle eut à Naples, et toutes les folies qu'elle faisait faire à cette époque.
Un Anglais, l'un des rivaux de Barbaja, avait fait venir d'Angleterre des dessins fort soignés, au moyen desquels on pût reproduire, avec la dernière exactitude, le costume de la sévère Élisabeth. Ces habits du seizième siècle se trouvèrent convenir admirablement à la taille et aux traits de la belle Colbrand. Tous les spectateurs connaissaient l'anecdote de la vérité du costume; cette idée consacrant, par le prestige des souvenirs, l'aspect imposant de mademoiselle Colbrand, augmentait encore l'effet de son étonnante beauté. Jamais l'imagination la plus exaltée par le roman de Kenilworth n'a pu se figurer une Élisabeth plus belle, et surtout plus majestueuse. Dans l'immense salle San-Carlo, il n'y avait peut-être pas un seul homme qui ne sentît qu'on devait voler à la mort avec plaisir pour obtenir un regard de cette belle reine.
Mademoiselle Colbrand, dans Élisabeth, n'avait point de gestes, rien de théâtral, rien de ce que le vulgaire appelle des poses ou des mouvements tragiques. Son pouvoir immense, les événements importants qu'un mot de sa bouche pouvait faire naître, tout se peignait dans ses yeux espagnols si beaux, et dans certains moments si terribles. C'était le regard d'une reine dont la fureur n'est retenue que par un reste d'orgueil: c'était la manière d'être d'une femme belle encore, qui dès longtemps est accoutumée à voir la moindre apparence de volonté suivie de la plus prompte obéissance[75]. En voyant mademoiselle Colbrand parler à Mathilde, il était impossible de ne pas sentir que, depuis vingt ans, cette femme superbe était reine absolue. C'est cette ancienneté des habitudes que le pouvoir suprême fait contracter, c'est l'évidence de l'absence de toute espèce de doute sur le dévouement que ses moindres fantaisies vont rencontrer, qui formait le trait principal du jeu de cette grande actrice: toutes ces choses se lisaient dans la tranquillité des mouvements de la reine. Le peu de mouvements qu'elle faisait lui étaient arrachés par la violence des combats de passions qui déchiraient son âme, aucun par l'intention de se faire obéir. Nos plus grands acteurs tragiques, Talma lui-même, ne sont pas exempts de gestes forts et impérieux, dans les rôles de tyrans. Peut-être ces gestes impérieux, ces espèces de gasconnades tragiques, sont-elles une des exigences d'un parterre de mauvais goût, tel que celui qui décide du sort de nos tragédies; mais ces gestes, pour être applaudis, n'en sont pas moins absurdes. Un roi absolu est l'homme du monde qui fait le moins de gestes[76]; ils lui sont inutiles: il est depuis longtemps accoutumé à voir ses moindres signes suivis, avec la rapidité de l'éclair, de l'exécution de ses volontés.
La scène superbe dans laquelle mademoiselle Colbrand était si grande tragédienne, se termine par un duetto entre la reine et Mathilde,
Pensa che sol per poco
Sospendo l'ira mia,
qui se change bientôt en terzetto, par l'arrivée de Leicester.
On nous dit que c'était Rossini qui avait eu l'idée de l'arrivée de Leicester entre ces deux femmes, l'une ne retenant qu'à peine les éclats de sa fureur, l'autre élevée jusqu'à la haute énergie par le désespoir de l'amour sincère dans un cœur de seize ans. On peut dire que dans le genre du libretto d'opéra, cette idée est de génie.
Après ce terzetto magnifique, nous eûmes deux airs chantés, l'un par Norfolk (Garcia), l'autre par Leicester (Nozzari): ils sont bien composés. On peut juger s'ils furent bien chantés par deux ténors rivaux paraissant dans une occasion solennelle, devant tout ce que Naples avait de plus grands personnages et de connaisseurs les plus difficiles. Cependant, pour la composition, ils parurent tomber un peu dans le lieu commun, et n'être pas à la hauteur du reste de l'opéra.
Leicester est mis en prison et condamné à mort par les cours de justice du pays. Quelques moments avant l'exécution, Élisabeth ne peut résister à l'idée de ne plus revoir le seul homme qui ait pu faire pénétrer un sentiment tendre dans un cœur dévoué à l'ambition et aux sombres jouissances du pouvoir. Elle paraît dans la prison de Leicester. Le traître Norfolk y était avant elle, et à son arrivée se cache derrière un pilier de la prison. Les deux amants ont une explication. Ils reconnaissent que Norfolk a voulu perdre Leicester. Norfolk, qui se voit découvert et sans espoir de pardon, se précipite sur Élisabeth, un poignard à la main. Mathilde, la jeune épouse de Leicester, qui venait lui dire un dernier adieu, est assez heureuse pour sauver la reine par un cri qui l'avertit du danger.
Élisabeth, déjà à demi vaincue par sa conversation avec Leicester, pardonne aux amants, et Rossini prend sa revanche des deux airs, peut-être un peu faibles, qui précèdent, par l'un des plus magnifiques finale qu'il ait peut-être jamais écrits.
Le cri de la reine,
Bell'alme generose,
porta jusqu'à la folie l'enthousiasme du public. Nous fûmes plus de quinze représentations avant de pouvoir porter un œil critique sur ce morceau superbe.
Élisabeth pardonne à Leicester et à Mathilde; voici ses paroles:
Bell'alme generose,
A questo sen venite:
Vivete, ormai gioite
Siate felici ognor[77].
Quand enfin nous eûmes assez de sang-froid pour examiner, nous trouvâmes que ce chant était doux et tranquille comme le calme après la tempête. Du reste, Rossini a réuni, je crois, tous les défauts de son style dans ces vingt ou trente mesures. Le chant principal est étouffé sous un déluge d'ornements déplacés et de roulades qui ont l'air d'être écrites pour des instruments à vent, et non pour une voix humaine.
Mais il faut être juste, Rossini arrivait à Naples; il voulait réussir, il dut s'attacher à plaire à la prima donna qui gouvernait entièrement le directeur Barbaja. Or, mademoiselle Colbrand n'a jamais eu de pathétique dans son talent; il a été magnifique comme sa personne; c'était une reine, c'était Élisabeth, mais c'était Élisabeth donnant des ordres du haut d'un trône, et non pas pardonnant avec générosité.
Quand le génie de Rossini l'eût porté au pathétique, ce que je suis loin d'accorder, il eût dû s'en abstenir à cause de la voix de la célèbre cantatrice à laquelle il confiait le rôle d'Élisabeth.
Dans le morceau bell'alme generose, Rossini, par un artifice fort simple rassembla tous les agréments, de quelque espèce qu'ils fussent, que mademoiselle Colbrand exécutait bien. Nous eûmes comme un inventaire en nature de tous les moyens quelconques de cette belle voix, et l'on va juger de ce que peut en musique la perfection de l'exécution. Ces agréments étaient faits avec une telle supériorité, que, malgré l'absurdité flagrante, il ne nous fallut pas moins de quinze ou vingt représentations pour que nous pussions nous apercevoir qu'ils étaient déplacés.
Rossini, qui ne reste jamais court, répondait à nos critiques:
«Élisabeth est reine même en pardonnant. Dans un cœur si altier, le pardon le plus généreux en apparence n'est encore qu'un acte de politique. Quelle est la femme, même sans être reine, qui puisse pardonner l'injure de se voir préférer une autre femme?»
Alors les vieux dilettanti se fâchaient: «Toute votre musique pèche par l'absence du pathétique, disaient-ils; elle n'est que magnifique, comme le talent de votre première chanteuse. Elle devait être profondément tendre dans le rôle de Mathilde, et vous n'avez que le commencement du terzetto
Pensa che sol per poco,
qui encore est plutôt simple comme un nocturne, que tendre comme un air de passion; mais il repose l'âme de la magnificence de tout ce qui l'entoure, et il doit au contraste les quatre cinquièmes du plaisir qu'il nous fait. Avouez franchement que vous avez toujours sacrifié l'expression et la situation dramatique aux broderies de la Colbrand.»—J'ai sacrifié au succès, répondit Rossini avec une sorte de fierté qui lui allait à merveille. L'aimable archevêque de T... vint à son secours. A Rome, s'écria-t-il, Scipion, accusé devant le peuple, dit pour toute réponse à ses ennemis: «Romains, il y a dix ans qu'à pareil jour je détruisis Carthage; allons au Capitole rendre grâces aux dieux immortels.»
Il est sûr que l'effet d'Élisabeth fut prodigieux. Quoique fort inférieur à Otello, par exemple, il y a dans cet opéra bien des choses d'une fraîcheur délicieuse et entraînante.
Aujourd'hui, de sang-froid, j'y blâmerais l'emploi de deux ténors pour les rôles de Norfolk et de Leicester. Rossini aurait répondu à ce reproche: «J'avais ces deux ténors, et je n'avais pas de voix de basse pour le rôle du traître Norfolk.» La vérité est qu'avant Rossini on ne donnait jamais des rôles importants aux voix de basse dans l'opéra séria. Ce maestro est le premier qui ait écrit, pour ces sortes de voix, des parties difficiles dans les opéras de mezzo carattere, tels que la Cenerentola, la Gazza ladra, Torvaldo e Dorliska, etc.; et l'on peut dire que c'est sa musique qui a fait naître les Lablache, les Zuchelli, les Galli, les Remorini, les Ambrosi.
CHAPITRE XIV
OPÉRAS DE ROSSINI A NAPLES
Mademoiselle Colbrand chanta, dans une même année, l'Élisabeth de Rossini, la Gabrielle de Vergy de Caraffa, la Cora et la Médée de Mayer, et tout cela d'une manière sublime, et surtout avec une agilité incroyable dans la voix. San-Carlo présentait alors un des plus beaux spectacles que puisse désirer l'amateur le plus passionné et le plus difficile; mademoiselle Colbrand était secondée par Davide le fils, et par Nozzari, Garcia et Siboni. Mais ce beau moment dura peu; dès l'année suivante, 1816, la voix de mademoiselle Colbrand faiblit, et ce fut déjà une bonne fortune dont on se félicitait, que de lui entendre chanter un air sans fautes. La seule crainte d'être toujours tout près d'une note fausse empêchait le charme de naître; ainsi, même en musique, pour être heureux, il ne faut pas en être réduit à examiner: voilà ce que les Français ne veulent pas comprendre; leur manière de jouir des arts, c'est de les juger.
On attendait les premières mesures de l'air de mademoiselle Colbrand; voyait-on qu'elle eût pris son parti de chanter faux, on prenait aussi le sien, et l'on faisait la conversation, ou l'on allait au café prendre une glace. Au bout de quelques mois, le public, ennuyé de ces promenades, avoua tout haut que la pauvre Colbrand avait vieilli, et attendit qu'on l'en débarrassât. Comme on ne se pressait pas, il murmura; ce fut alors que la fatale protection dont la Colbrand était honorée parut dans tout ce qu'elle avait de dur pour un peuple qui se voyait enlever à la fois son dernier plaisir et l'éternel sujet de ses vanteries et de son orgueil envers les étrangers. Le public témoigna de mille manières sa profonde impatience; toujours le pouvoir sans bornes se fit sentir, et, comme une main de fer, arrêta tout court l'indignation du peuple le plus bruyant de l'univers. Cet acte de complaisance du roi pour son M. Barbaja, lui a plus aliéné de cœurs que tous les actes de despotisme possibles exercés envers un peuple qui sera peut-être digne de la liberté dans cent ans.
En 1820, pour procurer une vraie joie aux habitants de Naples, ce n'est pas la constitution d'Espagne qu'il fallait leur donner, c'est mademoiselle Colbrand qu'il fallait ôter.
Rossini n'avait garde d'entrer dans toutes les intrigues de Barbaja. On vit bientôt que, par caractère, c'était l'homme le plus étranger à l'intrigue, et surtout à l'esprit de suite qu'elle exige, mais, appelé par M. Barbaja à Naples, lié d'amour avec mademoiselle Colbrand, il était difficile que les Napolitains ne lui fissent pas sentir quelquefois le contre-coup de leurs ennuis. Ainsi le public de Naples, toujours séduit par le talent de Rossini, a toujours eu la meilleure envie de le siffler. Lui, de son côté, ne pouvant plus compter sur la voix de mademoiselle Colbrand, s'est jeté de plus en plus dans l'harmonie allemande, et surtout s'est éloigné de plus en plus de la véritable expression dramatique. Mademoiselle Colbrand le persécutait sans cesse pour qu'il plaçât dans ses airs les agréments dont sa voix avait l'habitude.
On voit par quel enchaînement de circonstances fatales le pauvre Rossini a eu quelquefois les apparences de la pédanterie en musique. C'est un grand poëte, et un poëte comique forcé à être érudit, et érudit sur des choses tristes et sérieuses. Qu'on se figure Voltaire obligé, pour vivre, à écrire l'histoire des juifs du ton de Bossuet.
Rossini a été quelquefois Allemand, mais c'est un Allemand aimable et plein de feu[78].
Après l'Élisabeth, il courut à Rome, où il donna dans le même carnaval (1816) Torvaldo e Dorliska et le Barbier; il reparut à Naples et fit jouer la Gazetta, petit opéra buffa, demi-succès, et ensuite Otello au théâtre del Fondo. Après Otello il alla à Rome pour la Cenerentola, et fit son voyage de Milan pour la Gazza ladra. A peine de retour à Naples, il donna l'Armide.
Le jour de la première représentation, le public le punit de la voix incertaine de mademoiselle Colbrand, et l'Armide réussit peu, malgré le superbe duetto. Vivement piqué de la froideur qu'on lui montrait, Rossini chercha à conquérir un succès sans employer la voix de mademoiselle Colbrand; comme les Allemands, il eut recours à son orchestre, et de l'accessoire fit le principal. Il prit une revanche complète de l'irréussite d'Armide dans le Moïse. Le succès fut immense. De ce moment le goût de Rossini fut faussé. Il écrit de l'harmonie légère et spirituelle en se jouant: il avait, au contraire, assez de peine, après vingt opéras, à trouver des cantilènes nouvelles. La paresse, d'accord avec la nécessité, lui fit adopter le genre allemand. Moïse fut immédiatement suivi de Ricciardo e Zoraïde, d'Ermione, de la Donna del Lago et de Maometto secondo. Tous ces opéras allèrent aux nues, à l'exception d'Ermione, qui était un essai. Rossini, pour varier, avait voulu se rapprocher du genre déclamé, donné aux Français par Gluck. De la musique sans plaisir physique pour l'oreille n'était pas faite pour plaire beaucoup à des Napolitains. D'ailleurs, dans Ermione, tout le monde se fâchait, et toujours, et il n'y avait qu'une seule couleur, celle de la colère. La colère, en musique, n'est bonne que comme contraste. C'est un axiome napolitain, qu'il faut la colère du tuteur avant l'air tendre de la pupille.
Pour les derniers opéras que je viens de nommer, Rossini eut une ressource, la voix de mademoiselle Pisaroni, superbe contr'alto et cantatrice décidément du premier ordre.
Les hommes pour lesquels il a écrit sont Garcia, Davide le fils et Nozzari, tous les trois ténors; Davide, le premier ténor existant, et qui met du génie dans son chant: il improvise sans cesse, et quelquefois se trompe; Garcia, remarquable par la sûreté étonnante de sa voix; et enfin Nozzari, la moins belle voix des trois, et qui cependant a été un des meilleurs chanteurs de l'Europe.
CHAPITRE XV
TORVALDO E DORLISKA
Après l'éclatant succès de l'Élisabeth, Rossini fut appelé à Rome pour le carnaval de 1816; il y composa, au théâtre Valle, un opéra semi-serio assez médiocre, Torvaldo e Dorliska; et au théâtre Argentina, son chef-d'œuvre du Barbier de Séville. Rossini écrivit Torvaldo pour les deux premières basses d'Italie, Galli et Remorini, en 1816; Lablache et Zuchelli étaient encore peu connus. Il eut pour ténor Domenico Donzelli, alors excellent, et surtout plein de feu.
Il y a un cri de passion dans le grand air de Dorliska,
Ah! Torvaldo!
Dove sei?
qui, lorsqu'il est chanté avec hardiesse et abandon, produit toujours beaucoup d'effet. Le reste de cet air, un terzetto entre le tyran, l'amant et un portier bouffon:
et l'on peut dire tout l'opéra, ferait la réputation d'un maestro ordinaire, mais n'ajoute rien à celle de Rossini. C'est comme un mauvais roman de Walter Scott, le rival du maestro de Pesaro en célébrité européenne. Certainement un inconnu qui aurait fait le Pirate ou l'Abbé, serait sorti à l'instant des rangs vulgaires de la littérature. Ce qui distingue le grand maître, c'est la hardiesse du trait, la négligence des détails, le grandiose de la touche; il sait économiser l'attention pour la lancer tout entière sur ce qui est important. Walter Scott répète le même mot trois fois dans une phrase, comme Rossini le même trait de mélodie, exécuté successivement par la clarinette, le violon et le hautbois.
J'aime mieux une ébauche du Corrège, qu'un grand tableau fort soigné de Charles Lebrun, ou de tel de nos grands peintres.
Le tyran, dans l'opéra de Dorliska, lequel a la niaiserie uniforme et visant au sublime du style, et par le manque total d'originalité et d'individualité dans les personnages, me semble une traduction de quelque mélodrame du boulevard, le tyran chante un superbe agitato: c'est un des plus beaux airs que l'on puisse choisir pour une voix de basse; aussi Lablache et Galli ne manquent-ils guère de le placer dans leurs concerts. J'ajouterai, pour diminuer les regrets de ceux des lecteurs qui ne le connaîtraient pas, que cet air n'est autre chose que le fameux duetto de la lettre, dans le second acte d'Otello,
CHAPITRE XVI
IL BARBIERE DI SIVIGLIA
Rossini trouva l'imprésario du théâtre Argentina à Rome, tourmenté par la police, qui lui refusait tous les libretti (poëmes), sous prétexte d'allusions. Quand un peuple est spirituel et mécontent, tout devient allusion[79]. Dans un moment d'humeur, l'imprésario romain proposa au gouverneur de Rome le Barbier de Séville, très-joli libretto mis jadis en musique par Paisiello. Le gouverneur, ennuyé ce jour-là de parler mœurs et décence, accepta. Ce mot jeta Rossini dans un cruel embarras, car il a trop d'esprit pour n'être pas modeste envers le vrai mérite. Il se hâta d'écrire à Paisiello à Naples. Le vieux maestro, qui n'était pas sans un grand fonds de gasconisme, et qui se mourait de jalousie du succès de l'Élisabeth, lui répondit très poliment qu'il applaudissait avec une joie véritable au choix fait par la police papale. Il comptait apparemment sur une chute éclatante.
Rossini mit une préface très modeste au-devant du libretto, montra la lettre de Paisiello à tous les dilettanti de Rome, et se mit au travail. En treize jours, la musique du Barbier fut achevée. Rossini croyant travailler pour les Romains, venait de créer le chef-d'œuvre de la musique française, si l'on doit entendre par ce mot la musique qui, modelée sur le caractère des Français d'aujourd'hui, est faite pour plaire le plus profondément possible à ce peuple, tant que la guerre civile n'aura pas changé son caractère.
Les chanteurs de Rossini furent madame Giorgi pour le rôle de Rosine, Garcia pour celui d'Almaviva; Zamboni faisait Figaro, et Boticelli le médecin Bartholo. La pièce fut donnée au théâtre d'Argentina, le 26 décembre 1816[80]. (C'est le jour où la stagione du carnaval commence en Italie.)
Les Romains trouvèrent le commencement de l'opéra ennuyeux et bien inférieur à Paisiello. Ils cherchaient en vain cette grâce naïve, inimitable, et ce style le miracle de la simplicité. L'air de Rosine sono docile parut hors de caractère; on dit que le jeune maestro avait fait une virago d'une ingénue. La pièce se releva au duetto entre Rosine et Figaro, qui est d'une légèreté admirable et le triomphe du style de Rossini. L'air de la Calunnia fut jugé magnifique et original, les Romains ne comprenaient pas Mozart en 1816.
Après le grand air de Bazile, on regretta sans cesse davantage la grâce naïve et quelquefois expressive de Paisiello. Enfin, ennuyés des choses communes qui commencent le second acte, choqués du manque total d'expression, les spectateurs firent baisser la toile. En cela, le public de Rome, si fier de ses connaissances musicales, fit un acte de hauteur qui se trouva aussi, comme il arrive souvent, un acte de sottise. Le lendemain la pièce alla aux nues; l'on voulut bien s'apercevoir que si Rossini n'avait pas les mérites de Paisiello, il n'avait pas aussi la langueur de son style, défaut cruel qui gâte souvent les ouvrages, si semblables d'ailleurs, de Paisiello et du Guide. Depuis vingt ou trente ans que l'ancien maître a écrit, le public romain s'étant mis à faire moins de conversation à l'opéra, il lui arrive de s'ennuyer aux récitatifs éternels qui séparent les morceaux de musique des opéras de 1780. C'est comme si, parmi nous, le parterre s'avise, dans trente ans d'ici, de trouver incompréhensibles les entr'actes éternels de nos tragédies actuelles, parce qu'on aura trouvé le moyen de l'amuser dans les entr'actes, soit avec deux ou trois jeux d'orgues, qui se répondent et font assaut[81], soit par des expériences de physique, ou le jeu de loto. Quel que soit l'état de perfection où nous avons porté tous les arts, il faut bien s'attendre que la postérité aura l'impertinence d'inventer aussi quelque chose.
L'ouverture du Barbier amusa beaucoup à Rome; on y vit ou l'on crut y voir les gronderies du vieux tuteur amoureux et jaloux, et les gémissements de la pupille. Le petit terzetto
Piano, pianissimo,
du second acte, alla aux nues. «Mais c'est de la petite musique, disait le parti contraire à Rossini; cela est amusant, sautillant, mais n'exprime rien. Quoi! Rosine trouve un Almaviva fidèle et tendre, au lieu du scélérat qu'on lui avait peint, et c'est par d'insignifiantes roulades qu'elle prétend nous faire partager son bonheur!»
Di sorpresa, di contento
Son vicina a delirar.
Hé bien, les roulades si singulièrement placées sur ces paroles, et qui faillirent, même le second jour, entraîner la chute de la pièce à Rome, ont eu beaucoup de succès à Paris; on y aime la galanterie et non l'amour. Le Barbier, si facile à comprendre par la musique, et surtout par le poëme, a été l'époque de la conversion de beaucoup de gens. Il fut donné le 23 septembre 1819, mais la victoire sur les pédants qui défendaient Paisiello comme ancien, n'est que de janvier 1820. (Voir la Renommée, journal libéral d'alors.) Je ne doute pas que quelques dilettanti ne me reprochent de m'arrêter à des lieux communs inutiles à dire; je les prie de vouloir bien relire les journaux d'alors et même ceux d'aujourd'hui, ils ne les trouveront pas mal absurdes, quoique le public ait fait d'immenses progrès depuis quatre ans.
La musique aussi a fait un pas immense depuis Paisiello; elle s'est défaite des récitatifs ennuyeux et a conquis les morceaux d'ensemble. Il est ridicule, disent les pauvres gens froids, de chanter cinq ou six à la fois.—Vous avez raison; il est même souverainement absurde de chanter deux ensemble; car, quand est-ce qu'il arrive, même sous l'empire de la passion la plus violente, de parler un peu longtemps deux à la fois? Au contraire, plus le mouvement de passion est vif, plus on accorde d'attention à ce que dit la personne que nous voulons persuader. Voyez les sauvages[82] et les Turcs, qui ne cherchent pas à se faire une réputation de vivacité et d'esprit. Rien de plus judicieux que ce raisonnement. Ne vous semble-t-il pas parfait? Hé bien, l'expérience le détruit de fond en comble. Rien de plus agréable que les duetti. Donc, pauvres littérateurs estimables qui appliquez votre dialectique puissante à juger des arts que vous ne voyez pas, allez faire une dissertation pour prouver que Cicéron nous amuse, ou que M. Scoppa vient enfin de trouver le vrai rhythme de la langue française et l'art de faire de beaux vers.
La vivacité et le crescendo des morceaux d'ensemble chasse l'ennui et réveille un peu ces pauvres gens solides que la mode jette impitoyablement dans la salle de Louvois[83].
Rossini luttant contre un des génies de la musique dans le Barbier, a eu le bon esprit, soit par hasard, soit bonne théorie, d'être éminemment lui-même.
Le jour où nous serons possédés de la curiosité, avantageuse ou non pour nos plaisirs, de faire une connaissance intime avec le style de Rossini, c'est dans le Barbier que nous devons le chercher. Un des plus grands traits de ce style y éclate d'une manière frappante. Rossini, qui fait si bien les finals, les morceaux d'ensemble, les duetti, est faible et joli dans les airs qui doivent peindre la passion avec simplicité. Le chant spianato est son écueil.
Les Romains trouvèrent que si Cimarosa eût fait la musique du Barbier, elle eût peut-être été un peu moins vive, un peu moins brillante, mais bien plus comique et bien autrement expressive. Avez-vous été militaire? avez-vous couru le monde? vous est-il arrivé de retrouver tout à coup aux eaux de Baden, une maîtresse charmante que vous aviez adorée, dix ans auparavant, à Dresde ou à Bayreuth? Le premier moment est délicieux; mais le troisième ou quatrième jour, vous trouvez trop de délices, trop d'adorations, trop de douceur. Le dévouement sans bornes de cette bonne et jolie Allemande vous fait regretter, sans peut-être oser en convenir avec vous-même, le piquant et les caprices d'une belle Italienne pleine de hauteur et de folie. Telle est exactement l'impression que vient de me faire l'admirable musique du Matrimonio segreto, à la reprise qu'on vient d'en donner à Paris, pour mademoiselle de Meri. Le premier jour, en sortant du théâtre, je ne voyais dans Rossini qu'un pygmée. Je me souviens que je me dis: Il ne faut pas se presser de juger et de porter des décisions, je suis sous le charme. Hier (19 août 1823), en sortant de la quatrième représentation du Matrimonio, j'ai aperçu bien haut l'obélisque immense, symbole de la gloire de Rossini. L'absence des dissonances se fait cruellement sentir dans le second acte du Matrimonio. Je trouve que le désespoir et le malheur y sont exprimés à l'eau rose. Nous avons fait des progrès dans le malheur depuis 1793[84]. Le grand quartetto du premier acte,
Che triste silenzio!
paraît long; en un mot, Cimarosa a plus d'idées que Rossini, et surtout de bien meilleures idées, mais Rossini a le meilleur style.
Comme, en amour, c'est le piquant des caprices de l'Italie qui manque à une tendre Allemande; par un effet contraire, en musique, c'est le piquant des dissonances et du genre enharmonique allemand qui manque aux grâces délicieuses et suaves de la mélodie italienne. Rappelez-vous le ti maledico du second acte d'Otello, ne devrait-il pas y avoir dans le Matrimonio quelque chose dans ce genre lorsque le vieux marchand Geronimo, si entiché de la noblesse, découvre que sa fille Carolina a épousé un commis? Un dilettante auquel j'ai soumis ce chapitre sur le Barbier, pour qu'il corrigeât les erreurs de fait où je tombe souvent, comme l'astrologue de La Fontaine dans un puits, en regardant au ciel, me dit: «Est-ce là ce que vous nous donnez pour une analyse du Barbier? C'est de la crème fouettée. Je ne puis me faire à ces phrases en filigrane. Allons, mettez-vous à l'ouvrage sérieusement, ouvrons la partition, je vais vous jouer les principaux airs; faites une analyse serrée et raisonnable.»
On sent bien dans le cœur des donneurs de sérénade, qui forme l'introduction, que Rossini lutte avec Paisiello; tout est grâce et douceur, mais non pas simplicité. L'air du comte Almaviva est faible et commun; c'est un amoureux français de 1770. En revanche, tout le feu de Rossini éclate dans le chœur
Mille grazie, mio signore!
et cette vivacité s'élève bientôt jusqu'à la verve et au brio, ce qui n'arrive pas toujours à Rossini. Ici son âme semble s'être échauffée aux traits de son esprit. Le comte s'éloigne en entendant venir Figaro; il dit en s'en allant:
Già l'alba è appena, e amor non si vergogna.
Voilà qui est bien italien. Un amoureux se permet tout, dit le comte; on sait de reste que l'amour est une excuse qui couvre toutes choses aux yeux des indifférents. L'amour, dans le Nord, est au contraire timide et tremblant, même avec les indifférents.
La cavatine de Figaro
Largo al factotum,
chantée par Pellegrini, est et sera longtemps le chef-d'œuvre de la musique française. Que de feu! que de légèreté, que d'esprit dans le trait:
Per un barbiere di qualità!
Quelle expression dans
Colla donnetta...
Col cavaliere...
Cela a plu à Paris, et pouvait fort bien être sifflé à cause du sens leste des paroles. Je ne sais si jamais Préville a joué Figaro autrement que Pellegrini. Dans ce premier acte, cet acteur inimitable a, ce me semble, toute la légèreté gracieuse, toute l'allure scélérate et prudente d'un jeune chat. Lorsque, plus tard, il est dans la maison de Bartholo, sur sa mine seule il est pendable. Je voudrais voir jouer ce rôle aux Français aussi bien que Pellegrini. Un des dictons de nos littérateurs estimables est de représenter les acteurs de Louvois comme des bouffons à mille lieues de toute vérité et de toute expression dramatique, et auxquels, par conséquent, il serait impertinent de demander de l'intérêt. Encore hier soir, j'ai entendu développer cette théorie; un homme à ailes de pigeon l'expliquait à deux pauvres jeunes femmes qui approuvaient du geste, et cela à un théâtre qui vient de voir le second acte de la Gazza ladra joué par Galli, sans parler de madame Pasta dans Roméo, Desdemona, Médée, et partout.
Ne serions-nous pas plus ridicules que nos pédants, d'entreprendre de les raisonner? Oui, messieurs, le vrai pathétique est au Théâtre-Français; allez-y voir Iphigénie en Aulide, et goûtez-y bien ce récitatif lamentable qui n'attend plus qu'un accompagnement de contrebasse pour passer à l'état de mauvaise musique de Gluck.
La situation du balcon, dans le Barbier, est divine pour la musique; c'est de la grâce naïve et tendre. Rossini l'esquive pour arriver au superbe duetto bouffe:
All'idea di quel metallo!
Les premières mesures expriment d'une manière parfaite l'omnipotence de l'or aux yeux de Figaro. L'exhortation du comte
Su, vediam di quel metallo,
est bien, au contraire, d'un jeune homme de qualité qui n'a pas assez d'amour pour ne pas s'amuser, en passant, de la gloutonnerie subalterne d'un Figaro, à la vue de l'or.
J'ai parlé ailleurs de l'admirable rapidité de
Oggi arriva un reggimento,
—Sì, è mio amico il colonello.
Il me semble que ce passage est, en ce genre, le chef-d'œuvre de Rossini, et par conséquent de l'art musical. Je regrette de remarquer une nuance de vulgarité dans
Che invenzione prelibata!
Je trouve, au contraire, un modèle de vrai comique dans ce passage de l'ivresse du comte:
Perchè d'un che non è in se
Che dal vino casca giù,
Il tutor, credete a me,
Il tutor si fiderà.
J'admire toujours la sûreté de la voix de Garcia dans le passage
Vado... ma il meglio mi scordavo.
Il y a là un changement de ton, dans le fond de la scène, sans entendre l'orchestre, qui est le comble de la difficulté.
Je regarde la fin de ce duetto, depuis
La bottega? non si sbaglia,
comme au-dessus de tout éloge. C'est ce duetto qui tuera le grand Opéra français. Il faut convenir que jamais plus lourd ennemi n'aura succombé sous un assaillant plus léger. C'est en vain que l'Opéra français assommait les gens de goût dès le temps de La Bruyère, il n'y a guère que cent cinquante ans; il a résisté à une soixantaine de ministères différents. Il fallait, pour lui porter le dernier coup, l'apparition de la vraie musique française. Les plus grands criminels, après Rossini, sont MM. Massimino, Choron et Castil-Blaze.
Je ne serais point étonné qu'en désespoir de cause, on n'arrivât à supprimer l'opéra buffa; on le trahit déjà: voir la manière scandaleuse dont on vient de remettre les Horaces de Cimarosa.
La cavatine de Rosine:
Una voce poco fa,
est piquante; elle est vive, mais elle triomphe trop. Il y a beaucoup d'assurance dans le chant de cette jeune pupille persécutée, et bien peu d'amour. Il est hors de doute qu'avec tant de courage elle attrapera son tuteur.
Le chant de victoire sur les paroles:
Lindoro mio sarà
. . . . . . . . .
Una vipera sarò,
est le triomphe d'une belle voix. Madame Fodor y était excellente et l'on pourrait dire parfaite. Sa superbe voix a quelquefois un peu de dureté (école française), et la dureté n'est pas tout à fait hors de place dans le chant d'une fille aussi résolue. Quoique je regarde ce ton-là comme calomniant la nature, même à Rome, j'y vois une preuve nouvelle de l'immense distance qui sépare l'amour mélancolique et tendre des belles Allemandes que l'on rencontre dans les jardins anglais des bords de l'Elbe, du sentiment vif et tyrannique qui enflamme les jeunes filles du midi de l'Italie[85].
L'air célèbre de la calomnie,
me donne la même idée que le fameux duetto du second acte de la Cenerentola:
Un segreto d'importanza.
J'ai eu le courage de dire que, sans Cimarosa et le duetto des deux voix de basse du Mariage secret, jamais nous n'aurions eu le duetto de la Cenerentola: je braverai encore une fois l'accusation de paradoxe. L'air de la Calunnia ne me semble qu'un extrait de Mozart, fait par un homme d'infiniment d'esprit, et qui lui-même écrit fort bien. Pour l'effet dramatique, cet air est trop long; mais il fait un contraste admirable avec la légèreté de tous les chants qui précèdent. Le Matrimonio segreto, par exemple, manque d'un tel contraste. Cet air était admirablement chanté au théâtre de la Scala, à Milan, par M. Levasseur, qui y obtenait un très grand succès. Ce chanteur, quoique Français et la gloire du Conservatoire, n'étant pas applaudi à Louvois, il chante avec timidité; et la seule sensation qu'il donne, c'est la crainte de le voir se tromper. Voltaire disait que pour réussir dans les arts, et surtout au théâtre, il faut avoir le diable au corps.
MM. Meyerbeer, Morlachi, Paccini, Mercadante, Mosca, Mayer, Spontini et autres contemporains de Rossini, ne demandent pas mieux sans doute que de copier Mozart; mais jamais ils n'ont trouvé dans les partitions du grand homme un air comme celui de la Calunnia. Sans prétendre égaler Rossini à Raphaël, je dirai que c'est ainsi que Raphaël copiait Michel-Ange dans la belle fresque[86] du prophète Isaïe, à l'église de Saint-Augustin, près la place Navone à Rome.
Le Matrimonio segreto n'a rien d'aussi fort dans le genre triste que:
E il meschino calunniato.
Le duetto
Dunque io son... tu non m'inganni?
nous représente une jolie femme de vingt-six ans, assez galante et fort vive, qui consulte un confident sur les moyens d'accorder un rendez-vous à un homme qui lui plaît. Je ne croirai jamais que l'amour chez une jeune fille, même à Rome, soit à ce point privé de mélancolie, et j'oserai dire d'une certaine fleur de délicatesse et de timidité.
est une phrase musicale qui, au nord des Alpes, pourrait sembler hors de la nature. C'est, suivant moi, bien gratuitement que Rossini s'est privé d'une grâce charmante: l'amour même le plus passionné ne vit que de pudeur; le priver de ce sentiment, c'est tomber dans l'erreur vulgaire des hommes grossiers de tous les pays. Je sais que quand on a seize opéras à se reprocher, on cherche le nouveau. Le bon et grand Corneille avoue un sentiment analogue dans l'examen de Nicomède; mais ce n'est pas ainsi que j'explique le manque de délicatesse de cet air de Rossini. Il eut à Rome, précisément pendant qu'il écrivait Torvaldo et le Barbier, de drôles d'aventures, bien plutôt dans le genre de Faublas que dans celui de Pétrarque. Involontairement, et par suite de cette susceptibilité de sentiment qui fait l'homme de génie dans les arts, il peignit les femmes qui l'aimaient, et que peut-être il aimait un peu. Sans s'en douter, il prenait pour juges de l'air qu'il écrivait à trois heures du matin, les femmes avec lesquelles il venait de passer la soirée, et aux yeux desquelles le sentiment timide et tendre eût passé pour le ridicule di un colegiale.
Rossini dut des succès incroyables et flatteurs à un sang-froid et à un désintérêt singuliers. L'opéra du Barbier, et plusieurs de ceux qu'il a écrits depuis, me portent à redouter ces succès; ne les devrait-il point à l'absence de toute différence entre les femmes? Je craindrais que ses succès auprès des grandes dames romaines ne l'aient rendu insensible à la grâce féminine. Dans le Barbier, dès qu'il faut être tendre, il devient élégant et recherché, mais ne sort pas du style tempéré; c'est presque Fontenelle parlant d'amour. Cette manière est fort bien dans l'usage de la vie, mais elle ne vaut rien pour la gloire. Je trouve bien plus d'énergie et d'abandon dans les premiers ouvrages de Rossini: comparez la Pietra del Paragone, Demetrio e Polibio, l'Aureliano in Palmira au Barbier. Je soupçonne qu'il est devenu un peu incrédule en amour: c'est un grand pas de fait comme philosophe pour un homme de vingt-quatre ans; tant mieux pour sa tranquillité, mais tant pis pour son talent. Canova et Vigano avaient le ridicule d'aimer.
Une fois le genre du roman de Crébillon adopté pour la couleur générale du Barbier, il est impossible de voir plus d'esprit et de cette originalité piquante qui fait le charme de la galanterie, que dans:
Sol due righe di biglietto
. . . . . . . . . . . . .
Il maestro faccio a lei!
Donne, donne, eterni Dei!
Voilà encore de la vraie musique française dans toute sa pureté et dans tout son brillant. Les partis et les v...... ont beau faire pour nous rendre sérieux, nous pourrons encore longtemps être accusés d'indifférence en beaucoup de matières. Il y a peut-être encore un siècle d'intervalle entre nos jeunes gens et le Claverhouse ou le Henri Morton d'Old Mortality. Grâces au ciel, la France est encore pour longtemps le pays de la galanterie aimable et légère. Or, tant que cette galanterie fera le trait principal de notre société et du caractère national, le Barbier de Séville et le duetto Sol due righe di biglietto seront les modèles éternels de la musique française. Remarquez qu'en supposant Rosine une veuve de vingt-huit ans, comme la Céliante du Philosophe marié, ou la Julie du Dissipateur, l'on ne trouve presque plus rien à reprendre dans le ton de son amour. Rappelons-nous encore que la musique ne peut pas plus rendre un ton affecté, que la peinture peindre des masques. On voit qu'avec une idée, quelque agréable qu'elle soit, Rossini a toujours peur d'ennuyer. Comparez ce duetto, Sol due righe di biglietto, avec celui de Farinelli, dans le Mariage secret, entre le Comte et Elisetta (mademoiselle Cinti et Pellegrini, les mêmes acteurs qui chantent le duetto du Barbier), vous remarquerez à chaque instant, et surtout vers la fin, des phrases que Rossini eût syncopées dans la crainte de paraître long.
Il y a du bonheur véritable, mais toujours du bonheur de veuve alerte, et non pas de jeune fille de dix-huit ans, dans
Fortunati i affetti miei!
Reprenant l'ensemble de ce morceau, il y a peu de duetti tragiques dans lesquels Rossini se soit élevé à cette hauteur de force et d'originalité. J'en conclurais volontiers que si Rossini fût né avec cinquante mille livres de rente, comme son collègue M. Meyerbeer, son génie se fût déclaré pour l'opéra buffa. Mais il fallait vivre; il trouva mademoiselle Colbrand qui ne chante que l'opéra séria, toute puissante à Naples; et dans le reste de l'Italie, cette police, aussi ridicule dans les détails qu'impuissante pour les grandes choses, a établi que le billet d'entrée au théâtre se paierait un tiers de plus pour l'opéra semi-seria, comme l'Agnese, que pour l'opéra buffa, comme le Barbier; ce qui fait voir que les sots de tous les pays, littéraires ou non, s'imaginent que le genre comique est le plus facile. Auraient-ils la conscience du rôle qu'ils jouent dans le monde, et celle de leur nombre? Ce sont les premières idées de cette même police, inventée il y a quarante ans par Léopold, grand-duc de Toscane, qui ont privé l'Italie de ce beau genre de littérature indigène, la commedia dell'arte, celle qu'on jouait à l'impromptu, et que Goldoni crut remplacer par son plat dialogue. Le peu de vraie comédie qui existe encore en Italie, se trouve aux marionnettes, admirables à Gênes, à Rome, à Milan, et dont les pièces non écrites échappent à la censure, et sont filles de l'inspiration du moment et des intérêts du jour. Croirait-on qu'un homme d'État tel que le cardinal Consalvi, un homme qui sait gouverner son maître d'abord, et ensuite l'État pas trop mal, et qui eut jadis l'esprit d'être l'ami intime de Cimarosa, passe trois heures à éplucher les paroles d'un misérable libretto d'opéra buffa (historique, 1821)! Le lecteur est bien loin d'être à même de juger de tout le ridicule de cette conduite. Le cardinal trouvait que le mot cozzar (lutter) était répété trop souvent dans le libretto. Il se donnait tant de soins par tendresse pour les mœurs romaines, et pour les conserver pures et sans taches.
Ici je ne puis m'expliquer, même à demi-mot; j'en appelle aux voyageurs qui ont passé un hiver à Rome, ou qui savent, par exemple, les anecdotes de l'avancement de Pie VI et de Pie VII. Ce sont de telles gens que l'on craint de corrompre par les paroles d'un libretto d'opéra. Eh morbleu! levez quatre compagnies de gendarmes de plus, pendez les vingt juges les plus prévaricateurs tous les ans, et vous aurez fait mille fois plus pour les mœurs. Mettant à part les vols, la justice vendue et autres bagatelles de ce genre, songez à ce que peuvent être les mœurs d'un pays où toute la cour, où tous les employés de l'État sont célibataires, et sous un tel climat, et avec de telles facilités! Depuis les plaisanteries de Voltaire, nous ne voyons plus, il est vrai, arriver au cardinalat que des vieillards prudents et discrets; mais ces vieillards ont été prêtres dès l'âge de vingt ans, et ils ont eu dans la maison paternelle l'exemple séduisant du bonheur donné par les passions fortes. Les pauvres Romains ont été tellement façonnés par quelques siècles de ce gouvernement que je n'ose décrire[87], qu'ils ont perdu jusqu'à la faculté de s'étonner de pareilles choses, et que leur seule vertu est leur férocité. Plusieurs des plus intrépides officiers de Napoléon sont sortis de Rome; un Jules II y trouverait encore une excellente armée: mais deux siècles du despotisme de Napoléon ne réussiraient peut-être pas à y établir les mœurs décentes et pures d'une petite ville d'Angleterre, de Nottingham ou de Norwich. Mais revenons au Barbier; c'est revenir de loin, dit-on! Pas de si loin qu'on pense; une source d'eau limpide, et pleine de vertus singulières pour la santé, jaillit au pied d'une chaîne de hautes montagnes. Savez-vous comment elle a été formée dans le sein de la montagne? Jusqu'à ce qu'on nous démontre le comment, je prétends que chacune des circonstances de ces montagnes, la forme des vallons, le gisement des forêts, etc., tout a influé sur cette source délicieuse et limpide, auprès de laquelle le chasseur vient se rafraîchir et prendre une vigueur qui tient du miracle. Tous les gouvernements de l'Europe établissent des conservatoires; plusieurs princes aiment réellement la musique, et lui sacrifient tout leur budget; créent-ils pour cela des êtres comme Rossini ou Davide, des compositeurs ou des chanteurs?
Il y a donc quelque circonstance inconnue et pourtant nécessaire dans l'ensemble des mœurs de la belle Italie et de l'Allemagne. Il fait moins froid dans la rue Le Peletier qu'à Dresde ou à Darmstadt. Pourquoi y est-on plus barbare? Pourquoi l'orchestre de Dresde ou de Reggio exécute-t-il divinement un crescendo de Rossini, chose impossible à Paris? Pourquoi surtout ces orchestres savent-ils accompagner[88]?
L'air de Bartholo
A un dottor della mia sorte,
est fort bien. Je voudrais l'entendre chanter par Zuchelli ou Lablache. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit trop souvent peut-être de ces airs dans le genre de Cimarosa; plus d'esprit, un style plus piquant, infiniment moins de verve, de passion et d'idées comiques. Je vois dans le libretto ce vers:
Ferma olà! non mi toccate.
A qui connaît les mœurs de Rome, il y a là dedans toute la méfiance de la Romagne, et des malheureux pays soumis depuis trois siècles au génie du christianisme[89]: je parierais bien que l'auteur du libretto n'habita jamais la douce Lombardie.
L'entrée du comte Almaviva déguisé en soldat, et le commencement du finale du premier acte, sont un modèle de légèreté et d'esprit. Il y a un joli contraste entre la lourde vanité du Bartholo qui répète trois fois, d'une manière si marquée,
Dottor Bartolo!
Dottor Bartolo!
et l'aparté du comte:
Ah! venisse il caro oggetto!
Ce souhait du jeune amant est d'une galanterie délicieuse. Rien de plus léger et de plus piquant que ce finale; il y a dans ce seul morceau les idées nécessaires pour faire tout un opéra de Feydeau. Peu à peu, et à mesure qu'on avance vers la catastrophe, ce finale prend une teinte de sérieux fort marquée; il y en a déjà beaucoup dans l'avertissement de Figaro au comte:
Signor, giudizio, per carità.
L'effet du chœur
est pittoresque et frappant. On trouve ici un grand moment de silence et de repos, dont l'oreille sent vivement le besoin, après le déluge de jolies petites notes qu'elle vient d'entendre.
Le chant à trois et ensuite à cinq, qui explique la raison du tapage au commandant de la gendarmerie de Séville, est le seul passage de cet opéra décidément mal exécuté à Paris. La coupe de ce morceau rappelle un peu l'explication donnée à Geronimo, à la fin du premier acte du Matrimonio segreto. C'est là la grande critique que l'on peut faire du Barbier de Rossini; le spectateur un peu instruit n'y trouve pas le sentiment du nouveau; on croit toujours entendre une nouvelle édition corrigée et plus piquante, de quelque partition de Cimarosa, qu'on a jadis admirée, et vous savez que rien ne coupe les ailes à l'imagination comme l'appel à la mémoire.
L'arrestation du comte, suivie de sa prompte mise en liberté, et du salut que la gendarmerie lui adresse, me rappelle la justice telle qu'elle s'exerçait à Palerme il y a peu d'années. Un Français, fort joli homme, point fat, et plus connu encore par son amabilité douce, que par sa parfaite bravoure, est insulté grossièrement au spectacle par un homme puissant; il l'en punit. On avertit le jeune Français de prendre garde à lui à la sortie du théâtre. En effet, le seigneur sicilien l'attaque. Le Français, fort adroit les armes à la main, le désarme sans le tuer, et, se croyant à Paris, appelle la garde. Cette garde avait été témoin de l'attaque, et s'empresse d'arrêter l'assassin; il se nomme avec hauteur, la garde s'éloigne en lui faisant mille excuses basses; s'il eût dit un mot de plus, elle arrêtait le Français. Il n'y a donc aucune invraisemblance à ce que nous voyons se passer dans le finale du Barbier; ce qui est invraisemblable, c'est l'immobilité dans laquelle tombe le tuteur, à la vue de la justice de son pays; il doit y être accoutumé de reste: les caractères secs et injustes tels que Bartholo, profitent de la tyrannie de leur pays, loin de la craindre; ces gens là mangent au budget.
J'ai toujours vu l'immobilité du tuteur, pendant que tout le monde chante
Freddo e immobile
Come una statua,
produire un mauvais effet. Dès que le spectateur a le temps de s'apercevoir que le ridicule est outré, il ne rit plus, et partant la farce est mauvaise. Il faut étourdir le spectateur comme Molière ou Cimarosa; c'est là une des entraves de la musique bouffe. En sa qualité de musique, elle ne peut pas aller vite, et les évolutions d'une farce, pour être bonnes, doivent être rapides comme l'éclair. La musique doit vous donner directement le rire que ferait naître une bonne comédie jouée avec feu.
SECOND ACTE
Le duetto que le comte, déguisé en abbé, chante avec Bartholo, me semble languissant. Voilà le désavantage pour un maestro d'être sans passion; dès qu'il n'est pas piquant, il tombe dans le genre ennuyeux. Le comte répète trop souvent:
Pace e gioja.
Le spectateur finit par être presque aussi impatienté que le tuteur. En Italie, on chante, pour la leçon de musique de Rosine, cet air délicieux qui a le malheur d'être trop connu:
La biondina in gondoletta.
Il y aurait mille choses à dire sur le style de la musique vénitienne; ce serait un livre dans un livre. C'est comme, en peinture, le style du Parmigianino opposé au style sage et sévère du Dominiquin ou du Poussin; cette musique est comme l'écho affaibli du bonheur voluptueux dont on jouissait à Venise vers l'an 1760. En suivant et vérifiant, par des exemples, les conséquences de cet aperçu, je ferais un traité de politique[90]. On a vu à Paris madame Nina Vigano, la personne du monde qui chante le mieux les airs vénitiens; sa vocalisation était l'opposé du genre français. Si nous avions du naturel dans les arts, c'est cependant ainsi que nous devrions chanter, et non pas comme madame Branchu.
Dans un théâtre bien réglé, Rosine changerait l'air de sa leçon à toutes les deux ou trois représentations. A Paris, madame Fodor, qui du reste chantait ce rôle à ravir, et comme probablement il ne l'a jamais été, nous donnait toujours l'air de Tancrède:
Di tanti palpiti,
arrangé en contredanse, ce qui ravissait les têtes à perruque; on voyait à cet air toutes les têtes poudrées de la salle s'agiter en cadence.
Rossini raconte lui-même qu'il a voulu donner un échantillon de la musique ancienne, dans l'air du tuteur:
Quando mi sei vicina.
Et parbleu je lui ai rendu plus que justice, ajoute-t-il. Probablement il est de bonne foi. C'est en effet de la musique de Pergolèse ou de Logroscino, moins le génie et la passion. Rossini voit ces grands maîtres comme, du temps de Métastase (1760), on voyait le Dante, dont la gloire succombait alors sous les efforts des jésuites.
Le grand quintetto de l'arrivée et du renvoi de Basile est un morceau capital. Le quintetto de Paisiello est un chef-d'œuvre de grâce et de simplicité, et Rossini savait bien en quelle vénération il était par toute l'Italie. A la dernière reprise du Barbier de Paisiello, à la Scala, en 1814, ce morceau fut encore applaudi avec transport, mais ce fut le seul. J'engage les amateurs à chanter ces deux morceaux dans la même soirée; ils liront plus de vérités musicales, dans leur âme, en un quart d'heure, que je ne puis leur en dire en vingt chapitres. Le morceau du vieux maître montre, sous un jour comique et nouveau, l'unanimité du conseil que l'on donne à Basile, allez vous coucher, et c'est ce qui provoque un rire délicieux et inextinguible comme celui des dieux. Il y a beaucoup de vérité dramatique dans:
Ehì, dottore, una parola,
de Rossini; dans
Siete giallo come un morto;
dans
Questa è febbre scarlatina.
Remarquez que ce n'est jamais ou presque jamais dans les moments de sentiment que l'on peut faire compliment à Rossini sur la vérité dramatique; c'est peut-être une des causes de son grand succès. Il est piquant et nouveau de voir les romans de Walter Scott réussir sans les scènes d'amour qui, depuis deux cents ans, sont l'unique base du succès de tous les romans.
Le fameux bouffe Bassi jouait, avec un art si singulier, la fin de cette scène où Figaro se défend, à coups de serviette, de la fureur du tuteur, qu'on finissait par avoir pitié de ce pauvre tuteur si malheureux et si trompé.
Il y a beaucoup d'esprit dans l'air de la vieille gouvernante Berta:
C'est un des airs que Rossini chante avec le plus de grâce et de comique. Peut-être y a-t-il un peu de coquetterie dans son fait; il aime à faire ressortir un bel air que personne ne remarque, et qui ferait la fortune d'un opéra de Morlachi[91], ou de tel autre de ses rivaux.
Je trouve la tempête du second acte du Barbier, fort inférieure à celle de la Cenerentola. Pendant la tempête, le comte Almaviva pénètre chez Bartholo; on le voit arriver par le balcon. Rosine le croit un scélérat et avec raison, puisqu'il a remis sa lettre à Bartholo. Almaviva la détrompe en tombant à ses pieds; et Rossini ne trouve que des roulades plus insignifiantes encore que de coutume pour exprimer un tel moment. J'hésitais à dire que le chef-d'œuvre de la pièce est, à mes yeux, la fin de ce terzetto, dont la première partie est comme les scènes d'amour de Quentin Durward:
J'apprends qu'à Vienne, où l'on a eu le bonheur d'entendre à la fois Davide, madame Fodor et Lablache (1823) on fait toujours répéter ce petit morceau. J'ai le respect le plus senti pour le goût musical des Viennois; ils ont eu la gloire de former Haydn et Mozart. Métastase, qui habita quarante ans parmi eux, porta le grand goût des arts dans la haute société; enfin les grands seigneurs les plus riches de l'Europe, et les plus réellement grands seigneurs, ne dédaignent pas d'être directeurs de l'Opéra.
Le seul défaut de ce petit terzetto, écrit avec génie et défaut bien futile, c'est qu'il fait perdre un temps infini dans un moment où l'action force les personnages à courir. Mettons ce terzetto sur d'autres paroles et ailleurs, et il sera sublime de tous points. Il exprime admirablement un parti pris dans une affaire de galanterie; il conviendrait à un libretto extrait d'une des jolies comédies de Lope de Vega.
J'espère bien que si cette brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu. Voyez le cas que l'on fait aujourd'hui des écrits de théorie politique publiés en 1789. Tout ce que je viens de dire depuis une heure paraîtra faible et commun dans le salon de Mérilde, cette jolie petite fille de dix ans qui aime tant Rossini, mais qui lui préfère Cimarosa. La révolution qui commence en musique sera l'éclipse totale du bon vieux goût français: quel dommage! les progrès faits depuis quatre ans par le public de Louvois, sont fort alarmants; j'en juge par des témoins irrécusables et mathématiques, les livres de vente de MM. Pacini, Carli, etc. Ce qui paraît obscur et hasardé dans cette brochure, sera faible et commun dès l'an 1833. Le parti des vieilleries n'a qu'une ressource, c'est de chasser les Italiens ou de les recruter avec des Françaises. De belles voix ne sachant pas chanter, perdraient bientôt la musique.
CHAPITRE XVII
DU PUBLIC, RELATIVEMENT AUX BEAUX-ARTS
Il y a deux peuples en France pour la musique comme pour tout le reste, c'est ce qui fait que jamais la faculté du mépris n'y a été en plus grand exercice. Les gens qui ont plus de quarante ans, qui ont fait leur fortune dans les affaires, qui portent de la poudre, qui admirent Cicéron, qui sont abonnés à la Quotidienne, etc., etc., auront beau dire, ils ne me persuaderont jamais qu'ils aiment d'autre musique que les refrains vulgaires et sautillants d'un pont-neuf. Ces gens, qui me sont précieux comme les restes vénérables et curieux d'une génération qui disparaît et de mœurs qui s'éteignent, sont à jamais perdus pour la musique italienne. Paris, c'est-à-dire le public qui juge souverainement en France des arts et de la musique, Paris était, avant la révolution, une vaste réunion d'oisifs. Je supplie qu'on arrête sa pensée pour un seul instant sur cette considération unique, mais d'une immense conséquence: le roi, avant 1789, ne nommait à aucune place.
Le droit d'ancienneté le plus rigoureux réglait l'état militaire, et trente ans de paix avaient fait des oisifs de tous les militaires. On achetait une charge de judicature ou de conseiller au parlement, et l'on était classé pour la vie. Après les premiers pas d'un jeune homme entrant dans le monde, ou plutôt après son installation dans la place que son père lui avait achetée, tout était terminé pour lui, il n'avait plus qu'à chercher des plaisirs; sa carrière était réglée, invariable, immuable; son habit faisait partie de sa personne et décidait tout pour lui. Si quelque chose pouvait, par impossible, altérer cet arrangement, c'était la considération personnelle que ce jeune homme parvenait quelquefois à conquérir; ainsi M. Caron, fils d'un horloger, devint le fameux M. de Beaumarchais; mais il avait montré la guitare à Mesdames de France.
Toute la vie se passait en public; on vivait, on mourait en public. Le Français de 1780 ne savait exister qu'au milieu d'un salon[92]; celui d'aujourd'hui se cache toujours au fond de son ménage. Chez un peuple qui passait sa journée à parler ou à écouter, l'esprit devint naturellement le premier des avantages; un jeune homme en entrant dans le monde, ne désirait pas d'être maréchal de France, mais d'être d'Alembert[93].
Le gouvernement, fort doux, se fût bien gardé d'enchaîner M. Magallon au bras d'un galérien; on eût cru tout perdu. Ce gouvernement étant un amas de parties incohérentes et de contradictions, restes plus ou moins bien conservés du moyen âge et des coutumes féodales et militaires, il s'établit dans les arts un goût factice et faux[94]. Comme la passion ou l'intérêt vif pour quelque chose ou pour quelqu'un, devenait tous les jours plus rare, on ne demanda bientôt plus à une phrase de dire vite et clairement quelque chose, mais bien d'être agréable par elle-même et d'offrir un tour piquant. Dès qu'il ne se rencontra plus dans la nation de goût vif pour rien, on put s'apercevoir que l'attention avait perdu de sa force en France. On donnait des batailles ou des fêtes avec une égale légèreté[95]. Aussitôt qu'il y avait à faire la moindre combinaison raisonnable, on échouait de la manière la plus singulière. Rappelez-vous la bagarre des Champs-Élysées le jour du feu d'artifice à l'occasion du mariage de Louis XVI (1770). Le lendemain, le prévôt des marchands, directeur de la fête, n'en alla pas moins étaler son cordon bleu à l'Opéra. On racontait en riant le mot du maréchal de Richelieu, qui, la veille, au milieu de la presse et de deux mille personnes qui périssaient, s'écriait d'un ton piteux: «Messieurs, Messieurs, sauvez un maréchal de France[96].»
Voulez-vous un exemple plus récent, examinez les précautions prises pour l'évasion de Louis XVI à Varennes, et la manière dont on s'y comporta. Il est impossible de douter du zèle, il faut admirer la légèreté du siècle.
Ce siècle élégant et frivole donnait des éloges à l'énergie des Bossuet et des Montesquieu; mais les admirateurs les plus exclusifs de ces grands écrivains auraient reculé devant la familiarité de leurs expressions, et n'eussent jamais osé s'en servir[97]. La société n'accordait, en apparence, que le second rang dans son estime aux Delille, aux La Harpe, aux Dorat, aux Thomas, aux abbé Barthélemy; mais, dans le fait, c'étaient là les hommes dont les ouvrages lui donnaient le plus de ce plaisir piquant, le seul dont son goût dédaigneux et froid fût encore susceptible. Le monstre qui eût paru le plus ridicule au milieu de cette société brillante et singulière, dont nous n'avons plus d'idée, c'eût été un cœur simple, susceptible d'une passion sincère et forte. M. Turgot, qui se trouva pour le bien public une passion de ce genre, eut besoin d'avoir l'intérêt d'une des femmes les plus spirituelles de France et du plus haut rang, pour échapper au ridicule; et encore est-ce un problème, dans le faubourg Saint-Germain, de savoir s'il put y échapper.
Les cœurs passionnés et sincères étant poursuivis dès l'enfance par les sarcasmes et l'ironie, je laisse à penser ce que devint chez les Français la faculté nommée imagination.
On se moqua d'elle dès qu'elle fut hardie. Elle dut se réduire à s'exercer sur de petits détails jolis, et surtout, avant de se passionner, elle dut toujours regarder autour d'elle dans le salon, pour voir si son enthousiasme ferait un spectacle piquant pour les voisins.
L'imagination étant tombée à ce point de marasme dans la France de 1770, on voit aisément ce que pouvait être la musique. Son office principal était de faire danser au bal et d'étonner à l'Opéra, par de grands cris et la propreté[98] du chant français. Pour la musique, il y eut un petit événement de détail; une reine jeune et séduisante nous arriva de Vienne. Les Allemands sont un peuple de bonne foi; comme tels, ils ont de l'imagination, et par conséquent une musique. Marie-Antoinette nous valut Gluck et Piccini, et les excellentes disputes du coin du Roi et du coin de la Reine. Ces disputes donnèrent de l'importance à la musique sans la faire sentir davantage; car encore une fois, il aurait fallu créer une imagination à ce peuple.
Je reprends la suite de mon raisonnement. Le public de 1780 était une réunion d'oisifs; aujourd'hui, non-seulement il n'y a pas vingt oisifs au milieu de toute la société de Paris, mais encore, grâce aux partis qui se fortifient depuis quatre ans, nous sommes peut-être à la veille de devenir passionnés: ce changement extrême décide toute la question.
Mon ambition est de détourner un bien petit filet d'eau de cette cascade immense, que je viens de dérouler sous les yeux du lecteur; je ne vous prie de jeter un regard que sur les variations qu'un si prodigieux changement dans la manière d'être du public doit amener dans les arts, et encore, pas dans tous les arts, dans la musique seulement[99].
La musique va se relever en France, par les petites filles de douze ans, élèves de Mademoiselle Weltz et de M. Massimino, et qui vont passer huit mois chaque année dans la solitude de la campagne. Il n'y a pas de vanité à avoir avec ses frères et sœurs, ils connaissent également et la jolie robe écossaise, et votre grande fantaisie sur le piano. Si le ciel nous donne un peu de guerre civile, nous redeviendrons les français énergiques du siècle de Henri IV et de d'Aubigné; nous prendrons les mœurs passionnées des romans de Walter Scott. Au milieu du fléau de la guerre, la légèreté française se renfermera dans de justes bornes, l'imagination renaîtra, et bientôt sera suivie par la musique. Toutes les fois que l'on trouve solitude et imagination dans un coin du monde, l'on ne tarde guère à y voir paraître le goût pour la musique[100], tout comme il serait contradictoire de demander une passion bien vive pour cet art à un peuple qui passe sa vie en public, et qui se croit ennuyé et presque ridicule dès qu'il se trouve seul un instant[101]. Ce n'est donc pas la faute de nos amateurs à ailes de pigeon s'ils n'aiment dans les grands morceaux de Tancrède et d'Otello que les délicieuses contredanses qu'une aimable industrie sait en tirer pour les orchestres de Beaujon ou de Tivoli. Comment un homme s'y prendrait-il pour n'être pas de son siècle? Ce qui me fait croire le triomphe de la musique inévitable en France, quelles que soient les manœuvres de Feydeau et de l'Opéra, c'est que les jeunes femmes de vingt ans, élevées dans nos mœurs nouvelles, dès que le nom de Rossini est prononcé, osent se moquer des vénérables admirateurs de Gluck et de Grétry[102]. Le succès fou du Barbier ne vient pas tant de la voix délicieuse et légère de madame Fodor que des valses et contredanses dont il fournit nos orchestres. Après cinq ou six bals, on finit par comprendre le Barbier et trouver un vrai plaisir à Louvois[103].
J'aurais à parler de la province, mais j'hésite à attaquer un sujet si imposant. La solitude produite par la peur de se compromettre en paraissant dans la rue ou au café, devrait y créer des passions véritables et y former des imaginations hardies. Il n'en est pas ainsi; ce que le provincial redoute encore le plus, renfermé seul dans son cabinet, c'est le ridicule; le grand objet de sa profonde et haineuse jalousie comme de son respect sans bornes, c'est toujours Paris. Les idées prétentieuses nées du goût singulier des brillants salons de 1770 sont encore dans toute leur gloire en province. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que jamais, et pas même en 1770, ces idées n'y furent naturelles, et filles des sentiments réels et actuels de l'habitant d'Issoudun ou de Montbrison[104].
Un musicien savant, M. Castil-Blaze, a eu l'heureuse idée de mettre des paroles françaises sur la musique des opéras de Rossini. Cette musique pleine de feu, rapide, légère, peu passionnée, et si éminemment française, aurait été aussi ennuyeuse qu'elle est piquante, qu'elle eût trouvé le même succès fou sur les théâtres de province. Pour les hommes, n'est-ce pas là ce Barbier qui fait courir tout Paris? Quant aux femmes, représentant en France le goût sincère pour la musique, les airs de Rossini se trouvent sur leurs pianos depuis cinq ans. Je crois que les provinciaux seront respectables comme citoyens bien des années avant de l'être comme gens de goût, jugeant bien des arts, et surtout leur devant des jouissances un peu vives. Chose singulière! des gens si peu exempts de vanité et, à les voir, si remplis d'assurance, sont, dans le fait, les hommes qui se méfient le plus de leur propre manière de sentir, et qui osent le moins se demander avec simplicité si telle chose leur a fait peine ou plaisir. Uniquement attentif au rôle qu'il joue dans un salon, ce que le provincial redoute le plus au monde, c'est de se trouver seul de son avis; et il n'est pas sûr qu'il fasse froid au mois de janvier ou que le Renégat l'ennuie, s'il n'en voit la nouvelle dans les Feuilles de Paris[105].
Je ne sais s'il est dans les probabilités que cette pusillanimité en matière de goût quitte de si tôt les gens de province. Ils seront plutôt des héros comme Desaix ou Barnave, Drouot ou Carnot, que des gens d'un goût simple, uniquement fondé sur leurs sensations personnelles, et sur la vue sincère de ce qui leur fait peine ou plaisir.
Dans cet état des esprits relativement à la musique et aux Beaux-Arts, l'idée lucrative de M. Castil-Blaze déterminera la même révolution musicale en province que l'enseignement de M. Massimino a opérée à Paris. Feydeau tombera dans dix ans et le grand Opéra vingt ans plus tard. Le gouvernement mettra rue Le Peletier l'Opéra italien, et entre les deux actes nos délicieux ballets dansés par les premiers danseurs de l'Europe. C'est alors que le grand Opéra de Paris sera un spectacle unique au monde. Figurez-vous Otello chanté par madame Pasta, Garcia et Davide; et entre les deux actes, le ballet des Pages du duc de Vendôme, dansé par mademoiselle Bigottini, madame Anatole, mesdemoiselles Noblet, Legallois et par Paul, Albert et Coulon.
J'ai substitué le chapitre qu'on vient de lire à un autre chapitre dans lequel j'avais cherché à donner l'histoire exacte de la lutte des deux Barbiers de Séville à Paris et de la victoire de Rossini, le tout d'après les journaux du temps et le dire de personnes qui suivirent toutes les représentations, soit lorsque le rôle de Rosine était joué par la jolie madame de Begnis, soit lorsque madame Fodor lui succéda, et y eut un succès si brillant et si mérité. Au lieu de raconter des détails peut-être ennuyeux, j'ai cherché à remonter aux sources du goût musical en France, et à indiquer le sens de la révolution qui s'opère dans cette branche de nos plaisirs[106].
CHAPITRE XVIII
OTELLO
Rossini comme Walter Scott, ne sait pas faire parler l'amour; et quand on ne connaît que par les livres l'amour passion (celui de Julie d'Étanges ou de Werther), il est bien difficile de se tirer de la peinture de la jalousie. Il faut aimer comme la Religieuse portugaise, et avec cette âme de feu dont elle nous a laissé une si vive empreinte dans ses lettres immortelles, ou bien l'on est tout à fait incapable d'éprouver cette sorte de jalousie qui peut être touchante au théâtre. Dans la tragédie de Shakspeare, on sent qu'aussitôt qu'Othello aura tué Desdemona, il ne pourra plus vivre. En supposant qu'un accident de la guerre eût fait périr le sombre Jago en même temps que sa victime, et qu'à tout jamais Othello eût cru Desdemona coupable, la vie n'aurait plus eu de saveur à ses yeux, si j'ose hasarder ce néologisme italien; il n'aurait plus valu pour lui la peine de vivre après la mort de Desdemona.
J'espère que vous conviendrez avec moi, ô mon lecteur, que pour que la jalousie soit touchante dans les imitations des beaux-arts, il faut qu'elle prenne naissance dans une âme possédée de l'amour à la Werther, j'entends de cet amour qui peut être sanctifié par le suicide. L'amour qui ne s'élève pas au moins jusqu'à ce degré d'énergie, n'est pas digne, à mes yeux, d'avoir de la jalousie; ce sentiment n'est qu'une insolence avec un cœur vulgaire.
L'amour-goût ne donne pour les arts que des inspirations de gaieté et de vivacité. La jalousie qui peut naître de cet amour d'un genre subalterne, est, à la vérité, féroce comme l'autre jalousie, mais elle ne saurait être touchante. Ce n'est qu'une jalousie de vanité; elle est toujours ridicule (comme l'amour des vieillards dans la comédie), à moins que l'être qui l'éprouve ne soit tout puissant par son rang, auquel cas la jalousie veut du sang, et en obtient bien vite. Mais rien de plus abominable au monde et de plus dégoûtant que le sang versé par vanité; cela nous rappelle sur-le-champ les exploits des Néron, des Philippe II et de tous les monstres couronnés.
Pour que le malheur d'Othello puisse nous toucher, pour que nous le trouvions digne de tuer Desdemona, il faut que si le spectateur vient à y songer, il ne fasse pas le moindre doute que, seul dans la vie après la mort de son amie, Othello ne tardera pas à se percer du même poignard. Si je ne trouve pas cette certitude au fond de mon cœur, je ne puis voir dans Othello qu'un Henri VIII, qui, après avoir fait couper le cou à l'une de ses femmes par quelque jugement bien juste des cours de justice de son temps, n'en est que plus allègre: c'est comme le fat de nos jours qui s'amuse à faire mourir de chagrin une femme qui l'aime.
Cette grande condition morale de l'intérêt, la vue de la mort certaine d'Othello dans le lointain, manque entièrement à l'Otello de Rossini. Cet Otello n'est point assez tendre pour que je voie bien clairement que ce n'est pas la vanité qui lui met le poignard à la main. Dès lors ce sujet, le plus fécond en pensées touchantes de tous ceux que peut donner l'histoire de l'amour, peut tomber rapidement jusqu'à ce point de trivialité, de n'être plus qu'un conte de Barbe-Bleue.
Je m'imagine que les considérations précédentes auraient semblé bien ridicules au pauvre homme qui a fait le libretto italien; son office était de nous donner sept à huit situations extraites de la tragédie de Shakspeare, et de les expliquer bien clairement au public. De ces huit situations, deux ou trois seulement devaient être de fureur: car la musique n'a pas le pouvoir d'exprimer longtemps la fureur sans tomber dans le genre ennuyeux. La première scène de l'Othello anglais nous montre Jago qui, suivi de Roderigo, l'amant méprisé de Desdemona, va réveiller le sénateur Barbarigo, et l'avertir qu'Othello a enlevé sa fille. Voilà le sujet d'un chœur.
La seconde situation, c'est Othello qui, pour justifier sa passion aux yeux de son vieux camarade Jago, va jusqu'à lui en laisser voir toute la folie. Il lui avoue que sa jeune maîtresse lui a fait oublier la guerre et la gloire. Voilà un air pour Othello.
La troisième situation nous montre Othello faisant l'histoire de son amour devant le sénat de Venise assemblé pour le juger, adresse admirable du poëte d'avoir su rendre nécessaire un récit aussi délicat et si facilement ridicule. On accuse Othello de magie; son origine africaine, la couleur sombre de ses traits, les croyances du XVIe siècle, tout tend à rendre plausible l'accusation portée par le vieux sénateur Barbarigo, père de Desdemona. Othello raconte, pour se justifier, la manière simple dont il a su gagner le cœur de sa jeune épouse; il lui a fait l'histoire de sa vie, remplie d'événements étranges et de périls extrêmes. Un sénateur s'écrie: «Je ne voudrais pas que ma fille eût entendu les récits d'Othello.» Desdemona arrive réclamée par son père; et devant cette auguste assemblée, cette jeune fille timide, méconnaissant la voix de l'auteur de ses jours, se jette dans les bras d'Othello, auquel le vieux sénateur irrité crie: «Maure, rappellent toi qu'elle a trahi son père, elle pourra bien un jour trahir son époux.» Voilà, ce me semble, un quintetto admirable, car il y a de l'amour tendre, de la fureur, de la vengeance, une progression marquée, un chœur de sénateurs vivement touchés de l'étrange scène qui vient troubler leurs délibérations au milieu de la nuit; et le spectateur comprend bien clairement tout cela.
Voilà trois scènes de suite qui nous montrent Othello amoureux à la folie, et qui de plus nous intéressent à son amour, en nous faisant connaître en détail comment, malgré la couleur cuivrée de son teint, il a pu gagner le cœur de Desdemona, chose fort nécessaire; car nous ne pouvons plus voir de défauts physiques dans un amant préféré. Si jamais un tel homme tue sa maîtresse, ce ne sera pas par vanité, cette idée affreuse est à jamais écartée. Par quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplacé cette situation parfaite d'Othello racontant devant nous l'histoire de ses amours? Par une entrée triomphale d'un général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Opéra français, et paraît sublime au provincial étonné.
Cette entrée triomphale est suivie d'un récitatif et d'un grand air,
Ah! si per voi gia sento,
qui ne manquent pas de nous montrer d'abord Othello à travers son orgueil, et ses mépris superbes pour l'ennemi qu'il a vaincu. Or l'orgueil dans le cœur d'Othello était précisément la chose au monde dont il fallait le plus écarter toute idée.
Après cette cruelle ineptie d'être allé choisir un lieu commun qui fait contre-sens, il n'y a plus rien à dire du libretto. Il fallait que le génie de Rossini sauvât l'opéra, non pas malgré la sottise des paroles, rien de plus commun, mais malgré le contre-sens des situations, ce qui est bien autrement difficile.
Pour opérer un tel miracle, il fallait à Rossini un genre de mérite que peut-être il n'a pas. J'avoue que je le soupçonne violemment de n'avoir jamais aimé jusqu'au point d'en être ridicule. Depuis que la grande passion est en faveur dans la haute société[107], tout le monde voulant être comme la haute société, j'ai le malheur de ne pouvoir croire à l'amour-passion qu'autant qu'il se trahit par des effets ridicules.
Le pauvre Mozart, par exemple, a été toute sa vie bien près de ce ridicule; il est vrai que cette vie s'est terminée avant trente-six ans. Dans le plus gai des sujets, les Noces de Figaro, il ne peut s'empêcher de faire de la jalousie sombre et touchante: rappelez-vous l'air
Vedro mentr'io sospiro
Felice un servo mio!
et le duetto
Crudel perchè finora?
Le spectateur voit à l'instant que quand cette jalousie-là conduirait à un crime, il faudrait en accuser le délire d'un cœur torturé par la plus affreuse douleur dont l'âme humaine soit susceptible, et non par la vanité blessée. Rien de pareil dans tout l'opéra de Rossini; nous trouverons toujours de la colère au lieu du profond malheur; nous verrons toujours la vanité blessée d'un être tout puissant sur le sort de sa victime, au lieu de la douleur horrible et digne de pitié de l'amour-passion trahi par ce qu'il aime.
Il fallait deux duetti avec Jago: le premier, dans lequelle monstre donne à Othello les premiers germes de jalousie. Othello aurait répondu aux perfides insinuations de Jago par des transports d'amour et des louanges de Desdemona.
La fureur aurait été réservée pour le second duetto au second acte, et même dans ce duetto il y aurait eu deux ou trois retours de tendresse. Mais l'auteur du libretto était un littérateur trop instruit pour imiter un barbare tel que Shakspeare, il a bravement volé la lettre sans adresse qui fait le dénouement des tragédies de Voltaire; et un moyen qui chez nous ne tromperait pas un joueur à la rente pour une affaire de deux cents louis, abuse sans difficulté des hommes tels qu'Orosmane, Tancrède, Othello. Par je ne sais quel patriotisme d'antichambre, dont on lui sut fort bon gré à Naples, le poëte voulut en revenir à l'antique légende italienne[108] qui a fourni à Shakspeare les incidents de sa tragédie. Il est vrai que ménageant mal les moyens qu'il pille, il ne met pas même d'incertitude et de retour à l'amour expirant dans le cœur d'Othello: on peut dire que de toutes les niaiseries du libretto, celle-ci est la plus plaisante. Le moindre roman copié de la nature eût appris au littérateur estimable que je prends la liberté de critiquer, que le cœur humain rend plus d'un combat, est agité par plus d'un doute, avant de renoncer pour toujours au bonheur suprême et le plus grand qui existe sur cette terre, de ne voir que des perfections dans l'objet aimé. Ce qui sauve l'Otello de Rossini, c'est le souvenir de celui de Shakspeare. Ce grand poëte a fait d'Othello un personnage aussi historique et aussi réel pour nous que César ou Thémistocle. Le nom d'Othello est synonyme de jalousie passionnée, comme le nom d'Alexandre de courage indompté; et l'on ferait fuir Alexandre sur la scène, qu'il ne nous paraîtrait pas un lâche pour cela; nous dirions: C'est le poëte qui ne sait pas son métier. Comme la musique d'Otello est admirable sous tous les rapports autres que celui de l'expression, nous nous faisons une illusion facile sur le mérite qui lui manque; car rien ne dispose mieux à imaginer un mérite qui n'existe pas, que l'admiration soudaine; c'est le secret connu des improvisateurs italiens. Nous sommes si étonnés de voir faire aussi vite que la parole des vers, chose fort difficile à nos yeux, que presque toujours ces vers nous semblent admirables le soir, sauf à les trouver fort plats le lendemain, si quelque indiscret commet la double trahison de les écrire et de nous les montrer.
Dans Otello, électrisés par des chants magnifiques, transportés par la beauté incomparable du sujet, nous faisons nous-mêmes le libretto.
Les acteurs d'Italie, entraînés par la magie que Shakspeare a attachée à ce nom fatal d'Othello, ne peuvent s'empêcher de dire le récitatif avec une nuance de sensibilité vraie et simple qui manque trop souvent aux morceaux de musique écrits par Rossini. Les acteurs qui représentent Othello à Paris ont trop de talent pour que je puisse les citer en exemple de cet effet, en quelque sorte involontaire, que produit le grand nom d'Othello; mais je puis assurer que je n'ai jamais vu chanter d'une manière insignifiante les récitatifs de Desdemona. Tout Paris connaît l'entrée de madame Pasta, et la manière simple et sombre dont elle dit:
Mura infelici ogni di m'aggiro!
Avec de tels talents, toute illusion devient facile, et nous parvenons bien vite à trouver pleine de sensibilité et de cette empreinte fatale qui fait dire à Virgile que Didon est pâle de sa mort future[109], une partition, d'ailleurs écrite avec beaucoup de feu, et qui est un chef-d'œuvre dans le style magnifique[110].
Si l'on veut absolument trouver de l'amour dans les œuvres de Rossini, il faut avoir recours à son premier ouvrage, Demetrio e Polibio(1809); dans Otello(1816), il n'a deviné les accents du cœur que dans le rôle de Desdemona, et particulièrement dans le charmant duetto:
Vorrei che il tuo pensiero;
car, dussé-je vous impatienter et tomber tout à fait dans le paradoxe à vos yeux, la romance est triste et non pas tendre. Demandez aux femmes coquettes combien l'un de ces tons est plus facile à trouver que l'autre.
M. Caraffa, compositeur qui n est pas au rang de Rossini, a un air d'adieu (à la fin du premier acte des Titans de Vigano[111]) qui donne sur-le-champ l'idée de l'extrême tendresse. Qu'Othello chante un tel duetto au premier acte, en quittant Desdemona, à la suite d'un rendez-vous périlleux, il y aura des larmes dans tous les yeux, et cette tendresse sera d'autant plus touchante que le spectateur sait bien quel genre de mort est réservé à Desdemona, Je ne vois que de la colère dans les cris d'Othello, et, ce qui est bien pis, de la colère provenant de vanité offensée.
Le principal motif et le crescendo de l'ouverture sont plus éclatants que tragiques; l'allégro est fort gai.
J'approuve beaucoup cette idée au commencement d'un drame aussi sombre; car ce qui m'intéresse, c'est le changement qui a lieu dans l'âme d'Othello, si heureux au moment où je le vois enlever sa maîtresse, et digne d'être cité en exemple des misères humaines lorsqu'il la tue au dernier acte. Mais, je le répète, pour que ce contraste sublime, parce qu'il est dans la nature des choses, et que tout amant passionné peut craindre un sort semblable, se retrouve dans l'opéra, il faut qu'il commence par une peinture vive et fortement colorée du bonheur d'Othello, et de son amour tendre et dévoué. Dans ce système, l'expression de la fureur serait réservée pour la fin du second acte; au troisième, c'est un parti pris, Othello accomplit un sacrifice[112].